Download PDF
ads:
Ce document est extrait de la base de données
textuelles Frantextalisée par l'Institut National de la
Langue Française (InaLF)
Traité des études monastiques... [Document électronique] / par Dom Jean
Mabillon,...
AVANT-PROPOS
p1
occasion, dessein et division de cet ouvrage.
c' est une ancienne question, qui s' est renouvellée de
tems en tems, et qui est devenuë fameuse en nos jours,
sçavoir s' il est à propos que les solitaires soient
appliquez aux études. On entend commument par ce mot
d' études certains exercices communs et reglez, qui se
font pour apprendre les sciences, tels que sont
aujourd' huy les cours de philosophie, de theologie, et
d' autres semblables, dont la connoissance est
convenable où necessaire à des ecclesiastiques.
p2
Il ne s' agit donc pas ici de la lecture ny de
l' application particuliere à certains sujets qui ont
rapport à l' état monastique : car personne ne s' est
encore avisé d' improuver dans les solitaires ces sortes
d' occupations, qui leur sont recommandées dans toutes
les regles, tant anciennes que modernes.
Ce n' est pas qu' il n' y ait encore de la difficulté dans
l' étenduë que l' on peut donner à la matiere qui fait le
sujet de cette application particuliere : quelques-uns
pretendant qu' elle doit étre uniquement renfere dans
l' ecriture sainte, ou en tout, ou méme en partie, et
dans les livres qui traitent des choses monastiques et
ascetiques : et d' autres voulant au contraire que cette
application s' étende à la connoissance de toutes les
sciences, qui peuvent convenir à des ecclesiastiques.
On ne trouve gueres moins de difficulté dans la fin que
les solitaires peuvent ou doivent se proposer dans la
ads:
Livros Grátis
http://www.livrosgratis.com.br
Milhares de livros grátis para download.
recherche de ces connoissances : car les uns sont d' avis
qu' ils n' en peuvent avoir d' autres que leur propre
instruction, et leur perfection particuliere : les
autres au contraire estiment qu' ils peuvent raporter ces
connoissances à l' instruction méme du prochain, pour y
estre employez lorsque les superieurs et les pasteurs
de l' eglise le jugeront à propos.
Toutes ces difficultez jointes ensemble nous font voir
qu' il est necessaire de bien examiner cette matiere des
études, puisque d' un costé elle est fort importante, et
que de l' autre elle renferme tant de difficultez. C' est
ce qui m' a porté à traiter ce sujet, aprés en avoir esté
sollicité plusieurs fois, non seulement par ceux qui ont
droit de l' exiger de moy, mais mesme par plusieurs de
mes amis, qui ont cru que cette matiere n' ayant pas
p3
esté encore assez éclaircie, il estoit important de
l' examiner à fond.
Je sçay bien que tous n' en porteront pas le mesme
jugement, et qu' il est de certains esprits delicats qui
s' imaginent, que le public ne doit prendre aucun
interest à tout ce qui porte en titre le nom de moines
ou de choses monastiques, à moins qu' il n' en contienne
la critique ou la satyre. Mais tout le monde n' est pas
si difficile, et les personnes équitables jugent au
contraire qu' on peut travailler utilement à éclaircir
ce qui regarde l' état monastique, aprés que le plus
éloquent des peres grecs entr' autres en a entrepris
autrefois si genereusement la défense. Aussi n' ay-je
pas eu beaucoup d' égard à cette fausse delicatesse, et
ce n' est pas ce qui m' a fait balancer quelque temps
pour me determiner à cette entreprise. La difficulté
que j' y voyois, et l' étenduë que je croyois qu' il luy
falloit donner, ont fait beaucoup plus d' impression sur
mon esprit : mais ce qui m' en détournoit le plus, est
qu' un grand serviteur de Dieu qui fait aujourd' huy
tant d' honneur à l' état monastique, s' est expliqué
d' une maniere si noble et si relevée sur ce sujet, qu' il
est mal-aisé d' y réüssir aprés luy : veu que si on suit
son sentiment, il y aura peu de choses à y ajoûter : et
si on s' en écarte, on court grand risque de n' être pas
approuvé.
Mais peut-estre qu' il ne sera pas impossible de trouver
un milieu en cette rencontre, et que l' on pourra
demeurer d' accord avec luy, que si tous les solitaires
estoient comme les siens, et si on estoit assuré
d' avoir toûjours des superieurs aussi éclairez que luy,
il ne seroit pas beaucoup necessaire que les solitaires
s' appliquassent aux études ; puis qu' en ce cas leur
superieur
ads:
p4
leur tiendroit lieu de livres, suivant l' expression de
S Augustin, (...) ; et qu' il suppleroit à toutes les
connoissances, qu' ils pourroient acquerir par l' étude.
Mais s' il est difficile, pour ne pas dire impossible,
que toutes les communautez monastiques soient dans ce
haut degré de perfection que l' on admire avec raison
dans cette sainte abbaye ; ou, supposé mesme qu' elles y
fussent, si l' on ne peut que tres-rarement trouver, sans
le secours des études, des superieurs qui ayent la
capacité et toutes les lumieres necessaires pour les
gouverner et les soutenir dans cette perfection
sublime : peut-estre trouvera-t' on qu' en ce cas, qui est
assurément le plus ordinaire, les études sont necessaires,
tant pour pouvoir fournir aux communautez des superieurs
capables, que pour donner aux solitaires assez de
connoissance pour y suppléer en quelque façon, lorsque
ce secours leur viendra à manquer : qu' autrement les
communautez tomberoient infailliblement dans
l' abbatement, dans le relâchement, et mesme dans
l' erreur, faute de capacité dans les inferieurs, et
dans les superieurs mesmes.
Je ne croiray donc pas manquer au respect que l' on doit
à ce serviteur de Dieu, si j' examine tout ceci dans
ce traité, que je diviseray en trois parties. Dans la
premiere je feray voir que les études bien loin d' estre
absolument contraires à l' esprit monastique, sont en
quelque façon necessaires pour la conservation des
communautez religieuses. Dans la seconde j' examineray
qu' elles sortes d' études peuvent convenir aux
solitaires, et de quelle methode ils se peuvent servir
pour s' en rendre capables. Enfin dans la troisiéme
quelles sont les fins qu' ils se doivent proposer dans
ces études, et quels sont
p5
les moyens qu' ils doivent employer pour se les rendre
utiles et avantageuses. Peut-estre que ce dessein ne
sera pas tout-à-fait inutile au public : mais en tout
cas j' espere que tel qu' il est, il sera de quelque
utilité pour mes confreres, en faveur desquels il a
esté principalement entrepris et composé.
PARTIE 1
l' on fait voir que les études non seulement ne sont
pas absolument contraires à l' esprit monastique, et
qu' elles n' ont jamais esté défenduës aux solitaires :
mais mesme qu' elles leur sont en quelque façon
necessaires.
PARTIE 1 CHAPITRE 1
que les communautez monastiques n' ont pas esté
établies pour estre des academies de science, mais
de vertu ; et que l' on n' y a fait estat des sciences,
qu' entant qu' elles pouvoient contribuer à la
perfection religieuse.
c' est une illusion de certaines gens, qui ont écrit
dans le siecle precedent, que les monasteres n' avoient
esté d' abord établis que pour servir d' écoles et
d' academies publiques, ou l' on faisoit profession
d' enseigner les sciences humaines. Pour peu que l' on
soit versé dans la connoissance de l' antiquité, on
découvrira aisément la fausseté de cette supposition
imaginaire ;
p6
et on sera persuadé au contraire, que ç' a esté l' amour
de la retraitte et de la vertu, et non des sciences ;
le mépris des choses du monde et la fuite de sa
corruption, qui ont donné occasion à ces saints
établissemens. En un mot que ç' a esté le desir de suivre
Jesus-Christ en abandonnant toutes ces choses, et
que ces paroles de S Pierre que nous lisons dans
l' evangile, voilà que nous avons tout quitté pour vous
suivre ; que ces paroles, dis-je, ont peuplé les
deserts et les cloistres de solitaires, comme l' a
remarqué S Bernard.
Tant s' en faut que le desir d' acquerir les sciences
humaines ait esté le motif que l' on a eu d' abord dans
l' établissement des communautez religieuses, on peut
assurer au contraire que ces sciences mesmes ont esté
comprises dans le mépris que l' on y faisoit de toutes
choses. S Gregoire De Nazianze nous l' apprend,
lorsqu' il marque les raisons qui le porterent, aussi
bien que S Basile, à se retirer dans la solitude de
Pont avec les saints moines qui y faisoient leur
demeure. J' ay consacré à Dieu, dit ce grand homme, etc.
Il ne faut pas croire neanmoins qu' il ait compris dans
ce mépris l' étude des saintes ecritures : au contraire
on doit dire qu' un des motifs de sa retraitte, fut de
s' y appliquer entierement ; et il nous assure luy-mesme
que cette application luy causa un extrême dégoust des
livres profanes, pour lesquels il avoit eu auparavant
tant d' inclination.
Ce pris des auteurs profanes n' estoit pas particulier
à ceux qui s' engageoient à la profession religieuse ;
il
p7
estoit commun pour lors à tous les ecclesiastiques.
D' vient que S Gregoire De Nysse estant passé du
rang des laïques à l' état ecclesiastique, et ayant
quitté la fonction de lecteur, qu' il avoit exercée
quelque temps dans l' eglise, pour s' appliquer à l' étude
de la rhetorique, ce changement parut si extraordinaire
et si scandaleux, que tout le monde en murmura comme
d' une conduite non seulement honteuse pour luy, mais
pour tout l' ordre ecclesiastique et pour toute la
religion. C' est ce que S Gregoire De Nazianze luy
representa vivement dans une lettre qu' il luy écrivit
sur ce sujet. Tout le monde sçait ce que S Gregoire
Le Grand a écrit sur cette matiere à Didier evesque
de Vienne.
Il n' y a donc pas lieu de s' étonner que ceux qui
s' engageoient à la vie monastique, renonçassent
absolument à l' étude des sciences profanes : mais il y
auroit lieu de s' étonner, s' ils avoient renoncé à
l' étude des ecritures saintes, qui faisoient pour lors
toute la science des ecclesiastiques. Ce n' est pas que
leur principal dessein fust de s' appliquer à fond à
cette science : car non seulement tous n' en estoient pas
capables, mais mesme ceux qui avoient toutes les
dispositions pour entrer plus avant dans ces
connoissances, n' en faisoient pas le principal sujet de
leur application. Ils n' y donnoient communément qu' autant
de tems qu' il en falloit pour nourrir leurs ames de
cette manne divine, et pour y puiser les regles de la
conduite qu' ils devoient tenir dans la pratique des
vertus chrétiennes et religieuses, des preceptes et des
conseils, qui estoient le principal, pour ne pas dire
l' unique motif de leur retraite. Ils ne consideroient
donc toutes les autres connoissances et toutes les
sciences que par rapport à ce premier dessein : et
aprés
p8
avoir méprisé toutes celles qui estoient dangereuses
ou inutiles, ils ne se servoient mesme des autres,
qu' autant qu' elles pouvoient contribuer à les approcher
de ce but. Il y avoit tel solitaire à qui un seul
verset de l' ecriture suffisoit pendant une ou plusieurs
années pour occuper son esprit et son coeur ; et il ne
croyoit pas en devoir apprendre ou mediter un autre,
jusqu' à ce qu' il eût exactement pratiqué ce que
prescrivoit le premier. Voilà quelle estoit la
principale science des premiers solitaires,
c' est-à-dire la science et la pratique de la vie
penitente, du mépris du monde et de soy-mesme, l' amour
et le desir des choses eternelles, en un mot toute
leur science estoit la science des saints.
C' est l' idée que se sont proposée tous ceux qui dans la
suite des tems ont voulu retracer la vie toute celeste
de ces grands hommes. C' estoit dans cette pensée que
le bien-heureux Abbé De S Vincent De Vulturne en
Italie, Ambroise Autbert, faisoit cette priere à
Dieu sur la fin de son commentaire sur l' apocalypse :
qu' il plût à sa divine majesté etc.
p9
Voilà quel doit estre l' esprit des solitaires et des
moines. Il faut qu' ils fassent leur capital de la
pratique des vertus chrêtiennes et religieuses, de la
vie penitente, de la fuite et du pris du monde et
d' eux-mesmes : et qu' ils ne considerent les sciences,
et mesme la science de l' ecriture sainte, qu' entant
qu' elles peuvent les rendre plus capables de parvenir
à cette fin.
PARTIE 1 CHAPITRE 2
que le bon ordre et l' oeconomie qui a esétablie
d' abord dans les communautez monastiques, ne pouvoit
subsister sans le secours des études.
quoiqu' il soit vray que les études n' ont jamais esté
dans les monasteres le principal but des solitaires,
et qu' elles n' ayent pas esté necessaires à chaque
particulier pour acquerir la perfection de son état :
on peut dire neanmoins qu' il estoit impossible que sans
le secours des études ces communautez pussent conserver
long-tems l' ordre et l' oeconomie, que les premiers
auteurs de cette profession y avoient établie dés le
commencement. Nous sçavons que S Pacome en a jetté
les premiers fondemens, et on peut dire qu' il porta
d' abord cet état dans sa perfection. Ce fut à Tabenne,
desert de l' Egypte, qu' il en fit l' établissement. Les
monasteres estoient sous la conduite d' un pere ou d' un
p10
abbé qui avoit sous luy un second, (c' est ainsi qu' on
l' appelloit) pour le soulager dans le gouvernement. Un
oeconome avoit soin de ce qui regardoit le temporel, et
il avoit aussi son second. Les monasteres estoient
divisez en maisons, qui avoient chacunes leur prieur.
Chaque maison estoit divisée en plusieurs chambres ou
cellules, et chaque cellule servoit de retraite à trois
religieux. Trois ou quatre maisons formoient une tribu.
Enfin il y avoit de grands monasteres composez de trente
ou quarante maisons, dont chacune estoit composée
d' environ quarante religieux. Saint Pacome estoit
comme le general de tous ces monasteres qui composoient
son ordre, et il en faisoit la visite.
Palladius témoigne qu' il y avoit environ sept mille
religieux dans l' ordre de Tabenne. C' est ce qui fait
croire qu' il y a erreur dans la preface de S Jerome
sur la regle de S Pacome, où il est dit que ce nombre
alloit jusqu' à prés de cinquante mille. On y recevoit
des enfans aussi bien que des hommes faits, outre les
catecumenes que l' on y instruisoit pour recevoir le
baptême. On faisoit leçon trois fois le jour à ceux qui
en avoient besoin : et tous estoient obligez d' apprendre
au moins le nouveau testament et le psautier. Le prieur
de chaque maison faisoit trois fois la semaine une
conference à ses religieux. Ces conferences sont
appellées disputes ou catecheses . Les religieux
conferoient ensuite entr' eux de ce qui avoit servi de
matiere à ces conferences. Enfin il y avoit dans chaque
maison une biblioteque, dont l' oeconome avec son second
avoit le soin.
Le zele de S Pacome ne se bornoit pas dans son
monastere. Comme les peuples des lieux voisins manquoient
d' instruction, il avoit soin que l' oeconome du
p11
monastere leur expliquast les mysteres de la foy trois
fois la semaine, sçavoir le samedy une fois, et deux
fois le dimanche. De plus à la priere de l' evesque il
bastit prés de la une eglise pour de pauvres païsans,
ausquels il faisoit toutes les semaines des catechismes
et des lectures de l' ecriture sainte. Nous lisons la
mesme chose de S Abraames dans Theodoret. Enfin on
instruisoit les catecumenes dans les maisons de S
Pacome, comme nous l' apprenons d' une lettre de
Theodore son disciple, qui se trouve dans le code des
regles. Le mesme se pratiquoit dans le monastere de
Bethléem et dans plusieurs autres, comme nous verrons
dans la suite.
Pour peu qu' on fasse reflexion sur cette discipline, on
se laissera aisément persuader qu' il estoit impossible
qu' elle pût subsister sans le secours des études. Car
s' il est necessaire qu' un curé, qui n' a sous sa
conduite qu' une seule paroisse, ait de la science pour
s' acquiter de son ministere : comment auroit-il esté
possible qu' un superieur, qui avoit sous luy au moins
sept mille religieux, eut pû satisfaire aux devoirs de
sa charge, s' il n' avoit eu les lumieres necessaires
pour cela ? Comment les superieurs particuliers de
chaque maison pouvoient-ils faire trois fois la semaine
des conferences des choses spirituelles, s' ils manquoient
de doctrine pour fournir si souvent à ces entretiens ?
De plus n' estoit-il pas necessaire que les religieux
particuliers qui instruisoient la jeunesse, eussent
assez de sçavoir et d' intelligence pour pouvoir leur
expliquer les saintes ecritures ? Est-ce une chose si
aisée que d' en developper le veritable sens, et d' éviter
les erreurs qui se peuvent commettre dans cette
explication ? Ceci paroistra d' autant plus difficile,
que dans ces conferences on ne faisoit pas seulement
un simple
p12
exposé des preceptes moraux qui sont renfermez dans les
saintes ecritures, mais que l' on y expliquoit aussi les
difficultez qui s' y rencontrent, comme nous l' apprenons
de l' auteur contemporain, qui a écrit la vie de S
Pacome : etc. Ce saint donnoit mesme la liberté à ses
disciples de luy proposer leurs difficultez, et de luy
en demander la resolution : etc. Et ils avoient tant
d' estime pour ses avis et pour ses resolutions, qu' ils
les redigeoient par écrit, afin que d' autres en
profitassent.
Il est constant d' ailleurs que les disciples de S
Pacome ne se bornoient pas à la seule lecture de
l' ecriture sainte, mais qu' ils lisoient aussi les
ouvrages des saints peres. Il les avertissoit neanmoins
de ne pas lire ceux d' Origene, et mesme de ne les pas
écouter si quelqu' un en faisoit la lecture en leur
presence, à cause des erreurs dont ils sont infectez.
Jusques-là qu' ayant trouvé un jour un volume d' Origene
entre les mains d' un de ses religieux, il le jetta
incontinent dans l' eau, et protesta qu' il auroit brus
les écrits de cet auteur, s' il n' en avoit esté retenu
par le respect du nom de Dieu qui y estoit écrit. Pour
revenir à ses disciples, on estoit tellement persuadé
dans le monde, qu' ils avoient une grande intelligence
et beaucoup de facilité à bien parler, que des
philosophes vinrent exprés à Tabenne pour en faire
l' épreuve : etc. Theodore auquel ils s' addresserent,
pondit fort sagement à l' enigme qu' un de ces
philosophes luy proposa. Le mesme Theodore estant
encore jeune, S Pacome
p13
luy commanda un jour de faire la conference sur le
champ en sa place : dequoy il s' acquitta si bien, que
les anciens en eurent de la jalousie. Voilà à peu prés
quelle a esté la discipline des monasteres de S
Pacome : ce qui fait voir clairement que les études et
les sciences n' y estoient pas negligées.
Saint Basile, ce grand maistre de la vie monastique,
prescrivit en partie la mesme discipline aux religieux
qui suivirent ses maximes. Car on recevoit parmi eux des
enfans. On les instruisoit jusqu' à ce qu' ils fussent en
âge de pouvoir avec maturité faire choix de l' état
qu' ils vouloient embrasser. Ce que S Jean Chrysostome
témoigne aussi des monasteres de son païs, comme il
paroist par son troisiéme livre de la fense de la vie
monastique chap. 16. Outre cela les religieux de S
Basile faisoient entr' eux des conferences, et ce saint
dans la premiere de ses lettres écrite à S Gregoire
De Nazianze, entr' autres excellens avis qu' il donne
aux solitaires, il décrit la maniere qu' ils devoient
observer dans ces entretiens, en évitant le desir de
l' emporter au dessus des autres, l' ostentation et tout
air de vanité, l' esprit de contention et de dispute ;
et conservant toûjours beaucoup de moderation, de
douceur, et d' humilité, soit en parlant, soit en
écoutant leurs confreres. Il regle mesme jusqu' au ton
de la voix, et veut que l' on fasse choix des matieres
dont on devoit traiter dans ces conferences. Il est
vray qu' il borne ces matieres à ce qui regarde la
pratique des vertus et l' étude de l' ecriture sainte :
mais on peut dire aussi que c' estoit pour lors l' unique
étude des ecclesiastiques. Et il ne faut pas croire que
l' on pût acquerir sans étude les connoissances qui
estoient necessaires pour soutenir ces entretiens.
p14
On en peut juger par les conferences de Cassien,
lesquelles renferment une doctrine et une erudition qui
n' est pas commune.
On sçait bien que la pratique exacte de la vie
chrêtienne et religieuse peut conduire quelquefois des
personnes jusqu' à un tel degré de capacité, qu' elle
pourroit suffire pour ces entretiens, et que l' onction
du Saint Esprit en apprend plus en un moment, que
toutes les meditations et les études les plus serieuses
n' en peuvent acquerir par un long travail : etc. Mais
on sçait aussi que ces sortes de graces ne sont pas si
ordinaires, et qu' il faut avoir beaucoup de discernement
pour ne pas s' égarer dans ses pensées, et pour ne pas
tomber dans l' erreur, ou y faire tomber les autres. Il
faut une espece de miracle pour n' estre pas exposé à ces
inconveniens ; et ce seroit tenter Dieu que d' abandonner
le secours de l' étude pour acquerir l' intelligence de
l' ecriture sainte, sous pretexte que Dieu a accordé
cette grace à quelques saints. C' est ce que S Augustin
a fort bien remarqué dans son prologue sur les livres
de la doctrine chrêtienne : d' il infere qu' il faut
s' attacher au cours ordinaire de la doctrine pour
acquerir la science qui nous est necessaire : etc. C' est
aussi ce que le venerable Abbé Guerric fait tres-bien
voir, lorsqu' il dit que tous les saints n' ont pas une
science infuse, et qu' il faut pour l' obtenir joindre
à la grace le travail et l' industrie : etc.
Cassien dans sa seiziéme conference nous fait voir la
necessité que nous avons du secours des autres, pour
p15
ne pas tomber dans l' illusion en lisant l' ecriture
sainte. Il me souvient, dit l' Abbé Joseph dans cette
conference, etc. Peut-on dire aprés cela que des
religieux, quelque saints qu' ils soient, n' ayent pas
besoin de l' instruction des autres, pour éviter l' erreur
et l' illusion dans la lecture et l' étude de l' ecriture
sainte ?
Saint Gregoire, ou l' auteur du commentaire sur les
rois, qui semble avoir es fait principalement pour
des moines, remarque fort bien que le demon prévoyant
l' avantage que l' on peut tirer des études, mesme des
belles lettres, pour les choses spirituelles, employe
toutes ses adresses pour nous en détourner, afin de
nous empescher de parvenir à l' intelligence des choses
spirituelles : etc. Ce n' est pas, comme ajoûte cet
auteur, que les belles lettres par elles-mesmes servent
de beaucoup pour l' avancement spirituel : mais par
p16
rapport à l' ecriture sainte, dont l' étude est si
necessaire aux ames qui veulent s' élever à Dieu, elles
sont d' un grand secours et d' une grande utilité.
Concluons ce chapitre et disons, que s' il est vray,
comme on vient de le faire voir, que l' oeconomie de la
discipline monastique, telle qu' elle a esté établie
d' abord par les Pacomes et les Basiles, c' est-à-dire
lorsqu' elle estoit encore dans sa premiere ferveur et
pureté, ne pouvoit subsister sans le secours de l' étude,
on peut inferer delà que ce secours n' est pas moins
necessaire au tems nous sommes. Car quoiqu' on ne
reçoive plus d' enfans dans les monasteres ; ceux qui s' y
engagent n' ont pas d' ordinaire assez de lumiere ny assez
d' ouverture pour pouvoir profiter des lectures que leur
regle leur permet et leur prescrit. Et comme on ne
choisit les superieurs que du nombre de ceux qui
composent les communautez, on ne trouvera que
tres-rarement des sujets qui soient capables de conduire
et d' instruire les autres, s' ils n' ont esté auparavant
instruits eux-mesmes par ceux qui les ont devancez.
Mais ceci merite bien d' estre traité en particulier.
PARTIE 1 CHAPITRE 3
que sans ce mesme secours les abbez et les superieurs
ne peuvent avoir les qualitez necessaires pour le
bon gouvernement.
si les monasteres ne peuvent subsister sans superieurs,
on peut dire aussi que dans la voye ordinaire il n' y
peut avoir de bons superieurs sans science. La doctrine
est à un superieur ce qu' est un guide à un
p17
voyageur, et la boussole à un pilote de navire. C' est
pourquoy toutes les regles anciennes, entre les
qualitez qu' elles demandent dans un abbé, mettent
toûjours en paralelle la science et la sagesse avec la
bonne vie, etc.
Et certainement on ne comprend pas comment un superieur
peut s' acquiter de son ministere sans le secours de la
science. Les principaux devoirs d' un superieur sont
d' enseigner à ses religieux une saine doctrine,
conforme à l' ecriture et aux sentimens des saints peres ;
de les precautionner contre les erreurs, et contre les
ruses et les pieges du demon ; de leurcouvrir les
illusions des routes écartées pour les faire entrer
dans les droits sentiers de la vertu ; d' éclaircir leurs
difficultez dans toutes les occasions qui se
presentent ; et enfin de les reprendre, et de les
porter au bien par de vives exhortations. Or comment
remplir tous ces devoirs sans capacité et sans science ?
Quelques-uns à la verité pourront bien avec un peu de
lumiere naturelle et acquise avoir assez d' ouverture
pour entendre les livres aisez de l' ecriture, comme les
proverbes, les quatre evangiles, et quelques ouvrages
des saints peres qui sont les plus aisez et les plus
faciles : mais de les expliquer et de les faire entendre
aux autres, c' est ce qui ne se peut regulierement sans
le secours de l' étude. Je sçay bien que S Augustin
témoigne, que plusieurs ontcu dans des solitudes
sans le secours des livres et mesme de l' ecriture
sainte, la foy, l' esperance, et la charité, dont ils
estoient remplis, suppleant à ce défaut : mais il en
excepte en mesme tems ceux qui estoient chargez de
l' instruction des autres, etc. Et c' est pour
p18
cette raison que S Ferreole dans sa regle dispense
l' abbé du travail, afin qu' il ait du tems pour étudier
ce qu' il doit enseigner à ses religieux.
Aussi a-t-on toûjours loüé dans un abbé et dans un
superieur regulier la doctrine, sur tout lorsqu' elle se
trouvoit jointe à la bonne vie. D' où vient que S
Bernard faisant l' éloge d' un abbé de son ordre,
entr' autres bonnes qualitez dont il estoit doüé,
remarque qu' il avoit une capacité convenable à sa
charge : etc. Et Serlon, écrivain du mesme ordre,
expliquant cette qualité plus en détail, dit que cet
abbé estoit non seulement sçavant dans la science des
saintes ecritures, mais qu' il estoit aussi habile dans
les belles lettres : etc.
Mais cette érudition paroistra encore plus necessaire
dans un abbé, si l' on fait reflexion au rang que les
abbez ont tenu presque de tout tems dans l' eglise.
Comme on assembloit souvent des conciles, ils estoient
obligez d' y assister, d' y donner leurs avis, et d' y
souscrire. On en voit un exemple dans la vie de S
Pacome, qui assista avec quelques-uns de ses religieux
au concile de Latopoli, ou deux evesques, qui avoient
esté ses disciples, se trouverent aussi, avec plusieurs
autres solitaires. Saint Basile mesme témoigne que
les simples moines y assistoient aussi de son tems, et
il reprend le moine Chilon, de ce que s' estant fait
anacorete, il s' estoit privé par ce moyen de l' avantage
d' assister à ces saintes assemblées, l' on decidoit
des doutes et des difficultez qui se presentoient
touchant l' ecriture et la theologie.
Dans la suite des tems les abbez ont non seulement
assisté aux conciles, et y ont souscrit, mais ils y ont
es
p19
aussi deputez au nom des evesques qui s' en excusoient,
et les y envoyoient à leurs places. On en voit plusieurs
exemples dans les conciles de France et d' Espagne au
sixiéme et settiéme siecle. Dans le troisiéme concile
de Constantinople tenu contre les monotelites, plusieurs
abbez, et mesme de simples moines, y donnerent leurs
suffrages ; et entr' autres l' abbé Theophane en la
huitiéme action produit deux témoignages, l' un de S
Athanase contre Apollinaire, l' autre de S Augustin
contre Julien : ce qui est une marque visible que ces
abbez lisoient les ouvrages dogmatiques des peres. De
plus Pierre abbé de Saint Sabas de Rome presida au
second concile general de Nicée, avec Pierre
archiprestre, au nom du pape ; et plusieurs autres non
seulement abbez, mais qui estoient de simples religieux,
y assisterent au nom de leurs evesques, comme le moine
Jean avec Thomas Hegumene à la place des patriarches
d' Alexandrie, d' Antioche, et de Jerusalem ; Cyrille
moine à la place de l' evesque de Gotie ; Antoine aussi
moine à la place de celuy de Smyrne, et plusieurs
autres, outre la pluspart des Hegumenes d' orient qui
ont souscrit à la quatriéme action de ce concile, lequel
avoit confié au moine Estienne la garde des livres qu' on
avoit apportez au concile. Quelle figure auroient fait
dans ces augustes assemblées des abbez et des moines
ignorans et incapables ?
Enfin si on fait reflexion sur la dignité de plusieurs
eglises que des moines ont possedées et possedent encore,
et aux prerogatives de ces eglises, on tombera aisément
d' accord, que pour gouverner dignement ces saints lieux,
il faut avoir de l' acquit, il faut avoir quelque
science au dessus du commun ; et qu' on ne pourroit
p20
voir qu' avec chagrin et avec quelque indignation un
superieur sans lettres et sans capacité y occuper le
premier rang.
On le pourra aisément comprendre par l' exemple que je
vais rapporter de l' ancienne abbaye de
l' Isle-Barbe, située sur la Saone un peu au dessus de
Lyon. Leydrade archevesque de cette ville nous apprend
dans la lettre qu' il a écrite à Charlemagne, qu' il
avoit confié au saint abbé Benoist la charge de
penitencier, etc. Il falloit sans doute que ces prelats
si zelez et si éclairez fussent bien assurez de la
capacité de ces abbez, pour leur commettre des emplois
si importans. Nous avons encore d' autres semblables
exemples en la personne de Mamert Claudien celebre
abbé de Vienne en Dauphiné, que son frere evesque de
la mesme ville avoit fait son grand-vicaire suivant le
témoignage de Sidonius ; et en la personne de l' Ab
Modeste, qui exerça la mesme fonction à Jerusalem au
settiéme siecle, etc. Comme nous lisons dans Bollandus.
Que dirons-nous des eglises catedrales d' Angleterre
et d' Allemagne, où il y avoit des communautez de moines
dés le settiéme et huitiéme siecle ; des abbayes ou les
superieurs estoient abbez et evesques tout ensemble,
mesmes leur origine, comme à Lobes en Flandre,
p21
et en quelques autres ? Mais je n' en dis pas davantage,
de peur d' aller trop loin.
Or si l' on avoit retranché l' étude des monasteres,
comment auroit-on trouver des religieux qui eussent
la capacité suffisante pour remplir ces charges,
puisque la pluspart n' en avoient pû acquerir avant leur
entrée dans le monastere, ils estoient venus jeunes ;
et que dans le monastere on leur auroit osté tout moyen
de suppléer à ce défaut ?
On peut encore ajoûter, qu' il ne suffit pas qu' un
superieur ait acquis de la science avant que de s' engager
au gouvernement de ses freres, mais qu' il doit encore
avoir soin de fortifier et d' augmenter ses lumieres par
l' étude et par la lecture, autant que son employ le
peut permettre. Quelque plein qu' il puisse estre avant
son entrée, il sera bien-tost vuide, s' il n' a soin de
se remplir de nouveau, et il perdra insensiblement ce
qu' il avoit acquis auparavant, s' il n' a soin de cultiver
son esprit par la lecture et par l' étude. Il est vray
qu' il ne faut pas que sous pretexte d' étude il se
dispense de procurer le salut de ceux qui sont sous sa
conduite : mais il ne faut pas aussi que sous pretexte
qu' il n' a pas de tems, il abandonne absolument la
lecture. Il faut qu' il se dérobe de tems en tems à ses
emplois et à ses occupations qui ne sont pas absolument
necessaires, et qu' il retranche plûtost quelque chose
de son repos, que de manquer à soy-mesme dans un devoir
si important. C' est ainsi que l' ont pratiqué les saints
abbez, et entr' autres S Bernard, lequel se reposant
du soin du temporel sur son frere Gerard, donnoit
autant de tems qu' il pouvoit à se remplir luy-mesme par
l' oraison et par l' étude, et à composer d' excellens
discours pour l' édification de ses freres. C' est ainsi
p22
qu' il satisfaisoit à sa devotion, comme il le dit
luy-mesme, sans pourtant rien negliger de ce qui estoit
necessaire pour le bon gouvernement de son monastere,
et pour la conduite des ames dont le soin luy avoit esté
confié.
PARTIE 1 CHAPITRE 4
que les moines ayant es, élevez à l' état clerical,
ils sont obligez de vacquer à l' étude.
ce que nous avons dit jusqu' à present de la necessité
des études, ne regarde les solitaires qu' en qualité de
cenobites : mais si nous y ajoûtons celles de clercs
et de prestres, il sera difficile qu' on ne convienne pas
qu' ils sont obligez sous ce nouveau titre d' avoir une
connoissance plus étenduë. Car enfin puisqu' ils ont
esté élevez à ce rang, il est juste qu' ils soient doüez
des qualitez qu' exige d' eux ce sacré caractere : et si
l' ignorance dans un ecclesiastique seculier est
insupportable, elle ne se doit point souffrir dans les
moines qui sont honorez du sacerdoce. Il est vray qu' ils
ne sont pas obligez precisément parlant à l' instruction
des peuples : mais comme ils administrent les sacremens
chez eux, et qu' ils peuvent mesme estre élevez à la
direction de leurs freres, ils ont besoin de capacité
pour s' acquiter de ces emplois ; et on sçait assez que
faute de cette capacité, ils peuvent commettre de
grandes fautes dans l' administration des sacremens, sur
tout de la penitence : ce qui a fait dire à l' un des
premiers religieux de Citeaux, qui a eu l' honneur
d' estre le secretaire de S Bernard, qu' il ne faut pas
moins de science que de pieté pour s' acquiter dignement
de ce ministere, etc.
p23
D' autant qu' un zele indiscret, et qui n' est pas reglé
par la science, est plus nuisible qu' avantageux ; et
qu' il est impossible sans cette capacité de sçavoir
proportionner les remedes aux maladies des penitens.
C' est pour cette raison que Saint Augustin dans cet
excellent traité qu' il a composé touchant l' obligation
qu' ont les moines de vacquer au travail, en exemte
neanmoins en certain cas ceux qui seroient ministres
des autels et dispensateurs des sacremens, etc. Que si
ce saint docteur ne fait point de difficulté d' exemter
en ce cas des religieux d' un exercice qu' il estime leur
estre si necessaire : sans doute qu' il n' avoit garde de
leur interdire en cette occasion les études qui sont
necessaires pour les instruire de ce qui regarde leur
ministere, quand mesme ces études ne leur auroient pas
esté permises d' ailleurs en qualité de simples
solitaires.
On dira peut-estre qu' ils peuvent consulter leur
superieur dans les difficultez qui se presentent. Mais
outre qu' il y a cent choses que la religion du
sacrement ne permet pas de découvrir à un superieur,
comment pourra-t-on estre éclairci dans ses doutes par
les superieurs, si ceux-ci manquent eux-mesmes de
lumieres necessaires : et comment les pourroient-ils
avoir, si l' on n' a pris soin de les instruire avant
qu' ils fussent parvenus à ces emplois ? Car de dire qu' il
viendra toûjours assez de sujets capables en religion
pour remplir ces charges, c' est ce qui n' arrive pas
d' ordinaire ; et ce seroit faire dépendre du hazard le
bon gouvernement de la religion, que de s' attendre à
une chose si incertaine.
Il est donc necessaire que les solitaires, en qualité
p24
de prestres, soient instruits dans la doctrine de
l' eglise, autant que la necessité de leur état et de
leur caractere le demande : et comme cette doctrine
consiste dans la connoissance des saintes ecritures,
de la discipline, et de la tradition de l' eglise ; il
faut que les moines qui sont honorez du sacerdoce,
ayent une connoissance suffisante de l' une et de
l' autre : comme il faut qu' en qualité de moines ils
soient instruits des choses qui concernent leur état.
C' est ce qu' un pieux et zelé religieux de l' abbaye de
Prom au diocese de Treves, qui vivoit du tems de
S Bernard, a tres-bien montré dans un ouvrage qu' il
a compode l' état de l' eglise en cinq livres, qui se
trouvent imprimez dans la biblioteque des peres. Les
reglemens particuliers de chaque état, dit cet auteur,
etc.
p25
Enfin les moines ne sont pas moins obligez que les
autres enfans de l' eglise à l' observation des canons :
et si S Gregoire a dit qu' il regardoit les quatre
premiers conciles avec le mesme respect que les saints
evangiles, la mesme raison qui les engage à la lecture
et à la meditation des evangiles, les engage aussi à
sçavoir les reglemens de ces conciles, et de ceux qui
ont une semblable autorité dans l' eglise. Autrement il
est à craindre qu' ils n' encourent la punition, dont
Dieu menace les prestres qui negligent de se remplir
des lumieres de la science qui est necessaire à leur
caractere : etc.
Voilà quel a esté le sentiment de ce docte et pieux
auteur touchant l' obligation qu' ont les moines de
s' instruire des reglemens que l' eglise a faits pour
les ecclesiastiques. Ce sentiment est conforme à
l' exhortation que fait Cassiodore à ses religieux de
lire le recueil des canons qui avoit esté dressé par
Denis Le Petit : de peur, dit ce grand homme, que
l' on ne vous blasme d' ignorer les regles de l' eglise,
qui sont si utiles et avantageuses : etc. Et il ajoûte
ensuite, que pour éviter toutes les surprises que cette
ignorance leur pourroit causer, il est necessaire qu' ils
lisent aussi les conciles d' Ephese et de Calcedoine,
avec les epistres qui les ont confirmez. Ces avis sont
adressez indifferemment à tous les religieux de
Viviers, entre lesquels sans doute il y
p26
en avoit plusieurs qui n' estoient pas engagez dans les
ordres. C' est pourquoy ce témoignage est encore bien
plus fort à l' égard des moines qui sont honorez du
sacerdoce. Et en effet, qu' y a-t-il de plus miserable,
comme dit l' Abbé Tritheme en parlant à ses religieux,
qu' un prestre ignorant ? Puis qu' encore qu' il ne soit
pas obligé de vacquer à la predication, neanmoins son
caractere l' oblige à acquerir l' intelligence des
ecritures, c' est-à-dire de tout ce qui peut convenir à
un ecclesiastique. C' est dans son homelie quatriéme, qui
merite d' estre lûë toute entiere.
C' estoit sur ce principe que dans le monastere de
Ruspe, dans lequel S Fulgence avoit joint des clercs
avec des moines, les études des uns et des autres
estoient communes, aussi bien que la priere et la
table : etc. Et mesme dans un autre monastere ou ce
saint se retira, on y élevoit des clercs pour les
emplois et les dignitez ecclesiastiques : etc.
Gregoire De Tours nous donne assez à connoistre que
les monasteres de France en son tems étoient comme des
seminaires où l' on apprenoit les sciences necessaires
à des ecclesiastiques, lorsqu' il dit que Merouée, fils
de Chilperic premier, roy de France, aprés avoir
receu la tonsure clericale par ordre de son pere, fut
envoyé au monastere de S Calais pour y estre instruit
dans les regles du sacerdoce, etc. Il falloit donc bien
que dans ces monasteres on fit profession d' y apprendre
la science ecclesiastique. Et c' est pour cette raison et
pour d' autres semblables, que plusieurs moines ont
acquis tant de reputation par leur doctrine et leur
erudition, comme nous allons voir dans le chapitre
suivant.
PARTIE 1 CHAPITRE 5
p27
que les grands hommes qui ont fleuri parmi les moines,
sont une preuve que l' on cultivoit les lettres chez
eux.
comme il n' est pas possible dans la voye ordinaire de
devenir vertueux sans une longue pratique de la vertu :
on ne peut aussi acquerir les sciences que par
l' exercice des études. Ainsi il faut bien avoüer
qu' elles ont esté en usage dés les premiers tems dans
les monasteres, puis qu' on en a vû sortir tant de grands
hommes, qui n' ont pas moins éclairé l' eglise par leur
doctrine, qu' ils l' ont édifiée par leur pieté.
On ne s' étendra pas ici à faire un dénombrement
ennuyeux de tous ceux qui ont excellé dans l' une et
dans l' autre : puisque personne n' en peut disconvenir.
Neanmoins pour donner quelque jour à cette matiere, il
est bon de luy donner un peu d' étenduë.
La premiere chose que nous devons observer sur ce
sujet, c' est que la pluspart des plus grands et des plus
sçavans hommes qui ayent éclairé l' eglise par leur
sainteté et par leur doctrine, ou ont esté formez dans
les monasteres, ou ils y ont vécu un tems considerable,
et y ont composé une partie de leurs ouvrages. Car des
quatre saints docteurs que revere l' eglise grecque,
deux ont esté certainement religieux, sçavoir S Basile,
et S Jean Chrysostome, sans parler de S Gregoire
De Nazianze, duquel l' auteur de sa vie dit, qu' il
aima mieux estre moine que mondain ; et S Athanase
mesmecut quelque tems parmi les solitaires d' Egypte,
ausquels il fit l' honneur d' écrire, et en faveur
desquels il composa
p28
la vie de S Antoine : dequoy l' auteur contemporain de
la vie de Saint Pacome nous donne une preuve certaine.
Nous en pouvons dire presqu' autant des saints docteurs
de l' eglise latine, puisqu' à la reserve de Saint
Ambroise qui n' a pascu dans aucun monastere, les
trois autres, S Jerome, S Augustin, et S Gregoire
Le Grand, ont fait profession de la vie religieuse.
Enfin les uns et les autres ont composé plusieurs
ouvrages dans la retraite de la vie solitaire, à
laquelle S Jerome a voulu estre inflexiblement
attaché, sans que le caractere du sacerdoce, qui luy
fut conferé comme malgré luy, l' en ait jamais
détacher.
La seconde chose que l' on doit remarquer, est la
quantité innombrable d' evesques qui sont sortis des
monasteres, tant en orient qu' en occident. Car comment
s' est-il pû faire que tant de saints evesques ayent eu
les qualitez necessaires pour se bien acquitter de leur
employ, s' ils n' avoient acquis dans les cloistres la
science qu' exigeoit leur ministere ? Dira-t-on qu' étant
déja tout formez dans le siecle ils ont embrassé la vie
monastique ? Cela ne se peut dire au moins de plusieurs,
qui y ont esté consacrez à Dieu dés leur plus tendre
jeunesse, comme il est constant de S Epiphane, de
Saint Attique patriarche de Constantinople,
d' Alexandre evesque de Basinople, de Pallade
d' Helenople, et d' une infinité d' autres entre les
grecs ; et entre les latins cela n' est pas moins
certain de S Cesaire evesque d' Arles, de S Donat
de Besançon, de S Boniface apostre d' Allemagne, et
de quantité d' autres, que j' omets pour éviter la
longueur. Plusieurs d' entr' eux sont entrez dans le
cloistre lorsqu' ils ne sçavoient pas mesme lire. Ils
n' en sont sortis que pour estre evesques. Il faut donc
que ce
p29
soit dans le monastere qu' ils ayent esté formez dans
les sciences.
On en peut dire autant à proportion de ceux qui y sont
entrez dans un âge un peu plus avancé, comme à l' age
de 20 ou 25 ans, n' estant pas possible qu' à cet âge
ils ayent eu toute la capacité necessaire pour estre
evesques, s' ils ne l' eussent acquise en suivant les
exercices de la vie religieuse. Or il estr qu' à la
reserve de ceux qui sont consacrez à Dieu dés leur
enfance, presque tous les autres embrassent la vie
religieuse à cet âge. Et partant c' est la vie religieuse
qui les a formez dans les sciences aussi bien que dans
la vertu.
Au reste ç' a esté dés le premier établissement de la
vie monastique que l' on a choisi des religieux pour
estre evesques. Le moine Draconce avoit esté choisi
pour cette dignité par S Athanase mesme : et comme
il faisoit difficulté d' y acquiescer, ce grand saint luy
propose l' exemple de sept autres solitaires, qui avoient
esté tirez de leur retraite pour gouverner des eglises
en qualité d' evesques. Du vivant mesme de S Pacome
il y avoit deux de ses disciples qui avoient esté
élevez à cette dignité. Les papes bien loin de s' opposer
à cet usage, l' ont approuvé par leurs decretales, comme
on peut voir par celles de Sirice, d' Innocent, de
Boniface, et de Gelase. Il n' est pas jusqu' à
l' empereur Honorius qui ne témoigne que c' est le
mieux d' en user ainsi : etc. Il y a mesme un article
dans la regle de S Aurelien qui justifie cette
pratique. Enfin l' utilité que l' eglise a tiré de ces
choix fait bien voir qu' ils estoient de Dieu.
Mais que dirons-nous de tant de celebres écrivains, qui
ont enrichi l' eglise et le public de leurs ouvrages ;
p30
de tant d' habiles gens, qui pour n' avoir rien laissé
par écrit, n' en ont pas esté moins sçavans ? Ceux-ci
ne nous sont pas si connus que les autres, quoiqu' il
nous soit resté assez de connoissance de quelques-uns,
comme de S Nil le jeune, dont je parleray en son
lieu. Quant aux écrivains, encore que les ouvrages de
plusieurs ne soient pas venus jusqu' à nous, il en reste
encore assez pour prouver manifestement que les études
ont esté de tout tems en usage dans les monasteres ; et
nous pouvons dire, qu' entre les ecrivains ecclesiastiques,
les moines en font une partie tres-considerable, dont
la pluspart ont esté de saints personnages : ensorte
qu' il n' y a point d' apparence, qu' ils ayent fait en
cela rien de contraire à la pureté de la profession
monastique. On ne peut au moins avoir cette pensée de
S Ephrem, d' Isidore De Pelouse, de Saint Nil
l' ancien, de Cassien, de Vincent De Lerins, de S
Maxime, d' Anastase Sinaïte, du venerable Bede, de
Theodore Studite, de S Anselme, de S Bernard, et
de plusieurs autres, dont la vertu et l' attachement à la
vie religieuse, n' a pas esté moindre que la doctrine.
Ainsi l' on ne peut dire avec la moindre apparence, que
ç' ait esté par une vocation extraordinaire que ces
saints solitaires sont parvenus à ce degré éminent de
science : au contraire il paroit hors de doute que ce
n' a esté qu' en suivant le cours ordinaire des études,
qui se pratiquoient pour lors dans les communautez
religieuses.
Pour s' en convaincre, on n' a qu' à faire reflexion que
plusieurs grands hommes sont sortis en mesme tems des
mesmes monasteres, comme de celuy de Lerins, et de
celuy de Saint Martin De Tours, duquel Severe
Sulpice nous assure, qu' il n' y avoit point alors de
ville,
p31
qui ne voulut avoir un evesque tiré du nombre de ses
disciples. Sans doute que ces prelats n' avoient pas
moins de doctrine que de pieté ; et si ce n' eust esté
que par une vocation extraordinaire qu' ils se fussent
appliquez à la doctrine, le nombre n' en auroit pas
esté si grand. Les choses extraordinaires ne sont pas
si communes, et Dieu ne se dispense pas si facilement
des loix ordinaires qu' il a établies. On peut faire la
mesme reflexion sur l' abbaye de Lerins, qui dans le
cinquiéme siecle donna tant de saints evesques aux
eglises d' Arles, de Frejus, de Riez, et aux autres
villes episcopales voisines, ensorte que S Cesaire
qui avoit esté tiré de cette sainte école pour estre
evesque d' Arles,moigne que cette isle est heureuse,
d' avoir élevé tant de religieux d' un merite distingué,
et d' avoir fourni tant d' excellens prelats par toutes
les provinces des gaules : etc. Or c' est le monastere
de Lerins qui a servi de modelle à la pluspart des
monasteres de France. Et partant si les études ont
esté cultivées dés le commencement dans cette illustre
abbaye, les autres auront sans doute suivi cet exemple.
On peut encore faire une autre reflexion, sçavoir que
si les sciences avoient esté contre la discipline
ordinaire des monasteres bien reglez de ce tems-là, on
n' auroit pas loüé ceux qui se seroient distinguez des
autres par l' étude. On auroit au contraire preferé ceux
qui seroient demeurez dans les bornes de leur état. Or
nous voyons que les saints mesmes ont porté un
jugement tout oppo. Car Saint Augustin faisant le
portrait des saints moines qui vivoient de son tems, dit
qu' ils passoient toute leur vie dans la priere et dans
les conferences,
p32
etc. Et qu' ils estoient non seulement tres-saints par
leur bonne vie, mais aussi tres-excellens en doctrine :
etc.
Saint Fulgence, disciple de ce saint docteur, et
maître excellent de la vie monastique dont il fit
profession, estoit dans le mesme sentiment ; et au
rapport de l' un de ses disciples qui a écrit sa vie, il
faisoit bien moins de cas de ceux d' entre les religieux
qui travailloient seulement du corps, que de ceux qui
n' ayant pas assez de force pour le travail des mains,
s' appliquoient à l' étude et à la lecture : etc. Et pour
faire voir que ce n' estoit pas seulement d' une science
superficielle dont ce saint faisoit estime, mais d' une
science profonde et relevée, le mesme ajoûte que Saint
Fulgence prenoit un singulier plaisir, lorsque dans
les conferences qu' il faisoit à ses religieux, quelqu' un
d' entr' eux luy proposoit des questions tres-difficiles
pour exercer son esprit sublime : etc. Et qu' enfin ce
saint n' estoit pas content, jusqu' à ce que aprés avoir
pondu à toutes les difficultez, ceux qui les luy
proposoient eussent avoüé, qu' ils estoient pleinement
satisfaits et éclaircis de leurs doutes : etc.
p33
Si ce ne sont pas là des marques que les études estoient
en pratique et en estime dans le monastere de S
Fulgence, je ne sçay qu' elles preuves on en peut donner.
Celle que nous fournit encore l' excellent auteur de la
vie du mesme Saint Fulgence est tout-à-fait
remarquable. Car non seulement il le louë, de ce que
n' étant encore que religieux il surpassoit tous ses
confreres par l' éminence de sa doctrine, mais mesme de
ce qu' il excelloit en éloquence : etc. On ne donne pas
de moindres éloges à S Gregoire evesque d' Agrigente,
et au saint abbé Platon, comme nous verrons dans la
suite. Mais il n' y a rien de plus illustre que l' éloge
donné par Sidonius Apollinaris à ce sçavant
religieux Mamert Claudien, dont cet auteur a compo
l' epitaphe : où il le louë etc. Tout cela fait voir
clairement que les études ont toûjours esté en estime
et en recommandation parmi les plus zelez et les plus
saints solitaires, et que les saints evesques bien loin
de les blâmer, les ont loüez au contraire de cette
application.
PARTIE 1 CHAPITRE 6
p34
que les bibliotheques des monasteres sont une preuve
des études qui s' y faisoient.
la qualité des livres qui se trouvoient anciennement
dans les biblioteques des monasteres, nous fournit
encore une solide preuve du genre des études qui y
estoient en usage. Car ce seroit une chose fort
extraordinaire, que les moines eussent fait un grand
amas de livres sans profiter de leur lecture : etc. Nous
avons remarqué cy-dessus que dans les monasteres de
Saint Pacome il y avoit une biblioteque. On y avoit
grand soin d' y ranger les livres suivant leurs classes
sur des tablettes ; ce soin appartenoit à l' oeconome et
à son second : ce qui fait voir que le nombre des livres
estoit considerable : etc. On ordonnoit aussi aux
particuliers d' avoir un grand soin des livres, comme il
paroist par le chapitre centiéme de la regle de Saint
Pacome, où il est prescrit, que lorsque les religieux
alloient à l' office ou au refectoir, personne ne laissât
son livre ouvert : et que le second devoit avoir le
soin chaque jour au soir de conter ceux que l' on devoit
renfermer dans un lieu destiné pour les livres d' usage.
Or comme il y avoit grand nombre de religieux dans les
monasteres de S Pacome, que chaque maison estoit
composée au moins de quarante religieux, et chaque
monastere de trente ou quarante maisons ; si chaque
p35
religieux avoit son livre, et s' il en restoit encore
assez pour faire une biblioteque, on peut assurement
inferer de là que le nombre des livres n' estoit pas peu
considerable.
Que si cela est vray des premiers monasteres, on peut
dire aussi à plus forte raison que la mesme chose se
pratiqua ensuite dans ceux que l' on fonda depuis. Cela
se peut justifier par le soin qu' avoient les premiers
religieux de travailler à copier et à transcrire des
livres. C' estoit là l' unique travail qui estoit en usage
dans les monasteres de S Martin evesque de Tours :
etc. On louë S Fulgence de ce qu' il pratiquoit
luy-mesme excellemment cet exercice : etc. Et on donne
le mesme éloge aux saints solitaires Lucien, Philorome,
et Marcel, sans parler d' une infinité d' autres. On
trouve aussi des vestiges de cette occupation dans la
regle de l' Abbé Isaïe, qui ne vouloit pas que le
solitaire fist paroistre trop d' affectation à orner les
livres qu' il faisoit : etc.
La mesme chose se pratiquoit aussi en Italie au tems
que S Benoist établit son ordre. Car un défenseur
nommé Julien, s' estant transporté dans le monastere de
Saint Equice, il trouva quantité d' antiquaires,
c' est-à-dire de copistes, qui transcrivoient des
livres : etc.
Mais rien ne justifie mieux cet usage que ce que dit
Cassiodore en parlant aux moines de son monastere de
Viviers. J' avouë, dit ce grand homme, etc.
p36
Pierre Le Venerable écrivant à un reclus se sert
presque des mesmes expressions pour relever ce travail,
aussibien que le venerable Guigues, cinquiéme general
des chartreux, dans ses statuts : et nous apprenons
du moine Jonas, que Saint Eustaise abbé de Luxeu,
ne croyoit pas que ce fût une chose indigne de luy, que
de copier des livres : non plus que S Estienne le
jeune.
On dira peut-estre que les livres que l' on transcrivoit
pour lors, n' estoient autres que ceux de l' ecriture
sainte, et de ceux qui concernoient la vie monastique.
Mais il est aisé de justifier le contraire par ce que
Cassiodore nous a laissé par écrit dans deux livres
des institutions, qu' il composa en faveur de ses
religieux. Car quoique ce grand homme n' eût autre chose
en vuë que de les instruire dans l' intelligence de
l' ecriture sainte, il crût neanmoins que pour y
parvenir, ses religieux avoient besoin d' autres
connoissances. C' est pourquoy il ne se contenta pas
d' amasser tous les livres qui regardoient
p37
l' ecriture sainte, c' est-à-dire les livres saints du
vieux et du nouveau testament avec leurs commentaires,
mais mesme il rechercha soigneusement tous ceux qu' il
crût pouvoir disposer les esprits à cette sainte
lecture. Dans ce dessein il amassa avec beaucoup de
dépense tous les ouvrages des saints peres, de S
Cyprien, de S Hilaire, de S Ambroise, de S
Jerome, de S Augustin, et l' extrait que l' Abbé
Eugipius avoit fait des écrits de ce pere, sans parler
des peres grecs, dont il recommande la lecture à ceux
qui en sçavoient la langue. Outre cela il recueillit
tous les historiens qu' il pût trouver qui traittoient
des choses du peuple de Dieu et de l' eglise, tels que
sont Joseph, Eusebe, Orose, Marcellin, Prosper, les
livres de S Jerome et de Gennade touchant les
ecrivains ecclesiastiques ; et enfin Socrate,
Sozomene, et Theodoret, lesquels il eut soin de faire
rediger par Epiphane Scholastique en un corps
d' histoire, qui est celle que nous avons encore
aujourd' huy sous le titre d' histoire tripartite .
Enfin il crut qu' il estoit necessaire que les
religieux lussent aussi les cosmographes et les
geographes, et mesme les retoriciens, et les auteurs
qui ont traité de l' ortographe, dont la lecture luy
paroissoit utile pour l' intelligence de l' ecriture
sainte. En un mot, pour ne rien omettre de toutes
sortes de livres, il voulut mesme y rechercher les
principaux auteurs de la medecine : afin que ceux qui
avoient soin de l' infirmerie, pussent trouver dans ces
livres les moyens de soulager les malades.
Aprés avoir fait un détail de toutes ces sortes de
livres dont il avoit enrichi la biblioteque de son
monastere de Viviers, il fait une priere à Dieu, afin
qu' il éclaire l' esprit de ses religieux pour les rendre
capables de
p38
l' intelligence de l' ecriture sainte, et sur la fin de
cette priere il adresse ses paroles à ses disciples
pour les exciter à profiter des avantages qu' il leur
avoit procurez afin de les avancer dans l' étude des
livres divins : etc.
Il ne seroit pas malaisé de faire voir que l' on a
pratiqué ailleurs la mesme chose dans les monasteres
les mieux reglez, tant en amassant des livres de toute
sorte de disciplines, qu' en les faisant copier. Les
biblioteques de Lerins, de Marmoutier, du
Mont-Cassin, de Bobio, de Luxeu, de Fleury, de
l' une et de l' autre Corbie, de S Remy de Reims, de
Fulde, de S Gal, de S Emmeran de Ratisbone, de
Notre-Dame Des Ermites, et d' une infinité d' autres
monasteres en font foy. Et tout le monde demeure
d' accord que l' on est redevable aux moines d' avoir
conserles anciens livres par leurs soins et par leur
travail, et que sans eux il ne nous seroit res
presque rien, ou tres-peu de choses de l' antiquité,
tant sainte que profane. En un mot, pour le faire
court, ç' a esté l' abbaye de Corbie en Saxe qui nous
a conservé les cinq premiers livres des annales de
Tacite, comme le témoigne Meibomius dans sa preface
à la troisiéme edition de Witichind : et nous aurions
perdu sans ressource le precieux monument de Lactance
touchant la mort des persecuteurs, donné depuis peu au
public par les soins du sçavant M Baluze, si on ne
l' avoit recouvré parmi les restes de la biblioteque de
l' abbaye de Moissac en Quercy.
Il n' estoit pas mesme jusqu' aux religieuses qui ne
s' employassent à ce pieux exercice. Sainte Melanie
la jeune
p39
y reüssissoit parfaitement au rapport de l' auteur de
sa vie, écrivant viste, d' un beau caractere, et sans
faire de fautes : etc. Les religieuses du monastere de
Sainte Cesarie, soeur de Saint Cesaire archevesque
d' Arles, animées par l' exemple de leur sainte
abbesse, copioient les livres sacrez, aussi bien que
les saintes Harnilde et Renilde abbesses d' un
monastere de nostre ordre en Flandre. S Boniface
apostre d' Allemagne prie une abbesse de luy écrire en
lettres d' or les epistres de Saint Pierre. Ajoûtez
encore que de saintes religieuses non seulement copioient
des livres, soit pour les vendre et pour en distribuer
l' argent aux pauvres, comme faisoit Sainte Melanie,
soit pour l' usage des autres, mais mesme pour leur
propre usage ; et qu' à l' imitation des religieux elles
s' appliquoient aussi aux sciences, comme on l' a fait
voir dans la preface du troisiéme siecle des saints de
nostre ordre.
PARTIE 1 CHAPITRE 7
que les études ont esté établies par Saint Benoist
mesme dans ses monasteres.
apres avoir montré que les études ont esté en usage
dans les plus anciens monasteres, il est tems de parler
de ceux de Saint Benoist, et il faut examiner, si ce
saint patriarche des moines d' occident a suivi en cela
l' esprit de ceux qui l' ont devancé.
Pour en estre convaincu, il n' y a qu' à considerer
quelle a esté la discipline qu' il a établie dans sa
regle, et voir si elle a subsister sans le secours
des études.
p40
En premier lieu S Benoist veut que dans l' élection
de l' abbé on ait principalement égard à deux choses,
sçavoir au merite de la bonne vie, et à la doctrine :
etc. Et expliquant ensuite en quoy il fait consister
cette doctrine, il ajoûte, etc. Cette doctrine consiste
donc dans une connoissance exacte de la loy de Dieu,
tirée principalement de la sainte ecriture, tant du
vieux que du nouveau testament : ensorte que l' ab
soit assez capable pour l' expliquer à ses religieux.
Ce saint patriarche demande les mesmes qualitez dans
les doyens du monastere, et il veut que l' abbé qui les
doit choisir, n' ait aucun égard au rang de leur
reception, mais à leur bonne vie et à leur doctrine :
etc. On doit sans doute comprendre dans cette classe
le prevost ou prieur du monastere, qui en est la
premiere personne aprés l' abbé. De plus le maistre des
novices devoit estre aussi un sage vieillard, qui fut
propre pour gagner les ames à Dieu, etc. Sans parler
du cellerier, dans lequel S Benoist demande beaucoup
de sagesse, etc. Voilà pour ce qui regarde ceux qui
estoient dans les premiers emplois du monastere.
Les exercices des uns et des autres estoient
principalement l' office divin, la lecture, et le
travail des mains. On accordoit à un chacun tous les
jours au moins deux heures de lecture en particulier,
et trois en Carême, auquel tems on distribuoit à
chacun suivant sa portée un livre que l' on prenoit
dans la biblioteque . En tout temps on avoit grand
soin que la lecture se fit exactement aux
p41
heures prescrites, et il y avoit un surveillant pour
voir si chacun en particulier s' acquittoit de cet
exercice. Que s' il se trouvoit quelqu' un qui ne pût ou
ne voulût point s' y appliquer, on luy assignoit
quelqu' autre occupation, afin qu' il ne fût pas oisif.
à l' égard des livres, il est assez facile de connoistre
ceux dont on accordoit la lecture aux religieux. Car
aprés que S Benoist, par un trait de sa modestie, a
reconnu que sa regle n' est qu' une ébauche de la
perfection chrêtienne et religieuse, il ajoûte que
ceux qui aspirent à la perfection, peuvent apprendre
les moyens d' y parvenir dans les livres du vieux et du
nouveau testament, il n' y a aucune page qui ne
contienne une regle tres-exacte de la vie
chrêtienne ; et dans la doctrine des peres de
l' eglise, n' y ayant aucunsde leurs livres qui ne nous
fournissent d' excellens moyens pour nous porter à
Dieu ; en un mot dans les conferences et les
institutions de Cassien, et dans la regle de S
Basile. Voilà quels sont les livres dont S Benoist
recommande la lecture à ses religieux, outre les
expositions que les saints peres ont faites de
l' ecriture, dont la lecture se devoit faire à matines,
principalement aux jours de dimanche.
Joignons la vie de ce saint patriarche à sa regle, et
nous verrons qu' il convertit à la foy par ses
predications continuelles les habitans du Mont-Cassin
qui estoient encore idolâtres : etc.
On dira peut-estre, que ç' a esté par une vocation
extraordinaire, et que la necessité tira de luy cet
office de charité. Mais S Gregoire qui rapporte ce
fait, ne dit pas que cela se soit fait par une
vocation extraordinaire : et comme il assure ailleurs
que sa regle est le modele de sa vie : on peut dire
aussi que sa vie n' est rien
p42
autre chose qu' une vive expression de sa regle, et qu' en
un mot il est permis à ses religieux de faire ce qu' il
a fait luy-mesme, et qu' il n' a pas deffendu dans sa
regle.
Ce n' est pas ici une simple conjecture, mais une verité
qui est attestée par S Gregoire mesme. Car ce saint
pape raconte que nostre bien-heureux pere envoyoit
fort souvent de ses religieux à un village voisin du
Mont-Cassin, pour faire des exhortations aux
habitans qu' il avoit nouvellement convertis à la foy,
et à des religieuses qui demeuroient au mesme lieu :
etc. Peut-on dire aprés cela que cet employ soit
contraire à l' esprit de S Benoist, et qu' il ne soit
pas permis à ses disciples de l' exercer que par une
vocation extraordinaire, puisque le saint ne se
contentoit pas de l' exercer luy-mesme, mais qu' il y
employoit aussi indifferemment, et tres-souvent ses
religieux : et ne faut-il pas avoüer que l' exemple de
ce saint patriarche et de ses disciples peut servir de
regle à ceux qui s' étudient à suivre leurs traces ?
Cela estant ainsi, on ne conçoit pas qu' il fût possible
de trouver dans les communautez, qui faisoient
profession de sa regle, des sujets capables de remplir
tous les devoirs que l' on vient de marquer, à moins
que les études n' y ayent esté en usage. Car comment
trouver sans cela un abbé sçavant dans les saintes
ecritures, et toûjours prest à faire des exhortations
et des conferences à ses religieux ? Comment trouver
des prieurs, des doyens et des maistres de novices
habiles, et tels que S Benoist les demande ? Mais
comment faire des lectures, au moins de deux ou trois
heures chaque jour,
c' est-à-dire lire et entendre les saintes ecritures, les
ouvrages des saints peres, sans aucune ouverture ? Et
comment avoir cette ouverture sans en avoir reçû aucune
instruction ? Enfin comment auroit-on pû avoir des
religieux capables d' instruire non seulement la jeunesse
qui venoit dans nos monasteres dés l' âge de cinq à sept
ans, mais de faire mesme tres-souvent des exhortations
à un peuple nouvellement converti ? Certainement on ne
conçoit pas que cela se soit pû faire, à moins que l' on
n' accorde que l' on instruisoit les religieux pour les
rendre capables de toutes ces fonctions. Car s' il est
difficile, pour ne pas dire impossible, dans les voyes
ordinaires, de bien entendre les saintes ecritures sans
le secours d' un maistre, comme disoit autrefois cet
eunuque de la reyne Candace au diacre Philippe : il
est encore moins possible d' en instruire les autres,
sans en avoir auparavant acquis l' intelligence, ou par
une étude commune, ou par une étude particuliere, dont
tres-peu de personnes peuvent estre capables sans le
secours d' un maistre, quand on supposeroit mesme que
ceux qui entroient pour lors en religion, eussent
auparavant appris les sciences humaines dans le monde.
Nous voyons la pratique de ceci dans la regle du
maistre, qui n' est qu' une espece de commentaire de
celle de S Benoist. Cet auteur qui vivoit un siecle
aprés nostre bien heureux pere, ordonne qu' aux heures
destinées pour la lecture, les jeunes religieux soient
instruits par un maistre habile, etc. Et que ceux qui
estoient plus avancez s' appliquassent jusqu' à l' âge de
cinquante ans à l' étude des lettres, etc. Cette étude
consistoit principalement dans les sciences humaines
p44
et dans l' intelligence des pseaumes, lesquels faisant
le principal sujet de l' exercice des moines dans la
psalmodie, estoient aussi le principal sujet de leur
application. C' est pourquoy S Benoist a ordonné que
l' on donnast à cette étude le tems qui restoit tous les
jours en hiver entre matines et laudes. Ce mesme
auteur veut que pendant le travail la lecture se fasse
dans quelque livre par un religieux habile, etc. De plus
selon luy les religieux divisez en bandes dix à dix,
devoient employer tout le tems qui restoit entre none
et vespres, à enseigner ou à apprendre quelque chose,
etc. Et chacun devoit rendre conte à l' abbé de ce qu' il
avoit appris par coeur. On voit les mesmes ordonnances
dans les regles des saints Aurelien, Ferreole, et
Isidore, et sur tout dans la regle des solitaires au
chapitre 20 ou Grimlaicus demande dans un solitaire
une science exacte de l' ecriture, de la doctrine de la
foy, de la discipline, et des canons : ensorte que non
seulement il n' ait pas besoin du secours d' autruy pour
son instruction, mais mesme qu' il puisse instruire les
autres.
On ne peut pas douter que l' on n' en ait uà peu prés
de la mesme maniere dans les monasteres les mieux
reglez de ce tems-là. Car sans repeter ce que nous
avons dit des religieux de Cassiodore ; S Gregoire
qui sçavoit bien sans doute en quoy consistoit la
pureté de la vie monastique, puisqu' il l' avoit honorée
luy-mesme par la profession qu' il en avoit faite, se
plaint écrivant à un abbé comme d' unreglement
considerable, de ce que ses religieux ne s' appliquoient
pas à la lecture : etc. S Jean Chrysostome fait à
p45
peu prés le mesme reproche à Stagire, de ce qu' avant
la disgrace qui luy estoit arrivée, il vivoit dans une
grande negligence de la lecture et des livres. Il est
vray qu' il semble que S Gregoire reduit cette lecture
à ce qui regardoit la loy divine : mais on peut dire
aussi qu' il n' en auroit pas exigé d' autre des
ecclesiastiques : puisqu' il reprend dans un evesque
l' étude des auteurs profanes.
Et certainement il paroist bien par les grands hommes
qui sont sortis de son monastere, que l' étude en faisoit
un des principaux exercices. Car outre plusieurs
evesques qu' il en tira pour gouverner differentes
eglises, tels que furent Maximien qu' il établit à
Syracuse, et Marinien à Ravenne : ce fut de ce
monastere qu' il envoya en Angleterre de saints
religieux pour travailler à la conversion de ce peuple
qui estoit encore dans les tenebres du paganisme. On
ne peut pas douter que ces religieux n' eussent appris
dans le monastere les sciences qui sont necessaires
pour de telles missions. Ces saints religieux en mesme
tems qu' ils établirent la foy chrêtienne chez les
anglois, y bastirent aussi des monasteres, ou la mesme
discipline qu' ils avoient observée à Rome sous la
conduite de S Gregoire fut pratiquée. Les lettres
firent une partie de cette discipline, comme nous
verrons dans la suite.
PARTIE 1 CHAPITRE 8
p46
que l' on peut conter entre les causes de la décadence
de l' ordre le défaut des études et de l' amour des
lettres.
comme la bonne discipline d' un ordre et des monasteres
qui le composent, consiste en differens points
d' observance qui la maintiennent ; il y a aussi
differentes causes qui contribuent à son relâchement
et à sa decadence. La solitude, la retraite, le
silence, le détachement des choses du monde et de
soy-mesme, le desir de s' attacher uniquement à Dieu,
concourent avec les voeux essentiels à établir ce bel
ordre, que l' on voit dans les communautez monastiques
bien reglées. On peut dire que dans la ferveur d' un
ordre naissant toutes ces choses se peuvent acquerir
et pratiquer quelque peu de tems sans le secours des
études ; sur tout lorsque le premier chef de cette
compagnie est une personne également éclairée et
zelée : mais on peut avancer aussi avec assurance, que
tout ce bon ordre ne peut subsister long-tems sans
l' étude, au moins particuliere, et sans science, non
seulement à l' égard des superieurs, mais aussi à
l' égard des inferieurs.
Les sentimens que Dieu répand dans nos ames par les
saintes pensées et les pieux desirs, sont sujets à
divers changemens et à diverses alterations. Dieu en
suspend quelquefois le cours, et il veut mesme que nous
contribuïons de nous-mesmes à nourrir et entretenir ces
bons sentimens par la retraite et la solitude, par le
silence, par les bonnes lectures et par la priere. Il
est vray que son onction nous suffit : mais cette
onction est
p47
passagere, et n' est pas mesme accore à tous ; il faut
y suppléer par les voyes ordinaires que Dieu a établies,
qui sont celles que je viens de marquer.
Or comment garder long-tems la retraitte, la solitude
et le silence sans le secours de l' étude ? On ne peut
pas toûjours vacquer à la contemplation et à la priere :
ce don n' est pas accordé à tout le monde. L' oraison
mesme et la contemplation ont besoin d' estre nourries
et entretenuës par de pieuses pensées et de saintes
affections que l' on puise dans la lecture : etc. Sans
ce secours l' oraison est seche et languissante, et
devient ennuyeuse ; la retraite et le silence
insupportables : et il faut chercher au dehors de
miserables consolations dans de vains entretiens et
dans les creatures, parce qu' on est privé de celles que
Dieu communique aux saintes ames qui ne s' occupent
que de luy.
On dira peut-estre que le travail peut suppléer au
défaut de l' étude. Mais le travail mesme a besoin
d' onction pour estre fait religieusement. Travailler
sans pieté, c' est peu de chose ; et la pieté ne peut
s' entretenir regulierement sans le secours des bonnes
lectures. Ces lectures doivent estre proportionnées à
la portée des esprits. Des livres spirituels simples
peuvent suffire à des esprits simples et mediocres :
mais ceux qui ont plus d' étenduë, ont besoin d' une
lecture plus forte et plus relevée. Il leur faut une
matiere proportionnée à leur capacité : autrement ces
esprits deviennent languissans, et s' abbattent
facilement. Il faut donc quelque chose de plus relevé
pour les maintenir dans leur assiette naturelle ; et il
n' y a que l' étude jointe à la pieté qui puisse les
soûtenir.
Lorsque cette étude s' est affoiblie dans les monasteres,
p48
on y a vû suivre la dissipation, les vains entretiens,
le commerce avec le monde ; et de ce commerce on a vû
naistre la ruïne totale de l' esprit monastique. C' est
ce qu' ont remarqué la pluspart de ceux qui ont traité
de la decadence de nostre ordre. Deux choses, dit
l' Abbé Tritheme, ont contribué à la gloire de nostre
ordre, la sainteté, et la science des ecritures
saintes : mais ces deux choses ayant esté negligées,
l' ordre est tombé dans le desordre : etc. Dans cette
mer orageuse ou les vents des tentations soufflent de
toutes parts, dit ce grand homme, nous avons pour barque
la science des ecritures. Quiconque ne se veut pas
servir de cette barque, est submergé dans l' abysme des
eaux. Or par la science des ecritures cet auteur entend
non seulement l' ecriture sainte, mais mesme toutes les
autres connoissances qui peuvent nous aider à
l' intelligence de l' ecriture sainte.
Claude Despence a suivi et mesme copié Tritheme. Le
Cardinal Turrecremata remarque douze grands
inconveniens qui naissent dufaut d' études dans les
monasteres. Jacques Le Fevre D' Estaples dans son
epistre sur le pseautier à cinq versions qu' il a publié,
assure que depuis que l' étude des saintes lettres a
manqué dans les cloistres, les monasteres se sont
perdus de fond en comble, la devotion s' est éteinte,
la religion et la pieté ont esté aneanties, et enfin
les religieux ont fait un miserable échange des choses
spirituelles pour les temporelles, et de la terre pour
le ciel. Guillaume De Malmesbury est allé encore
plus loin : car il attribuë le ravage que firent les
danois dans l' Angleterre, et sur tout dans les
monasteres, aux desordres des moines, et en particulier
p49
au peu de soin qu' ils eurent de cultiver les lettres :
etc. Ce sentiment est tout-à-fait conforme à celuy du
moine Evagrius, dont les maximes sont rapportées dans
le code des regles, ou il dit que c' est la science qui
est le soutien et l' appuy de la discipline monastique ;
et que cette défense estant une fois emportée, elle
tombe entre les mains de ses ennemis, qui la dissipent
comme des larrons : etc. On pourroit encore rapporter
le témoignage de plusieurs autres auteurs qui ont esté
dans le mesme sentiment : mais ce que nous avons dit
peut suffire, et ce que nous allons ajoûter dans le
chapitre suivant servira à l' appuyer.
PARTIE 1 CHAPITRE 9
que dans les differentes reformes qui se sont faites de
l' ordre de Saint Benoist, on a toûjours eu soin d' y
tablir les études.
nous avons vû ci-devant, que l' étude des lettres faisoit
une partie de la discipline dans les monasteres
d' Italie, d' Angleterre et d' Allemagne. On peut voir
la mesme chose dans ceux de France, sur tout depuis le
rétablissement de la discipline qui s' y est faite du
tems de Charlemagne par les soins de cet empereur, et
par le zele du Saint Abbé Benoist D' Aniane. Il
suffit de rapporter ici la lettre circulaire que ce
grand prince, dont les soins s' étendoient sur toutes
choses, écrivit tant aux evesques qu' aux abbez de son
empire, telle qu' elle se trouve dans le second tome des
conciles
p50
de France, comme addressée à l' Abbé De Fulde. Nous
souhaitons, dit ce prince, etc.
p51
Enfin il conclut sa lettre en exhortant les abbez aussi
bien que les evesques, à ne point negliger les études
des belles lettres, afin que ceux qui sont sous leur
conduite, se rendent par ce moyen capables de parvenir
à une parfaite connoissance des ecritures saintes,
qu' on ne peut entendre comme il faut sans ce secours,
à cause des figures et de certaines expressions, dont
l' intelligence dépend de la retorique : sentiment qu' il
avoit appris de S Augustin dans ses livres de la
doctrine chrestienne.
Voilà en abregé ce que contient la lettre de cet
empereur, sur laquelle on peut faire plusieurs
remarques : mais on se contentera d' observer, qu' elle
est addressée aux abbez des monasteres de nostre ordre
aussi bien qu' aux evesques. Et partant que cet
empereur ne demandoit pas moins des religieux que des
chanoines et des clercs des catedrales, qu' ils
s' appliquassent aux études : et que bien loin que l' on
crût pour lors que les études contribuassent au
relâchement des moines, on estoit persuadé au
contraire, qu' elles estoient necessaires pour
renouveller et conserver en eux la pureté des moeurs
et des sentimens.
Ce fut ensuite de ce reglement que l' on rétablit les
écoles dans les eveschez et dans les monasteres ; et
que dans ceux-ci il y en eut de deux sortes : les unes
interieures
p52
pour les religieux : les autres exterieures pour les
seculiers, afin que ceux-ci ne fussent pas meslez
parmi les religieux. On recevoit dans ces écoles
exterieures les clercs des eveschez. D' où vient que
Theodulphe evesque d' Orleans ordonna, que les clercs
de son diocese se fissent instruire ou dans les écoles
de son eglise catedrale, ou de celle de Meun, ou
enfin dans les écoles de S Benoist De Fleury, qui
est une celebre abbaye de nôtre ordre dans ce diocese.
On dira peut-estre, que ces sentimens estoient bons
dans la bouche d' un empereur, qui n' avoit en cela que
des vûës politiques, et qui ne connoissant pas assez la
pureté de la vie monastique, vouloit établir dans les
monasteres des écoles, bien moins pour l' avantage
particulier de ces maisons, que pour l' utilité
publique : mais que ceux qui jugeoient des choses
monastiques suivant la veritable idée qu' on en doit
avoir, avoient bien d' autres pensées sur cela.
Il est vray que Charlemagne peut avoir eu quelque vûë
politique dans ce reglement : mais il paroist assez,
que le principal motif qui le portoit à le faire, estoit
l' utilité particuliere des monasteres et des religieux,
dont il vouloit procurer la reforme. Les raisons sur
lesquelles il appuye son ordonnance, font voir ceci
clairement à tous ceux qui voudront prendre la peine
d' y faire un peu de reflexion : car on ne croit pas
qu' on se doive étendre davantage là dessus.
Mais pour faire voir que les personnes qui estoient les
plus éclairées et les plus zelées pour la perfection de
la vie religieuse, estoient pour lors dans le mesme
sentiment touchant la necessité des études, on n' a
qu' à faire attention sur la vie de Benoist ab
d' Aniane, que
p53
l' on peut considerer comme l' un des premiers et des plus
zelez reformateurs de nostre ordre en France. On ne
peut dire que ce saint abbé n' ait pas esté bien instruit
de la veritable perfection de l' état monastique,
puisque c' est luy qui fit le recueil que nous avons de
toutes les regles anciennes, dont il composa une
concordance avec celle de S Benoist. Sa vie estoit
aussi une parfaite expression de ce qu' il y avoit eu
de plus édifiant dans les anciens moines, comme il est
aisé de s' en persuader par la lecture de ce que
Smaragde son disciple nous en a laissé par écrit.
Voyons donc un peu ce que ce grand homme a pensé des
études.
Il eut grand soin, dit l' auteur de sa vie, etc. On
observa la mesme discipline en ce tems-là dans les
autres monasteres de France, comme nous le verrons
dans le chapitre Ii.
S Bernon et S Odon établirent au siecle suivant la
reforme de Cluny sur la mesme idée que celle qu' avoit
p54
euë le saint abbé Benoist : et il paroist certain que
c' est cet Eutice, dont il est parlé dans la vie de
S Odon, ou nous lisons que ses disciples furent comme
les premiers instituteurs de cette congregation
naissante. Pierre de Poitiers a remarqué que les
abbez qui l' ont gouvernée, ont fait de tout tems
profession des lettres : etc. Et on peut assurer, que
ces abbez ont inspiré les mesmes sentimens à leurs
religieux, comme il seroit aisé de le prouver. Or il
est remarquable, que bien que les religieux de Citeaux
au commencement de leur reforme ayent fait quantité
d' objections contre ceux de Cluny, qu' ils pretendoient
s' estre départis de l' exacte pratique de la regle et
de la perfection monastique, ils ne se sont jamais
criez contre l' usage des études, qui se pratiquoit
alors dans toute la congregation de Cluny. On n' a qu' à
lire l' apologie que Saint Bernard a écrite au sujet
des differents qui estoient entre ces deux illustres
corps ; et les lettres de Pierre Le Venerable, par
lesquelles il répond aux objections de ceux de Citeaux,
et je suis assuré qu' on n' y trouvera rien qui favorise
cette pretention.
PARTIE 1 CHAPITRE 10
suite du mesme sujet, où il est parde la reforme
de Citeaux, et de l' institution de l' abbaye du bec,
et des chartreux.
mais ceux de Citeaux n' avoient garde de reprendre dans
les moines de Cluny les études des sciences, puisqu' ils
ne les rejettoient pas eux-mesmes, eux, dis-je, qui
s' estoient engagez à rétablir la pure
p55
de la discipline monastique en observant la regle à la
lettre. Comme ce point est important pour le sujet que
nous traitons, il est besoin de luy donner quelque
étenduë.
Pour se convaincre de l' estime que ceux de Citeaux dés
leur origine avoient pour les sciences, on n' a qu' à
faire reflexion en premier lieu, que dés le
commencement de leur institut, ils remirent en usage le
travail des anciens solitaires, qui consistoit à copier
des livres. Car il est certain que dans tous les
monasteres de cet ordre, cet exercice d' abord fut
extrêmement pratiqué. On n' a qu' à lire ce que Nicolas
De Clairvaux, secretaire de S Bernard, a laissé par
écrit luy-mesme dans sa 25 lettre, où il décrit son
cabinet ou sa cellule, etc., il copioit des livres.
Cette cellule estoit à costé de la biblioteque de
Clairvaux, ou il y avoit toutes sortes de livres, que
les religieux lisoient avec soin, etc., non pour faire
parade d' une vaine science, mais pour s' exciter à la
componction et à la pieté, etc. On voit encore à Citeaux
plusieurs de ces petites cellules, où les copistes et
les relieurs de livres travailloient : et le grand
nombre de livres qui restent dans les plus celebres
monasteres de cet ordre en France, comme à Citeaux,
Clairvaux, Pontigny, Longpont, Vauluisant, font foy
de ce que l' on avance ici. Il y avoit, et il y a encore
dans ces biblioteques de toutes sortes de livres, et
principalement tous les ouvrages des peres, tant ceux
qui regardent les dogmes, que ceux qui traitent
precisément de la pieté : et on sçait que c' est de la
biblioteque de Clairvaux que le P Vignier a tiré
p56
l' ouvrage parfait de S Augustin contre Julien, qui
n' est pas assurément tant un ouvrage de pieté, que de
dogme ou de controverse. Les religieux de ce saint lieu
lisoient donc pour lors ces sortes de livres, et il n' y
avoit apparemment que les ouvrages de vers, dont la
lecture ne fut pas approuvée parmi eux, comme on le
peut recueillir d' une lettre de Nicolas De
Clairvaux : etc.
On peut rapporter à ce sujet la lettre que ce mesme
Nicolas écrivit au nom de son prieur à Philippe,
prevost de l' eglise de Cologne, et chancelier de
l' empereur, qui avoit pris la croizade, pour le prier
de laisser aux religieux de Clairvaux sa biblioteque
qui estoit remplie de toutes sortes de livres, lesquels
n' estoient pas assurément destinez pour des religieux,
mais pour un illustre ecclesiastique, qui estoit engagé
dans les affaires du monde.
Que si l' on dit que ceux qui estoient capables,
pouvoient à la verité lire les livres de doctrine en
leur particulier, mais qu' on n' en faisoit pas
profession par des exercices publics : on répond qu' il
importe peu à nostre sujet, qu' ils se soient rendus
capables par des études particulieres, ou par des études
reglées, pourqu' on accorde que l' application aux
sciences, et principalement à celles qui conviennent à
des ecclesiastiques, leur ait esté permise.
Et comment le pourroit-on nier, veu que l' on permit au
jeune prince Oton aussitost aprés sa profession qu' il
fit à Morimond vers l' an 1127 c' est-à-dire tout au
commencement de l' ordre, d' aller à l' université de
Paris pour y étudier non seulement les humanitez, mais
mesme la philosophie et la theologie : ou il se rendit
si
p57
capable qu' il fut depuis non moins illustre par ses
écrits et par sa dignité d' evesque de Frisingue, que
par sa naissance. Il est vray que cela n' avoit pas esté
pratiqué avant luy : mais enfin cela se fit avec les
permissions ordinaires des superieurs ; et on ne voit
pas ny que les autres peres de l' ordre, ny que S
Bernard mesme qui a tant écrit contre la sortie
d' Arnaud abbé de Morimond, se soient jamais récriez
contre cet exemple d' Oton, quoique celuy-ci n' ait pas
traité nostre saint trop favorablement dans son
histoire.
On ne dit rien ici de la fondation des colleges de
Paris, de Tolose et autres, qui furent établis depuis
pour y recevoir les religieux de l' ordre qui venoient
pour étudier dans les universitez : d' autant que ce n' a
esté que dans le second siecle de l' ordre que ces
colleges ont esté établis et bastis ; et par consequent
dans un tems, ou l' on pourroit dire que l' on s' estoit
déja écarté de la premiere pureté de la discipline. Et
mesme ce ne fut pas sans beaucoup de contradiction que
celuy de Paris fut commencé.
Mais on ne peut nier au moins que l' on n' ait permis
dans le commencement à ceux que l' on jugeoit capables,
de composer des livres, et de les donner au public. Il
est vray qu' il falloit avoir pour cela une permission
expresse des superieurs : mais il n' en falloit pas pour
étudier en son particulier, et pour se rendre capable
de les composer. On sçait sur cela l' exemple admirable
que nous a donné l' Abbé Guerric. Ce saint homme estant
prest de mourir, et faisant une recherche exacte de
tout ce qu' il pouvoit avoir commis contre son devoir,
il fit reflexion qu' il avoit composé et rendu public un
livre de sermons, qui sont si pleins de pieté et
p58
d' onction, et qu' il l' avoit fait sans la permission du
chapitre general, laquelle estoit necessaire pour
cela : etc. Sur cela estant entré dans une sainte
indignation contre luy-mesme, il s' accusa en public de
ce défaut d' obeïssance, et pria qu' on brulât sur le
champ ce livre de sermons, qu' il regardoit comme le
fruit de sa desobeïssance. Ce qui fut executé
ponctuellement : mais comme on avoit d' autres copies
que celle qu' il avoit reservée, ces pieuses
productions de ce saint abbé sont heureusement venuës
jusqu' à nous.
On peut juger encore de l' application qu' eurent les
premiers peres de cet ordre aux lettres saintes par ce
que fit S Estienne Iii abbé de Citeaux dés l' an
1109 dix ans seulement aprés l' établissement de ce
premier monastere de l' ordre : c' est-à-dire par la
diligence qu' il apporta pour la correction de la bible,
dont l' original se garde encore aujourd' huy à Citeaux.
Car ayant amassé plusieurs manuscrits de la bible, et
s' étant apperçu qu' un des exemplaires qu' ils avoient,
estoit extrêmement different des autres, non seulement
dans la version, mais mesme dans quelques additions qui
ne se trouvoient pas dans les autres, il fit venir
plusieurs juifs habiles pour corriger ce qui regardoit
le vieux testament ; et aprés avoir examiné tout avec
grand soin, il ordonna que l' on bifferoit ces additions
particulieres qui se trouvoient principalement dans les
livres des rois, et que ceux qui transcriroient à
l' avenir cette bible, omettroient ces additions. Et
cette ordonnance paroist encore aujourd' huy à la teste
de cet exemplaire de la bible qui se garde
p59
à Citeaux, et se trouve à present imprimée à la fin
du premier volume de Saint Bernard de la derniere
edition. Il est visible que des gens qui au
commencement d' un ordre naissant s' appliquent à
rétablir le texte de l' ecriture ; qui assemblent des
juifs pour le faire avec plus de lumiere et d' assurance,
n' ont pas entierement renoncé à l' étude des lettres et
à ce qui regarde l' érudition ; et il ne faudroit pas
d' autre preuve pour cela que cet exemple de critique
dans un aussi saint abbé qu' estoit Estienne, qui eut
l' avantage de recevoir S Bernard à Citeaux, et que
l' on peut considerer comme le premier fondateur de ce
grand ordre.
Enfin pour ne pas m' étendre davantage sur ce point, S
Bernard se declare luy-mesme en faveur des études
dans un de ses sermons sur les cantiques. Car aprés
avoir dit au commencement du sermon 36 que plusieurs
saints, et les apostres entr' autres, avoient fait de si
grandes choses sans le secours des sciences humaines,
il ajoûte, etc. Il repete encore la mesme chose au
sermon suivant, et dit qu' il ne pretend pas blâmer la
science des lettres, pour qu' elle ait pour fondement
l' amour de Dieu et l' humilité, appuyée sur la
connoissance de Dieu et de soy-mesme ; et qu' il est
avantageux que cette science soit telle, qu' elle puisse
suffire non seulement pour s' éclairer soy-mesme, mais
aussi pour éclairer
p60
et instruire les autres, etc.
Et il semble qu' on n' ait pas droit de répondre, que
S Bernard ne parle pas ici des études des religieux
en particulier, mais des études en general. Car il est
certain qu' il composoit ces sermons pour ses religieux,
et qu' il les prononçoit en leur presence : et que s' il
avoit pretendu leur interdire les sciences, il les
auroit distingué des autres ecclesiastiques. Mais comme
il se contente en cet endroit de donner des regles pour
rendre les études utiles et avantageuses pour le salut ;
on a droit de conclure, qu' il ne les a pas desapprouvées
dans les moines, non plus que dans les ecclesiastiques.
L' Abbé Gilbert qui a si bien pris l' esprit et la
pieté de S Bernard dans la continuation qu' il a faite
des sermons sur les cantiques, s' explique en plusieurs
endroits de son ouvrage en faveur de la science, et
condamne l' ignorance, sur tout dans les prelats. Il se
plaint dans plus d' un endroit de certains superieurs,
qui ne travaillent pas assez à se rendre capables de
parler avec facilité et avec force des choses saintes ;
et de ce qu' ils s' appliquent davantage aux affaires
temporelles qu' à l' étude des ecritures saintes. Il
attaque principalement certains abbez, qui ne se
contentant pas de demeurer dans l' ignorance, avoient
encore la temerité de blâmer ceux qui en sçavoient plus
qu' eux, et par un exs d' envie et de jalousie,
taxoient du nom de stupidité et de folie ou de vani
l' application de leurs confreres à la doctrine et à la
science : etc.
Ce mesme auteur approuve aussi le travail de ceux
p61
qui reduisoient par écrit leurs pensées ; et mesme les
conferences, ou l' on traitoit de l' intelligence des
ecritures saintes : etc. Quoy qu' il approuve aussi la
défense qui avoit esté faite dans son ordre, de ne rien
composer sans la permission du chapitre general. Et il
ajoûte, que cette precaution, qu' il appelle
surabondante , a esté utilement établie. Car quoy
que quelques-uns se fussent servis utilement de la
permission generale, d' autres en auroient aussi sans
doute abusé, en abandonnant les exercices de leur
profession et de leur employ, pour s' appliquer
entierement à ce qu' on n' exigeoit pas d' eux : etc. Cet
auteur n' a donc pas pretendu que ce reglement de l' ordre
de Citeaux ait esté necessaire absolument pour les
moines : mais seulement pour les precautionner contre
le mauvais usage, que quelques-uns auroient fait d' une
permission generale. Voilà pour ce qui regarde la
reforme de Citeaux.
On ne doit pas omettre en cet endroit le celebre
monastere du Bec en Normandie, fondé par le saint
Abbé Herluin, duquel sont sortis tant de religieux
éminents en pieté et en doctrine, tels qu' un Lanfranc,
tels qu' un S Anselme, tous deux depuis archevesques
de Cantorbery, lesquels n' ont pas eu moins de soin de
cultiver dans leur monastere les lettres que la vertu,
dont ils estimoient qu' elles estoient l' appuy et le
soûtien.
Cette mesme discipline se répandit dans les autres
monasteres de Normandie, sur tout à S Estienne de
Caën sous Lanfranc, à S Evroul, au Mont Saint
Michel,
p62
à Fescan, à Troarne, à la Croix Saint Leufroy :
et ce fut dans ces deux derniers que furent élevez
Durand et Guimond, qui ont si bien écrit touchant le
tres-saint sacrement de l' eucharistie contre Berenger,
d' où il paroist qu' on enseignoit mesme les belles
lettres dans tous ces monasteres. Cela se justifie par
une epistre que S Anselme a écrite à Maurice son
disciple et religieux, auquel il conseille de lire
Virgile et les auteurs profanes, exceptez ceux ou il
se trouvoit des endroits contraires à la pureté et à
l' honnesteté. Tant ces grands hommes estoient persuadez,
que les études mesme des belles lettres estoient
avantageuses aux religieux.
C' a esté aussi le sentiment de ceux qui ont reformé les
monasteres d' Angleterre au dixiéme siecle. Car ayant
tiré du monastere de Fleury la pratique exacte de la
regle, ils obligerent le venerable Abbon religieux de
cette abbaye de passer en Angleterre, pour y rétablir
l' étude des sciences et des lettres.
Enfin il est si vray que les plus zelez reformateurs de
la profession monastique qui estoient pour lors, ne
croyoient pas que les études fussent contraires à son
ancien esprit, que les chartreux mesme dés leur
origine s' y sont appliquez. On ne peut douter que le
venerable Guigue, qui a le premier redigé par écrit
les statuts de ce saint ordre, n' ait esté un homme tout
rempli du premier esprit de son fondateur. Cependant il
paroist par sa conduite, que non seulement il estoit
fort habile, mais mesme qu' il instruisoit ses
religieux, autant que leur profession le pouvoit
permettre, dans la science des peres et dans la
doctrine ecclesiastique. Nous avons une lettre qu' il
addresse aux religieux de la chartreuse de Durbon,
dans laquelle il fait une critique exacte des
p63
epistres de S Jerome, distinguant les veritables
d' avec celles qui estoient supposées : et il veut que
l' on mette cette censure à la teste des exemplaires
qui contenoient les lettres de ce saint docteur : afin
que ceux qui les liroient, n' y fussent pas trompez.
On voit aussi par une lettre que Pierre Le Venerable,
abbé de Cluny, luy écrit, que ce pieux solitaire luy
avoit demandé la communication des ouvrages de plusieurs
saints peres pour les faire copier. Il est parlé dans
cet epître non seulement des vies de S Gregoire de
Nazianze et de S Jean Chrysostome, mais mesme de
l' écrit de S Ambroise contre le prefet Symmaque, du
commentaire de S Hilaire sur les pseaumes, de
l' ouvrage de S Prosper contre Cassien, et des
epistres de S Augustin et de S Jerome. Ce qui fait
voir que ces saints solitaires ne se contentoient pas
de la lecture des seuls ouvrages de pieté que les peres
ont composez, mais qu' ils s' appliquoient aussi à ceux
qui avoient esté écrits pour la défense de la religion
chrêtienne et de la doctrine de l' eglise.
Mais afin de remonter jusqu' à la source de ce saint
institut, l' Abbé Guibert, qui en a vû et décrit
l' origine dans le premier livre de sa vie, témoigne que
bien que les premiers chartreux fissent profession
d' une pauvreté fort exacte, ils avoient neanmoins un
grand zele pour faire de riches biblioteques : afin de
suppléer par l' abondance du pain spirituel à l' étroite
abstinence qu' ils s' étoient prescrite pour la viande
corporelle : etc. Il est hors de doute que ces riches
biblioteques estoient composées de livres
p64
doctrinaux aussi bien que de livres spirituels, comme
nous venons de remarquer : et partant que ces saints
solitaires faisoient leurs lectures des uns et des
autres.
Que si ces saints religieux, lesquels, suivant le
témoignage d' un pieux et sçavant auteur de ce tems-là,
ont fait refleurir en occident la ferveur et le premier
esprit de ces admirables solitaires d' Egypte, se sont
appliquez à la lecture des ouvrages de doctrine ; on ne
doit pas trouver mauvais, que les benedictins en usent
de mesme : veu que d' ailleurs dans toutes les reformes
que l' on a faites de leur ordre on a toûjours eu soin
de rétablir cette pratique, comme je viens de le faire
voir.
PARTIE 1 CHAPITRE 11
que les academies ou colleges qui ont esté de tout
tems dans les monasteres de l' ordre de Saint Benoist,
sont une preuve manifeste que les études y ont
toûjours esté approuvées.
apres tout ce que nous venons de dire, il semble qu' il
soit inutile d' apporter encore d' autres preuves pour le
sujet que nous traitons ici : mais neanmoins il n' est
pas possible d' en omettre une fort solide et qui saute
aux yeux : c' est que les differentes academies ou
colleges qui ont esté de tout tems dans l' ordre de S
Benoist, font voir clairement qu' on y a toûjours fait
profession des lettres.
Cette preuve se peut aisément tirer de ce que nous
avons dit cy-devant, que comme on recevoit dans nos
monasteres de jeunes enfans, tant ceux qui estoient
offerts à Dieu par leurs parens, et estoient censez
p65
religieux, que ceux qui y demeuroient seulement pour un
tems pour y estre instruits et élevez : aussi y
avoit-il deux sortes d' écoles, dont les unes
s' appelloient interieures, qui estoient destinées pour
les religieux ; les autres exterieures pour les
externes. Mais il est bon de descendre un peu plus en
détail.
Pour commencer par le Mont-Cassin, quoique nous
n' ayons rien de particulier sur ce sujet avant la
destruction qui en fut faite par les lombards peu
d' années aprés la mort de S Benoist, on peut neanmoins
juger que les lettres y estoient cultivées dés ce
tems-là, tant par la raison generale que nous venons de
rapporter, que par quelques raisons particulieres. Les
vers que Marc disciple de nostre saint pere a composez
de sa vie, est le seul témoignage qui nous soit res
de ce tems-là, et quiconque prendra la peine de les
lire, jugera aisément qu' il y a peu de poëtes du moyen
âge qui ait fait de meilleurs vers. Paul Diacre qui
vivoit il y a neuf cens ans, les a loüez, et Pierre
Diacre assure que ce Marc estoit disciple de Saint
Benoist. Quoiqu' il en soit, il est certain qu' il estoit
religieux du Mont-Cassin, comme il le témoigne
luy-mesme : et il n' est pas moins certain que S Maur
et S Placide ont es élevez dés leur enfance par S
Benoist avec plusieurs autres enfans de leur qualité,
c' est-à-dire des premieres familles de Rome. Aprés le
rétablissement de cette illustre abbaye faite par
l' Abbé Petronax, les études y furent aussi rétablies,
et Paul Diacre, qui avoit esté secretaire de
Liutprand roy des lombards, s' estant retiré dans ce
sanctuaire, y enseigna les lettres à ses confreres. On
n' a qu' à consulter le livre que Pierre Diacre a
composé des hommes illustres du Mont-Cassin pour estre
p66
convaincu que l' étude des lettres y avoit continué
jusqu' au douziéme siecle.
Les moines qui furent envoyez par S Gregoire en
Angleterre, y bâtirent des monasteres pour y enseigner
la vertu et les lettres en mesme tems. Ce fut dans
celuy de S Pierre De Cantorbery que Benoist Biscope
apprit la discipline monastique, qu' il établit depuis
dans les deux monasteres qu' il fonda, ou le venerable
Bede fit profession de toutes les sciences, qu' il
enseigna à ses freres dans son monastere, et mesme aux
seculiers dans l' eglise d' Yorc. S Adelme et plusieurs
autres suivirent son exemple.
Cette mesme discipline se répandit dans tous les
monasteres, tant ceux qui estoient plus anciens, que
ceux qui furent bastis dans la suite, comme Glastenbury,
S Alban, Malmesbury, Croyland et autres : et ce fut
dans l' un de ceux-ci que S Boniface, l' apostre
d' Allemagne, fut élevé dés l' âge de cinq ans, et qu' il
y apprit les sciences, qu' il fit depuis enseigner
luy-mesme dans Fulde et dans Fritislard, qui furent
deux des premieres et des plus illustres academies
d' Allemagne avec celle d' Hirsfeld, où il y eut dés
les commencemens 50 religieux. Ce fut presque en mesme
tems que fleurirent celles de S Gal, de Richenaw, et
de Prom,a vécu l' Abbé Reginon ; et quelque tems
aprés celles de S Alban de Mayence, de S Maximin,
et de S Mathias de Treves, de Medeloc, et
d' Hirsauge. Tritheme a donné la succession des maistres
qui ont enseigné les lettres dans cette derniere. Il
faut encore ajoûter à toutes ces academies celle de
Schafnabourg, ou à fleuri le celebre chronographe
Lambert, moine de cette abbaye.
En mesme tems que les sciences commençoient à
p67
fleurir en Angleterre avec la religion, il y avoit aussi
de celebres academies en France. Témoins celles de
Fontenelle sous S Vandrile et S Ansbert, celle de
Fleury sous la conduite du bien-heureux Mommole,
illustrée depuis par Adrevald, Aymoin, Abbon et
autres : celle de Lobbes sous S Ursmer, et ensuite
sous Ratherius, Folquin, Herigere, et leurs
successeurs. Ce fut dans les huitiéme et neuviéme
siecles et les suivans que fleurirent celles d' Aniane
et de S Corneille d' Inde sous le saint Abbé Benoist :
celle de Corbie en France sous les adelards, les
walas, les radberts, les ratrams, sans parler de celle
de Corbie en Saxe qui ne fut gueres moins illustre ;
celle de Ferrieres sous le sçavant Abbé Loup : celle
de Saint Germain d' Auxerre sous Heric maistre du
petit Lothaire fils de Charle Le Chauve, et de
Remy, fameux professeur luy-mesme au siecle suivant :
celle de S Mihiel en Lorraine sous l' Abbé Smaragde,
c' est-à-dire du tems de Louis Le Debonnaire, et
enfin pour le faire court, celles de Gemblou, du Bec
et de S Evroul, desquelles sont sortis une infinité
de personnes illustres. On peut voir sur ce sujet ce
qu' en ont écrit M De Launoy dans son livre de
scholis , et M Joly chanoine de Paris dans son
traité des ecoles .
Ces academies se sont continuées et perpetuées dans nos
monasteres dans la suite des tems, sujettes aux
alterations de l' ordre, tantost fleurissantes, tantost
abbatuës, tantost relevées, suivant le cours et le sort
de la discipline. On voit encore aujourd' huy l' université
de Saltzbourg entre les mains des peres benedictins ;
des professeurs du mesme ordre dans les universitez de
Salamanque et de Doüay ; et des seminaires dans la
congregation de Saint Maur en France, et dans
p68
celle de Saint Placide en Flandre.
Monsieur Joly remarque fort judicieusement, etc.
Sans remonter jusqu' au tems de S Gregoire de Nazianze,
de S Basile et de S Chrysostome, dont je parleray
ci aprés, il suffit pour faire voir cette conformité de
dire un mot du maistre de S Jean De Damas, appellé
Cosme, né en Italie, lequel ayant appris avec la vie
monastique toutes les sciences humaines, retorique,
dialectique, arithmetique, geometrie, musique,
astronomie, theologie, se plaignoit de ce qu' il ne
trouvoit personne en Syrie, où il avoit esté emme
captif, pour luy faire part de ce qu' il sçavoit, comme
nous lisons dans la vie de S Jean de Damas, qui
apprit de luy toutes ces sciences.
Enfin S Gregoire, qui depuis fut evesque de Gergenti,
n' eut pas d' autre maistre dans la grammaire, la poësie,
la retorique et la philosophie, qu' un fameux solitaire,
auquel il avoit esté adressé par Macaire patriarche
de Constantinople. Tant il est vray que dans l' orient,
aussi bien que dans l' occident, les moines faisoient
profession des belles lettres, qu' ils joignoient à
l' étude de l' ecriture sainte et de la vertu.
Si l' usage universel de tous les tems justifie les
études parmy les moines, on peut dire que l' évenement
p69
n' a pas moins justifié cet usage dans le public : veu
que ç' a esté par le moyen de ces academies monastiques
que les lettres se sont conservées et sont parvenuës
jusqu' a nous, comme il seroit facile de le prouver, si
tout le monde ne convenoit pas sur ce sujet. J' en diray
neanmoins quelque chose à la fin de cette premiere
partie.
PARTIE 1 CHAPITRE 12
que ny les conciles, ny les papes n' ont jamais
fendu les études aux moines, mais au contraire qu' il
les y ont obligez.
si les études avoient esté si contraires à l' esprit
monastique, il ne se pourroit faire que l' on ne se fût
crié contre un usage qui a esté pratiqué dans tous
les siecles depuis l' établissement de la vie solitaire.
Mais bien loin qu' on y ait trouvé à redire, j' ay ja
montré que les peres avoient approuvé cet exercice : et
nous allons voir que les conciles et les papes y ont
obligé les moines.
Nous avons un reglement qui a esté fait sur ce sujet au
concile general de Vienne tenu l' an 1312 sous le
pontificat de Clement V. Voici les termes de ce
reglement qui est rapporté dans les clementines : etc.
Le fondement sur lequel est appuyée cette ordonnance,
est sans doute l' étude de l' ecriture sainte. Car le
concile jugeant avec raison, que cette science est
necessaire aux moines, et qu' elle ne se peut acquerir
sans le secours d' autres connoissances, il ordonne
p70
qu' il y aura dans chaque monastere un maistre pour
apprendre aux religieux les sciences primitives ,
sans lesquelles on ne peut entendre comme il faut les
ecritures saintes.
Benoist Xii confirma depuis cette ordonnance de
Clement V et expliqua ce que son predecesseur, ou
plûtost le concile de Vienne, avoit entendu par ces
sciences primitives . Car aprés avoir dit qu' il
commandoit que cette ordonnance fut exactement observée,
il ajoûte qu' il vouloit que non seulement dans chaque
monastere, mais mesme dans les prieurez, il y auroit
du revenu suffisant, on y entretint un maistre pour
instruire les religieux dans les sciences primitives ,
c' est-à-dire, comme il l' explique incontinent aprés,
dans la grammaire, la logique et la philosophie :
ensorte neanmoins que l' on n' admettroit point de
seculiers avec les religieux en qualité d' écoliers :
de peur que par ce commerce la corruption du siecle ne
s' insinuât dans l' esprit des moines. De plus ce mesme
pape ordonne qu' aprés les études de philosophie, on
instruiroit aussi les religieux dans la science du droit
divin et humain, c' est-à-dire du droit canonique, sous
lequel il comprend aussi sans doute la theologie.
On pourroit encore rapporter d' autres semblables
reglemens de conciles et de papes pour l' établissement
des études parmy les moines. Car il est hors de doute,
que les papes ont favorisé ces sortes d' établissements
dans l' ordre de Citeaux, par exemple, comme nous
l' apprenons des anciens statuts de cet ordre, dans
lesquels il est ordonné, que pour le respect qu' on doit
aux papes et aux cardinaux qui ont esté les principaux
promoteurs des études dans l' ordre, etc.
p71
Les études qui avoient esté établies dans les colleges
de Paris, d' Oxfort, de Montpellier, de Tolose, de
l' Etoile, et ailleurs, y seroient inviolablement
conservées à l' avenir. Ce qui ne se peut entendre du
reglement du concile de Vienne, puisque ce statut est
beaucoup plus ancien, estant compris dans un recueil
des anciens statuts des chapitres generaux, lequel
recueil fut fait l' an 1289 vingt-trois ans avant ce
concile.
Ces colleges avoient esté établis pour y recevoir les
religieux que l' on envoyoit étudier dans les universitez :
en quoy certes il y a beaucoup plus d' inconvenient,
que dans les études qui se font dans les monasteres.
Car quoique les religieux dans ces colleges demeurent
ensemble separez des seculiers, neanmoins le commerce
qu' ils sont obligez d' avoir avec eux pour leurs études,
ou pour prendre les degrez, les engage dans des
occasions ausquelles il est difficile de ne pas
respirer l' air du monde, et de ne pas étouffer par
consequent insensiblement l' esprit monastique qui en doit
estre si éloigné.
Nous avons une lettre de S Anselme, pour lors Ab
Du Bec en Normandie, touchant un religieux de S
Pierre sur Dive, qui avoit esté envoà Paris pour
y étudier, et qui faisoit pour ce sujet sa demeure dans
le monastere de S Magloire, etc. C' estoit sans doute
pour étudier dans les ecoles publiques que ce religieux
estoit allé à Paris, mais à condition qu' il
demeureroit dans un monastere. Ce qui fait voir
l' antiquité de cet usage dans nostre ordre.
Nous en avons la pratique dans les siecles suivans à
Cluny, à Marmoutier, à la Chaise-Dieu, et ailleurs :
p72
et Arnauld De Saint Astier entr' autres, lequel
d' Abbé De Tulles en Limosin fut fait premier
evesque de cette ville, ordonne dans les statuts qu' il
a faits l' an 1320 que pour l' honneur et l' avantage de
son eglise, on envoyera six religieux de son chapitre
dans quelque université celebre, etc. Pour y étudier en
theologie ou en droit canon. C' est ce qui s' apprend de
l' histoire de cette ancienne abbaye composée par le
sçavant M Baluze, qui nous fait esperer de la donner
bien-tost au public.
Le concile provincial de Cologne tenu l' an 1536 fit
aussi quelques reglemens fort utiles pour les études
des moines. Le premier est, que dans chaque monastere
il y ait une personne pieuse et sçavante pour y
enseigner la loy de Dieu aux jeunes gens : et que l' on
exente des offices bas et ravalez ceux que l' on
trouvera plus disposez aux lettres et à la contemplation.
Le second reglement est, qu' il y aura dans chaque
monastere un predicateur pieux et sçavant, pour exciter
les esprits au mépris et au détachement du monde. Le
troisiéme, que l' on pourra envoyer quelques-uns des
jeunes religieux, qui auront de bonnes dispositions
d' esprit et de moeurs, dans les universitez publiques
et catholiques pour y étudier en theologie : ensorte
neanmoins qu' ils ne pourront demeurer que dans les
communautez religieuses sous les yeux de leurs maistres :
de peur que sous pretexte des études ils ne prennent
un esprit tout contraire à celuy de leur profession :
etc.
à l' égard de ce dernier article, le concile se sert d' un
terme qui n' est pas si fort que dans les autres. Car au
lieu que dans les deux precedens il dit absolument qu' il
p73
faut avoir un maistre et un predicateur : il dit dans
celuy-ci que l' on ne fera pas chose desagreable au
concile, etc. D' envoyer quelques jeunes religieux
d' esperance dans les universitez ; montrant par là une
grande difference entre les études qui se font dans les
monasteres, d' avec celles qui se font dans les
universitez ; celles-ci n' estant que simplement permises,
et les autres estant absolument necessaires.
Un des reglemens que le saint concile de Trente a fait
touchant les études des moines, est, que dans les
monasteres ou on le pourra commodément, il y ait une
étude reglée de l' ecriture sainte, et que les abbez qui
negligeront de le faire, y seront contraints par les
evesques des lieux. Il n' a pas desapprouvé les autres
études qui peuvent rendre capables les solitaires de
celle de l' ecriture : et comme il a permis positivement
les études qui se faisoient dans les universitez,
pourvû que les religieux étudians demeurassent dans
leurs monasteres ; on peut bien juger par là qu' il n' a pas
crû que les études fussent contraires à la pureté de
l' état monastique, dont il a si fort souhaité le
rétablissement et la reforme.
Voilà les principaux reglemens qui ont esté faits de
tems en tems par l' eglise touchant les études des
moines, et on ne voit pas qu' il s' en trouve aucun de
formel, qui leur en interdise l' exercice, ny qui
témoigne que le relâchement des monasteres soit venu de
l' application aux lettres. On n' a qu' à lire sur cela
les differentes ordonnances des conciles, tant du
neuviéme et du dixiéme siecle, que des suivans : et on
verra que les conciles attribuent ce relachement
tantost aux troubles de la guerre, et au défaut de bien
pour vivre
p74
qui en resultoit ; tantost aux abbez seculiers, tantost
aux mauvaises dispositions, soit de propos deliberé,
soit de negligence, ou de paresse, ausquelles les
moines s' abandonnoient, etc. Comme parle le concile de
Verneüil de l' an 844 ou l' on oppose le mot de
studio à celuy de desidia , pour marquer un
propos deliberé et une malice affectée, un dessein
formé, comme l' a traduit M Lancelot dans la seconde
edition du traité de l' hemine, et non pas pour marquer
l' étude.
PARTIE 1 CHAPITRE 13
l' on examine les inconveniens qui se peuvent
rencontrer dans les études des moines.
ce n' est pas que l' on pretende qu' il ne puisse y avoir
quelques inconveniens dans les études qui se font dans
les monasteres par le mauvais usage de ceux qui s' y
appliquent : mais ou ne s' en trouve-t-il pas ? On abuse
de tout : et ne peut-on pas dire qu' il y en a encore
plus dans le défaut de science ? C' est ce qu' il faut
examiner presentement, et voir en premier lieu, quels
sont les desavantages que l' on peut craindre de l' étude.
Le premier est, que la science est opposée à cet esprit
d' humilité et de penitence, qui fait l' essentiel de la
profession monastique : que la science cause de
l' enflure et de l' élevement suivant l' apostre : qu' outre
la vanité elle produit la curiosité, la dissipation et
les contestations, choses qui doivent estre entierement
bannies des monasteres.
p75
Il est vray que la science peut causer l' élevement et
l' enflure du coeur, et que cela n' arrive que trop souvent,
lorsqu' elle n' est pas precedée ou accompagnée de
l' exercice de la vertu, sur tout de la charité et de
l' humilité chrêtienne. C' est pourquoy il est necessaire
avant que les religieux soient appliquez à l' étude, que
l' on ait eu grand soin de les former dans la pratique de
la vertu ; et il faut retirer des études ceux qui n' en
font pas un bon usage : mais on ne croit pas qu' il faille
pour cela en défendre l' exercice universellement aux
autres. On voit des ignorans superbes et vains aussi
bien que des sçavans, et il arrive assez rarement qu' une
personne qui a beaucoup de lumiere, tombe dans ces
excés de vanité, ausquels sont sujets quelquefois ceux
mesme qui n' ont que de tres-mediocres connoissances :
etc. Mais enfin je veux que la science soit exposée à la
vanité et à l' élevement : faut-il l' abandonner pour
cela, et ne peut-on pas apporter de remede à ce défaut ?
Si cela est, il faut que tout le monde évite la science
comme un écueil, puisque tous les chrêtiens sont
obligez de fuïr la vanité. Ecoutons S Augustin, cet
humble et admirable docteur de la veritable science :
etc. à quoy bon instruire les ignorans, poursuit S
Augustin, si l' ignorance est preferable à la science ?
Etc.
On ne peut rien dire sur cela de plus juste que ce
qu' écrit en general l' auteur de la continuation des
essais de morale sur l' epistre du troisiéme dimanche
d' aprés pasque, touchant les talens de science et
autres
p76
semblables qui sont en estime dans le monde. On
pourroit peut-estre dire, etc.
p77
Cet endroit m' a paru si beau et si à propos au sujet que
nous traitons ici, que je n' ay pû m' empescher de le
rapporter tout entier, laissant aux lecteurs
l' application qu' il est aisé d' en faire par rapport aux
moines.
C' estoit dans cette pensée que S Augustin écrivant à
l' Abbé Eudoxe et à ses religieux, aprés les avoir
exhortez à demeurer fortement attachez aux pratiques de
leur estat, les avertit en mesme tems de ne pas
rechercher par un esprit d' ambition les emplois de
l' eglise, mais aussi de ne les pas rejetter sous
pretexte de repos et de retraitte, lorsque Dieu les y
appelleroit, et que cette sainte mere auroit besoin de
leur secours : etc.
p78
Pour revenir à l' objection, il est juste de bannir des
cloistres les curiositez, la dissipation, les
contestations : mais si l' on fait un bon usage de
l' étude, elle doit produire des effets tout contraires
à ces déreglemens. Une étude religieuse doit avoir pour
but la science de l' ecriture sainte, le bon usage du
tems et des lectures que les moines sont obligez de
faire, la connoissance et la pratique de la vertu, le
reglement du coeur, l' éloignement du monde, et l' amour
de la retraite, de la solitude et du silence. Il faut
condamner toute autre fin des études qui ne suppose pas
celles ci, ou ne s' y rapporte pas, et sur tout à l' étude
de l' ecriture sainte, laquelle estant bien pratiquée
peut toute seule détruire tous les vices : etc. Des
études faites de la sorte bannissent toute sorte de
curiositez, d' autant qu' elles se bornent à la science
des saints, c' est-à-dire aux connoissances qui nous
portent à la perfection religieuse. Elles bannissent la
dissipation ; parce qu' elles ne tendent qu' à remplir le
coeur des veritez du ciel. Enfin de telles études sont
ennemies des contestations, puisqu' elles n' ont pour but
que le reglement du coeur, l' amour de la solitude et du
silence.
On dira peut-estre, que cela est fort beau dans la
speculation, mais que l' on voit tout le contraire dans
la pratique : que les études de philosophie, et de
theologie mesme, telles qu' on les enseigne communément,
ne portent qu' à la curiosité, à la dissipation, et aux
disputes, puisque les disputes mesmes font la meilleure
partie de ces sortes d' études.
On avouë qu' à considerer ces études en elles-mesmes,
et comme la pluspart du monde les fait aujourd' huy,
sans
p79
rapport à la fin que les moines doivent se proposer en
s' y appliquant, et que s' il falloit employer toute sa
vie à cette sorte d' étude, on ne pourroit que
difficilement éviter ces inconveniens. Mais qu' est-ce
qui oblige de reduire en disputes et en contestations
les études de la philosophie et de la theologie ? Ne
pourroit-on pas traiter les matieres qui sont purement
necessaires d' une maniere positive, en expliquant
simplement les principes et les questions principales,
en éclaircissant sans chicane les difficultez qui se
presentent ; et donner aux religieux un fond de
doctrine, telle qui leur seroit necessaire et suffisante,
pour pouvoir ensuite sans peine profiter par eux-mesmes
de la lecture des livres saints, et des ouvrages des
peres ? Qu' est-il necessaire de faire des argumens en
forme, et d' y répondre comme on le fait dans l' école ?
Il est vray que cela se pratique aujourd' huy de la
sorte dans les communautez religieuses, et on ne peut
nier que cette methode n' ait son utilité : mais aprés
tout on y pourroit apporter un temperament, comme on le
verra dans la suite. Et quand bien mesme on ne le
pourroit faire, il faut considerer que ces études ne
durent pas toute la vie : que l' on n' y employe les
religieux que quatre ou cinq années au plus, aprés les
y avoir disposez autant de tems par la pratique de la
vertu : et que ces études estant finies, ils en peuvent
recueillir les fruits dans la retraitte et le silence,
et dans l' étude de l' ecriture sainte, et des ouvrages
des peres.
Il ne sert donc de rien de dire, que les moines ne sont
pas destinez pour enseigner les autres, mais pour
pleurer, et pour faire penitence. La fin principale de
leur étude à la verité se termine uniquement à leur
propre utilité et à leur avancement particulier : et s' il
arrive
p80
que l' eglise et la providence divine les engage à
instruire les autres, ce n' est nullement le premier but
qu' ils doivent se proposer dans leur étude, mais celuy
de s' instruire eux-mesmes, de s' édifier eux-mesmes, de
se remplir eux-mesmes des veritez du ciel, afin qu' ils
soient plus capables de soûtenir les difficultez de la
vie religieuse, et de profiter de ses avantages. Nous
en avons un illustre exemple dans le venerable Bede,
entr' une infinité d' autres. Qui s' est plus appliqué à
toute sorte d' études, et mesme à enseigner les autres
que luy ? Qui cependant plus attaché aux exercices de
pieté et de religion que luy ? à le voir prier, il
sembloit qu' il n' étudiât pas : à voir la quantité de
ses écrits et de ses ouvrages, il sembloit qu' il ne fit
autre chose. Et cependant toujours occupé de l' étude
et du soin d' enseigner ses freres, et les seculiers
mesme, il estoit le plus exact à ce qui estoit du
devoir de la profession religieuse : ensorte, comme il
le dit luy-mesme, que parmi les distractions et les
empeschemens, ou plûtost parmi les emplois de la vie
religieuse et des offices divins, etc. Il mettoit tout
son plaisir à apprendre, ou à enseigner les autres, ou
à écrire, etc. Plût à dieu que les monasteres eussent
beaucoup de tels gens de lettres !
On oppose encore un autre inconvenient que l' on
attribuë à l' étude, qui est le retranchement du travail
des mains ; exercice, dit-on, qui est necessaire et
essentiel à la profession monastique.
Cet inconvenient est assurément considerable, si c' est
une suite et un effet infaillible des études : mais ne
peut-on
p81
pas l' éviter ? On avouë que durant les études il est
difficile de donner beaucoup de tems au travail, veu
que celuy que l' on donne à l' étude, emporte presque
tout ce qui reste de la journée aprés l' office divin,
qui en remplit une bonne partie. Mais on vient de le
dire : les études ne durent pas toute la vie. Lorsque
les religieux ont assez de fond pour s' occuper
eux-mesmes, il est juste qu' ils reprennent le travail
des mains, que la necessité des études les avoient
obligez d' abreger ou d' interrompre pour quelque tems.
Cet exercice est trop avantageux et trop convenable à
la vie monastique pour l' abandonner entierement. Mais
comme cette matiere est importante, j' ay crû qu' il
estoit à propos de la traiter en particulier dans le
chapitre suivant.
Je me contenteray de dire ici, que les solitaires sous
pretexte d' études ne se peuvent dispenser d' eux-mesmes
de cet exercice ; quoique les superieurs puissent en
certains cas en exenter ceux d' entre leurs religieux
qu' ils jugeront à propos d' employer à l' instruction des
autres, ou au service du public, suivant les raisons
que la charité et la prudence leur pourront suggerer
dans les occasions. Mais comme il y a peu de personnes
capables d' une étude qui soit grande et assiduë ; il
est vray aussi qu' il y a peu de religieux, ausquels on
puisse accorder ces sortes de dispenses, sans les
exposer à un fascheux dégout, qui les jetteroit ensuite
dans l' abbatement et dans l' oisiveté.
C' est pour éviter cet inconvenient qu' il semble aussi
n' estre pas à propos d' appliquer tous les solitaires à
l' étude. Tous n' en sont pas capables, et on pourroit
mesme en dispenser ceux ausquels un grand amour de
l' humilité, de la retraite, du silence et du travail
tiendroit lieu de
p82
toutes les autres sciences. C' est là proprement la
science des saints, la fin et le but de toutes les
sciences, et quiconque y est parvenu n' a pas besoin
d' autres études. C' étoit là toute la science des
premiers chrêtiens. Etc. Plûst à dieu que les
solitaires voulussent se former sur cet excellent
modele ; il ne seroit pas besoin à la pluspart d' avoir
d' autre science : quoique pour soûtenir la religion il
soit necessaire que les superieurs, et ceux à qui Dieu
a donné des talens particuliers, joignent à cette
étude de la science des saints, celle de la doctrine de
l' eglise, afin d' instruire les autres, de les fortifier
et de les éclairer dans leurs doutes et leurs
difficultez.
Mais aprés avoir examiné les inconveniens qui se
trouvent dans les études, il seroit à propos de voir,
s' il y en a moins dans le défaut de science et de
doctrine. On demeure d' accord encore une fois, que si
l' on estoit assuré d' avoir toûjours des superieurs
également zelez et éclairez, il ne seroit pas beaucoup
necessaire que les inferieurs s' appliquassent à
l' étude : mais c' est ce qu' on
p83
ne peut esperer sans un miracle, et comme les superieurs
ne sont choisis que des corps des communautez ; si l' on
y neglige les sciences, il ne faut pas s' attendre que
Dieu fasse des miracles continuels pour leur donner
des superieurs éclairez. Que s' ensuivra-t-il donc de
cela ? Tout ce que l' on peut attendre d' une
communauté qui est sans lumiere, dont le chef et le
guide n' est pas moins aveugle que ceux qui le suivent,
etc. Le premier effet que produira ce défaut de lumiere
dans ces communautez, sera une ignorance stupide, qui
ne sera excitée ny par les exhortations vives d' un
superieur, ny par les lectures éclairées des inferieurs.
Delà s' ensuivra une indocilité qui rendra les solitaires
presque intraitables et peu susceptibles des veritez
les plus saintes de la religion. Delà naistra la
desobeïssance, et le défaut d' honnesteté, qualité si
utile pour la vie commune et sociale. Enfin cette
ignorance sera une source de dégoût pour la psalmodie
que l' on ne comprendra pas, pour la lecture que l' on
n' aimera pas, et ensuite pour tous les autres exercices
qui ne seront pas animez de cet esprit de ferveur, qui
est necessaire pour les rendre doux et agreables.
Voyez le commentaire de Turrecremata sur le chapitre
48 de nostre regle, ou il rapporte douze inconveniens
qui naissent du défaut d' études dans les monasteres.
Il faut aver neanmoins qu' une communauté naissante,
qui est dans sa premiere ferveur, peut se stenir
quelque tems, comme je l' ayja dit, et éviter dans
ses commencemens ces funestes effets sans le secours
des études : mais cette ferveur ne durera pas
long-tems, si on n' a soin de la nourrir et de la
fortifier par le moyen de la science : et on en peut
dire autant à proportion de
p84
la religion que de l' eglise, que la vertu et la pieté
presque toutes seules l' ont soûtenuë dans les
commencemens, mais qu' il a esté necessaire que dans la
suite la doctrine soit venuë au secours pour la
défendre contre ses adversaires, et contre les
déreglemens mesme de ses enfans qui l' ont attaquée.
PARTIE 1 CHAPITRE 14
si l' on peut substituer l' étude à la place du travail
des mains.
I
ou l' on examine l' obligation de ce travail, et les
raisons que l' on peut avoir d' en dispenser.
on a toûjours consideré dans l' estat monastique le
travail des mains comme un exercice important ; et
plusieurs l' ont estimé absolument necessaire. Il est
certain que les premiers solitaires en ont fait un des
points capitaux de la discipline reguliere, et l' Abbé
Isaïe dans sa regle recommande principalement trois
choses à ses religieux, sçavoir l' exercice assidu de
l' oraison, la meditation des pseaumes, et le travail des
mains.
Il est vray que dés le commencement il y a eu de
certains moines, que S Epiphane et Theodoret
appellent messaliens, lesquels faisant profession de
prier continuellement, rejettoient le travail comme un
empeschement à l' oraison. C' est pour cette raison qu' on
les a appellez euchites , c' est-à-dire prians ,
qui est aussi le sens du mot de messaliens en
langue syriaque.
Cette secte se répandit en Afrique, et ce fut à son
occasion
p85
que S Augustin, à la priere d' Aurele evesque de
Carthage, composa un livre du travail des moines, etc.
Dans lequel il montre par l' exemple et l' autorité de
S Paul, l' obligation qu' ils ont de vacquer au
travail.
En mesme tems Isidore De Damiette s' éleva contre
une communauté nombreuse d' un certain Paul archimandrite,
dont les religieux vivoient à la verité d' une maniere
fort reglée, mais qui au reste negligeoient le travail
des mains. Isidore leur represente que cette conduite
est contraire à la doctrine de nostre seigneur et à
l' exemple de l' apostre : qu' il ne voit pas qu' ils
puissent justifier à quel titre ils sont nourris, s' ils
ne veulent pas gagner leur vie par leur travail ; ny
qu' ils puissent conserver la paix, et se mettre à couvert
de l' agitation de leurs pensées et de leurs passions.
Il repete les mesmes sentimens dans une autre lettre
qu' il a écrite sur ce sujet à un autre superieur.
Nous avons sur cela une belle lettre de S Nil à un
solitaire, appellé Paul, dans laquelle il le reprend,
de ce que s' attachant seulement à la lecture, il
negligeoit les autres pratiques de la vie monastique.
Ce n' est pas ainsi qu' en a usé le grand S Antoine,
luy dit le bien-heureux Nil, etc.
C' estoit donc le sentiment de ces grands hommes, que le
travail est necessaire à la vie monastique. Isidore
De Damiette nous en a marqué les raisons et les
motifs. On y peut encore ajoûter l' aune, suivant
l' avis que S Paul donne à ceux qui ont fait un mauvais
usage
p86
du bien d' autruy, ausquels il ordonne de s' occuper en
travaillant des mains à quelque ouvrage utile, pour
avoir dequoy donner à ceux qui sont dans l' indigence.
Mais il y a encore deux autres raisons qui obligent
tous les hommes, et par consequent les moines, au
travail : car ils y sont obligez pour satisfaire à la
penitence generale, que Dieu a imposée au premier
homme aprés sa chute, et à tous ses descendans, qui est
de gagner leur pain à la sueur de leur front : et ils
y sont enfin obligez pour éviter l' oisiveté, et pour
faire un bon usage du tems, qui nous doit estre si
precieux tant que nous sommes en cette vie qui est si
courte.
Voilà donc les principaux motifs sur lesquels on doit
juger de qu' elle obligation est le travail des mains.
C' est une penitence imposée à tous les hommes : c' est
un moyen établi de Dieu pour ne pas manger
gratuitement le pain des autres : c' est un moyen pour
avoir dequoy faire l' aumône, pour éviter l' oisiveté,
pour donner un frein à ses passions, et pour acquerir
la paix du coeur.
S Paul confirme cette pratique non seulement par sa
doctrine, mais encore par son exemple. Nous y pouvons
ajoûter celuy des anciens solitaires, lesquels se sont
condamnez eux-mesmes à de rudes travaux. Etc.
p87
On peut voir une preuve admirable de ceci dans
l' histoire lausiaque en la vie de S Serapion, qui
nourrissoit et entretenoit du travail de ses religieux
tous les pauvres d' Alexandrie. Tous les exercices de
ces pieux solitaires se reduisoient à deux qui ne
finissoient point, c' est-à-dire à la priere et au
travail, et ils les joignoient tellement ensemble, qu' il
estoit difficile de discerner, comme dit Cassien, si
le travail continuel estoit la cause de leur priere,
ou si la priere estoit le fruit de leur travail.
S Benoist qui a retracé dans sa regle la vie de ces
admirables solitaires, penetré de l' importance de cette
pratique, avertit ses disciples, qu' ils doivent
s' estimer de veritables moines, lorsqu' ils vivront du
travail de leurs mains, à l' exemple des anciens peres
et fondateurs de la vie monastique, et des apostres
mesmes. C' est pour remplir ce devoir qu' il prescrit à
ses religieux plusieurs heures de travail. C' est dans
cet esprit qu' il ordonne que les freres serviront
eux-mesmes à la cuisine chacun à leur tour, et qu' on
pourra mesme les occuper à recueillir les fruits de la
terre, si la situation et la necessité des lieux
l' exigent ainsi.
Cela estant supposé, on demande si le travail des mains
est d' une telle obligation, qu' on ne puisse le suppléer
par d' autres exercices : et en cas que cela se puisse,
si l' étude peut tenir lieu de travail.
On peut répondre en general que les devoirs et les
exercices de chaque estat peuvent tenir lieu de
travail à ceux qui y sont engagez : et que si les regles
de ces estats ne prescrivent pas le travail des mains,
on satisfait en quelque maniere à cette penitence
commune
p88
que Dieu a imposée à tous les hommes, en s' acquittant
fidelement des exercices qui sont marquez dans ces
regles. Ce n' est pas que si ces exercices estoient
purement spirituels, il ne fût à propos de donner aussi
quelque exercice au corps par un travail qui soit
proportionné à la condition des personnes. Dieu n' est
pas moins le seigneur du corps que de l' esprit, et il
veut estre servi de l' un et de l' autre de ces deux
parties qui composent l' homme.
Mais pour ne pas nous écarter de nostre sujet, qui est
borné uniquement à la profession monastique, et pour
pondre à la difficulté qu' on examine à present, il
semble qu' on doit dire, que comme non seulement les
exemples des anciens solitaires, mais aussi toutes les
regles monastiques obligent les moines au travail, ils
ne peuvent s' en dispenser que pour des raisons qui
ayent esté approuvées par ces mesmes regles, ou par les
exemples des personnes qui ont passé pour des modeles
dans cette sainte profession.
C' est pourquoy on peut dire en premier lieu, que cet
exercice est necessaire aux corps et aux communautez
monastiques : que la lecture jointe mesme à l' oraison
ne suffit pas, commument parlant, pour fixer le coeur
de l' homme dans cet estat : et qu' il faut enfin que la
main preste son secours à la priere, à la lecture, et à
l' étude : autrement que ces exercices, qui sont
d' ailleurs si saints, seront languissans et incapables
de calmer les agitations et les passions du coeur. On ne
ruïne gueres davantage la priere en disant qu' on ne
doit jamais prier, qu' en ostant le travail de la
penitence, qui est comme le fondement qui la soutient,
et comme le pain qui la nourrit. Les dissipations
d' esprit, la curiosité, choses si
p89
contraires à l' oraison, sont inévitables à ceux qui
fuyent le travail, qui est comme un ancre immobile,
qui arreste l' agitation de nostre coeur et de nos
pensées, suivant Cassien ; ou comme un poids salutaire
qui fixe tre inquietude naturelle : etc. Comme dit
tres-bien le bien-heureux Abbé Guerric, etc.
Il faut neanmoins aver qu' il y a de certains cas,
ausquels on peut dispenser quelques particuliers du
travail. S Augustin reduit ces occasions à deux ou
trois chefs, qui sont, le défaut de tems, causé par
d' autres exercices et par des occupations necessaires :
la trop grande foiblesse et la maladie : et enfin la
delicatesse des personnes qui auroient es
considerables dans le siecle par leur naissance.
Examinons un peu ces raisons plus en détail.
Le défaut de tems causé par la multitude des autres
occupations peut estre une raison suffisante d' exenter
une personne du travail, pourvû que ces occupations
soient de sa profession et de son estat particulier.
C' est sur ce principe sans doute que S Aurelien dans
sa regle dispense l' abbé du travail, à cause de
l' embaras que luy cause son employ, sur tout dans les
grandes communautez, ou il y a plus d' affaires. S
Ferreole qui accorde la mesme dispense à l' abbé, dit
que c' est afin qu' il ait du tems pour vacquer à la
lecture, pour y apprendre ce qu' il doit enseigner tous
les jours à ses religieux. Nous sçavons neanmoins que
S Benoist ne s' en exentoit pas luy-mesme, et on sçait
assez que ce fut au retour du travail des champs qu' il
ressuscita un jeune homme à la priere de son pere. Cela
n' a pas empesché que ce sage et prudent patriarche
n' ait dispensé du service
p90
de la cuisine le celerier à cause de ses affaires, et
ceux d' entre ses religieux qui seroient occupez en des
emplois plus importans, etc. C' est enfin sur ce
principe que S Augustin, tout evesque qu' il estoit,
exhortant les moines au travail, a eu cette
condescendance pour eux de dire, que s' il ne travailloit
point luy-mesme, ce n' estoit que faute de tems, estant
comme surchargé d' affaires qui luy permettoient à peine
de respirer. Et il prend Jesus-Christ à témoin, qu' il
aimeroit mieux, à l' exemple des monasteres bien reglez,
travailler des mains pour sa propre utilité, en meslant
à cet exercice la priere et la lecture, que de se voir
engagé à décider des procés, et à traiter des affaires
du siecle.
La trop grande foiblesse du corps est encore une cause
legitime de cette dispense, pourvû que cette foiblesse
soit réelle et veritable. Ce fut la raison qui obligea
les peres de Citeaux d' exenter S Bernard du travail
commun des freres, sa foiblesse ne luy permettant pas
de le faire : mais en mesme tems on luy ordonna de
faire des exhortations à ses religieux plus souvent que
l' usage de l' ordre ne le permettoit : etc. Mais il
avouë aussi au mesme endroit, qu' il seroit beaucoup
plus avantageux et pour l' édification de ses freres,
et pour sa propre conscience, de travailler avec eux,
que de leur parler mesme de choses saintes. S Ferreole
ordonne dans sa regle, que celuy qui n' a pas la force
de travailler, s' applique assidument à la lecture, et
qu' il redouble sa ferveur dans les autres exercices de
pieté : etc.
Il
p91
ajoûte ensuite qu' il ne peut se dispenser de quelques
travaux moins penibles, comme de copier des livres, de
faire des filets pour la pesche, et autres semblables,
que S Jerome prescrit aussi dans sa lettre au moine
Rusticus. C' est dans ce mesme esprit que Lanfranc
estant jeune religieux au Bec, et ne pouvant travailler
des mains, suppléa à ce travail en ouvrant dans son
monastere des écoles publiques, pendant que le venerable
Herluin son abbé s' occupoit à l' office de boulanger et
de jardinier.
Il est donc certain que non seulement les malades, mais
mesme que ceux qui estant foibles de corps n' ont pas
assez de force pour le travail, en peuvent estre
legitimement dispensez : et quand mesme il arriveroit
que cette foiblesse ne seroit pas tout-à-fait réelle et
veritable, et qu' elle ne seroit que l' effet d' une
volonté languissante ou dissimulée, si le superieur
n' en peut convaincre son religieux, il peut le remettre
à sa propre conscience et à la connoissance de Dieu,
suivant cette excellente regle de S Augustin ; etc.
S Isidore De Seville est dans le mesme sentiment au
chapitre 5 de sa regle.
La troisiéme raison que S Augustin apporte pour
dispenser quelques moines du travail, est la complexion
delicate de ceux qui auroient esté considerables dans
le siecle. Car de telles personnes, dit ce saint
docteur, ont de la peine à supporter le travail du
corps, auquel ils ne sont pas accoutumez, encore qu' il
n' approuve pas cette sorte d' éducation. Etc.
p92
Mais afin que cette dispense soit legitime, il faut y
observer deux conditions. La premiere est, qu' en effet
ces personnes soient veritablement foibles de corps :
ce que l' on doit croire plus facilement d' eux que
d' autres, qui seroient d' une condition plus basse et
ravalée ; etc. La seconde est, qu' encore qu' ils soient
d' une complexion si delicate, il est bon neanmoins
qu' ils s' efforcent de donner des marques du desir qu' ils
auroient de travailler, s' ils le pouvoient en effet
comme les autres : afin d' oster à ceux-ci tout pretexte
de se dispenser du travail à leur exemple. Et S
Augustin nous assure qu' ils exercent par cette
conduite une oeuvre de charité plus agréable à Dieu,
que celle par laquelle avant que de se faire religieux,
ils avoient donné tous leurs biens aux pauvres : etc.
Mais enfin que s' ils ne veulent pas donner aux autres
cet exemple, on ne les y doit pas contraindre : etc. Ce
qui se doit entendre des ouvrages plus forts et plus
penibles. Car S Augustin ajoûte ensuite, qu' on doit
procurer à ces sortes de personnes des occupations
proportionnées à leurs forces : etc. C' est sur ce
modele que S Benoist ordonne des petits mestiers pour
les personnes foibles et delicates, afin de les
empescher de tomber dans la faineantise et l' oisiveté
s' ils ne travailloient pas ; ou dans le découragement,
si leur travail estoit trop fort et accablant.
De ce principe on doit inferer avec S Augustin,
p93
que ceux qui dans le siecle auroient esté d' une
condition servile et engagée au travail du corps pour
gagner leur vie, y sont plus obligez que les autres
dans la religion, n' estant nullement convenable, qu' ils
menent une vie plus molle et moins penitente dans le
cloistre que dans le monde, et que la religion qui est
une école d' humilité, leur serve d' un moyen pour les
élever et les faire vivre plus mollement : etc.
Mais en mesme tems que S Augustin donne cet avis à ces
sortes de personnes, il en donne un autre qui n' est pas
moins important à ceux qui estant ou foibles, ou
delicats, ne peuvent travailler : c' est qu' ils doivent
s' estimer inferieurs à ceux qui travaillent, quoiqu' ils
leurs soient peut-estre superieurs par la naissance :
etc. Et par consequent on ne doit pas regarder le
travail en religion, comme une oeuvre servile, mais au
contraire comme une marque de distinction, qui releve
de beaucoup les moines au dessus de ceux qui leur sont
d' ailleurs préferables par d' autres qualitez.
Nous en avons une belle preuve en ce que j' ay déja
rapporté de S Augustin, sçavoir qu' un religieux qui
auroit esté riche et considerable dans le monde, feroit
un plus grand acte de charité et de misericorde en
s' efforçant de travailler pour donner exemple aux
lâches qui auroient esté d' une condition servile avant
leur profession, que n' auroit es celuy qu' il auroit
pratiqué en
p94
distribuant tous ses biens aux pauvres, avant que de se
faire religieux. L' auteur de la lettre à la vierge
Demetriade est dans le mesme sentiment, comme nous
verrons cy-aprés. On ne peut rien ajoûter à cela pour
relever le merite du travail monastique.
Mais afin que ce travail ne perde rien de son merite,
il doit estre accompagné de certaines conditions, sans
lesquelles il ne seroit pas de grande utilité, comme
dit l' apostre : etc. Le principal moyen pour le rendre
utile, c' est qu' il soit accompagné de la priere et de
l' application du coeur à Dieu. C' est là cette pieté que
S Paul recommande au mesme endroit : etc. C' est cette
application du coeur à Dieu qui anime le travail, et
qui de corporel qu' il est le rend spirituel. C' est ce
qui fait de nostre corps une hostie vivante et agreable
à Dieu, lorsque l' esprit de penitence ou de charité
est le principe de ce sacrifice. C' est donc perdre son
tems, que de travailler pour se divertir, ou pour passer
le tems.
Outre le motif de penitence ou de charité, on peut
encore avoir celuy d' employer le travail comme un
moyen pour rendre l' esprit plus promt et plus disposé
aux exercices spirituels. C' est là la fin des exercices
corporels : et si au lieu de servir à nous recueillir,
il nous dissipent et nous éloignent des devoirs
interieurs de la pieté chrêtienne, ils nous sont plus
dommageables qu' avantageux. Cette dissipation peut
provenir ou du peu de disposition interieure qu' on
apporte au travail pour le rendre utile, ou bien de la
qualité du travail mesme, lequel estant trop rude et
trop fort, empesche les fonctions de l' esprit et du
coeur. C' est pourquoy les peres spirituels disent, que
si la qualité du travail est dans
p95
nostre choix, nous devons preferer ceux qui n' absorbent
pas entierement les forces du corps, afin qu' il en
reste assez pour l' application du coeur et de l' esprit
à Dieu. D' où vient que S Basile parlant des mestiers
et des emplois differens que les moines doivent
apprendre, exclud expressément les occupations qui sont
trop fortes, ou bien celles qui n' estant pas violentes,
sont jointes neanmoins avec le bruit et le tumulte qui
empesche de penser à Dieu. En effet S Augustin dit
que les saints moines de son tems travailloient pour se
nourrir, ensorte que l' esprit n' en souffroit pas
d' empeschement pour se porter à Dieu : etc.
C' a esté dans cette vûë que l' apostre a joint le
travail des mains avec le silence, etc. N' estant pas
possible d' avoir le coeur et l' esprit occupé de Dieu
sans le silence. Que si cette condition est necessaire
à tous les chrêtiens, elle ne l' est pas moins sans
doute aux moines, qui sont obligez par leur profession
à un silence beaucoup plus exact. C' est pourquoy les
regles anciennes, comme celle du maistre, prescrivent
le silence dans le travail. S Augustin recommande la
psalmodie pendant le travail : et c' est ainsi que les
religieux de Cluny entr' autres en usoient, comme S
Udalric nous l' apprend dans les coutumes de cette
illustre abbaye.
Une autre condition du travail religieux est, qu' il se
termine à quelque chose d' honneste et d' utile pour
Dieu, ou pour soy-mesme, ou pour le prochain. Car ce
n' est pas éviter l' écueil de l' oisiveté, que de
s' occuper à des bagatelles : etc.
p96
Pourvû qu' on observe ces conditions, il importe peu
quoique l' on fasse. Tout sera utile, si on travaille à
quelque chose d' utile et d' honneste en silence, dans un
esprit de charité ou de penitence.
Ii
application de cette doctrine au sujet des études :
l' on propose les difficultez que l' on peut former
sur cette obligation des moines au travail.
je me suis un peu étendu sur cette matiere, à cause
qu' elle est importante, non seulement par elle-mesme,
mais aussi par rapport au sujet que nous traitons. Car
s' il est vray que le travail soit un exercice si
necessaire aux moines, on peut inferer de là, qu' il n' y
a qu' une necessité pressante qui les en puisse
dispenser. Et par consequent, pour appliquer ceci à
nostre sujet, je dis que les études volontaires ne
sont pas une raison suffisante de les en dispenser.
J' appelle études volontaires celles qu' on se prescrit
à soy-mesme pour sa propre instruction ou édification.
Car s' il est avantageux, dit S Augustin, de donner
certaines heures à cette étude aussi bien qu' à la
priere, pourquoy ne donnera-t-on pas ici quelque tems
à un exercice, que l' apostre S Paul a recommandé si
particulierement au commun des chrêtiens ?
Il n' est donc plus question à present que de certaines
études reglées et de longue haleine qui ne sont pas de
nostre choix, mais qui nous sont imposées par l' ordre
des superieurs. Je mets de ce nombre les études des
maistres, qui sont employez à enseigner les autres, des
écoliers pendant leurs études de philosophie et de
theologie : et de ceux qui sont engagez par un ordre
p97
legitime à travailler à quelques ouvrages importans
pour l' eglise et pour le public, ou à prescher souvent,
etc. Ce que S Augustin entend mesme de ceux qui sont
occupez à faire des conferences pour leurs freres,
ensorte qu' il ne leur reste pas assez de tems pour
travailler.
J' ay dit par un ordre legitime : car je ne mets pas de
ce nombre ceux qui pour se retirer du train commun de
la communauté, se prescrivent à eux-mesmes de certaines
études, qui demandent beaucoup de tems et de dispense.
Ces sortes de privileges ne peuvent estre autorisez
que par un ordre particulier de la providence divine.
Laissons-là ceux-ci, et ne parlons que des premiers.
Il faut aver qu' il est difficile de joindre le
travail des mains à ces sortes d' études, et aux autres
exercices de la religion qui sont indispensables. Mais
neanmoins ceux qui auroient assez de force et de tems
pour donner quelque chose au travail sans prejudice de
leurs autres occupations, feroient sans doute une chose
tres-agréable à Dieu et édifiante pour leurs freres
de s' y appliquer de tems en tems : afin de soûtenir les
autres par cet exemple, et de leur faire paroistre, que
si on ne travaille pas comme eux, ce n' est que le défaut
de tems qui en est la cause, et nullement le peu de
soin que l' on ait de son devoir.
Mais enfin ces cas ne regardent que des particuliers,
et non pas tout le corps de la communauté, qui doit
continuer le travail à l' ordinaire. Car puisque tous
les particuliers ne sont pas capables de ces emplois,
pourquoy ceux qui en sont incapables, joüiroient-ils
de l' indulgence que l' on n' accorde aux autres que par
une espece de necessité, comme dit S Augustin. Etc.
p98
Pour ceux qui n' ont pas assez de tems ny de force pour
cela, il faut qu' ils suppléent à ce défaut par
l' humilité et par l' estime du travail ; et qu' ils
protestent sincerement avec S Augustin, qu' ils
aimeroient mieux, pour leur avantage propre, donner
certaines heures au travail des mains, à l' oraison et
à la lecture, comme font les bons religieux, que d' estre
obligez de vacquer à ces sortes d' études ; et que s' ils
pouvoient sans aller contre l' ordre particulier de Dieu
et des superieurs les quitter absolument, ils
prefereroient le sort des autres qui ont des heures
reglées pour le travail et les exercices de pieté, à
l' engagement où ils se trouvent de donner tout leur
tems à ces applications, qui d' ordinaire dessechent
l' ame, et la rendent presque incapable de l' exercice de
l' oraison. Etc. Que si un grand evesque, qui s' appliquoit
à des affaires si importantes pour l' eglise et pour le
troupeau que Dieu luy avoit confié, estoit dans ces
sentimens : quels sont ceux que doivent avoir des
solitaires, qu' un ordre particulier de la religion
dispense de l' engagement commun du travail, auquel ils
sont obligez par leur profession ? Qu' ils disent avec
un saint personnage, que s' ils ne sont pas assez
courageux pour pouvoir gagner leur pain à la sueur de
leur front, ils le veulent manger du moins avec la
honte et la douleur de leur coeur ; et qu' ils
s' estimeroient heureux, s' ils pouvoient suppléer par
les sentimens vifs d' une pieté solide et d' une fervente
devotion, à la perte qu' ils font d' un exercice qui est
si essentiel à leur estat. Etc.
p99
Ce sont les termes dont se sert le pieux auteur de la
lettre aux freres du Mont-Dieu.
Il ne sera pas hors de propos de remarquer, que cet
auteur n' est autre que Guillaume De S Thierry,
grand ami de S Bernard ; et qu' il a écrit cette
lettre, lorsqu' il estoit simple religieux dans l' abbaye
de Signy, où il se retira aprés avoir quitté le
gouvernement de son monastere. Cet auteur parlant de la
qualité du travail qui peut convenir à des solitaires,
dit qu' il faut preferer ceux qui ont plus de rapport
aux exercices spirituels, tels que seroit celuy
d' écrire des livres, etc.
Cette occupation estoit fort usitée parmi les moines
avant l' usage de l' imprimerie, et il n' y a pas de doute
que dans l' ordre de Citeaux, ou elle fut d' abord fort
en pratique, elle n' ait tenu lieu de travail manuel.
Que si cela est, comme il n' en faut pas douter, on peut
inferer que le travail de ceux qui sont employez par un
ordre legitime à composer ou à écrire des livres, peut
satisfaire à l' obligation du travail. Et cela est
fondé sur l' exemple des saints moines qui vivoient sous
la conduite de S Martin, dont les uns, qui estoient
les vieillards, vacquoient à une oraison continuelle :
les autres, c' est-à-dire les jeunes, n' avoient point
d' autre travail que celuy d' écrire des livres, comme
nous l' avons déja remarqué aprés Sulpice Severe.
Et certainement si on examine un peu de prés la peine
qu' il y a non seulement à écrire, mais dans certains
ouvrages qu' on fait pour le public, comme de composer,
de revoir et conferer les ouvrages des saints
p100
peres et autres auteurs ecclesiastiques, de corriger
des épreuves etc. On tombera aisément d' accord, que
cela peut tenir lieu de travail manuel, pourvû qu' on
le fasse dans un esprit de religion, d' humilité, et de
penitence, en ne cherchant que la gloire de Dieu, et
l' utilité de l' eglise et du prochain. Car ces sortes
d' occupations sont penibles. C' est un moyen honneste
de gagner son pain, et d' éviter l' oisiveté ; de faire
l' aumône spirituelle, et mesme corporelle ; et ce
travail qui se fait dans le repos et en silence, peut
estre aussi un bon moyen pour calmer les passions,
pourvû qu' on ne s' y recherche pas soy-mesme.
On dira peut-estre que les jeûnes, les veilles, et les
autres mortifications corporelles peuvent aussi bien
tenir lieu de travail aux autres ; et qu' enfin la
pluspart des moines estant aujourd' huy élevez à la
clericature, ils sont dispensez du travail des mains,
aussi bien que les autres clercs qui ne sont pas
religieux.
Mais il n' est pas bien difficile de resoudre ces deux
objections. Car pour ce qui est de la premiere, les
regles monastiques qui ont obligé les moines au travail
des mains, ne les ont pas exentez pour cela des jeûnes,
ny des veilles, ny des autres mortifications ; et on
peut dire au contraire qu' elles ont porté plus loin
cette obligation, à proportion qu' elles ont esté plus
austeres. S Paul menoit sans doute un genre de vie
qui estoit fort dur à la nature, puis qu' outre les
veilles, les voyages, la predication et les autres
travaux de l' apostolat, il mortifioit son corps par de
rudes austeritez : etc. Cependant il ne laissoit pas
pour cela de travailler des mains, pour avoir dequoy se
nourrir, et pour donner l' aune aux pauvres.
p101
Pour ce qui est de la clericature, elle n' est pas une
raison suffisante d' exenter les moines du travail,
puisque les anciens canons y obligent mesme les clercs
seculiers, comme il paroist par le canon 52 du concile
de Cartage : etc. Et afin qu' on ne croye pas que ces
reglemens ayent esté faits seulement pour les clercs
inferieurs, et que ceux qui estoient appliquez aux
études en estoient exents ; ce mesme concile ordonne
aux plus sçavans mesme d' entre les clercs, et qui sont
le plus versez dans l' ecriture, de gagner leur vie à
quelque mestier : etc. Et ainsi la clericature n' est
pas une raison suffisante d' exenter les moines du
travail.
Mais quand il seroit vray que les clercs seculiers en
seroient dispensez, les moines ne pourroient pretendre
le mesme privilege en vertu de leur caractere : puis
qu' étant obligez de remplir en mesme tems les devoirs
de clercs et de moines, si le travail est un devoir
de la profession monastique, comme je crois l' avoir
montré, on ne le doit pas negliger non plus que les
autres exercices : à moins que la necessité de
quelqu' autre employ, qui seroit incompatible avec le
travail, ne les en dispensast legitimement, comme je
l' ay remarqué un peu auparavant. C' est pour cette
raison qu' il est ordonné dans la regle du maistre, que
s' il arrivoit que quelques prêtres seculiers s' estant
fait religieux, ne voulussent pas travailler des mains,
on les renvoyât dans leurs eglises : puisque bien loin
que leur caractere les dût exenter du travail, il les
obligeoit au contraire davantage à donner
p102
cet exemple aux autres, et à pratiquer eux-mesmes le
precepte qu' ils devoient enseigner aux autres, qui
est, que l' on refuse le pain à ceux qui ne veulent pas
travailler.
On peut neanmoins former une objection considerable sur
ce que dit S Augustin : que ce seroit une temerité
aux solitaires de pretendre d' estre dispensez du
travail à l' exemple des apostres et des hommes
apostoliques, qui sont occupez aux fonctions de
l' evangile : mais que s' il arrivoit que les solitaires
mesmes fussent employez à ces fonctions, ou du moins
au service des autels, ils pourroient alors s' attribuer
le droit d' user de cette dispense. Voici les termes de
ce saint docteur : etc. D' l' on peut conclure, que
les moines estant presque tous aujourd' huy engagez au
service des autels, ils peuvent par consequent, au
moins suivant le principe de S Augustin, pretendre à
cette dispense.
Mais il paroist assez par tout ce traité de S Augustin,
qu' il veut dire seulement, que si ces fonctions
ecclesiastiques occupoient tellement, qu' il ne restât
point de temps pour le travail, comme il arrivoit aux
apôtres, (car ces moines, que le saint docteur refute,
se prevaloient de leur exemple : ) pour lors les
solitaires pourroient estre legitimement dispensez du
travail, comme il est arrivé peut-estre à ces saints
religieux, que S Jean Chrysostome envoya en Phenicie
pour y convertir les infideles. Mais à l' égard de
quelques autres qui sont obligez de donner seulement
une partie de leurs tems au service des autels ou aux
fonctions ecclesiastiques, etc.
p103
S Augustin veut bien qu' ils puissent diminuer autant
à proportion du travail des mains, mais non pas le
quitter absolument. Au reste il n' y a point de doute
que S Benoist n' a pas eu dessein d' exenter les
prestres du travail, veu qu' il les oblige à garder la
regle mesme plus soigneusement que les autres, etc.
Il y a encore quelques autres difficultez que l' on
propose contre cette obligation. L' une est, que S
Benoist n' a prescrit le travail des mains que pour
éviter l' oisiveté : qu' on l' évite par le moyen de
l' étude : et qu' enfin c' est le sentiment du P Heften,
du P Thomassin dans sa discipline, et de plusieurs
habiles gens, que S Benoist n' a pas eu d' autre vûë
que celle-là dans sa regle en prescrivant cet exercice.
On appuye ce sentiment d' une autre reflexion, qui fait
une seconde difficulté, sçavoir que le travail a esté
jugé necessaire aux moines dans leurs commencemens :
parce que n' ayant que peu ou point du tout de biens,
ils estoient obligez de gagner leur vie du travail de
leurs mains, pour n' estre pas à charge au public. Mais
maintenant qu' ils sont rentez suffisamment, qu' ils
peuvent estre dispensez du travail, pour s' appliquer à
la priere et à l' étude.
Enfin on ajoûte que les offices divins estant
extrêmement accrûs, et la pluspart des moines estant
prestres, et par consequent dans l' engagement de dire
tous les jours, ou au moins tres-souvent la messe ; il
ne leur reste plus de tems pour vacquer au travail, si
on leur en veut laisser pour la lecture.
Quoique j' aye déja répondu en partie à ces difficultez,
je ne laisseray pas d' ajoûter encore ici quelque chose
p104
pour les resoudre plus clairement. En premier lieu, il
est certain que S Benoist a prescrit le travail pour
éviter l' oisiveté : mais il ne paroist pas qu' il ait
cru, que la lecture ou l' étude seule fût capable de nous
en mettre à couvert. Pesons un peu ses paroles.
L' oisiveté, dit-il, etc. Ce sont presque les mesmes
termes dont se sert S Augustin en traitant cette
matiere. Si ç' avoit esté la pensée de ce grand homme,
que le travail ou la lecture eust esté suffisante
chacune separément pour éviter l' oisiveté, il se seroit
sans doute expliqué avec l' alternative : mais il unit
l' un et l' autre ensemble, et il ordonne que pour éviter
l' oisiveté les freres s' occupent à la lecture, et au
travail. Il y a mesme raison pour cela. L' homme estant
composé de corps et d' esprit, il est obligé de
travailler de l' un et de l' autre. S' il travaille
seulement du corps, son esprit demeure oisif : si au
contraire il ne travaille que de l' esprit, le corps
est exposé à l' oisiveté et à l' engourdissement.
L' experience le fait connoistre, et on voit que par
une longue étude le corps s' appesantit, et communique
ensuite à l' esprit mesme une certaine langueur, qui le
rend lent et abbatu dans la priere et dans les
élevations du coeur à Dieu. Les jeûnes et les veilles
à la verité mortifient le corps, mais il ne luy
tiennent pas lieu d' exercice. Mais si l' on a soin
d' unir le travail à la lecture, et que l' on anime l' un
et l' autre par la priere, on se sent tout dispos, le
corps aisé, l' esprit libre et dégagé, et dans l' assiette
qu' il faut pour s' élever à Dieu. Enfin on fait
p105
injure à la lecture, suivant la pensée de S Augustin
et de S Isidore De Seville, si on ne joint le
travail à la lecture qui le precrit.
Il paroist clairement par ce que je viens de dire, que
ce n' a pas esté seulement la pauvreté des premiers
monasteres établis par S Benoist, qui a porté le
saint à ordonner le travail à ses religieux : mais que
ç' a esté aussi pour les preserver de l' oisiveté du corps,
qui rejaillit par une suite necessaire sur les fonctions
de l' esprit. Il est vray qu' il ajoûte aprés, que si les
religieux sont obligez par la necessité ou par la
pauvreté du lieu, de recueillir eux-mémes les biens de
la terre, ils ne s' en doivent point attrister : mais
cela veut dire seulement que hors le cas de la
pauvreté ou de quelque autre necessité, on peut les
dispenser de cette sorte de travail, et laisser cette
occupation à des seculiers. Il n' est donc icy question
que d' une espece particuliere de travail ; et en
effet, plusieurs autres saints peres ont crû, que ces
travaux qui se font au dehors du monastere, ne
conviennent pas tout-à-fait aux solitaires, d' autant
qu' ils les exposent à une trop grande dissipation, et
quelquefois au commerce avec les seculiers. Il y a un
exemple remarquable sur ce sujet dans les dialogues de
S Gregoire. Un abbé du Mont-Soracte voyant qu' une
certaine année les oliviers de son monastere n' avoient
rien produit, avoit esté d' avis d' envoyer ses religieux
au dehors pour aider les voisins à faire leur recolte,
afin de gagner à la journée une quantité d' huile, dont
ils avoient besoin pour leur provision. Mais le prieur
du monastere, qui estoit un saint homme, appellé
Nonnose, s' y opposa avec humilité, disant qu' il estoit
à craindre que les religieux sortans de leur monastere
dans l' esperance d' un petit gain,
p106
n' interessassent le salut de leurs ames, etc. C' est
pour la même raison que S Isidore reserve le travail
des champs aux serviteurs, ne laissant aux religieux
pour travail, que le soin de leur jardin, et de ce qui
regarde leur nourriture.
Pour revenir à nôtre sujet, dans les monasteres
d' Egypte, au rapport de S Jerôme, on n' admettoit
personne à la vie religieuse, qui ne fût capable de
travailler, non pas tant pour les besoins de la vie, que
pour faciliter aux solitaires les moyens de se sauver,
en coupant par cet exercice la racine aux mauvaises
pensées, qui naissent de l' oisiveté et du défaut de
travail. Etc. Il est néanmoins remarquable, que ce saint
docteur ajoûte incontinent aprés, qu' il s' est délivré
luy-même de ces tentations fâcheuses par le travail de
l' étude, en se mettant sous la discipline d' un juif
converti, pour apprendre l' hebreu. L' auteur de la
lettre écrite à la vierge Demetriade, dit qu' elle ne doit
pas se dispenser du travail, quoy qu' elle n' ait besoin
de rien, mais au contraire qu' elle s' y doit occuper,
afin de réünir par ce moyen toutes ses pensées à Dieu :
et il ajoûte avec S Augustin, qu' elle fera en cela
une chose qui luy sera plus agreable, que si elle
distribuoit tous ses biens aux pauvres. Etc. L' Ab
Trithéme est dans le même sentiment à l' égard des
moines, et il se sert pour le prouver, des propres
termes de S Jerôme que
p107
je viens de rapporter. Je veux donc que la pauvreté des
monasteres n' oblige pas tant qu' autrefois les moines au
travail : mais ils se le doivent à eux-mêmes pour éviter
l' oisiveté du corps, et pour fixer et domter leurs
passions : ils le doivent à leur état et à leur regle
qui l' ordonne : ils le doivent aux pauvres, qui pourroient
profiter de leur travail : ils le doivent enfin à leurs
freres, au public, et même a la posterité pour
l' édification.
Il s' ensuit de ce que nous avons dit, que les moines
rentez ne sont pas absolument exents du travail des
mains, non plus que les autres qui ne sont pas rentez.
Ils sont tous également obligez par leur profession à
la penitence : et si la charité des fideles leur a fait
des aunes, ce n' a es que pour donner quelque
supplement à leur travail, à cause qu' étant obligez de
vaquer principalement aux exercices spirituels, il ne
leur restoit pas assez de tems pour gagner par leur
travail ce qui est necessaire à leur subsistance. Saint
Augustin a approuvé ce supplement que l' on a fait aux
monasteres pour subvenir aux infirmitez des foibles
qui ne peuvent travailler, ou aux besoins de ceux qui
sont appliquez aux fonctions ecclesiastiques, ou à
l' étude, etc. Il est remarquable que ce saint docteur
approuve ce supplement que les fideles ont fait aux
monasteres en faveur de ceux qui s' appliquent à
l' étude, etc. C' est ce qu' il appuye encore plus
particulierement un peu aprés, en apportant cette seule
raison pour justifier ce supplement. Etc.
p108
On peut voir sur cela l' epître aux religieux du
Mont-Dieu, chapitre 8. Mais enfin quoique cette
raison oblige quelquefois de diminuer ou abreger le
travail, elle n' est pas suffisante pour le faire
abandonner entierement.
Il est vray que le Pere Thomassin aprés Heften et
quelques autres, est d' avis que etc. : et c' est ce
qu' il infere des paroles de la regle, que nous venons
d' examiner. Mais je laisse aux lecteurs le jugement de
cette question, me contentant d' avoir proposé les
raisons que j' avois pour appuyer le sentiment
contraire.
Je ne pretens pas donner atteinte aux autres preuves,
que ce sçavant homme apporte pour montrer, qu' encore
que le travail des mains fust établi dans quelques
monasteres comme une loy invariable, cette loy
néanmoins n' étoit pas universelle ; et que S Gregoire
pape et plusieurs autres exentoient absolument les
moines du travail. Je ne peux toutefois m' empécher de
dire, que la pluspart des preuves qu' il en apporte,
justifient seulement que ceux qui ne pouvoient pas
travailler, en étoient dispensez à cause de leur
foiblesse ; et que le principal travail de plusieurs
moines estoit de copier des livres. J' avouë l' un et
l' autre, et il paroist par ce que j' ay dit cy-dessus,
que l' on ne pressoit pas beaucoup au travail ceux qui
s' en excusoient à cause de leur foiblesse, soit qu' elle
fût réelle, ou affectée. Nous avons
p109
en effet que ç' a esté le sentiment de S Augustin,
qu' il falloit s' en rapporter sur cela à leur
conscience. Saint Isidore De Seville dit que ceux
qui pretextent leur foiblesse pour s' exenter du
travail, sont à la verité à plaindre, comme estant
malades de l' esprit, et non du corps : mais il ajoûte
en mesme tems, que s' il est visible qu' ils se flattent,
il faut les obliger à travailler. Quant à ceux qui ne
le peuvent en effet, ils doivent s' examiner devant
Dieu, s' ils ne se sont pas jettez eux-mêmes dans cette
impuissance par leur trop grande délicatesse ; et en
ce cas ils doivent gemir serieusement de ce qu' ils ne
peuvent travailler lors qu' ils le veulent, ne l' ayant
pas voulu lors qu' ils l' ont , comme dit tres-bien
Guillaume De S Thierry dans sa lettre aux
religieux du Mont-Dieu.
Pour ce qui est de la qualité du travail, il est
certain qu' on le doit proportionner aux forces d' un
chacun. Autrefois un des travaux le plus ordinaire des
moines estoit de copier des livres. Nous avons vû que
Cassiodore le recommande par dessus tous les autres.
Trithéme est du mesme sentiment dans son homelie 7
et dans un ouvrage qu' il a composé en particulier sur
ce sujet, intitulé, etc. En effet, c' estoit un des
travaux des disciples de S Pacôme, au rapport de
Palladius ; et S Jerôme met aussi, cet exercice au
nombre des travaux des solitaires : etc. Saint
Ferreole dans sa regle veut, que celuy qui ne laboure
pas la terre, s' occupe à copier des livres : etc. Et
il ajoûte que c' est une oeuvre des plus considerables
qu' un religieux puisse faire, etc. En effet S Nil
p110
le jeune n' avoit pas d' autre travail, comme nous verrons
au chapitre suivant, non plus que les religieux de S
Martin. Et mesme le pieux auteur des livres de
l' imitation n' en prescrit point d' autre aux religieux,
que celuy d' écrire : etc. Enfin Gregoire De Tours
parlant d' un saint reclus de son diocése, dit que par
ce travail il se mettoit à couvert des chantes
pensées : etc.
En dernier lieu, il est vray que les offices divins se
sont extrémement accrûs dans les derniers siecles.
Plusieurs saints personnages s' en sont plaints, et
entr' autres le venerable Pothon, dont nous avons déja
parlé, s' étend beaucoup sur cet usage, qu' il regarde
comme un affoiblissement de la discipline monastique et
de la vie interieure. Etc. Pierre Le Venerable
apporte cette longueur des divins offices, pour
pondre au reproche que les religieux de Citeaux
faisoient à ceux de Cluny, d' avoir abandonné le
travail. Or quoique les offices ne soient pas à present
tout-à-fait si longs parmi nous qu' en ce tems-là, ils
ne permettent pas néanmoins que l' on employe autant de
tems au travail, que S Benoist en marque dans sa
regle. Mais il est visible, que ce sage et discret
legislateur n' a pas prescrit ces heures de travail
comme une loy inviolable, mais seulement comme une
disposition qu' il croyoit raisonnable, (...), remettant
au pouvoir de l' abbé d' abreger ce tems suivant sa
prudence : en sorte qu' il donnât plûtost envie à ceux
qui seroient plus
p111
forts d' en faire davantage, qu' un sujet d' abattement et
de chagrin aux foibles : etc.
Dans la congregation de S Maur on a reduit à
l' espace d' une heure le travail de chaque jour, outre
le service de table que chacun doit faire à son tour,
et les emplois particuliers de chaque religieux. Ceux
qui sont fideles à s' en acquitter religieusement,
peuvent satisfaire par ce moyen à l' obligation de leur
profession et de leur regle : et cet exercice fait de
la sorte leur est utile et avantageux pour le corps,
aussi-bien que pour l' ame.
Mais enfin quelque important que soit le travail des
mains, il est encore moins estimable que les exercices
de pieté, pour lesquels il doit estre destiné ; et si
l' on estoit obligé de quitter quelquefois le travail
ou l' étude et la lecture, il vaudroit mieux préferer la
lecture. Ceci est conforme au sentiment de S Fulgence
entr' autres, lequel, comme nous avons déja remarqué, ne
faisoit pas grand cas de ceux d' entre ses religieux,
qui preferoient le travail à la lecture et à l' étude :
et au contraire il estimoit beaucoup ceux, qui ne
pouvant pas travailler, s' appliquoient soigneusement à
la lecture et à la science des choses saintes. Saint
Jean Chrysostome avant luy avoit aussi marqué assez
clairement qu' il estoit dans ce sentiment, lorsque dans
son ouvrage de la providence il témoigne au moine
Stagire, en faveur duquel il l' a composé, qu' il n' avoit
pas approuvé sa conduite passée, en ce que negligeant
la lecture, il donnoit toute son application et tous
ses soins aux arbres de son jardin.
PARTIE 1 CHAPITRE 15
p112
tradition des estudes dans les monasteres, et
premierement dans ceux d' orient.
quoique ce qui a esté dit jusqu' à present, fasse voir
assez clairement l' usage et la pratique des études dans
les monasteres depuis le premier établissement de la
vie monastique jusqu' aux derniers siecles où nous
sommes : il est néanmoins à propos de justifier cet
usage par une suite de tradition de siecle en siecle,
en commençant premierement par les grecs, ausquels nous
sommes redevables des premiers principes de la vie
religieuse. Il ne faut pas toutefois pretendre, que je
m' engage à faire un dénombrement exact de tous les
grands hommes qui ont fleuri par leur science dans les
monasteres : cela nous meneroit trop loin. Je me
reduiray à certains points, que je croiray les plus
necessaires pour établir cette tradition.
Je commenceray par l' illustre martyr S Lucien, lequel
ayant embrassé la vie monastique dés sa jeunesse, comme
nous l' apprenons de ses actes, joignit la science à la
pieté, en sorte qu' il fut tiré de sa solitude pour
estre prestre à Antioche, où il expliqua les lettres
saintes, dont il avoit appris les premiers élemens sous
Macaire, qui demeuroit à Edesse. Ce saint solitaire
Lucien étoit habile à copier des livres : il subsistoit
de ce travail, et donnoit le reste aux pauvres. Il
souffrit le martyre sous Maximin, l' an 312.
Lorsque S Atanase écrivit sa lettre au moine Draconce,
qui ne vouloit pas faire les fonctions de l' episcopat
p113
auquel le saint l' avoit destiné, il y avoit déja
plusieurs evesques qui avoient esté tirez de la vie
monastique : du nombre desquels S Atanase en nomme
sept dans cette lettre, lesquels gardoient dans
l' episcopat le mesme genre de vie et les mesmes
austeritez, qu' ils avoient pratiquées dans le
monastere. De ce nombre estoit Serapion evesque de
Tmuis, qui fut un zelé défenseur de la divinité de
Jesus-Christ. Son bel esprit et sa doctrine le firent
appeller Scolastique, et S Atanase en faisoit tant
d' estime, qu' il soûmettoit ses écrits à son jugement.
Ce saint docteur n' avoit pas moins d' estime pour la
profession monastique, et s' étant retiré parmi des
solitaires qui vivoient en commun, lors qu' il fut obligé
de s' enfuir d' Alexandrie pour éviter la fureur des
ariens, il pratiqua avec eux quelque tems leurs
exercices, et leur donna de saintes instructions. Il
visita aussi les solitaires de la Thebaïde. Outre ces
evesques que je viens de marquer, il s' en trouva deux
autres dans un synode où assista S Pacome, dont ces
prelats avoient esté disciples.
Flavien et Diodore moines à Antioche, soûtinrent en
me tems les veritez de la foy, resisterent à Leonce
Arien, et travaillerent avec succés à inspirer aux
catholiques l' amour de la paix. Diodore avoit fait ses
études à Athenes, et fut depuis metropolitain de Tarse.
Par sa liberté et sa generosité à défendre la foy, il
se rendit odieux à Julien l' apostat. Ayant fait deux
traitez contre les heretiques, il les envoya à S
Basile, qui goûta fort l' un des deux, et en voulut
avoir copie : mais il trouva que le stile de l' autre
estoit trop fleury et trop rempli de figures, qui en
interrompoient et affoiblissoient le raisonnement.
p114
Saint Pacome qui ne sçavoit que sa langue maternelle,
c' est à dire le syriaque, apprit la langue grecque
afin de pouvoir instruire les grecs qui se mettoient
sous sa discipline : et Ammonius evesque témoigne de
soy-mesme, que s' étant retiré à Tabenne à l' âge de
dix-sept ans, l' Abbé Theodore qui estoit disciple de
Saint Pacome, luy assigna pour maistre Theodore
d' Alexandrie, et Aussonne, pour luy donner une
parfaite intelligence des saintes ecritures. Orsiese,
disciple aussi de S Pacome, estoit consomdans cette
mesme science, au rapport de Gennade : qui cite avec
grand éloge l' ouvrage que nous avons de luy dans le
code des regles.
Ce fut vers l' an 358 que S Basile, aprés avoir visité
les solitaires de l' Egypte et de l' Asie, se retira
dans un desert de la province de Pont, où il bastit un
monastere. Il y attira son ami S Gregoire de Nazianze
avec plusieurs autres, ausquels il servit de directeur.
Aprés avoir reçû le sacerdoce, et précquelque tems à
Cesarée, il retourna dans la solitude de Pont, et il
prit le soin de tous les monasteres qui estoient en ce
païs-là. Il composa en leur faveur de grandes et de
petites regles. On recevoit des enfans dans ses
monasteres, et il ordonne entr' autres choses, qu' ils
ayent un maistre pour les instruire dans les lettres :
mais qu' au lieu des histoires profanes, on leur fasse
apprendre des histoires saintes ; et qu' on les excite
par de petits prix, (...), à apprendre les choses par
coeur. Il veut aussi que ces enfans ayent une demeure
separée des autres religieux, afin que ceux-ci ne soient
pas inquietez par le bruit qu' il estoit besoin de faire
pour les exercer et les instruire dans les sciences. Ce
grand saint dans sa retraite
p115
s' appliquoit à l' étude de l' ecriture sainte, et à
composer des écrits, tant pour l' eglise, que pour ses
religieux. Il écrivit entr' autres à deux solitaires,
qui vivoient sur la montagne des olives avec d' autres,
dont la paix fut troublée par des questions que l' on y
agita touchant le mystere de l' incarnation. Le saint
les renvoya à ce qui avoit esté décidé dans le concile
de Nicée, et il leur donna quelque instruction sur le
culte souverain que l' on doit au S Esprit. Ce qui
fait bien voir que ces solitaires étudioient ces
matieres, dequoy cependant S Basile ne leur fait
aucun reproche. Encore une preuve de ceci, c' est que
S Gregoire De Nazianze adressa au moine Cledone
deux discours, qu' il avoit faits contre l' heresie
d' Apollinaire.
Environ l' an 372 et du tems de l' empereur Valens
protecteur des ariens, les religieux d' Egypte
souffrirent persecution pour la foy, et refuterent par
des raisonnemens solides les principes de l' heresie
Arienne. Parmi ces saints confesseurs il y en avoit
onze evesques. Pierre D' Alexandrie leur donne en
commun cet éloge, qu' ayant suçé la pieté avec le lait
de leurs nourrices, ils s' estoient retirez dés leur
jeunesse dans le desert, pour y pratiquer les exercices
de la vie monastique.
Deux ans aprés S Jean Chrysostome se retira dans les
montagnes du desert d' Antioche, il vécut quatre ans
avec les solitaires qui les habitoient. Il avoit eu
pour maistre dans les saintes lettres Cartere, que
l' on croit avoir esté ce Cartere exarque des monasteres
d' Antioche. Il eut pour compagnons dans cette retraite
Germain, et Theodore, qui fut depuis evesque de
Mopsueste. Pallade auteur de la vie de S Chrysostome,
p116
nous apprend que ce saint, aprés avoir passé quatre ans
sous la conduite d' un moine, qui estoit de Syrie, se
retira seul dans une grotte, il passa deux années
presque sans dormir, et y apprit par coeur le nouveau
testament. Ce fut dans la solitude de ces montagnes
qu' il écrivit l' apologie de la vie monastique, et le
premier livre de la componction en faveur du moine
Demetrius, sans parler de celuy de la providence, qu' il
écrivit un peu aprés pour Stagire, jeune homme de
qualité, qui s' estoit fait religieux dans cette
solitude, où S Chrysostome l' avoit connu fort
particulierement.
Environ ce même tems, S Epiphane s' engagea dés sa
jeunesse à la profession monastique. Il composa son
ouvrage des heresies à la priere d' Acace et de Paul
abbez dans la Syrie. Il adressa aussi son traité de la
foy, appellé Ancorat, à des prestres, dont quelques-uns
estoient religieux. Ce qui fait bien voir que les moines
s' occupoient fort de ces matieres. Il disoit que ceux
qui pouvoient acheter des livres de pieté, s' en devoient
fournir, et que la seule vûë de ces livres estoit
capable de porter à la vertu.
Pendant ce tems il arriva un grand trouble dans le
desert de Nitrie à l' occasion des livres d' Origene.
Theophile patriarche d' Alexandrie fut cause de ce
trouble. Ses gens s' emparerent des monasteres, et
brulerent les cellules de ces saints solitaires, qui
sortirent de ce desert au nombre de plus de trois cens :
entre lesquels estoit S Isidore l' hospitalier,
tres-intelligent dans la science de l' ecriture, qui
avoit esté ordonné prestre par S Atanase. Les quatre
grands-freres, Dioscore, Ammonius, Eusebe et
Euthyme, estoient aussi de ce nombre. Ammonius estoit
fort sçavant dans les lettres saintes,
p117
et s' estoit aussi fort appliqué à la lecture des ouvrages
d' Origene, de Didyme, de Pierius, et d' Estienne. Il
suffit à mon sujet de remarquer cecy ; on peut voir le
reste de cette avanture dans l' histoire monastique
d' orient, qui m' a beaucoup servi pour dresser cette
tradition. Je diray seulement, qu' il paroist que ces
solitaires en general estoient fort attachez à la
lecture d' Origene, dont ils soûtenoient qu' on ne devoit
pas interdire la lecture sous pretexte de quelques
erreurs que l' on y remarquoit.
Pallade, qui de religieux fut fait evesque d' Helenople,
se retira aussi dans la solitude de Nitrie à l' âge de
vingt ans, et y vécut quelque tems sous la discipline de
Dorothée, auquel S Isidore l' hospitalier l' adressa.
C' est ce Pallade qui est auteur de l' histoire lausiaque,
ainsi appellée, d' autant qu' elle est dediée à un grand
seigneur, nommé Lause. Il est incertain si c' est le
mesme qui est l' auteur de la vie de S Jean
Chrysostome.
Evrage De Pont demeura aussi dans ce mesme desert
de Nitrie. Il estoit habile écrivain, et pour subsister,
il s' occupa à transcrire des livres. Plusieurs estiment
qu' il est auteur du second livre de la vie des peres,
et que Rufin n' en a esté que le traducteur. Quoy qu' il
en soit, Socrate luy attribuë beaucoup d' autres
ouvrages, spirituels à la verité, mais qui marquent sa
doctrine et son érudition. Mr Bigot a imprimé ensuite
de la vie de S Jean Chrysostome, un traité de cet
auteur, qui a esté origeniste.
Saint Ephrem est beaucoup plus celebre non seulement
par sa sainteté, mais aussi par sa doctrine et par ses
ouvrages. Il alla exprés à Cesarée pour y voir S
Basile,
p118
qui le reçût avec de grands témoignages d' estime et
d' affection. Estant de retour à Edesse, il s' employa
avec beaucoup de zele à l' instruction des peuples, mais
sans quitter sa retraite, ni les austeritez de sa
profession. Sa vertu et sa doctrine le mirent en si
grande reputation, que dés la fin du quatriéme siecle
on lisoit ses ouvrages dans quelques eglises aprés
l' ecriture sainte, au rapport de S Jeme. Ce saint
diacre dans son homelie 47 marque les divers emplois
des moines de son temps, dont les uns transcrivoient
des livres, d' autres faisoient de la toile, d' autres
des paniers, et d' autres des membranes de couleur de
pourpre, sur lesquelles on avoit accoûtumé d' écrire en
lettres d' or ou d' argent. Il avertit les copistes
d' écrire exactement les livres saints ; et ceux qui
avoient dans leur cellule quelques livres de la
communauté, d' avoir soin de ne les point gaster, et de
les conserver comme une chose sacrée.
Je conclray ce quatriéme siécle par S Porphyre
evesque de Gaze, S Pierre De Sebaste, frere de
S Basile, et par S Aschole De Thessalonique, si
estimé de S Basile et de S Ambroise, aussi-bien que
du pape Damase. Saint Pierre et S Aschole
s' engagerent dés leurs plus tendres années a la
profession religieuse, et assisterent au concile
general de Constantinople en l' année 381.
Nous commencerons le cinquiéme siécle par la mission de
ces saints moines, que S Jean Chrysostome envoya
prescher la foy dans la Phenicie. Ils le firent avec
succés, et convertirent par leurs instructions et leurs
exemples ces idolâtres : dequoy ce saint docteur leur
donne de grands éloges.
p119
Il suffiroit de nommer S Jerôme tout seul, pour
prouver que les moines peuvent étudier. Car que n' a-t' il
point lû luy-mesme, et quels travaux n' a-t' il pas
entrepris et soûtenus pour enrichir l' eglise de ses
excellens ouvrages ? Il eut pour maistre à Alexandrie
Didyme, que Pallade fait moine. Il adresse ses
commentaires sur le prophete Jeremie et sur S Mathieu
à Eusebe De Cremone, prestre et religieux du
monastere de Bethléem, ou demeura S Jérôme ; et
ceux qu' il a faits sur le prophete Malachie, à
Minerve et Alexandre moines de Tolose. Il en dedia
mesme à de saintes religieuses. Entr' autres personnes
qui allerent des gaules en Palestine pour le voir, il
y en a deux plus considerables, Postumien, qui
demeura six mois avec luy, et passa ensuite en Egypte
pour y voir les saints solitaires : et le moine
Rusticus, auquel il traça dans une lettre l' idée
parfaite de la vie monastique. Il veut qu' un moine ait
toujours un livre à la main : etc. Et qu' il soit
long-tems à étudier et à mediter ce qu' il pretend
enseigner aux autres, soit de vive voix, soit par
écrit. Etc. Il conte entr' autres choses pour le travail
des mains l' art de copier des livres. On peut voir de là
si on a raison de nous objecter S Jerôme, comme s' il
estoit contraire à l' étude des moines. Son exemple est
plus fort que ses paroles, quand bien elles nous
seroient contraires. On en peut voir l' explication dans
les notes d' Horstius sur l' epître 89 de S Bernard,
et dans l' histoire monastique d' orient, page 263.
Il ne faut pas separer de S Jerôme le moine Rufin
prestre d' Aquilée, auquel ce saint docteur dans les
differens
p120
démeslez qu' il a eus avec luy, n' a jamais reproché ses
études, dont il semble qu' il faisoit son unique
occupation. Il écrivit le livre de la vie des peres, à
la priere des solitaires du mont des olives, où il fait
mention de l' Abbé Theon, qui estoit fort versé dans
les langues latine, grecque, et egyptienne.
Les homelies de Nestorius ayant esté portées dans le
desert d' Egypte, elles y troublerent la paix des
solitaires. Quelques-uns d' entr' eux en prirent sujet de
mettre en question dans leurs conferences, si selon les
principes de la foy on pouvoit donner à la sainte
vierge le titre de mere de Dieu. C' est ce qui donna
occasion à S Cyrille patriarche d' Alexandrie de leur
écrire une lettre, qui est adressée aux prestres et
aux diacres, aux peres religieux ; et à tous ceux
qui pratiquent avec eux les exercices de la vie
solitaire.
ce fut environ ce tems-là que Cassien et son compagnon
Germain sortirent d' un monastere de Bethléem pour
aller visiter ces saints solitaires, dont il a rapporté
les conferences, qui font bien voir qu' ils estoient
également pieux et sçavans dans les choses saintes.
Cassien luy-mesme estoit tres-habile, et avoit es
élevé dans l' école de S Jean Chrysostome, qui
l' ordonna Diacre. Il composa son ouvrage de
l' incarnation contre Nestorius, à la sollicitation de
Leon archidiacre de l' eglise romaine, qui fut depuis
souverain pontife.
Saint Isidore de Pelouse ou de Damiette, et S Nil
l' ancien sont si celebres par leurs écrits, aussi-bien
que par leurs vertus, que l' on ne peut donner de
meilleurs garands qu' eux, pour prouver l' usage des
lettres dans les monasteres de leur tems. Entr' autres
avis Saint
p121
Isidore avertit un religieux de fuir la lecture des
livres profanes. Saint Nil fait la mesme défense.
Celui-ci ayant esté marié, se retira du consentement
de sa femme au Mont-Sina avec son fils Theodule.
Nous avons de luy quantité de lettres et de traitez
ascetiques. Ecrivant à un jeune religieux, il l' exhorte
à lire le nouveau testament, les actes des martyrs, et
le traité des paroles des anciens. Ce n' a esté que dans
la solitude qu' il a écrit tous ses ouvrages.
Marc le solitaire estoit disciple de S Jean
Chrysostome aussi bien que S Nil, au rapport de
Nicephore, qui fait mention de ses ouvrages, et
Photius aprés lui. Il a écrit non seulement sur les
matieres ascetiques, mais aussi contre quelques
heretiques. Ses livres ascetiques sont imprimez dans la
biblioteque des peres, mais non pas ce qu' il a fait
contre les heretiques melchisedeciens. Photius en fait
mention dans sa biblioteque.
Le moine Jobius a écrit aussi contre l' heretique
Severe neuf livres, dont Photius nous a conservé de
longs fragments. C' est sans doute ce Jobius prestre et
archimandrite, auquel Theodoret a addressé sa lettre
127il le louë de ce que dans sa viellesse il
surpassoit les jeunes hommes dans le zele à soutenir les
dogmes de l' evangile et de la foy. Ce pere dans la
lettre suivante donne de grands éloges pour le mesme
sujet à Candide prestre et archimandrite, et dans la
131 à Longin aussi archimandrite, ou il publie
l' excellence de sa doctrine et de sa vie, aussi bien
que de ses religieux ; comme dans la 141 il releve le
zele apostolique de Marcel archimandrite des acoemetes.
Enfin dans l' épistre 143 aprés avoir loüé la pureté de
la foy d' André moine de Constantinople, avec lequel
il souhaitte
p122
avoir commerce de lettres, il écrit une longue lettre
aux solitaires de la mesme ville, c' est la 145 ou il
leur expose les sentiments de differents heretiques, et
les travaux qu' il a entrepris contr' eux : ce qui montre
bien que ces religieux n' estoient pas ignorans, et
qu' ils avoient déslors grande part aux affaires de
l' eglise.
Pour ne pas entrer dans un plus grand détail de ce
siécle, il suffit de remarquer que la pluspart des
grands prelats d' orient de ce tems-là avoient fait
profession de la vie monastique. S Attique par exemple
successeur de S Jean Chrysostome, fut élevé dés son
enfance dans un monastere d' Armenie de la secte
d' Eustate de Sebaste, à laquelle il renonça depuis.
Alexandre patriarche d' Antioche, qui rétablit la
memoire de S Jean Chrysostome, avoit esté aussi
formé et instruit dans un monastere.
Jean évesque de Jerusalem, Theodoret De Cyr, dont
les ouvrages, et sur tout les commentaires sur
l' ecriture sont excellens au jugement de Photius ;
Dalmace de Cyzique, lequel travailla si vigoureusement
contre Nestorius lorsqu' il n' estoit encore qu' abbé ;
Maximien successeur de Nestorius, et S Flavien
aussi, patriarches de Constantinople, furent tirez du
cloistre, aussi bien que Timothée le catholique,
patriarche d' Alexandrie, et Jean De Tabenne son
successeur. Enfin lorsque d' un costé le malheureux
Abbé Eutyches avec les siens soutenoit son heresie,
d' autres solitaires non moins zelez qu' éclairez se
signalerent pour la défense de la foy et du concile de
Calcedoine. Ce qui fait bien voir qu' ils étudioient
ces sortes de matieres.
Abregeons les siecles suivans, et contentons-nous de
marquer pour le sixiéme siecle S Sabas, qui travailla
p123
tant pour la foy catholique ; l' Abbé Dorothée, qui
louë dans un traité spirituel qu' il a composé, son
disciple Saint Dosithée ; Paul et Gregoire
patriarches d' Antioche, et Saint Euloge d' Alexandrie.
Gregoire avoit esté élevé dans le cloistre dés son
enfance. Pour le settieme siecle Jean Mosch auteur du
pré spirituel, et son compagnon S Sophrone, depuis
patriarche de Jerusalem ; S Jean Climaque, qui
embrassa la vie religieuse dés l' âge de seize ans ;
Anastase Synaite, celebre écrivain ; le saint Abbé
Maxime, ce zelé defenseur de la foy contre les
monotelites, qui ayant étudié aux belles lettres, à la
philosophie, et aux autres sciences humaines dans le
siecle, où il fut secretaire de l' empereur Heracle,
apprit la theologie dans le cloistre, et dedia la
pluspart de ses ouvrages à des solitaires. Cet illustre
martyr eut pour disciple un autre Anastase moine,
auquel il écrivit la conference qu' il avoit euë avec le
patriarche heretique vers la pentecoste. Il faudroit
parler plus au long de ce saint homme, qui a esté la
lumiere de l' ordre monastique et du settiéme siecle.
Pour le huitiéme nous avons S Jean De Damas, et le
moine Cosme son maistre, desquels j' ay parlé ailleurs ;
et Anastase abbé du monastere de S Euthyme. Pour le
neuviéme, le bien-heureux Abbé Theophane, auteur
d' une chronique qui porte son nom, S Platon abbé du
Mont-Olympe, et le saint et tres-sçavant Abbé
Theodore Studite. Enfin pour le dixiéme je me
contenteray de rapporter l' illustre Abbé S Nil le
jeune, de la vie duquel il est à propos de faire quelques
extraits, parce que cette vie est si édifiante, qu' elle
peut servir de modele.
Saint Nil, natif de Rossane en Calabre, avoit esté
engagé dans le mariage avant que de se faire religieux.
p124
Il eut d' abord dans le monastere une liaison
tres-particuliere avec un moine également vertueux et
sçavant, avec lequel il avoit souvent des conferences
touchant l' ecriture, ausquelles les autres religieux
assistoient. Leur abbé, qui s' appelloit Jean, estoit
fort appliqué à la lecture de S Gregoire De Nazianze,
et S Nil aussi à son exemple. Celui-ci pour le
travail des mains employoit tous les jours trois heures
à copier des livres. Il écrivoit fort bien et fort viste,
ensorte qu' il faisoit tous les jours un cahier
d' écriture fort menuë. En une certaine occasion il
écrivit trois psautiers en douze jours pour acquitter
une dette de trois écus. Il vacquoit à cet exercice
depuis la premiere heure jusqu' à tierce. Aprés deux
heures de prieres et de psalmodie, il s' appliquoit à
la lecture de l' ecriture et des saints peres et
docteurs depuis sexte jusqu' à none. Aprés vespres
il faisoit un peu de promenade pour se delasser
l' esprit. Pendant cette promenade il ne donnoit pas
l' essor à son imagination ; mais il repetoit quelques
belles sentences de S Gregoire De Nazianze, ou de
quelqu' autre pere. Aprés soleil couché il prenoit sa
refection, qui estoit extremement frugale. Il fit le
voyage de Rome pour y faire ses devotions, et y
chercher des livres. Ce fut avec douleur qu' il vit son
monastere ravagé par les sarazins, et il regretta sur
tout la perte de sa biblioteque.
Je ne peux mieux finir la tradition des études
monastiques parmi les grecs, que par cet échantillon,
qui fait voir clairement l' estime que ce grand homme
faisoit de l' étude. Le choix qu' il fit de Proclus pour
gouverner les solitaires en sa place, en est encore
une bonne preuve. C' estoit un religieux fort versé dans
p125
les belles lettres, et qui passoit pour une biblioteque
vivante d' une vaste érudition, tant sacrée que profane,
comme nous apprenons de la vie dume S Nil. Il en
faut demeurer là, puisque le schisme qui commença au
siecle suivant, nous dispense de parcourir le reste.
PARTIE 1 CHAPITRE 16
suite de cette tradition chez les latins.
les monasteres de l' eglise latine ont suivi les traces
des orientaux. Il faudroit un volume entier pour parler
de tous les sçavans hommes qui en sont sortis, dont la
pluspart ont uni la vertu et la sainteté avec la
doctrine.
Dés le tems que l' on vit paroistre en Italie et à
Rome des religieux, il y en eut plusieurs qui furent
illustres par leur sagesse, etc. Comme témoigne S
Jerome, écrivant à Pammaque, qui de tres-noble
citoyen romain qu' il estoit, fut le premier qui se fit
moine à Rome, etc. De ce nombre furent à Aquilée le
prestre Rufin avec ses disciples, lequel n' a pas es
un des moindres docteurs de l' eglise, etc. Au sentiment
de Gennade ; le saint AbEugippe, si celebre par
ses ouvrages, et par le commerce qu' il eut avec S
Fulgence et les plus grands personnages de son tems ;
Pierre abbé de Tripoli, que Cassiodore nous a fait
connoistre en faisant mention de ses extraits des
ouvrages de S Augustin par rapport aux epitres de
S Paul. Je ne doute point qu' il ne faille
p126
aussi mettre de ce nombre Bacchiarius, appellé par
Gennade, etc. C' est à dire engagé à la profession
monastique, que les anciens ont coûtume de qualifier
du nom de philosophie chrêtienne : comme aussi le moine
Ursin, qui a écrit contre ceux qui ne vouloient pas
recevoir le batéme des heretiques ; et peut-estre le
diacre Vigile, qui a composé une regle monastique.
Ajoûtons-y encore le sçavant Abbé Denis le petit, si
celebre par ses ouvrages, et par l' éloge que Cassiodore
lui a donné ; et les religieux que Cassiodore même
forma dans son monastere de Viviers.
En Afrique du tems de Saint Augustin les moines
d' Adrumet s' addonnoient beaucoup aux sciences, comme
il paroist par les livres de la grace et du libre
arbitre, de la correction et de la grace, que ce saint
docteur leur adressa. La lettre que ce grand saint
écrivit à Eudoxe abbé de l' isle Capraria, où il
exhorte ce sage superieur à la pratique constante des
exercices religieux, ensorte neanmoins que si l' eglise
avoit besoin de leur service, ils ne lui refusassent
pas ce secours ; cette lettre, dis-je, donne assez à
connoistre qu' il y avoit dans ce monastere des solitaires
fort capables.
Je ne parle point ici de Julien Pomere, africain de
naissance, auteur des trois livres de la vie
contemplative, qu' il composa dans la solitude, où il
s' estoit retiré, comme il dit lui-mesme, aprés avoir
quittê l' épiscopat. Il y a apparence que ce fut en
France qu' il se retira : et c' est peut-estre ce qui
a fait dire à S Isidore qu' il estoit françois.
Leporius est encore plus recommandable par la
retractation qu' il fit de ses erreurs touchant
l' incarnation,
p127
que par sa doctrine. Mais la doctrine et l' exemple de
S Fulgence et de ses disciples l' emportent
par-dessus tous les autres.
Que dirons nous des gaules, ou la vie monastique a
fleuri avec tant de succés non seulement par la vertu,
mais aussi par les sciences ? Tant de saints évesques,
qui ont esté tirez du nombre des disciples de S
Martin évesque de Tours ; tant de monasteres, qui
ont esté des écoles de pieté et de doctrine, mettent
la chose dans une telle évidence, que l' on n' en peut
raisonnablement douter. Le seul monastere de Lerins,
le modele des autres monasteres de France, fournit
dans le cinquiéme siecle une infinité de grands hommes,
également vértueux, sçavans, et éloquens. Tels ont
esté les saint Honorat, S Hilaire d' Arles, Maxime
et Fauste de Riez, le sçavant Vincent De Lerins,
S Euchere, et ses deux fils (car il avoit esté marié
avant que d' embrasser la vie monastique) Veran et
Salon, depuis évesques, dont le second n' avoit que
dix ans lorsque son pere le consacra à Dieu dans cette
illustre abbaye ; tels enfin ont esté Valere évesque
de Cimele ou de Nice, et S Cesaire évesque d' Arles,
qui se fit religieux à l' âge de dix-huit ans. Les écrits
de ces grands hommes mettent dans un plus grand jour
les études des moines, que toutes les reflexions que je
pourrois faire sur leurs exemples.
La mesme chose se pratiquoit à Marseille sous la
discipline du bien-heureux Cassien ; à Condat sous
les saints abbez Romain et Lupicin, où S Eugende,
autrement S Oyan, qui y avoit esté offert dés l' âge
de sept ans, apprit la langue grecque avec la latine,
ce qui estoit en ce tems-là une chose assez rare.
p128
Il falloit bien que les lettres fleurissent beaucoup
alors dans l' abbaye de l' Isle-Barbe, puisque les
archevesques de Lyon avoient pour penitenciers et
grands-vicaires ordinaires les abbez de ce monastere,
suivant le témoignage de l' archevesque Leidrade, qui
continua le mesme employ au saint abbé Benoist
D' Aniane. Etc.
Mamert Claudien, ce sçavant abbé de Vienne en
France, exerçoit à peu prés les mesmes fonctions sous
son frere évesque de la mesme ville, au rapport de
Sidonius, qui lui donne de grands éloges dans trois
de ses lettres : dans l' une desquelles il a composé
son épitaphe, ou il dit que c' estoit une triple
biblioteque vivante de tout ce qu' il y avoit d' érudition,
grecque, latine, et chrêtienne. Il louë fort aussi les
trois livres que cet auteur avoit composez de l' estat
de l' ame.
Il n' est pas mesme jusqu' aux isles septentrionales de
la grande Bretagne, où les lettres ne fussent cultivées
dans les monasteres. Pelage en est un exemple, funeste
à la verité, mais neanmoins certain ; aussi bien que ce
saint moine et évesque Riocate, etc. Que Sidonius dit
avoir transcrit les ouvrages de Fauste De Riez, pour
les emporter avec lui dans la Bretagne, d' ou il insinue
que Fauste estoit issu, etc. Enfin Gildas Le Sage
donne assez
p129
à conntre par son nom et par les écrits qui nous
restent de luy, qu' il n' estoit pas moins éclairé dans
les sciences, que zelé pour la pureté de la religion
chrétienne.
Il nous faut venir enfin à S Benoist, qui n' a fait
que retracer les saintes pratiques des anciens peres
qui l' avoient devancé, tant en orient qu' en occident.
J' ay fait voir cy-dessus, que la discipline qu' il avoit
établie dans ses monasteres, supposoit necessairement
les études. Le poëte Marc qui a écrit sa vie en vers,
fut disciple de ce saint patriarche, suivant le
témoignage de Pierre Diacre, qui a écrit un livre des
hommes illustres de l' abbaye du Mont-Cassin. Sans
doute que les senateurs et les grands seigneurs de
Rome n' auroient pas pensé à offrir leurs enfans tout
jeunes à S Benoist, s' il ne les eût élevez dans les
sciences, aussi-bien que dans la pieté et la vertu.
Autant de monasteres qui furent fondez depuis sous sa
regle dans les differens païs, ont esté autant de
pepinieres et de seminaires de sages prelats et de
sçavans religieux. On peut se souvenir de ce que j' en
ay écrit cy-dessus.
Rien ne prouve plus clairement cette verité que
l' exemple de S Gregoire Le Grand. Ce fut dans le
repos de son monastere, et non pas dans l' embaras de
la prefecture de Rome, qu' il se remplit de ces
lumieres admirables, dont il éclaira depuis toute
l' eglise, et qui luy servirent à former tant d' illustres
disciples, un Claude abbé, un Maximien evesque de
Syracuse, un Marinien de Ravenne, Augustin apostre
d' Angleterre avec ses compagnons, et beaucoup d' autres.
Ce saint docteur n' éclata pas seulement en Italie,
mais répandit encore ses lumieres dans les autres
provinces,
p130
et principalement en Espagne. Saint Leandre, auquel
il adressa ses morales sur Job, avoit esté élevé dans
un monastere. Celuy d' Agalie donna plusieurs saints
archevesques à Tolede, entr' autres Hellade, Juste,
et Ildefonse. De leur tems fleurissoit S Fructueux
evesque de Braga en Portugal, où la discipline
monastique ne fut pas moins en vigueur, comme nous
l' apprenons des dialogues de Paul Diacre De Merida.
Repassons en France, et voyons un peu combien de
grands personnages éminens en vertu et en doctrine sont
sortis de l' abbaye de Luxeu, sans parler de Bobio,
sous la conduite de S Colomban, dont les écrits, et
principalement les lettres, quoique d' un stile peu poli,
sont remplies d' une force et d' une liberté toute
apostolique. De cette école sont sortis de saints
evesques, Donat de Besançon, Cagnoalde de Laon,
Achard de Noyon, Omer de Teroüenne, Ragnacaire
d' Augt prés de Basle, sans parler de tant de saints
abbez et de religieux, qui ont rendu celebre cette
sainte abbaye. Saint Donat entr' autres n' estoit â
que de sept ans lors qu' il fut consacré à Dieu dans le
monastere de S Colomban. Nous apprenons de la vie de
S Frodobert abbé de la Celle à Troyes, que l' on
avoit accoûtumé d' envoyer à Luxeu les religieux des
autres monasteres de France pour y étudier. On ne sçait
pas au vray, si ce Marculfe dont il est parlé dans la
vie de Saint Colomban, est celuy dont nous avons deux
livres de formules.
L' abbaye de Fontenelle, maintenant de S Vandrille,
en Normandie, ne fut pas moins celebre, et elle ne
fournit pas moins de saints evesques aux eglises de
France. Celle de Lobes en Flandre a formé aussi un
nombre de sçavans personnages, et les études y ont
p131
fleury depuis sa fondation jusqu' à l' onziéme siecle.
Corbie en Picardie semble les avoir toutes surpassées.
Mais avant que de passer outre, il est necessaire de
retourner encore une fois en Angleterre, pour y voir
le venerable Bede tenir des écoles publiques, dont les
disciples se sont par aprés répandus en France et en
Allemagne. Saint Boniface apostre de ce païs-là
estant encore jeune religieux en Angleterre, y avoit
appris les sciences, c' est à dire la grammaire, la
poësie, la retorique, l' histoire, et sur tout la science
de l' ecriture sainte ; et il est remarquable qu' au
rapport de Saint Uvillebalde premier auteur de sa vie,
il ne se relâcha pas pour cela du travail journalier
des mains, conformément à la regle de S Benoist. De
disciple il devint enfin maistre, et il enseigna aux
autres ce qu' il avoit appris. Estant passé ensuite en
Allemagne, il eut soin d' établir avec la religion des
academies de sciences dans les abbayes de Fulde et de
Fritislard, dont il fut le premier auteur. Ces deux
illustres monasteres donnerent la forme du
gouvernement et de la discipline aux autres abbayes,
qui furent fondées en ce tems-la dans le mesme païs,
comme j' ay dit ailleurs.
Alcuin estant venu d' Angleterre en France, fut le
maistre de presque tous les habiles hommes qui s' y
distinguerent depuis. Raban Maur vint de Fulde à
Tours pour profiter de ses enseignemens. Loup De
Ferrieres se transporta à Fulde pour estre le
disciple de Raban, et en éleva plusieurs luy-mesme
dans son abbaye. Il eut entr' autres pour disciple
Herric religieux de S Germain d' Auxerre, qui eut
aussi pour maistre Haimon D' Halberstad. Remy
d' Auxerre, et Lothaire fils de Charles Le Chauve
furent instruits dans l' école d' Herric. Remy enseigna
p132
non seulement dans son monastere, mais mesme dans
l' eglise catedrale de Reims, ou il fut appellé par
l' archevesque Foulque, aussi-bien qu' Hucbauld
religieux de S Amand. Gerbert, que ses emplois et ses
avantures n' ont pas rendu moins fameux que ses écrits,
enseigna aussi aprés Remy dans les écoles de la
catedrale de Reims, avant que d' en estre archevesque ;
et il eut pour disciples le roy Robert et l' empereur
Oton Iii et mesme Fulbert, qui fut depuis un docteur
fameux et evesque de Chartres. Ratherius religieux
de Lobes, et depuis evesque de Verone, avoit es
auparavant appellé par Oton Le Grand pour estre le
precepteur de Bruno son frere, qui fut ensuite
archevesque de Cologne. Voilà le premier canal, par
lequel les lettres se sont répanduës et rétablies en
France et en Allemagne dans le neuviéme et dixiéme
siécle.
Un autre canal de ce rétablissement a esté le S Abbé
Benoist d' Aniane. Charlemagne se servit de luy pour
reformer la plûpart des abbayes de son empire, tant en
France qu' en Italie, et en Allemagne. Ce zelé et
vertueux abbé n' eut gueres moins de soin d' y rétablir
les études des lettres, que la pieté et la vertu. Je ne
repete pas icy ce que j' ay dit de luy ailleurs. On
n' avancera rien d' outré, lors qu' on dira de luy avec
Theodulphe evesque d' Orleans, qu' il a esté en France
ce que le grand S Benoist a esté en Italie : etc.
Smaragde abbé de S Mihiel en Lorraine, imita la
conduite de ce grand homme. Il enseigna les sciences
dans son abbaye, et c' est luy qui nous a aissé des
commentaires
p133
sur les belles lettres, qui ne sont pas imprimez, outre
celuy qu' il a fait sur nostre regle.
Saint Bernon et S Odon abbez de Cluny, suivirent
les mesmes traces d' Eutice, c' est à dire de Benoist
d' Aniane, comme on a vû cy-dessus : et Jean disciple
de S Odon qui a écrit sa vie, nous témoigne que S
Bernon l' ayant reçû à Gigny, il le chargea incontinent
aprés sa profession de l' instruction de la jeunesse, à
cause qu' il étoit habile et ver dans les lettres :
etc. Odon fit pratiquer la même chose estant abbé à
Cluny, et dans les autres monasteres qui se mirent
sous sa conduite ; et c' est de là que les lettres se
sont répanduës depuis, par le moyen de ses disciples,
dans presque toute l' Europe. Trois papes sortirent
quasi l' un aprés l' autre de cette sainte école, outre
un grand nombre de cardinaux, d' evesques et d' abbez,
qui n' ont pas esté moins illustres par leur science que
par leur vertu.
Un troisiéme canal fut l' abbaye de Corbie en France,
qui a donné à l' eglise tant d' habiles gens, comme
Saint Adelard, le venerable Wala son frere, Warin,
S Pascase Radbert, Ratran, S Anscaire apostre des
royaumes du nord, et archevesque de Breme. Adelard
envoya en Saxe une colonie de religieux, pour
travailler à la conversion de ces peuples du nord.
Anscaire y fut envoyé par Louis Le Debonnaire, et se
comporta avec tant de zele et de prudence dans cette
mission, qu' il gagna à Jesus-Christ la Suede et le
Danemarck. Corbie La Neuve (c' est ainsi qu' on
appella cette nouvelle colonie) estoit comme le
seminaire et la retraite de ces saints missionnaires,
qui répandirent par
p134
toute l' Allemagne l' odeur et l' exemple de leur vertu
et de leur doctrine. Les abbayes d' Hirsauge, de S
Alban, sans repeter ce que nous avons dit de Fulde,
suivirent leurs traces, aussi-bien que celles de S
Maximin de Tréves, de Prom, de Stavelo, et de Gorze.
Dans plusieurs de ces abbayes, où il y avoit des
academies, il y avoit aussi des écoles interieures
pour les religieux, et des exterieures pour les
étrangers. J' en ay rapporté les preuves ailleurs. Les
abbayes de Fleury, de Lobes, de S Gal et de
Richenavv estoient de ce nombre. Fleury, autrement
S Benoist sur Loire, au diocese d' Orleans, estoit
celebre dans le neuviéme siécle, mais le venerable
Abbon la rendit encore plus illustre au dixiéme. Il
passa de France en Angleterre, à la sollicitation des
religieux qui s' y estoient reformez par les soins du
roy Edgar, de S Dunstan et de S Odon Benedictins,
archevesques de Cantorbery ; et la France par son
moyen rendit à l' Angleterre ce qu' elle en avoit reçû
par Alcuin. Aimoin son disciple a imité et publié les
actions de son maistre, par le livre qu' il nous a
laissé de sa vie, avec son histoire de France. Les
lettres se sont toûjours maintenuës depuis dans
l' Angleterre, comme en font foy Ingulse abbé,
Guillaume de Malmesbury, Mathieu Paris, et tant
d' autres écrivains de nôtre ordre, qui y ont fleury
depuis l' onziéme siécle. Les moines sont presque les
seuls ausquels on est redevable de l' histoire de ce
royaume, sans parler des autres païs.
L' abbaye de S Benigne de Dijon fut reformée dans ce
mesme siécle par les soins et le zele du venerable
Abbé Guillaume, tiré de la congregation de Cluny,
qui rétablit aussi la discipline monastique et les
études dans plusieurs abbayes d' Italie et de France.
Celle de Fescan
p135
en Normandie fut une de celles à laquelle il s' appliqua
davantage, et il y acheva enfin ses travaux par une
mort precieuse.
Le bien heureux Herluin suivit ses traces dans
l' établissement de l' abbaye du Bec, qui a esté depuis
si celebre, et il crût qu' il ne pouvoit separer les
sciences de la vertu. C' est ce qui le porta à ouvrir
une academie dans son monastere sous la conduite de
Lanfranc, qui fut depuis archevesque de Cantorbery :
auquel S Anselme succeda pour l' un et l' autre employ.
Tout le monde sçait quelle fut la reputation de ces
deux sçavans hommes, et combien de disciples illustres
ils ont fourni à l' eglise. Durand De Troarne,
Guimond religieux de S Leufroy et depuis évesque
d' Aversa, en peuvent rendre témoignage. Je repete un
peu, mais il est difficile d' éviter la redite. Au reste
ceci doit passer pour une espece de recapitulation.
On peut assez remarquer par le peu que je viens de dire,
et il ne seroit pas mal aise de le faire voir par
beaucoup d' autres preuves, que l' ordre de S Benoist,
presque seul, a maintenu et conservé les lettres dans
l' Europe durant plusieurs siécles. Il n' y avoit point
d' autres maistres que nos religieux dans nos monasteres,
et les eglises catedrales même en tiroient souvent des
maistres. Vers la fin du dixiéme siécle et au
commencement de l' onziéme, les clercs seculiers
commencerent à enseigner eux-mesmes. Fulbert, depuis
évesque de Chartres, que quelques-uns veulent faire
moine, eut un grand nombre de disciples. Berenger
archidiacre d' Angers étudia sous lui, et exerça
lui-mesme l' office de maistre à Tours, et S Bruno à
Reims. Guillaume de Champeaux en fit autant à Paris,
et Anselme à Laon.
p136
Pierre Lombard composa un recueil des sentimens des
saints peres, qu' il redigea en quatre livres sous le
titre de sentences, d' où il a esté surnommé le maistre
des sentences. Pierre De Poitiers et Robert Pullus
firent aussi de semblables recueils, mais Pierre
Lombard l' emporta au-dessus d' eux. Ce fut en ce
tems-là que le celebre moine Gratien compila son
decret.
Comme les ecclesiastiques d' ordinaire manquoient de
livres, et qu' il n' y avoit de biblioteques que dans les
monasteres et dans quelques catedrales, les particuliers
ne pouvoient étudier que tres difficilement. L' ouvrage
du maistre des sentences et le decret de Gratien avec
l' ecriture sainte furent d' un grand secours à ceux qui
manquoient de livres. On commença à faire des sommes
de theologie avec ces trois livres, ausquels Saint
Thomas ajoûta ceux d' Aristote. Les universitez se
formerent, et on excita les jeunes gens aux études par
les degrez de docteurs qu' on leur confera. Il suffisoit
alors, afin de passer pour sçavant, d' avoir un peu
étudié quelques-unes de ces sommes.
C' est ce qui fit que l' on quitta la coutume d' aller
étudier dans les monasteres. Les religieux mesme ne
voulurent plus recevoir chez eux de jeunes enfans : et
par ce moyen leurs écoles commencerent à se refroidir,
et à passer insensiblement chez les seculiers. Ce nous
est un sujet de consolation que les choses soient
tournées de la sorte, et que les ecclesiastiques qui
sont destinez pour enseigner les autres, ayent enfin
trouvé chez eux-mesmes les moyens de s' instruire ; et
nous devons estre assez satisfaits d' avoir contribué
pendant sept ou huit siecles à conserver les livres, les
lettres et les sciences, autant que le malheur et la
barbarie des
p137
tems l' ont pû souffrir. L' imprimerie enfin a rendu dans
ces derniers siecles les livres plus communs, et par
consequent les études plus faciles : et on a la
satisfaction de voir dans le clergé quantité
d' ecclesiastiques également vertueux et sçavans.
Cependant durant ces derniers siecles, les études ont
toûjours continué dans nostre ordre, et ont suivi à peu
prés la mesme fortune que la discipline reguliere,
tantôt abbatuës, tantôt relevées, suivant la disposition
des tems. Les papes et les conciles persuadez de
l' importance des études ont fait de tems en tems des
reglemens pour en conserver ou rétablir l' usage, et il
n' y a point de reforme qui se soit faite dans les
derniers siecles, où l' on n' ait eu soin de faire
refleurir les lettres aussi bien que l' observance, comme
on peut voir par les constitutions des congregations de
Bursfeld en Allemagne, de Sainte Justine en Italie,
de Valladolid en Espagne, de Chezal-Benoit, de
S Vanne, et de S Maur en France.
Vers la fin du quinziéme siecle un vertueux Celestin
de la maison de Paris, qui avoit nom Claude Rapine,
composa un petit traité latin, etc. Pour faire voir que
les moines doivent s' occuper à l' étude : et dans un
autre traité qu' il a fait de la vie contemplative, il
reprend certains religieux, qui sous pretexte d' humilité
se dispensent d' une application si importante et si
necessaire à tous les solitaires, mais principalement
aux superieurs. Il estime que l' on ne doit pas limiter
les esprits à un certain genre d' études, et qu' il faut
avoir égard aux differents talens d' un chacun. Cet
auteur est cité avec éloge par Jean Mauburn dans son
(...), et il mourut simple religieux l' an
p138
1493 aprés avoir exercé dignement la charge de
superieur dans son ordre, et avoir esté appellé en
Italie pour en reformer les monasteres, comme je l' ay
appris du Pere Becquet bibliotecaire de la maison de
Paris, qui m' a donné avis des ouvrages du P Rapine
qui ne sont pas imprimez. à la fin de son traité des
études, il remercie Dieu de ce qu' il luy a fait la
grace d' aimer toûjour les livres, l' étude, et la verité,
et d' avoir eu toûjours beaucoup d' aversion des emplois
exterieurs : il avouë qu' il en recueilloit des fruits
tres-agreables dans sa vieillesse, et il exhorte les
jeunes religieux d' en faire l' épreuve à son exemple.
On pourroit citer une infinité d' autres solitaires qui
ont fait la mesme experience. L' Abbé Tritheme par
exemple trouvoit tant de plaisir dans l' étude des
saintes lettres, qu' il disoit qu' il aimoit mieux
renoncer à sa dignité qu' à cette étude. (...). On peut
conter encore de ce nombre le venerable Louis De
Blois, dont les ouvrages sont si estimez de tout le
monde pour leur pieté, aussi bien que ceux de Sainte
Gertrude, qui apprit les lettres et la philosophie
mesme dans son monastere. Je n' en diray pas davantage,
persuadé que ces sortes d' exemples valent mieux pour
justifier l' usage des études parmi les solitaires, que
toutes les apologies que l' on pourroit faire, pour
montrer qu' ils peuvent fort bien joindre l' étude et la
science avec la pieté et la vertu.
PARTIE 2
p139
Du traité des études monastiques, où l' on examine
quelles sortes d' etudes peuvent convenir aux solitaires.
PARTIE 2 CHAPITRE 1
que les mêmes etudes qui peuvent convenir aux
ecclesiastiques, peuvent estre accordées aux moines.
quoiqu' il soit vray, comme on croit l' avoir montré,
que les etudes soient necessaires aux solitaires : il
faut cependant avoüer, qu' il n' est pas bien aisé de
marquer en particulier quelles sont celles qui leur
peuvent convenir. Car si l' on considere la chose par
rapport à la portée et capacité d' un chacun, comme
cette capacité est differente, il faudra aussi accorder
aux uns des études, qui ne pourront convenir aux
autres.
De plus si on fait reflexion sur les differentes
situations des monasteres et des communautez religieuses,
on sera obligé de raisonner diversement touchant celles
qui ont plus de liaison que d' autres avec le clergé et
le public. Car il n' est pas necessaire que ceux qui
font profession d' une vie tout-à-fait retirée, comme
les chartreux, s' appliquent aux mesmes études que les
benedictins, par exemple, dont les abbayes ont plus de
commerce et d' engagement avec le monde. Ces sortes de
relations obligent souvent les superieurs, et les
inferieurs mesmes à des actions publiques. On a des
droits
p140
et des prerogatives dans l' eglise. Il faut donc avoir
une capacité suffisante pour remplir ces devoirs, à
moins qu' on ne veuille entierement abandonner non
seulement ces privileges, mais les abbayes mesmes, qui
se trouvent par leur situation dans une espece de
commerce avec le public.
On demeure d' accord qu' il faut faire ce que l' on peut
pour ne pas s' engager trop avant dans ce commerce :
mais quelque effort que l' on fasse pour cela, il
restera toûjours assez d' occasions, dans lesquelles on
ne pourroit s' acquitter de son devoir sans le secours
des études, qui peuvent legitimement convenir à des
ecclesiastiques. Au reste ces engagemens ne sont pas
nouveaux. Il y en a plusieurs qui sont du tems de S
Benoit mesme ; et il n' y a pas d' apparence qu' il les
ait desapprouvez absolument, puisqu' il a bâti
quelques-uns de ses monasteres au dedans, ou auprés de
quelques villes.
Il y a encore une reflexion à faire sur ce sujet, qui
est qu' il faut faire quelque distinction entre les
études qui peuvent convenir à de certaines communautez,
et entre celles qui peuvent estre accores à
quelques particuliers. Il n' est pas necessaire que
toutes les communautez soient appliquées indifferemment
à toutes sortes d' études, ny que tous les particuliers
ayent aussi les mesmes applications. Il y a des
communautez ausquelles une mediocre capacité peut
suffire, mais qui ne suffiroit pas pour d' autres, dont
les emplois et les devoirs seroient d' une plus grande
étenduë. Il en faut dire autant à proportion des
particuliers. Comme tous n' ont pas les mesmes talens,
aussi n' est-il pas à propos que chacun s' applique aux
mesmes études. Les superieurs doivent regler celles
qui conviennent à chacun, soit par
p141
rapport à leurs talens, soit par rapport aux besoins
des corps et des communautez ils se trouvent.
Mais enfin la regle la plus generale que l' on puisse
donner sur ce sujet, est que l' on a toûjours permis aux
solitaires les mesmes études qui peuvent convenir à de
vertueux ecclesiastiques. C' est pourquoi dans une
exhortation monastique qui se trouve parmi les oeuvres
de S Atanase, on exhorte les solitaires à lire tout
ce qui est contenu dans les livres canoniques, etc.
C' est-à-dire dans ceux de l' ecriture et des ss. Peres,
sans leur interdire mesme absolument la lecture des
écrits apocryphes. Or comme autrefois presque l' unique
science des ecclesiastiques estoit l' étude de
l' ecriture sainte, des peres, et des conciles : aussi
les moines en ont-ils fait la matiere de leur
application : ce qui paroit par les ouvrages qu' ils nous
ont laissez. Mais comme on ne va pas tout d' abord à ces
sciences sans le secours des sciences inferieures, ils
ont eu soin aussi de cultiver celles-ci, autant qu' il
estoit à propos pour se rendre capables de ces sciences
superieures.
Ce n' estoit pas neanmoins le but principal, comme j' ay
déja dit plusieurs fois, que les solitaires se
proposoient dans leurs études. Ils n' étudioient pas
tant pour devenir sçavans, que pour se rendre plus
capables de pratiquer les vertus religieuses : et les
superieurs qui avoient differentes vûës sur cela,
estoient aussi plus ou moins reservez pour la qualité
des études qu' ils leur permettoient. Les uns estoient
plus portez pour le travail des mains que pour les
sciences, persuadez que cet exercice leur estoit plus
avantageux. D' autres avoient sur cela des pensées tout
opposées, et faisoient leur capital de l' oraison, comme
dans les monasteres de Saint
p142
Martin evesque de Tours. Enfin quelques autres
superieurs qui estoient plus portez pour les sciences,
n' en défendoient à leurs religieux aucunes de celles
qui sont honnestes. Tel fut Cassiodore, lequel ayant
amassé une biblioteque nombreuse dans son monastere de
Viviers, exhorte ses religieux à l' étude de toutes les
sciences qui pouvoient les disposer à l' intelligence de
l' ecriture sainte.
Plusieurs communautez religieuses, et une infinité de
saints moines ont suivi ce parti, et on peut conter de
ce nombre le venerable Bede, qui s' est appliqué à
toutes ces sciences, comme ses écrits en font foy. Ce
n' estoit pas dans le monde qu' il les avoit apprises,
puisqu' il n' avoit que sept ans lorsqu' il entra dans son
monastere. Ce n' étoit pas non plus par une vocation
extraordinaire, puisqu' il enseigna les mêmes sciences
à ses confreres, autant qu' ils en estoient capables.
Enfin ce n' estoit pas dans le relachement de la
discipline monastique, puisque c' étoit dés le premier
établissement du monastere que Saint Benoist Biscope
avoit fondé, et dans lequel il avoit établi une exacte
observance. On a gardé la mesme conduite dans les
monasteres les mieux reglez de France, d' Angleterre,
et d' Allemagne, comme je l' ay fait voir dans la
premiere partie de ce traité.
Il est donc à propos d' entrer ici dans le détail des
études, qui peuvent convenir aux solitaires, et
d' examiner les moyens qui sont les plus propres pour
les rendre capables de ces études, et d' en faire un bon
usage. Je coois bien que cette entreprise est un peu
hardie, et qu' il est dangereux de s' ingerer à donner des
regles dans un sujet aussi délicat et aussi étendu
que celui-ci. Mais j' espere que l' on me pardonnera la
liberté que je prens en cette rencontre, si l' on fait
reflexion
p143
que je ne pretens pas m' ériger en maistre, ni prescrire
des loix ou des regles certaines pour faire des
sçavans. Ce sont de simples vûës, ou tout au plus des
avis, que je propose à de jeunes religieux, pour leur
donner quelque entrée dans les sciences, ausquelles ils
se sentent appellez, soit par les talens que Dieu leur
a donnez, soit par la disposition de leurs superieurs
qui les y appliquent. Ils pourront essayer ces moyens,
et s' en servir, si les superieurs et eux-mêmes jugent
qu' ils leur soient utiles ; sinon, ils pourront les
laisser, et avoir au moins égard à la bonne volonté de
leur frere, qui a entrepris ce travail, et a fait ce
coup d' essay à leur consideration.
PARTIE 2 CHAPITRE 2
de l' étude de l' ecriture sainte.
I l' on examine premierement si l' on doit
permettre indifferemment aux solitaires la lecture de
tous les livres de l' ecriture.
je ne m' arréteray pas à faire voir, que l' étude de la
sainte ecriture convient aux solitaires. Tout le monde
en demeure d' accord, et on en estoit tellement persua
du tems de S Jean Chrysostôme, que les laics et les
seculiers que ce saint docteur exhortoit à lire
l' ecriture, disoient que cela estoit bon pour des
solitaires qui avoient renonau monde, et qui habitoient
dans les deserts et sur la cime des montagnes : mais
que pour eux ils n' en avoient pas le tems. Il n' y a de
difficulté tout au plus, qu' à l' égard de certains livres,
dont quelques-uns estiment que la lecture ne convient
pas indifferemment à tous les moines.
p144
On ne peut rien dire de plus avantageux en faveur de
cette étude, que ce qu' en a écrit S Jerôme en differens
endroits de ses lettres. C' est en écrivant à un moine
qu' il assûre, que s' il veut surmonter aisément les
déreglemens de la chair, il n' a qu' à aimer l' étude des
livres sacrez. (...). C' est en instruisant un autre
moine qu' il a dit, que cette étude luy doit estre
continuelle, et qu' il ne doit point, pour ainsi dire,
en quitter la lecture un seul moment. (...). C' est par
cette lecture et cette meditation continuelle qu' il dit,
que Nepotien avoit fait de son coeur et de sa memoire
une bibliotéque de Jesus-Christ : (...). C' est dans
une autre lettre qu' écrivant à S Paulin, pour luy
donner l' idée de la vie monastique qu' il avoit
embrassée, il dit que cette étude des livres divins ne
doit pas estre superficielle, et qu' elle doit aller
jusqu' à l' interieur, et jusqu' à la moëlle qui y est
contenuë : parce que c' est là qu' on en sent la douceur :
(...). Partant qu' il faut casser la noix, pour goûter ce
qu' elle renferme. (...). Enfin il dit qu' un solitaire
doit apprendre les ecritures avec tant de perfection,
qu' il soit en état de les enseigner aux autres et de
convaincre ceux qui en contestoient la verité. (...).
Voilà quels sont les sentimens de S Jeme touchant
l' étude que les moines peuvent et doivent mesme faire
des saintes ecritures. On peut bien l' en croire sur ce
p145
sujet, puis qu' onait qu' il est assez resser
d' ailleurs pour ce qui regarde les personnes de cet
institut.
Il faut aver néanmoins qu' il y a de certains livres
de l' ecriture, dont la lecture et la meditation doit
estre beaucoup plus familiere aux solitaires, que des
autres. Saint Basile prefere avec raison les livres
du nouveau testament à ceux de l' ancien, desquels il
dit que la lecture a esté nuisible à quelques-uns, non
par elle-mesme, puisque tous les livres saints ne sont
que pour inspirer la sainteté, mais par la mauvaise
disposition des lecteurs : comme le pain qui est bon
de luy-mesme, est préjudiciable à un estomach foible
et mal disposé par la maladie.
Saint Nil nous explique quelles sont les qualitez que
doit avoir un solitaire pour cette lecture, lors
qu' écrivant au moine Palladius, il la luy permet,
d' autant qu' il estoit entierement épuré du déreglement
des passions, et sur tout de la vanité ; et il ajoûte
que quiconque n' est pas dans cette disposition, n' est
pas digne de toucher mesme ces livres divins.
Pour ce qui est des livres dont la lecture est
avantageuse aux solitaires qui ont ces saintes
dispositions, il est aussi de même sentiment que S
Basile. Si vous voulez, dit-il, etc.
p146
Ce pere a voulu sans doute excepter de ce nombre les
pseaumes et les livres sapientiaux, dont la lecture ne
peut estre que tres-avantageuse pour ce sujet. Les
anciens estoient tellement persuadez de l' utilité des
pseaumes, qu' outre qu' ils en ont composé l' office
divin, ils vouloient encore qu' on les apprît par coeur.
(...), dit S Jerôme écrivant à un solitaire ; et
cette pratique s' est continuée jusqu' à nos jours parmi
les chartreux. Le mesme s. Docteur assure que S
Hilarion sçavoit toute l' ecriture sainte par coeur,
et qu' il avoit accoûtumé de la reciter comme devant
Dieu, aprés la priere et la psalmodie.
Isidore De Damiette, qui vivoit en mesme tems que
S Nil, donne plus d' étenduë à la lecture que les
solitaires peuvent faire des saintes ecritures. Il dit,
écrivant au moine Cyrus, etc. C' est aussi le sentiment
de Cassien dans sa quatorziéme conference, et il
demande pour cette étude, la pratique de la loy de Dieu,
la pureté du coeur, et l' humilité.
On ne peut douter que S Benoist n' ait esté dans le
p147
mesme sentiment, et qu' il n' ait accordé à ses disciples
la lecture de tous les livres tant du vieux que du
nouveau testament. Car il ordonne que les uns et les
autres soient lûs aux offices de nuit. (...) et encore
qu' il ne trouve pas à propos qu' on lise les sept
premiers livres de l' ancien testament, ni les livres
des rois avant complie ; il en permet néanmoins la
lecture à d' autres heures, etc.
On peut voir sur ce sujet la lettre que S Basile Le
Grand a écrite à S Gregoire De Nazianze touchant
la maniere de vivre, qu' il faut garder dans la
solitude : où il montre que les solitaires doivent
diter avec soin tous les livres sacrez, afin d' en
étudier tous les traits et tous les exemples, et les
copier en eux-mesmes : mais afin que cette meditation
et cette étude ait tout le succés qu' on en doit
attendre, qu' il y faut joindre la priere.
Nous pouvons recüeillir de tout ce que nous venons de
rapporter des saints peres touchant la lecture de
l' ecriture, qu' on ne peut donner de regles generales
pour déterminer celle qui convient à chaque solitaire
en particulier. La portée des esprits, les dispositions
du coeur, les âges, les circonstances des lieux, des
tems, et des personnes estant differentes, il faut que
la prudence éclairée d' un superieur ou d' un directeur,
regle et prescrive à un chacun celle qui luy peut
convenir. Les juifs anciennement ne permettoient la
lecture du cantique des cantiques, par exemple, qu' à
l' âge de trente ans. Ceux que Dieu, par une onction
interieure, attire à la componction du coeur et à une
vie plus recueillie,
p148
peuvent se borner à lire et à mediter principalement
les livres moraux de l' ecriture, quoique dans les
autres mesme il y ait plusieurs endroits capables de
toucher. Mais ceux qui ont des vûës plus étenduës, et
qui ont plus de disposition pour étudier à fond
l' ecriture, ne se doivent point borner aux livres
moraux : il est bon que pour leur propre instruction,
et mesme pour celle de leurs freres, ils s' appliquent
à découvrir ce qu' il y a de plus élevé et de plus cac
dans toutes les ecritures, (...), comme parle S Nil.
On peut justifier cette conduite par les exemples des
plus saints solitaires, que nous avons déja remarquez
en partie : et ceux des Ss Basile, Nil et Isidore,
dont on vient de rapporter les autoritez, peuvent
suffire pour ce sujet.
Saint Basile donne une autre regle à ses religieux,
qui luy demandoient s' il estoit à propos d' apprendre
beaucoup de choses de l' ecriture. Il répond que ceux
qui ont la direction des autres, n' en doivent rien
ignorer, afin qu' ils soient capables d' instruire ceux
qui sont smis à leur conduite : mais pour les
inferieurs, qu' ils doivent se borner à une juste
mediocrité, suivant les talens qu' ils ont reçûs de
Dieu ; et que parlant ordinairement ils doivent se
contenter des connoissances qui regardent leur état,
c' est à dire de ce qui peut contribuer à la correction
de leurs vices, à la pureté du coeur, et en un mot à
leur perfection. Il dit en un autre endroit, qu' il faut
s' en rapporter pour cela au jugement de son superieur.
On peut appliquer à ce sujet ce que le mesme saint a
dit autrefois aux habitans de Cesarée dans une de ses
homelies : que l' on doit remarquer etc.
p149
Pour ce qui est des pseaumes, il faut lire l' excellente
lettre que S Atanase a écrite à Marcellin, où il
fait voir qu' ils contiennent un abregé de toute
l' ecriture.
Cette application plus particuliere à certains livres
n' exclud pas la lecture des autres, dans lesquels on
trouve de grands sujets de meditations, et mesme de
componction. Car qu' y a-t' il de plus étonnant et de
plus digne de reflexion que ce que nous lisons dans la
Genese, de la chûte et de la peine du premier homme ;
de la justice de Noë, et du châtiment de tous les
hommes
p150
par le déluge ; de l' obéïssance admirable d' Abraham,
et de la promesse que Dieu luy fit pour la
recompenser ; de la punition de Sodome, et de la
providence de Dieu sur le patriarche Joseph ? Que si
nous passons à l' exode, nous y verrons les merveilles
que Dieu a faites en faveur de son peuple,
l' endurcissement de Pharaon, la vengeance que Dieu a
tirée des murmurateurs et des idolâtres dans le desert.
Dans le levitique et dans les nombres, l' exactitude
que Dieu veut que l' on apporte dans le culte qu' on
luy rend ; dans le deuteronome la sainteté de ses
loix ; dans le livre de Josuë l' effet de ses
promesses ; dans celuy des juges, la force et la
foiblesse de Sanson ; dans celuy de Ruth, l' équité
et la bonne foy de Booz ; dans les rois, la sainte
de Samüel, d' Elie, d' Elisée, et des autres
prophetes, la reprobation de Saül, la chûte et la
penitence de David, sa douceur et sa patience ; la
sagesse et le peché de Salomon ; la pieté d' Ezechias
et de Josias ; dans Esdras, le zele pour la loy de
Dieu ; dans Tobie, la conduite d' une sainte famille ;
dans Judith, la force de la grace ; dans Esther, la
prudence ; et enfin dans Job, l' exemple d' une patience
merveilleuse. Dans les prophetes on y voit non
seulement la promesse, mais mesme les caracteres du
messie, les menaces faites aux pecheurs, et les
predictions des desastres qui devoient arriver aux
juifs et aux autres nations. Enfin tout est saint, tout
est grand, tout est utile dans les livres saints,
pourvû qu' on les lise avec de saintes dispositions.
p151
Ii de la maniere que les moines doivent lire
l' ecriture sainte.
je ne pretens pas donner icy une methode exacte pour
lire en sçavant les saintes ecritures. Plusieurs
habiles gens en ont écrit, quoique peut-estre on
pourroit encore ajoûter beaucoup de choses à leur
travail. La matiere est trop vaste et trop étenduë
pour la renfermer dans un si petit traité, quand
j' aurois toute la capacité qui est necessaire pour un
dessein de cette importance. Je me contenteray donc de
donner icy une legere ébauche de la conduite que je
croy estre utile à de jeunes religieux, qui veulent
lire les livres saints avec quelque ordre, non pas dans
le dessein de devenir scavans, mais d' éclairer leurs
esprits et de remplir leurs coeurs des veritez du ciel.
Il me semble qu' ils pourroient commencer par lire les
figures de la bible, les moeurs des juifs, et les
moeurs des chrêtiens par Mr L' Abbé Fleury. Ces trois
petits livres, avec l' histoire de la bible par Mr
Dandilly leur donneront une idée de l' ecriture, et
leur serviront de preparation pour la lecture qu' ils en
veulent faire.
Ils commenceront cette lecture par celle du nouveau
testament tout entier et tout de suite, comme estant la
fin à laquelle se rapporte tout ce qui est écrit dans
le vieux testament. Il est bon d' avoir quelque
commentaire abregé pour éclaircir les principales
difficultez qui se presentent, sur tout dans les
epîtres de S Paul. On peut se servir pour cela des
petites notes de Holden sur tout le nouveau testament,
de Jansenius
p152
D' Ipre sur les evangiles, de Gagnaeus sur les
epitres de S Paul, etc. Fromond sur les actes et sur
les mesmes epitres est un des meilleurs, et plus facile
et moins sec qu' Estius, qui sera plus propre à ceux
qui sont plus avancez.
Aprés avoirune ou deux fois les quatre evangiles
de suite, il est bon de les conferer ensemble par le
moyen de quelque concorde. C' est ainsi qu' on appelle
certains livres qui ont esté faits pour montrer tout de
suite ce que chaque evangeliste a rapporté en
particulier. On pourra voir celle d' un docteur de
Paris, qui est en latin, sous le titre d' historia
et concordia evangelica.
lorsqu' on sera plus avancé, on pourra lire celle de
Jansenius De Gand, etc. Maldonat sur les evangiles
est bon, quoy qu' il parle un peu trop librement des
saints peres.
Il faut lire plusieurs fois les epitres de S Paul,
dans lesquelles sont expliquées à fond les veritez de
nostre sainte religion, qui ne sont bien souvent que
simplement exposées dans les evangiles. Comme cette
lecture est extremement forte, il faut s' y arrester
long-temps, estant impossible, comme a remarqué un
ancien auteur, de penetrer jamais le sens de S Paul
sans une lecture frequente et une profonde meditation.
Les reflexions que quelques auteurs ont faites sur ces
epitres peuvent servir pour cette meditation : mais
les commentaires de S Jean Chrysostome, et les
sermons de S Augustin (...) sont excellens, aussi bien
qu' Estius, pour pouvoir entrer dans les sentimens de ce
saint apostre. On peut lire aussi utilement
p153
Theodoret sur les epistres de S Paul, qui est comme
un excellent precis des commentaires de Saint Jean
Chrysostome. On a donné aussi depuis peu en françois
des extraits de ce commentaire, dont la lecture pourra
estre avantageuse, aussi bien que des paraphrases de
Mr Godeau. L' analyse des epistres de S Paul
imprimée depuis peu n' est pas à negliger.
On pourra joindre à la lecture du nouveau testament
celle des livres sapientiaux avec quelque commentaire
succinct, tel que celuy de Jansenius D' Ipre. Il sera
bon de lire aussi les traductions de Mr De Saci
avec ses explications, et les conseils du sage par le
pere Bouteau jesuite. On trouvera dans ces livres des
regles excellentes pour toutes sortes d' estat et de
condition, et pour toutes les differentes situations,
dans lesquelles on peut se trouver.
Il est sur tout necessaire aux jeunes religieux de
s' appliquer à l' intelligence des pseaumes, qu' ils ont
presque à tous momens dans la bouche aux offices divins
de jour et de nuit. Le commentaire de Bellarmin est
plus facile pour ceux qui ne sçavent pas les langues :
mais Genebrard et Demuis sont meilleurs : Titelman
aussi n' est pas mauvais. Les explications de Mr De
Sassy, la version sur la vulgate et le texte hebreu,
une autre version avec un abregé des sentimens de S
Augustin dans une troisiéme colonne, la paraphrase du
P Mege et celle de Mr L' Abbé De Choisy, seront
utiles pour ce sujet, aussi bien que la version latine
de S Jerôme sur l' hebreu, que monseigneur De Meaux
vient de joindre à la vulgate avec ses remarques, et
une excellente preface. Il est besoin sur tout de faire
attention sur le titre et l' argument de chaque pseaume,
qui sont comme la clef du sens qui y est renfermé.
p154
Avant que de commencer à lire le vieux testament, (ce
qui se pourra faire durant ou aprés les études de
philosophie et de theologie) il seroit à propos de lire
les quatre livres de S Augustin de doctrina
christiana , les sermons de catechizandis rudibus,
et de symbolo , un discours françois qui a esté fait
sur les cinq livres de Moyse, avec un autre discours
sur le plan des pensées de Monsieur Pascal touchant
la religion, et le livre de Grotius sur le me sujet,
outre celui de S Augustin, dont j' ay déja parlé. On
aura par ce moyen une idée de l' oeconomie de nostre
religion, et des vûës qu' on doit avoir en lisant
l' ecriture, tant du vieux que du nouveau testament, qui
est de reconnoistre la chûte et la corruption de
l' homme, la necessité d' un sauveur, la promesse que
Dieu en a faite aux anciens patriarches, les propheties
touchant le messie, les preuves de sa mission, et enfin
l' accomplissement de ces promesses en la personne de
Jesus-Christ.
Il sera aussi necessaire d' avoir une cronologie exacte
tant du vieux que du nouveau testament, telle que celle
qui est à la teste de la bible de Vitré : une
connoissance generale des idiotismes ou façons de parler
qui sont propres à l' ecriture ; une topographie avec
une carte de la terre-sainte, comme celles
d' Adrichomius et de Ligfoot ; un abregé de l' histoire
sainte, et un traité des differentes éditions et
versions de l' ecriture. Les prolegomenes de Walton
qui sont au commencement de la polyglotte d' Angleterre,
et qui ont méme esté imprimez à part en Allemagne,
sont fort bons pour cela. On pourra aussi parcourir la
biblioteque de Sixte de Sienne, et la biblioteque
choisie de Possevin.
Pour ce qui est de l' histoire sainte, on peut lire
Joseph
p155
sans oublier son ouvrage contr' Appion ; Salien au
moins en abregé, Torniel, le Pere Alexandre ; et il
ne faut pas negliger la petite histoire de Sulpice
Severe, quoique tres-abregée. On peut joindre à ces
auteurs les annales d' Usserius, dont la cronologie est
re, et qui a meslé autant de l' histoire profane qu' il
en falloit pour l' intelligence de la bible.
Il n' est pas necessaire de lire tous ces livres avant
que de commencer la lecture du vieux testament. Il est
bon toutefois d' avoir auparavant une idée de la
cronologie, de la topographie, et des idiotismes de
l' ecriture, que Walton a renfermez en 60 articles. On
ne doit pas trouver mauvais que je renvoye quelquefois
à des protestans, aprés que S Augustin nous a proposé
les regles de Tichonius, qui estoit Donatiste, pour
nous faciliter l' explication de la sainte ecriture.
Les tables que le Pere Lamy de l' oratoire a dressées
pour servir d' introduction à l' étude de l' ecriture,
seront aussi d' un grand usage pour les commençans. Ces
tables font voir en abregé l' origine des hebreux, leurs
faits principaux, leur pays, leurs differens
gouvernemens, la forme de leur religion, leurs
ceremonies, leurs festes, les differentes sectes qui
estoient parmi eux, leurs poids et leurs mesures, leurs
moeurs et ctumes, principalement pour leur religion,
la division des livres qui composent la bible, les
langues dans lesquelles ils ont esté écrits, et leurs
versions differentes, et en dernier lieu quelques regles
pour entendre et expliquer l' ecriture. Si on veut
sçavoir les choses plus à fond, il faut lire Sigonius
(...), et les prolegomenes de Walton.
Avec ces dispositions on pourra lire tout de suite les
livres du vieux testament avec quelque commentaire
p156
succinct pour éclaircir le sens litteral, qui est comme
la base et le fondement de la religion, et pour
observer le tems et les circonstances, ausquelles
chaque livre a esté écrit. Il seroit bon de joindre la
lecture des prophétes avec l' histoire des rois, sous
lesquels chaque prophéte a vécu : ou plustôt revoir le
livre des rois à mesure qu' on avancera dans la lecture
des prophétes.
Je ne marque pas en particulier les commentaires que
l' on peut consulter. Vatable sur toute l' ecriture est
succinct et excellent. On y peut joindre Menochius,
qui n' est pas mauvais, et est fort court, aussi bien
que Tirin, Gordon, et Emmanuel-Sa. Denis Le
Chartreux n' est pas à negliger. On estime assez le
cardinal Cajetan pour le sens litteral. Tout ce que
nous avons de Theodoret sur l' ecriture est excellent.
Il a fait des questions sur les endroits les plus
difficiles du pentateuque, de Josuë, de Ruth, des
livres des rois, et des paralipomenes, que l' on peut
lire avec utilité, aussi bien qu' Estius (...).
Cornelius à Lapide est bon, mais un peu trop long. On
y peut passer ce qui n' est pas necessaire au sens
litteral et moral.
Jansenius d' Ipre sur le pentateuque peut suffire. Il
n' est pas necessaire de grands commentaires pour les
livres historiques. On en a besoin pour le livre de
Job et pour les prophetes. Jean Mercerus sur Job
et sur les livres sapientiaux est tres-bon, quoique
protestant. Il est vray qu' il est long, mais on se peut
contenter de le consulter sur les endroits difficiles.
Le P Vavassor sur Job doit estre prefe, avec la
paraphrase du P Senault.
S Jerôme est excellent sur les prophetes pour le sens
litteral, qu' il a examiné avec soin en conferant les
differentes versions : mais il faut quelque chose de
plus aisé
p157
pour des commençans. Maldonat sur Ezechiel et sur
quelques autres prophetes est bon. L' ouvrage de
Villalpandus sur la description du temple faite par
Ezechiel est tres-sçavant, mais qui ne sera pas au
goust de ceux qui ne cherchent dans l' ecriture que
l' onction. Rien n' est plus exact que ce que Ligfoot a
écrit sur le me sujet. Ce que nous avons de Drusius
sur l' ecriture est fort bon.
Les commentaires que Louis De Dieu protestant a
faits sur l' ecriture ne sont pas à negliger. Il fait
profession de ne point toucher aux difficultez que les
autres ont éclaircies. Sur des endroits particuliers
on y trouve de fort bonnes choses. Si on avoit la
patience de lire le volume in folio que Masius
a composur le livre de Josuë, on y trouveroit
d' excellentes choses pour toute la bible. On en peut
dire autant de Tostat. biblia magna du Pere De
La Haye sur toute l' ecriture est meilleur que son
biblia maxima . Ce premier recueil est composé des
remarques d' Estius, d' Emmanuel-Sa, de Menochius, et
de Tirinus. Il est inutile de dire, que les versions
et les explications de Mr De Sassy sur toute la
bible peuvent tenir lieu de commentaire à ceux qui ne
cherchent dans cette lecture que leur propre
édification.
Je n' en diray pas davantage sur ce sujet, et je croy
que ceci peut suffire aux religieux qui se contentent
de lire l' ecriture sainte pour leur propre édification,
sans y chercher trop de science et des questions
curieuses. à la fin du livre que Bellarmin a composé
des ecrivains ecclesiastiques on trouvera un catalogue
de tous les auteurs, tant anciens que modernes, qui ont
fait des commentaires sur chaque livre de la bible. Le
catalogue de Crowaeus est encore plus exact. Il est
imprimé à Londre in 12.
p158
Lorsqu' on aura lû ainsi l' ecriture une ou deux fois, on
pourra se passer de commentaire, et se contenter de
continuer à la lire attentivement, avec les dispositions
que je marqueray ci-aprés. Pour peu d' entrée que l' on
ait dans cette lecture, on s' en fera un commentaire à
soi-même si l' on y est assidu et affectionné. Ce qui
aura paru obscur la deuxiéme ou troisiéme fois,
s' éclaircira dans la suite, et un endroit servira à
expliquer l' autre.
Il ne sera pas absolument necessaire pour cela d' avoir
la connoissance des langues grecques et hebraïques :
on peut laisser cette étude à ceux que Dieu appelle à
un plus haut degré de science. Ceux-ci auront besoin
des polyglottes, des critiques, du synopsis
criticorum , des exercitationes biblicae du
P Morin, des differentes chaisnes, tant grecques que
latines, comme celle de Procope De Gaza etc. Le
recueil de critici sacri est composé des remarques
de 13 commentateurs modernes, la pluspart protestans.
Comme il y a plusieurs redites dans ce recueil,
Mathieu Pol en a entrepris un autre sous le titre de
sinopsis criticorum , dans lequel il a retranché les
repetitions, et a ajoûté de nouveaux auteurs pour
éclircir les endroits qui n' estoient pas assez
expliquez ; mais aps tout les habiles gens croyent
que ce recueil n' est pas encore dans sa perfection ;
qu' il est un peu embarassé, et qu' il manquoit à ce
collecteur la connoissance des langues, dont il
rapporte les versions.
Quoique cette connoissance ne soit pas absolument
necessaire, comme je viens de dire, à ceux qui ne
cherchent que la pieté et l' onction dans les livres
sacrez, elle peut neanmoins leur estre fort utile pour
bien entendre le sens litteral, qui est le fondement de
la veritable pieté : et S Jerôme dans l' éloge qu' il
a fait de sainte
p159
Paule, la louë aussi bien que sa fille Eustochium, de
ce qu' elles avoient appris l' hebreu pour lire avec plus
de contentement et d' édification les saintes lettres.
Pour ce qui est de ceux qui voudront les étudier plus
à fond, j' en parleray encore au chapitre 19 de cette
seconde partie.
Iii avec quelles dispositions il faut lire
l' ecriture.
le pieux auteur des livres de l' imitation nous donne
d' excellentes regles pour lire avec fruit l' ecriture
sainte. Entre ces regles il y en a de generales, et de
particulieres. Une generale, est de lire ces livres
divins avec le même esprit qu' ils ont esté écrits,
c' est à-dire dans la vûë et dans le dessein que Dieu
a eu en les inspirant aux hommes. Or le dessein de
Dieu en cela a esté de s' y manifester luy-même et sa
verité, et d' y donner aux hommes les moyens de le
chercher et de le trouver. Et partant l' esprit avec
lequel on doit lire l' ecriture, est d' y chercher
premierement à connoitre Dieu et les mysteres de
nostre religion, et à se connoistre soi-méme ; et d' y
apprendre les moyens d' aller à Dieu, et de faire un
bon usage des creatures. En un mot c' est de ne chercher
dans cette lecture que la verité et la justice par la
pratique de la charité et des autres vertus.
Les conditions particulieres sont la pureté de coeur,
l' humilité, la simplicité, et le retranchement de la
curiosité et de l' empressement : c' est-à-dire que pour
bien faire cette lecture, il faut avoir le coeur pur,
il la faut faire avec humilité et simplicité, sans
curiosité et sans empressement.
p160
I
ce n' est à proprement parler que dans les saintes
ecritures que nous pouvons trouver les veritez, au
moins celles qui meritent veritablement nostre
application. Toutes les autres veritez sont environnées
de tant de tenebres, et nostre esprit est tellement
obscurci par le peché, que l' on se fatigue extrémement,
et assez souvent en vain, en cherchant d' autres
veritez que celles qui sont renfermées dans ces livres
divins.
Ces veritez sont ou speculatives, ou pratiques. Les
speculatives sont pour nous donner la connoissance de
Dieu et de nous-mémes : comme les pratiques nous
fournissent les moyens de regler nos moeurs. Il y a
encore d' autres veritez, que l' on peut appeller
historiques, lesquelles se peuvent rapporter aux unes
ou aux autres de ces deux sortes de veritez.
On ne peut jamais exceder dans la recherche des veritez
speculatives, pourvû que l' on se borne uniquement à se
bien connoitre soi-méme pour se haïr chrêtiennement, et
à connoitre Dieu de plus en plus pour l' aimer plus
parfaitement. Mais si on étudie les veritez
speculatives, et les pratiques mémes, seulement dans la
ë de les penetrer sans vouloir s' en servir pour le
reglement de ses moeurs, cette connoissance sera plus
nuisible qu' avantageuse : toute cette pretend
science que nous avons des choses mémes qui regardent
nostre salut, n' estant qu' une pure ignorance, si elle
n' est suivie de la pratique. On se trompe souvent en
croyant que parce que l' on se plait à lire, ou a
entendre la sainte ecriture, on aime comme il faut les
veritez qu' elle nous apprend. Nous n' aimons bien souvent
que ce qui nous plait, et non pas ce qui nous guerit.
La lueur et l' éclat
p161
de la verité nous plaist, mais ce n' est que pour
l' entendre, et non pas pour la suivre.
Quoiqu' il soit necessaire de connoistre la verité pour
estre sauvé, ce n' est pourtant pas cette connoissance
qui nous sauve. L' amour mesme de la verité ne suffit
pas s' il n' est effectif : il faut joindre l' obéïssance
et la pratique à l' amour. Sans cela on a toûjours
quelque chose à craindre dans la science, parce qu' elle
enfle : sans cela on a toûjours quelque chose à craindre
dans la lettre, parce qu' elle tuë. Ajoûtons mesme
avec S Augustin, que si la science est plus grande
que la charité, elle n' edifie pas, mais elle enfle.
Nous verrons dans la suite quel usage on doit faire
de cette condition, en reduisant toute la lecture et
l' étude de l' ecriture sainte à la pratique.
C' estoit dans cette vûë que Sainte Paule, au rapport
de S Jerome, quoiqu' elle fist l' estime qu' elle
devoit du sens litteral des faits historiques, comme
estant le fondement de la verité, elle ne s' y arrestoit
pas neanmoins entierement, mais elle s' élevoit de
au sens spirituel pour sa propre edification. C' est
pour cette raison que les peres dans les homelies
qu' ils faisoient au peuple, et mesme dans leurs
commentaires sur l' ecriture, comme S Hilaire, ont eu
souvent recours au sens mystique et allegorique : et
bien loin que l' on doive rejetter cette conduite, comme
quelques esprits forts se l' imaginent, on en doit au
contraire concevoir de l' estime. On peut voir sur cela
une excellente preface qui est à la teste du troisiéme
volume des traitez de pieté, que nous a laissez M
Hamon. Ce qu' a écrit sur ce sujet l' Abbé Gilbert sur
les cantiques, peut estre rapporté en cet endroit fort
à propos.
On trouve, dit-il, toûjours des choses nouvelles dans
p162
Jesus-Christ et dans les ecritures. Etc.
Ii
une autre disposition qui suit de celle-cy, est la
pureté de coeur. Il en est de la verité comme de Dieu
mesme, qui ne se fait voir qu' à ceux qui ont le coeur
pur. La verité ne se montre point aux ames impures, dit
S Bernard, etc.
Mais en quoy consiste cette pureté de coeur ? Elle
consiste dans une mortification generalle de toutes les
passions dereglées. S Basile pousse cette pureté si
loin, qu' il dit qu' un moine doit regarder comme une
infraction
p163
du voeu de chasteté tous les mouvemens dereglez de
quelque passion que ce soit, qui puisse soüiller tant
soit peu la pureté de son ame.
Or comme cette pureté de coeur est difficile à acquerir,
il est necessaire pour l' obtenir, non seulement de
s' appliquer soigneusement à la mortification de toutes
ses passions, mais encore à la priere, qui obtient en
peu de tems ce qu' elle demande, quand elle est jointe
a la pratique exacte de la loy de Dieu. Enfin c' est
par le moyen de la priere et de la charité que la
verité entre dans le coeur, comme c' est par le moyen de
la pureté qu' elle y demeure, et qu' elle s' y fait
reconnoistre.
L' ecriture n' est pas si facile que quelques-uns se
l' imaginent : et quelque grand esprit que l' on aye ou
que l' on croye avoir, on demeure court bien souvent dans
l' intelligence des livres divins. Quel plus grand
esprit et plus relevé que celuy de S Augustin ?
Cependant il net penetrer le sens du prophete Isaïe,
dont S Ambroise luy avoit prescrit la lecture au
commencement de sa conversion ; et il fut obligé de
remettre cette lecture à un autre tems, lorsque s' estant
plus exercé dans la parole de Dieu, il auroit plus
d' ouverture pour lire ce saint prophete. (...).
Et il ne faut pas croire que ce soit seulement à
l' égard de certains livres que l' on ait besoin de la
lumiere du ciel pour en avoir l' intelligence. Elle est
necessaire pour ceux mesmes qui sont en apparence les
plus faciles, dont nos passions nous empeschent bien
souvent de penetrer le sens. C' est pourquoy l' oraison
est necessaire pour obtenir cette lumiere, sans
laquelle nous n' entendrons
p164
jamais comme il faut, ni les veritez obscures et cachées,
ni mesme celles qui paroissent les plus faciles et les
plus aisées.
Iii
outre ces dispositions éloignées que l' auteur de
l' imitation demande de ceux qui veulent s' appliquer à
l' étude de l' ecriture sainte, il en marque encore trois
prochaines, lorsqu' on en fait actuellement la lecture :
c' est à dire qu' il veut qu' on la lise avec humilité,
avec simplicité, et avec foy.
Dieu ne découvre ses secrets qu' aux humbles, et il les
cache aux superbes. Qui ne s' humiliera avec étonnement,
dit un pieux auteur de nos jours, etc.
Iv
il est donc extrémement necessaire de lire l' ecriture
sainte avec humilité, en retranchant tout desir de
paroistre et d' estre estimé sçavant, et mesme de le
devenir : mais il faut aussi faire cette lecture avec
simplicité, en se contentant des lumieres qu' il plaist
à Dieu nous y
p165
donner, sans vouloir pénétrer plus avant, s' il ne le
juge pas à propos. Nôtre curiosité, dit le pieux
auteur de l' imitation, etc.
Cette foy consiste à nous faire autant reverer la
verité dans les endroits où elle nous est cachée, que
dans les endroits elle nous est découverte. C' est
ainsi que S Pierre, pénétré de respect pour tout ce
que disoit nôtre-seigneur, ne fut pas rebuté, comme
les capharnaïtes, de la dureté apparente de ses paroles,
mais il protesta au contraire que c' estoient des
paroles de la vie éternelle, quoy qu' il ne les comprît
pas pour lors : sa foy et sa pieté, dit S Augustin,
luy faisant croire qu' elles estoient bonnes, quoy qu' il
ne les entendît pas. Si donc le discours de
Jesus-Christ, ajoute ce pere, etc.
V
en dernier lieu il faut éviter deux défauts qui sont
fort ordinaires dans la lecture, sçavoir la curiosité
et l' empressement. L' une est l' effet de l' autre, et on
est emprespour lire, d' autant que l' on est curieux.
Le
p166
desir d' apprendre des choses nouvelles nous emporte,
et ce n' est pas tant la verité, que sa nouveauté. C' est
ce desir de nouveauté qui nous rend la verité presque
inutile. Si nous nous contentions de la verité, dit un
pieux auteur, etc.
p167
Iv comment il faut profiter de la lecture de
l' ecriture sainte.
comme le but principal que nous devons avoir dans cette
lecture est la pratique des veritez saintes que
l' ecriture renferme, il est necessaire de remarquer
avec soin ces veritez, et de se les appliquer à
soy-mesme pour le reglement de ses moeurs. Mais comme
tous n' ont pas un égal discernement pour faire ces
remarques, le profit qu' on tire de cette lecture est
aussi fort different suivant la capacité et la
disposition d' un chacun.
Il y a des veritez qui sont sensibles à tout le monde,
mais il y en a d' autres qui ne sont apperçûës que de
ceux qui sont plus éclairez. Il y a même sous les
veritez sensibles de certaines veritez cachées, qui ne
sont apperçûës que par des personnes fort spirituelles.
C' est ainsi que l' Abbé Theodore chez Cassien dit,
que le precepte que Dieu a donné aux hommes de
s' abstenir du peché d' impureté, est consideré et
interpreté diversement suivant la disposition des sujets,
les uns n' y voyant que ce qui est porté par la lettre,
et les autres pénétrant plus avant, et croyant que Dieu
par ce commandement leur défend generalement tout ce
qui peut tant soit peu soüiller la pureté du coeur.
On peut voir dans les petites regles de S Basile,
l' usage que ce grand maistre de la vie monastique vouloit
que ses religieux fissent de la lecture de l' ecriture
sainte. Car ces regles ne sont composées presque que
de diverses questions et interrogations que ce saint
fait sur l' intelligence de plusieurs endroits, qui se
rencontrent
p168
dans le nouveau testament. Entre les réponses qu' il
fait à ces questions, il y en a plusieurs qui se
presentent assez naturellement à l' esprit : mais il y
en a aussi de certaines, qu' il n' y a que des personnes
fort éclairées qui puissent démesler. Nous en mettrons
icy quelques exemples pour faciliter aux commençans
les moyens d' en user de même.
Saint Basile demande à l' article 48 en quoy consiste
l' avarice, et quand on doit se reconnoistre coupable de
ce peché. Il répond que c' est lors qu' on a plus de soin
de son bien que de celuy de son prochain, puisque l' on
est obligé d' aimer son prochain comme soy-mesme. S' il
y a peu de casuistes qui ayent cette idée de l' avarice,
on a sujet de croire qu' il y a bien moins de sûreté à
suivre leurs sentimens, que la morale étroite qu' un si
grand homme avoit puisée dans les pures sources de
l' ecriture, et de la droiture de son coeur.
Il demande dans l' article 56 en quoy consiste l' orgueil,
et voicy ce qu' il répond. C' est estre superbe que de
ne point suivre la tradition, et de ne marcher point
dans la mesme regle, comme dit l' apôtre, en se faisant
au contraire une voye particuliere de justice et de
pieté. Helas ! Qu' il y a de superbes au jugement de ce
grand homme, puisque tant de gens se font à eux-mesmes
des regles de vie, qui ont esté ignorées par nos peres.
Dans l' article 232 il demande si ce n' est pas un acte
de douceur et de patience, que de ne se plaindre pas
d' une injure qu' on aura reçûë de son prochain. Il
pond que bien loin que ce soit un acte de vertu, on
commet un double peché, en ce qu' on ne pratique pas le
precepte de la correction fraternelle, et que par ce
p169
défaut on se rend en quelque façon complice du pec
de son prochain, en le laissantrir dans son peché,
au lieu de travailler à l' en tirer pour le sauver. Il
fautanmoins avoüer que cette correction a besoin de
beaucoup de prudence : et le même S Basile défend
ailleurs aux jeunes religieux de reprendre les autres,
parce, dit-il, que tous n' ont pas ce talent.
Dans l' article 285 il fait cette question, sçavoir si
des religieux d' un monastere pouvoient vendre quelque
provision à ceux d' un autre monastere. Il répond
d' abord qu' il se trouve embarassé dans la réponse :
qu' il avoit bien lû dans l' evangile qu' il falloit
donner à tous ceux qui nous demandoient, mais qu' il n' y
avoit point lû que l' on pût vendre. Il ajoute
néanmoins qu' il croit, que si ce monastere est d' ailleurs
dans la necessité, il peut vendre à ces conditions,
que ceux qui vendent ne se mettent point en peine du
prix, et qu' ils n' ayent soin que de donner de bonnes
especes : et que ceux qui achetent au contraire ne se
mettent point en peine si ce que l' on vend est bon, mais
seulement de bien payer ce qu' il vaut. Voilà sans
doute un trafic bien innocent, qui ne flatte gueres la
cupidité, et qu' on ne peut apprendre que par une
serieuse meditation de l' evangile.
Je pourrois rapporter plusieurs autres semblables
resolutions de cas, qui sont fort éloignées de nos
maximes d' aujourd' huy : mais celles cy suffisent pour
nous donner quelque idée de ce que nous pourrions
trouver dans l' ecriture, si on avoit un ardent desir
d' en pratiquer exactement les veritez saintes, et d' en
examiner le sens avec grand soin.
Il y a néanmoins une chose à laquelle il faut prendre
p170
garde, qui est de prendre bien le sens de l' ecriture,
et de ne pas substituer le sien à la place, suivant
l' avis d' un ancien pere : etc.
Mais peut-estre qu' il y a fort peu de personnes capables
de faire des reflexions si spirituelles sur l' ecriture,
et qu' il vaudra mieux se servir d' une autre métode, que
le même S Basile propose ailleurs, qui est de tirer
de l' ecriture sainte des regles pour sa conduite, et
les reduire sous certains chefs, comme il l' a pratiqué
luy mesme dans un petit ouvrage qu' il a composé sous le
titre de morales . Ce saint docteur a dit de ce
recueil, qu' il peut suffire, avec la grace de Dieu,
pour abolir les mauvaises pratiques, que l' amour propre
a introduites, et pour rejetter entierement les
traditions humaines, que l' ignorance et la coutume ont
autorisées. Ce recueil qui consiste en soixante-dix-neuf
regles, peut servir de modele à ceux qui en voudront
faire d' autres conformément à leurs besoins et à leur
disposition. Saint Augustin en a fait un semblable,
auquel il a donné le titre de speculum . Avant l' un
et l' autre S Cyprien avoit recueilli en trois livres
des passages de l' ecriture, pour prouver dans le
premier, que les juifs estoient déchus de la veritable
religion, et que les chrétiens avoient succedé en leur
place : dans le second, que nôtre seigneur
Jesus-Christ est le veritable messie qui avoit es
promis dans l' ancienne loy : le troisiéme comprend un
abregé de la morale chrétienne. Ce recueil est adres
à un nommé Quirin, pour l' instruire des premieres
veritez de nôtre religion par les deux premiers livres,
(...) :
p171
et S Cyprien assure, que s' il veut se fortifier dans
la foy, il n' y a pas de meilleur moyen que d' avoir
recours à ces divines sources, lesquelles seules sont
capables de satisfaire la faim et la soif de son ame.
Il dit du troisiéme livre, que c' est un abregé court et
facile de la perfection chrétienne : (...). S Clement
D' Alexandrie a fait quelque chose de semblable dans
les second et troisiéme livres de son pedagogue,
excepté qu' il a lié les passages ensemble pour en faire
un discours suivy.
On trouve aussi parmi les ouvrages de S Atanase un
abregé de tous les livres de l' ecriture, qui est tres
utile pour en donner une idée generale ; et cette
maniere sans doute n' est pas moins avantageuse que les
deux autres : dont l' une reduit en lieux communs ce
qu' il y a de moral dans les livres sacrez, comme ont
fait S Cyprien et S Basile : l' autre rapporte des
extraits de tous ces livres, suivant l' ordre de la
bible, comme l' a pratiqué S Augustin dans son
speculum . Mais dans cet abregé dont nous parlons,
l' auteur donne une idée nette et succinte de chaque
livre, en commençant par la Genese, et continuant
jusqu' à la fin des livres du nouveau testament.
Que si de grands hommes ont crû qu' il étoit si
avantageux de faire ces sortes de recueils, on peut
bien suivre en cela leur exemple : et quoique plusieurs
auteurs, tant anciens que modernes, en ayent fait de
semblables, ceux que chacun dressera suivant son goust
et ses besoins, seront toujours beaucoup plus utiles
à celuy qui les fera, que s' il les empruntoit des
autres. On pourra se servir avantageusement de l' une
et de l' autre métode dont je viens
p172
de parler, en faisant un abregé de chaque livre de
l' ecriture, et en reduisant en lieux communs, ou en
rapportant tout de suite comme S Augustin, tout ce
qu' il y a de moral dans la bible. Les moines feront par
ce moyen de l' ecriture les chastes delices de leurs
esprits et de leurs coeurs, et lors qu' ils les auront
une fois goûtées, ils connoîtront par experience avec
David, qu' elles sont infiniment preferables à toutes
les richesses du monde ; et qu' il n' y a point de
plaisirs icy bas qu' on puisse comparer à la douceur
qu' elles impriment dans l' ame de ceux, qui en font le
sujet de leur application. C' est cette étude qui a fait
toute la science et toute la theologie des anciens
peres : c' est dans cette étude qu' ils ont puisé les
maximes et les principes de cette solide pieté, qui les
a rendu saints et agreables aux yeux de Dieu, et qui
les a fait les maistres et les modeles de tous les
hommes.
Mais toutes ces reflexions et tous ces recüeils nous
serviront de bien peu, si nous ne les employons pour
remplir nôtre coeur de l' amour de la justice, pour nous
disposer à la patience, et nous animer par les
consolations des promesses de Dieu : ce qui est la
fin et le but de toutes les ecritures selon S Paul.
PARTIE 2 CHAPITRE 3
de la lecture et de l' étude des saints peres.
si la lecture de l' ecriture est necessaire aux moines,
celle des ouvrages des saints peres, qui en sont les
veritables interpretes, ne leur est gueres moins
importante. Aussi voyons-nous que les solitaires se
sont appliquez
p173
de tout tems à cette étude ; et nous sçavons que S
Augustin, et d' autres peres, ont addressé leurs
ouvrages à des religieux.
Il ne faudroit point d' autres preuves de cette étude,
que les recueils que plusieurs anciens solitaires ont
faits des ouvrages des peres. Celui que l' Abbé
Eugipius, au commencement du sixiéme siécle, a tiré
des livres de S Augustin, est un des plus
considerables qui nous soit resté de toute l' antiquité.
Eugipius estoit abbé d' un monastere, situé dans la
Champagne de Naples. Il est remarquable, qu' il
entreprit de faire ce recueil à la sollicitation de
l' Abbé Marin et de ses religieux, comme il le dit
luy-mesme dans sa preface, qu' il adressa depuis à la
vierge Probe, qui luy avoit demandé copie de cette
compilation. Pour la rendre la plus parfaite qu' il luy
estoit possible, il rechercha avec soin tous les
ouvrages de S Augustin, et les lût exactement. Deux
raisons l' engagerent à cette entreprise. La premiere
fut, afin que ceux qui n' avoient pas les ouvrages
entiers de ce saint docteur, ou qui les ayant mesme
n' avoient pas le loisir ou la capacité requise pour les
lire tous entiers, pûssent suppléer à ce defaut par le
moyen de cette compilation : dautant qu' il est bien
plus aisé d' avoir et de lire un seul volume, que d' en
trouver et d' en lire plusieurs. L' autre raison fut,
afin de porter par ce coup d' essay d' autres personnes
habiles à faire quelque chose de plus achevé dans ce
genre d' écrire. Ce recueil est reduit sous certains
titres, et consiste en 338 articles, dont le premier
et le dernier traitent de la charité, qui doit estre
le principe et la fin de toutes les études que font les
chrétiens, et principalement les religieux. Cassiodore,
qui avoit connu cet auteur, en recommande
p174
fort la lecture à ses disciples : d' autant que l' on
trouve, dit il, dans ce recueil, ce qu' à peine peut-on
trouver dans de grandes et riches biblioteques.
C' est à ce mesme Eugipius, que Saint Fulgence a
adressé cette belle lettre de la charité et de la
dilection, qui se trouve la cinquiéme parmi ses oeuvres.
Le mesme Cassiodore fait mention d' un Pierre ab
de Tripoli, qui avoit composé un commentaire sur les
epistres de S Paul, tissu des seuls écrits de S
Augustin avec tant d' artifice, qu' on auroit aisément
crû, que S Augustin en avoit esté l' auteur. Le
venerable Bede en fit depuis autant, sans parler de
Flore diacre de l' eglise de Lion, qui suivit en cela
leur exemple.
Plusieurs solitaires ont travaillé sur de semblables
sujets, comme le moine défenseur, qui vivoit vers le
huitiéme siécle au monastere de Ligugé en Poictou,
lequel fit un recueil des matieres morales, tiré de la
pluspart des anciens peres.
Qui pourroit conter, dit Theodore Studite dans
l' éloge funebre de S Platon, les differens travaux
de ce grand archimandrite dans ce genre d' écrire, et
combien de livres et de recueils il a faits des
ouvrages des saints peres, dont les solitaires tirent
tant de fruit et d' avantage ?
Cela estant ainsi, il faut examiner, si les moines
doivent etudier indifferemment toutes les matieres,
dont les peres ont traité : quels sont ceux ausquels
ils doivent principalement s' attacher : et avec quelle
metode ils en doivent faire la lecture.
I
tout ce qui se trouve dans les peres se peut rapporter
à cinq chefs, qui sont l' interpretation de l' ecriture,
p175
les dogmes de la foy, la morale chrétienne, la
discipline de l' eglise, la morale et la discipline
monastique.
Il seroit aisé de faire voir, que les anciens solitaires
n' ont pas crû qu' il y eust rien dans tous ces chefs,
dont l' étude fut opposée à leur profession. Nous venons
de montrer qu' ils ont fait des recüeils des ouvrages des
peres par rapport à l' ecriture sainte : et c' est par ce
rapport que Cassiodore vouloit que ses religieux
étudiassent les peres. C' est pourquoy il a dressé un
catalogue exact de ceux qui avoient fait avant luy des
commentaires sur l' ecriture.
L' ouvrage que Cassien a composé touchant l' incarnation,
est une preuve qu' il lisoit les peres par rapport aux
dogmes, puis qu' il y employe les témoignages des saints
docteurs touchant ce mystere. S Anselme et S Bernard
qui ont aussi travaillé sur de pareils sujets, n' estoient
pas moins versez dans cette lecture ; et il est
remarquable que le second a adressé son traité de la
grace, qui est assurément fort dogmatique, à un abbé
de nostre ordre. Ce fut Guillaume De Saint Thierry,
qui s' estant reduit à l' état d' un religieux particulier
à Signi de l' ordre de Citeaux, écrivit luy-mesme
contre Pierre Abelard sur des matieres de controverses,
il cite souvent les peres. Je parlerai dans la suite
de plusieurs autres qui ont travaillé sur les matieres
de controverses.
Mais pour reprendre les choses de plus haut, nous
sçavons que S Augustin a écrit son livre de la
correction et de la grace pour des moines d' Afrique,
qui ne prenant pas bien sa doctrine touchant la grace,
croyoient qu' il s' ensuivoit de ses principes, que la
correction estoit inutile. Ils lisoient donc les livres
que S Augustin
p176
composoit sur cette matiere ; et on ne voit pas qu' il
les reprenne de faire rien en cela de contraire à leur
profession. C' est aussi à ces solitaires que ce saint
docteur a addressé son ouvrage de la grace et du libre
arbitre.
Nous en pouvons dire autant de S Fulgence son disciple,
lequel ne se contenta pas d' écrire à l' Abbé Eugipius
touchant la charité, mais luy envoya mesme à sa
requeste les trois livres qu' il avoit composez de la
predestination, et de quelques autres points de
doctrine, à la sollicitation de Monime. Ce mesme pere
adressa aussi ses trois livres de la verité de la
predestination et de la grace à deux illustres
solitaires, Jean et Venerius. C' est ce Jean
archimandrite, et c' est ce Venerius diacre, ausquels
les evesques d' Afrique, qui estoient exilez, répondent
sur quelques difficultez touchant la grace : et c' est
enfin ce Jean qui fut envoyé d' Afrique à Rome avec
le moine Leonce et Pierre diacre, pour s' éclaircir de
quelques difficultez touchant l' incarnation et la
grace. Ces saints evesques bien loin d' improuver ou de
blasmer le soin que ces pieux solitaires avoient de
s' instruire de ces questions theologiques, leur donnent
au contraire des éloges pour cela mesme. Je ne
m' étendray pas davantage sur ce sujet, persuadé que
l' exemple de ces grands hommes suffit pour justifier
l' étude que les moines peuvent faire des ouvrages
dogmatiques des saints peres. C' est ainsi qu' en ont
usé le venerable Bede, Raban Maur, S Pascase
Radbert, S Anselme, S Bernard, et une infinité
d' autres saints personnages.
Pour ce qui est de la morale, il suffit d' estre chrétien
pour estre dans l' engagement, ou au moins dans le
pouvoir de lire les peres pour s' en instruire : et s' il
est permis
p177
à tout le monde d' étudier leurs sentimens dans les
ruisseaux qui encoulent, je veux dire dans les livres
spirituels ; on ne peut disconvenir qu' il vaut encore
mieux les étudier dans les sources, lorsqu' on en est
capable. On doit au contraire plaindre certains
religieux, qui s' imaginent, que l' étude de la morale
chrétienne ne les regarde pas : que cela est bon pour
le commun des chrétiens : qu' il faut qu' un religieux
suppose cette doctrine, et qu' il s' applique uniquement
à l' étude des vertus, qui sont particulieres à l' état
religieux. Comme si cette profession estoit autre chose
que la perfection du christianisme, et comme si on
pouvoit estre religieux sans estre parfaitement instruit
de la morale chrétienne. Il est donc important d' étudier
exactement ses devoirs dans les saints peres, puisque
Dieu nous les a donnez pour maistres, sans négliger,
neanmoins les auteurs modernes, qui ont fait des
extraits fideles pour éclaircir ces matieres.
Peut-estre que l' on croira, que l' étude de la discipline
ecclesiastique ne sera pas si necessaire aux moines, et
qu' il suffira qu' ils sçachent ce qui se pratique
presentement dans l' administration par exemple des
sacremens, sans estre obligez de s' instruire des
pratiques anciennes, qui ont esté en usage dans les
differens tems et les differens pays. Mais quoiqu' en
effet les solitaires ne paroissent pas si obligez
d' avoir sur ce sujet une connoissance aussi étenduë que
les autres ecclesiastiques, on peut dire que cette
étude ne leur sera pas inutile, estant assez difficile
de sçavoir comment il faut se comporter dans certaines
occasions, si on ne sçait l' usage des premiers siécles
de l' eglise : et sans cette connoissance on condamne
souvent des usages qui sont en soy tres-saints,
quoiqu' ils ne soient plus en pratique,
p178
ou dans le tems, ou dans le pays où nous vivons. Il y
a plus : c' est qu' il est difficile de rendre raison de
plusieurs pratiques de l' ancienne discipline monastique,
dont les moines sont obligez de s' instruire, sans
sçavoir celles de l' eglise : dautant que les monasteres
se sont conformez d' abord à ce qui se pratiquoit dans
l' eglise du tems de leur établissement, sur tout pour ce
qui regarde les sacremens ; et ils ont bien souvent
retenu ces anciens usages qui ont depuis esté changez
dans l' eglise. On lit par exemple dans les anciens
rituels monastiques, et dans les vies des saints moines,
que l' on donnoit le saint viatique apres l' extrême-onction
aux malades ; que cette onction se faisoit au
commencement de la maladie ; qu' elle se donnoit par
plusieurs prestres, et plusieurs jours de suite, etc.
Parce que cela estoit ainsi en usage pour lors dans
l' eglise.
On peut voir par ces exemples, et par plusieurs autres
que j' omets, que l' étude de la discipline ecclesiastique
est fort utile aux solitaires pour apprendre la
discipline monastique, dont la connoissance leur est
necessaire, aussi bien que de la morale ascetique,
qu' ils peuvent et doivent puiser dans les écrits des
peres, dont le P Thomassin nous a donné de fort beaux
extraits dans son ouvrage de la discipline. Ajoûtez à
toutes ces raisons, que la discipline ecclesiastique a
une liaison et un rapport necessaire à la morale, cette
discipline n' ayant es établie par les peres et par les
conciles, que pour maintenir la pureté des moeurs, et
l' esprit du christianisme et de l' evangile. Et partant
comme les moines sont obligez de s' instruire de la
morale chrétienne, ils doivent aussi donner leur
application à l' étude de la discipline, qui en est
l' appui et le soutien.
p179
Ii
il faut voir maintenant quels sont les peres, à la
lecture desquels les moines doivent principalement
s' attacher. Car il n' est nullement à propos de les lire
tous indifferemment. Chacun n' est pas capable d' une si
vaste étude, et le peu de tems qui reste aprés les
exercices de la vie religieuse, met les solitaires hors
d' état de l' entreprendre, quand d' ailleurs ils en
seroient capables. Il est vray que S Benoist n' en
excepte aucun dans sa regle, et on les peut lire tous
avec fruit : etc. Mais enfin il faut se borner, et
preferer ceux d' entre les peres qui peuvent estre les
plus utiles.
On peut, ce me semble, commencer par la lecture de
Cassien, qui est expressément recommandée par S
Benoist. Cette lecture sera tres-utile pour apprendre
le premier esprit de l' état monastique, et elle est
dautant plus aisée, et par consequent plus proportionnée
à la portée des commeans, qu' elle est agréablement
meslée de faits et d' éxemples, et que les conferences de
cet auteur sont écrites en forme de dialogue. Les
commentaires de Gazée serviront à éclaircir les
endroits obscurs, et à precautionner les lecteurs à
l' égard de ceux qui meritent quelque censure.
Il faut lire ensuite le Philothée de Theodoret, les
ouvrages de S Ephrem, l' echelle de S Jean Climaque,
S Dorothée, et les vies des peres imprimées par
Rosvveide.
Aprés ces lectures qui sont plus faciles, on pourra
lire les regles de S Basile, en commençant par celles
qui sont abregées, et en continuant par les prolixes.
On pourra y ajoûter un discours que ce saint a fait
p180
des institutions monastiques, et les morales des moines,
avec son epître au moine Chilon, et deux ou trois
autres qui traitent de la chûte de quelques solitaires.
à cette lecture on doit joindre celle du code des
regles anciennes, ou de la concorde des regles avec les
notes du P Menard : ensuite des cinq tomes des
ascetiques, que les peres de la congregation de S Maur
ont fait imprimer en faveur des jeunes religieux,
ausquels on ne peut pas donner de gros volumes entiers,
se trouvent les ouvrages des peres, dont ces volumes
sont composez. Ce recüeil est tres-utile, et il seroit
à souhaitter qu' on luy fit un peu plus de justice, qu' on
ne luy a fait jusqu' a present, sous pretexte que le
troisiéme volume est un peu dégoûtant. Il faut ajouster
aux traitez de S Augustin qui sont dans le 5 tome
de ce reeil, (...) et les confessions du mesme saint :
comme aussi les lettres et les exhortations de S Nil,
et les lettres de S Isidore De Damiette, qui
comprennent d' excellens avis pour les solitaires.
Outre quelques epîtres de S Jerôme qui se trouvent
dans le second tome des ascetiques, dont je viens de
parler, on peut lire generalement toutes ses lettres et
ses traitez, ses commentaires sur les prophetes : les
livres du sacerdoce et les homelies de S Jean
Chrysostome sur S Mathieu et sur S Paul, avec
celles qu' il a preschées devant le peuple d' Antioche,
les catecheses de S Cyrille de Jerusalem, les livres
de Salvien touchant la providence, les morales et les
dialogues de S Gregoire, et son pastoral, avec ce
qu' il a écrit sur Ezechiel ; les opuscules de Pierre
Damien, et la pluspart de ses lettres, aussi-bien que
celles de Pierre Le Venerable.
p181
Pour apprendre la discipline de l' eglise, il est à
propos de lire attentivement les apologetiques qui ont
esté faits pour la religion chrétienne, où les moeurs et
la discipline sont marquez d' une maniere tres-vive. Il
y faut joindre les lettres des anciens, dont les
principaux sont S Ignace martyr, S Cyprien, les
epîtres canoniques de S Denis d' Alexandrie, de S
Gregoire de Nysse, et de S Basile, commentées par
Balsamon et par Zonare. Les lettres de S Gregoire
Le Grand sont excellentes pour apprendre la discipline
de l' eglise, et mesme des monasteres. On pourra lire
ensuite celles d' Ives de Chartres, et de Pierre de
Blois, avec les livres de la consideration de S
Bernard. Mais pour avoir une connoissance exacte de la
discipline, il faut ajouster à ces auteurs les
decretales des papes et les conciles, dont nous
parlerons dans la suite. On peut trouver une bonne
partie de la discipline ancienne ramassée dans Despence
sur l' epître à Timothée, et dans ses autres traitez,
dans le P Menard sur le sacramentaire de S Gregoire,
dans le P Morin sur la penitence et les ordinations,
et dans la discipline du P Thomassin.
Mais de tous les livres que les moines doivent ou peuvent
lire, il n' y en a point, aprés les livres sacrez, qui
leur puissent estre plus utiles, ou qui leur doivent
estre plus familiers, que les oeuvres de S Bernard. Ce
doit estre la nourriture la plus ordinaire de leurs
ames durant toute leur vie, et ils ne doivent jamais
interrompre la lecture de ce grand maistre des
solitaires, que pour la reprendre ensuite avec plus de
goust et d' avidité. Ils trouveront dans cette lecture
tout ce qu' ils peuvent chercher ailleurs, la solidité,
l' agrément, la diversité, la justesse, la briéveté, le
feu, les mouvemens :
p182
et je ne scay si on peut trouver une personne, que Dieu
ait destiné plus particulierement pour reformer les
moeurs de l' état monastique, et qui y ait réüssi avec
plus de succés que ce grand homme.
Voilà les principales lectures des peres, que les
moines peuvent faire à mon avis, non pas pour devenir
sçavans, mais pour s' instruire suffisamment de ce qui
regarde la morale et la discipline chrétienne et
monastique. Il n' est pas mesme necessaire de lire tout
ce que je viens de marquer, ni de suivre ce mesme
ordre. Il faut que chacun consulte son goust et sa
capacité, ou qu' il s' en rapporte au jugement de quelque
personne sage et experimentée.
Iii
pour ceux qui auront plus d' étenduë d' esprit et assez
d' ardeur pour entreprendre une plus grande carriere,
et en un mot du talent pour pénétrer plus avant dans
la tradition de l' eglise ; ils pourront lire avec fruit
un petit traide la lecture des peres de l' eglise ,
ou la métode pour les lire utilement, imprimé à Paris
chez Couterot et Guerin, l' an 1688. Voicy un petit
extrait de ce livre.
Cet auteur pretend avec raison, que pour lire utilement
les peres, il faut les lire dans leur langue naturelle :
et partant qu' outre le latin, il faut sçavoir le grec.
Que sans parler de l' ecriture, qui fait le fond
principal de cette étude, l' histoire ecclesiastique, la
scolastique, la lecture mesme des auteurs profanes, et
la critique sont necessaires pour ce dessein. Que cette
critique doit estre sage, discrete, moderée, en évitant
de se rendre trop difficile et trop pointilleux, de
crainte de tout gâter en voulant trop reformer. De plus,
que cette critique
p183
doit s' occuper principalement à connoître les auteurs
ecclesiastiques et leurs caracteres ; à distinguer leurs
veritables ouvrages d' avec ceux qui sont supposez, et
les bonnes éditions d' avec les autres.
Aprés avoir parlé de ces dispositions generales, l' auteur
descend dans le détail, et il propose diverses métodes
de lire les peres. Les uns pretendent qu' on les peut
lire par l' ordre des tems ausquels ils ont vécu :
d' autres, qu' il faut mesler la lecture des peres grecs
avec celle des peres latins, pour conserver le goust des
uns et des autres : et d' autres enfin veulent qu' on
fasse choix d' un pere grec ou latin, auquel on s' attache
principalement, sauf à recourir aux autres dans le
besoin. Que pour faire ce choix, il faut que chacun
connoisse sa portée et son génie ; et que les auteurs
que nous choisissons, ayent rapport avec nôtre état et
avec nôtre employ. Qu' enfin ce choix se doit faire
entre dix ou douze peres qui sont les plus considerables :
mais qu' à parler exactement, comme on peut à son avis
reduire tous les peres grecs au seul S Jean
Chrysostome, on peut aussi reduire tous les peres
latins au seul S Augustin.
Ce mesme auteur donne à ce sujet un avis qui est
important. Il y a des esprits, dit-il, etc.
p184
Ce n' est pas, ajoûte fort judicieusement cet auteur,
que les esprits les plus sublimes ne se doivent souvent
rabaisser jusqu' aux moindres choses, et que les genies
les plus mediocres ne doivent quelquefois s' élever au
dessus de leur portée ordinaire : puisque d' un côté il
est constant qu' il ne faut rien negliger, et que d' autre
part il est bon de donner de l' étenduë à l' esprit :
mais tout cela se doit faire avec tant de menagement,
qu' on ne tombe pas dans le mépris ou dans le dégoût des
bonnes choses.
Outre ces avis qui sont de conséquence, on en peut
encore donner quelques autres qui ne sont pas à négliger.
Le premier est, qu' avant que de commencer la lecture
d' un pere, il est bon de lire exactement sa vie, pour y
connoistre son esprit, son genie, son caractere, ses
actions, et le tems où il a vécu.
Le second (je le repete) est, qu' il faut bien distinguer
ses veritables ouvrages, d' avec ceux qui sont douteux
ou supposez. Sans cette precaution on est en danger de
tomber dans de grandes fautes, et on ne retirera pas
tout le fruit que l' on pourroit attendre de cette
lecture. C' est pour cette raison qu' il faut avoir les
meilleures editions des peres, et lire la nouvelle
biblioteque de M Du Pin.
La troisiéme, qu' il est aussi necessaire de distinguer
les tems, ausquels chaque ouvrage a esté composé.
Le quatriéme est, que si un pere a parlé diversement
p185
sur quelque sujet, il faut plûtost s' en tenir à son
dernier sentiment, qu' au premier.
Le cinquiéme est, qu' il faut juger de la doctrine d' un
pere, plûtost par les endroits où il a traité une
matiere à dessein, que lorsqu' il ne s' en est expliqué
qu' en passant.
Le sixiéme est, qu' il ne faut pas tellement s' attacher
à tout ce qui aura esté avancé par un pere, qu' on
reçoive indifferemment et à l' aveugle toutes ses
pensées.
Le setiéme est, lorsqu' un pere a quelque sentiment qui
ne luy est pas commun avec les autres, on n' y doit pas
avoir une entiere croyance, à moins que l' eglise ne se
soit declarée en sa faveur. Mais aprés tout, lorsqu' on
se croit obligé de se départir du sentiment de ces
grands hommes, il le faut faire avec respect et
beaucoup de retenuë, de crainte que l' on ne condamne ce
que l' on ne comprend pas ; et de deux extremitez
j' aimerois mieux exceder, suivant l' avis de Quintilien
dans un pareil sujet, en recevant aveuglement tout ce
qu' ils disent, que d' employer une critique outrée à
leur égard. (...)
le huitiéme est, que dans les ouvrages polemiques il
faut sur tout prendre garde au but qu' ont eu les peres,
et ne les pas suivre toujours jusqu' au point, où la
chaleur de la dispute leur a fait quelquefois pousser
leur raisonnement. Il y a des occasions de pratiquer cet
avis à l' égard de Tertullien, et quelquefois mesme de
S Jerôme, et de Pierre Damien.
Le neuviéme est, qu' on pourra faire utilement l' analyse
de chaque traité des peres sur le modele qu' en a don
Photius dans sa biblioteque, ou sur celuy de
p186
Scultet à l' égard des peres des quatre premiers
siecles. Il faut lire la biblioteque de Photius toute
entiere : et il ne sera pas inutile de parcourir aussi
Scultet, pour observer sa metode, et voir si on jugera
à propos de l' imiter en partie, sans adopter pour cela
tous les sentimens de ce protestant.
Je pourrois encore ajoûter quelques autres avis, comme
seroit celui de remarquer soigneusement les expressions
qui sont communes aux anciens peres, ou particulieres
à chacun, et d' en prendre bien le sens par rapport à
l' usage de leur siecle, et non pas du nôtre. Mais je
me reserve à faire un détail plus particulier de cette
étude au chapitre 20 de cette seconde partie ; et
cependant je finiray ces avis, en faisant souvenir ceux
qui s' appliquent à cette étude, de s' attacher beaucoup
plus à la pureté du coeur et au reglement des moeurs,
qu' à la speculation et à la doctrine ; ou du moins de
joindre l' un à l' autre. Sans cette pureté et cette
imitation on ne comprendra jamais comme il faut les
paroles et les sentimens des saints, comme dit tres-bien
Saint Atanase.
PARTIE 2 CHAPITRE 4
suite du mesme sujet, où il est parde la lecture
des peres par rapport à la theologie.
une des principales choses que l' on doit rechercher dans
la lecture des peres, est la science des dogmes de la
foy, et l' explication de l' ecriture sainte, que l' on
comprend ordinairement sous le nom de theologie
positive.
p187
Cette étude peut estre divisée en deux parties, dont
l' une traite des dogmes de la foy par rapport aux
fideles : ce qui est proprement la theologie des peres :
l' autre par rapport aux payens, aux juifs, et aux
heretiques : et celle-ci s' appelle controverse.
Il est à propos de commencer par la premiere, à moins
qu' on ne veüille mesler l' une avec l' autre : et il est
bon de lire pour ce sujet, premierement les troisiéme,
quatriéme et cinquiéme livres de S Irenée, et sur tout
le troisiéme ; le livre que Tertullien a fait de la
prescription contre les heretiques, et ensuite le
commonitorium ou avertissement de Vincent De
Lerins. On peut dire de ce petit livre, ce que Ciceron
disoit du livre d' un academicien : (...).
Il faudra lire ensuite les cinq tomes des dogmes du
Pere Petau, afin de voir les principales difficultez
qui se trouvent dans les peres, et les expressions
particulieres dont ils se sont servis en leur tems. On
peut aussi voir les trois volumes que le P Thomassin
a donnez depuis peu au public sur le mesme sujet.
Aprés avoirou parcouru ces volumes, il faut étudier
les peres, ou de suite, ou par ordre des matieres. La
premiere metode est trop longue : la seconde est plus
courte, et peut-estre plus utile.
Si on juge à propos d' étudier les dogmes à part, sans
rapport à la controverse, il est bon de commencer cette
étude par la lecture des peres qui peuvent donner une
idée generale de la religion, comme sont les livres de
S Augustin (...), ceux de la doctrine chrétienne, son
traité de la veritable religion, et celuy des moeurs de
l' eglise, avec son enchiridion , Eusebe
p188
de la préparation et de la démonstration de l' evangile,
etc. Le livre de S Fulgence de fide ad petrum , où
il donne quarante belles regles touchant la foy.
Pour le traité de la trinité, lisez S Atanase sur
l' explication du consubstantiel, les cinq oraisons de
S Gregoire De Nazianze touchant la theologie,
sçavoir la trente-troisiéme, et les quatre suivantes ;
S Augustin contre Maximin Arien, et les premiers
livres de son ouvrage sur la trinité, et le livre qu' en
a compoS Fulgence.
Touchant l' incarnation, la lettre de S Atanase à
Epictéte, celle de S Augustin à Volusien, son
traité de la perseverance, où la predestination de
Jesus-Christ est expliquée sur la fin ; les lettres
de S Cyrille d' Alexandrie, qui furent lûës au
concile d' Ephese, et celle qu' il écrivit sur l' accord
avec les orientaux ; la lettre de S Leon à Flavien,
la définition du concile de Calcedoine, les
anathematismes du cinquiéme concile, la définition du
sixiéme concile, S Fulgence, la lettre Cxc de S
Bernard à Innocent Ii contre Pierre Abelard
touchant la satisfaction de Jesus-Christ, et la
redemtion.
Pour la grace, les huit canons du concile de Milevis,
le livre de S Augustin de l' esprit et de la lettre,
celui de la grace et du libre arbitre, de la correction
et de la grace, de la predestination des saints, du don
de la perseverance, les réponses de S Prosper aux
objections de Vincent, et contre le collateur, le
second concile d' Orange, et la sixiéme session du
concile de Trente, l' epître du pape S Celestin aux
gaulois, S Prosper et S Fulgence.
Pour les sacremens, les sept livres de S Augustin
touchant le batéme contre les donatistes, ses livres
contre Parmenien, les uns et les autres sur l' efficace
des sacremens
p189
en general ; S Justin pour le batême et la liturgie ;
les catecheses de S Cyrille de Jerusalem touchant
l' eucharistie, le traité de S Ambroise de
initiandis , le traité des sacremens qui est parmi
ses oeuvres, l' homelie 83 de S Jean Chrysostome sur
S Mathieu, les catecheses de S Gaudence. On trouvera
les extraits de la pluspart de ces peres dans l' office
du s. Sacrement pour chaque semaine de l' année. Pour le
batême et l' eucharistie, la lettre de S Fulgence à
Ferrand touchant le batême d' un ethiopien moribond.
Pour la penitence Tertullien de la penitence, les
lettres de S Cyprien, son traité de lapsis , la
lettre de S Pacien à Sempronien contre les novatiens,
S Ambroise de la penitence, la derniere des cinquante
homelies de S Augustin, son sermon 32 (...) S
Fulgence de la remission des pechez. Sur la priere pour
les morts le livre de S Augustin (...). Il faut voir
aussi son enchiridion .
Sur la nature de l' ame on peut lire le dixiéme livre
du mesme S Augustin de la trinité.
Touchant l' eglise voyez S Cyprien de l' unité de
l' eglise, sa lettre à Antonien, le livre de S
Augustin de l' unité de l' eglise, plusieurs de ses
lettres sur les donatistes, ausquels il faut joindre
le livre de Mr Nicole touchant l' unité de l' eglise.
Les lettres de S Ignace pour l' autorité episcopale,
avec la défense de Pearson, la plûpart de celles de
S Cyprien sur le mesme sujet et pour le gouvernement
ecclesiastique, particulierement celles qu' il a écrites
au pape S Corneille, à Florentius, Puppienus, etc.
Sur l' autorité dumoignage des apôtres, S Jean
Chrysostome premiere homelie sur S Mathieu, les deux
premieres sur S Jean, les quatriéme et cinquiéme sur
la premiere
p190
aux corinthiens chap. I v. 26 sur ces mots, (...).
Sur la tradition et l' autorité des décisions de l' eglise,
S Irenée liv. 3 contre les heresies, Tertullien des
prescriptions, et le chapitre 3 de son livre de
corona militis , avec le chapitre 27 du livre de
S Basile touchant le S Esprit, et le
commonitorium de Vincent De Lerins.
Sur la forme des jugemens ecclesiastiques, les
premieres actions du concile de Calcedoine, les actes
du cinquiéme concile, du sixiéme et du setiéme. Voi
pour ce qui regarde la ppart des dogmes en general et
en particulier.
à l' égard de la seconde partie qui concerne les
controverses, il faut lire toutes les apologies qui ont
esté faites pour les chrétiens contre les payens,
c' est-à dire celles de Tertullien, d' Origene contre
Celse, de S Justin, et ses dialogues avec Tryphon,
d' Athenagoras, de Minutius Felix, les institutions
de Lactance, etc. Il faut lire aussi les anciennes
professions de foy, outre les symboles, comme celle
des evesques d' Afrique dans le troisiéme livre de
Victor De Vite ; et mesme celles des heretiques, dont
quelques-unes se trouvent dans les remarques du P
Garnier sur Marius Mercator. Il ne sera pas aussi
inutile de lire les retractations ou abjurations des
heretiques et autres, comme celle du moine Leporius
imprimée par le P Sirmond, etc.
Pour ce qui est du détail des heresies, il faut voir
S Epiphane, S Augustin (...), S Irenée, le moine
Leonce, dont les ouvrages se trouvent dans la
bibliotéque des peres. Theodoret dans les cinq livres
qu' il a composez des fables des heretiques, a fait un
précis de S Irenée. En particulier S Ignace a écrit
contre
p191
Simon le magicien et ses adherans, S Iree contre
Valentin, Tertullien contre les valentiniens et
contre Marcion, S Cyprien et S Pacien contre les
novatiens, S Atanase, S Hilaire, S Ambroise et
S Augustin contre les ariens, le mesme S Atanase
contre les sabelliens, S Basile et S Gregoire de
Nazianze contre les eunomiens, S Augustin et Optat
contre les donatistes ; S Jerôme contre Origene,
Jovinien, Helvidius, Vigilance et Pelage ; S
Augustin contre les manicheens, les pelagiens et les
jovinianistes ; S Cyrille D' Alexandrie contre les
nestoriens, et ses dix livres contre Julien l' apostat ;
S Leon contre les eutychiens et les priscillianistes,
S Prosper contre les semipelagiens, S Sophronius
de Jerusalem, et S Maxime contre les monotelites ;
S Jean de Damas, et S Theodore Studite contre les
iconomaques, S Anselme contre les grecs.
Il ne faut pas oublier ce que S Atanase a écrit contre
les gentils, la preparation évangelique d' Eusebe
contre les gentils, non plus que sa demonstration contre
les juifs.
Je ne pretens pas que les solitaires doivent lire
indifferemment tous ces livres : cette lecture seroit
assez inutile à la plûpart. Mais cette liste, dont la
meilleure partie est du choix de monseigneur De Meaux,
pourra servir dans le besoin à ceux qui par la
necessité des occasions et des tems, ou de leurs emplois
à enseigner les autres, seront obligez de s' instruire
de ces matieres.
Il n' y a pas maintenant grande necessité de s' instruire
de la plûpart des anciennes heresies, à moins qu' on ne
soit obligé d' ailleurs d' en traiter. On se peut borner
à ce qui regarde les pelagiens, les donatistes, les
jovinianistes, dautant que leurs erreurs ont plus de
rapport
p192
avec les heresies et les contestations d' aujourd' huy.
Ceux qui liront S Epiphane, doivent y joindre la
lecture des autres auteurs de ce tems-là, pour
redresser certains endroits qui ne sont pas assez
exacts dans ce pere. Ce qui n' empesche pas que sa
lecture ne soit fort utile.
Au reste, la meilleure regle qu' on puisse observer dans
le choix des peres, c' est de preferer ceux que Dieu
a singulierement appliquez à éclaircir les questions
particulieres, à ceux qui ne les ont traitées qu' en
passant et par occasion, et dans un tems où la chose
n' avoit pas encore été agitée, ni decidée par l' eglise :
et mesme de preferer les ouvrages d' un pere qui traite
d' un point particulier, à certains endroits où le mesme
pere n' en a parlé qu' en passant. C' est par cette regle
que l' eglise a toujours preferé S Augustin à tous
les autres peres sur les matieres de la grace, c' est
à dire les ouvrages qu' il a composez contre les
pelagiens.
On peut rapporter la lecture qu' on aura faite des peres
a l' ordre de S Thomas ou du maître des sentences,
qu' on peut lire aussi utilement pour faire un bon usage
de la lecture des peres. Mais cecy regarde les
collections ou les recüeils, dont je parleray dans la
suite de ce traité.
Voilà les principaux avis que j' ay crû devoir donner
pour cette lecture : on en peut encore voir d' autres
dans le livre qui a esté depuis peu composé exprés sur
ce sujet, et qui a beaucoup servi pour dresser ces
memoires. Chacun en doit user selon son goût et sa
portée, et consulter là-dessus quelque habile homme
pour bien regler ses lectures. Car je suis persuadé que
pour bien réüssir dans cette vaste et importante étude,
il faudroit autant de métodes qu' il y a de differens
génies,
p193
et que chacun doit suppléer par la connoissance de ce
qu' il peut, et par les avis de gens experimentez, ce que
ni les livres, ni les todes ne peuvent apprendre.
PARTIE 2 CHAPITRE 5
de l' étude des conciles, du droit canonique, et du
droit civil.
l' etude des conciles n' est pas moins necessaire pour
apprendre les dogmes et la discipline de l' eglise que
celle des peres, dont le consentement unanime sur un
sujet forme une espece de concile general qui subsiste
toûjours. Aussi les moines ne se sont-ils gueres moins
appliquez à l' une qu' à l' autre. Les collections ou
recüeils des conciles que nous avons de Denis Le Petit,
de Reginon abde Prom, du venerable Abbon abbé de
Fleury, dont le recüeil se trouve dans le second tome
de nos analectes, de Gratien moine de l' abbaye de
S Felix de Boulogne, et de Blastarés moine grec, en
sont de bonnes preuves, sans parler de celles de
Martin evesque de Braga, d' Arsene patriarche
d' Antioche, d' Anselme evesque de Luque, et de
Deusdedit cardinal, qui ont fait leurs collections
aprés avoir passé de l' état monastique aux dignitez de
l' eglise. Ce n' est donc pas sans raison que Cassiodore
exhorte dans ses institutions les religieux de son
monastere à lire assidument le recueil des canons, que
Denis Le Petit avoit fait de son tems, et mesme les
conciles entiers d' Ephese et de Calcedoine, de peur
de s' attirer le reproche d' ignorer des regles de
l' eglise qui sont si salutaires : (...).
p194
En effet, il y a dans les conciles quantité de
reglemens qui regardent les moines, dont il est à
propos qu' ils ayent connoissance, aussi-bien que de
ceux qui regardent les sacremens et la clericature,
dont ils sont honorez. Saint Bernard n' est pas
contraire à cette étude, et s' il dit d' un costé pour
abreger son traité du precepte et de la dispense de la
regle, qu' il est inutile de pondre à quelques
difficultez que les religieux de S Pierre de Chartres
luy avoient proposées sur des canons qui ne
concernoient pas leur état : il ajoute en mesme tems,
qu' ils s' en peuvent instruire eux-mesmes par la
lecture des canons, (...). Il ne croyoit donc pas que
cette étude ne convint pas absolument aux moines ; et
il est constant que ce saint docteur n' auroit pû
acquerir les lumieres qui luy étoient necessaires pour
composer les livres de la consideration, sans avoir
une connoissance parfaite de la doctrine des conciles
et des canons.
On peut se comporter en cette étude en trois manieres :
ou en lisant les conciles de suite, avec les decrets
des papes qui font une partie de cette étude : ou en se
contentant des collections qui en ont esté faites : ou
enfin en lisant quelque abregé, tel que celuy de
Cabassutius de la seconde édition, qui est in folio.
Cette troisiéme maniere est bien plus courte et plus
facile, et peut suffire à plusieurs, quoy qu' elle soit
fort imparfaite.
On trouvera les plus anciennes collections dans le
recueil que Justel en a fait en deux volumes, dont il
faudra lire les prefaces pour ce sujet, avec la
dissertation de Mr De Marca sur ces differentes
collections,
p195
imprimée depuis peu parmi ses opuscules par Mr Baluze.
Gratien est le dernier entre les latins qui ayent fait
de ces sortes de collections. Aussi son decret (car
c' est ainsi qu' on l' appelle) est-il plus ample que les
recueils de tous ceux qui l' ont precedé. Il a ajouté ses
reflexions aux canons qu' il rapporte, comme Abbon et
Deusdedit l' avoient pratiqué avant luy.
Mais pour lire ce decret avec fruit et discernement, il
est necessaire de voir les remarques et les corrections
qu' Antonius Augustinus a faites sur Gratien, et l' on
est redevable à Mr Baluze de la nouvelle édition qu' il
en a donnée depuis peu, avec de nouvelles corrections
qu' il a faites luy mesme.
Il ne faut pas manquer de lire aussi ce que ce sçavant
Prelat, je veux dire Antonius Augustinus, nous a
donné des anciens canons, quoy qu' il y cite les fausses
decretales, non plus que la collection de Beveregius,
imprimée depuis peu en Angleterre. Ce recüeil, qui est
en deux grands volumes, comprend les canons des apôtres,
les conciles generaux qui sont reçûs dans l' eglise
grecque, avec les scholies de Balzamon, de Zonare, et
d' Aristene, et enfin les epîtres canoniques des peres
grecs, et la collection de Blastarés, avec de sçavantes
remarques de Beveregius sur tout ce recüeil.
Pour ce qui est de la seconde maniere, qui est de lire
les conciles tout de suite, on peut aussi s' y comporter
diversement. Car quelques-uns peut estre pourront se
contenter de lire les conciles des cinq ou six premiers
siécles, ausquels la discipline de l' eglise étoit dans
sa plus grande pureté : encore qu' il ne faille pas
negliger la discipline des siécles suivans. D' autres
croiront qu' il faudra lire tous les conciles generaux :
et ç' a esté apparemment
p196
la vûë qu' a euë le P Lupus Augustin dans les cinq
volumes qu' il a donnez au public, comprenans les
conciles qu' il tenoit pour generaux, avec ses
observations et ses remarques sur ces conciles. D' autres
voudront ajouter à cette étude celle des conciles de
leur pays, comme les françois ceux de la France, les
espagnols ceux de l' Espagne, les anglois ceux
d' Angleterre, dont nous avons les recueils à part. Mais
il ne faut pas sur tout oublier ceux d' Afrique, qui ont
autrefois servi de regles à plusieurs eglises.
Il ne faudra pas non plus omettre les anciennes
decretales des papes, qui ont esté recueillies en trois
volumes, dont les premieres jusqu' à celles du pape
Sirice peuvent estre omises, comme estant maintenant
reconnuës pour supposées parmi les habiles gens, depuis
que Blondel entr' autres l' a fait voir. D' autres enfin
croiront qu' il faudra lire tous les conciles, tant les
particuliers, que les generaux, afin d' avoir une
connoissance exacte de la doctrine et de la discipline
de l' eglise.
Pour ce qui est de la maniere d' étudier les conciles, il
faut premierement avoir une idée generale des choses
que l' on peut observer sur les conciles. C' est pour
cela qu' il est bon d' avoir lû auparavant les deux livres
d' observations de M Daubespine, sans prendre
neanmoins parti sur toutes les difficultez qu' il
propose, avant que d' avoir examiné les pieces.
Cabassutius peut aussi estre utile pour ce sujet. Mais
ceux qui auront étudié les livres de la concorde de
M De Marca, et ceux de la discipline du P Thomassin,
et mesme ceux du P Quesnel, auront encore un plus
grand avantage pour profiter de la lecture des conciles.
On peut aussi voir Richer, et parcourir Jacobatius,
qui sert d' introduction à cette lecture.
p197
On trouvera à la fin de ce traité une liste que j' ay
donnée des principales difficultez, pour faciliter
l' étude des originaux.
En second lieu, il faut sçavoir exactement l' histoire
de chaque concile, c' est à dire le sujet qui y a don
occasion, les heresies qui y ont esté condamnées, les
grands personnages qui y ont assisté, le succés qui s' en
est ensuivi.
En troisiéme lieu, il faut faire ses remarques sur les
pieces qui composent chaque concile, tant pour les
dogmes que pour la discipline. On peut faire ces
remarques tout de suite, en mettant seulement un mot
à la marge pour marquer le sujet ou la matiere de la
remarque, comme je diray plus amplement cy-aprés en
traitant des collections.
Ii
l' étude du droit canonique n' est pas beaucoup
differente de celle des conciles. On peut le diviser en
deux parties, dont la premiere comprend le droit ancien,
c' est à dire le decret de Gratien : la seconde, le
droit nouveau, qui contient les decretales des papes
qui ont esté faites depuis Gratien, lequel vivoit au
milieu du douziéme siécle. L' un et l' autre composent ce
qui s' appelle le corps du droit canon.
Le decret de Gratien est composé des textes de
l' ecriture, des reglemens des conciles, des rescrits
des anciens papes, et des autoritez des saints peres ;
et est divisé en trois parties. La premiere s' appelle
des distinctions, et contient cent une distinctions. La
seconde que l' on nomme des causes, est composée de
trente-six causes, dont la trente-troisiéme a sept
distinctions, qui traitent de la penitence. La
troisiéme partie contient
p198
cinq distinctions qui sont appellées de
consecratione , pour les distinguer de la premiere
partie, à cause qu' en effet cette partie commence par
la consecration des eglises.
La premiere partie traite des premiers principes du
droit, c' est à dire du droit divin et humain dans les
vingt premieres distinctions ; et dans tout le reste,
des ordinations et des ministres de l' eglise, des
superieurs, et des inferieurs, et des qualitez qu' ils
doivent avoir.
Dans la seconde partie il y est traité des jugemens
ecclesiastiques, tant civils que criminels, et de ce
qui en fait la matiere, tant au for exterieur, qu' au
for interieur. C' est pourquoy il est parlé assez
amplement dans cette partie du mariage et de la
penitence, qui font la matiere de plusieurs de ces
jugemens.
Dans la troisiéme partie Gratien traite des autres
sacremens, dont il n' a point parlé dans les deux
parties precedentes, c' est à dire du batéme, de la
confirmation, et de l' eucaristie, en omettant
l' extreme-onction. Et d' autant que l' eucaristie est le
plus excellent de tous, il en traite avant les autres,
en commençant par la consecration des eglises et des
autels, qui doivent servir à cet auguste sacrement.
Dans toutes ces trois parties Gratien tâche d' accorder
les differens canons qui se rencontrent sur chaque
matiere, c' est pourquoy on croit qu' il a donné à son
decret pour titre, (...). Il s' est trompé quelquefois
dans ces conciliations, aussi-bien que dans les
citations des autoritez qu' il rapporte : comme on peut
juger de ce qu' il dit de la confession dans la seconde
partie. Quoy qu' on puisse luy donner mesme en cet
endroit une explication favorable, comme
p199
on peut voir dans le traité de la confession du P De
Sainte Marthe religieux benedictin de nôtre
congregation.
Quant aux citations défectueuses de Gratien, les
correcteurs romains sous les pontificats de Pie Iv et
de Pie V ont tâché d' y remedier, en restituant à
leurs veritables auteurs les passages, que Gratien,
aprés Burchard et Ive De Chartres, avoit attribuez
à d' autres. Antonius Augustinus archevesque de
Tarracone entreprit en mesme tems un semblable
travail, et il l' avoit presque achevé, lorsqu' il eut
communication de l' edition nouvelle de Gratien, que
les correcteurs romains avoient faite avec leurs
corrections. C' est ce qui obligea ce sçavant Prelat
de les examiner dans des additions qu' il fit aux
dialogues qui composent ses deux livres. Son ouvrage
neanmoins ne parut qu' aprés sa mort, qui arriva en l' an
1586. Et comme les exemplaires imprimez en estoient
devenus fort rares, M Baluze a pris la peine d' en
donner au public une nouvelle edition fort commode et
exacte, avec des corrections considerables qu' il y a
ajoutées.
Quoique ce decret de Gratien n' ait pas esté composé
par autorité publique, il n' a pas laissé d' avoir grande
vogue dans les écoles du droit avant le recueil des
decretales qui a esté fait ensuite : et mesme depuis ce
tems-là on y a toujours eu beaucoup d' égard, encore que
son autorité dépende principalement de celle des
temoignages qu' il rapporte.
Le droit nouveau consiste en cinq collections ou
recueils des decretales, qui ont esté faites par les
papes depuis le tems de Gratien. Ces recueils sont les
decretales compilées par Gregoire Ix le sexte, les
clementines, les extravagantes de Jean Xxii et les
extravagantes communes.
p200
Avant Gregoire Ix plusieurs avoient entrepris de
faire le recueil de ces decretales. Innocent Iii
entr' autres, et Honorius Iii y avoient fait travailler.
Mais enfin Gregoire Ix successeur d' Honorius, qui a
tenu le saint siege depuis l' an 1237 jusqu' à 1241 fit
faire la collection qui sert aujourd' huy de regle,
quoique plusieurs de ces decretales ne soient pas
observées en France, et que quelques-unes mesme ayent
esté abrogées, soit par le concile de Trente, comme
celles qui validoient les mariages clandestins, soit
par un usage contraire.
Cette collection de Gregoire Ix est composée non
seulement des decretales des papes qui ont vécu depuis
Eugene Iii sous le pontificat duquel Gratien vivoit,
mais aussi des extraits de l' ecriture sainte, des
conciles et des peres, comme le decret de Gratien.
Elle est divisée en cinq livres. Le premier traite des
juges, c' est à dire des prelats : le second des
jugemens civils : le troisiéme des choses ecclesiastiques
qui regardent les clercs et les laïcs, et qui font la
matiere de ces jugemens : le quatriéme du mariage : le
cinquiéme et dernier des crimes et des jugemens
criminels. Ces cinq livres sont compris en cinq mots
dans le vers suivant : (...).
Boniface Viii, ajoûta à cette collection un sixiéme
livre, que l' on appelle pour cette raison le sexte,
contenant les decretales qui ont esté faites depuis
Gregoire Ix jusqu' à Boniface Viii avec les
reglemens des deux conciles generaux de Lion de l' an
1245 sous Innocent Iv et de 1274 sous Gregoire X.
Le sexte est diviaussi en cinq livres, comme le
recueil de Gregoire Ix et les suivans.
p201
Les clementines comprennent les reglemens du concile
general de Vienne tenu sous Clement V avec les
decretales de ce pape, qui a donné à cette collection
le nom de clementines .
Jean Xxii publia et confirma cette collection, et en
fit une nouvelle de ses propres decretales, que l' on
appelle extravagantes , à cause qu' elles ont esté
ajoutées au corps du droit, qui estoit auparavant en
usage.
à ces extravagantes de Jean Xxii quelques particuliers
ont ajouté les decretales de ce pape qui n' avoient pas
esté comprises dans son recueil, et celles de ses
successeurs : et pour les distinguer de celles de Jean
Xxii on les a appellées extravagantes communes .
Le nom d' extravagantes avoit esté donné avant ce
tems-là aux premiers recueils qui avoient esté faits
des decretales depuis le decret de Gratien : mais
depuis on a juà propos de retenir seulement les deux
premieres syllabes extrà , ou en abreext.
dans les citations des recueils de Gregoire Ix et du
sexte, et on donne le titre d' extravag. aux seules
decretales de Jean Xxii et aux extravagantes communes.
Pour connoistre les citations du droit canon, il faut
se souvenir que le decret de Gratien est divisé en
distinctions et en causes : les causes en questions ;
et les unes et les autres en canons. En second lieu, il
faut remarquer que dans la seconde partie de ce decret,
qui est des causes, il est traité de la penitence dans
la trente-troisiéme, et ce traité est subdivisé en sept
distinctions. Etc.
p203
Plusieurs auteurs ont composé des abregez du droit
canonique, et d' autres des metodes pour en faciliter
l' étude. On peut voir entre autres l' abregé de
Corvinus, Lancelot des instituts de droit canonique,
oeconomia juris canonici par Cabassutius,
praenotionum canonicarum libri V de M Doujat, à
la fin desquels on trouvera une liste des conciles, et
de tous les patriarches d' orient, aussi-bien que des
papes ; les institutions au droit ecclesiastique par
M L' Abbé Fleury, l' ouvrage de M Du Bois avocat
au parlement de Paris ; et un autre petit livre sans
nom d' auteur, imprimé à Lyon en 1690 sous ce titre,
abregé historique du droit-canon, contenant des
remarques sur le decret de Gratien, avec des
dissertations sur les plus importantes matieres de la
discipline de l' eglise, et de la morale chrétienne.
avant que de commencer à étudier le droit canonique, il
est à propos d' avoir une connoissance et une idée au
moins generale des loix : et c' est par là en effet que
Gratien a commencé son recueil. S Thomas a traité des
loix dans sa premiere seconde. Quelques-uns conseillent
p204
de lire Dominicus Soto de justitia et jure : mais
c' est un gros volume, sçavant à la verité, et bon à
consulter, mais trop long pour estre lû tout entier.
Afin d' avoir une idée du droit civil, on peut voir un
traité françois que M Domad a composé, pour servir de
preliminaire au livre qu' il vient de donner au public,
il met dans un bel ordre les loix du droit civil, qui
sont en grande confusion dans le code et dans le digeste.
Il sera bon de parcourir ensuite Gratien, et de lire
exactement les decretales, qui composent le droit
d' aujourd' huy. Mais ceux qui ne voudront pas sçavoir
le droit canon si à fond, pourront se contenter de lire
ce qui regarde leur état et les sacremens. On trouvera
ces matieres traitées sous leurs titres particuliers.
Quant à ceux qui voudront avoir une connoissance plus
exacte du droit canon, ils auront besoin de lire aussi
quelque commentaire, comme celuy de Fagnanus, qui est
un des derniers et des meilleurs. Il est à propos d' en
avoir un aussi qui soit françois, afin de sçavoir
l' usage de ce royaume. L' ouvrage de M L' Ab
Fleury, dont je viens de parler, sera fort bon pour ce
sujet.
Iii
le droit civil a esté le modele sur lequel le droit
canonique a es for et composé. Il consiste en
quatre recueils, qui sont les instituts, le digeste
que l' on appelle autrement pandectes, le code, et les
novelles. Le decret de Gratien a beaucoup de rapport
au digeste, le premier recueil des decretales au code,
et les compilations suivantes aux novelles.
Les instituts traitent de la justice et du droit, et se
divisent en quatre livres, les personnes, les choses,
les obligations et les actions en font le sujet et la
matiere.
p205
Le digeste contient les décisions des anciens
jurisconsultes. Il y en a de trois sortes : sçavoir le
digeste ancien, celuy que l' on appelle infortiatum ,
et le digeste nouveau : dont chacun est divisé en
plusieurs livres. On a coutume dans les citations de
désigner le digeste par un double ff .
Le code n' est rien autre chose, que le recueil des loix
imperiales anciennes. On en conte jusqu' à cinq, qui
sont le code justinien, le gregorien, l' hermogenien,
le theodosien, et les basiliques. Le code justinien
comprend les constitutions des empereurs depuis
Adrien jusqu' à l' empereur Justinien, qui fit faire
ce recueil. Le gregorien et l' hermogenien ont es
dressez par deux celebres jurisconsultes, Gregoire et
Hermogene, qui ont donné leur nom à ces recueils. Le
code theodosien renferme les constitutions de
Theodose Le Grand, et de quelques autres empereurs.
Enfin les basiliques ne sont à proprement parler qu' un
abregé du code justinien, dont l' autorité est preferée
à celles des autres codes.
Les novelles comprennent les seules constitutions de
l' empereur Justinien, ausquelles on a ajouté une
appendice de celles qui ne passent pas pour autentiques.
Je n' entreray pas dans un plus grand détail touchant
le droit civil, attendu que cette étude ne convient pas
trop aux moines. Elle leur est mesme défenduë par S
Basile dans son epître à S Gregoire, et par le pape
Alexandre Iii sans parler de plusieurs autres. Cela
se doit entendre neanmoins seulement d' une étude de
profession, et non pas d' une idée generale des loix et
des instituts, dont la connoissance sert d' introduction
au droit-canon. Il y a mesme dans le code theodosien,
p206
et dans celuy de Justinien, beaucoup de choses, dont
il est à propos que les superieurs soient instruits.
Les notes de M Godefroy sur le code theodosien sont
remplies d' une grande erudition.
Outre cela on peut voir dans les novelles de Justinien
la constitution quatriéme toute entiere, l' article 42
de la constitution huitiéme, et dans les constitutions
suivantes les articles 410 et 411 avec l' article
480 et les suivans, où l' on trouvera de fort beaux
reglemens touchant les moines.
Ce n' est pas qu' il n' y ait encore de belles choses pour
des ecclesiastiques dans le droit civil. Car qu' y
a-t' il par exemple de plus beau, que ce que les
empereurs Leon et Anthemius écrivent à Armasius
prefet du pretoire touchant l' élection des evesques ?
(...). On peut juger par cet échantillon de la valeur
de la piéce, et d' autres semblables, qui se trouvent
dans le code justinien, imprimé de nouveau au Louvre
avec des remarques de Messieurs Pithou. Nous avons un
excellent recueil de regles ou de maximes du droit que
Pierre Pithou avoit dressé, et que Mr Joly a fait
imprimer avec les opuscules de Mr L' Oysel.
Ceux qui voudront s' instruire en gros du droit civil,
pourront lire l' abregé de Corvinus, les instituts de
Justinien, Vinnius sur les instituts, qui est fort
bon, et peut-estre le meilleur de tous ; et l' origine
du droit françois, que Mr L' Abbé Fleury a donné
depuis peu au public en deux petits volumes. Peut-estre
seroit-il bon
p207
de commencer l' étude du droit canon par cette idée du
droit civil, qui peut servir de préliminaire à cette
étude. Les paratitles du Colombet sur le digeste
pourront servir à donner cette idée, et ceux de Cujas
sur les neuf livres du code, qui renferment beaucoup
d' érudition. Plusieurs habiles gens sont persuadez, que
la meilleure métode pour étudier le droit, est de le
lire sans glose ni commentaires. C' estoit au moins le
sentiment de Messieurs Pitchou, qui meritent bien que
l' on s' en rapporte à leur autorité. Nous apprenons cecy
de la vie de Pierre Pithou, imprimée par Mr Joly
chanoine et chantre de Notre-Dame de Paris.
PARTIE 2 CHAPITRE 6
de la theologie positive et scolastique.
il y a cette difference entre la theologie scolastique
et la positive, que celle-cy s' appuye seulement sur
l' ecriture et sur la tradition des conciles et des
peres : au lieu que la scolastique se donnant un plus
grand champ, y ajouste le secours de la raison humaine,
de la philosophie, et des autres sciences.
Quelques-uns regardent pour ce sujet la scolastique
comme la cause de la corruption qui s' est glissée dans
la theologie, et ne peuvent souffrir que la raison ni
la philosophie décident des choses qui sont au dessus
de la raison. Il faut en effet avoüer qu' il peut y avoir
de l' excés, etme qu' il ne s' y en glisse que trop
souvent : mais il faut retrancher l' excés, et corriger
le mauvais usage de la raison, et ne point condamner
absolument la chose, qui est bonne en elle-mesme.
p208
Il y a deux sortes de raisonnemens dans la theologie :
les uns se tirent des veritez revelées dans l' ecriture
et dans la tradition : les autres supposant ces
veritez, cherchent dans la raison humaine et dans la
philosophie des motifs de convenance pour illustrer ces
veritez, ou les rendre plus croyables.
Cet usage de la raison n' est pas mauvais lors qu' il est
borné, et qu' il se tient dans les regles : mais lors
qu' on le pousse trop loin, et que non content d' illustrer
les veritez revelées, on s' écarte en des questions
chimeriques, c' est un abus de la theologie qu' on ne
luy doit nullement attribuer, mais aux hommes qui en
font ce méchant usage. La raison de l' homme est
inquiéte : elle ne peut souffrir ni de loix, ni de
bornes qu' avec peine. La foy luy doit servir de bornes
dans la theologie, quoy qu' elle veüille toujours se
guinder au dessus, il faut la retenir et la reprimer.
Il faut que la raison soit conduite par la foy, et
qu' elle se borne et se termine aux veritez de la foy,
ou tout au plus a l' intelligence de ces veritez. (...)
tant que l' on gardera cette regle, l' usage de la
raison ne pourra être que bon. C' est celuy qu' en ont
fait tous les anciens peres, ou pour persuader la
religion aux payens, ou pour la défendre contre ses
adversaires. C' est ainsi qu' en ont usé les premiers
apologistes de la religion chrétienne, et les
défenseurs des veritez catholiques.
p209
Il est vray que leur theologie étoit un peu differente
de celle qui est aujourd' huy en usage. Les raisonnemens
y sont étalez d' une maniere noble et élevée, également
vive et agreable, en un mot suivant les regles de
l' éloquence chrétienne : au lieu que la theologie
scolastique est plus serrée et plus séche, poussant les
raisonnemens en forme de bout en bout d' une maniere,
qui est un peu dégoûtante.
à cela pres, si on n' avoit pas introduit dans la
theologie moderne mille questions inutiles, on pourroit
aisément se contenter de cette métode, laquelle aprés
tout a ses avantages. Mais non seulement on a défiguré
la theologie par des questions chimeriques ; on a même
presque abandonles raisonnemens theologiques, pour
en substituer d' autres en leurs places, qui sont
quelquefois pitoyables, pueriles, et indignes de la
gravité de nôtre sainte religion. On s' est même écarté
quelquefois de la tradition en voulant trop philosopher,
et en negligeant l' étude des anciens peres, desquels
on pouvoit l' apprendre. Tel passoit pour habile homme,
lors qu' il pouvoit estre bon sophiste, et disputer de
part et d' autre. Témoin le sic et non de Pierre
Abelard. Il n' est pas concevable en combien d' erreurs
ces theologiens sont tombez. On en peut juger par celles
que Guillaume et Estienne evesques de Paris, et
l' université de la même ville ont condamnez de tems en
tems, pour ne rien dire de la barbarie que la pluspart
ont introduite depuis ce tems-là dans l' école.
Ce desordre avoit prévalu dans les siécles passez, mais
on y a enfin remedié dans le tre, où nous voyons la
theologie scolastique plus épurée, et traitée avec
beaucoup plus de dignité qu' autrefois. On donne
p210
moins aujourd' huy aux raisonnemens qu' à l' autorité et
on étudie l' ecriture et les sentimens des conciles et
des peres dans leurs sources, et non pas seulement dans
de méchans extraits, que les scolastiques empruntoient
les uns des autres, et s' en servoient bien souvent
contre le sens des auteurs, pour n' avoir pas consulté
les originaux. Il est à souhaiter que l' on continuë à
l' avenir sur le mesme pied où l' on est, et qu' on ne se
contente pas de certains extraits, que d' habiles gens
ont fait des peres, des conciles, et de l' histoire pour
leur usage : ce qui seroit rentrer dans la confusion
que nous blâmons dans les scolastiques des siécles
passez.
Tayon evesque de Saragoce est un des premiers qui ait
dressé une somme de theologie. Il vivoit au milieu du
setiéme siécle, et il redigea en cinq livres sous
certains titres tout ce qu' il trouva dans les ouvrages
de S Gregoire touchant la theologie, sans y mesler
aucun raisonnement, ni mesme les témoignages des autres
peres, exceptez quelques-uns de S Augustin. Le
premier livre de cette compilation, qui n' est pas
imprimée, traite de Dieu et de ses attributs : le
second de l' incarnation, de la predication de l' evangile,
des pasteurs et de leursailles : le troisiéme des
divers ordres de l' eglise, des vertus et des vices : le
quatriéme des jugemens de Dieu, des tentations et des
pechez ; et le cinquiéme enfin des reprouvez, du
jugement dernier, et de la resurrection.
Saint Jean De Damas est le premier entre les grecs,
qui ait composé une somme de theologie. Elle est
divisée en quatre livres, et a pour titre de fide
orthodoxa . Dans le premier il traite de Dieu et
de ses attributs : dans le second de la création et des
creatures, et de la
p211
predestination. Dans les troisiéme et quatriéme de
l' incarnation et des mysteres, qu' il termine par la
resurrection des morts. La regle qu' il se prescrit dans
cette theologie, est de ne rien avancer que ce qui nous
a esté revelé dans la loy et par les prophetes, par les
apôtres et les evangelistes ; et de retrancher toutes
les questions curieuses, que l' esprit humain peut
suggerer touchant l' essence divine, touchant la maniere
que Dieu est present par tout, que le verbe et le
S Esprit sont produits, et que le fils s' est incarné :
d' autant que l' ecriture ne nous explique pas ces sortes
de questions.
Le premier entre les latins qui ait traité les matieres
de theologie en forme scolastique, est S Anselme dans
differens traitez qu' il en a composez. Son stile n' est
pas tout-à-fait oratoire, ni tout-à-fait dialectique. Il
est ser, et un peu métaphysique. Guillaume De
Champeaux, Pierre Abelard, Anselme De Laon, et
plusieurs autres l' ont imité.
On reduisit ensuite la theologie en sentences .
Robert Pullus cardinal, et Pierre De Poitiers
furent des premiers : mais enfin Pierre Lombard
emporta le dessus, et redigea en quatre livres de
sentences les sentimens des peres. Et c' est cette
tode qui a esté suivie par la pluspart des scolastiques
qui sont venus aprés luy, jusqu' à ce que S Thomas, qui
s' en est aussi servi, eût établi un autre ordre dans sa
somme, que les scolastiques ont préferé dans la suite.
Depuis S Thomas la scolastique a beaucoup degeneré
de son premier état, et on y a vû regner une vaine
subtilité, et une basse chicane, indigne de la gravité
des écoles chrétiennes. Ce qui a fait dire à un pieux
et sçavant evesque, que les scolastiques modernes,
p212
etc. Melchior Canus se récrie fortement contre ces
abus, et soûtient néanmoins avec raison, que la
theologie scolastique n' est pas à mépriser à cause de ces
défauts, que l' on doit attribuer à ces méchans
theologiens, et non pas à la theologie mesme.
Il faut donc que ceux qui en veulent faire un bon usage,
évitent soigneusement ces écüeils, c' est à dire qu' ils
ne fassent pas de la theologie une école de chicanes, un
magasin de vaines questions, indignes de la matiere
qu' ils traitent, et un repertoire de méchans raisonnemens,
qui servent plûtôt à dégouster les esprits des choses
saintes, qu' à les leur persuader et à les défendre.
Il faut pour cela qu' ils imitent les anciens scolastiques,
S Jean De Damas, S Anselme, et sur tout le maître
des sentences, dont la somme peut servir de modéle, soit
pour sa briéveté, soit pour le choix des matieres, soit
pour la maniere de les prouver par l' ecriture et les
peres ; en y ajoutant d' autres témoignages des peres
que l' on jugera à propos, et ceux des conciles qui y
manquent d' ordinaire, avec un peu plus de reflexions sur
les autoritez, dont on voudra se servir pour prouver ce
que l' on avance.
Pour ce qui est de l' ordre et de la suite des matieres,
Melchior Canus a raison de preferer celuy de la
somme de S Thomas, qui est un excellent ouvrage, quoy
p213
qu' un peu trop long, et dont la lecture et l' étude
demande beaucoup de tems, que quelques uns pourroient
employer plus utilement à l' ecriture, aux peres et aux
conciles. Il est néanmoins necessaire à un theologien
d' avoir une juste idée de la somme de ce saint docteur,
et d' en examiner les principales questions, sur tout
touchant la morale. Grotius dans une lettre écrite à un
ambassadeur de France, qui luy avoit demandé une
metode pour bien étudier, luy conseille la lecture de la
seconde seconde de S Thomas pour la morale. Peut-estre
que ceux qui n' auront, ni assez de livres, ni assez
d' étenduë d' esprit pour lire les peres et les conciles
dans leurs sources, pourront raisonnablement se borner
à cette somme, ou bien à Estius sur le maistre des
sentences, qui est beaucoup plus court, et débarassé
des questions inutiles, lesquelles rendent l' étude de
la theologie infinie et ennuyeuse.
Je ne sçaurois m' empescher de dire icy, que si l' on
avoit retranché quelques endroits des institutions
theologiques d' Episcopius, dont Grotius faisoit tant
de cas qu' il les portoit par tout avec luy, on s' en
pourroit servir utilement pour la theologie. Cet
ouvrage est divisé en quatre livres, dont l' ordre est
tout different de celuy qui est commument en usage.
Le stile en est beau, la maniere de traiter les choses
pond fort bien au stile, et on ne perdroit pas son
tems à le lire, si on l' avoit purgé de quelques endroits,
il parle contre les catholiques, ou en faveur de sa
secte.
Je ne m' étens pas icy à faire voir que l' étude de la
theologie peut convenir aux moines. L' exemple de
Cassien, de Jobius moine grec, lequel, au rapport de
Phorius, a composé au cinquiéme siecle neuf livres
touchant
p214
l' incarnation, loüez par Theodoret dans son epître 127
qui luy est adressée, sans parler de Nicias et de
Theodose, dont le mesme Photius cite les ouvrages ;
l' exemple, dis-je de ces auteurs, de S Jean De
Damas, de S Anselme, de Franco abbé d' Afflighen en
Flandre, qui a composé cinq livres touchant la grace,
de Fulgence abbé du Mont-Des-Anges en Suisse, qui
a écrit sur toute la theologie au douziéme siécle, sans
parler d' une infinité d' autres, peut suffisamment
autoriser cette conduite. On souhaitteroit que l' on
apportât dans nos écoles quelque temperament pour rendre
la theologie scolastique et plus utile aux religieux,
et plus convenable à leur profession. Quelques-uns ont
déja commencé à le faire avantageusement, et il y a lieu
d' esperer que l' on fera encore mieux à l' avenir. Je
n' ose pas me promettre que ce petit ouvrage y puisse
beaucoup contribuer : mais au moins j' espere qu' il n' y
gâtera rien, et que ce que je viens de marquer en
general pourra estre de quelque usage pour cela. Il ne
sera pas peut-estre mal-à-propos d' en faire icy une
recapitulation, en y ajoutant quelques avis, dont je
n' ay pas encore parlé.
1 on peut commencer par lire Melchior Canus de
locis theologicis , qui sont comme la base et le
fondement de la theologie. Outre la matiere de cet
ouvrage, qui est belle, necessaire, et tres-bien traitée,
on tirera de cette lecture un grand avantage pour
apprendre à traiter les questions de l' école d' une
maniere qui ne soit pas tout-à-fait barbare, comme
l' ont pratiqué les scolastiques des derniers siécles,
dont les termes, aussi-bien que la maniere de traiter
les choses, sont presque insupportables. Photius dans
sa biblioteque remarque, que les ouvrages de S Justin,
excellens d' ailleurs
p215
et fort solides, n' avoient pas tout l' attrait et
l' agrément qui auroit esté à souhaiter, à cause du peu
de soin que ce saint martyr avoit eu de polir son stile
suivant les regles de l' éloquence. Au contraire il dit,
que S Atanase a joint à la force de la dialectique
les ornemens de la retorique à l' exemple des anciens
philosophes, rejettant la metode seche et décharnée, et
les termes barbares, dont les nouveaux semblent se faire
honneur. Melchior Canus peut servir de modele pour
corriger cette barbarie des scolastiques : car il est
vray qu' il n' y a rien de mieux écrit en ce genre, que
cet ouvrage. On pourra lire aussi pour ce sujet la
theologie de M Du Hamel, qui vient de paroistre dans
un stile élegant, comme sa philosophie.
2 il est à propos de lire les quatre livres de S Jean
De Damas touchant la foy ortodoxe, les traitez
theologiques de S Anselme, le maistre des sentences,
et les principales questions de la somme de S Thomas.
3 on pourra lire les traitez des peres que j' ay
marquez cy-dessus pour chaque traité de theologie, en y
ajoutant le trias patrum pour les matieres de la
grace. Dans cette lecture on fera choix des argumens et
des endroits que l' on trouvera de son goût, pour appuyer
ou éclaircir les matieres que l' on voudra traiter ou
étudier.
4 il est besoin d' avoir une idée de l' histoire
ecclesiastique et des conciles, au moins des generaux.
L' histoire du Pere Alexandre, la notice des conciles
par Cabassutius, la biblioteque de M Du Pin,
pourront suffire en attendant que l' on ait plus de
loisir d' examiner les choses à fond dans les originaux.
5 il faut retrancher toutes les questions inutiles,
p216
comme sont celles de la puissance obedientielle, de la
maniere que le feu materiel agit sur les esprits des
damnez, et generalement de la pluspart des questions
qui regardent le quomodo : ou si on les traite, que
ce soit brievement. Rien n' est plus beau sur ce sujet,
que ce que dit S Basile dans son homelie 25 qui est
de la naissance detre seigneur, où il veut que l' on
condamne dans l' eglise à un silence eternel toutes les
questions inutiles : que l' on donne tout le jour que
l' on peut à ce qu' il faut croire, et que l' on retranche
tout ce qu' il faut taire. (...) enfin il faut retrancher
tout ce qui ne sert de rien, ni pour appuyer la foy, ni
pour edifier les moeurs. (...) dit Erasme dans ses
notes sur l' epitre 1 à Timothée chap. 1 il fait
un dénombrement de quantité de questions inutiles, dont
les theologiens des derniers tems ont rempli la
theologie.
6 n' assurer les choses que suivant le degré de
certitude que nous les sçavons ; et ne vouloir point
faire passer pour des articles de foy des opinions,
pour lesquelles l' eglise ne s' est point declarée. La
preface que le Pere Thomassin a donnée au commencement
de ses memoires sur la grace, est à lire sur ce sujet.
7 fuir les contestations et ces excés de chaleur que
l' on fait paroistre souvent dans les disputes, jusqu' à
se charger quelquefois d' injures les uns les autres.
(...)
8 eviter les chicanes dans les questions mesmes
necessaires, dont la difficulté ne consiste bien souvent
que dans des termes equivoques. C' est ce qui fait que
l' on
p217
dispute long-tems des mots, et que l' on n' apprend
presque jamais les sciences.
9 d' eviter les termes nouveaux, et de ne se servir
que de ceux qui sont ja consacrez par l' usage de
l' eglise, et des theologiens pieux et approuvez de tout
le monde.
10 on pourroit peut-estre encore ajouter, qu' il ne
seroit pas tout-à-fait necessaire de traiter les
matieres par des argumens en forme, mais d' une maniere
plus degagée, comme Melchior Canus les a traitées
aprés le maistre des sentences et S Thomas. Mais
dautant que l' usage contraire a prévalu, et que l' on
croit que cette metode est plus facile et plus utile à
des commeans, je n' insisteray pas sur cela davantage.
La premiere maniere est plus noble et plus belle :
mais si l' avantage se trouve de l' autre côté, il s' y
faut tenir.
11 je diray seulement, qu' à l' égard de plusieurs
esprits qui ne sont pas portez pour la scolastique, ou
qui n' y ont pas mesme de disposition, il seroit plus à
propos de ne les pas obliger de passer par toutes les
formes de l' école : mais aprés avoir reconnu dans la
philosophie, ou leur peu d' inclination, ou leur peu
d' aptitude pour la scolastique, on pourroit se contenter
de leur enseigner simplement une theologie courte et
abregée, comme celle du Pere Amelot ; ou plutost leur
exposer le catechisme du concile de Trente, sans leur
faire perdre le tems à écrire de grands traitez de
scolastique, qu' ils ne lisent ou n' entendent pas.
Il resteroit à dire quelque chose des controverses, qui
font une partie de la scolastique. Car il est certain
que cette étude, lorsque la necessité ou le besoin de
l' eglise le demande, n' est pas contraire à la profession
p218
religieuse. Tout chrétien est obligé de s' interesser
dans la defense de la cause commune de l' eglise ; et
des saints solitaires, comme S Antoine, et S Afrate,
n' ont pas fait scrupule de sortir de leur desert pour
la defendre contre les ariens. Aussi voyons-nous que
Leonce de Bysance, moine de la laure de S Sabas, a
écrit non seulement des sectes des heretiques suivant
la doctrine de Theodore son abbé, mais qu' il a
composé outre cela trois livres contre les nestoriens,
les eutychiens, et les apollinaristes. Quel zele n' a
pas fait paroistre l' admirable Simeon Stilite pour
la conversion des payens, des juifs, et des heretiques,
soit par ses exhortations, soit par ses lettres, au
rapport de Theodoret ? Le grand S Maxime abbé s' est
aussi signalé contre les monotelites, S Jean De
Damas contre les iconoclastes ; Lanfranc, Alger,
Guimond et Durand abbé de Troarne, contre les
berengariens ; S Bernard et Pierre Le Venerable,
sans parler de beaucoup d' autres, contre les heretiques
de leurs tems.
Mais comme ces occasions ne se presentent pas toujours,
et que cette étude n' est pas tout-à-fait distinguée de
la science des dogmes, je me contenteray de ce que nous
venons de dire, en renvoyant ceux qui en voudront
sçavoir davantage, à ceux qui ont traité des
controverses. Les livres du cardinal Bellarmin sur
cette matiere, la réponse du cardinal Du Perron au
roy de la grande Bretagne, l' ouvrage de controverses
imprimé sous le nom du Cardinal De Richelieu, les
variations de M De Meaux, Mrs De Walenbourg, le
P Véron, la perpetuité de la foy touchant
l' eucharistie, les préjugez contre les calvinistes, le
petit livre de l' unité de l' eglise, et quelques autres
semblables, sont tellement connus et estimez de tout le
monde, qu' il semble estre
p219
inutile d' en faire ici mention. Ce qu' a fait Cassander
pour ünir les protestans avec les catholiques, merite
aussi d' estre lû. Feu M François Pithou a avoüé
autrefois au P Sirmond, qu' il s' estoit converti en
lisant les anciens peres de l' eglise, particulierement
en lisant le livre de Vincent De Lerins contre les
heresies, pendant mesme qu' il résidoit à Genéve et à
Heidelberg : et qu' il avoit accoutumé de reprocher à
ceux de la religion p. R. Leurs erreurs, en leur
alleguant ce petit ouvrage de Vincent De Lerins.
C' est ce que nous apprenons de la vie de M Pierre
Pithou, imprimée avec les opuscules de M Loysel par
les soins de M Joly chanoine et chantre de Nôtre
Dame de Paris.
PARTIE 2 CHAPITRE 7
des casuistes.
un des plus mauvais usages que l' on ait fait de la
scolastique, a esté la multiplication des casuistes.
Ce n' a esté que vers le treiziéme siécle qu' ils ont
commend' être en vogue. Pendant les premiers siécles
de l' eglise, la pureté et la droiture de coeur qui
étoit dans les pasteurs et les fideles, la morale de
l' evangile, les sentimens des peres, et les decisions
des evesques fournissoient les maximes qui étoient
necessaires pour decider les difficultez qui se
presentoient. Chaque eglise eut ensuite son livre
penitenciel pour marquer les penitences qu' il falloit
imposer aux differens pechez suivant les canons. Saint
Basile est un des premiers qui en ait composé, comme
il paroît par trois epîtres canoniques qu' il a écrites
à Amphilochius : et
p220
nous avons encore le penitentiel romain, qu' Halitgaire
evesque de Cambray au neuviéme siecle insera dans le
sien. Nous n' avons que des fragmens de celuy que
Theodore archevesque de Cantorbery a composé. Mr
L' Abbé Petit en a donné quelques-uns, Dom Luc
Dachery en a publié d' autres dans son neuviéme tome du
spicilege. On trouve celuy du venerable Bede parmi ses
ouvrages. Celuy qui est à la fin du premier tome du
museum italicum est tres-ancien. On en peut voir
d' autres dans les livres de la penitence, que le P
Morin a donnez au public.
Pour lors on ne rafinoit pas tant sur la morale : mais
depuis ce tems-là on a tellement subtilisé sur cette
matiere, qu' à force de raisonner, on a perdu quelquefois
la raison, et on a vû avec douleur, que la morale des
payens faisoit honte à celle de quelques casuistes.
L' eglise cependant conservant toujours fidélement le
dépost que Jesus-Christ luy a confié, a toûjours
condamtout ce qui pouvoit blesser la pureté de la
morale chrétienne, et il n' y a rien de plus saint que
ce qu' elle a reglé de tems en tems sur ce sujet.
On en peut voir un échantillon dans les conciles de
Tours et de Châlon Sur Saone, qui furent assemblez
au commencement du neuviéme siécle. Car les peres de
ces saintes assemblées s' étant apperçus que l' on
multiplioit trop les penitentiels, et que les
confesseurs n' avoient plus de regles certaines et
uniformes pour imposer à leurs penitens des remedes et
des satisfactions convenables, ordonnerent que les
prelats determineroient d' un commun consentement, quel
penitentiel on devroit suivre à l' avenir, afin de
retrancher les abus qui s' étoient glissez dans l' usage
de la penitence. C' est le reglement
p221
du troisiéme concile de Tours. Mais celuy du concile
de Châlon est encore plus fort. Car il veut que l' on
rejette tous les penitentiels qui estoient sans nom
d' auteurs, dont les erreurs étoient certaines, (...).
Et il condamne en mesme tems avec force ces confesseurs,
qui pour des pechez énormes n' imposoient que de legeres
penitences contre la pratique de l' eglise, (...) : et
cherchant par ce moyen des adoucissemens funestes aux
plus grands pecheurs, leur procuroient une fausse
securité, qui étoit cause de leur perte. Mais, aprés
tout, ce desordre n' étoit encore rien en comparaison
de celuy que quelques casuistes ont causé dans la suite.
Saint Raimond, religieux de l' ordre de S Dominique
au Xiii siécle, a esté l' un des premiers qui ait
composé une somme de pechez. Saint Thomas avant luy,
et presque enme tems, en avoit donné les principes
dans la seconde partie de sa somme ; et si on en étoit
demeuré là, on n' auroit pas eu sujet de se plaindre de
la morale des derniers tems. Mais depuis que l' on s' est
donné la liberté de raisonner sur les pechez des hommes
suivant son caprice, sans consulter les regles de
l' eglise, on a vû tant de relâchemens et tant de licence
dans les sentimens, qu' il n' y a presque point de crimes,
ausquels on n' ait trouvé des palliations et des excuses.
Bien loin donc que l' étude des casuistes soit un bon
moyen pour apprendre la morale chrétienne, il n' y a
presque rien au contraire de plus dangereux que de les
lire tous indifferemment : et on se met en danger
p222
de se gâter l' esprit et le coeur, si on ne sçait
distinguer les bons des mauvais. Il y a beaucoup plus
de profit à lire les offices de Ciceron, qu' à étudier
certains casuistes, lesquels outre qu' ils sont d' une
longueur infinie, ne sont bien souvent capables que de
jetter dans de plus grands embaras, ou de donner de
chantes regles pour en sortir.
Y eut-il une regle plus juste dans ces casuistes en
matiere de probabilité que celle de Ciceron, qui est
de se garder de toutes les choses, etc. combien de
cas de conscience, dit un excellent traducteur, seroient
decidez par ce principe, si les chrétiens le vouloient
suivre !
Comme les moines ne sont pas d' ordinaire appellez à la
conduite des ames, il n' est pas necessaire qu' ils
perdent leur tems à cette étude : et si quelques-uns
d' entr' eux sont obligez quelquefois par la necessité des
lieux, ou par le devoir de la charité (sans quoy ils ne
doivent nullement s' ingerer dans la conduite des
consciences) de travailler au salut des ames, ils
pourront s' instruire de ce qu' il faut faire sans lire
beaucoup de casuistes. La morale de l' ecriture sainte
bien meditée et pratiquée, les rituels de chaque
eglise, la seconde seconde de S Thomas, les
instructions de S Charles touchant la penitence, la
morale de Grenoble et celles de Luçon et de la
Rochelle, et s' il faut y ajouter encore
p223
quelques casuistes, le Cardinal Tolet, Navarre, la
morale de Mr Merbes, avec les resolutions de Mr De
Sainte-Beuve, sont plus que suffisans, avec une
conscience bien droite, pour donner autant de principes
qu' il en faut pour decider la pluspart des cas de
conscience pour ce qui regarde le droit naturel, et
me pour ce qui est du droit positif, dont on pourra
acquerir une plus ample connoissance en consultant les
decretales, et quelque celebre commentateur, tel que
Fagnanus.
Quant aux difficultez qui peuvent arriver touchant les
voeux et les obligations de la vie religieuse, S
Thomas en traite amplement dans sa seconde seconde ;
et on peut lire utilement sur ce sujet l' homme
religieux du Pere S Jure, et les devoirs de la vie
monastique, et sur tout le livre que S Bernard a
composé du precepte et de la dispense. Mais on ne
sçauroit au contraire avoir trop d' aversion des
libertez que Caramuel entr' autres s' est donné dans son
commentaire sur la regle de S Benoist, qui ne devroit
jamais avoir vû le jour, non plus que les ouvrages que
ce même auteur a écrits touchant la morale. Il n' est
pas necessaire d' entrer dans un plus grand détail sur
cette matiere, qu' on ne peut trop abreger.
Je ne puis neanmoins omettre en cet endroit ce que dit
le pieux et sçavant evesque de Vence dans son epître
aux fideles, qui est à la tête de sa version du nouveau
testament. Il souhaite que ce livre divin leur serve
de casuiste pour regler leur vie. Les chrétiens durant
plusieurs siécles, dit-il, etc.
p224
Je laisse le reste de cette triste peinture, et celle
que ce prelat fait encore dans sa preface, dont on peut
assez juger par cet échantillon. Au reste il seroit à
souhaiter que l' eglise fit à present ce qu' elle avoit
projetté dans le troisiéme concile de Châlon Sur
Saone, qui étoit de prescrire les regles que les
confesseurs devroient suivre dans le tribunal de la
penitence. Quelques prelats l' ont déja fait avec fruit
dans leur diocese. Mais on a beau faire, toutes ces
regles dépendront toûjours de la volonté des
confesseurs. C' est pourquoy il ne reste qu' à demander
à Dieu des pieux, zelez et prudens ministres à son
eglise, qui puissent conduire les consciences par des
maximes saintes et solides, qui ne soient ni relâchées,
ni outrées. C' est l' unique moyen de remedier à ce
desordre, pour ne pas dire à tous les desordres.
PARTIE 2 CHAPITRE 8
de l' étude de l' histoire sacrée et profane.
quoiqu' il semble que la curiosité ait beaucoup plus de
part à l' étude de l' histoire, que l' utilité ou la
necessité, il faut pourtant avoüer que cette étude est
beaucoup plus avantageuse que la pluspart du monde ne
s' imagine, et qu' il y a de tres-fortes raisons de s' y
appliquer, sur tout à l' étude de l' histoire
ecclesiastique.
p225
Car il est certain, que sans cette étude on ne peut
avoir une parfaite intelligence des peres, ni de la
theologie, et que c' est par là qu' on apprend non
seulement la morale par les exemples, mais aussi les
dogmes de nôtre religion. C' est ce qui a fait dire à
Melchior Canus, que les theologiens qui ne sont pas
versez dans l' histoire, ne meritent pas le nom de
theologiens ; à M Godeau, que plusieurs scolastiques,
pour n' avoir pasû l' histoire, sont tombez dans de
tres-grandes fautes, qui ont donné lieu à leurs
adversaires de les taxer de mauvaise foy ou
d' ignorance : et enfin à M De Valois sur Eusebe, que
cette science est tres-propre pour convaincre les
heretiques. En effet, j' ay apris d' un des plus beaux
esprits de ce siécle, qui a esté engagé autrefois dans
l' heresie par sa naissance, que rien n' avoit plus
contribué à le desabuser de son erreur, que la lecture
de l' histoire ecclesiastique.
Ajoutez encore à toutes ces raisons, que c' est par le
moyen de l' histoire qu' on apprend à former la prudence
par la consideration des evenemens passez : que c' est
là que l' on voit, comme dans un miroir, l' inconstance
des choses humaines, et les effets merveilleux de la
divine providence dans le gouvernement de l' univers, et
dans la conduite de l' eglise.
Que si personne ne blâme ceux qui s' instruisent de
l' histoire sainte du vieux testament, on ne doit pas non
plus improuver l' étude de l' histoire de l' eglise, qui
estant nôtre mere commune, ne nous doit pas estre moins
chere que l' ancienne synagogue.
Personne ne doute que cette étude ne convienne aux
ecclesiastiques : mais peut-estre que l' on pourroit
douter si elle convient à des solitaires. Il semble que
cette
p226
étude soit sujette à beaucoup de dissipations, si
contraires à cet esprit de recueillement qui doit faire
leur principal partage : et que comme ils doivent
renoncer à la connoissance des choses qui se passent
dans le monde, ils ne sont pas moins obligez à éloigner
leur esprit des idées des choses passées.
Il faut pourtant avoüer, que le récit ou la lecture
des choses qui se sont passées dans l' antiquité, ne fait
pas la mesme impression que le recit des choses qui se
passent actuellement dans le monde. Comme celles-cy
allument les passions des hommes, elles engagent
facilement ceux qui en sont occupez, à y prendre
party : et comme la pluspart des hommes en font le
sujet de leurs entretiens, il est impossible que cela
ne nous porte aussi à en parler. Il n' en est pas
tout-à-fait de mesme des choses passées. Comme les
hommes d' aujourd' huy n' y prennent plus de part, les
passions en sont entierement éteintes, et peu de gens
s' interessent à les connoistre, et à en parler. Et
partant cette lecture ne cause pas de grands mouvemens
dans nôtre imagination, et nous ne trouvons presque
personne avec qui nous puissions lier une conversation
sur ces sortes de matieres.
Mais sans s' arrester à cette raison, nous pouvons dire
qu' il n' est pas mauvais que des solitaires lisent ce
qui se passe dans le monde touchant les affaires de
l' eglise. Car qui pourroit trouver à redire qu' ils
lûssent par exemple les relations des missionnaires
touchant l' état et le progrés du christianisme dans
l' Amerique et dans la Chine, et les vies des personnes
pieuses et vertueuses de nos jours ? Or ce sont de
semblables matieres qui composent l' histoire ancienne
de l' eglise, dont la lecture n' a jamais esté interdite
aux solitaires : et tout le monde
p227
est obligé d' avoüer, que c' est à eux que l' on est
redevable d' avoir conservé par le moyen des manuscrits
ce qui nous reste d' histoires.
Plusieurs mesme d' entre eux en ont écrit de leur chef,
comme le venerable Bede, Marien l' ecossois, Aimoin,
Lambert De Schafnabourg, Hugue de Flavigny,
Sigebert, Orderic Vital, l' Abbé Ingulfe, Guillaume
De Malmesbury, Mathieu Paris, Mathieu De
Westminster, et une infinité d' autres. Ce qui a fait
dire à un habile protestant anglois, que sans le secours
des moines on ne connoistroit rien dans l' histoire
d' Angleterre.
Nous lisons sur ce sujet une chose fort remarquable
dans la preface qui est à la teste de l' histoire de
Mathieu Paris, sçavoir que c' estoit la coûtume en
Angleterre, que dans chaque abbaye royale de nôtre
ordre on donnât commission a un religieux habile et
exact de remarquer tout ce qui se passoit de
considerable dans le royaume ; et qu' aprés la mort de
chaque roy on apportoit tous ces differens memoires au
chapitre general de l' ordre, pour les réduire en un
corps d' histoire, qui estoit gardé dans les archives
pour l' instruction de la posterité. C' est pour cette
raison que l' histoire d' Angleterre est beaucoup plus
éclaircie et enrichie qu' aucune autre : quoiqu' il n' y
en ait aucune qui n' ait de grandes obligations aux
moines : ausquels par consequent on ne peut legitimement
contester la possession dans laquelle ils sont de tout
tems d' étudier l' histoire.
Au moins ne peut on disconvenir qu' ils ne soit fort à
propos qu' ils sçachent l' histoire de leur état et de
leur profession : et c' est en effet par là qu' ils
doivent commencer l' étude de l' histoire. Il faut qu' ils
lisent pour ce sujet l' histoire monastique d' orient,
qui a esté publiée depuis peu en
p228
fraois, avec l' abregé de l' histoire de nôtre ordre,
qui est du mesme auteur, dont nous n' avons encore que
les deux premiers volumes sur ce sujet. Il seroit à
souhaitter que nous eussions le reste de la mesme
main : on pourroit dire que nous aurions, non un abregé,
mais une histoire assez exacte de l' ordre de S Benoist.
On pourra lire aussi les vies des peres recueillies
par le P Rosweide, ou la traduction d' une bonne
partie de ces vies par M Dandilly ; Bivarius touchant
le monachisme d' orient, mais sur tout Cassien, et
generalement tous ceux qui ont traité de l' histoire
monastique, tant d' orient que d' occident, avec les vies
des saints moines. Il sera bon de lire aussi les
histoires particulieres des monasteres, comme les
antiquitez de Fulde par Browerus, l' histoire
d' Ensidlen ou Nôtre Dame des Ermites en Suisse, et
celle detre Dame de Soissons par Dom Michel
Germain.
Lorsqu' on aura lû et appris l' histoire monastique, ceux
qui auront du goût et de l' inclination pour l' histoire
ecclesiastique, pourront entreprendre cette étude.
Ceux qui n' en voudront avoir qu' une connoissance
mediocre, pourront se contenter de quelque abregé, tels
que ceux de M De Sponde, de M Godeau, ou du P
Briet jesuite, de Turselin, ou de quelqu' autre
semblable. Le rationarium du P Petau est
excellent, mais il est trop succint pour ceux qui ne
veulent lire l' histoire qu' en abregé, n' estant pas
possible de mettre dans sa teste tant de faits qui ne
sont pas circonstanciez : mais cet ouvrage est d' un grand
usage pour servir de guide à ceux qui veulent étudier
l' histoire à fond, ou à ceux qui voudront repasser en
gros les choses qu' ils auront déja apprises.
Il sera tres-utile de lire aussi les actes choisis des
p229
martyrs, donnez depuis peu au public par Dom Thierry
Ruinart, des martyrs d' Afrique dans Victor De Vite,
la vie de S Pacome dans Bollandus au quatorziéme
may, et celle de S Fulgence evesque de Ruspe, qui
sont deux pieces excellentes, remplies d' instructions
pour des moines, les vies des quatre saints docteurs
de l' eglise grecque, avec celle de S Ambroise, par
M Hermant, la vie de Theodose Le Grand par M
Flechier, celles de S Bernard par M Le Maistre, et
de S Loüis par M De La Chaize, ou par M L' Abbé
De Choisy, celle de Dom Barthelemy des martyrs, etc.
Avec la biblioteque ecclesiastique de M Du Pin.
Pour ceux qui voudront étudier l' histoire plus à fond,
il sera necessaire qu' ils lisent les originaux, comme
les antiquitez des juifs par Joseph, avec son histoire
de la guerre des juifs, et laponse a Appion ;
l' histoire d' Eusebe, celles de Socrate, de Sozone,
de Theodoret, de Theodore le lecteur, de Philostorge,
d' Evagrius ; Theophane, la biblioteque de Photius,
la Bizantine pour les auteurs grecs, ausquels il faut
ajouter Zonare, qui n' est bon que depuis Constantin
Le Grand. Pour les latins Gregoire De Tours, le
venerable Bede, les annales de S Bertin, S Euloge
De Cordouë, Flodoard, Liutprand diacre de Pavie,
Ditmar, Lambert De Schafnabourg, Hugue abbé de
Flavigny, Sigebert, Orderic Vital, Guillaume De
Malmesbury, Mathieu Paris, sans parler des annales
de Baronius, et de la continuation de Rainaldus, qu' il
faut au moins parcourir avant ou aprés la lecture des
originaux. Il sera à propos aussi de parcourir les
pieces qui sont dans le spicilege, dans les
miscellanea de M Baluze, et dans les monumenta
graeca de M Cotelier, avec le biblioteca nova
du P Labbe.
p230
Je n' entre pas icy dans un plus grand détail, de crainte
d' estre ennuyeux. Ceux qui auront pris la peine de lire
ces auteurs en tout, ou en partie, connoistront assez
par eux-mesmes les autres écrivains qu' il leur faudra
lire suivant leurs vûës et leurs dispositions. J' en
parleray encore dans la suite au chapitre 20 de cette
seconde partie. Vossius a traité en deux volumes de
tous ces auteurs, tant grecs que latins. Il y faut
joindre les livres de S Jerôme et de Gennade, et les
autres auteurs qui ont traité des ecrivains
ecclesiastiques, recueillis en un corps par Miraeus.
Il est bon d' avoir aussi un petit catalogue que le P
Labbe a fait de ces ecrivains.
On ne manquera pas de consulter les differentes
critiques qui ont été faites sur l' histoire
ecclesiastique, comme Bellarmin sur les auteurs
ecclesiastiques, avec les remarques du P Labbe, la
critique du P Pagi, les memoires de Mr De Tillemont,
qui sont excellens et tres-exacts, les ouvrages du P
Noris, outre la bibliotéque de M Du Pin dont j' ay
déja parlé : mais il faut se faire une critique à
soy-mesme, aprés avoir conferé ces auteurs avec les
originaux.
Mais comme l' histoire ecclesiastique est tellement
meslée avec la profane, qu' il est impossible de sçavoir
bien l' une sans l' autre ; il sera à propos d' avoir une
idée de l' histoire romaine et des empereurs, comme
aussi de l' histoire generale du pays ou du royaume où
l' on est, c' est à dire de la France pour les françois,
et ainsi des autres. C' est de la sorte que Baronius
a meslé l' une et l' autre histoire, et le P Le Cointe
dans ses annales de France en a usé de même. Les
histoires particulieres de chaque pays qui sont bien
faites, soit qu' elles soient civiles ou ecclesiastiques,
sont aussi à lire par ceux du pays principalement,
p231
comme annales trevirenses par Brovverus, l' histoire
de la metropole de Reims par Mr Marlot benedictin,
celle de Paris par le P Dubois de l' oratoire, et
celle des archevesques de Roüen par le Pere
Pommeraye religieux detre congregation.
L' histoire romaine est une des plus necessaires pour
l' intelligence de l' histoire ecclesiastique. On la peut
diviser en deux parties, l' une depuis la fondation de
Rome jusqu' à la venuë detre Seigneur : l' autre
depuis l' incarnation jusqu' à la destruction de l' empire
en orient. La premiere partie, qui comprend le
gouvernement de sept rois et de la republique, n' est
pas si importante, que la seconde qui commence à
Auguste, et finit au Xv siécle, lorsque les turcs se
rendirent maîtres de Constantinople. Cette seconde
partie comprend aussi l' empire d' occident établi par
Charlemagne, dont les restes continuënt encore
aujourd' huy en Allemagne.
Pour la premiere partie, Tite-Live suffit avec les
vies de Romulus, de Numa, et d' autres qui sont dans
Plutarque. Il y faut joindre l' histoire de Polybe, et
celle d' Appien avec le petit Florus, qui est comme un
abregé de cette premiere partie.
Quant à la seconde, la continuation de Tite-Live,
Tacite, Dion, Suetone, et les ecrivains de l' histoire
auguste, avec les vies de Galba et d' Oton qui sont
dans Plutarque, conduiront cette histoire jusqu' à
Constantin. Mr Coëffeteau a redigé tous ces auteurs
dans une suite, et on peut encore le lire avec autant
d' agrément que d' utilité. Les memoires de Mr De Tilmon
seront plus que suffisans pour éclaircir les vies de ces
empereurs. Pour le reste, on peut lire Sigonius de
regno
p232
italiae , comme aussi de imperio occidentali.
je ne dis rien de l' ancienne histoire grecque, que l' on
peut voir dans Herodote, Xenophon, Tucidides, dans
Polybe, dans les vies de Plutarque, dont la lecture
peut être fort utile, et dans les autres auteurs grecs.
Ceux qui ne sont pas obligez de travailler à l' histoire,
se peuvent passer de celle-cy, et laisser cette étude
aux gens du siecle, qui veulent faire un grand amas
d' érudition. Mais pour des solitaires, ce seroit
peut-être aller trop loin, et je n' en ayja que trop
dit pour eux, dont le principal, ou plûtôt l' unique but
doit estre de vacquer à la connoissance d' eux-mêmes,
qui est plus utile, et peut-être plus difficile que la
connoissance de toutes les histoires du monde.
Ce n' est pas que l' on ne puisse faire un bon usage de
ces histoires, comme on le peut voir dans l' histoire
universelle de monseigneur l' evesque de Meaux : et
S Augustin assûre que l' histoire profane sert
beaucoup à l' intelligence de l' ecriture sainte.
Neanmoins une si vaste étude n' est pas de la portée de
tout le monde, et d' autres lectures peuvent être plus
utiles à la pluspart des religieux, qui ne sont pas
appellez à ces sortes d' éruditions. Outre l' histoire
universelle dont je viens de parler, on ne se repentira
pas de lire aussi un petit livre sans nom d' auteur,
de l' usage de l' histoire, imprimé à Paris chez
Barbin et Michallet l' an 1671.
On peut apprendre de ce petit livre, qu' il n' y a rien
de plus inutile que l' étude de l' histoire, de la maniere
qu' on l' étudie d' ordinaire ; comme il n' y auroit rien
de plus utile si on l' étudioit bien. C' est peu de chose
d' avoir la memoire remplie d' une enfilade, pour ainsi
dire, d' années, de siécles, d' olympiades, d' epoques, et
p233
de sçavoir une infinité de noms d' empereurs et de rois,
de conciles, d' heresies, et mesme une infinité
d' évenemens et de beaux faits. Cette maniere de les
connoître par la memoire seulement, ne merite pas mesme
le nom de science de l' histoire. Car sçavoir, c' est
connoître les choses par leurs causes et leurs
principes. Ainsi sçavoir l' histoire, c' est connoître
les hommes qui en fournissent la matiere : c' est juger
de ces hommes sainement. Etudier l' histoire c' est
étudier les motifs, les opinions, et les passions des
hommes, pour en connoître tous les ressorts, les tours
et les détours, enfin toutes les illusions qu' elles
sçavent faire à l' esprit, et les surprises qu' elles
font au coeur. En un mot c' est apprendre à se
connoître soy-mesme dans les autres : c' est trouver
dans les saints et dans les personnes vertueuses de
quoy s' édifier, et dans les méchans et les vitieux ce
que l' on doit éviter, et comme il faut se comporter
dans les évenemens avantageux ou desavantageux.
Sans ces dispositions, au lieu que l' histoire devroit
servir à nous faire apprendre la morale par de sages
reflexions, elle ne sert qu' à nous donner une vaine
idée d' une science fade, et à nous persuader que nous
sçavons quelque chose, lors qu' en effet nous ne sçavons
rien : ce qui est un effet dangereux d' une bonne cause.
1 une des premieres choses que l' on doit observer
dans l' histoire, est de se défendre de l' erreur l' on
tombe, en prenant le faux pour le vray, et en épousant
les passions des auteurs. Il faut donc en premier lieu
bien connoître les qualitez de son auteur, s' il est
habile et sincere ; pour quelles fins, et par quel
motif il a écrit ; s' il n' est pas attaché à quelque
parti, comme Eusebe à celuy des ariens, Socrate et
Sozomene aux novatiens, Theodoret
p234
à Theodore De Mopsueste. Avec cette precaution on
ne s' étonnera pas que ces auteurs favorisent ceux de
leur parti. On doit en general se défier un peu plus des
grecs, qui ont accoûtumé d' exagerer beaucoup les choses
en leur faveur.
2 il faut voir si l' auteur qu' on lit est contemporain,
s' il est copiste ou original ; s' il est judicieux, ou
s' il ne donne pas trop aux conjectures. Car toutes les
autres choses étant pareilles, il faut préferer le
sentiment d' un auteur contemporain à celuy d' un auteur
qui seroit plus recent. Je dis toutes les autres choses
étant pareilles. Car il se peut faire, et il arrive
mesme quelquefois, qu' un auteur qui ne sera pas
contemporain, aura écrit sur de bons et fideles
memoires, qu' il sera diligent, grave et judicieux : et
qu' au contraire celuy qui sera contemporain aura été
négligent, peu informé des choses, ou qu' il se sera
laissé corrompre par la flatterie ou par l' interêt.
3 c' est pour cette raison qu' il ne faut pas pousser
trop loin le silence des auteurs contemporains, ni
mesme des presque contemporains : d' autant qu' il peut
aisément arriver, qu' un auteur plus éloigné du tems
aura vû de bons memoires, que l' on aura tenus secrets
dans le tems que les choses se sont passées : ou qu' il
aura vû des auteurs contemporains ou presque
contemporains, dont les ouvrages seront perdus. Mais
quand il arrive que ni les auteurs contemporains, ni
ceux qui les ont suivis aprés un ou deux siecles, n' ont
point parlé d' un fait, et qu' un auteur plus recent
l' assure sans aucune autorité, alors il n' y faut pas
avoir grand égard : autrement ce seroit ouvrir la porte
à toutes sortes d' erreurs et de faussetez.
p235
4 on doit bien prendre garde de ne se pas laisser
tromper par certains auteurs supposez dans ces derniers
tems, tels que sont les chroniques du faux Maxime, de
Lucius Dexter, et du faux Luitprand : telles que sont
encore les histoires de Manethon, de Berose, et autres
fabriquées par Anne De Viterbe, et par de semblables
imposteurs, quoy qu' elles portent les noms d' auteurs
contemporains. Il faut mesme sçavoir douter
prudemment de l' autorité de quelques autres piéces,
dont la supposition n' est pas tout-à-fait certaine :
comme des actes de S André apôtre qui portent le nom
des prêtres d' Achaïe, desquels nous ne voyons pas
qu' aucun auteur ait fait mention avant le huitiéme
siécle.
5 il ne faut pas au contraire absolument rejetter un
auteur pour quelques fautes de méprise, ou mesme de
passion, pour la barbarie du stile, ou pour quelques
autres défauts naturels : pour que d' ailleurs il
paroisse qu' il ait de la sincerité et de la diligence
dans le reste. C' est par cette raison que Joseph ne
laisse pas d' être estimé un excellent historien, quoy
qu' il soit tombé dans quelques fautes ; et qu' Herodote
n' est pas moins appellé par Ciceron le pere de
l' histoire, quoy qu' il avouë qu' il se trouve dans cet
auteur une infinité de fables, dont toutefois Henry
Estienne pretend le justifier. Qui empesche, dit fort
bien Photius à ce sujet, de faire choix des choses
utiles, et de passer le reste ? Mais il faut pour cela
beaucoup de discernement.
6 on ne doit pas aussi mépriser les historiens
copistes, les abbreviateurs, ni les compilateurs :
dautant qu' il se peut faire, comme a fort bien remarqué
un auteur moderne, ou qu' un copiste aura corrigé ou
éclairci son original ; ou qu' un compilateur aura
accordé sur
p236
de certains faits les auteurs qu' il a compilez, ou
qu' un abregé sera mieux entendu que l' original ; ou
qu' enfin il tiendra lieu de l' original mesme, qui est
entierement perdu, ou au moins tronqué et mutilé en
quelques-unes de ses parties. C' est par cette raison
qu' on ne laisse pas d' estimer Justin, qui nous a donné
l' abregé de l' histoire de Pompeius Trogus, qui est
perduë.
7 dans les diversitez des relations il ne faut pas se
laisser entraîner par le nombre, mais par le poids et
le merite des auteurs : dautant qu' il arrive souvent
que l' autorité d' un écrivain grave, habile et sincere,
doit être preferé aumoignage de cent autres auteurs
de peu de créance, qui se sont suivis les uns les
autres sans discussion ni discernement. Mais ce bon
choix des auteurs dépend d' un jugement meur, et du bon
goust des lecteurs, qui soit perfectionné par l' usage
et l' experience, et par la communication que l' on aura
avec un homme sage et moderé.
8 c' est pour cette raison qu' il ne faut pas beaucoup
s' arréter à une infinité de contes, que des auteurs
modernes rapportent de quelques saints, entr' autres un
certain legendaire imprimé depuis quelques années en
fraois, dont on devroit s' interdire la lecture, pour
n' être pas obligé d' oublier des choses qu' il faut
rejetter pour connoître la verité. C' est avec peine que
je fais cette remarque, et on ne peut dire sans douleur,
que des profanes ont esté plus exacts à écrire les vies
des payens, que plusieurs chrétiens ne le sont à
écrire les vies de nos saints. C' est ce que Melchior
Canus n' a pas craint d' assurer de Diogene Laërce à
l' égard des vies des anciens philosophes, et de Suetone
pour les empereurs. Mais il faut avoüer que c' est abuser
de la
p237
credulité et de la simplicité du peuple, que de donner
des vies de ces saints, dont on a tiré les corps des
catacombes, comme de S Ovide et de S Felicissime ;
et il est bien étrange que l' on trouve des approbateurs
de telles vies de ces saints, dont on ne sçait pas
mesmes les veritables noms.
9 il faut neanmoins apporter beaucoup de moderation
dans cette critique, comme je le diray plus amplement
en son lieu : et il vaut bien mieux sçavoir douter
sagement, que de s' inscrire en faux trop legerement. Ce
sont deux extremitez qu' il faut également éviter, et de
ne rien croire que tres-difficilement, et de croire
trop facilement. L' habileté ne consiste pas seulement
à estimer et à suivre les meilleurs auteurs, mais à
sçavoir discerner dans les moindres ce qu' il y a de
bon, et tout ce qui peut servir à soutenir ou éclaircir
la verité.
10 on peut rapporter à ce sujet les trois regles, que
Melchior Canus propose pour distinguer les bons
historiens des autres. La premiere est une certaine
probité qui les rende incapables de vouloir imposer au
public, en assurant qu' ils auroient ou entendu un
fait, qu' ils n' auront ni vû, ni entendu. Cette qualité
ne se rencontre pas seulement dans les saints, mais dans
tous ceux qui font profession d' estre sinceres et
hommes d' honneur, tels qu' on en a vûs chez les payens
mesmes, quoique d' ailleurs fort vitieux. On peut mettre
de ce nombre Jules Cesar, Suetone, Corneille Tacite,
etc.
La seconde regle qu' apporte Melchior Canus, est de
preferer les auteurs judicieux et qui ont du
discernement, à ceux qui en ont peu. Car ce n' est pas
assez de ne vouloir pas mentir, il faut aussi avoir un
jugement meur, et une grande exactitude à examiner les
choses
p238
pour ne se pas laisser surprendre, et pour ne pas
croire et écrire legerement tout ce que l' on aura
entendu : comme ont fait, au jugement de Melchior
Canus, Vincent De Beauvais, et S Antonin.
La troisiéme regle est, de donner créance aux auteurs
que l' eglise aura jugé dignes de son approbation, et de
rejetter par consequent ceux qu' elle aura desapprouvez :
comme ceux qui sont marquez dans le decret du pape
Gelase. Quant à ceux qui sont mis aujourd' huy dans
les indices de Rome, comme il arrive assez souvent que
ce n' est que pour quelques petits endroits que des
auteurs s' attirent cette censure, il ne faut pas
toujours croire que dans le reste ils n' ayent aucune
autorité. En voilà assez touchant le discernement des
auteurs. On peut lire les chapitres quatriéme et
cinquiéme de la metode que Jean Bodin a composée pour
la connoissance de l' histoire, quoiqu' il se soit laissé
surprendre par les fausses histoires d' Anne De
Viterbe.
11 pour ce qui est des reflexions que l' on peut faire
dans l' étude de l' histoire, elles doivent estre
principalement sur la morale, et non sur la politique.
Ces reflexions de politique ne conviennent nullement à
des solitaires, qui doivent estre degagez de ces
rafinemens du monde, et dont l' esprit doit estre un
esprit de simplicité chrétienne, eloigné de toutes
sortes de pratiques secretes et de déguisemens. Il y a
mesme peu de gens du monde qui doivent s' appliquer à
faire ces sortes de reflexions en lisant l' histoire. Car
outre que peu ont assez de genie pour ces sortes de
matieres, elles ne peuvent servir de rien à la pluspart
du monde. Aprés tout, comme a tres-bien remarqué un
auteur judicieux, etc.
p240
12 ce mesme auteur remarque, que c' est sur les fauts
qu' il faut s' arrester dans l' histoire. Autrement, comme
le nombre des actions vertueuses est fort petit, on
feroit bien du chemin sans se reposer : à moins qu' on
ne voulût se tromper soy-mesme dans le choix des
actions, et conter pour bonnes toutes celles qui le
paroissent d' abord. Ce qui seroit un tres mauvais usage
de l' histoire, en prenant pour loüable ce qui ne l' est
pas.
Mais si habile que l' on puisse estre dans le discernement
des actions entierement loüables et vertueuses, il est
encore plus utile, comme a remarqué nôtre auteur, de
s' arrester principalement à celles qui sont vitieuses.
Cela paroist un paradoxe : mais si on y fait une
serieuse attention, on n' en sera pas surpris. Si tout
le monde avoit un veritable amour pour la verité, et
estoit parfaitement soumis à la raison, et si on
connoissoit bien la veritable grandeur, il ne faudroit
que de bons exemples pour porter tous les hommes au
bien : parce que la beauté naturelle de la vertu leur
suffiroit toute seule pour les entraîner et pour les
ravir. Mais comme le nombre de ces grandes ames est
tres-petit, et que la pluspart des hommes, tout pleins
de l' amour d' eux-mesmes, se font une mauvaise honte de
reconnoistre leurs defauts, ennemis des veritez qui les
condamnent ; les bons exemples leur sont presque
inutiles, et il les regardent comme un reproche de leurs
defauts, selon la remarque de Quintilien. Il n' y a
donc rien de plus avantageux pour eux, etc.
p241
Pour ce qui est des personnes vertueuses, comme elles
ont déja l' amour de la vertu gravé dans leur coeur, les
bons exemples font une merveilleuse impression sur leur
esprit : et les mauvais exemples ne servent qu' à leur
inspirer encore plus d' aversion du vice.
13 je finis ce chapitre en donnant pour dernier avis
celuy qui doit estre le premier, sçavoir que ceux qui
veulent étudier l' histoire, doivent d' abord faire choix
de quelque bon abregé, pour le lire avec exactitude
avant que de s' engager dans la lecture des originaux.
Mais comme ces abregez, si on les lisoit tout de suite,
se confondroient dans la memoire, il est à propos de
lire seulement un siécle, ou mesme un demi-siécle à la
fois, pour continuer ensuite aprés avoir lû les
originaux de ce siécle : aprés quoy il est avantageux
de relire l' abregé dont on s' est servi, ou celui qu' on
aura fait soy-mesme de ce siécle en le lisant, afin de
s' en rafraîchir la memoire. On peut se servir pour cela
de l' abregé de M De Sponde, ou de celuy du P Briet,
ou du rationarium du P Petau, ou de la
chronologie du P Labbe en six petits volumes, qui
sera commode pour rectifier les defauts de chronologie
qui se trouvent dans M De Sponde, avec la petite
metode chronologique dume auteur. Le P Pagi sera
encore fort utile pour ce sujet, aussi-bien que les
fastes consulaires corrigez par le P Noris. Il est
inutile de repeter icy qu' il faut aussi avoir devant les
yeux de bonnes tables chronologiques et geographiques.
Il faut sçavoir aussi en gros les principales epoques,
comme celles de la periode julienne, de la creation du
p242
monde, du deluge, des olympiades, de la fondation de
Rome, de la bataille de Pharsal, de l' incarnation de
Ns de l' ere d' Espagne, de la conversion de
Constantin, du premier concile de Nicée, de
l' établissement de la monarchie françoise, de l' Egyre
des arabes ou mahometans, de l' empire d' occident
étably par Charlemagne. On pourra apprendre toutes
ces epoques avec les indictions, et autres choses
semblables, dans les auteurs que je viens de marquer.
PARTIE 2 CHAPITRE 9
de l' étude de la philosophie.
à bien prendre les choses, la philosophie est fort
utile, non seulement pour former le raisonnement et le
jugement, mais aussi pour donner les idées generales
des choses, pour apprendre la morale, et mesme pour
défendre la religion contre les subtilitez et les
surprises des sophistes.
Socrate, au rapport de Ciceron, avoit duit toute la
philosophie à la morale : mais Platon la divisa en
trois parties, dont la premiere regardoit la morale, la
seconde les choses naturelles, et la troisiéme le
raisonnement. Aristote y ajouta la metaphysique.
Le christianisme a beaucoup abregé l' étude de la
morale, en nous déterminant quelle est la derniere fin
de l' homme, et quels sont les moyens qui nous y
conduisent, questions qui ont donaux philosophes
payens tant de sujet de disputes, comme nous le voyons
par les écrits de Ciceron, et des autres philosophes.
Pour ce qui est des autres parties de la philosophie,
p243
elles sont à peu prés en mesme état qu' autrefois, et
aprés de longues disputes on ne sçait presque encore à
quoi s' en tenir. Et il ne faut pas en effet attendre
beaucoup davantage des disputes des hommes, qui
embarassent bien souvent les matieres, au lieu de les
éclaircir. On disputera eternellement, et les hommes
seront toujours les mesmes, c' est à dire toujours
errans et incertains dans leurs sentimens, lorsqu' ils
ne seront pas guidez par la foy, ou par un grand amour
de la verité, qui les délivrera de tous préjugez. Car
il est difficile qu' en aimant cette verité, et en la
recherchant de tout son coeur, on ne la trouve enfin :
et si on n' a pas le bonheur de sçavoir certainement
les choses, on sçaura au moins quand il en faudra
douter, ce qui est le second degré de la sagesse.
Pour ne pas tomber dans la surprise, aprés avoir tâc
de se dépoüiller de toutes sortes de préjugez, de la
naissance, de l' éducation, des sens, des passions, et
des communes opinions des hommes, il faut faire en
sorte que l' on n' assûre rien dont on n' ait une idée
claire et distincte. Car c' est une chose insupportable
dans un honneste homme, comme dit Ciceron, d' avoir de
faux sentimens, ou de soutenir sans hesiter ce que l' on
ne connoist pas distinctement. Encore se faut-il
beaucoup défier de la pretenduë evidence de ses idées,
crainte de prendre l' apparence pour l' evidence. C' est
pourquoy il faut avoir souvent recours à la priere pour
ne pas s' égarer, sur tout dans les matieres de morale,
les erreurs sont d' une tres-grande
p244
consequence. Il faut mesme eviter avec soin cet écueil
dans la metaphysique, où l' on se perd souvent par des
speculations et des raisonnemens trop subtils, n' y
ayant rien de si facile que de s' écarter tant soit peu
en tirant d' un principe certaines consequences, dont la
fausseté est dautant plus dangereuse, qu' on les croit
fondées sur des principes incontestables, et qu' on les
veut mesme quelquefois porter jusqu' aux mysteres de
nostre religion. Il est donc necessaire de se défier
extrémement de ces consequences, et il est à craindre
que la nouveauté d' un systeme, qui nous paroist bien
imaginé, ne nous jette dans des sentimens qui soient
plutost des effets de l' imagination, que les suites
d' une vûë claire et distincte.
Cette difficulté qu' il y a d' unté à trouver la verité
dans les choses naturelles, et de l' autre le peu de
sentiment et d' estime que bien des gens ont d' ordinaire
pour des veritez qui ne les touchent pas, sont cause
qu' ils s' imaginent que c' est une chose indifferente,
quel sentiment on tienne en philosophie : que tout y est
problematique : et qu' il est inutile de se casser la
teste, comme ils disent, à chercher la verité où elle
ne se peut trouver. Mais qui ne voit que ce n' est
qu' un pretexte dont on couvre sa paresse et sa
négligence, et le peu d' amour que l' on a pour la verité ?
Dieu n' est pas moins l' auteur des veritez naturelles,
que des surnaturelles, et il faut rechercher en tout sa
verité, et la réverer par tout. Si on n' a pas
l' avantage de la trouver, on aura au moins le merite de
l' avoir cherchée, et d' en approcher de plus prés, et
l' on sçaura au moins raisonnablement douter des choses,
et ne pas precipiter son jugement mal-à-propos. On doit
mesme rechercher les veritez
p245
naturelles, afin qu' elles nous servent comme d' échellons
pour nous porter aux surnaturelles, ausquelles on ne
peut s' élever par une vie oiseuse, non plus que par
l' erreur et la fausseté. Nos esprits s' accoûtument
insensiblement à mépriser les choses basses par la
consideration de la nature : ils s' élevent en méditant
des choses relevées et dégagées de la matiere. On prend
plaisir à la recherche des grandes choses, et de celles
qui sont cachées ; et on se croit bien payé de sa peine
et de son travail, lors qu' enfin on trouve au moins la
vray-semblance, si on n' a pas le bonheur de parvenir
a la verité mesme.
C' est donc une grande entreprise, comme dit fort
judicieusement M L' Abbé Fleury, que de former un
veritable philosophe, etc.
C' est ce qu' il faut tâcher d' apprendre dans l' étude de
la philosophie, aidée et soutenuë de la religion
chrétienne : et c' est elle qui nous fait voir jusqu'
peut aller l' esprit de l' homme dans la recherche de la
verité, soit en nous donnant la notion des termes, soit
en formant en nous de justes idées des choses, ou en
les définissant, soit en inferant d' une chose claire et
certaine,
p246
une autre qui ne nous paroissoit pas si claire ni si
certaine.
Cette application à cultiver la raison est dans l' ordre
naturel la premiere de toutes les études, et c' est le
principal employ de la logique et de la metaphysique.
La premiere nous donne les veritables idées de nos
connoissances : la seconde les grands principes de la
lumiere naturelle, qui sont les fondemens de tous les
raisonnemens, et par consequent de toutes les
connoissances.
I
la logique est donc appliquée à nous donner les idées
de vray, de faux, d' affirmation, de negation,
d' erreur, de doute, et sur tout l' idée de la
consequence, qui fait que nous sentons qu' une telle
proposition suit d' une telle autre, qu' un tel
raisonnement est concluant, et qu' un tel autre ne l' est
pas. Ce sont là les idées qui perfectionnent la raison
et le jugement, et toutes les autres questions de
logique qui ne se rapportent pas à ce but, doivent
estre retranchées comme tout-à-fait inutiles. Car que
sert-il, par exemple, de disputer avec tant de chaleur
et de longueur touchant l' objet de la logique ?
Qu' importe que ce soit les pensées ou les termes qui en
sont les signes, puisque la logique traite de ces deux
choses ? Qu' importe encore de sçavoir si l' universel
se fait par l' operation de l' esprit, si l' universel
generique, ou au moins le specifique existe en effet
sans le secours de l' esprit, s' il y a des estres de
raison, si Dieu doit estre compris dans la categorie
de la substance, et beaucoup d' autres choses de cette
nature, que l' on peut ignorer sans estre moins bon
logicien, et moins habile homme ? Il vaudroit bien mieux
choisir
p247
quelqu' autre sujet plus important, si on veut exercer
les esprits à la dispute, comme par exemple si on peut
sçavoir quelque chose, question qui a donné lieu aux
quatre livres des academiques de Ciceron : quoy qu' a
vray dire, il y a encore beaucoup d' équivoques et de
faux-fuians dans toute cette dispute.
C' est pour ce sujet qu' il faut bien prendre garde de
ne point faire de la logique un art de chicaner et de
disputer de tout à tort et à travers, et de la reduire
à une guerre continuelle de disputes inutiles. Cela ne
convient à personne, et encore moins à des religieux,
dont l' esprit doit estre fort éloigné de toutes
contestations.
Nous avons un beau modéle de cette moderation dans le
saint abbé Maxime, ce redoutable adversaire des
monotelites, lequel étudiant en philosophie, comme nous
l' apprenons de sa vie, rejettoit tout ce qui ressentoit
tant soit peu la chicane et le sophisme, s' arrétant aux
raisonnemens solides, et aux décisions qu' il trouvoit
bien appuyées : persuadé que bien loin que la sagesse
tire quelque avantage de la chicanerie, elle en est
au contraire avilie et soüillée.
Il faut éviter soigneusement ce défaut, et il vaudroit
bien mieux former et accoutumer l' esprit des religieux
à se laisser vaincre, et à se rendre à la verité, que de
leur apprendre à chicaner, suivant l' avis d' un concile :
(...). C' est estre veritablement victorieux, que de se
laisser vaincre par la verité.
On doit donc se servir de la logique pour s' accoûtumer
à penser et à raisonner juste, pour rectifier le bon
p248
sens et pour former le jugement, et non pas pour le
gâter, comme il arrive à ceux qui ne l' étudient que pour
apprendre à argumenter en forme dans une dispute
publique, c' est à dire à chicaner. On peut voir dans
l' art de penser l' usage qu' il faut faire de la logique,
et on lira sur tout avec attention les deux discours
qui se trouvent au commencement touchant les idées, et
les regles qu' il faut observer pour porter un jugement
juste et équitable sur beaucoup de choses.
Ii
la metaphysique a grande liaison avec la logique, et
c' est elle qui a pour objet les premiers principes, qui
sont les fondemens de nos connoissances. Ce sont les
idées simples des choses en general, comme l' idée de
l' estre, de la substance, de l' accident, de la pensée,
de la volonté, de l' étenduë, du nombre, du mouvement,
du corps, du suppost, de la personne, du mode, de la
figure, de la couleur, de la saveur, et des autres
qualitez, et generalement de toutes les choses, dont
traite Mr Cailly dans sa metaphysique, qu' il appelle
science generale . C' est là qu' il propose et explique
aussi fort bien les premiers principes des connoissances
suivant la philosophie ancienne, et suivant la nouvelle.
Iii
dans la morale on peut traiter aussi de plusieurs choses
importantes, comme de l' idée du bien, de la fin
derniere, de la beatitude, sans s' arréter trop, comme
l' on fait d' ordinaire, à disputer si l' essence de la
beatitude formelle consiste dans un acte de
l' entendement ou de la volonté. On y doit parler des
actions humaines, et de leurs principes, tant interieurs
qu' exterieurs ; de la conscience, des passions, de leurs
causes et de leurs effets,
p249
des habitudes bonnes et mauvaises, des vertus et des
vices, des loix en general ; des maximes generales pour
former la prudence et les moeurs, comme, s' il faut
toujours preferer l' honnête à l' utile et au plaisir :
s' il y a quelque bien qui ne soit pas honnête, dequoy
Ciceron a si bien traité dans ses offices : si on doit
agir dans le doute qu' une action soit mauvaise, dont
nous avons rapporté une si belle décision de ce mesme
auteur, tout payen qu' il étoit. Qu' il ne faut pas
regler sa conduite sur l' opinion commune : que la vie
privée est plus avantageuse que la vie civile et
publique ; et plusieurs autres semblables, qui tendent
à détruire certains préjugez que nous avons contre les
regles de la veritable morale.
Il est bon aussi d' expliquer certaines regles qui sont
necessaires pour bien se comporter dans la vie sociale
qui regne dans les communautez, sçavoir que la civilité
et l' honnêteté des uns envers les autres est
necessaire : que cette honnêteté doit proceder d' un
fond de modestie interieure. Quels sont les moyens les
plus propres pour entretenir la paix dans la vie
commune : comme il faut corriger les soupçons et les
jugemens temeraires qui y sont si contraires. On dira
sans doute que les livres spirituels apprennent tout ce
détail, qui n' est pas necessaire dans des traitez de
philosophie. Mais on ne sçauroit trop inculquer ces
matieres, qui sont si importantes, et contre lesquelles
on commet d' ordinaire tant de fautes. Au reste c' est
icy le lieu d' en parler, et il ne faut pas de grands
traitez pour cela. On pourroit mesme lire en cet endroit
quelques traitez imprimez sur ces matieres, tels que
ceux qui se trouvent dans les essais de morale, et
ailleurs. Sans doute qu' on tirera un grand fruit
p250
de la morale, si on apprend à s' y connoître soy-mesme,
je ne dis pas seulement par rapport à l' état auquel nous
sommes reduits par le peché, mais encore par rapport à
celuy nous sommes suivant nôtre constitution
naturelle, et suivant la maniere ordinaire, dont les
operations du corps et de l' esprit se forment en nous.
Iv
la physique peut aussi beaucoup contribuer à cette
connoissance, puisque son principal employ est de
considerer les corps en particulier suivant les
principes dont ils sont composez. On peut voir sur cela
la metode de Mr Cailly. Il seroit bon, ce me semble,
d' y joindre encore un petit traité de la sphere. Pour
ce qui est des experiences de physique, on en peut
supposer quelques unes des principales qui ont été
faites : mais il n' est pas à propos que des solitaires
s' appliquent à ces sortes de curiositez, quoy qu' elles
puissent avoir leur utilité.
C' est pour la mesme raison qu' il n' est pas non plus
avantageux qu' ils se donnent à l' étude des
mathematiques. Cette étude conduit trop loin, et ne
laisse pas la liberté à l' esprit de se porter aux
choses qui sont plus conformes à l' etat religieux. Tout
le tems qui reste aprés les exercices communs ne
suffiroit pas pour satisfaire l' empressement que l' on
a de penetrer toujours plus avant dans ces sortes de
sciences, et il faut, quoy qu' il en coûte, avoir
beaucoup d' instrumens et faire beaucoup d' experiences,
qui dissipent trop, et ne conviennent pas à nôtre état.
Il est bon néanmoins de sçavoir les principes de la
geometrie, et les quatre principales regles de
l' arithmetique. Le reste n' est pas necessaire à des
religieux.
p251
On en doit dire autant de la medecine, qui a es
défenduë aux clercs et aux moines par les canons. Les
exemples que l' on a du contraire, ne peuvent justifier
cet usage, qui est si opposé à la bienseance religieuse.
Que l' on sçache quelque chose de la construction du
corps, à la bonne heure, pourvu qu' on se borne à ce que
l' honnêteté peut souffrir : cette science peut servir
à la connoissance de soy-mesme et à la santé du corps,
dont on doit avoir quelque soin. Mais de s' appliquer
au détail des differentes maladies et des remedes, c' est
ce que l' on ne doit point souffrir dans des religieux.
Que s' il arrive que quelques-uns ayent apporté ces
connoissances du monde, ils s' en peuvent servir, avec la
permission du superieur, pour le soulagement de leurs
freres malades, et non d' autres. On peut lire sur ce
sujet deux lettres de S Bernard aux religieux de
S Germer.
Quand je parle du soin que l' on doit avoir de sa santé,
ce n' est pas de ces précautions de femmes et d' hommes
délicats, qui à force de craindre les maladies sont
presque toujours malades, ou du moins s' imaginent
l' estre : qui ne peuvent souffrir la moindre peine ni
la moindre incommodité de teste ou d' estomach, sans
prendre des soulagemens : mais je parle d' une sage
precaution que chacun doit avoir pour maintenir son
corps dans un certain estat, qui luy est necessaire
pour bien agir. Cette precaution consiste plutost dans
la sobrieté et dans un exercice mediocre du corps, que
dans l' usage des remedes, ou dans le choix trop
scrupuleux des nourritures. La propreté mesme y
contribuë beaucoup, et elle est necessaire dans la vie
sociale pour n' estre pas à charge aux autres.
Je n' entreray pas dans un plus grand détail touchant
p252
les parties de la philosophie : et peut-estre n' en
ay-je déja que trop dit pour des solitaires, ausquels
une simple notion des termes, et quelques idées
generales des choses, avec les regles du raisonnement,
pourroient suffire pour leur donner entrée à
l' intelligence de l' ecriture, à la lecture des peres,
et en un mot à l' étude de la theologie : ce qui doit
estre le but de l' étude qu' ils peuvent faire de la
philosophie. Je ne sçay si ç' a esté pour cette raison
que S Jean De Damas ne nous a laissé qu' un traité
des catégories sur les matieres de philosophie. Nous
n' avons aussi de Saint Anselme que fort peu de choses
touchant ces matieres. Son traité de la verité est
purement philosophique, et on peut rapporter aussi à
cette science le traité du libre arbitre, et celuy
qu' il a intitulé de grammatico . Son livre adres
à Guenilon touchant l' idée de Dieu, peut appartenir
à la metaphysique. C' est dans ce livre qu' il défend
l' idée qu' il avoit donnée de Dieu dans son prosologe,
sçavoir que c' est un estre au dessus duquel on ne peut
rien penser de plus grand, (...). Quelques philosophes
anciens et modernes ont trouvé à redire à cette idée,
laquelle cependant est assez conforme à celle que donne
S Augustin. Ce n' est pas icy le lieu de traiter cette
matiere : mais ce que je viens de dire fait voir au
moins, que les anciens moines s' occupoient à la
philosophie. Je me contenteray de ces deux exemples, et
de celuy du venerable Bede, pour ne pas perdre de tems
à en rapporter d' autres.
V
la plus grande difficulté est touchant la maniere et
p253
les personnes, sçavoir si tous les solitaires
indifferemment doivent estre appliquez à cette étude :
et en ce cas, si cela se doit faire par des exercices
publics, ou par une étude particuliere.
Il n' y a point, ce semble, de necessité d' employer tous
les religieux indifferemment à la philosophie. Car en
premier lieu, ceux qui l' auroient déja bien étudiée
dans le monde avant leur entrée en religion, en
pourroient estre certainement dispensez. Car pour peu
de connoissance qu' il leur en reste, ils en auront
commument assez pour raisonner suivant les regles, et
entendre les termes de la philosophie et de la theologie,
sans qu' il soit besoin de les faire passer encore une
fois par l' étude d' une chose, que l' on est contraint
d' oublier tost ou tard. C' est pour la mesme raison que
l' on ne fait pas apprendre de nouveau les regles de la
grammaire à ceux, qui les ayant une fois apprises, en
ont une idée suffisante pour entendre les auteurs, et
mesme pour composer et pour parler, quoiqu' ils ayent
oublié les vers de Despautere. Il semble donc que ce
soit une perte de tems à des jeunes gens, que de les
faire passer une seconde fois par les chicanes de la
philosophie, s' il leur en reste assez d' idée ; et qu' ils
pourroient employer ce tems à quelque chose de meilleur.
Il suffiroit au moins de leur donner un mois ou deux
pour repasser sur les principales matieres, afin de les
disposer à la theologie. Car s' ils ont de l' aptitude
pour les sciences, ce peu de tems leur suffira pour
cela : s' ils n' en ont que peu ou point, c' est les
exposer à une langueur dangereuse, et à une grande
perte de tems, qu' ils pourroient employer plus
utilement à quelque autre exercice de corps ou
d' esprit, suivant leur portée.
p254
En second lieu, ceux qui n' ont jamais étudié en
philosophie, pourront y estre tous appliquez, afin
d' observer leur capacité et leur disposition pour les
études. Car si on en excluoit quelques-uns avant que
d' avoir fait cette épreuve, ce seroit un sujet de
chagrin et decontentement à ceux qui s' en verroient
exclus. Que si quelques-uns demandoient d' en estre
dispensez pour n' estre pas exposez aux distractions, et
aux autres inconveniens que peuvent causer ces sortes
d' études : il seroit alors de la prudence des
superieurs de voir s' il seroit à propos d' avoir égard
à cette excuse : car peut-estre ne seroit-ce qu' une
ferveur passagere et mal entenduë, dont ils se
pourroient repentir dans la suite du tems. Mais aprés
avoir éprouvé en effet, ou que des religieux n' ont
point de disposition pour ces études, ou qu' ils abusent
de l' indulgence que la religion leur accorde pour ce
sujet, il semble qu' il soit juste d' en exclure
tout-à-fait ceux-cy, et d' employer ceux-la dans quelque
étude plus facile, ou du catechisme du concile de
Trente, qu' on leur expliqueroit ; ou d' une theologie
courte et abregée, degagée de toutes les chicanes, et
mesme de toutes les formes de l' école, dans laquelle
on leur apprist ce qui est necessaire du fond de la
religion et de nos mysteres, et sur tout des sacremens.
Cela se pourroit faire en moins d' un an, en assemblant
plusieurs de la mesme portée sous la conduite d' un
maistre, qui leur expliqueroit quelqu' auteur imprimé,
ou qui leur donneroit des écrits fort succints et
abregez sur le modele à peu ps de la theologie du
Pere Amelot de l' oratoire, ou de Mr Abély.
PARTIE 2 CHAPITRE 10
p255
continuation du mesme sujet, où l' on traite des
écrits et des disputes de philosophie.
ce que je viens de dire suppose que l' on accorde aux
religieux les exercices publics de philosophie. Et en
effet il seroit presque impossible qu' ils y reüsissent
sans maistre, ne se pouvant faire communément qu' ils
ayent assez de capacité et d' étenduë d' esprit pour
l' apprendre dans une étude particuliere, exceptez ceux
qui auroient bien fait leurs cours de philosophie dans
le siécle, ausquels il suffiroit, comme je viens de
dire, d' accorder quelque peu de tems pour repasser sur
les principes de philosophie, avant que de les appliquer
à l' étude de la theologie. Pour ce qui est des autres,
il est necessaire que la philosophie leur soit
enseignée dans un cours reglé sous la conduite d' un
maistre sage et vertueux, qui n' ait pas moins de zele
pour leur inspirer la vertu et la pieté, que pour les
instuire dans cette science.
Or par ces exercices publics j' entens ceux qui se font
dans un monastere par un maistre qui soit religieux, et
non pas ceux qui se font dans les universitez et dans
les colleges publics, où il n' est nullement à propos
d' envoyer les religieux. Ce seroit les exposer à une
tentation presque insurmontable contre leur vocation,
et il ne seroit pas possible qu' estant jeunes et foibles,
comme ils sont d' ordinaire, dans la pratique de la
vertu, ils ne retombassent bientôt dans les égaremens
qu' ils ont voulu éviter en quittant le siécle. C' est
pourquoy les conciles
p256
et les papes n' ont accordé qu' avec de grandes
précautions ces sortes d' études aux religieux, comme on
a vu dans la premiere partie : et autrefois qu' il y
avoit des écoles publiques dans nos monasteres, on
n' admettoit pas les seculiers dans les écoles interieures
qui estoient destinées pour les religieux, mais
seulement dans les exterieures.
Cela étant ainsi supposé, voyons maintenant quelle
seroit la maniere la plus convenable pour enseigner la
philosophie et la theologie à nos religieux : s' il est
à propos de leur dicter des écrits, et quels ils
doivent estre : si on les doit exercer par des actes
publics et suivant les formes ordinaires et usitées
dans les universitez : et enfin si l' on doit s' attacher
à un corps de doctrine, ou laisser aux maitres la
liberté de seterminer eux-mesmes. Je vais proposer
sur cela mes pensées, dont je laisse le jugement aux
personnes sages.
I
en premier lieu il semble qu' il soit à propos que le
maitre dicte des écrits à ceux qui sont sous sa
conduite. Car d' un côté un maitre ne prend pas grand
plaisir à expliquer purement les sentimens d' un
auteur scolastique imprimé. Il est difficile qu' il soit
de son sentiment en toutes choses, et il n' acquiert
pas beaucoup de créance dans l' esprit de ses écoliers,
en ne leur donnant pas d' écrits de sa façon. De plus
un maitre, que l' on suppose estre sage et prudent, sçait
mieux proportionner ses écrits à la portée de ses
écoliers, que ne peut faire un livre imprimé. Et mesme
les choses s' impriment bien mieux dans l' esprit des
écoliers par le moyen de l' écriture, que par une simple
lecture. Ils peuvent estre distraits lors qu' on explique
un auteur,
p257
mais ils ne peuvent ne pas écouter ce qu' ils sont
obligez d' écrire, et dont on leur fait encore ensuite
l' explication. Enfin la pratique presque universelle
de tout les tems a été de donner des écrits : ce qui
fait voir que cette maniere est la plus avantageuse.
Peut-estre néanmoins que dans son premier cours un
maitre feroit mieux d' expliquer seulement un auteur
imprimé, ou les écrits d' un autre maitre, et de se
reserver à un second cours à donner des écrits de sa
composition : n' étant presque pas possible qu' il ait
d' abord assez d' habileté pour composer un cours de son
propre fond.
Pour ce qui est des écrits, il est vray qu' on les
pourroit beaucoup abreger, afin de ne pas fatiguer
inutilement des écoliers à écrire de longs traitez. On
pourroit mesme, ce me semble, mesler tres-utilement
dans les cours la lecture de quelques bons auteurs, tant
fraois, que latins, qui expliqueroient les matieres que
l' on traite actuellement. Par exemple en philosophie on
pourroit lire quelque chose de l' art de penser, comme
les deux discours touchant les idées, les regles pour
former le jugement : les petits traitez de Mr De
Cordemoi, et quelque chose de Mr Rohault sur la
philosophie de Descartes, afin d' en connoître les
principes, encore qu' on ne les suive pas ; le petit
traité latin de Mr Huet contre cette philosophie,
avec la réponse françoise que Mr Regis vient de
donner au public ; quelques traitez de la philosophie
de Mr Du Hamel, et du mesme Mr Regis : quelques
endroits choisis de la recherche de la verité du Pere
Malbranche ; le petit traité du Pere Pardies
touchant l' ame des bestes, et quelques autres petits
traitez semblables qui ont esté faits de nos jours.
Peut-estre mesme qu' il ne seroit pas mal à propos
p258
de lire quelques endroits choisis et des plus beaux
qui se trouvent dans les anciens philosophes, comme des
tusculanes de Ciceron, qui conviennent à la logique ;
des livres academiques, et ceux de finibus , qui
appartiennent à la morale ; des traitez philosophiques
de Seneque, tels que ceux de la providence, de la vie
bienheureuse, de la tranquillité de l' esprit ; des
offices de S Ambroise, de la logique et de la morale
de S Augustin, et de quelques autres semblables.
Cette diversité de lecture, meslée avec l' écriture,
veilleroit l' attention des ecoliers, et leur donneroit
un goust pour les choses, et entretiendroit leur
esprit dans une juste étenduë, au lieu de les resserrer
et de les émousser par un attachement servile et
dégoûtant à des écrits, qui ne sont pas quelquefois fort
exquis.
Quant a la theologie, on pourroit de mesme lire quelques
traitez des peres les plus beaux et les plus courts sur
chaque sujet, du nombre de ceux que l' on a marquez ci
dessus : comme le livre de Tertullien touchant la
prescription, celuy de S Cyprien de l' unité de
l' eglise, le livre de S Augustin touchant la veritable
religion, le petit ouvrage de Vincent De Lerins, les
traitez theologiques de S Anselme, le maitre des
sentences, quelques endroits d' Estius sur les sentences,
les plus beaux endroits des conciles, ou des lettres
des papes, quelques-uns aussi des dogmes du Pere
Petau et du Pere Thomassin, Melchior Canus de
locis theologicis en partie, quelques questions de
la theologie de Mr Du Hamel, etc.
Mais pour rendre cette lecture utile, il faudroit que
le maitre eût soin de prévoir les plus beaux endroits,
et les faire remarquer à ses écoliers, afin que
p259
cette lecture ne fût pas tout-à-fait seche et
ennuyeuse : autrement les écoliers ne tireroient pas
grande utilité de ces lectures, qu' ils pourroient faire
eux-mesmes en particulier. Je sçay que ç' a esté là la
tode d' un tres-habile homme lors qu' il enseignoit la
theologie, et qu' il y a parfaitement bienüssi par
cette maniere d' enseigner. Et il ne faut pas craindre
que cette diversité soit à charge aux écoliers : au
contraire elle les divertira utilement, et entretiendra
leur esprit dans une certaine étenduë : au lieu qu' une
scolastique toute pure et toute seche les met dans une
grande langueur, et dans le retréssissement.
Ii
il faut maintenant examiner en second lieu s' il est à
propos ou necessaire d' exercer les écoliers par des
actes publics et par des argumens en forme, comme on le
pratique ordinairement : ou s' il ne seroit pas plus à
propos de se contenter de leur faire proposer leurs
difficultez tout simplement par un simple exposé, sans
les reduire dans les formes de l' école.
Avant que de resoudre cette question, il est bon de
rechercher les raisons que l' on peut avoires dans
l' établissement de cet usage. Il y a apparence que c' a
été pour imiter la métode des geometres, qui vont de
propositions en propositions, en inferant les unes des
autres. C' a été aussi sans doute pour donner plus
d' exercice aux jeunes gens, en les obligeant de reduire
en pratique les preceptes qu' on leur donne touchant la
forme de raisonner, et pour exercer aussi les répondans
en leur faisant repeter les argumens. Peut-estre aussi
que ç' a esté afin de donner du tems aux répondans pour
trouver la solution des argumens qu' on leur propose. Et
c' est
p260
pour cette raison sans doute qu' on les oblige à les
repeter deux fois, afin qu' ils ayent le loisir de songer
à la réponse. Je ne sçay si l' on n' a pas encore voulu
engager par là les écoliers à se suivre dans la
poursuite de leurs difficultez, sans s' en écarter en
se jettant dans une autre, comme il arrive assez souvent
lors qu' on n' observe pas les formes. C' est pourquoy on
oblige de prouver directement la proposition niée,
afin de poursuivre toujours directement le fil de la
difficulté. Enfin on peut avoir eu en vuë sur cela les
heretiques, contre lesquels on a voulu aguerrir les
écoliers par des disputes reglées.
Je ne pretens pas improuver cette sorte d' exercice,
que tant d' habiles gens ont pratiquée, et qu' une longue
experience semble avoir autorizée : mais peut-être
qu' on y pourroit apporter quelque temperament, 1 en
obligeant les écoliers à ne proposer que de veritables
difficultez, et non pas des bagatelles, qui leur
inspirent insensiblement un esprit de chicane, et mesme
de niaiserie. 2 en les portant à proposer tout d' abord
le sujet de leur difficulté, sans faire de longs
détours pour allonger leurs argumens. 3 en faisant en
sorte qu' ils procedent directement, et qu' ils ne
changent pas de moyen dans une même difficulté. 4 lors
qu' ils voudront former quelque objection contre quelques
principes de la religion par forme d' exercice, que cela
se fasse avec beaucoup de moderation et de retenuë, en
sorte qu' il paroisse que ce n' est qu' une difficulté dont
on cherche l' éclaircissement, et non pas une raison, ou
encore moins un sentiment que l' on veüille faire valoir
tout de bon. Ciceron, tout payen qu' il étoit, a
improuvé cette maniere de disputer contre Dieu, soit
que cela
p261
se fit avec dessein, ou avec feinte ; et il ne craint
pas de donner à cette coûtume, qui s' étoit introduite
de son tems, la qualité de mauvaise et d' impie.
Ce dernier avis me paroit assez important pour des
chrêtiens et pour des religieux. à l' égard des trois
premiers, je sçay bien qu' il faut avoir beaucoup de
condescendance pour de jeunes gens qui commencent, ou
qui peut-estre auroient peu d' élevation d' esprit :
mais il faut qu' un maitre ait soin de les redresser
avec prudence et avec douceur, sans les rebuter, et de
leur inspirer les sentimens qui sont les plus
convenables à leur profession.
Mais aprés tout, peut-estre qu' il siéroit encore mieux
à des religieux de proposer simplement leurs difficultez
sans forme de dispute, comme il se pratique aujourd' huy
dans plusieurs academies ou conferences particulieres :
et que pour les exercer dans la forme de l' école, il
suffiroit de les obliger à mettre en forme les preuves
ou les objections que le maitre auroit apportées dans
ses ecrits. Cette metode seroit peut-estre plus solide
et plus utile que l' autre, et sujette à de moindres
inconveniens. Elle seroit plus honnête et plus capable
de former l' esprit et le jugement. Au moins est-il
certain qu' elle seroit plus modeste et plus tranquille,
et enfin moins exposée à ces excés de chaleur, que l' on
voit quelquefois regner dans les disputes ordinaires.
Mais je laisse cela à examiner à ceux qui ont plus
d' experience que moy dans ces sortes d' exercices.
Je ne peux anmoins omettre en cet endroit ce que
pense sur ce sujet Mr L' Abbé Fleury dans son traité
des
p263
etudes. La logique de Socrate, dit-il, etc.
J' ay rapporté un peu au long le sentiment d' une personne
si sage et si habile, afin que l' on y fasse plus de
reflexion.
L' usage que certains maistres pratiquent quelquefois, a
beaucoup de rapport à cette metode des anciens, qui est
d' interroger les écoliers sur leurs écrits, et de leur
en faire rendre conte. On les stile par ce moyen à bien
concevoir les choses, et à s' exprimer d' une maniere
aisée. Ceux mesmes qui écoutent sont en garde,
p264
et songent à chercher la solution de la difficulté qui
est proposée, dans la crainte que le maistre n' estant
pas satisfait de la réponse de celuy qu' il interroge,
ne s' adresse à eux pour y répondre. Ainsi tous profitent
de cette metode, et celuy qui répond, et ceux qui
écoutent. On pourroit peut-estre rendre cette pratique
un peu plus frequente et plus commune. Le maistre mesme
leur feroit quelquefois mettre en forme leurs réponses,
afin de les fonner au raisonnement dialectique. Mais
il seroit bon d' éviter un faut qui est assez ordinaire
dans cette metode, sçavoir que l' on n' est pas satisfait
d' un répondant, s' il ne se sert dans sa réponse des
mesmes termes que le maistre a dictez dans ses écrits.
C' est assurément un défaut qu' il faut éviter, se
persuadant qu' un écolier a bien répondu, lorsqu' il a
marqué par sa réponse qu' il a bien compris la chose.
Cela n' empesche pas que l' on ne doive obliger les
écoliers à répondre d' une maniere juste, et avec des
termes clairs et propres, qui expriment nettement
l' idée que l' on doit avoir de la chose : mais il est
bon d' éviter cet assujettissement servile à de certains
termes, dont on peut rendre le sens par d' autres, qui
ne seront peut-estre pas moins propres ni moins
expressifs.
Iii
en dernier lieu, il faut éxaminer s' il est à propos de
s' attacher à une secte particuliere dans le cours de
philosophie. On le pratique diversement dans plusieurs
religions, et il y a sur cela des raisons de part et
d' autre.
Les raisons que l' on peut avoir de s' attacher à une
doctrine particuliere, sont, que cela empesche les
maistres d' enseigner une mauvaise doctrine : que tous
p265
les maistres ne sont pas capables de se faire un corps
de doctrine, de se bien suivre dans leurs écrits, sur
tout lors qu' ils n' ont pas encore d' experience : que
l' on est assûré d' une doctrine qui est déja dans
l' approbation publique, mais que l' on n' est pas assû
de celle d' un maistre, au caprice duquel on expose
l' esprit des jeunes gens, lorsqu' on ne luy prescrit pas
les sentimens ausquels il doit s' attacher.
Mais on ne manque pas aussi de raisons pour le
contraire, sur tout à l' égard de la philosophie. Les
voicy à peu pres : que ce n' est pas sçavoir les choses,
que de sçavoir l' opinion d' un auteur, sans laisser aux
gens la liberté de penser, ou du moins d' écrire
autrement : que l' on perd bien du tems fort souvent à
chercher le sens de son auteur dans plusieurs questions,
il ne s' est pas expliqué nettement : qu' apres tout,
cet assujettissement n' obvie pas aux inconveniens que
l' on craint de la liberté des sentimens : qu' un maistre
adroit peut toujours tourner son auteur comme il juge
à propos, et lui faire dire ce qu' il veut : qu' en
matiere de philosophie il faut laisser à un chacun la
liberté de juger des choses par luy-mesme : et que
c' est un fâcheux prejugé pour ne jamais trouver la
verité, que de se laisser emporter par la seule
autorité : que c' est principalement dans cette occasion
que l' on doit se servir de la regle de S Augustin,
que quelque autorité et quelque sainteté qu' ait un
auteur, on ne doit avoir de creance en ce qu' il dit,
qu' autant que ses raisons nous en convainquent : et en
un mot qu' il n' y a que Dieu, à l' autorité duquel nous
devions déferer aveuglement.
Car enfin, à qui s' attacher en philosophie ? à Platon,
ou à Aristote ? S Augustin prefere le premier, avec
la
p266
pluspart des anciens peres : S Thomas le second,
auquel on ne s' est attaché que depuis environ cinq cens
ans. On peut voir sur cela le livre que Mr De Launoy
a composé, de varia aristotelis fortuna, la
comparaison de Platon et d' Aristote par le Pere
Rapin, avec le traité du Pere Thomassin touchant la
philosophie, et ce qu' en dit Mr Fleury dans son traité
des etudes, auquel il a ajouté un fort beau discours
sur Platon et sa doctrine, qu' il est à propos de lire.
Au reste, il semble qu' il n' est pas juste, comme dit
tres-gravement Melchior Canus, que parmi des chrétiens
qui font profession d' avoir Jesus-Christ pour maistre,
on éleve si fort l' autorité d' un payen, qu' on ait pour
luy une déference aveugle, sans sçavoir s' il a raison,
ou non. Un veritable philosophe ne s' arreste, ni à
l' autorité des auteurs, ni à ses prejugez. Il remonte
toujours jusqu' à ce qu' il ait trouvé un principe de
lumiere naturelle, et une verité si claire, qu' il ne
puisse la revoquer en doute. Ce que je viens de dire
suppose que l' on est dans une entiere liberté d' opter
l' un ou l' autre parti, de s' attacher à un auteur
particulier, ou de ne s' y attacher pas. Autrement il
s' en faut tenir aux loix et aux regles qui sont
legitimement établies dans le corps où l' on se trouve.
Pour ce qui est de la theologie, il y a plus de raison
de s' attacher à l' autorité, mesme d' un auteur particulier,
lorsqu' il a examiné avec soin la matiere dont il s' agit.
Comme l' autorité fait le fondement de cette étude, il
est juste deferer absolument, non seulement à
l' ecriture sainte, mais encore aux sentimens des peres
qui nous ont expliqué la tradition, sur tout à ceux que
l' eglise a canonisez,
p267
pour ainsi dire, par son approbation, ou en tout, ou
en partie. C' est ainsi que l' on ne peut manquer en
s' attachant à S Augustin touchant les matieres de la
grace, puisque l' eglise l' a toujours consideré comme le
docteur de la grace, sur tout dans les points qui
estoient contestez par les pelagiens, suivant la
ponse du pape Celestin premier aux evesques de
France.
On ne peut donc se dispenser d' avoir toujours beaucoup
de respect pour les peres, principalement lorsqu' ils
conviennent dans un mesme sentiment : car alors ils
nous doivent servir de regle. Lors mesme qu' on est
obligé de se départir du sentiment de quelqu' un d' eux,
on le doit toujours faire avec beaucoup de
moderation ; et c' est en cette occasion qu' on doit
garder la maxime de Quintilien : (...). Mais pour ce
qui est des philosophes, et particulierement des
payens, il ne faut pas ceder aveuglément à leur
autorité ; sur tout lorsqu' il s' agit des matieres de
religion ; et il faut avoüer que toute leur philosophie
ne contient que des jeux d' enfans en comparaison du
christianisme, comme S Jean Chrysostome le montre
excellemment dans la preface de son commentaire sur
S Mathieu. Cela me fait souvenir d' un beau mot de
S Augustin, qui dit que la verité qui est enfermée
dans la foy des chrétiens, a infiniment plus de
charmes, que la belle Helene des payens.
Cela n' empesche pas que l' on ne puisse lire avec
utilité les ouvrages des philosophes payens, comme le
prouve fort bien S Clement d' Alexandrie dans le
premier livre de ses stromates.
PARTIE 2 CHAPITRE 11
p268
de l' étude des belles lettres.
on comprend d' ordinaire sous le nom de belles lettres,
la grammaire, les langues, et les auteurs profanes,
tant orateurs, qu' historiens et poëtes. Au
commencement du christianisme on doutoit si les fideles
pouvoient s' appliquer à ces lectures. On croyoit que
leur unique application devoit estre à l' ecriture
sainte : que les livres des gentils estoient
empoisonnez, ne respirant par tout que l' idolatrie ou
le libertinage : que ceux mesmes qui estoient les moins
corrompus, inspiroient un certain air tout-à-fait
opposé à la simplicité chrétienne : et qu' enfin il
estoit impossible de conserver le goût de l' ecriture
et des choses saintes avec celuy de ces auteurs, comme
il est impossible d' allier la lumiere avec les
tenebres, et le gt des choses du ciel avec celuy des
choses de la terre.
Origene, aprés Saint Clement d' Alexandrie son
maistre, fut un des premiers qui lût, estant chrétien,
les auteurs profanes, et se servit de leurs armes pour
les combattre. Il fallût qu' il se justifiât de cette
conduite, qui paroissoit également nouvelle, et
opposée à la pureté du christianisme. Nonobstant sa
défense, cette étude fut encore assez rare dans la
suite, et ceux mesmes qui d' entre les orateurs et les
philosophes se faisoient chrétiens, négligeoient les
avantages de l' éloquence payenne, persuadez qu' elle
estoit beaucoup plus foible que la simplicité toute
nuë de l' ecriture. Tels furent S Cyprien et S
Justin, quoique l' un et l' autre se soit servi
quelquefois des livres des payens pour les combattre.
p269
Cela n' empéchoit pas que dans ces premiers siecles on
ne permît la lecture de ces auteurs pour l' instruction
de la jeunesse. D' où vient que Julien l' apostat voyant
les avantages que les chrétiens tiroient des belles
lettres contre le paganisme, leur fit défense de s' y
appliquer, afin que leur langue ne fût pas si
affilée contre les gentils. On tâcha de suppléer à
ces livres par d' autres, que des chrétiens sçavans
composerent, à l' imitation de ceux des payens, sur des
sujets de pieté : mais aprés la mort de Julien on
reprit la métode ordinaire, et S Gregoire de Nazianze
bien loin de desapprouver la lecture des auteurs
payens, ne craint pas de dire, que c' est une folie de
la condamner, et que ceux-là ne voyent les choses qu' à
demi, qui n' en ont pas une parfaite connoissance.
En effet cette étude polit l' esprit, fortifie et
perfectionne la raison, forme le bon goust et le
jugement. Elle est en quelque façon necessaire pour
entendre les peres, et fournit la maniere de soustenir
les veritez de la religion contre ses adversaires, ce
que ne fait pas l' ecriture sainte, qui n' en donne que
la matiere : et comme des payens ont refuté solidement
certaines erreurs des sectes qui leur estoient opposées,
on se sert avantageusement de leurs raisonnemens, comme
Saint Paul mesme s' est servi de l' autorité des poëtes,
pour établir les veritez que nous croyons. C' est ainsi
que l' on peut employer utilement les écrits des
stoïciens pour défendre la providence contre les
epicuriens : c' est pour cette raison que les anciens
peres préferoient Platon à Aristote, parce qu' ils
trouvoient qu' il parloit plus dignement de la
providence divine et de l' immortalité de l' ame,
qu' Aristote, dont la logique leur paroissoit trop
p270
embarassée, et la morale trop humaine, témoin Saint
Gregoire de Nazianze. On peut voir Eusebe sur ce
sujet dans son livre de la preparation, et le Pere
Thomassin dans son traité de la philosophie.
Il n' y a rien de plus juste ni de plus édifiant, que
ce que S Basile écrit sur ce sujet dans un discours
qu' il en a fait exprés, où il établit ces principes :
que toute connoissance inutile pour le salut est à
rejetter : etc. Il rapporte ensuite plusieurs exemples
de payens vertueux, qui ont pratiqué en partie ce que
le christianisme enseigne, entr' autres celuy de
Clinias pytagoricien, qui aima mieux payer trois
talens, que de jurer conformément mesme à la verité.
Voilà les sentimens de ce grand homme sur la lecture
des profanes, et les avis qu' il donne pour en profiter.
Mais enfin cette étude que les chrétiens faisoient
p271
pour lors des auteurs profanes, ne s' étendoit pas
d' ordinaire plus loin qu' à l' instruction de la jeunesse,
sur tout parmi les ecclesiastiques, dans lesquels on ne
pouvoit souffrir sans scandale qu' ils s' appliquassent à
cette étude. Nous avons vû ailleurs ce qui en est
arrivé à S Gregoire de Nysse, et chacun sçait ce que
S Gregoire Le Grand a écrit sur ce sujet à Didier
evesque de Vienne, conformément au quatriéme concile
de Cartage, qui défend aux evesques la lecture des
livres des gentils, que S Gregoire comprend sous le
nom de grammaire. Mais on défendoit sur tout aux
ecclesiastiques les poëtes, à cause des saletez dont
leurs livres sont souvent remplis. Saint Jerôme
étend mesme cette défense jusqu' à Virgile, et il se
plaint de ce que des prestres se plaisant à lire les
comedies de Plaute et de Terence, et les bucoliques
de Virgile, commettoient une faute, que la seule
necessité excuse dans les enfans.
On peut bien juger que cette étude n' estoit pas moins
défenduë aux moines. Les lettres que S Nil et S
Isidore de Damiette ont écrites sur ce sujet, en sont
de bonnes preuves. Celui-cy écrivant au moine Tilelé
le reprend vivement de ce qu' aprés avoir fait
profession de la philosophie chrétienne en embrassant
la vie monastique, etc.
p272
Saint Nil fait à-peu-prés le mesme reproche à
Alexandre, qui de grammairien s' étoit fait moine. Il
dit entr' autres choses, que c' est une extréme
absurdité, etc. Ce mesme saint fait aussi un reproche
au moine Comasius qui avoit esté reteur, de ce qu' il
amassoit avec trop de soin une bibliotéque, qui n' estoit
composée que de livres de payens.
Il faut donc voir si l' étude des belles lettres doit
être absolument interdite aux solitaires, ou si l' on
peut apporter à cette étude quelque temperament, qui
soit compatible avec la profession monastique. Je
suppose que ceux qui sont entrez en religion, ont déja
les principes de la grammaire et des humanitez, et
qu' ils n' ont besoin tout au plus que d' une legere
revûe pour s' en rafraîchir les idées, afin de se
disposer aux sciences superieures. La question est,
1 comment et en quel tems se doit faire cette revûë,
et quels auteurs on doit lire pour cela. 2 si hors ce
cas, il y a quelque autre raison
p273
d' accorder à quelques religieux la liberté de lire les
livres des payens : 3 enfin s' ils peuvent les lire
tous indifferemment.
1 ceux qui sont entrez en religion n' ayant pas assez
l' usage du latin, peuvent estre exercez quelque tems
avant la philosophie dans cette langue, afin de pouvoir
s' expliquer plus correctement et plus facilement. Il
suffit qu' ils lisent pour cela ceux d' entre les
ouvrages de Ciceron qui sont les plus faciles, ses
oraisons, ses epîtres familieres, ses offices ; les
lettres de S Jerôme, les colloques d' Erasme purgez
par Mr Mercier de la troisiéme édition, et quelques
autres semblables. Ils pourroient lire aussi quelques
historiens, comme la petite histoire de Sulpice
Severe, avec la traduction de Mr Giry ; comme aussi
Saluste, Tite-Live, Justin, Quint-Curse : mais
il n' est pas necessaire qu' ils lisent les poëtes,
excepté le Phedre, quelque chose de Virgile, et de
Seneque le tragique. Ils pourront lire, au lieu des
autres, les vers de Prudence, de S Paulin, de
Sedulius, et ceux de Bucanan sur les pseaumes ; comme
aussi le Job du Pere Vavassor, les vers du P Rapin,
du P Commire, du P De La Ruë, ceux de Mr De
Santeüil, du Pere Beverini, etc.
2 quant à ceux qui auroient plus de disposition aux
sciences, et que l' on destineroit à enseigner les
autres, ou à travailler pour le public, il seroit plus
à propos de differer cette étude des belles lettres
aprés la theologie. Ils pourroient voir pour lors tous
les bons auteurs, tels que sont entre les ecclesiastiques,
Lactance, S Cyprien, qu' Erasme estime le plus
éloquent de tous les peres, les epîtres de S Jerôme,
et la pluspart des auteurs profanes des premiers tems,
exceptez les endroits où il y a des saletez, que des
religieux sur tout doivent fuir
p274
comme un poison mortel. C' est pour cela que des gens
de pieté ont travaillé à épurer Horace et les
comedies de Terence, et ont donné quelques-unes de
celles de Plaute à part, et un choix d' épigrammes
anciennes, sous le titre d' epigrammatum delectus .
3 mais il y a de certains auteurs, qu' on ne peut
presque mesme nommer sans rougir, dont la lecture ne
doit estre jamais permise, sous quelque pretexte que ce
puisse estre, à des personnes qui ont tant soit peu
d' amour pour la pudeur et pour leur salut.
Outre les premiers auteurs qui ont écrit des belles
lettres, on peut lire aussi les modernes qui ont fait
des remarques d' érudition sur les anciens, comme
Turnebe, les diverses leçons de Petrus Victorius,
et celles de Muret, les remarques de Scioppius sur la
langue latine, et celles du Cardinal Hadrien, celle
aussi du Pere Vavassor, etc.
Si on a quelques dispositions pour les langues, il
faut apprendre le grec et l' hebreu, et ne pas manquer
de lire les bons livres françois qui ont esté composez
depuis peu, les recueils de l' académie françoise, dont
il paroît tous les ans un volume ; les essais de
morale, les traductions de Mr Dandilly et de Mr De
Sassy, celles que Mr Du Bois a faites des lettres
de S Augustin, des confessions, et de quelques
traitez de ce pere, des offices de Ciceron ; les
caracteres de Theophraste, les dialogues des morts,
la traduction des lettres ad atticum , et de la vie
de l' empereur Antonin, les remarques de Vaugelas,
celle du Pere Bouhours, de Mr Menage, etc.
Mais il faut aussi soigneusement éviter quelques
écueils qui sont fort à craindre dans ces sortes
d' études. Un des premiers est, de faire profession
d' étudie
p275
ces auteurs avec trop de soin et d' exactitude. Il faut
y donner seulement autant de tems et d' application qu' il
est besoin pour en tirer ce qu' il y a de bon et d' utile
pour l' étude de l' ecriture sainte, des peres, et de
l' antiquité, et pour se pouvoir exprimer d' une maniere
qui ne soit pas indigne de la verité, et qui ne
l' affoiblisse pas au lieu de la relever. Car c' est une
faute considerable a des chrétiens, et qui ne seroit
pas pardonnable à des religieux, de passer une bonne
partie de leur vie à étudier le latin ou le grec, et
à lire tous les auteurs pour avoir le plaisir de
sçavoir toutes les délicatesses d' une langue, oume
pour entendre les auteurs, et en expliquer tous les
endroits les plus difficiles, sans aller plus loin, ni
en faire aucun bon usage pour s' élever à d' autres
études plus serieuses. Il ne faut pas lire ces auteurs
pour le plaisir ni pour la vanité et l' ostentation,
mais pour le besoin et la necessité. Le tems doit estre
trop pretieux à des religieux, pour le perdre à des
études profanes, ou à des curiositez inutiles.
En second lieu il faut donner seulement un certain âge
à cette étude, c' est à dire celuy de la jeunesse, et
employer le reste de la vie à des études plus solides.
Il faut mépriser cette fausse érudition dont plusieurs
se flattent, et se persuader qu' il est de la prudence
et de la sagesse d' ignorer bien des choses, pour ne pas
negliger celles qui sont bonnes et necessaires. C' est
estre ignorant que de ne sçavoir pas celles-cy, quand on
sçauroit toutes ces autres choses, qui ne sont au reste
qu' une érudition d' enfans. Seneque dit la mesme chose
en general des beaux arts, que l' on appelle liberaux.
On ne doit les apprendre
p276
qu' en passant, dit ce payen, pour disposer l' esprit aux
sciences superieures, pour l' élever et le fortifier :
et il n' y faut donner que le tems que nous ne pouvons
employer à de meilleures choses. En un mot, il faut
avoir appris une fois ces choses, mais il ne faut pas
s' y adonner éternellement.
Mais sur tout lorsque l' on a une fois gousté
l' ecriture sainte, et l' esprit de Dieu qui y est
pandu, il faut estre beaucoup plus reservé à lire les
profanes, de peur que l' on ne vienne à perdre ce goust
si estimable, et que l' on ne puisse ensuite le
recouvrer. C' est pour cela que S Augustin se
joüissoit de ce qu' il avoit lû les livres des
platoniciens, avant que de s' estrë appliqué à la
lecture de l' ecriture sainte. Car si aprés avoir gousté
Dieu, dit-il, etc.
Il n' est pas toutefois mal à propos, que ceux qui
travaillent pour le public, prennent de tems en tems
certains momens pour lire quelques anciens auteurs
pour se délasser un peu l' esprit du travail, pour se
rafraîchir les idées du bon stile, et pour réveiller
un peu l' imagination, qui est quelquefois languissante
et abbatuë par le grand travail. S Isidore de
Damiette que nous avons cité ci-dessus contre certains
religieux qui s' appliquoient avec trop d' assiduité à
la lecture des auteurs profanes, les cite souvent
luy-mesme, et se sert fort a propos des exemples tirez
de
p277
leurs livres, comme quand il rapporte le serment que
faisoient les enfans des perses, lorsqu' on les admettoit
au rang des adultes, ce qui est fort remarquable.
En troisiéme lieu, pour ce qui est des langues, il est
tres-difficile d' en sçavoir plus d' une dans la
perfection : et il est bon que ceux mesmes qui ont plus
de talent pour en apprendre plusieurs, se bornent à
celles qui sont utiles, c' est à dire, au latin, au grec,
et à l' hebreu, outre leur langue naturelle. L' hebreu
est necessaire pour bien entendre l' ecriture sainte,
mais il ne faut pas perdre le tems à lire beaucoup de
Rabins. Il y a plus à perdre qu' à gagner à cette
étude. Il faut prendre garde que la vanité de sçavoir
ce que les autres ignorent, ne nous emporte trop loin :
voyons quelle est l' utilité de cette étude, et quel
usage nous en voulons faire.
En quatriéme lieu, il faut aussi bien prendre garde de
ne pas estre du nombre de ces admirateurs des payens,
qui relevent leur morale et leur eloquence au delà de
ce qu' il faut. Leur morale est infiniment au dessous
de la morale chrétienne : et leurs vertus qui paroissent
les plus heroïques, ne sont que de vains phantômes en
comparaison de celles des anciens patriarches, des
prophetes, des apôtres, et enfin de tous nos saints. On
peut voir sur cela le traité de Mr Esprit de la
fausseté des vertus humaines, et la belle preface de
Mr Du Bois sur sa traduction des offices de Ciceron.
Pour ce qui est de l' éloquence, celle de l' ecriture
sainte, toute simple qu' elle est en apparence, l' emporte
aussi de beaucoup au dessus de celle des payens. Que
l' on voye dans les histoires combien les faits sont
choisis, comme ils sont bien arrangez, combien la
narration est courte, naturelle, vive et claire tout
ensemble.
p278
Il y a mesme du sublime dans cette simplicité, et
Longin en apporte pour exemple les paroles dont Moyse
se sert pour la création de la lumiere. Il est vray
qu' en quelques endroits les termes de nôtre vulgate ne
sont pas tout-à-fait latins : mais il faut attribuer
ces défauts, s' il y en a en cela mesme, au traducteur,
qui a preferé l' exactitude et la fidelité à la pure
du stile. Que d' élevation dans les pensées de nos divins
poëtes ! Que de noblesse dans leur elocution ! Quelle
varieté de figures ! Qui n' admirera dans les livres de
morale la brieveté et l' énergie des sentences ; dans les
prophetes les belles peintures de la vertu et du vice ;
la véhemence des reproches et dés menaces ; et enfin
dans les apôtres la liberté, la constance, et le zele
infatigable pour prescher l' evangile à toute la terre ?
En dernier lieu, il faut éviter l' excés de certaines
gens, qui ont une estime si aveugle de l' antiquité,
qu' ils font scrupule de se servir de quelques mots
latins, qui ne se trouvent pas dans Ciceron et dans
les auteurs profanes du siécle d' or, en sorte qu' ils ne
peuvent pas mesme se résoudre à se servir des mots,
que la religion chrétienne a consacrez, et en substituent
d' autres à leur place, qui vont quelquefois jusqu' à
l' impieté. C' est ainsi, comme a remarqué Muret, que
quelques-uns se servent du mot de persuasio au lieu
de fides , ce que S Bernard a repris autrefois
avec raison dans les écrits d' Abelard : que les
heretiques de nos jours, qui se piquoient de bien parler,
ont employé le (...) pour marquer l' eucaristie ; (...).
Il ne faudroit plus que se servir du mot de Jupiter
au lieu de Christus, qui assurément ne se trouve pas
dans Ciceron. Mais ce qui me paroist insupportable,
p279
c' est que des catholiques mesmes font difficulté de se
servir du mot sacré de Salvator, et mettent en sa
place celuy de Servator, à cause que l' autre ne se
trouve pas chez des payens. Il y a long-tems que S
Augustin s' est récrié contre ce desordre, dans un
sermon que l' on a imprimé dans la nouvelle edition. Que
les grammairiens disent tant qu' ils voudront, etc.
Apprenons au moins des payens mesme à estre plus
religieux à retenir les termes que la region a consacrez.
Apprenons, dis-je, que l' usage et la coutume donne le
cours aux paroles, comme la figure du prince à la
monnoye.
PARTIE 2 CHAPITRE 12
continuation du mesme sujet, où il est parlé de
l' étude des manuscrits, des inscriptions, et des
dailles.
les principaux avantages que l' on peut tirer des belles
lettres, sont d' apprendre à bien parler, a bien
prononcer, et à écrire correctement.
Pour bien parler, le choix des mots et la construction
du discours est necessaire, c' est à dire la pureté du
stile, l' arrangement des mots, le tour de la phrase, et
p280
avec tout cela une juste brieveté. Cette pureté ne doit
estre, ni affectée, ni trop scrupuleuse. On décharne et
on gâte un discours pour vouloir trop se gesner et trop
rafiner : et il vaut mieux se servir d' un mot qui soit
moins latin, pourvû qu' il exprime bien nôtre pensée,
que d' un autre qui seroit plus latin, mais moins
expressif ou moins clair.
Un des meilleurs moyens pour apprendre à bien parler,
est de lire beaucoup et d' écrire souvent pour s' exercer
à imiter les bons modeles, sur tout les anciens. Il
faut connoistre son genie et sa portée, et se fixer au
genre d' écrire pour lequel on a plus de disposition,
en imitant les auteurs qui y ont plus de rapport. Loin
tout ces fatras de nouvelles retoriques qui n' apprennent
rien. La retorique d' Aristote, et celle de Quintilien
valent mieux que tout ce que les plus habiles peuvent
donner. Qu' on y ajoute l' orateur de Ciceron, où il y
a plus d' élevation, mais moins de preceptes. On peut
neanmoins faire de grands retranchemens, au jugement
d' un habile homme, dans la retorique de ces deux
premiers auteurs. Car il y a plusieurs chapitres assez
inutiles dans le premier livre de la retorique
d' Aristote : et tout ce qui regarde dans Quintilien
l' ancienne retorique du barreau est fort embarassé,
comme presque tout le setiéme livre, (...), et presque
tout ce qui concerne les figures et les lieux des
argumens, dont la connoissance est assez inutile. Il
faut s' étudier à une juste brieveté, qui n' estropie pas
les matieres, et qui ne les rende pas obscures. Les
esprits bornez veulent tout dire. C' est estre pauvre
que de ne vouloir pas perdre un bon mot mal placé. Les
anciens estoient courts dans les vies et dans les
inscriptions ; et nous ne sçaurions finir.
p281
Un hic jacet sugerius abbas vaut mieux qu' une
longue inscription, qui se liroit dans un livre, mais
qu' un passant n' a pas le tems de lire. Il faut encore
eviter l' affectation des pointes et le stile guindé,
comme aussi celuy qui ne s' exprime que par aphorismes et
par sentences.
Pour ce qui est de la prononciation, il est important
que les religieux s' accoutument de bonne heure à s' en
former une bonne habitude. Comme ils sont obligez de
reciter tous les jours en public du latin et du
fraois, soit aux offices divins, soit à la lecture
de table ; il faut qu' ils s' étudient à se bien acquitter
de ces fonctions pour l' edification du public et de
leurs freres. En general il faut prononcer d' un ton
ferme, parler distinctement en pesant sur toutes les
syllabes, et s' arrester ou respirer aux endroits le
sens le demande. C' est pour cela que S Jerôme a dit,
qu' il ne falloit pas lire tout de suite, mais avec une
respiration, ces deux mots que nôtre seigneur prononça
lorsqu' il guerit le lepreux, (...). C' est encore pour
la mesme raison, que dans la réponse que firent les
apôtres à nôtre seigneur, qui leur demandoit combien
ils avoient de pains, il ne faut pas lire tout d' un
trait, dicunt ei, septem, mais il faut s' arrester
aprés ei , de mesme qu' à dicunt ei, nihil , pour
éviter l' equivoque. Il y en a une infinité d' autres
semblables. Voyez le troisiéme livre de S Augustin
de doctrina christiana chapitre 3.
Lorsque l' on chante, il ne faut pas prendre la liberté
de changer les points interrogans sous pretexte qu' ils
sont trop frequens, ni les autres ponctuations qui sont
dans les livres imprimez. Il y a quelquefois des fautes,
mais celles que commettent ceux qui n' ont aucune
habileté pour les corriger, sont encore moins
supportables.
p282
Lorsqu' en chantant, une periode finit par un mot
hebreu qui ne se décline pas, ou qui est défectueux en
quelque cas, il faut peser seulement sur la derniere
syllabe : mais lorsque ces mots se déclinent
entierement, comme ezechias, zacharias , il faut en
user comme s' ils estoient purement latins.
Les prestres doivent prendre garde sur tout de bien
prononcer lorsqu' ils celebrent l' auguste sacrifice de
la messe. Ils doivent parler non seulement
distinctement, mais avec gravité et dignité, et
proportionner le ton de leur voix, en sorte qu' ils se
puissent faire entendre des assistans, au moins de ceux
qui sont plus proches. C' est un sacrifice public,
offert par tous les fideles conjoinctement avec le
prestre : on doit entendre ce qu' il dit, pour s' unir à
luy, et pour le suivre. On y louë Dieu, et on le prie ;
on y fait la lecture de l' epître et de l' evangile pour
disposer les assistans à ce redoutable mystere. Il faut
donc lire d' une maniere intelligible, ensorte que les
assistans puissent entendre ce que dit le prestre, et
en profiter. Cependant combien y en a-t-il qui le
fassent, je ne dis pas avec la gravité et la dignité
convenable, mais avec quelque décence ? On pcipite,
on mange les mots, on bredoüille souvent d' une telle
maniere, qu' on ne s' entend pas soy-mesme. Enfin cette
maniere indécente se tourne tellement en habitude,
qu' on ne peut plus s' en corriger. On dira ce que l' on
voudra : mais pour moy j' ay bien de la peine à me
persuader, qu' un prestre ait dans le coeur le respect
qui est dû à Dieu, lorsqu' il luy parle d' une maniere
qui ne seroit pas supportable en parlant à un honneste
homme. Ce n' est pas là honorer Dieu, mais c' est
deshonorer son ministere, et scandalizer les assistans,
au lieu de les edifier. On en pourroit dire
p283
autant de la recitation du bréviaire, mais ce n' est pas
icy le lieu d' en dire davantage.
Pour ce qui est de la langue françoise, il faut aussi
s' accoutumer de bonne heure à la bien prononcer. C' est
une honte d' ignorer la prononciation de sa langue
maternelle. Les defauts que l' on commet plus
ordinairement, sont de ne pas faire de distinction
entre les é ouverts, et les e muets ou fermez ;
de ne point faire sonner la consonne qui termine un
mot, sur une voyelle qui commence le mot suivant. D' où
vient que c' est fort mal dit, par exemple, incontinen
aprés, en mangeant le t , au lieu
d' incontinent-aprés : sainct' ames au lieu de
saintes-ames . à l' égard de l' é ouvert, la faute
n' est plus pardonnable aujourd' huy, que l' on a coutume
d' y mettre des accens, au moins dans les livres imprimez.
On commet encore d' ordinaire une autre faute, en ne
prononçant qu' une voyelle lorsqu' il s' en trouve deux à
la fin d' un mot. C' est ainsi que l' on dit vi pour
vie, envi pour envie, renommé pour renommée ,
et passé pour passée . Il faut élever la
prononciation de la premiere voyelle, et faire une
legere inflexion sur l' e fermé qui suit. Il faut
aussi allonger la prononciation des troisiémes personnes
du plurier des verbes, ils alloient, ils venoient,
et l' abreger dans le singulier, il alloit, il venoit.
je serois trop long si je faisois toutes les
observations que l' on pourroit faire sur ces minuties :
je me contenteray d' ajouter, qu' il ne faut prononcer
l' h aspiré que dans les mots françois, qui
viennent des mots latins qui ne sont pas aspirez, comme
aux mots de hauteur, hazard, honteux : mais il ne
faut pas aspirer lors qu' il y a une aspiration dans les
mots latins, comme à l' homme, l' heritage . On
excepte de ce nombre les heros , et quelques autres,
p284
il faut prononcer l' aspiration, quoiqu' il y en ait
une au latin, afin d' éviter les contre-sens. Dans le
mot heureux au contraire on ne la prononce pas,
quoiqu' il n' y ait point d' aspiration dans le latin.
Le troisiéme avantage que l' on doit tirer de la
connoissance des belles lettres, est d' écrire
correctement, c' est à dire nettement, d' un caractere
lisible, en gardant les regles de l' ortographe qui sont
en usage dans les bons livres, et observant les
ponctuations des meilleurs auteurs. On ne doit pas se
negliger en écrivant les choses les plus communes, une
lettre, un billet, un memoire. L' esprit et la main se
forment à bien écrire par ces petits exercices, qui
sont tous les jours en usage. Il faut sur tout observer
la maniere d' écrire en françois la plus ordinaire, et
non pas une certaine maniere trop singuliere, qui n' est
pas encore passée dans l' approbation commune des plus
habiles gens.
Pour ce qui est du caractere et de la forme de
l' écriture, il seroit à souhaitter que l' on exerçât les
jeunes profés à se former une bonne lettre ; et qu' on
leur donnât un maistre pour cela, qui leur apprît en
mesme tems l' ortographe, la ponctuation, et la maniere
de bien écrire, et de bien prononcer. L' écriture
bastarde me paroist la meilleure pour l' usage ordinaire.
On ne doit pas trouver mauvais que j' entre dans ces
petits détails, puisque j' écris cecy principalement en
faveur des jeunes religieux.
On peut rapporter aux belles lettres la connoissance
des anciens manuscrits, dont on peut tirer beaucoup de
fruit pour la correction des anciens auteurs. J' aurois
dautant plus sujet d' en parler, que l' on en fait
aujourd' huy une des principales études de tre
congregation,
p285
dont le public témoigne quelque satisfaction ; et que
j' ay moy-mesme passé une partie de ma vie dans cet
exercice. Mais comme cet art dépend plutost de l' usage
et de la pratique que des regles, je me contenteray de
faire quelques observations sur ce sujet.
1 les plus anciens manuscrits sont d' ordinaire les
meilleurs, sur tout lors qu' ils ont esté écrits par un
bon copiste. Car comme ils sont plus prés de la source,
ils sont aussi plus purs que ceux qui ont passé par les
mains de plusieurs écrivains.
2 on distingue l' antiquité des manuscrits par la forme
du caractere et du manuscrit mesme. Tous les manuscrits
anciens ne sont pas quarrez, il y a des tablettes
consulaires qui sont longues : mais la pluspart des
manuscrits quarrez sont anciens. Pour ce qui est des
caracteres, on peut voir la diplomatique, où l' on a
representé les écritures des differens siecles sur des
planches gravées.
3 la seule antiquité d' un manuscrit ne suffit pas
toujours pour décider d' un texte douteux d' un auteur.
Il y a des manuscrits anciens qui sont fort defectueux,
et on leur doit quelquefois preferer des manuscrits
mesme plus recens, qui sont écrits d' une bonne main,
c' est-à-dire par un homme exact.
4 quoique l' autorité d' un seul manuscrit puisse
quelquefois suffire pour corriger le texte d' un auteur,
il est toutefois plus sûr d' en consulter plusieurs, sans
negliger ceux-mesmes qui ne sont pas si corrects. Car
comme il n' y a point de si bons manuscrits qui n' ait
quelques fautes, il n' y en a point aussi de si méchans
qui n' ait de bonnes choses.
5 les manuscrits d' un auteur, qui se sont conservez
p286
dans les abbayes d' une mesme province, sont assez
souvent conformes, d' autant qu' ils ont esté écrits
peut-estre tous ensemble sous un mesme lecteur qui
dictoit à plusieurs copistes, ou qu' ils ont esté copiez
les uns sur les autres. En ce cas ils ne doivent estre
contez d' ordinaire que pour un.
6 les conjectures qui ne sont pas appuyées d' aucun
manuscrit, doivent estre employées avec beaucoup de
retenuë et de circonspection, et il ne s' en faut servir
que lorsque les choses sont si claires, que l' on n' en
peut raisonnablement douter. Quoy qu' à dire le vray, il
vaut encore mieux se défier de celles mesmes qui
paroissent claires à celuy qui en est l' auteur, n' y
ayant rien de plus ordinaire que de se laisser emporter
à la nouveau d' une pensée, qui flatte nôtre
imagination. On peut mettre sa conjecture comme
conjecture dans une note : mais de prononcer hardiment
sur une simple conjecture, c' est exposer les auteurs
aux dangers d' une corruption presque inévitable.
7 une des premieres choses que doivent apprendre ceux
qui conferent les manuscrits avec les imprimez, est de
sçavoir distinguer les differentes ortographes des
anciens, les changemens des lettres, et les diverses
manieres d' abreger les mots ou les syllabes, pour ne
pas prendre un per pour un pro , un qui pour
un quam , ou pour un quoniam , et autres
semblables, où l' on a coutume de se tromper faute
d' experience. Pour ce qui est de l' ortographe, on peut
voir ce qu' en a écrit Cassiodore, outre Dausquius,
Vossius, et Scioppius, comme aussi le Pére Sirmond
dans ses remarques sur la columna rostrata .
8 une autre chose qui n' est gueres moins importante,
p287
est que lorsque plusieurs font ensemble la revüe d' un
auteur sur plusieurs manuscrits, il est necessaire que
celuy qui tient l' imprimé, prononce tres-distinctement
les mots, les aspirations et les syllabes dont le son
est approchant de quelques autres, quoique le sens en
soit fort different. Si l' on y manque, on ne distinguera
pas indiga d' indigna, etc. , et beaucoup d' autres
mots semblables. Les copistes mesmes des manuscrits ont
quelquefois commis de pareilles fautes, lors qu' on leur
dictoit ce qu' ils devoient écrire.
9 ceux qui conferent les manuscrits avec un imprimé
doivent, pour la facilité de ceux qui s' en serviront,
marquer la page et le nombre de la ligne de l' imprimé,
tombe la correction ou la diverse leçon. Et afin
qu' ils ne soient pas obligez de conter à chaque fois
les lignes, ils pourront faire une échelle de carton ou
de papier, sur laquelle ils marqueront le nombre des
lignes dans la mesme distance qu' elles sont dans
l' impri: afin qu' en appliquant leur échelle sur
chaque page, ils voyent en un instant le nombre de la
ligne il faut faire la correction.
10 il faut marquer toutes les diversitez, bonnes et
mauvaises, et se reserver à en faire le choix et le
discernement par une étude particuliere.
11 pour réüssir dans ce choix, il faut peser avec
beaucoup de soin toutes les diversitez, et preferer
celle qui paroist plus conforme au sens de l' auteur.
Mais lorsque la chose sera tant soit peu douteuse, il
faudra mettre en note cette diversité. En un mot le
jugement doit sur tout presider dans ce choix, d' où
dépend toute
p288
l' utilité que l' on peut tirer de la revüe des anciens
manuscrits.
Au reste il ne faut pas que ceux qui s' appliquent à
ce travail, s' imaginent que ce soit un tems perdu, ou
que cette application soit de peu d' utilité. Elle est
tres-avantageuse à l' eglise, et ceux qui veulent bien
en prendre la peine, en retirent d' autant plus de fruit
et de merite devant Dieu, que ce travail ne paroist pas
d' une maniere sensible aux yeux des hommes, et qu' il
ne détache pas les religieux de leur solitude, qui
leur doit estre si chere. Il est à la verité épineux
ce travail, et n' a rien de fort agreable : mais il
n' est pas encore si pénible que celuy de copier les
livres, dont nos anciens peres se sont acquitez avec
tant d' avantage. Ceux qui conferent les manuscrits en
font voir l' utilité, qui sans cela ne seroit pas si
sensible et si connuë. De grands hommes n' on pas ju
ce travail au dessous d' eux : et Muret entr' autres
assure, qu' il ne s' est jamais repenti d' avoir confe
aucun manuscrit, quelqu' imparfait qu' il fust, y ayant
toujours trouvé dequoy se dédommager de sa peine et de
son travail.
On peut ajouter à l' étude des manuscrits celle des
anciennes inscriptions, dont nous avons un excellent
recueil fait par Grutere, avec les tables de Scaliger,
qui sont un chef-d' oeuvre dans ce genre. Reinesius
les a imitées dans son recueil, aussi-bien que le
sçavant Mr Du Cange dans son glossaire latin.
Plusieurs habiles gens ont fait de semblables recueils,
et le docte Mr Fabretti nous en fait esperer encore
un nouveau. Ces recueils nous font voir le goust des
anciens dans leurs inscriptions, qui peuvent servir à
corriger les tres, dont la pluspart ont si peu ce
bel air de l' antiquité. Il
p289
n' est pas necessaire de faire une étude particuliere de
ces inscriptions anciennes, mais on y peut avoir
recours dans le besoin. Il en faut faire voir l' usage
par une belle inscription, qui m' a été communiquée
depuis peu par Mr Fabretti. Elle est un peu barbare,
mais elle est remarquable. La voici. (...).
On apprend de cette inscription pascale, qui est
tres-rare, 1 que le consulat de Constantin et de
Rufus répond à l' année 457 auquel la feste de Pâques
tomboit le 31 mars, puisque le jeudi de l' octave, qui
estoit le jour de la naissance de ce Pascasius, estoit
le 4 avril. Ce fut sous ce consulat de Constantin et
de Rufus que Victorius d' Aquitaine composa son
cycle pascal.
2 que Basile estoit seul consul l' an 463 à Pâques,
qui arrivoit cette année-là le 21 du mesme mois
d' avril, qui fut le jour du batéme de ce mesme
Pascasius, dont la mort arriva le huitiéme jour aprés,
auquel il quitta l' habit blanc qu' il avoit reçu au
batéme.
3 que le batéme de cet enfant fut differé jusqu' à la
sixiéme année de son âge. Il faut remarquer de plus,
que la lettre n qui est à la fin de la seconde ligne,
p290
est pour corriger la seconde de non qui avoit esté mal
formée. J' espere que cette petite digression ne sera
pas desagreable aux lecteurs.
La science des medailles, qui est aujourd' huy tant en
vogue, a beaucoup de rapport à celle des inscriptions.
Elle a ses utilitez pour la chronologie, et pour
illustrer plusieurs faits des anciens empereurs, qui
sont d' ordinaire gravez sur les revers des medailles.
On apprend mesme par cette étude les époques des villes
et des rois, comme il paroist par le recueil du P
Hardoüin, et par ceux que nous ont donnez le P Noris,
et Mr Vaillant, l' un sur les époques des villes de
Syrie, l' autre sur les époques de ses rois. Mais
dautant que les solitaires communément ne sont pas en
place pour avoir l' usage de ces sortes de cabinets, ils
peuvent se dispenser de cette étude, qui est trop
engageante, et qui peut détourner de meilleures choses,
lesquelles ont plus de rapport à nôtre état. Ce n' est
pas que je n' estime cette étude fort utile, mais elle
sied mieux, ce me semble, a des seculiers qu' à des
religieux, qui pourront profiter des recueils que
plusieurs sçavans en ont fait.
PARTIE 2 CHAPITRE 13
de la critique, et des regles qu' il y faut observer.
rien n' est aujourd' huy plus à la mode que la critique.
Tout le monde s' en mesle, et il n' y a pas jusqu' aux
femmes qui n' en fassent profession. Elle est en effet
necessaire en beaucoup de choses, et la verité bien
souvent se trouveroit confonduë avec le mensonge et
l' erreur, si on n' avoit soin d' en faire le discernement
par
p291
les regles de la critique. Mais souvent on en abuse, et
on se donne des libertez, qui ne sont guere moins
préjudiciables à l' esprit, que l' erreur ou l' ignorance.
On decide hardiment suivant son caprice et sa fantaisie,
sans examiner les matieres. On ne se contente pas
d' user de cette liberté à l' égard des choses communes,
qui se traitent dans les sciences humaines. Les dogmes
de la foyme n' en sont pas à couvert, et on prononce
sur un point de religion avec plus d' assurance que ne
feroit un concile. C' est-là peut-estre une des maladies
de nôtre siecle. Les siecles precedens ont peché par un
excés de simplicité et de credulité : mais dans
celui-cy les pretendus esprits forts ne reçoivent rien
qui n' ait passé par leur tribunal.
Il y a donc une bonne et une mauvaise critique. L' une
est une lumiere bien-faisante, qui éclaire non
seulement celuy qui en est l' auteur, mais aussi ceux
qui s' en veulent servir : l' autre est un poison
dangereux, qui aprés avoir corrompu la raison et le
jugement de celuy qui en est attaqué, répand aussi sa
malignité sur les autres et sur leurs ouvrages. Il est
donc important de donner quelques marques certaines
pour distinguer l' une de l' autre.
Afin qu' une critique soit bonne et legitime, il y faut
apporter les mémes precautions que dans un jugement.
Il faut 1 que la chose soit de la competence de celuy
qui juge. 2 que le juge apporte tous les soins et
toutes les diligences necessaires pour s' éclaircir et
s' instruire duëment du fait dont il s' agit. 3 qu' il ne
juge que sur de bonnes preuves. 4 enfin qu' il soit
sans prejugez et sans passions. Il est aisé d' appliquer
ces conditions à la critique, qui n' est en effet qu' un
jugement
p292
que l' on rend à la verité sur un point douteux ou
contesté.
1 il faut donc en premier lieu, qu' un bon critique
soit bien versé dans la matiere sur laquelle il veut
exercer sa science. C' est pourquoy un grammairien qui
veut se mesler, comme il n' est arrivé que trop souvent,
de decider des points de theologie, n' est pas recevable
dans sa critique : ces sortes de questions ne sont pas
de sa competence. La grammaire, dit fort sagement un
grand evesque, etc. C' est ce qui est arrivé à plusieurs
heretiques du siecle passé.
Il faut encore mettre de ce nombre certains demi-sçavans,
qui se mettent sur les rangs de correcteurs, sans
aveu et sans la capacité necessaire pour cet office, et
qui gâtent les bons livres au lieu de les rendre plus
corrects. Plusieurs habiles gens se sont plaints de
cette licence, et ont souhaité que l' on arrestât les
excés de ces hardis entrepreneurs, qui font beaucoup
de tort à la republique des lettres. Juste Lipse
demandoit pour cela, qu' on défendît à toute personne
au dessous de vingt-cinq ans de postuler ni de gerer
la charge de correcteur : autrement qu' il seroit
regardé comme un intrus, et que ses corrections ne
seroient pas enregistrées dans les actes publics. Mais
qui fera ce reglement ? Ce n' est pas toujours à l' âge,
mais à la capacité des personnes qu' il faut avoir
égard. Et qui en sera le juge ?
p293
Le pays des lettres est un pays de liberté, tout le
monde presume avoir droit de bourgeoisie.
2 ce n' est pas assez d' estre habile en general dans la
matiere d' oùpend la question que l' on traite : il
faut encore avoir étudié exactement le point
particulier dont il s' agit. Pour estre un sçavant
theologien, on n' a pas tout etudié avec la derniere
exactitude, et il y a bien des choses qui ont échappé
à la diligence des plus exacts. Il faut donc, avant que
de juger en dernier ressort d' une difficulté, l' avoir
bien étudiée dans les sources, et dans les auteurs qui
en ont traité.
3 aprés avoir apporté toutes ces diligences, il faut
voir si les preuves sont assez fortes pour prendre
parti : sinon, il en faut demeurer sur le pied d' une
simple conjecture. On ne sçauroit estre trop retenu ni
trop moderé à prononcer, sur tout lorsqu' on est obligé
de donner au public son avis et son sentiment, qui peut
avoir de grandes suites, et entraîner beaucoup de gens
dans le mesme parti. Il faut mesme estre extrémement
retenu à proposer ses doutes dans des matieres qui sont
importantes : dautant qu' il y a beaucoup d' esprits,
ausquels le doute qu' un auteur tant soit peu distingué
aura proposé, sera suffisant pour les porter à décider
absolument.
Mais s' il y a occasion de garder une tres-grande
moderation, c' est principalement dans les choses de la
foy. On doit toujours se souvenir que la religion
chrétienne n' est pas un art ou une science humaine, où
il soit permis à chacun de chercher, d' inventer, de
retrancher et d' ajoûter. Il ne s' agit que de recueillir
et de conserver fidelement le dépost de la tradition,
qui nous est marquée dans les anciens monumens
ecclesiastiques. C' est à l' eglise qu' il appartient de
prononcer et de décider, et
p294
à nous à l' écouter, et non pas à nous eriger en censeurs
sur ses décisions. Les voiles sacrez de la foy nous
doivent estre en singuliere veneration. Il ne s' en faut
approcher qu' avec tremblement. Si on y porte la main
pour tâcher de tirer un peu le rideau, ce doit estre
avec un extrême respect, de peur d' estre accablé, comme
temeraire, du poids de la majesté et de la gloire du
Dieu vivant. Ces hardis avanturiers, (...), comme les
appelle S Bernard, au lieu de découvrir la verité, en
sont repoussez bien loin, et retombent dans les
tenebres de leur esprit et de leur coeur, où ils ne
trouvent que l' erreur et le mensonge. Enfin il n' y a
point de chemin plus court pour perdre la foy, que de
vouloir trop critiquer la foy mesme. Il semble que
S Hilaire evesque de Poitiers ne pouvoit mieux
dépeindre ces faux critiques, que lorsqu' il a dit :
(...).
Au contraire, un sage et respectueux critique, qui ne
cherche qu' à s' instruire, qui n' a pas moins de soin de
bien regler son coeur, que d' éclairer son esprit ; qui
ne cherche pas à dire des choses nouvelles, mais à
penser et à parler comme nos peres ; ce critique
modeste tire profit de tout, il s' édifie de tout ; et
Dieu prend plaisir à luy communiquer ses lumieres.
Mais pour estre dans cet état, il faut avoir le coeur
dégagé des passions, et sur tout de celle de critiquer,
qui est une maladie assez commune à des jeunes gens qui
font
p295
les suffisans, et qui ne peuvent souffrir la moindre
faute, ni mesme la moindre apparence de faute, non
seulement dans des auteurs du commun, mais dans les
peres mesmes, sans perdre le respect qui leur est dû.
Il ne faut pas critiquer seulement pour critiquer, ce
qui est une bassesse d' esprit, et l' effet d' une
mauvaise humeur : mais il faut critiquer pour avancer
dans les sciences, et pour en applanir les voyes. Il ne
faut pas non plus se rendre trop difficile ni trop
pointilleux, de crainte de tout gâter en voulant tout
reformer.
Outre les trois conditions dont je viens de parler, il
est encore important dans la critique de faire un bon
usage de l' argument négatif. L' usage en est absolument
necessaire en certaines rencontres, sur tout pour
détruire les fables et les contes, que les imposteurs
font quelquefois à plaisir pour nous surprendre. On ne
peut les refuter que par l' argument gatif : mais on
peut faire un grand abus de ce moyen, si on le pousse
trop loin.
Pour bien concevoir l' importance de cet avis, il faut
observer que l' on peut distinguer deux sortes
d' argumens négatifs. Les uns sont purement négatifs :
les autres ont quelque chose de réel et de positif.
C' est un argument purement négatif de dire : le mot
d' extrême-onction ne se trouve dans aucun auteur
avant le douziéme siécle : donc le passage de Prudence
evesque de Troyes dans la vie de Sainte Maure, où
ce mot se trouve, est indubitablement corrompu.
C' est un argument négatif joint à un positif, de dire :
aucun auteur avant Martin Polonois n' a fait mention
de Jeanne la papesse ; et tous les auteurs
contemporains, et ceux qui les ont suivis jusqu' à ce
Martin, placent imdiatement aprés Leon Iv le pape
Benoist Iii et
p296
non pas Jeanne. Donc cette pretenduë papesse est une
fable inventée par ce Martin. Ce qu' il y a de négatif
dans cet argument, est qu' aucun auteur n' a fait
mention de cette pretenduë papesse avant Martin : ce
qu' il y a de positif est, que tous les autres auteurs
mettent Benoist Iii à sa place immediatement aprés
Leon Iv. Or il est bien plus facile de faire un faux
raisonnement dans le premier genre, que dans le second.
Pour ne se pas tromper dans l' usage de l' argument
purement négatif, il est necessaire non seulement
d' avoir lû tous les auteurs, du silence desquels on
tire cet argument, mais mesme il faut estre assuré que
nous n' en ayons perdu aucuns de ceux qui ont vécu de
leur tems. Car il se pourroit faire qu' un auteur, dont
les écrits ne seroient pas venus jusqu' à nous, auroit
fait mention d' une chose qui auroit esté omise par les
autres. Il faut estre mesme en quelque façon assuré par
quelque bonne raison, que rien de ce qui s' est passé
en la matiere dont il s' agit, n' ait échappé à la
diligence des écrivains qui nous restent de ces tems-là.
Mais à l' égard de la seconde espece, il y a bien moins
sujet de craindre l' erreur et la surprise : dautant que
ce qu' il y a de positif dans cette sorte d' argument,
fortifie ce qui est négatif.
Cependant il n' arrive que trop souvent, que l' on pousse
d' une maniere outrée la premiere espece d' argument
négatif, et que l' on donne atteinte à des veritez
tres-constantes par l' abus de ces raisonnemens. Il en
faut donner un exemple. L' auteur de la dissertation de
l' hemine dans la seconde edition de son ouvrage, pour
prouver que S Benoist ne parle pas de la communion
eucaristique dans le chapitre 38 de sa regle, lorsqu' il
accorde
p297
au lecteur le mixtum , à cause de la communion,
avance comme une chose assurée, que la precaution de ne
point cracher quelque tems considérable aprés la
communion, estoit inouie du tems de S Benoist, et
dans les siécles qui l' ont precedé. Voilà un argument
purement négatif. Il suffisoit pour le réfuter, comme
on l' a fait, de faire voir cette précaution exprimée en
termes formels dans la regle du maistre, qui vivoit au
setiéme siécle, immédiatement aprés celuy de S Benoist ;
dans le commentaire de l' Abbé Smaragde, qui vivoit
au neuviéme ; et dans les autres qui les ont suivis.
Cependant on ne s' en veut pas tenir à ces auteurs, et
on demande un témoignage avant S Benoist, ou au moins
de son tems ; et on assure qu' il ne s' en trouve aucun.
Mais par bonheur pour nous, il s' en trouve un exprés
dans la vie de S Jean Chrysostome écrite en grec par
Palladius, qui a esté omis dans la réfutation de ce
nouveau sentiment. Car nous lisons dans cette vie, que
ce saint evesque exhortoit tous ceux qui communioient,
de prendre un peu d' eau ou une pastille aprés la
communion, etc. Que l' on voye aprés cela, s' il n' est
pas de la derniere evidence, que S Benoist s' est pû
servir de la mesme precaution pour le lecteur, suivant
l' explication du maistre, et de Smaragde ; et si je
n' ay pas eu raison de soutenir le veritable sens de cet
endroit de sa
p298
regle contre la nouvelle explication que l' on y vouloit
donner par ce raisonnement négatif, dont le passage
formel de Palladius nous fait voir clairement l' erreur
et le méconte.
Il est donc d' une grande conséquence de ne se servir
qu' avec une grande retenuë de l' argument purement
négatif, sur tout dans les matieres qui sont importantes,
n' y ayant rien de si aisé que de se tromper par une
trop grande confiance que l' on a d' avoir tout et
tout observé. Ce qui n' empesche pas que l' on ne puisse
douter raisonnablement en ces rencontres, jusqu' à ce que
l' on ait découvert quelques nouvelles lumieres pour
proposer son doute, ou pour prendre enfin son parti pour
l' affirmative ou la négative. On peut voir sur ce sujet
le livre que le sçavant Mr Thiers a composé touchant
l' autorité de l' argument négatif.
Il y auroit lieu maintenant de descendre dans le
particulier des differentes matieres, et de donner des
regles pour en faire la critique : mais comme j' ay déja
touché ce sujet, en parlant des peres et de l' histoire,
je n' entreray pas icy dans un plus grand détail.
Je diray seulement que l' on peut se servir de trois ou
quatre moyens pour reconnoistre, si un ouvrage est d' un
auteur, ou s' il n' en est pas. Ces moyens sont les
manuscrits, la conformité ou la difference du stile, le
témoignage des autres auteurs qui ont cité cet ouvrage,
et les faits qui y sont rapportez. Car lorsque ces
quatre conditions se trouvent jointes ensemble, il ne
se peut faire qu' elles ne décident la chose. C' est à
dire, que si des manuscrits de bonne marque, sur tous
ceux qui approchent plus prés du tems de l' auteur,
portent son nom à la teste, ou à la fin mesme de
l' ouvrage ; si le stile y est par tout
p299
conforme à celuy des ouvrages indubitables de cet
auteur ; si les écrivains contemporains, ou presque
contemporains, attribuent cet ouvrage à ce mesme
auteur ; si enfin il n' y a point de fait rapporté dans
cet ouvrage qui ne convienne avec l' histoire de son
tems : on peut assurer sans hesiter, que cet ouvrage
luy appartient. Mais si quelqu' une, ou plusieurs de ces
conditions manquent à cet ouvrage, il y a lieu au moins
d' en douter.
Ce n' est pas qu' il n' y ait de la difficulté bien souvent
dans la convenance ou la difference du stile ; et c' est
une chose étrange combien le goût des hommes est
partagé sur ce sujet, sur tout lorsque l' interest ou la
chaleur de la dispute fait qu' on s' engage à contester
à un auteur certain ouvrage dont il s' agit.
On peut donner plusieurs preuves de cette bizarrerie,
mais rien ne la fait mieux connoistre, que le jugement
de deux sçavans hommes, touchant des homelies que nous
avons sur les actes des apôtres sous le nom de S Jean
Chrysostome. Erasme, et Jacques De Billy, estoient
assurément de tres-habiles gens, et d' un goût
tres-exquis pour le stile : et cependant, si nous en
croyons Erasme, rien n' est plus indigne de ce saint
docteur que ces homelies : mais si nous consultons
l' Abbé De Billy, rien de plus conforme à son stile.
Les termes dont ils se servent l' un et l' autre sur ce
sujet, ont quelque chose de plus energique que tout ce
que l' on en peut dire. Ecoutons Erasme dans sa lettre
à Tonstalle. (...). Y eut-il jamais rien de plus fort ?
p300
Il est vray qu' il en parle ailleurs avec plus de
retenuë : mais enfin c' est Erasme qui parle icy. Pour
l' Abbé De Billy, il est plus moderé dans son
sentiment, mais il n' est pas moins décisif : (...).
Voilà assurément deux appointez bien contraires. Il est
vray que Savile croit qu' il y a de la passion dans le
jugement de nôtre abbé : mais on ne peut croire que la
passion l' ait aveuglé à un tel point, qu' il se soit
entierement méconnu lui-mesme.
Nous avons encore un insigne exemple de cette bizarerie
du jugement des hommes touchant le stile d' un auteur
dans Erasme et Mr Rigault, dont le premier étoit
convaincu, que le livre de Tertullien de poenitentia
n' étoit pas de luy à cause de la diversité du stile,
qui y paroissoit manifeste. Il persuada aussi la mesme
chose à Beatus Rhenanus. Cependant M Rigault
soutient, que quiconque est tant soit peu versé dans la
lecture de cet africain, ne peut ne pas estre convaincu
de la conformité du stile qui est dans cet ouvrage avec
les autres de cet auteur. Voilà assurément deux
jugemens de deux grands hommes bien differens.
L' antiquité mesme la plus venerable n' a pas esté exente
de ce défaut, et elle a vû deux de ses plus illustres
auteurs, Origene et Julius Africanus, prendre
different parti sur l' histoire de Susanne, Africanus
pretendant qu' elle estoit supposée, et que le stile ne
ressembloit nullement à celuy de Daniel dans sa
prophetie : et Origene au contraire assurant qu' il n' y
remarquoit aucune difference. Qui s' étonnera aprés cela,
de voir de nos jours des contestations entre d' habiles
gens sur le stile du livre de Bertram touchant
l' eucaristie, et sur celuy
p301
de la vocation des gentils, que quelques-uns veulent
estre de S Leon, et d' autres de S Prosper ?
Mais enfin, tout prejugé et toute passion à part, il y
a mesme bien souvent de l' inégalité de stile dans les
ouvrages d' un mesme auteur, les uns étant plus
travaillez, les autres plus negligez et plus populaires,
comme il arrive dans les homelies des peres. Un mesme
auteur estant vieil, est different de luy-mesme lors
qu' il estoit encore jeune. Je dis plus : il y a bien
souvent au contraire beaucoup de conformité dans le
stile des auteurs qui ont vécu du mesme tems, et il
faut avoir le goust bien fin, pour en porter un
jugement assuré. Enfin les disciples imitent souvent de
prés le stile de leur maitre, comme Nicolas De
Clairvaux a imité celuy de S Bernard.
Tout cela fait voir, que la pretenduë conformité ou
difference du stile n' est pas toujours un moyen bien
r pour juger du veritable auteur d' un ouvrage, s' il
n' y a encore quelqu' autre marque du nombre de celles
dont je viens de parler.
Mais, aprés tout, rien n' est plus à craindre dans la
critique que la surprise de nos passions, qui nous font
bien souvent nier, ou revoquer en doute ce qui est en
soy tres-certain. Pour sçavoir comment cela se fait, il
faut entendre un tres-habile homme qui s' en explique
en cette maniere. La passion ne fait pas juger
positivement etc.
p302
Je sçay bien que ce déreglement a lieu principalement
dans la morale : mais il ne se rencontre que trop
souvent dans les matieres de science, sur tout lorsque
par la chaleur de la dispute on est porté à défendre un
sentiment où l' on se trouve engagé ; ou que la
nouveauté d' un systeme, comme j' ay déja dit,
ingenieusement imaginé, flatte nôtre amour propre et
nôtre vanité. Il y a une infinité d' illusions de cette
nature, qui nous jettent dans de mauvais raisonnemens.
On les trouvera développez dans l' art de penser,
partie 3 chap. 19.
PARTIE 2 CHAPITRE 14
p303
des collections ou recueils.
la memoire de l' homme ayant une capacité extrémement
bornée, il faut necessairement que ceux qui veulent
faire quelque progrés dans les études, remedient à ce
défaut par des recueils. Ceux-mesmes qui ont une
memoire fort heureuse, ne s' en doivent pas dispenser.
Elle les quittera un jour, et ils se trouveront vuides
de tous ces grands amas d' idées, dont leur memoire
estoit auparavant remplie. Il y a bien peu de gens
qui à l' âge de ps de quatre-vingt ans puissent
rendre graces à leur memoire, comme a fait depuis peu
un sçavant, de ne leur estre pas infidele, et de ne
les avoir pas abandonnez dans un âge si avancé.
Il est donc necessaire de faire des recueils, pour y
écrire les choses remarquables qui se presentent dans
la lecture, afin de ne les perdre pas tout-à-fait, et
de ne les pas abandonner à l' aventure d' une memoire
infidelle ou chancelante. Ce ne sont pas seulement les
choses que nous lisons qui nous échapent : on pourroit
y remedier en relisant plusieurs fois les mesmes
auteurs : mais ce sont nos propres reflexions qui
s' évanissent, et que nous recherchons ensuite fort
souvent en vain, aprés avoir negligé de les marquer.
Il s' agit maintenant de sçavoir, comment se doivent faire
ces recueils, et quelles sont les matieres qui y
doivent entrer.
Il y a plusieurs manieres de faire ces recueils : mais
il n' est pas aisé de déterminer celle qui est la plus
commode et la plus utile. Chacun a son goût, chacun a
ses
p304
manieres. Je me contenteray d' en proposer de deux ou
trois sortes, en laissant à chacun la liberté de
choisir celle qui luy paroitra meilleure.
La premiere, qui me semble la plus commode et la plus
facile, est d' écrire tout de suite dans des cayers ce
que l' on trouve de remarquable en lisant un auteur,
en mettant un titre par exemple, (...), et écrivant
aprés de suite les plus beaux traits de ce livre, et
ajoutant en marge un mot qui designe le sujet de
chaque remarque : afin que d' un clein d' oeil on puisse
voir les matieres de chaque page, sans estre obligé de
relire toutes les remarques au long.
Aprés avoir fait les extraits d' un traité, on en pourra
faire une analyse ou abregé, en marquant le but de
l' auteur dans ce traité, les principaux points qu' il y
traite, avec les preuves dont il se sert pour les
appuier. C' est la métode que Photius a suivie dans sa
bibliotéque, sans garder aucun ordre ni du tems, ni des
matieres, dans le recüeil des 280 auteurs, dont il
rapporte les extraits.
Cette maniere a plusieurs avantages, dont l' un est que
l' esprit est moins partagé que dans les autres, où il
faut rapporter en differens endroits ses remarques. Le
second avantage est, que lors qu' on veut revoir le
traité qu' on a lû, on le peut faire en un instant, les
matieres étant écrites tout de suite. Le troisiéme est,
qu' il n' est pas necessaire d' avoir de grosses masses
de papier pour ces recueils, d' autant que l' on remplit
les feüilles ou les cayers les uns aprés les autres. Il
est néanmoins à propos d' avoir des differens cayers,
lors qu' on lit en mesme tems de differens livres ou de
differens traitez qui ne sont pas du mesme auteur,
afin de ne pas interrompre
p305
les recueils que l' on fait de chacun.
Il est vray qu' il y a un inconvenient dans cette
tode, sçavoir que lors qu' on veut travailler sur un
sujet, il faut parcourir toutes ses marges pour voir ce
qui peut y avoir rapport dans les recueils que l' on a
faits. Mais on peut remedier en quelque sorte à cet
inconvenient, soit en reduisant à son loisir les
matieres en des lieux communs, soit en faisant une table
alphabetique de ces recueils, soit enfin en mettant à
la fin de chaque extrait un renvoy au premier qui
suivra touchant le mesme sujet. Par exemple, si dans la
premiere page il y a quelque beau trait de la
penitence, et s' il s' en trouve encore un autre dans la
quatriéme page, on mettra à la fin du premier extrait
un renvoy à la page 4. (...) et ainsi des autres.
La seconde tode est d' avoir un registre de papier
blanc, dans lequel on écrive toutes les syllabes par
ordre alphabetique au haut des pages de deux en deux
feüillets, ou d' un en un, suivant la grosseur du
registre, dans lequel on écrira chaque remarque suivant
l' ordre alphabetique. Par exemple si on trouve une
remarque à faire sur le mot d' abbas , il faut la
mettre sous la syllabe ab , en marquant le livre d'
on a tiré cet extrait, avec le mot abbas en marge.
Enfin la troisiéme métode est de ranger par ordre
alphabetique dans un registre certains lieux communs,
(...) sous lesquels on écrira tout ce qui appartient à
un mesme sujet.
Et afin que l' on ne soit pas obligé d' interrompre trop
souvent la suite de sa lecture pour écrire ses
remarques, on peut marquer sur l' imprimé avec des petits
morceaux de papier moüillé, ou avec un trait de crayon
p306
quand on est maistre des livres, les endroits qu' on
veut décrire, et differer à les mettre en leur rang
lors qu' on aura achevé sa lecture.
Que si les livres qu' on lit sont communs, et qu' on les
puisse avoir aisément lors qu' on voudra, il suffira de
marquer ces endroits sommairement, en designant le
commencement, ou le milieu, ou la fin de la page où ils
se trouvent, afin qu' on y puisse avoir recours, et les
y trouver plus facilement. Mais si les livres sont
rares, ou s' ils ne sont pas en nôtre disposition, il est
bon de marquer les choses tout au long. On peut voir
cette maniere de collections fort bien executée par
Pierre Crespet Celestin de Paris, sous le titre de
summa fidei catholicae , imprimée à Lyon chez Jean
Pillehote l' an 1598 par les soins du P Charles
Champigny aussi Celestin de Paris, qui entra depuis
dans la congregation de S Maur, où il finit ses jours.
Quelques habiles gens ayant écrit tout de suite leurs
extraits suivant la premiere métode dont j' ay parlé
ci-dessus, reduisent à leur loisir leurs recueils selon
l' ordre de la somme de S Thomas, ou selon l' ordre du
decret de Gratien. C' est à-peu-prés sur ce premier
plan que le P Jerôme Torrensis jesuite a dressé son
confessio augustiniana , qu' il a tiré des oeuvres de
S Augustin, et redigé dans un corps de theologie. Cet
ouvrage est fort bon, et beaucoup plus utile que le
milleloquium S Augustini , quoique celui-cy ait
aussi ses avantages.
Entre les anciens l' Abbé Eugipius, comme nous avons
déja , a dressé des extraits de S Augustin par
rapport aux vertus chrétiennes ; le venerable Bede a fait
la mesme chose par rapport aux epîtres de S Paul ; et
Paterius a fait une espece de commentaire continu
p307
sur toute l' ecriture, tissu des paroles de S Gregoire
Le Grand.
Pour ce qui est des choses dont on doit faire ses
extraits, chacun les doit dresser suivant son état et
sa disposition particuliere. Mais comme j' écris cecy
pour des religieux, ils peuvent réduire à quatre chefs
toutes leurs collections, c' est à dire aux dogmes de la
foy, à la morale chrétienne, à la discipline et à
l' histoire, tant de l' eglise, que de l' état monastique.
Ce n' est pas que chaque religieux en particulier doive
embrasser toutes ces matieres : mais chacun peut
s' attacher à une ou plusieurs, suivant son besoin et sa
disposition. Ceux qui sont obligez de parler souvent
en public des choses morales, doivent faire leur
capital de ces matieres, et faire des extraits des
autres suivant leur goût et leur capacité. Il en est de
mesme de ceux qui ont un penchant particulier pour la
pieté. Ils se doivent borner à ce qui peut entretenir ce
feu divin, qui ne veut pas estre nourry de matieres
étrangeres.
On demandera peut-estre s' il est à propos que les jeunes
gens fassent des recueils avant leurs études, attendu
que n' ayant pas encore le goût rafiné, ni la capacité
d' en faire un bon choix, leurs collections leur seront
indubitablement inutiles lorsqu' ils auront acquis plus
de maturité. Mais nonobstant cela, j' estime qu' il est
à propos qu' ils fassent aussi des recueils. S' ils ne
leur servent pas long-tems, ils serviront au moins à
leur imprimer plus vivement les bonnes choses pour le
present. Ils se feront un goût par l' usage, et enfin
ils apprendront par ces coups d' essay à faire un jour
de bonnes collections. Lorsqu' on apprend le latin, on
n' attend pas que l' on ait une parfaite eloquence à faire
des compositions.
p308
On commence de bonne heure par faire des themes, qui
ne serviront pas à la verité dans un âge avancé, mais
qui disposent insensiblement l' esprit à devenir congru,
et enfin à se former un bon stile.
Mais afin que les jeunes gens ne fassent pas un si
grand amas de mechants recueils, il est à propos qu' ils
s' accoutument de bonne heure à faire un bon choix des
choses. C' est pour cette raison qu' ils ne doivent pas
mettre dans leurs recueils tout ce qui d' abord leur
paroist beau. Comme ils n' ont pas encore beaucoup de
connoissance, la pluspart des choses qu' ils lisent dans
de bons auteurs, les frappe et les charme, sur tout les
pointes et les jeux d' esprit, et tout ce qui a quelque
air de cadence. Il faut se défier de ces faux brillants,
et voir s' il y a autant de solidité que d' apparence
dans les pensées de ces auteurs.
Ce n' est pas qu' il faille absolument rejetter certains
endroits qui sont exprimez d' une maniere vive et
agréable. Il y a dans les auteurs, et sur tout dans les
peres, de certaines paroles courtes et vives qui
renferment un grand sens, des tours d' expressions
extraordinaires et des traits d' une fine eloquence,
qu' il faut recueillir. Il y en a beaucoup de cette
sorte dans Tertullien, dans S Cyprien, dans S
Augustin, S Jerôme, et S Bernard, sans parler des
autres. Qu' il y a de belles choses dans la lettre de
S Cyprien à Donat, par exemple lorsqu' il parle des
spectacles, (...), pour dire que lorsque les crimes
sont devenus publiques, ils passent en exemples. Dans
les confessions de S Augustin ces petits mots, (...),
avec ce qui suit pour expliquer cette pensée, et
p309
ces belles paroles qu' il adresse à Dieu, (...). Dans
le quatriéme livre de la doctrine chrétienne, pour
marquer le peu d' effet que produit bien souvent le stile
sublime des predicateurs, (...). Et ces autres pour
dire qu' un predicateur sans eloquence peut suppléer ce
défaut par sa bonne vie, (...). Qui a-t-il de plus beau
que cet eloge que fait S Jerôme de Sainte Marcelle ?
(...). On en pourroit rapporter une infinité d' autres
exemples, la beauté du stile est agréablement meslée
et unie avec la solidité des pensées, sans quoy les
plus belles paroles ne font qu' un son inutile, qui ne
merite pas nôtre attention.
Mais il faut sur tout s' arrester à certains tours
d' esprit fins et ingenieux, qui expriment d' une maniere
élevée des choses qui sont d' ailleurs les plus
communes. Par exemple, le tour que donne S Bernard au
motif et au sujet de l' incarnation du verbe, dans son
premier sermon sur l' avent, et dans le premier sur
l' annonciation. La conference qu' eut S Isidore De
Damiette avec un sophiste payen, qui insultoit nostre
sainte religion, en se raillant de ce que nous adorons
un Dieu crucifié. Et quelle preuve avez-vous, dit le
saint, que Jesus-Christ soit mort en croix ? Le
sophiste tout surpris de cette réponse, etc.
p310
Le mesme saint dit ailleurs fort à propos, que lorsque
les beautez du stile se trouvent jointes avec la verité,
on en doit faire cas : que sans cela on doit les
priser, persuadé que c' est la verité qui releve et
soutient l' eloquence et les belles lettres, et que
celles-cy ne sont estimables, que lorsqu' elles sont
parées des livrées de la verité.
Un des auteurs dont on doit plus se défier, est Seneque
le philosophe, dont le stile a je ne sçay quoy
d' engageant, qui le fait trouver admirable, sur tout
aux jeunes gens. C' est pourquoy Quintilien a regar
cet auteur comme un écueil dangereux à la jeunesse, a
cause des fauts agréables dont il est rempli, (...).
On peut voir la critique de quelques endroits de ce
philosophe dans l' education du prince, qui se trouve
parmi les essais de morale. Il faut avoüer cependant
avec le mesme Quintilien, qu' il y a du grand et des
choses admirables dans cet auteur, et qu' il peut servir
à élever l' esprit, et à le réveiller lorsqu' il est un
peu languissant. Les personnes qui ont du discernement
le peuvent mesme lire avec beaucoup de fruit. Mais
enfin il ne faut pas l' imiter entierement, en
s' accoûtumant à un stile qui ne soit tissu que de
pointes et de sentences ; et il faut se persuader que
les pointes ne sont bonnes, que lorsqu' elles sont rares
et naturelles, (...) ; et que la solidité de la pensée
pond à l' agrément de l' expression. Il y en a peu dans
Ciceron, et s' il y en a, elles ont toutes les qualitez
que je viens de
p311
marquer. Par exemple, ce qu' il dit contre Pison, (...).
Pour revenir à nôtre sujet, afin que les jeunes gens,
ausquels tout paroist nouveau, ne se fatiguent pas trop
à faire des amas de collections inutiles, il est bon,
1 qu' ils n' écrivent pas les choses aussitost qu' ils
les auront lûës, mais qu' ils attendent au lendemain, et
mesme au troisiéme jour ; et qu' aprés les avoir repetées,
ils voyent si ces pensées leur paroissent toujours
belles : car en ce cas, ce sera une marque que les
choses sont bonnes en effet, ou pour le moins qu' elles
leur seront utiles pour le present. 2 qu' ils n' écrivent
pas les choses tout au long, si ces pensées vont un peu
trop loin, mais qu' ils se contentent de marquer ce qui
est de principal. 3 qu' ils s' accoutument à apprendre
quelques beaux traits par coeur, afin de décharger
d' autant leurs recueils. 4 qu' ils montrent de tems en
tems leurs recueils à quelque habile homme, afin de
profiter de ses avis. 5 ils se contenteront d' abord de
faire des recueils suivant la premiere metode, qui
demande moins de travail et d' appareil : et comme ils
ont d' ordinaire de la memoire, ils liront de tems en
tems leurs recueils pour tâcher de se les inculquer, et
de suppléer par ce moyen au défaut d' une table, dont
ils pourront se passer dans ces commencemens.
Ce n' est pas seulement aux jeunes gens que cette revûë
des recueils est necessaire. Tout le monde s' en doit faire
une loy, afin de ne pas perdre le fruit de ses veilles,
et prendre quelque heure de tems en tems, pour les
repasser, et y faire des reflexions. Il faut sur tout
s' accoûtumer à retenir non seulement les beaux mots
p312
et les belles sentences des auteurs, mais la substance
et le fond de leur doctrine, afin de se l' approprier,
et de la tourner en sa propre substance.
PARTIE 2 CHAPITRE 15
de la composition et de la traduction.
la fin naturelle de la science, et par consequent des
études, est, aprés s' estre rempli soy-mesme, de
travailler pour les autres. La science imite son
original, qui est la sagesse, laquelle ne demande qu' à
se communiquer. Une science cachée et un tresor inconnu
sont également inutiles, suivant l' expression de
l' ecriture. Comme les moines de tout tems se sont
appliquez aux sciences, ils ont aussi donné au public
une infinité d' ouvrages, dont plusieurs nous sont
restez. Bien loin qu' on les ait repris de cette
conduite, l' eglise au contraire l' a approuvée ; et de
grands saints ont exhorté à composer des livres ceux
d' entre les solitaires qu' ils croyoient assez habiles
pour cela. Tout le monde sçait les services que S
Jerôme a rendus à l' eglise par ses écrits, dont
plusieurs ont esté entrepris à la sollicitation des
papes et de S Augustin. C' est à S Leon que nous
sommes redevables de l' ouvrage que Cassien a fait
touchant l' incarnation. Le venerable Bede a travaillé
a plusieurs commentaires sur l' ecriture à la priere du
saint evesque Acca ; et enfin pour le faire court,
S Bernard seroit demeuré dans le silence, si de
saints evesques, et de grands personnages ne l' avoient
obligé de mettre la main à la plume.
En effet, l' AbGilbert témoigne qu' il est
avantageux de rédiger par écrit ses pensées en faveur
du public, comme
p313
il est utile de les publier par la predication. Les
paroles passent en un moment, dit ce pieux et sçavant
auteur, etc. Quiconque ne le fait pas, il se fait tort
à luy-mesme et à la posterité, qu' il prive de cet
avantage. Il ajoute neanmoins, que ç' a esté par une
conduite fort sage et prudente, que les premiers peres
de Citeaux ont ordonné, etc.
S Jerôme donne encore un autre avis qui n' est pas
moins important, sçavoir que les moines ne doivent pas
se laisser emporter à la passion qu' ont d' ordinaire
les jeunes gens d' écrire, et de se produire : mais
qu' ils doivent apprendre à loisir ce qu' ils veulent
enseigner aux autres. (...). C' est dans l' epître au
moine Rusticus, où il prescrit aux solitaires la
forme de bien vivre dans leur état. Cet avis est
conforme à celuy que Quintilien donne à un jeune
orateur : (...).
On peut ajouter en troisiéme lieu, que les religieux
ne doivent rien donner au public, qui ne puisse estre
utile à l' eglise ou à l' etat, ou du moins à leurs
confreres. Tout le monde doit éviter les études et les
ouvrages inutiles, mais les religieux y sont obligez
plus que personne. C' est à dire qu' ils doivent conter
pour rien tout ce qui ne contribuë pas à l' avancement
de la foy,
p314
des bonnes moeurs, au bien de l' eglise, de l' etat, de
la vie monastique, ou à la perfection des beaux arts.
Encore voudrois-je en excepter les arts, qui sont
moins utiles que curieux et agreables, la poësie par
exemple, la musique, l' optique, et l' astronomie, et
mesme les langues orientales, excepté l' hebreu, qui est
en quelque façon necessaire pour l' étude de l' ecriture
sainte. à plus forte raison faut-il excepter la chimie,
la pierre philosophale, l' art de Raimond Lulle, qui
ne sert de rien, l' astrologie judiciaire, la
chiromantie, et les autres especes de divination, qui sont
des restes du paganisme. En verité c' est abuser du
tems que Dieu nous donne pour faire penitence, c' est
s' écarter étrangement de sa profession, que de s' occuper
à ces sortes de sciences. Faire de certains traitez de
philosophie, et mesme de theologie, qui n' aboutissent
à rien ; étudier eternellement les langues, sans y
estre obligé pour enseigner les autres, et sans en
profiter pour apprendre les choses ; lire des voyages
et des histoires sans fin par un pur divertissement,
c' est perdre son tems.
J' aime mieux qu' on se repose, que de faire des vers,
à moins qu' on n' y excelle ; ou si pour y exceller il
faut trop de tems pour lire les poëtes, et pour
composer. Ce n' est pas qu' il ne soit bon de sçavoir les
regles de la poësie, d' entendre les poëtes, de faire
mesme quelquefois des vers. D' anciens solitaires en ont
fait, Marc par exemple disciple de S Benoist, qui a
écrit sa vie, Paul Diacre, et autres. La poësie
mesme a ses utilitez, sur tout lorsqu' on l' applique à
rendre agreables et touchantes les veritez les plus
importantes, à relever la vertu, à donner de l' aversion
du vice par de belles peintures, par des termes et
des tours energiques. Mais ce n' est pas un jeu
p315
d' enfans, et il y en a si peu qui soient capables d' y
üssir, qu' il vaut mieux employer son tems à quelque
chose de plus solide, que de s' y occuper trop long-tems
pour n' estre enfin qu' unchant poëte : car quiconque
n' excelle pas en psie, ne doit en effet passer que
pour cela.
Enfin c' est une perte de tems que de vouloir tout lire
et tout sçavoir. C' est accabler son esprit d' un travail
inutile, et se priver de l' avantage de plusieurs autres
occupations plus utiles et plus conformes a son état.
Mais revenons à nôtre sujet, et disons en quatriéme
lieu, que les religieux qui par leur choix et leur
propre determination travaillent à des ouvrages qui ne
sont pas necessaires, le doivent faire sans préjudice
des exercices de leur profession. C' a esté une des
raisons qu' ont euës les premiers peres de Citeaux,
pour faire lafense dont je viens de parler : (...).
Ceux-mêmes qui par l' ordre des superieurs sont employez
à des ouvrages importans et de longue haleine, ne se
doivent dispenser que le moins qu' ils pourront des
exercices reguliers, à l' exemple du venerable Bede et
de nos anciens peres : mais il faut qu' ils se
persuadent, que quelque avantage qu' ils puissent tirer
de leurs études pour eux et pour les autres, ils
doivent toujours supposer pour fondement, que la
meilleure oeuvre qu' ils puissent faire, c' est de
s' acquitter des obligations de leur état ; et qu' il
leur servira de bien peu au jugement de Dieu d' avoir
fait de bons livres, s' ils
p316
n' ont esté bons religieux. Il est vray qu' il est
difficile, pour ne pas dire impossible, de travailler
à des ouvrages longs et pénibles sans quelque dispense :
mais il faut au moins qu' il paroisse que c' est avec
peine que l' on se sert de cette indulgence, et que l' on
souhaiteroit de s' acquitter de ce travail, sans rien
diminuer de ses autres fonctions.
C' est ce qui doit obliger les superieurs à n' engager
dans ces sortes d' emplois personne, qui n' ait un grand
fond de pieté, d' humilité et de recueillement pour
remedier à la secheresse, à l' élevement du coeur, et à
la dissipation, qui sont presque inévitables dans ces
sortes d' études, et sur tout dans la composition. C' est
pourquoy ceux qui s' y ingerent d' eux-mesmes, ne sont
gueres propres pour ces occupations, n' étant pas
croyable, que l' on ait beaucoup d' humilité, ni beaucoup
de zele pour la discipline reguliere, si l' on cherche
à se soustraire de soy-même du train commun pour s' ériger
en auteur. Et c' est une des raisons de la défense que
firent les peres de Citeaux, de ne rien composer sans
un ordre exprés des superieurs : (...).
Il faudroit maintenant examiner, quels sont les sujets
sur lesquels on pourroit utilement travailler : mais
il est difficile de les déterminer en particulier. Cela
dépend non seulement des dispositions et de la capacité
d' un chacun, mais des occasions et des besoins qui se
presentent. La revûë et la correction des ouvrages des
peres, que nos superieurs ont établie depuis quelques
années dans nôtre congregation, est une des choses les
plus utiles que l' on puisse entreprendre. On en peut
dire autant des recueils que quelques religieux ont
faits
p317
de quantité de pieces anciennes, qui estoient ensevelies
dans les tenebres des bibliotéques.
Il seroit aussi tres-utile de faire des recueils
d' observations sur le texte et sur les endroits obscures
des conciles, des peres, et des autres auteurs
ecclesiastiques, comme plusieurs habiles gens en ont
déja faits, entr' autres Antonius Augustinus sur le
decret de Gratien, Gronovius sur les ecrivains
ecclesiastiques, Muret sur les auteurs profanes, etc.
Pour ce qui est des autres desseins qui sont de pure
composition, on pourroit, ce me semble, observer
certains avis qui me paroissent de quelque importance.
1 je ne voudrois pas que personne entreprît un dessein,
sans avoir beaucoup d' acquis, soit pour les choses en
general, soit pour le stile, mais sur tout pour la
matiere particuliere qui regarde son dessein. Car
d' apprendre et d' étudier seulement pour composer
aussi-tôt, c' est abuser de la facilité du public. (...).
2 il est necessaire de bien mesurer son dessein avec
ses forces. Ce qui se doit entendre non seulement de la
portée de l' esprit, mais de la capacité et de l' acquis
d' un chacun. Entreprendre d' écrire de l' histoire ou des
belles lettres, sans les avoir jamais étudiées à fond,
c' est amuser mal-à-propos le public, et se donner une
peine inutile. On peut voir à ce sujet ce que dit
Horace dans son art ptique, et un traité de Vossius
de cognitione sui .
3 pour faire ce discernement, il est bon de prendre
avis de quelque ami qui soit habile, et qui connoisse
nôtre portée ; ou attendre que l' on ait un grand acquis
pour se déterminer soy-mesme.
p318
4 aprés avoir pris son dessein, il faut en dresser le
plan, et le distribuer en toutes ses parties, et
arranger les preuves, pour y travailler ensuite à
loisir, en consultant ses recueils, et rapportant chaque
chose à son dessein.
5 il faut sçavoir faire la distinction des stiles à
proportion du sujet que l' on veut traiter. Car il faut
un stile tout different pour une piece d' éloquence et
pour une histoire, et mesme pour des dissertations et
quelque tems auparavant dans le stile dont on veut se
servir pour son dessein, et d' avoirles bons auteurs
qui ont écrit de ce stile. On ne sera pas faché de lire
pour le stile d' orateur la preface d' un illustre
academicien, qui a traduit depuis quelques années en
nôtre langue les livres de l' orateur de Ciceron ; pour
le stile historique la preface dume auteur sur la
traduction de Saluste, et Scioppius de stilo
historico ; et pour les dissertations et les notes,
les dissertations et les notes du Pere Sirmond, et
les diverses leçons de Muret.
6 pour la qualité du stile, il faut sur tout s' étudier
à la clarté, à la proprieté des mots, à l' arrangement
et à la briéveté, comme le demande Quintilien : mais
il faut avoir bien plus de soin de dire de bonnes
choses, que de beaux mots. (...).
7 il est à propos de donner à son ouvrage un titre
convenable, qui soit conçû en termes clairs, nets, et
sans metaphores, autant que faire se pourra, et qui
exprime en peu de mots le dessein que l' on a, en sorte
que le titre ne fasse pas un livre, comme Photius dit
agreablement de celuy d' un certain auteur, dont
p319
il fait mention dans sa bibliotéque. Mais sur tout dans
la composition il faut souvent regarder le titre de son
livre, et voir si on ne s' en écarte pas, en traitant
toute autre chose que ce titre ne porte.
8 aprés avoir composé son ouvrage, on le doit exposer
volontiers à la censure de ceux que les superieurs
jugeront capables de l' examiner ; recevoir leurs avis
avec humilité ; et aprés avoir tâché d' en profiter,
laisser reposer quelque tems son ouvrage, pour en porter
un jugement plus rassis, aprés que le feu de la
premiere imagination sera passé, (...).
Outre les ouvrages d' esprit, la revüe des peres, et les
recueils que l' on peut faire des anciens ; un des
travaux les plus utiles que puissent faire des
solitaires, c' est de traduire les peres soit du grec
en latin, soit du latin en françois, ou de corriger les
traductions qui en ont déja esté faites par d' autres.
Pour réüssir dans les traductions, deux choses en
general sont necessaires, c' est à dire une parfaite
connoissance des deux langues, sçavoir de celle de son
auteur, et de celle dans laquelle on le traduit ; et une
parfaite intelligence de la matiere dont traite cet
auteur. On peut voir les autres qualitez d' un bon
traducteur dans le livre que le sçavant Mr Huet,
nommé à l' evesché d' Avranches, a composé il y a
quelques années sur ce sujet, sous le titre de optimo
genere interpretandi . Ceux qui veulent travailler
à traduire les anciens, doivent lire exactement ce
livre, dont la lecture n' est pas moins utile qu' agreable.
Le thesaurus linguae graecae de Henry Estienne
en quatre
p320
volumes est necessaire à ceux qui veulent entreprendre
de traduire les peres grecs. Il faut lire aussi pour
ce sujet les deux livres d' observations saces, que
Jacques De Billy a faites sur ces peres, et qu' il a
dediées au pape Gregoire Xiii. Elles se trouvent
reliées avec les lettres de S Isidore De Damiette,
que ce sçavant abbé a publiées. On ne doit pas negliger
non plus le petit livre que ce mesme abbé a composé des
plus beaux endroits des peres grecs, sous le titre de
locutionum graecarum volumen . Mais rien ne me
paroist plus utile pour l' intelligence et la traduction
des peres grecs, que le thesaurus ecclesiasticus de
Jean Gaspar Suicere, compilé des ouvrages de ces
mesmes peres, et redigé par ordre alphabetique en
forme de dissertations, imprimé en deux volumes
in folio à Amsterdam en 1682. Un habile homme
me disoit autrefois, que pour bien entendre les peres
grecs, il faut avoir lû avec application les Septante,
Demostene et Homere, sur lesquels les peres grecs
avoient formé leur stile. Ce que je viens de dire de
ces traductions, suppose qu' elles se fassent du grec
en latin : car si c' étoit du grec en françois, il
faudroit lire les bonnes traductions qui ont esté
faites de cette sorte, comme celle de Joseph par Mr
Dandilly, et celles des historiens grecs par Mr Le
President Cousin, et autres.
Mais pour sçavoir les regles qu' il faut observer dans
les traductions françoises, il est necessaire de lire
le livre que Mr Lestang a écrit sur ce sujet,
imprimé à Paris l' an 1660. Cet auteur dans sa preface
apporte neuf regles pour faire de bonnes traductions,
qu' il est bon de marquer icy en peu de mots.
La premiere est, comme j' ay déja dit, d' entendre
p321
bien les deux langues. La seconde est de n' estre pas
seulement exact à rendre les sentimens de son auteur ;
mais decher encore de rendre ses propres paroles lors
qu' elles sont importantes. La troisiéme de conserver
l' esprit et le nie de l' auteur. La quatriéme est de
faire parler chacun selon ses moeurs et son naturel, en
exprimant son sens et ses paroles en des termes qui
soient en usage, et convenables à la nature des choses
qu' on traduit. La cinquiéme de rendre beautez pour
beautez, et figures pour figures, lors qu' on ne peut
exprimer celles de l' auteur. La sixiéme de ne pas user
de longs tours, si ce n' est seulement pour rendre le
sens plus intelligible et la traduction plus élegante.
La settiéme est de tendre toujours à une plus grande
netteté dans le discours, et pour ce sujet de couper ou
de partager quelquefois les periodes. La huitiéme est
de joindre ensemble les periodes qui sont trop courtes,
lors qu' on traduit un auteur, dont le stile est précis
et coupé. La neuviéme est de ne rechercher pas
seulement la pureté des mots et des phrases, mais de
tâcher encore d' embellir la traduction par des graces et
des figures qui sont bien souvent cachées, et qu' on ne
découvre qu' avec grand soin. On peut y ajoûter encore
une dixiéme regle, qui a esté touchée par le mesme
auteur, sçavoir, de tâcher de rendre fidelement toutes
les pensees de l' auteur, en sorte néanmoins qu' on ne
s' attache pas trop servilement aux termes et aux
paroles. C' est une regle que S Jerôme a observée dans
ses traductions, et que S Gregoire Le Grand veut
qu' on garde dans la traduction de ses lettres.
Je n' entre pas dans un plus grand détail de l' ouvrage
de Mr Lestang. Je diray seulement qu' il est divisé
p322
en trois livres. Dans le premier, qui regarde les
mots, il montre comme il faut rendre quelquefois un
mot latin par deux mots synonimes ; comment on traduit
les adjectifs par les substantifs ; quel est l' usage
des participes, et des adverbes ; et enfin comment on
traduit les pronoms par les noms propres dont ils
tiennent la place, ou par le nom des choses ausquelles
ils ont rapport. Dans le second, qui regarde les
beautez du discours, comment on embellit la traduction,
en se servant à propos des antitheses, en découvrant
les oppositions, en ajoutant à la traduction pour la
rendre plus claire et plus intelligible, et enfin en
employant les figures et les beautez dont on se sert
en écrivant. Dans le troisiéme qui est pour les
liaisons, comment on les doit employer, soit en
continuant les periodes, lors qu' elles sont trop
courtes, soit en les coupant lors qu' elles sont trop
longues. En voilà assez sur ce sujet.
PARTIE 2 CHAPITRE 16
des conferences monastiques.
les conferences dans lesquelles on traite des matieres
spirituelles, sont tres-utiles, et l' usage en a esté
de tout tems dans les communautez religieuses. Il y en
a de deux sortes. Les unes consistent en des discours
que font les superieurs à leurs religieux : les autres
en des entretiens que les religieux ont entr' eux des
matieres de pieté.
Il est fait mention des premieres dans la regle de S
Pacôme, qui ordonne que les conferences se feront par
le superieur trois fois la semaine ; et S Jerôme dans
p323
la traduction qu' il a faite de cette regle, leur donne
le nom de dispute, terme qui a esté depuis fort usité
en ce sens. Les religieux neanmoins avoient la liberté
de proposer leurs difficultez sur le sujet qui avoit
esté traité par le superieur, comme nous l' apprenons
de la vie de S Pacôme : et S Fulgence donnoit la
mesme liberté à ses religieux dans les conferences qu' il
leur faisoit de l' ecriture, comme nous avons ailleurs.
Saint Isidore evesque de Seville a imité la conduite
de S Pacôme, et il veut que ces conferences se
fassent aprés tierce trois fois la semaine, ou de deux
jours l' un, ce qui revient à la mesme chose. Ce saint
avoit choisi cette heure de tierce pour ces conferences,
afin que les religieux y assistassent à jeun, (...),
peut-estre afin de retrancher plus facilement les
discours inutiles, qui auroient pû se glisser si on les
avoit faits aprés le repas.
C' estoit aussi avant le repas, mais aprés none, et tous
les jours, que les cenobites d' Egypte faisoient leurs
conferences, au rapport de S Jerôme, qui temoigne que
les religieux estant assemblez, aprés avoir chanté des
pseaumes, et fait lecture des ecritures saintes, le
superieur aprés la priere commençoit la conference,
(...) : et que pendant qu' il parloit, tous l' écoutoient
dans un profond silence, avec une tres-grande modestie,
et les larmes aux yeux.
Ce mesme saint marque ensuite, que la matiere de ces
discours estoit du royaume de Jesus-Christ et du
bonheur éternel. Saint Isidore dans sa regle les
destine particulierement à la correction des vices, au
reglement des moeurs, et generalement à toutes les
choses qui
p324
pouvoient concerner l' utilité du monastere.
L' usage de l' autre sorte de conferences, qui consistoient
en des entretiens que les religieux avoient ensemble,
n' est pas moins ancien que le premier. Nous en avons
l' exemple dans S Basile, comme il paroist par la
premiere des lettres qu' il a écrites à S Gregoire De
Nazianze, et dans les vies des anciens solitaires.
Cassien nous a laissé un recueil de vingt-quatre
conferences, que luy et son fidele compagnon Germain
avoient euës dans les deserts de l' Egypte, avec les
saints moines qui les habitoient. On voit par ces
conferences quelle en estoit la pratique. C' estoit la
coutume parmi ces saints solitaires, lorsqu' un hoste
estoit arrivé pour les visiter, de ne parler que de
Dieu, et des moyens qui conduisent à luy. Ils
supposoient, avec justice, qu' on ne devoit pas les
aller voir pour d' autre sujet, et ils n' auroient eu
garde de souffrir qu' on les eust entretenus des choses
du monde. D' ordinaire ceux qui rendoient ces visites
proposoient leurs difficultez, qui faisoient le sujet
de l' entretien : et eux tout remplis de cette divine
sagesse, qu' un parfait détachement de toutes choses et
une charité consommée leur avoient meritée du ciel,
donnoient à ces hostes des réponses admirables,
quelquefois courtes, quelquefois longues, selon la
nature du sujet, et le talent de celuy qui parloit, ou
mesme suivant la disposition des personnes ausquelles
ils parloient. Les solitaires entre eux en usoient de
la mesme maniere, lorsqu' ils se rendoient visite ; et
c' estoient là en effet de veritables conferences. S
Augustin dans son livre du travail des moines fait
mention de ces sortes de discours, que les solitaires
faisoient aux survenans et aux hostes. Ce saint docteur
témoigne au mesme endroit, que la
p325
matiere de ces entretiens estoit les livres divins, ou
quelques questions utiles, (...).
S Basile parle d' une troisiéme sorte de conferences,
differentes des autres plutost par les personnes qui en
composoient les assemblées, que par la maniere de faire
ces conferences. Cet eclairé legislateur crût qu' il
estoit à propos que les superieurs de differens
monasteres s' assemblassent en certains tems dans un
mesme lieu, afin de conferer ensemble des choses
extraordinaires qui leur estoient arrivées dans le
gouvernement, des moyens qu' ils devoient employer dans
la conduite des naturels difficiles, et de la maniere
qu' ils s' estoient comportez dans cette conduite : afin
que s' ils avoient manqué en quelques choses, ils
ssent estre redressez par les autres ; ou s' ils
avoient bien fait, ils reçussent leur approbation.
S Benoist n' a pas marqué dans sa regle la qualité ni
le tems des conferences que l' on devoit faire dans ses
monasteres. Car à l' égard des hostes, il a substitué la
lecture de l' ecriture à la place des conferences ; et
pour ce qui est de ses religieux, il ordonne qu' on leur
lise tous les jours avant complie les conferences des
peres, ou quelques livres semblables ; et il veut que
personne ne manque à cette lecture. Il n' y a point de
doute qu' il ne fît aussi des conferences de vive voix,
quoiqu' il n' en specifie pas la pratique. Cela paroist
assez par les avis qu' il donne à l' abbé de reprendre les
vices avec force, sans perdre aucune occasion
d' encourager les bons, et de corriger les déréglez. Pour
ce qui est des entretiens des religieux, il veut qu' ils
soient rares, quoiqu' ils nessent mesme que des choses
saintes. Il défend d' interrompre
p326
le lecteur pendant la lecture de table, mais il permet
au superieur de dire quelque chose brievement, s' il le
juge à propos, sur le sujet de la lecture. Voilà ce que
nous avons dans nôtre regle, qui peut avoir quelque
rapport aux conferences.
Nous apprenons de l' histoire de S Gal en Suisse, que
trois des plus celebres religieux qui ayent fleuri dans
cette abbaye au neuviéme siécle, faisoient entr' eux des
conferences tous les jours sur l' ecriture entre matines
et laudes avec la permission du superieur, n' ayant pas
de tems d' ailleurs de s' assembler à cause de leurs
emplois. S Notker, assez connu par ses ouvrages,
aussi-bien que par sa pieté et son exactitude à
l' observance reguliere, estoit un des trois. Tutilon,
le second, avoit le don de la predication : et Ratpert,
qui estoit le troisiéme, avoit eu dés sa jeunesse le
soin des ecoles de cette celebre académie, et ne sortoit
que tres-rarement du cloistre, ayant coutume de dire,
que les sorties étoient la mort des solitaires, (...).
Je ne prétens pas justifier en tout cet exemple, mais
j' ay crû que je ne pouvois me dispenser d' en parler icy.
S Odon presqu' en mesme tems composa des conferences,
mais il les divisa en livres, et non pas en discours,
et à la priere d' un evesque. Les religieux de Citeaux
qui se sont étudiez à rétablir la pureté de la regle,
ont aussi rétabli l' usage des conferences de la
premiere espece. Nous voyons par S Bernard qu' elles
se faisoient la pluspart avant la grande messe,
quoiqu' il s' en fît aussi quelquefois avant vespres. Ce
saint abbé en faisoit presque tous les jours pour
suppléer au travail manuel, dont les superieurs
l' avoient dispensé à cause de ses incommoditez ; mais
le chapitre general ordonna
p327
depuis, qu' elles se feroient seulement aux festes
principales, que l' on a appellées pour ce sujet dans la
suite, festes de sermon.
Les conferences qui se font par les superieurs en
forme de discours suivi, sont encore aujourd' huy fort
usitées. On en fait tous les jours aux novices et aux
jeunes profez dans nôtre congregation, et les jours de
dimanches et de festes aux autres religieux. Le
supérieur, aprés la priere, commence par demander conte
à quelque religieux de sa meditation ; et il prend de
là occasion de faire son discours. Peut-estre seroit-il
au moins aussi à propos de demander à ce religieux ce
qu' il pense sur un tel sujet, afin de ne l' exposer pas
à la tentation, qui n' est que trop naturelle, et
peut-estre trop ordinaire, de ne penser pendant la
meditation qu' à ce qu' il pourroitpondre à son
superieur, en cas qu' il fût obligé de luy rendre
publiquement conte de sa meditation ; ou mesme de dire
toute autre chose que ce qu' il auroit en effet medité.
Pour ce qui est des conferences qui se font par forme
d' entretiens, hors le tems des récreations où l' on
parle quelquefois de bonnes choses, ces sortes de
conferences ne sont plus gueres en usage dans les
communautez. On pourroit neanmoins les rétablir
utilement, et peut-estre ne seroient-elles pas moins
avantageuses que celles qui se font par les superieurs,
pourvû qu' on les prist un peu à coeur, et qu' on
tâchast d' y garder un bon ordre. On a ja fait quelques
tentatives pour cela, mais l' execution n' a pas eu tout
le succés qu' on en pouvoit esperer, soit par la faute
des superieurs, qui ne s' y sont pas portez peut-estre
avec assez de zele et d' application, soit par la
negligence des inferieurs, qui regardent cet
p328
exercice, ou comme trop gesnant, ou comme inutile. Je
ne laisseray pas de dire icy mes pensées pour le
rétablissement d' une si sainte pratique, et de proposer
deux ou trois manieres de tenir ces conferences, afin
que l' on puisse choisir, si l' on veut, celle que l' on
croira la meilleure.
La premiere seroit d' entreprendre en commun la
lecture de quelque matiere importante, comme seroit
celle des conciles, ou de l' histoire ecclesiastique ;
et de laisser la liberté à chacun de proposer ses
difficultez sur la lecture qui auroit esté faite. C' est
ainsi qu' on en use dans les conferences qui se font
depuis plusieurs années chez un celebre magistrat de
Paris, et voicy la metode que l' on y observe. Une
personne de la compagnie lit en son particulier le
concile, dont on doit faire la lecture dans la
prochaine assemblée, et met par écrit en abregé
l' occasion du concile, et les principales difficultez
qui s' y rencontrent. Aprés avoir fait la lecture de
cet écrit dans l' assemblée, on y lit le concile tout
haut, et chacun propose ses difficultez, que l' on
tâche de soudre. L' écrit de celuy qui a prévû la
lecture demeure dans la chambre de l' assemblée, pour y
avoir recours dans le besoin.
On pourroit donc entreprendre la mesme lecture, ou
une semblable sur le mesme systeme. Chacun pourroit
prévoir la lecture dans le tome du concile que l' on
pourroit laisser dans une chambre commune, et dire son
sentiment dans l' assemblée, dont quelqu' un feroit
l' ouverture en exposant en peu de mots le sujet et
l' occasion du concile, et rédigeroit ensuite à loisir
les difficultez que l' on auroit proposées, avec les
ponses à ces difficultez. Que si l' on n' avoit pû
satisfaire à quelques-unes de ces difficultez dans la
mesme assemblée, on donneroit
p329
commission à quelqu' un de s' en eclaircir à fond, et
d' en faire son rapport à l' assemblée suivante. Mais
afin que ces conferences ne fissent peine à personne,
on pourroit laisser la liberté à ceux qui n' auroient
pas d' inclination ou de genie pour cela, de ne s' y pas
trouver.
De plus, il faudroit qu' il y eût dans l' assemblée une
personne d' un merite distingué, et pour qui on eût de
l' estime, non pas tant pour y presider, que pour
exposer les choses clairement, et décider les difficultez
qui seroient proposées. Enfin il seroit necessaire
d' avoir une bibliotéque raisonnable pour fournir les
livres dont on auroit besoin. Il semble qu' il n' est pas
necessaire d' avertir, que ceux qui entreroient dans
ces conferences, doivent avoir fait leurs études.
La seconde metode seroit de proposer des sujets ou
matieres de conferences, ou au commencement de chaque
année pour toute l' année, ou à chaque conference pour
la suivante. On le pratique ainsi dans le diocese de
Paris, où messieurs les curez de chaque doyenné font
tous les mois une conference sur le sujet, qui est
prescrit dans un imprimé qu' on leur envoye au
commencement de chaque année. Dans ces sujets on se
propose par exemple, de traiter du décalogue. Chaque
commandement fait la matiere d' une conference ; et
celuy qui dresse l' imprimé, forme toutes les questions
que l' on peut faire sur ce precepte, afin que chacun
n' ait qu' à étudier la solution, sans estre obligé de
songer à chercher les difficultez.
Il est vray que l' on ne pourroit aisément recouvrer les
feuilles imprimées, que l' on distribue dans le diocese
de Paris : mais il ne seroit pas difficile d' en faire
de semblables, en se servant des conferences de Luçon,
de
p330
la Rochelle, de Perigueux, et d' autres, qui sont
entre les mains de tout le monde. C' a esté sans doute
sur ce modelle que les peres cordeliers de la province
de France ont essayé de faire des conferences, comme
je l' ay remarqué par les feüilles qu' ils firent
imprimer l' an 1673 où il y a deux conferences marquées
pour chaque semaine.
Une troisiéme maniere qui n' est pas moins utile, est
qu' un religieux habile fasse un discours sur quelque
sujet d' une matiere suivie, et qu' il réponde aux
difficultez qu' on pourra ensuite luy proposer. C' est la
metode qui s' observe ordinairement chez les peres de
l' oratoire à Paris au seminaire de S Magloire,
l' on fait ces sortes de conferences, tantost sur
l' ecriture sainte, tantost sur la discipline, ou
l' histoire ecclesiastique.
Je ne puis m' empescher d' en proposer une quatriéme
sorte, quoiqu' elle soit trop relevée et d' une trop
grande étenduë pour des communautez monastiques. C' est
celle qui se pratiquoit dans ces celebres conferences
que monseigneur de Paris a faites pendant plusieurs
années avec tant de succés et d' éclat dans son palais
archiepiscopal. Chaque conference consistoit en trois
discours sur le mesme sujet, qui avoit esté propo
dans la conference precedente. Celuy qui faisoit le
premier discours, donnoit à la matiere toute l' étend
qu' elle pouvoit avoir, en divisant son discours en
autant de chefs et d' articles, que pouvoit souffrir la
matiere ; et appuyoit chaque point de toutes les
preuves qu' il pouvoit. Le second proposoit ses
difficultez contre les résolutions du premier discours :
et enfin monseigneur de Paris terminoit la conference
par un troisiéme discours, qui ne paroissoit pas moins
nouveau par les belles choses
p331
qu' il renfermoit, que si personne n' eust encore parlé
sur le sujet de la conference.
Voilà les differentes metodes dont on peut se servir
pour faire des conferences dans nos communautez. Je ne
doute pas que plusieurs ne fussent ravis qu' on les y
pût établir, et il seroit bien étrange que des
personnes du monde si occupées pussent trouver assez
de tems et de loisir pour faire des conferences, et que
des religieux s' excusassent d' en faire, à cause du peu
de tems qui leur reste aprés les exercices de la vie
reguliere. On a toujours assez de tems quand on a assez
de bonne volonté.
S' il n' estoit question que de trouver des sujets pour
ces conferences, on n' en manqueroit pas. La sainte
ecriture, la morale chrétienne, la lecture des conciles
et des peres, l' histoire ecclesiastique et monastique,
la matiere des voeux et des observances regulieres,
les difficultez sur la regle, le droit canon, et
quantité d' autres sujets semblables, fournissent une
assez ample carriere pour une longue suite de
conferences. On pourroit s' arréter aux principales
difficultez de chaque sujet. Le Pere Alexandre peut
fournir celles que l' on peut faire sur l' histoire de
l' ancien testament, et sur l' histoire ecclesiastique.
L' histoire des moines d' orient et d' occident sur les
choses monastiques : Mr Du Pin donne les ouvertures
necessaires pour la lecture des peres. Theodoret et
Estius sur les principales difficultez de l' ecriture,
peuvent servir de modele ; S Bernard, Heften, et les
differens commentaires qui ont esté faits sur la regle
de S Benoist, sont plus que suffisans pour prévoir
les difficultez que l' on peut proposer sur les voeux et
les observances monastiques. Un religieux de Fontevrault
a depuis
p332
peu composé un livre touchant l' obligation aux
observances de la regle. C' est pour faciliter cet
exercice que je donneray à la fin de ce traité un
memoire des principales difficultez, qui se peuvent
former sur la doctrine et la discipline, et sur
l' histoire ecclesiastique.
Il me semble qu' on pourroit encore faire une autre
espece de conferences, qui me paroist plus facile, et
qui ne seroit peut-estre pas moins avantageuse, sçavoir
que trois ou quatre religieux affectionnez à l' étude
lûssent chacun differens livres sur une mesme matiere,
conformes à leur talent et à leur genie ; et qu' ils
s' assemblassent, avec la permission de leur superieur,
une ou deux fois la semaine pour conferer ensemble des
choses que chacun d' eux auroit remarquées dans ses
lectures, ou des doutes qui s' y seroient presentez,
afin d' en rechercher ensemble l' éclaircissement. On
pourroit se servir de cette metode dans l' étude de
l' ecriture sainte, chacun prenant un commentaire sur un
mesme livre de l' ecriture, pour conferer ensuite des
difficultez qui se seroient presentées, ou des
observations que chacun auroit faites.
La mesme chose se pourroit pratiquer aussi dans la
lecture des peres, dont on entreprendroit l' étude en
suivant l' ordre des tems, chacun prenant le pere qui
luy conviendroit mieux. Pour ce qui est des remarques
que chacun auroit faites sur sa lecture, il seroit à
propos que les autres en fissent des extraits, pour
joindre à celles qu' ils auroient faites : afin d' avoir
par ce moyen un corps de remarques sur tous les peres.
Je traiteray plus au long de cette étude dans le
chapitre vingtiéme.
Ces remarques se pourroient faire aussi tres-utilement
sur l' histoire, et il faudroit s' accoutumer à faire sur
toutes celles qu' on lit des réflexions proportionnées
à son état.
p333
On auroit par ce moyen un corps de morale composé de
ces réflexions, qui pourroient servir de regle dans les
differentes situations l' on se trouve. Il n' y a
point d' action si mince dont on ne puisse tirer du
fruit : et il faudroit de tems en tems demander aux
jeunes religieux ce qu' ils pensent de certains faits
des anciens peres, lesquels, quoique fort simples en
apparence, sont bien souvent les effets d' une sagesse
toute celeste, et d' une prudence tres-éclairée. Il en
faut donner quelques exemples.
Il y en a un dans la vie du saint solitaire Marcien,
rapportée par Theodoret, qui me paroist remarquable.
Un autre solitaire, appellé Avitus, penetré d' estime
pour sa vertu, etc. C' est ainsi que ce sage et vertueux
solitaire vouloit faire voir, qu' il y a de certaines
rencontres, où l' on doit se relâcher de quelques
p334
pratiques religieuses, pour éviter l' éclat, et pour
pratiquer d' autres vertus qui sont plus estimables,
quoy qu' elles ayent moins d' apparence.
à cet exemple j' en ajouteray encore un autre du
bienheureux solitaire Zenon, qui s' étoit fait une loy
d' aller querir fort loin l' eau dont il avoit besoin
pour sa boisson. Un jour comme il revenoit de la
fontaine etc. Il faut quelquefois donner quelque chose
à la complaisance, pour ne pas chagriner et choquer les
personnes avec qui l' on a à vivre : et on trouve
toujours assez d' occasions et de moyens de se
dédommager, quand on le fait par vertu, et non point
par une molle complaisance. Il y a de certains naturels
qui peuvent avoir besoin de ces avis, mais ceux qui
sont trop complaisans, ont d' autres mesures à prendre.
Je crains de m' estre trop étendu dans ces petits
détails : mais je l' ay déja dit, j' écris ceci pour de
jeunes gens qui en ont besoin.
Pour revenir à nos conferences, je ne doute pas qu' elles
ne soient extrémement utiles, pourvû que hors de là
on ait soin de garder exactement, autant que l' on
pourra, le recueillement et le silence, et que sous
pretexte de ces conferences on ne se dispense pas des
obligations de la vie monastique, puis qu' au contraire
ces assemblées ne
p335
doivent servir qu' à maintenir la regularité et le fond
de la religion. Que si elles produisoient un effet
tout contraire, non seulement on ne devroit pas les
rétablir, mais mesme on devroit les retrancher, pour ne
pas donner atteinte à ce qui est principal et capital
dans la religion. Je sçay qu' il faut une honneste
liberté pour entretenir utilement ce commerce, mais il
en faut retrancher la dissipation.
Il faudroit pour cet effet garder la métode que Saint
Basile Le Grand a prescrite aux religieux pour leurs
conferences. C' est dans la premiere de ses lettres à
S Gregoire De Nazianze, que nous avons citée ailleurs,
il décrit la maniere qu' ils devoient observer dans
ces assemblées, en évitant soigneusement tout air de
vanité et d' ostentation, les contentions et les
disputes, et le desir de paroistre, et de se distinguer
des autres. Il regle mesme jusqu' au ton de la voix, et
il veut que dans tout le reste on fasse paroistre
beaucoup de moderation, de douceur et d' humilité, soit
en parlant, soit en écoutant les autres.
Rien n' est plus édifiant en ce genre, que la conduite
que garda S Denis evesque d' Alexandrie dans la
conference qu' il eut avec quelques prestres, qui estoient
tombez dans l' erreur des millenaires. Ce saint prelat,
aprés avoir tâché de les en retirer par ses écrits,
essaya de le faire par un entretien qu' il eut avec eux
sur ce sujet. Il y réüssit, et voicy comme la chose se
passa, suivant le rapport que le saint en fait lui-même.
Il y avoit de la part des prestres un ardent desir de
connoitre la verité, excellente disposition pour la
trouver. Les interrogations et les réponses etc.
p336
Qui s' étonnera qu' avec de si saintes dispositions
cette affaire ait eu tout le succés que l' on en pouvoit
esperer ? Si les religieux apportoient les mêmes
dispositions pour leurs conferences, ce seroit une
chose qui leur seroit extrémement utile, et un excellent
moyen pour attirer les graces du ciel, et pour
apprendre la verité.
PARTIE 2 CHAPITRE 17
des predications et des catechismes.
il n' y a point de fonction plus noble et plus relevée
dans l' eglise que la predication de l' evangile. Nôtre
seigneur en a fait presque son unique employ pendant
sa vie publique, et ç' a esté une des premieres choses
qu' il a recommandées à ses apôtres. Ce saint ministere
a esté depuis confié aux evesques leurs successeurs,
qui l' ont communiqué aux autres ecclesiastiques, qu' ils
en ont jugez capables.
Les moines ont eu part à cette commission dés le
commencement de leur établissement, et S Jean
Chrysostome qui avoit envoyé de saints moines en
Phenicie
p337
pour travailler à la conversion des payens qui estoient
en ce païs-là, leur donne de grands éloges pour avoir
achevé ce grand dessein par leur predication et par leurs
exemples, comme il paroist par plusieurs de ses lettres,
et entr' autres par la 123 qui est adressée aux
prestres et moines de Phenicie, qui instruisoient
les gentils de ce pays-là . On peut se souvenir icy
de ce que j' ay dit ci-devant de S Pacôme et de
plusieurs autres.
Saint Benoist exerça le mesme office à l' égard des
idolâtres, qui estoient encore de son tems aux environs
du Mont-Cassin, lesquels il convertit par de
continuelles predications, (...), comme le témoigne
S Gregoire. Il ajoute que ce saint envoyoit de tems
en tems de ses disciples pour instruire ces nouveaux
convertis. à l' exemple d' un si grand homme, plusieurs
missionnaires zelez sont sortis des monasteres, et
c' est à nos religieux que l' Angleterre, l' Allemagne,
la Suede, le Danemarck, la Hongrie, la Boëme et la
Pologne sont redevables de leur conversion à la foy
chrétienne.
Il est donc certain que l' employ de la predication
n' est pas interdit aux moines, lors qu' ils ont les
qualitez necessaires pour s' en bien acquitter : mais il
seroit aussi à souhaiter qu' on n' y engageât personne
qui ne t le faire avec fruit et édification. Comme la
profession monastique n' est pas destinée par elle-même
à ces fonctions éclatantes, mais plutost à la retraite,
au silence, à l' éloignement du monde, et à la penitence ;
on ne doit faire sortir personne de cet ordre commun,
qu' il n' ait donné des marques sensibles, que Dieu le
destine à cet employ. Et en effet, lors qu' on voit
sortir un homme de la solitude, et, pour ainsi dire, du
desert
p338
pour paroitre et parler en public, on s' attend
d' entendre de luy quelque chose d' extraordinaire.
Il faudroit donc que les religieux que l' on expose de
la sorte, eussent beaucoup de pieté, d' humilité, de
zele, de lumiere et de talent pour parler en public ;
qu' ils fussent des hommes d' oraison, et qu' ils eussent
donné des marques certaines de leur constance et de
leur fermeté dans le bien par une vie reglée et
uniforme de plusieurs années. Car il ne faut pas
s' imaginer qu' il soit permis de confier ce ministere
à de certains religieux inquiets, qui ont d' ailleurs de
l' esprit, de la hardiesse, et une facilité de parler,
dans la e seule de les occuper, c' est à dire de les
amuser. La parole de Dieu, qui est la chose du monde
la plus serieuse et la plus precieuse, ne doit pas
estre employée pour servir d' amusement à personne, ou,
si l' on veut, d' une simple occupation qui n' aboutisse
à rien. C' est la profaner que de la faire servir à un
usage, qui convient si peu à sa dignité et à son
excellence.
C' est pour la mesme raison qu' on ne doit pas non plus
exposer à cet employ de jeunes gens, qui n' ayant pas
encore assez de maturité ni de solidité, sont en
danger d' estre inutiles aux autres, et de se perdre
eux-mesmes. C' est cependant une tentation qui est
assez ordinaire aux jeunes religieux, qui se sentant
pénétrez des attraits d' une conversion nouvelle,
croyent ne pouvoir satisfaire autrement à leur zele et
à leur ferveur que par la prédication, qui leur donne
le moyen de convertir les autres. Il y a long-tems que
S Bernard a remarqué ce défaut dans le sermon 64
sur les cantiques, et S Nil avant lui a témoigné que
ces religieux s' exposent à la risée des demons, et peut
estre aussi des hommes.
p339
Il est donc necessaire de prendre du tems et du loisir
pour se remplir soy-mesme, avant que de se répandre
au dehors ; et il est besoin mesme d' avoir dans son
coeur une source intarissable d' onction et de pieté par
le moyen de l' oraison, afin de n' estre pas en danger de
tomber bien-tost dans la secheresse et l' aridité. Faute
de cette disposition que peut-on attendre d' un
predicateur, sinon des speculations creuses, et des
pensées sans solidité, qui laissent les ames des
auditeurs, aussi-bien que celle du predicateur, dans la
disette et dans la faim, qui les fait gemir ?
Ce défaut vient aussi de ce que les predicateurs bien
souvent veulent paroitre sçavans, éloquens et habiles.
Ils se picquent du bel esprit, en un mot ils parlent
pour eux-mesmes, et non pour leurs auditeurs ; et en
parlant de la sorte, ils ne parlent souvent ni pour les
auditeurs, ni pour eux-mesmes, n' y ayant rien qui les
rabaisse davantage aux yeux des autres, que ce desir
qu' ils font paroistre de se relever. Que si ce défaut
est grand dans un predicateur ordinaire, il est encore
plus insupportable dans un religieux, qui ne doit
inspirer par ses discours, non plus que par ses exemples,
que des sentimens d' humilité et de modestie.
Je voudrois donc en premier lieu, qu' un religieux qui
doit estre occupé à la predication, ne s' y ingerât point
de lui-mesme, mais qu' il attendît que les superieurs
l' y appliquassent : que mesme aprés y avoir esté
destiné, il n' acceptât cet employ qu' avec peine et avec
tremblement, dans la crainte d' en abuser, ou de le
rendre inutile par sa mauvaise conduite. Car comme on
a besoin de graces extraordinaires pour réüssir dans ce
saint ministere, c' est tenter Dieu de croire que toutes
celles qui nous
p340
sont necessaires pour cette sainte fonction, ne nous
manqueront pas, de quelque maniere que nous y soyons
engagez. Si un religieux est humble, il sera bien
éloigné de cette pensée ; et s' il ne l' est pas, il est
indigne de monter en chaire.
En second lieu il faut avoir un grand acquis non
seulement de vertu, mais de science, puisée non dans
l' étude de la scolastique, qui est trop seche pour la
chaire, mais dans les saintes ecritures, et dans la
lecture des peres, comme de S Jean Chrysostome, de
S Augustin, de S Gregoire et de S Bernard, que
l' on doit regarder comme les quatre docteurs des
predicateurs. Il fautavoir à fond la religion et la
morale chrétienne, que l' on doit avoir puisée dans ces
pures sources, et dans les autres bons livres. Mais sur
tout il faut qu' un predicateur lise avec attention les
livres que S Augustin a composez de la doctrine
chrétienne.
En troisiéme lieu, je voudrois que dans les sermons
on s' attachât toujours à quelque point de morale bien
développé et expri, et non pas à des pensées
ingenieuses, à des antiteses, et à des jeux d' esprit,
dont on ne tire aucun fruit. Les discours moraux qui
ont paru depuis quelques années, peuvent servir en cela
d' un bon modele.
En quatriéme lieu, il seroit à souhaitter que les
predicateurs en composant leurs sermons, eussent soin
de consulter pour le moins autant leur coeur que leur
esprit, et qu' ils considerassent s' ils sont touchez et
penetrez eux-mesmes des choses qu' ils veulent prescher.
Car comment toucher les autres, si on ne l' est pas
veritablement soy-mesme ? On entend bien plus volontiers
avec S Bernard, un predicateur qui cherche plus à
toucher et à
p341
faire pleurer ses auditeurs, qu' à se faire applaudir.
Il ne faut pas mesme s' arrester beaucoup aux larmes, si
la correction des vices ne s' ensuit, comme S Augustin
dit en quelque endroit. Le soin que l' on a de trouver
des paroles, nuit beaucoup au mouvement du coeur, dit
un pieux auteur moderne, et le predicateur perd toûjours
quelque chose par là, s' il n' est recompensé de sa
perte par le gain que les autres y font.
En cinquiéme lieu, que l' on ait soin de proportionner
son discours à la disposition et à la portée des
auditeurs : que l' on s' abaisse autant qu' il faut pour
se faire entendre, sans rien perdre neanmoins de la
dignité de la parole de Dieu, qui est plus honoré par
un discours simple, pourvû qu' il soit clair, propre et
energique, que par ceux qui sont si figurez, si
fleuris, et si composez. Il faut donc s' abbaisser sans
se ravaller, comme le verbe divin s' est humilié pour
nous, sans rien perdre de sa dignité. C' est ce que
pratiquoit admirablement bien S Chrysostome, lequel,
comme remarque Photius, négligeoit les questions
obscures et difficiles, pour ne s' attacher qu' à celles
qui estoient de la portée de ses auditeurs. En un mot,
il faut preferer ce qui peut instruire à ce qui peut
plaire, faire toujours ceder les pensées des hommes
aux oracles de Dieu, et méprisant tout ce qui ressent
tant soit peu l' éloquence affectée, ne s' occuper que
du soin d' enseigner et de faire aimer la verité. On
peut voir plusieurs autres avis touchant les
predicateurs dans les essais de morale, sur tout à la
fin du troisiéme volume, et dans la continuation de ces
essais,
p342
sur l' evangile du mardy de la quatriéme semaine de
caresme, et ailleurs. Il seroit utile de lire aussi
les vers françois du pere de Villiers touchant l' art
de prescher.
Je voudrois encore que l' on eust autant de zele à
instruire les pauvres gens de la campagne, que l' on a
d' ordinaire d' inclination à prescher dans les villes.
Un bon catéchisme, ou une simple exposition de
l' evangile, fera bien souvent plus de fruit que des
sermons sçavans et composez avec grand soin. Il faut
plus d' habileté que plusieurs ne croyent pour faire
un bon catéchisme, et quand on le sçait bien faire, on
en tire de grands avantages. La pluspart des desordres
du christianisme, et sur tout de la campagne, viennent
du défaut d' instruction ; et il est presque impossible,
lorsqu' on a bien compris la religion chrétienne et la
morale de l' evangile, que l' on tombe dans ces excés,
qui sont des suites de l' ignorance. Il est à propos de
lire sur ce sujet la preface que Mr L' Abbé Fleury
a mise à la teste de son catéchisme historique, dont
la metode me paroist d' une tres-grande utilité. On y
peut joindre le catéchisme de Meaux, mais il faut voir
sur tout le livre de S Augustin, de catechizandis
rudibus.
au reste, l' exercice du catéchisme n' est pas moins
ancien dans les monasteres que celuy de la predication.
Nous en trouvons l' usage dans la vie de S Pacôme. Ce
saint voyant un village voisin de son monastere presque
tout desolé et dépourvû de ministres, persuada à
l' evesque d' y bâtir une eglise ; et en attendant qu' on
y établît quelque prestre, il y alloit luy-mesme avec
quelques-uns de ses religieux pour instruire ce peuple
par la lecture des saintes ecritures : et Dieu donna
tant de benediction à son travail, que plusieurs payens
se convertirent. De plus, il paroist par une lettre de
Theodore disciple
p343
de ce saint abbé, qu' on instruisoit dans son monastere
ceux que l' on disposoit à recevoir le batéme. Le mesme
se pratiquoit dans le monastere de Bethleem, au rapport
de S Jerôme dans sa lettre à Pammachius, où il se
plaint de ce que Jean evesque de Jerusalem n' avoit pas
voulu conferer le sacrement de batéme à leurs competens,
(...), c' est à dire à ceux qui estant dans le dernier
degré de disposition pour recevoir le batéme, demandoient
avec instance d' en estre regenerez. Nous apprenons
aussi de la vie de S Euthime abbé, qu' il catéchiza
et batiza dans son monastere plusieurs sarazins
nouvellement convertis. On en peut voir d' autres
exemples dans le Philothée de Theodoret.
Mais si on doit exercer ce devoir de charité envers les
externes, c' est principalement à l' égard des sujets des
monasteres. Cassiodore veut qu' on en ait un soin
particulier, et il souhaitte qu' on les fasse venir
souvent aux monasteres, afin qu' ils puissent profiter
des bonnes instructions et des bons exemples qu' on leur
y doit donner, et qu' ils ayent honte d' appartenir à des
religieux, s' ils ne sont pas meilleurs que les autres.
On pourroit ajouter, que les religieux mesme doivent
avoir honte, s' ils ne font pas en sorte que leurs
sujets et leurs domestiques soient autant à proportion
distinguez par leur vie du commun des chrétiens, que
les religieux sont obligez de l' estre par leur
profession. Comme entre les freres qui sont destinez
pour les emplois exterieurs, il y en a quelquefois qui
ne sçavent pas lire, on devroit sans doute pratiquer
à leur égard, ce que S Pacôme ordonne dans sa regle,
il dit qu' il faut obliger ces personnes à apprendre
à
p344
lire, mesme malgré eux, (...) : afin qu' ils puissent
s' appliquer a la lecture au moins du nouveau
testament et du psautier. Car en effet c' est une chose
déplorable de voir ces sortes de religieux, qui n' ont
pas d' ordinaire beaucoup d' education, abandonnez à
eux-mesmes, et exposez à tous les inconveniens, ausquels
est sujette une vie purement exterieure, qui n' est
point soutenuë par la lecture et le recueillement.
PARTIE 2 CHAPITRE 18
conduite ou plan d' études depuis le novitiat,
jusqu' au cours de theologie inclusivement.
me voici enfin tantost à la fin de la seconde partie de
ce traité, qui estoit la plus difficile, et qui n' est
pas la moins importante. Il ne reste plus sinon que
chacun se mesure soy-mesme, et se fasse l' application
des differens moyens d' études que j' ay proposez. Cette
application doit estre differente suivant les diverses
dispositions d' esprit et d' inclination d' un chacun ; et
il est du bon ordre que chaque religieux en particulier
s' en rapporte au jugement de ses superieurs, ou de
quelque habile homme, auquel ils s' en seront rapportez
eux-mesmes. J' essayeray neanmoins d' en ébaucher icy un
plan, en marquant les differentes lectures que je
croiray les plus propres par rapport aux differentes
situations de chaque personne, afin d' en faciliter la
pratique à ceux qui n' auroient pas assez d' ouverture
pour cela. Je ne pretens pas pourtant m' eriger en
directeur : on pourra changer ou corriger ce plan comme
on le jugera à propos.
p345
I
le noviciat et les deux premieres anes de jeunes
profez doivent estre employées uniquement à apprendre
les principes de la religion chrétienne, et de la
vertu, et les obligations de la vie monastique. On
tâchera d' avoir tous les livres qui sont necessaires et
les plus utiles pour ce sujet. Que ces livres, autant
qu' il se peut faire, soient bien écrits, s' ils sont en
fraois : car pour les latins, on en trouve peu qui ne
soient au moins supportables, quoiqu' il y en ait peu de
bien écrits. Il faut faire ensorte que les premieres
idées que l' on donne de la vertu aux jeunes gens,
passent dans leur esprit d' une maniere qui ne soit pas
desagréable, et que les mesmes livres puissent servir
à leur former l' esprit et le coeur. Quelques-uns
s' imaginent que c' est une délicatesse qu' il faut
mortifier dans les jeunes gens : mais à mon avis c' est
une mortification mal-entenduë, qui ne sert qu' à les
dégoûter des choses spirituelles, lesquelles d' ailleurs
ne leur sont pas déja trop agréables. Il est vray qu' il
faut lire les livres pour les bonnes choses, et non
pour le beau stile : mais les bonnes choses deviennent
quelquefois insipides, et mesme insupportables faute
d' assaisonnement.
Pour commencer par les novices, les livres qui me
semblent les plus propres pour eux, sont l' echelle de
S Jean Climaque, les confessions de S Augustin en
latin ou en françois ; Rodriguez de la nouvelle
traduction, la guide des pecheurs par Grenade, l' homme
spirituel et l' homme religieux du pere S Jure, les
principes de la vie chrétienne du Cardinal Bona,
avec sa guide au ciel, et la voye abregée pour aller à
Dieu. L' institution de Louys De Blois, le combat
spirituel, le thresor spirituel
p346
du Pere Quarré, les essais de morale, avec la
continuation sur les epîtres et les evangiles de
l' année, sur tout le quatriéme tome des essais, qui est
des quatre fins dernieres, l' année chrétienne. On
pourroit y ajoûter le chrétien interieur, quoiqu' il y
ait quelques sentimens, ou du moins quelques expressions
un peu fortes, qui ont porté l' inquisition de mettre
dans l' index la traduction italienne qui en a
esté faite, soit que cette traduction n' ait pas esté
fidele, soit que l' on ait crû que ce livre en soy
favorisoit les erreurs des quietistes. C' est pour
éviter cet écueil, qu' il n' est pas à propos de
permettre de lire le livre de Royas, qui est un des
premiers auteurs qui a favorisé cette secte. Outre la
regle et l' imitation que l' on donne à chaque religieux,
il seroit bon de leur donner aussi les pensées
chrétiennes, qui est un petit livre rempli de
sentimens fort pieux et fort solides. Il ne faut pas
omettre la vie de S Benoist par S Gregoire Le
Grand.
Touchant l' ecriture sainte et la religion, on pourra
donner aussi aux novices le nouveau testament, les
paraphrases de Mr Godeau sur les épîtres de S Paul,
une traduction nouvelle des pseaumes en deux ou trois
colonnes, la paraphrase des pseaumes par le P Mége,
les figures de la bible, les moeurs des israëlites, et
les moeurs des chrétiens par Mr L' Abbé Fleury, le
catéchisme historique du mesme auteur, le catéchisme
du concile de Trente, celuy de Bellarin, quelque
nouveau catéchisme de ceux que l' on a publiez depuis
peu, comme celuy de Paris, celuy de Meaux, ou celuy
des trois evesques, qui est comme un petit abregé de
theologie ; les homelies sur les commandemens de Dieu
en deux petits volumes.
p347
Ii
pour les jeunes profés, outre les livres cy-dessus, on
leur peut donner Saint Dorothée de la nouvelle
traduction, la solitude chrétienne, quelques traitez
de S Bernard traduits en françois, la vie du mesme
saint en fraois en six livres, le premier esprit de
Citeaux, les morales de S Basile traduites par Mr
Hermant, la psalmodie du Cardinal Bona, Cassien en
fraois, quelques homelies de S Jean Chrysostome
en françois, les premier, second et quatriéme tome des
ascetiques tirez des ouvrages des saints peres, en
faveur des religieux de nôtre congregation ; quelques
traitez spirituels de Bellarmin, (...) ; la paraphrase
sur le pseaume beati immaculati en latin et en
fraois, les oeuvres spirituelles d' Avila.
Touchant la religion et l' ecriture, les proverbes et
l' ecclesiaste en latin, ou en françois, avec les
remarques ; les conseils de la sagesse par le Pere
Bouteault, le livre de S Augustin de la religion,
et celuy des moeurs de l' eglise nouvellement traduits
par M Du Bois, cura clericalis latin et
fraois ; le catéchisme en vers par Mr L' Abbé
D' Heauville.
Pour commencer à apprendre l' histoire monastique,
essay de l' histoire monastique d' orient, l' abregé de
l' histoire de S Benoist, les vies des peres du desert.
Quelque commentaire facile sur la regle, comme celuy
du Pere Martene, les rits monastiques du mesme.
Je voudrois aussi donner aux jeunes profés un ou deux
livres d' humanitez, pour ne pas laisser tout-à-fait
rallentir le feu de la jeunesse : mais à condition
qu' ils n' en pourroient lire qu' à de certains momens,
ils ne seroient
p348
pas occupez d' ailleurs. Ces livres pourroient estre
les epîtres familieres de Ciceron, celles de S
Jerôme, le petit Phedre avec sa traduction, la
paraphrase des evangiles par Erasme, Juste-Lipse
de constantia , qui est moral et bien écrit.
L' introduction à la sagesse par Vivez en latin et en
fraois, Drexelius. S' ils sçavent du grec, le
nouveau testament en grec, les pseaumes du Pere
Petau en vers grecs, qui sont fort estimez ; quelques
oraisons de S Jean Chrysostome, quelques dialogues
choisis de Lucien, ou quelques autres semblables
suivant leur capacité. Je dis ceci sans pretendre
donner aucune atteinte au reglement de nôtre
congregation, qui ne permet pas l' usage des livres
d' humanitez aux jeunes profez. C' est à ceux qui ne
sont pas sujets à ce reglement, de voir si ce que je
propose icy leur paroîtra utile.
Pendant ces deux années il faudroit que le zelateur ou
quelqu' autre leur apprist à bien lire et à bien
prononcer le latin et le françois, comme aussi à
écrire d' un bon caractere, et à bien observer les
regles de l' ortographe. Il seroit à propos aussi de
leur lire le traité de la civilité chrétienne, qui se
trouve dans le second tome des essais de morale. On ne
sçauroit trop inculquer l' honnêteté, pour que l' on
ait soin de n' en pas faire une pure ceremonie, ou, pour
mieux dire, une hypocrisie. Quand on a la foy, etc.
Iii
aprés les deux années de jeunes profez, s' ils ont
besoin
p349
de repasser les principes de la grammaire, ils pourront
lire pour livres spirituels la vie de S Basile et de
S Gregoire de Nazianze par Mr Hermant, celle de
Dom Barthelemy des martyrs archevêque de Braga ;
le compendium spiritualis doctrinae de ce tres-pieux
archevêque ; la perfection chrétienne du Cardinal De
Richelieu, le livre des jeusnes et celuy des festes
par le Pere Thomassin, la psalmodie et le livre de la
verité, du mesme ; regia via sanctae crucis par
Heften, quelques traitez de Drexelius, les caracteres
des passions par Monsieur De La Chambre, l' usage
des passions par le Pere Senault.
Les livres touchant la religion et l' ecriture pourront
estre les livres des rois nouvellement traduits ;
l' ecclesiastique et la sagesse, le catechisme du
Cardinal De Richelieu, ou quelqu' autre.
Les livres d' humanitez seront Ciceron de oratore ,
quelques oraisons du mesme, (...), la seconde
philippique, les offices avec la nouvelle traduction de
Mr Du Bois, Saluste, Tite-Live, Tacite, Cesar,
l' histoire de Sulpice Severe, avec la traduction de
Mr Giry, qui est fort pure et élegante ; les
institutions de Lactance, (...), avec la traduction de
Mr De Maucroix chanoine de Reims ; (...), les poësies
du P Rapin, du P Commite, et du P De La R, les
hymnes de Mr De Santeüil, Bucanan sur les pseaumes,
les poësies du Pere Beverin, (...), les trois comedies
de Terence traduites, les colloques d' Erasme épurez
par Mr Mercier ; Turselin des particules. Les lettres
de Ciceron, de Manuce, du Cardinal Sadolet, et de
Bongars
p350
pour apprendre le stile epistolaire. Cluverius pour la
geographie ; le rationarium du Pere Petau, le
P Labbe pour la chronologie, ou l' abregé chronologique
de Strank, où elle est traitée avec beaucoup de
netteté.
Iv
quant à ceux qui étudieront en philosophie, on pourra
leur lire le traité de la maniere d' étudier
chrétiennement, qui est à la fin du second volume des
essais de morale, dont on donnera des extraits dans la
troisiéme partie de ce traité. Ils pourront lire le
traité de l' oraison, qui est du mesme auteur ; Saint
Jure de la connoissance et de l' amour de Dieu, les
homelies de Tritheme, le cinquiéme tome des ascetiques,
Blosius.
Pour la religion et l' ecriture, le catechisme de
Grenade, l' explication de la messe par monseigneur
l' evesque de Meaux, les conferences de Luçon, celles
de la Rochelle, Grotius de religione , la verité
de la religion du Marquis De Pianeze, la Genese de
la nouvelle traduction, les pseaumes de Mr De Meaux,
Gagnaeus sur S Paul.
Touchant la philosophie, les livres philosophiques de
Ciceron, sçavoir les tusculanes, de la nature des
dieux, de la divination, des offices, de l' amitié, de
la vieillesse ; Seneque de la providence, de la
constance du sage, de la vie heureuse ; l' art de penser,
les passions du P Malbranche, ou de quelqu' autre.
Pour l' histoire, la vie de S Jean Chrysostome,
acta martyrum selecta de Dom Thierry Ruinart,
l' histoire de Sanderus, qui a esté traduite en
fraois par Mr De Maucroix.
V
ceux qui étudieront en theologie pourront lire la
morale sur le pater, l' amor poenitens de Mr
l' evesque de Castorie, de cultu sanctorum du mesme,
ou la traduction
p351
qui a esté faite de ces deux livres ; la priere
continuelle, et les autres traitez de Mr Hamon ; les
pensées de Mr Pascal, avec le discours qui a esté
fait sur ces pensées, et un autre sur les livres de
Moïse ; tableaux de la penitence par Mr Godeau,
discours du mesme sur les ordres, S Chrysostome du
sacerdoce, les catecheses de S Cyrille, les lettres
de S Isidore de Damiette et de S Nil.
Les controverses du Cardinal De Richelieu, les
livres Dabadie touchant la religion, la veritable
religion du Pere Vassor, les memoires de Mr De
Tournay touchant la religion ; les reflexions de Mr
Pelisson sur les differends de la religion ; l' ouvrage
du P De Sainte-Marthe religieux de nôtre
congregation touchant la confession ; la morale de
Grenoble, (...), les prophetes nouvellement traduits.
Pour livres d' histoires, Mr Godeau, la vie de S
Atanase et celle de S Ambroise par Mr Hermant, la
vie de Theodose Le Grand par Mr Fleschier.
Livres de theologie, Melchior Canus (...), Estius sur
les sentences, Binsfelde sur les sacremens, Ciceron
(...), discours sur l' existence de Dieu et sur
l' immortalité de l' ame, qui se trouve dans le second
volume des essais de morale.
Vi
pendant la recollection S Cyprien, S Jean
Chrysostome sur S Mathieu et sur S Paul, avec ses
autres homelies ; S Augustin sur les pseaumes et sur
S Jean, (...), ses epîtres ; les morales et les
dialogues de S Gregoire, et sur Ezechiel ; S Bernard,
Estius ou Fromond sur S Paul ; la fausseté des
vertus humaines par Mr Esprit, avec ses lettres ; le
concile de Trente, Bona de la liturgie, les notes du
Pere Menard sur le sacramentaire
p352
de S Gregoire, Arcudius sur les sacremens, Allatius
(...), le Pere Morin de la penitence et des
ordinations, traité de l' unité de l' eglise, pjugez
legitimes contre les calvinistes, les disquisitions
d' Heften sur la regle. Le commentaire de Mr L' Abbé
De La Trape, avec les devoirs de la vie monastique.
PARTIE 2 CHAPITRE 19
continuation du mesme sujet, où l' on donne un plan
des études que l' on peut faire depuis la theologie.
on peut dire que le veritable tems de l' étude est
depuis les cours de philosophie et de theologie, et
aprés la recollection. Pour donner quelque plan des
études que l' on peut faire depuis ce tems-là, il est à
propos de distinguer trois classes de religieux. Les
uns se veulent borner uniquement à la pieté : les
autres sont bien aise d' avoir une érudition mediocre :
les troisiémes sont portez à quelque chose de plus, et
sont destinez par les superieurs aux études, ou à
quelque travail pour le public.
Les premiers se doivent appliquer principalement à la
lecture et à la meditation de l' ecriture sainte. Cette
lecture assiduë avec des reflexions leur tiendra lieu
de commentaire, puis qu' ils n' y doivent rechercher que
le sens litteral et le sens moral, et non pas les
difficultez de chronologie et de critique, qui ne
serviroient de rien à leur but et à leur dessein. Sans
cela ils trouveront toujours assez de veritez claires
pour leur édification et pour celle des autres. Ils
pourront néanmoins, s' ils veulent, se servir des
versions et des remarques qui ont esté impries
depuis peu, ou de quelque autre commentaire succint.
p353
à l' égard des autres livres, ils doivent se borner a
un ou deux auteurs, et faire leur capital d' un seul. Ils
doivent s' appliquer la regle qui est marquée dans la
lettre aux religieux du Mont-Dieu, que pour réüssir
dans la vie spirituelle, il faut s' attacher à un
auteur : (...). Saint Bernard peut suffire aux
religieux qui sont dans cette disposition, et
peut-estre encore moins. Ils doivent lire souvent la
lettre aux religieux du Mont-Dieu.
Pour ce qui est des seconds, ils peuvent s' appliquer
ou à l' étude de l' ecriture sainte, ou a la lecture de
quelques peres, ou aux conciles, ou à l' histoire, ou à
plusieurs de ces choses ensemble. On peut voir sur cela
ce que j' en ay dit, et s' en faire une conduite d' étude
pour soy-mesme. Ces religieux se pourroient borner au
livre de la Concorde de Mr De Marca, à la
discipline du Pere Thomassin, aux livres du Pere
Morin, à l' abregé de Mr De Sponde, ou à l' histoire
de Mr Godeau, et aux conciles generaux du Pere
Lupus.
Enfin pour les troisiémes que l' on destine à une étude
plus étenduë, ou à travailler pour le public, voicy à
peu prés le plan qu' ils peuvent se proposer.
Ils doivent 1 étudier à fond l' ecriture sainte, dans
le dessein de trouver Jesus-Christ revelé et figu
dans le vieux testament, et reconnu et dévoilé dans le
nouveau. Pour ce sujet il se faut faire un plan de
l' ancien et du nouveau testament, et voir les rapports
de l' un à l' autre par les propheties et les figures
de l' ancien, et l' éxécution qui s' en est suivie dans
le nouveau. La demonstration evangelique de Mr Huet
peut servir à ce dessein.
Aprés avoir consideré ces rapports, il faut examiner
p354
les regles qui peuvent servir à l' intelligence de
l' ecriture. Saint Augustin rapporte celles de
Tychonius dans le troisiéme livre de la doctrine
chrétienne. On en peut voir d' autres dans les
prolegomenes de Valton sur la polyglote d' Angleterre,
et aux commencemens des livres de Cornelius à Lapide,
et celles qui se trouvent au commencement de la
version des pseaumes imprimée chez Petit.
Aprés avoir remarqué ces regles, il faut examiner
chaque livre de l' ecriture en particulier, le dessein
de chaque livre, et les difficultez principales qui
s' y trouvent. Les critiques et le biblia magna du
Pere De La Haye seront utiles pour ce sujet. On
vient d' imprimer à Paris chez Desprez un livre
intitulé concordia librorum regum et paralipomenon ,
qui sera bon pour accorder ces deux livres ensemble.
Le livre qu' a composé Jean Lightfoot anglois, sous
le titre d' harmonia quatuor evangeliorum inter se
et cum veteri testamento , peut servir aussi pour
ce dessein.
La seconde chose qu' il faut étudier est la doctrine
des peres. On peut voir ce que j' en ay dit cy-dessus.
Il sera bon d' avoir lû ou parcouru auparavant les
dogmes du Pere Petau. La bibliotéque ecclesiastique
de Mr Du Pin sera utile pour avoir une idée de
chaque pere, en attendant que l' on s' en puisse faire
un autre suivant ses lumieres et son goût. Cela sera
facile, si on fait une analyse des peres qu' on aura
lûs.
Pour les conciles, il en faut examiner l' occasion et
les principales difficultez. Il faut s' attacher sur
tout aux conciles generaux, aux autres conciles des
huit premiers siecles, et à tous ceux de son païs ou de
sa nation.
p355
J' ay parlé assez au long de l' étude de l' histoire,
comme on a vû cy-dessus en son lieu.
Enfin il est necessaire que ceux qui sont destinez à
travailler pour le public, donnent aussi quelque tems
de leur application aux belles lettres, et mesme à la
langue françoise. Ce n' est proprement qu' en ce tems
que l' on peut remarquer les beautez d' une langue, et la
délicatesse du stile. Il y a deux sortes de beautez
dans les auteurs, comme a fort bien remarqué l' auteur
des essais de morale au second volume, dans les avis
qu' il a donnez pour les études. Les unes consistent
dans des pensées belles et solides, mais extraordinaires
et surprenantes, telles qu' on en voit dans Tacite et
dans Seneque : les autres ne consistent nullement dans
les pensées, mais dans un certain air naturel, et dans
une simplicité élégante, facile et délicate, comme dans
Terence, et dans Virgile. Voyez le reste de ces avis
à l' endroit que je viens de marquer, et le chapitre
de l' étude des belles lettres dans ce traité. Il sera
bon de lire aussi l' ouvrage de Mr Baillet, qui porte
pour titre, jugement des sçavans.
PARTIE 2 CHAPITRE 20
idée plus particuliere des lectures que peuvent
faire ceux que Dieu appelle à étudier la doctrine
de l' eglise par les originaux.
quoique ce que je viens de dire puisse suffire pour
donner une idée generale d' études à ceux que Dieu
appelle à un fond de doctrine plus solide et plus
étenduë que les autres ; j' ay crû qu' il estoit à propos
de retoucher
p356
encore une fois cette matiere, afin de la détailler un
peu davantage, et de faciliter par ce moyen
l' execution de ce projet.
Pour réussir dans ce dessein, il est necessaire de se
faire un corps de doctrine, et de s' instruire des
sentimens qui sont reçus et approuvez dans l' eglise,
de distinguer ceux qui sont douteux et contestez, et
d' observer ceux que l' on doit desapprouver et rejetter.
L' étude de la theologie scolastique donne les premiers
elémens de cette science : mais il faut la perfectionner
par une étude serieuse de l' ecriture, dont on doit
examiner le sens litteral avec soin ; et de la
tradition de l' eglise, qui est renfermée principalement
dans les conciles et les peres. Il en faut examiner les
sentimens et les maximes, tâcher de les concilier
ensemble, et de joindre par ce moyen la doctrine des
premiers siécles avec les derniers. C' est cet
enchaînement qui fait, à proprement parler, la
tradition, laquelle avec la sainte ecriture, dont elle
est la fidele interprete, fait la regle de nôtre
créance.
Il est donc necessaire pour ce sujet de joindre
ensemble l' etude de l' ecriture, des conciles, des peres
avec l' histoire ecclesiastique. Cette étude se peut
faire séparément l' une aprés l' autre, en étudiant
premierement l' ecriture, ensuite les conciles, par
aprés les peres, et en dernier lieu l' histoire
ecclesiastique : ou en mélant ces études ensemble, en
étudiant de siécle en siécle les peres, les conciles,
et l' histoire de chaque siécle. Cette seconde maniere
paroist plus utile et plus agréable, et on se fera par
ce moyen un corps de doctrine qui s' entretiendra mieux,
que s' il se faisoit par une étude de chaque partie
separément.
p357
Il me semble donc que l' on pourroit lire en premier
lieu les antiquitez de Joseph, et sa réponse à Appion,
avec le vieux testament. Le rationarium du Pere
Petau peut servir de guide pour l' un et l' autre
testament, et pour les siécles qui suivent, en le
consultant de tems en tems pour ranger la suite des
evenemens. On peut joindre la lecture de Philon et
de Joseph touchant la guerre des juifs, à celle du
nouveau testament.
On doit commencer ce qui regarde l' eglise par la
lecture de l' histoire ecclesiastique d' Eusebe, et
avoir devant les yeux le P Pagi, avec le
rationarium du P Petau, ou l' abregé chronologique
du P Labbe, pour suivre le fil de la chronologie.
Les premiers monumens que nous ayons aprés l' ecriture,
sont la lettre de S Clement à l' eglise de Corinthe,
les lettres de S Ignace de l' edition d' Usserius ou
de Vossius, ou au moins de Mr Cotelier. Celle
d' Usserius est la plus exacte, à cause que les choses
qui ont esté ajoutées par les nouveaux grecs, sont
distinguées par des caracteres rouges. Pearson a
justifié ces epîtres contre les objections de Daillé,
et a fait voir qu' Usserius s' est trom, en rejettant
la lettre de S Ignace à S Polycarpe.
On peut faire suivre les apologies de S Justin, et
son dialogue avec Triphon ; les cinq livres de S
Irenée contre les heresies, et sur tout le premier, et
les premiers chapitres du troisiéme, avec l' apologie
d' Athenagoras. Il sera bon de lire les constitutions
apostoliques dans le recueil que Mr Cotelier a fait
des premiers peres de l' eglise, en deux volumes, avec
de sçavantes notes.
La lecture de Tertullien est tres-utile pour apprendre
le premier esprit du christianisme, les dogmes et la
p358
discipline ecclesiastique de ces premiers tems. Tout
est à lire dans cet auteur. Son traité de l' ame, et ce
qu' il a fait contre les valentiniens, ne demandent pas
tant de réflexion que le reste de ses ouvrages. Il ne
se faut pas contenter de lire pour une seule fois son
apologetique, les livres des prescriptions, de la
penitence, de l' oraison, du batéme, du jeûne, et des
spectacles. On tâchera de se servir de l' edition de
Rigault faite à Paris en 1641 en deux volumes, avec
des notes.
Le pedagogue et les stromates de Clement d' Alexandrie
sont remplis d' érudition, et nous representent les
moeurs et la doctrine des chrétiens de son tems.
Photius trouve fort à redire à ses hypotyposes, dont
nous n' avons plus que des fragmens.
On doit tout lire dans Origene, mais sur tout ses
huit livres contre Celse, la lettre à Africanus, le
livre du martyre imprimé depuis peu à Basle, avec
cette lettre, et le dialogue contre Marcion, qui est
fort douteux ; le petit livre de prece , publié en
Angleterre depuis sept ou huit ans ; ses commentaires
sur l' ecriture de l' edition de Mr Huet. Il est bon
de voir ce qu' en dit Photius, et les fragmens qu' il
rapporte de l' apologie que le saint martyr Pamphile
avoit faite pour Origene, en cinq livres, avec
Eusebe son ami, qui en ajoûta un sixiéme aprés la
mort de Pamphile.
Il faut lire plus d' une fois S Cyprien, à la réserve
de ses deux livres de témoignages contre les juifs, et
le suivant touchant la morale, qu' il suffit de lire
une fois. Il est à propos de commencer par sa vie, et
par les actes de son martyre, et de consulter
annales cyprianici , qui sont à la teste de ses
ouvrages dans l' edition d' Oxfort de l' an 1682 et les
dissertations de Dodwel.
p359
On trouvera dans Balsamon la lettre canonique de S
Denis evesque d' Alexandrie, et celle de Gregoire
Taumaturge, dont on lira la vie écrite par Gregoire
de Nysse, aussi bien que l' éloge de S Denis
d' Alexandrie recueilly dans les actes choisis des
martyrs, qu' il faudra lire aussi exactement.
Aprés Minutius Felix, et Arnobe contre les gentils,
on lira les apologies de S Atanase avec ses lettres,
les livres des synodes contre Arius, et le livre de la
virginité.
Il faudra joindre en cet endroit la lecture des conciles,
et commencer par les canons des apôtres, et les
constitutions apostoliques, qui sont sous le nom de
Saint Clement, et ensuite par le concile d' Elvire ;
et continuer cette lecture des conciles à proportion
que l' on avancera dans celle des peres. Les decretales
des papes se liront aussi en mesme tems, en commençant
au Pape Sirice. On trouvera dans le recueil de
Beveregius les canons des apôtres, et les premiers
conciles de l' eglise, avec les epîtres canoniques, et
des notes fort doctes. La collection de Denis Le
Petit, qui est dans Justel avec les autres
collections, sera aussi utile pour la confronter avec
l' edition des conciles du Pere Labbe. Les decretales
des papes se trouvent dans cette edition, et ont es
imprimées à Rome en trois volumes séparément. Le Pere
Lupus pourra servir pour les conciles generaux, mais
il faudra se tenir en garde sur ses notes. Le recueil
des nouveaux conciles fait par Mr Baluze est
necessaire, comme aussi les observations de Mr
Daubespine sur quelques conciles, celles de Richer
et du Pere Thomassin.
Pour revenir aux peres de l' eglise, il faudra lire dans
p360
la nouvelle edition que nos religieux font de S
Hilaire evesque de Poitiers, les douze livres de la
trinité, le livre des synodes adressé aux evesques de
France et de la Grande Bretagne, les fragmens de ce
pere, avec la belle preface de Mr Le Fevre, et le
livre contre Auxence.
Lorsqu' on aura achevé l' histoire d' Eusebe, il faudra
lire la vie qu' il a composée de Constantin, le livre
de Lactance de morte persecutorum , qui vaut bien
mieux que ses institutions ; la petite histoire de
Sulpice Severe de l' impression d' Hollande, avec la
vie de S Martin par le mesme auteur ; l' histoire
d' Orose, et les anciens panegyriques : et faire suivre
ensuite celles de Rufin, de Socrate, de Sozomene, de
Theodoret, d' Evagre, de Theodore lecteur, de
Philostorge, et de Procope. Il ne faut pas oublier la
chronique d' Eusebe, avec les notes de Scaliger ; ni
celle d' Idace qui en est la continuation, de l' edition
du Pere Sirmond, auquel il faudra joindre le
breviarium liberati , que le P Garnier a corrigé.
Aprés S Hilaire on prendra les catecheses de S
Cyrille evesque de Jerusalem, S Optat, S Basile
tout entier, S Gregoire de Nazianze avec sa vie qui
est tres-belle, les livres de S Gregoire de Nysse
contre Eunomius, dans lesquels il prend la défense de
S Basile ; les epîtres de ce pere, le panegyrique de
Meletius ; S Epiphane touchant les heresies, et son
ancorat ou abregé de la doctrine catholique de
l' edition du Pere Petau ; de plus la lettre synodale
de S Amphiloque, donnée au public par Mr Cotelier
dans son second tome des monumens grecs ; et enfin les
lettres de Synesius données par le Pere Petau, qui
se trouvent d' ordinaire avec S Cyrille de
Jerusalem, sur tout la belle lettre qu' il écrivit à
son frere touchant son ordination.
p361
Ensuite les lettres et les homelies de S Pacien
evesque de Barcelone, les ouvrages de S Jean
Chrysostome de l' édition du P Fronton en onze
volumes, dont les six premiers sont des années 1609
1616 et 1618 et les autres des années 1633 et 1634
à Paris.
Entre les ouvrages de S Ambroise, de S Jeme, et
de S Augustin, il y en a qui doivent estre lûs avec
plus d' attention et de reflexion que les autres. Il
sera facile de juger de l' importance de chaque piece
par les avertissemens que nos religieux ont mis à la
teste de chacune dans les nouvelles éditions de S
Ambroise et de S Augustin : ce que l' on fera aussi
dans celle de S Jerôme : dans lequel les lettres, les
opuscules, les commentaires sur les prophetes, le livre
des ecrivains ecclesiastiques sont ce qu' il y a de plus
considerable.
Pour ce qui est de S Ambroise, ses lettres, ses
traitez particuliers, et ses oraisons funebres meritent
plus d' attention. On y pourra joindre les homelies de
Saint Maxime evesque de Turin, de S Gaudence de
Bresse, et les oeuvres d' Ennodius diacre de Pavie.
Dans S Augustin il faut lire plusieurs fois les
lettres, les ouvrages polemiques, les traitez (...),
tous les ouvrages de la grace, (...), les sermons (...),
les 50 homelies, ses confessions, les livres de la
cité de Dieu, et ce qu' il a fait sur l' epître de S
Jean.
Il sera bon de lire ensuite dans la collection de Denis
Le Petit, les conciles d' Afrique, ausquels S
Augustin a eu grande part.
Il y a aussi du choix à faire dans S Cyrille
d' Alexandrie :
p362
ce qu' il y a de plus considerable sont ses lettres,
sa réponse à Julien l' apostat, ses homelies pascales.
Les lettres de Saint Isidore de Damiette et de
Saint Nil sont toutes spirituelles, aussi-bien que
celles de S Paulin evesque de Nole. Il n' y a rien
à omettre dans Theodoret, qui est un des plus sçavans
de tous les grecs. Il faut avoir l' édition du Pere
Sirmond, avec le supplement du P Garnier, qui nous
a donné aussi le Marius Mercator avec des
dissertations, r' imprimé depuis et augmenté par Mr
Baluze, outre l' édition du P Gerberon.
La lausiaque de Palladius a beaucoup de rapport avec
le philothée de Theodoret, aussi-bien que les
institutions et les conferences de Cassien, auquel il
faut joindre S Prosper (...), et le concile d' Orange,
avec les autres pieces qui sont à la fin du dernier
volume de S Augustin. Les livres de l' incarnation
composez par le mesme Cassien, sont d' une autre
espece, et meritent d' estre lûs.
Les epitres de S Leon et ses homelies, celles de S
Maxime, de S Pierre chrysologue, avec celles de S
Basile de Seleucie, sont éloquentes et utiles pour
apprendre les moeurs et la discipline de ce tems-là.
Le commonitorium ou avertissement de Vincent de
Lerins est un des plus beaux monumens de l' antiquité,
qui peut servir de regle avec le livre que Tertullien
a compode la prescription des heretiques, pour
refuter les heresies. Il ne faut pas omettre de lire
l' éloge que S Hilaire evesque d' Arles a composé de
S Honorat son predecesseur et fondateur de Lerins ;
non plus que les homelies de S Cesaire aussi evesque
d' Arles, et sa vie écrite par Cyprien evesque de
Toulon. Outre les
p363
homelies de ce pere, qui estoient imprimées il y a
longtems, Mr Baluze en a donné quelques autres. Il y
en a 102 dans l' appendice du 5 tome du nouveau S
Augustin.
Les lettres et les traitez de Salvien de Marseille
servent beaucoup pour faire connoitre lacadence de
l' empire romain, et la corruption des moeurs de ce
tems-là qui en fut la cause.
Il faut joindre ensemble la lecture de trois celebres
africains, sçavoir de Victor de Vite, de S Fulgence,
et de Facundus evesque, qui a écrit douze livres pour
la défense des trois chapitres, imprimez par le Pere
Sirmond, et une lettre imprimée par Dom Luc
Dachery dans le troisiéme tome du spicilege. Ces deux
pieces ont esté jointes ensemble dans la nouvelle
édition d' optat. Ce Facundus estoit schismatique. Les
actes des martyrs d' Afrique sont admirables dans
Victor De Vite, qui rapporte au troisiéme livre la
belle confession des evesques d' Afrique de ce tems-là.
Il faut avoir la derniere édition de S Fulgence faite
chez Desprez, et ne pas manquer de lire la vie de ce
grand homme, qui est tres-édifiante. On trouvera un
beau passage de la liturgie de S Basile dans la
lettre 16 qui est de Pierre diacre, parmi celles de
S Fulgence page 283 de la nouvelle édition.
Il faudra lire ensuite les deux conciles de Cartage
des années 525 et 535 avec ceux de France et
d' Espagne qui se sont tenus aux sixiéme et setiéme
siecles ; comme aussi les lettres de Sidonius
Apollinaris de l' édition du Pere Sirmond, d' Avitus,
de S Remy, et des autres prelats du mesme tems, qui se
trouvent dans les conciles de France, et dans le
premier tome de Mr Du Chesne ; et enfin la
conference tenuë en
p364
presence de Gondebauld roy de Bourgogne, par Avirus
evesque de Vienne et d' autres prelats du royaume
contre l' arianisme, qui est imprimée dans le cinquiéme
tome du spicilege. On apprendra par ces lectures de
tres beaux points de doctrine, et la discipline de ce
tems-là.
Les lettres de S Gregoire Le Grand seront aussi
excellentes pour cet effet. Le pastoral, les morales
sur Job, les homelies sur Ezechiel et sur les
evangiles, et mesme ses dialogues, sont remplis de
tres-beaux sentimens de pieté. Il faudra lire son
sacramentaire avec les notes du Pere Menard.
L' histoire de Gregoire de Tours est un riche monument
pour la France, et mesme pour l' eglise. Le sçavant
Mr Hadrien de Valois a fait plusieurs corrections
considerables et plusieurs observations dans sa
preface sur l' histoire qu' il a composée de la premiere
race de nos rois. Il est à propos de lire ces endroits
dans cette preface, lors qu' on lira l' histoire de
Gregoire de Tours de l' édition de Mr Du Chesne,
qui est la meilleure. On trouvera dans les autres
livres du mesme Gregoire de Tours, c' est à dire dans
les livres de la gloire des martyrs et des confesseurs,
des miracles de S Martin, et des vies des confesseurs,
plusieurs traits de discipline qui sont à remarquer.
On n' oubliera pas les lettres de Cassiodore, où l' on
trouvera de beaux endroits pour la conduite ; ni son
ouvrage des institutions divines, qui a esté fait pour
des moines.
Pour le setiéme siecle, il faudra lire les lettres de
S Colomban, et les ouvrages de S Maxime abbé et
martyr, avec les conciles tenus à l' occasion des
monotelites.
p365
Pour ce qui est des auteurs qui ont vécu dans les
siecles suivans, il est à propos d' en faire un choix,
afin de ne lire, si l' on veut, que ce qui est
précisément necessaire, la pluspart de ces auteurs
n' ayant fait presque que des extraits des anciens,
comme on le pourra remarquer dans la lecture de S
Isidore De Séville, du venerable Bede, d' Alcuin,
de Paschase Radbert, de Raban Maur, et d' Hincmar.
Ce n' est pas qu' il n' y ait à apprendre dans ces
auteurs : mais il est bon de ne se charger dans une si
vaste étude que de ce qui est plus utile, et de
parcourir seulement le reste.
On peut lire dans S Isidore le livre des ecrivains
ecclesiastiques, avec les aditions de S Ildefonse et
des autres, afin d' avoir une suite de ces ecrivains par
S Jerôme, Gennade, et S Isidore. Il sera bon de
joindre la lecture de son livre des offices, avec celuy
que Raban Maur a composé sur ce sujet sous le titre
de institutione clericorum , et celuy de Walfride
Strabon. Il y a faute dans le livre des ecrivains de
S Isidore impri par Mirée et par le Pere Du
Breüil au chap 11 où il est parlé de Tonantius
evesque, qui est mal-appellé Conantius.
Dans le venerable Bede il faut lire son histoire des
anglois, et celle de son monastere imprimée par
Waraeus avec quelques-unes des epitres de Bede, et
les reglemens d' Egbert evesque d' Yorck. On y pourra
joindre la lecture des conciles d' Angleterre de ce
tems-là. L' histoire des anglois imprimée à part avec
le saxon est la meilleure édition. Il ne faudra pas
omettre de lire aprés cette histoire la vie de S
Wilfride evesque d' Yorck, imprimée à la fin du
cinquiéme tome des actes des saints de nôtre ordre,
avec le fragment qui est à la fin du tome suivant.
p366
Parmi les lettres de S Boniface evesque de Mayence,
il n' y a presqu' à lire que celles qui sont rapportées
dans sa vie par Othlonus. Ces lettres ont grande
relation avec celles des papes Gregoire Ii et Iii.
Il y a dans ce siecle quelques vies qu' il sera
avantageux de lire, comme celles de S Eloy evesque
de Noyon par S Oüen, de l' édition qu' en a faite
Dom Luc dans son cinquiéme tome du spicilege, celles
de S Wilfrid evesque d' Yorck, dont je viens de
parler, et celle de S Boniface écrite par Othlonus.
Les formules de Marculfe seront aussi à lire avec les
notes de Mr Bignon ; et le liber diurnus des
papes, imprimé par le P Garnier. Ces deux recueils
seront tres-utiles pour apprendre la discipline qui
estoit pour lors en usage.
Pour entendre l' histoire des iconoclastes, il est
besoin de lire avec le setiéme concile general, le
code carolin touchant les images, le concile de
Francfort, Jonas evesque d' Orleans, Dungale, et les
autres auteurs qui ont écrit sur cette matiere, et se
trouvent dans la bibliotéque des peres. Ajoûtez-y
Agobard de l' édition de Mr Baluze. Il sera bon de
lire les lettres 19 et 83 de Cassander touchant les
livres carolins.
Quant à l' histoire, les auteurs les plus considerables
sont le chronicon paschale de l' édition du sçavant
Mr Du Cange, la chronologie de Theophane, qui finit
au neuviéme siécle : la vie de Charlemagne par
Eginard, celle de Louis Le Debonnaire, et celle de
Wala abbé de Corbie, écrite par S Paschase Radbert,
et imprie au cinquiéme tome de nos actes ; Tegan,
Nithard, les annales de S Bertin, dont celles de
mets ont esté extraites, S Euloge de Cordouë pour le
neuviéme siecle : la chronique
p367
et l' histoire de Flodoard, l' histoire de Liurprand
diacre de Pavie pour le neuviéme et le dixiéme. Je
parleray des autres ci-aprés. Il y a dans le chronicon
paschale des extraits considerables des anciens,
entr' autres de la liturgie grecque sous les années
cinquiéme et quatorziéme de l' empereur Heracle, dans
le premier desquels la presence réelle et l' adoration
de l' eucaristie par les anges et les hommes y sont
clairement marquées.
Outre les auteurs du huitiéme et neuviéme siecle, dont
nous avons déja fait mention, les livres de Beatus
abbé espagnol contre Felix evesque d' Urgel, avec ceux
d' Alcuin contre Elipand, et aussi ceux de Paulin
patriarche d' Aquilée, sont necessaires pour éclaircir
ce qui regarde l' erreur de ces deux evesques, qui fut
condamnée au concile de Francfort.
Le traité de Raban Maur touchant les chorevesques,
a esté imprimé par Mr Baluze dans la concorde de Mr
De Marca de la troisiéme edition. Mr Le President
Mauguin a impri la pluspart des pieces qui regardent
l' affaire de Gotescalc, de laquelle Hincmar
archevesque de Reims a traité amplement dans ses
ouvrages, qu' il faut lire tout entiers, aussi-bien que
toutes les lettres de Loup De Ferrieres, l' un des
plus habiles hommes de son tems, de l' edition de Mr
Baluze.
J' oubliois le capitulaire de Theodulse evesque
d' Orleans imprimé par le Pere Sirmond, et celuy
d' Ahiton evesque de Basle, qui se trouve dans le
sixiéme tome du spicilege. Il sera bon de lire ensuite
les ouvrages de Ratherius evesque de Verone, et les
opuscules d' Atton evesque de Verceil, quoi qu' ils ne
soient que du dixiéme siécle, afin d' avoir une idée
suivie de la discipline ecclesiastique jusqu' à ce
tems-là. Ratherius est imprimé
p368
dans le second tome du spicilege, et Atton dans le
huitiéme.
Ce qui concerne le schisme des grecs, commencé par
Photius, a esté traité par Ratran moine de Corbie,
mieux que par Enée evesque de Paris. L' un et l' autre
se trouvent dans le premier et le setiéme tomes du
spicilege. Il est parlé de cette contestation dans les
oeuvres de Photius, et dans les conciles du neuviéme
siécle ; et la suite s' en voit dans les ouvrages du
Cardinal Humbert, imprimez dans le sixiéme tome de
Mr Canisius.
La lecture du livre que S Pascase Radbert a composé
du corps et du sang de nôtre seigneur, doit estre
suivie de celle de Ratran, du traité d' Haimon
evesque d' Halberstad sur le mesme sujet, imprimé dans
le douziéme tome du spicilege, avec l' opuscule de
Pascase de partu virginis ; des conferences de
S Odon abbé de Cluny, dans lequel il y a quelques
endroits considerables touchant l' eucharistie ; du
livre d' Heriger imprimé sans nom d' auteur par le P
Cellot, des deux premieres lettres de Fulbert
evesque de Chartres, du dialogue de Lanfranc contre
Berenger, et de quelques autres lettres, qui sont au
commencement des oeuvres du mesme Lanfranc imprimées
par les soins de Dom Luc ; du traité de Durand
abbé de Troarne sur le mesme sujet, qui se trouve
dans ce mesme volume ; des traitez de Guimond,
d' Alger, et de Pierre le venerable contre Pierre De
Bruis ; et enfin de quelques pieces qui se trouvent
dans les trois premiers tomes de nos analectes sur la
mesme matiere.
En lisant les conciles du dixiéme siécle, il ne faudra
pas oublier le concile de Reims tenu à l' occasion de
la déposition d' Arnoul archevesque. Ce concile a esté
imprimé à part. Les epîtres de Gerbert sont fort
necessaires
p369
pour entendre les affaires de ce tems-là, comme aussi
celles du venerable Abbon abbé de Fleury avec sa vie,
publiées depuis peu par les ordres de M Pelletier
ministre l' etat, ensuite de l' ancien code de l' eglise
romaine, et par les soins de Mr Desmarets avocat en
parlement.
à l' égard des historiens, les plus considerables sont
Vvitichind, Ditmar, Glaber, Lambert de
Schafnabourg, Hugues de Flavigny, les auteurs
recueillis dans le volume intitulé gesta dei per
francos , Sigebert, Guillaume de Malmesbury,
Orderic Vital, la vie de Guibert abbé de Nogent
écrite par luy-mesme, avec son traité de pignoribus
sanctorum .
Outre les auteurs cy-dessus, il faut lire tout S
Anselme, avec sa vie écrite par Eadmer son secretaire,
et l' historia novorum du mesme auteur ; les lettres
d' Ives de Chartres et d' Hildebert ; tout S Bernard,
mais sur tout ses epîtres et ses opuscules ; les
lettres de Suger, et le livre qu' il a compo
touchant son administration ; les lettres de Pierre
Le Venerable abbé de Cluny, de Pierre de Blois,
et de plusieurs autres qui sont dans le cinquiéme
tome de Mr Du Chesne ; le traité des sacremens, et
quelques autres de Hugues de S Victor, le traité de
Pothon prestre et moine de Prom, qui se trouve dans
la biblioteque des peres, et l' ouvrage de Hugues
archevesque de Ren, touchant les heresies de son
tems, imprimé par Dom Luc Dachery à la fin des
ouvrages de Guibert. Il est bon de sçavoir que M Le
Cardinal D' Aguirre, sçavant benedictin, a composé
une theologie suivant les principes de S Anselme en
trois volumes, dont il vient de nous donner une seconde
edition revûë et augmentée.
p370
On ne se repentira pas de lire aussi quelques lettres
et quelques traitez de Jean De Salisbery. J' ajoûte
à tous ces auteurs l' histoire orientale et l' occidentale
de Jacques de Vitry, dans laquelle il y a beaucoup
de choses considerables touchant l' eucaristie, c' est
à dire dans l' occidentale.
Le meilleur historien que nous ayons pour le treiziéme
siécle, est Mathieu Paris. La chronique de
Guillaume de Nangis n' est pas à mépriser. Elle est
imprimée dans l' onziéme tome du spicilege.
à propos du spicilege, il est necessaire d' en
parcourir les treize tomes, dans lesquels il y a
d' excellentes pieces, dont la lecture est necessaire.
Il faut aussi voir tout ce qu' a fait imprimer le Pere
Sirmond, et ne rien passer de ses prefaces et de ses
notes, où tout est à remarquer. Il faut voir aussi le
bibliotheca nova du Pere Labbe, les
miscellanea de Mr Baluze, et tout ce qu' a fait
Mr Allatius, et parcourir au moins le vaste recueil
de Bollandus.
De plus, il est necessaire de lire les vies des papes
qui ont vescu à Avignon, publiées premierement par
Mr Du Bosquet, dont nous aurons dans peu de jours
un nouveau recueil beaucoup plus ample et plus achevé
par les soins de Mr Baluze.
Ajoutez à tout cecy l' histoire du schisme composée par
Mr Du Puy, et ce que nous a donné ce mesme auteur
sous le titre de status ecclesiae gallicanae
tempore schismatis ; l' histoire de ce mesme schisme
par Theodoric de Niem ; l' histoire d' Eneas Silvius
qu' il faut joindre au concile de Basle, et la
pragmatique sanction.
Enfin pour bien sçavoir ce qui concerne les heresies
de Luther et de Calvin, il faut lire les histoires
qui ont traité de celles des albigeois, des vaudois,
de Vviclef,
p371
de Jean Hus, de Jeme de Prague, et des bmes,
qui ont esté comme les chefs et les avant-coureurs
des heretiques de ces derniers tems, dont monseigneur
l' evesque de Meaux a fait voir les changemens dans
son excellent ouvrage des variations, où il démesle
tres-bien entre autres les heresies des albigeois et
des vaudois.
Comme je suppose que l' on doit lire tous les conciles,
il n' est pas necessaire d' ajouter icy, que pour avoir
une parfaite connoissance de ce qui s' est passé dans
l' eglise aux quinziéme et seiziéme siécles, il est
besoin de lire aprés le concile de Basle, celuy de
Florence tenu l' an 1438 et l' histoire de ce concile
écrite par Sguropulus, et imprimée par Creyghton,
avec une preface et des notes qui ont esté refutées
par Mr Allatius. De plus, qu' il faut lire aussi le
concile de Latran sous Jule Ii et Leon X avec le
concordat qui y est contenu ; le concile de Trente
avec son histoire par Fra-Paolo et par le Cardinal
Palavicin, avec les memoires de Mr Du Puis sur ce
concile ; et enfin les conciles provinciaux, qui se
sont tenus en execution de ce concile, et de
l' ordonnance de Blois, sans oublier l' histoire de Mr
Le President De Thou, et celle de Sanderus, dont
il faudra lire l' apologie, que Mr Le Grand en a
faite, avec l' histoire de Jean Hus qu' il nous fait
esperer bientost.
Je ne doute pas que plusieurs de ceux qui liront ce
chapitre-icy, et mesme quelques autres des precedens,
ne soient effrayez et rebutez de cette grande étude,
par la multitude des auteurs et des livres que je leur
propose à lire. Mais il y a plusieurs réponses à faire
à cela. La premiere est, que cette entreprise ne peut
convenir qu' à tres-peu de personnes, qui auroient assez
d' étenduë de genie, de force d' esprit et de corps,
beaucoup
p372
de résolution, et mesme beaucoup de tems, pour
entreprendre une si longue et si penible carriere : en
un mot qu' elle ne convient qu' à ceux que Dieu y
appelle par une vocation particuliere, et par de grands
talens qu' il leur a donnez. Que cela supposé, la
chose n' est pas impossible, et qu' avec un peu de
fermeté et de perseverance on en peut venir à bout plus
aisément, et avec moins de tems que l' on ne pense.
La seconde réponse est, que si cette entreprise ne peut
convenir à des religieux, qui sont distraits et
partagez par quantité d' autres exercices, elle n' est
pas au dessus de la portée de quelques ecclesiastiques,
qui auroient assez de courage et de dispositions pour
s' y engager : et qu' au moins cette idée, toute simple
et grossiere qu' elle est, pourroit leur estre de quelque
utilité.
Enfin pour troisiéme réponse, si un seul religieux
n' est pas suffisant pour un dessein si vaste, on en
pourroit assembler cinq ou six, qui auroient les talens
necessaires pour cette étude. En ce cas ils pourroient
partager entre eux les lectures qui seroient à faire
dans chaque siécle l' un aprés l' autre, et faire chacun
des remarques sur leurs lectures, et marquer les
difficultez qui se seroient presentées en leur chemin.
Ensuite ils pourroient s' assembler deux ou trois fois
la semaine pour conferer ensemble de leurs difficultez,
et rapporter en commun leurs observations, que l' on
écriroit dans un livre destiné à cet usage. C' est ainsi
que nos peres de la congregation de S Vanne l' ont
pratiqué pendant plusieurs années dans l' abbaye de S
Mihiel en Lorraine ; et le public verra bientost le
fruit de ces conferences.
Mais pour bien réussir dans ce travail commun, il est
p373
necessaire que ceux qui s' y veulent engager soient
informez des matieres qui doivent faire le sujet de
leurs remarques. C' est pourquoy il est besoin qu' ils
sçachent les principales difficultez qui se peuvent
rencontrer dans chaque siécle touchant les peres, les
conciles, et l' histoire ecclesiastique, afin que,
s' il se peut faire, rien ne leur échappe de ce qui
merite d' estre remarqué. C' est ce qui m' a obligé de
donner aprés ce traité une liste des principaux points,
ausquels il faut faire attention dans chaque siécle,
afin de faciliter l' usage de ces conferences, lesquelles
estant bien faites, pourroient estre d' une grande
utilité, tant pour ceux qui les feroient, que pour
l' eglise et la religion.
PARTIE 2 CHAPITRE 21
des lectures qui sont propres aux superieurs.
il semble qu' il manqueroit quelque chose à la
perfection, c' est-à-dire à l' étenduë, que doit avoir
cet ouvrage, si je ne disois un mot des lectures qui
peuvent convenir aux superieurs. Je crois le pouvoir
faire sans manquer au respect qui leur est dû, puisque
ce ne sont icy que de simples vûës, que je soûmets à
leur jugement.
Personne n' ignore que la doctrine n' est pas moins
necessaire à un superieur que l' exemple et la bonne
vie ; et si l' on avoit le choix, il vaudroit mieux avoir
un superieur éclairé avec une vertu mediocre, qu' un
plus vertueux sans lumieres.
Cette doctrine consiste à sçavoir la qualité et
l' étenduë de ses obligations, la difficulté qu' il y a
d' y réüssir,
p374
et les dangers que l' on encourt dans la conduite des
ames. Que d' obligations et de difficultez dans cette
charge ! N' y entrer que par la necessité de
l' obéïssance qui y appelle, et n' y demeurer qu' avec
tremblement : travailler avec tout le soin possible,
et mesme aux dépens, s' il est besoin, de sa propre vie,
au salut de ses religieux, sans rien diminuer du soin
que l' on se doit à soy-mesme : se partager entre les
affaires du dedans et du dehors, sans perdre le
recueillement interieur : conter pour rien tous les
biens du monde en comparaison du royaume de Dieu :
avoir des entrailles de misericorde pour ses freres et
pour les pauvres, sans crainte de manquer de rien :
chercher continuellement dans les sources toutes pures
de l' ecriture et de la tradition les eaux salutaires
d' une doctrine pure et solide pour lever les doutes,
et éclaircir les difficultez de ceux de qui on est
consulté : avoir une charité si étenduë, qu' elle
embrasse tous les besoins de ses freres ; si genereuse,
qu' elle surmonte toutes les difficultez qu' on luy peut
opposer ; si constante, qu' elle ne se rebute et ne se
relâche jamais ; si épurée qu' elle soit sans retour sur
soy-mesme : s' accommoder à la portée de tous, en
aidant avec tendresse ceux qui commencent, en
compatissant aux foibles avec une charitable
cndescendance, et en encourageant les forts par des
motifs solides et relevez : éviter comme un poison
mortel, tout air de domination : ne commander jamais
qu' aprés avoir employé les prieres et les raisons pour
persuader : ne reprendre qu' avec charité ; et si on
est obligé de le faire avec force, que ce soit sans
passion : n' employer les châtimens qu' avec regret :
ne chercher à se faire aimer que pour se rendre plus
utile : n' employer son autorité que pour avancer le
p375
bien, ou pour empescher et punir le mal : se persuader
qu' il n' y a qu' une juste raison de charité ou de
necessité qui donne le droit de dispenser des
observances de la regle : aprés avoir rempli le mieux
que l' on a ses devoirs, s' estimer encore au bout
un serviteur inutile, et attribuer aux défauts de sa
conduite les fautes ou le peu de vertu de ses
inferieurs ; tout cela n' est qu' un abregé imparfait
des devoirs et des obligations d' un superieur, marquées
dans la sainte ecriture, et dans la regle de S
Benoist.
Quoique cette idée soit commune, elle ne fera jamais
l' impression qu' elle doit sur l' esprit des superieurs,
à moins que par de frequentes lectures, et par des
retours presque continuels sur eux-mêmes, ils ne s' en
remplissent l' esprit et le coeur. Ce fut pour ce sujet
que Saint Bernard composa ses livres de la
consideration, dans le premier desquels il fait voir
qu' il est d' une extréme importance, qu' un pape accablé
d' affaires fasse souvent de serieuses reflexions sur
ses devoirs, afin que cette consideration estant
vivement imprimée dans son esprit, elle passe ensuite
dans son coeur et dans tout le corps de ses actions.
Que faute de ces frequentes reflexions, on devient
insensible à ce qui touche l' interieur par
l' accablement des affaires, que ce saint appelle avec
raison (...) ; et que dissipé entierement au dehors,
on ne peut plus faire de retour ni sur soy-mesme, ni
dans soy-mesme, pour y écouter la voix de la grace,
qui est étoufée par l' embaras et le tracas des
sollicitudes exterieures, suivant la parole de nostre
seigneur. Que de la vient la dureté de coeur, qui est
le dernier de tous les malheurs. Les superieurs et les
officiers des monasteres devroient lire souvent cet
endroit,
p376
qui est assurément terrible, mais tres-veritable.
Mais quelles sont donc les lectures qui sont plus
propres aux superieurs ? L' ecriture sainte et la
regle : ces deux seules lectures comprennent en abregé
tous les devoirs d' un pasteur et d' un superieur. Il
n' y a aucune partie de l' une et de l' autre, dont un
superieur attentif et éclairé ne puisse tirer
d' excellentes maximes pour sa conduite, et de pressans
motifs pour se bien acquitter de ses devoirs. Si tous
les endroits de l' ecriture ne le touchent pas en
qualité de superieur, ils le regardent en qualité de
particulier : et aprés tout il doit estre disposé à
eclaircir tous les doutes, que ses religieux luy
peuvent proposer sur l' ecriture. Il y a néanmoins
certains chapitres qu' un superieur doit lire et mediter
plus souvent, comme le 34 chapitre d' Ezechiel, le
10 de S Jean, et les epitres de S Paul à Tite et
à Timothée.
Il en est de même à proportion detre regle, qui
n' est presque qu' un extrait de l' ecriture. Il n' y a rien
de plus beau que ce que Saint Benoist a écrit de
l' abbé dans les chapitres 2 et 64. Ces endroits sont
admirables, et ils ont bien plus besoin de reflexions
que de commentaires. Il ne sera pas néanmoins inutile
de lire celuy que Tritheme a fait sur le second
chapitre.
Pour ce qui est des peres, on ne peut rien lire de plus
beau que ce que Saint Gregoire de Nazianze a écrit
dans sa premiere oraison. C' est dans ce discours que
ce saint docteur rend raison de sa retraite dans le
pont par la crainte d' estre evesque. C' est là qu' il dit
que la chose du monde la plus grande et la plus rare
etc.
p377
Cette piece passe pour une des plus belles de
l' antiquité.
Il semble que c' est sur ce modéle que S Jean
Chrysostome a composé son traité du sacerdoce, dont
la lecture sera pareillement tres-utile aux superieurs,
aussi-bien qu' à ceux qui sont honorez du sacré
caractere de la prestrise.
Mais il n' y a gueres de livres aprés l' ecriture, que
les superieurs dûssent lire avec plus d' attachement que
les ouvrages de Saint Gregoire, dans lequel il n' y
a presque rien qui ne leur convienne. Ses morales leur
fourniront un fond solide et excellent de doctrine et
de maximes spirituelles : ses lettres des regles
certaines pour la discipline ecclesiastique et
monastique, qu' ils ne doivent pas ignorer : son
pastoral la science de la conduite des ames. Cet
ouvrage a esté autrefois estimé si important aux
evesques, que plusieurs conciles leur ont ordonné de le
lire tres-souvent, et d' y conformer leur vie et leur
conduite. On peut dire que c' est-là proprement
p378
la regle des pasteurs, qu' ils devroient toujours porter
avec eux comme un manuel. En effet on le donnoit
autrefois aux evesques dans leur ordination avec le
livre des evangiles. Il a esté imprimé depuis peu en
un petit volume chez Leonard. Cet ouvrage est divisé
en quatre parties. Dans la premiere S Gregoire traite
des qualitez que doit avoir un pasteur : dans la
seconde il fait voir quels sont ses devoirs : dans la
troisiéme il parle des instructions que les pasteurs
doivent donner à leurs oüailles, et comme ils doivent
proportionner leurs avis, leurs reprimandes et leurs
exhortations aux dispositions d' un chacun : enfin dans
la quatriéme il fait voir l' obligation qu' ont tous les
pasteurs de rentrer en eux-mesmes, et de s' humilier
devant Dieu, crainte de perdre par la superbe tout le
fruit de leurs travaux.
On trouvera encore dans les autres peres des traitez
et des lettres, dont la lecture sera tres-avantageuse et
tres-propre aux superieurs. Par exemple plusieurs
lettres parmi celles de S Isidore de Damiette et de
S Nil ; dans S Jean Climaque un traité du devoir
d' un pasteur ; dans S Pierre Damien la premiere
lettre du second livre ; la 15 du quatriéme ; et les
7 et 9 du cinquiéme, outre les opuscules de ce pere,
qui traitent presque tous des obligations et des devoirs
de la vie religieuse. Dans S Anselme les lettres 53
et 72 du premier livre, les 16 26 et 29 du
troisiéme ; dans Pierre Le Venerable presque toutes
ses lettres, et les deux livres de miracles : quelques
traitez de Hugues de S Victor, comme celuy de la
medecine spirituelle : enfin dans S Bonaventure le
livre de sex alis seraphim , sans parler d' une
infinité d' autres.
Mais aprés tout, celuy de tous les peres dont la
lecture
p379
doit estre plus familiere et plus ordinaire aux
superieurs aussi-bien qu' aux inferieurs, c' est Saint
Bernard, dont les ouvrages contiennent presque tout
ce que l' on peut souhaiter pour la pieté et pour la
direction. Quoy qu' il n' y ait point de lettres de ce
grand saint qui ne doivent estre lûës plusieurs fois,
il y en a néanmoins quelques-unes qui sont plus propres
aux religieux, et même aux superieurs, comme on le
peut voir par la seconde table qui est à la teste de
ces lettres dans nôtre derniere édition. Les livres de
la consideration font voir le besoin qu' ont les
pasteurs de rentrer souvent dans eux-mesmes, comme je
l' ay déja remarqué. Ils apprendront par cette lecture
ce qu' ils doivent à Dieu, ce qu' ils se doivent à
eux-mesmes, en un mot ce qu' ils doivent à leurs égaux
et à leurs inferieurs. Le traité du precepte et de la
dispense leur fera connoitre jusqu' peut aller leur
autorité dans les commandemens qu' ils peuvent faire à
leurs religieux, et dans la dispense de la regle. Les
sermons sur les cantiques, disons tous les sermons
de ce saint abbé, aussi-bien que ses lettres,
renferment une excellente doctrine des moeurs et de la
discipline des cloistres.
On y peut ajouter les sermons et les traitez de
Gilbert son disciple, avec l' epitre aux freres du
Mont-Dieu, qui contient presqu' autant de maximes
saintes que de periodes. Les superieurs trouveront dans
le 16 sermon de Gilbert, et dans son setiéme traité,
l' obligation qu' ils ont de se rendre capables de leur
charge par une étude serieuse.
Outre les ouvrages des peres, il faudroit que les
superieurs lûssent aussi les vies des anciens, sur
tout celles qui sont les plus édifiantes et les plus
instructives :
p380
comme sont celles de S Pacôme au 14 may dans
Bollandus ; celle de S Euthime dans analecta
graeca ; celle de Nbs Benoist par S Gregoire,
celles des premiers abbez de Wiremouth par le
venerable Bede ; celles de Saint Sturme abbé de
Fulde, de Saint Guillaume de Gellone, de Saint
Adelard abbé de Corbie, de Wala son frere, de Saint
Benoist d' Aniane, de Saint Jean de Gorze, de
Saint Abbon abbé de Fleury, des quatre premiers
saints abbez de Cluny, de Saint Romuald, de Saint
Anselme, de Saint Bernard, et autres semblables, qui
fournissent d' excellentes regles pour la conduite.
Il est aussi necessaire que les superieurs ayent
quelque connoissance du droit canon, sans quoy ils ne
seront pas capables de resoudre quantité de difficultez
qui se presentent dans le gouvernement, par exemple
touchant les censures et les irregularitez, dont
l' éclaircissement dépend de la science du droit canon.
Enfin il ne faut pas negliger les livres que des
auteurs modernes ont écrit touchant les devoirs des
superieurs, comme le stimulus pastorum de Dom
Barthelemy des martyrs archevesque de Braga ; le
petit livre du Pere Aquaviva, industriae ad
curandos animae morbos ; l' homme spirituel, et
l' homme religieux du P De Saint Jure ; le
troisiéme tome de Mr Hamon avec celuy de la priere
continuelle, qui fait voir que ceux qui sont plus
embarassez dans les affaires, sont plus obligez à la
priere que les autres.
En un mot les superieurs doivent connoitre les bonnes
et les mauvaises qualitez des auteurs qu' ils donnent
à lire à leurs religieux, afin de les proportionner à
leur disposition et à leur capacité. Comme ce choix est
important, il se doit faire avec connoissance de
cause, et
p381
non par hazard ; et on ne sçauroit trop prendre de
soin de fournir aux religieux des livres qui leur
soient utiles pour leur avancement spirituel, et pour
les occuper utilement dans leur solitude. C' est une
nourriture qui ne leur est pas moins necessaire, et
qui est bien plus importante, que celle des viandes
corporelles pour l' entretien du corps, et ce doit estre
une des principales dépenses qui se font dans les
monasteres.
J' oubliois presque les homelies et les ouvrages
spirituels de Louis De Blois et de l' AbTritheme,
avec les discours que celui cy a prononcez dans le
chapitre general de sa congregation, qui sont d' une
grande utilité pour l' instruction des superieurs,
aussi-bien que ses homelies, qu' il a divisées en deux
livres. Dans l' epitre dedicatoire qui est à la teste
du second livre, il se plaint de ce que les occupations
de sa charge, et la pauvreté de son monastere le
détournoient tellement de l' étude, qu' il ne pouvoit
presque trouver de tems pour s' y appliquer. Qu' il
n' avoit de libre que les jours de festes et de
dimanches pour vacquer à cet exercice, se faisant un
scrupule, avec raison, de parler d' affaires ces
jours-là. Qu' il estoit obligé quelquefois de se priver
du sommeil qui estoit permis à ses religieux aprés
matines, pour travailler aux conferences qu' il leur
faisoit à ces jours de festes : et que n' ayant pas de
tems pour les apprendre par coeur, il estoit contraint
de les leur reciter le papier en main. (...). Voila
sans doute un beau modele pour des superieurs en la
personne d' un jeune abbé, qui n' avoit que vingt-deux
ans lors qu' il fut chargé de cet employ pénible et
difficile.
p382
Quant aux officiers qui sont chargez du soin des choses
exterieures et du temporel des monasteres, rien n' est
plus edifiant que ce que nous lisons de S Jean
abbé de Gorze, lorsqu' il n' estoit encore que cellerier.
Car nonobstant ses occupations, il trouvoit encore
assez de tems pour lire les ouvrages des peres, et les
vies des saints solitaires. L' auteur de sa vie nous
assure qu' il estoit tellement versé dans la lecture des
morales de S Gregoire, qu' il en sçavoit par coeur
tous les plus beaux endroits, et qu' il s' en servoit
utilement dans ses entretiens et dans les exhortations
qu' il faisoit en public. Mais il ne se bornoit pas à
cette lecture. Rien ne luy échappoit de ce qu' il
pouvoit trouver des ouvrages de S Augustin, de S
Jerôme, et de S Ambroise. Car sans parler du
commentaire de S Augustin sur les pseaumes, et de
ses livres de la cité de Dieu, que ce pieux solitaire
lût tout-entiers ; il étudia aussi avec soin les livres
que ce saint docteur a composez touchant la sainte
trinité : jusques-là que pour mieux entendre ce qui y
est dit des relations divines, il apprit de luy-mesme
les catégories d' Aristote, avec l' introduction de
Porphyre. Il est vray qu' il quitta depuis cette
étude des catégories suivant l' avis du Saint Abbé
Einolde, qui avoit appris par son experience, qu' il
y avoit plus de tems a perdre, que de fruit à esperer
de cette étude. Il l' abandonna donc entierement, et
acheva ce qu' il n' avoit pas lû des ouvrages de S
Gregoire Le Grand, dont il faisoit son capital.
Cependant nonobstant ces applications, il ne negligeoit
rien des choses, dont le soin luy avoit esté confié :
ce qui passoit pour une espece de miracle dans l' esprit
de tous ceux qui le connoissoient, qui ne pouvoient
assez admirer, comment il estoit possible d' unir des
choses si
p383
opposées. Mais c' est qu' il sçavoit ménager son tems, et
se décharger prudemment des affaires qui se pouvoient
faire par des laïques intelligens et fideles, dont il
se servoit dans les occasions, pour ne pas se répandre
entierement au dehors. Ce zele qu' il avoit pour l' étude
et pour les bonnes lectures, loin de diminuer celuy
qu' il devoit avoir pour les exercices de la vie
religieuse, l' augmenta encore de beaucoup : et il y a
peu de vies dans lesquelles on trouve plus d' illustres
exemples de vertus, que dans celle de ce saint homme,
avant mesme qu' il fût abbé. Voilà sans doute un
excellent modele, et il seroit à souhaitter que l' on
pût trouver beaucoup de semblables officiers dans les
monasteres. Rien ne contribuëroit davantage à
maintenir la religion au dedans, et à en répandre la
bonne odeur au dehors.
PARTIE 3
p384
Du traité des etudes monastiques, où l' on parle des
fins et des dispositions que les moines doivent avoir
dans leurs études.
PARTIE 3 CHAPITRE 1
des deux fins principales des études monastiques,
qui sont la connoissance de la verité, et la
charité ou l' amour de la justice.
ce n' est pas assez d' avoir montré, que les moines
peuvent s' occuper aux études, et quelles sont les
sciences ausquelles ils peuvent s' appliquer : il est
encore necessaire d' examiner, de quelle maniere ils
doivent étudier, afin que leurs études leur soient
utiles et avantageuses. Et comme la fin dans les choses
morales tient le premier lieu ; il faut voir avant
toutes choses, quel est le but qu' ils se doivent
proposer dens cette occupation. Car amasser beaucoup
de connoissances, entasser sciences sur sciences, cela
ne suffit pas pour dire que l' on etudie : il faut
avoir une fin, il faut sçavoir pourquoy on le fait,
ou plutost pourquoy on le doit faire.
Il y a deux sortes de fins, les unes principales, les
autres moins principales et accessoires. La fin
principale que les solitaires doivent avoir en vûë
dans leurs études, c' est la connoissance de la verité,
et la chari ou l' amour de la justice, en un mot
c' est le reglement de l' esprit
p385
et du coeur. Ce sont là les deux fins principales que
doivent avoir en vûë, non seulement les religieux,
mais tous les chrétiens.
Il faut donc que ce que l' on nomme étude ait pour but
en premier lieu la connoissance de la verité, qui fait
une partie du bonheur de l' homme. Comme l' esprit est
une des principales parties de la creature raisonnable,
on ne peut estre heureux en demeurant dans l' erreur.
Aussi sentons-nous un ardent desir de sçavoir et de
connoître : nous trouvons qu' il n' y a rien de plus
beau que d' exceller dans quelque science ; et qu' il
n' y a rien au contraire de si miserable, ni de si
honteux, que d' estre dans l' ignorance ou dans l' erreur,
de se méprendre, ou de se laisser imposer.
Il n' y a personne qui ne fasse quelque diligence pour
se tirer de l' ignorance ou de l' erreur, qui nous sont
comme naturelles : mais tout le monde n' y réussit pas ;
et par une corruption qui n' est que trop ordinaire, on
aime quelquefois mesme les tenebres de son esprit, sur
tout lorsqu' elles favorisent le déreglement du coeur.
La premiere fin donc que se doit proposer un religieux
dans ses études, est d' éclairer son esprit des veritez
qui luy sont necessaires, mais principalement de celles
qui ont rapport aux moeurs et à la volonté.
Car il seroit fort inutile d' avoir quantité de
connoissances, si elles ne nous rendoient meilleurs.
Je ne parle pas seulement des connoissances que l' on tire
des sciences humaines, mais mesme de celles qui
regardent les choses saintes, comme l' ecriture et la
theologie. Sçavoir les questions curieuses de
l' ecriture sainte, mesler les genealogies, accorder
les points d' histoire et de chronologie qui paroissent
embarassez, estre fort sçavant dans
p386
les questions que l' on forme sur la lettre, n' est pas
sçavoir l' ecriture. Car quoiqu' il soit bon de
s' instruire de toutes ces choses, dit un grand homme,
il faut neanmoins se persuader, que l' ecriture n' est
pas faite pour donner de la pasture à nos esprits, mais
pour servir de nourriture à nos coeurs. Ainsi il
arrive fort souvent, que ceux qui paroissent habiles
dans l' ecriture, y sont en effet tres-ignorans ; et
que ceux qui y paroissent peu habiles, y sont en effet
fort sçavans : dautant qu' ils y ont trouvé le secret
de devenir meilleurs.
La science est cette machine, qui, selon S Augustin,
doit servir à élever l' édifice de la charité, (...).
Si on ne la rapporte pas à cette fin, non seulement
elle ne sert de rien, mais elle devient mesme
tres-pernicieuse. Entassons donc tant que nous voudrons
des veritez dans nôtre esprit : si nous n' avons soin
de croistre autant en charité qu' en science, ces
veritez mesme deviendront en nous un sujet d' illusion
et d' égarement en cette vie, et de condamnation en
l' autre. Et partant on ne sçauroit estre trop en garde
contre les mauvais effets d' une science sterile, et
dépourvûë de charité.
Il faut donc apporter tous nos soins pour parvenir par
nos études à la science de la charité, qui comprend
selon S Paul et S Augustin toute l' ecriture. Oüi
celuy-là sçait ce qui est clair et ce qui est obscur
dans l' ecriture, qui sçait aimer Dieu et le prochain,
et qui regle sa vie par ce double amour. C' est
cette science qui est particuliere aux vrais chrétiens,
et inconnuë à ceux qui ne sont pas veritablement à
Dieu, quelqu' amas de science qu' ils ayent
p387
faire par leurs travaux, parce qu' ils ignorent le
but et la fin de la science et de l' ecriture.
Mais s' il y a quelqu' un au monde qui doive borner sa
science à la charité et à l' amour de la justice, ce
sont assurément les solitaires, qui ayant renoncé par
leur profession à toutes les pretentions du monde, sont
les plus malheureux de tous les hommes, si les
travaux qu' ils entreprennent pour les sciences, ne les
conduisent à la charité. Car enfin les seculiers qui
cherchent à faire un établissement dans le monde,
peuvent, ce semble, partager leurs vûës dans leurs
études entre les besoins de la vie et l' amour de la
justice et de la charité : mais les solitaires qui ne
doivent plus avoir d' autre pensée que pour leur
établissement dans le ciel, s' oublient étrangement de
leurs obligations, s' ils ont d' autre but que la
charité dans leurs études.
Je dis plus ; que sans la charité mesme on ne peut
acquerir de veritable science, et qu' il faut que Dieu
nous donne l' amour de la verité pour la connoistre
comme il faut. C' est ce qui fait dire à S Augustin,
que l' on ne parvient à la verité que par le moyen de
la charité : (...). Ce qui se doit entendre
principalement à l' égard des veritez morales, qui sont
contraires aux impressions des sens et des passions.
Ainsi la charité doit estre le principe et la fin de
toute nôtre science, et de toutes nos connoissances.
PARTIE 3 CHAPITRE 2
p388
quels sont les principaux obstacles contraires à
ces deux fins.
il est donc important de voir, quels sont les obstacles
qui nous peuvent empescher de parvenir à ces deux
fins, dont nous venons de parler, c' est à dire à la
connoissance de la verité, et à la possession de la
charité.
Un auteur celebre de l' antiquité a remarqué, qu' il y
a deux écueils ausquels sont exposez ceux qui recherchent
la verité. L' un est de croire sçavoir ce qu' on ne
sçait pas, et de prononcer temerairement sur ce qu' on
ne connoist point assez : et l' autre de s' attacher
avec trop d' ardeur et de donner trop de tems à des
choses obscures et difficiles, dont on peut se passer.
Pour éviter ces deux inconveniens, poursuit ce grand
homme, il faut donner à l' étude tout le tems et tout
le soin necessaire pour bien connoistre la verité.
Mais quoique toutes les sciences ayent pour objet la
découverte de la verité, ce seroit pecher contre les
regles de nos devoirs, que de nous y appliquer avec une
ardeur qui nous dêtournât des obligations de nôtre
état. Il faut donc partager son tems entre l' étude et
les devoirs de la vie, ensorte neanmoins que l' on
donne la premiere place à l' action, dans laquelle
consiste le prix et le merite de la vertu. Mais comme
l' action et l' application à ces devoirs n' occupe pas
tout nôtre tems, on peut faire de tems en tems des
retours à l' étude, pour acquerir les connoissances qui
nous sont necessaires
p389
mesme pour l' action. Etudier donc en sorte que l' on
n' omette aucun de ses devoirs, et s' acquitter de ses
devoirs en sorte que l' on ménage tous les momens qui
nous restent pour l' étude et pour la recherche de la
verité, c' est remplir veritablement les obligations
non seulement d' un honneste homme, mais mesme d' un
chrétien et d' un religieux, si on le fait dans la vûë
de Dieu. Car il n' est pas possible que l' on étudie
de la sorte sans satisfaire aux devoirs de la charité,
qui en est la regle, et sans retrancher les études
qui ne sont pas necessaires.
Le tems est court, et il en reste si peu aprés que l' on
s' est acquitté de ses devoirs, qu' il est bien difficile
que l' on se puisse résoudre à prodiguer ce peu qui nous
reste à des sciences inutiles. Car ce mesme attachement
qui nous applique à nos devoirs, nous applique aussi
aux objets dont la connoissance nous est necessaire
pour remplir ces mesmes devoirs. Ainsi en évitant ces
deux inconveniens que Ciceron a marquez, on retranche
tous les obstacles qui nous détournent des deux fins
principales, que l' on doit se proposer dans les études.
Mais il est à propos d' approfondir un peu davantage
cette matiere, et d' examiner plus en détail les causes
qui empeschent que la science ne parvienne toujours à
la charité, qui doit estre sa fin principale. On en
peut remarquer trois, qui sont les plus communes,
sçavoir la vanité, la curiosité, et le défaut de
flexion.
Il n' y a que trop de personnes qui font de leur science
le sujet et l' instrument de leur vanité. Ils se font
honneur de leurs connoissances, et s' en servent
quelquefois pour le bien des autres, mais ils ne s' en
servent pas pour eux-mesmes,
p390
sinon pour paroistre, pour se distinguer, pour
surprendre et étonner les ignorans.
D' autres estant possedez d' une curiosité inquiete,
passent d' objets en objets, sans s' arrester à aucun.
Ils courent de veritez en veritez avec une rapidité
incroyable. Ces veritez ne servent à leur esprit que
d' un spectacle passager, dont il ne demeure rien dans
le coeur.
Cette curiosité peut venir des differens principes. Le
plaisir que l' on ressent à lire des choses qui nous
sont agréables, et à faire de nouvelles découvertes
dans le païs des lettres, y a souvent beaucoup de part.
On se plaist aux belles lettres, aux mathematiques,
aux experiences, à l' histoire, aux voyages. Une ou
plusieurs de ces choses, ou mesme toutes ensemble,
enlevent entierement l' esprit, et irritent le feu de
la jeunesse. On ne se possede pas. L' enchaînement
d' une histoire bien racontée est un charme auquel on ne
peut resister. La diversité ne plaist pas moins ; et
comme l' esprit et la memoire des jeunes gens sont
encore vuides, on se haste de les remplir d' une
infinité d' idées et de phantômes. Cependant le coeur
demeure vuide et sec tout ensemble, et on ne prend
jamais le tems de le bien regler, et d' apprendre à bien
vivre. On se flatte de ce que par le moyen de l' étude
on évite les desordres sensibles, et on conte pour rien
la secheresse et la pauvreté de son coeur.
Mais quoy donc ? Ce plaisir que l' on trouve dans la
verité et dans les belles connoissances est-il criminel,
ou plutost n' est-il pas innocent ? Il est sans doute
innocent, pourvû qu' il soit moderé, et qu' il ne nous
détache pas de nos autres devoirs : mais il faut
renoncer à ce plaisir, si on ne peut le moderer. Il vaut
bien mieux sçavoir peu, et avoir le coeur bien reglé,
que de sçavoir
p391
une infinité de choses, et se negliger soy-mesme. Ce
n' est pas la multitude des viandes, mais le bon usage
du peu que l' on prend, qui nourrit le corps. Une seule
verité que Dieu nous fait goûter et aimer interieurement,
est infiniment plus capable de nous nourrir et de nous
fortifier, que toutes les veritez imparfaitement
connuës, qui ne servent qu' à nous remplir la memoire,
et à nous enfler le coeur : comme la trop grande
quantité de viandes que l' on prend, ne sert qu' à
charger l' estomach, et à causer des incommoditez
fâcheuses.
On ne doit nommer études que l' application aux
connoissances qui sont utiles dans la vie. Il y en a de
deux sortes : les unes sont utiles pour agir et
s' acquitter des devoirs communs à tous les hommes, ou
de ceux qui sont propres à sa profession : les autres
sont utiles pour s' occuper honnestement dans le repos,
et profiter du loisir, évitant l' oisiveté et les vices
qu' elle a coutume de produire. Le premier but doit
estre l' action et l' acquit de nos devoirs et de nos
obligations, tant en general qu' en particulier : le
second, de bien employer les intervalles de l' action
lors qu' on est dans le loisir et le repos, état
dangereux pour ceux qui n' en sçavent pas bien user.
Mais ceux qui en sçavent profiter, acquierent pendant
ces intervalles des connoissances pour se remplir, et
se rendre plus capables de l' action, et goûtent en
mesme tems le plaisir innocent du repos.
Or pour se mettre dans cette heureuse disposition, il
ne suffit pas de lire et d' étudier. Il faut faire
passer les veritez de l' esprit dans le coeur, par le
moyen d' une serieuse reflexion. Car c' est le défaut
de reflexion, qui est cause que les études, quelques
saintes qu' elles puissent
p392
estre, nuisent bien souvent plus qu' elles ne profitent :
et c' est aussi ce défaut qui cause cette inquiétude et
cet empressement, dont je viens de parler.
Quand il n' y a que l' esprit qui s' occupe de la verité,
il s' en lasse bien-tost. Il veut incontinent changer
d' objet, et les nouveaux effacent facilement les
premiers. Mais quand l' impression que la verité a faite
dans le coeur, y applique l' ame, elle s' y attache sans
peine. Cette impression ne luy permet pas de s' en
separer. Elle la repasse cent et cent fois sans ennui
et sans dégoût : parce qu' elle sent toujours de la joye
et du plaisir à penser à ce qu' elle aime. On rapporte
d' un seigneur de marque et de vertu, qu' il avoit lû
pendant sa vie le nouveau testament cent treize fois
avec toute la reflexion que demande une si sainte
lecture.
Lors donc que vous lisez les paroles de vie,
considerez-les attentivement. Elle ne donnent la vie
que lors qu' on s' y arreste par une serieuse reflexion.
Jesus-Christ est lui-mesme cette parole : il merite
bien que l' on s' y arreste avec soin. Pourquoy tant se
haster ? Ce n' est pas dans la multitude des veritez,
mais dans l' amour et le goût de la verité toute simple,
que consiste nôtre salut et nôtre sainteté. Une seule
parole de vie est capable de nous donner la vie, si
nous la digerons bien, si nous la faisons passer de
l' esprit dans le coeur, d' où elle se puisse répandre
ensuite dans toutes les puissances de nostre ame, et
dans toutes les parties de nôtre corps, pour en
sanctifier toutes les actions.
Je sçay bien qu' il ne dépend pas toujours de nous,
p393
d' avoir ce goût perpetuel de la verité. Les plus vertueux
sont exposez quelquefois à des secheresses et à des
ennuis, disons mesme à des dégoûts. Mais il faut que la
foy pour lors vienne au secours du sentiment, et que la
volonté éclairée par ce divin flambeau, supplée au
défaut de l' attrait sensible, en appliquant l' esprit
à la consideration de la verité, quoy qu' avec peine
et avec quelque ennuy. Si nous sommes fideles dans
cette pratique, nous ne serons pas long-tems dans cet
état, et Dieu nous rendra ce goust, qu' il ne nous
avoit osté que pour éprouver et exercer nôtre foy.
PARTIE 3 CHAPITRE 3
par quels moyens on remedie aux inconveniens dont on
vient de parler.
Saint Bernard traitant cette matiere dans le
sermon 35 sur les cantiques, dit que pour rendre la
science utile il faut observer une bonne maniere
d' étudier. Cette maniere selon luy consiste dans trois
choses, dans l' ordre des études, dans le ménagement
de l' ardeur que l' on a pour l' étude, et dans la fin
que l' on doit s' y proposer. L' ordre demande que nous
préferions toujours les connoissances qui sont
necessaires pour nôtre salut à toute autre, c' est-à-dire
la connoissance de Dieu et de nous-mêmes. Le desir et
l' ardeur doit se porter à ce qui nous dispose
davantage à la charité. La fin consiste à ne se
proposer pour but que sa propre édification, ou celle
du prochain, et non pas la vaine gloire, la curiosité
ou l' interest. Pourvû qu' on observe ces conditions, dit
ce saint docteur, on ne tirera que du fruit et de
l' avantage de l' étude et de la science.
p394
C' est dans le mesme sentiment que Cassiodore exhorte
ses religieux à garder cet ordre dans leurs études, à
l' imitation des malades qui souhaitent de recouvrer
leur santé, lesquels ont un grand soin, dit-il, de
sçavoir des medecins le regime qu' ils doivent garder
dans leur nourriture. Mais afin que cette nourriture
profite, il faut la digerer, il faut lire avec beaucoup
de reflexion, comme nous venons de dire.
Il est besoin d' avoir deux dispositions pour acquerir
cette patience qui nous est necessaire pour la
reflexion et pour les mouvemens du coeur, c' est à dire
la pureté d' intention et l' oraison. Quand on n' étudie
que pour une bonne fin, que pour sa propre édification,
et pour l' avantage du prochain, en un mot quand on ne
cherche que Dieu dans ses études, on se contente
aisément de la mesure de science qu' il luy plaît de nous
donner. Et comme on est persuadé que toutes les lectures
ne servent de rien sans sa grace, on a grand soin de
joindre la priere à l' étude. On prie avant la lecture,
afin d' en faire un bon usage, à l' exemple de S Thomas
d' Aquin, qui ne se mettoit jamais à l' étude qu' aprés
la priere. On prie mesme en lisant, parce que la priere
est l' ame de la lecture, c' est elle qui luy donne tout
le mouvement et toute la force qu' elle peut avoir.
Faites reflexion à cecy, pour parler avec l' Abbé
Gilbert, vous qui ne priez qu' en passant et en
courant ; vous, dis-je, qui avez tant d' ardeur pour
l' étude, et si peu pour la priere. L' étude
p395
et la lecture doivent preparer l' esprit et le coeur à
la priere, et non pas luy servir d' empeschement. Elles
luy doivent fournir des matieres d' entretien pour la
continuer, et non pas un pretexte pour l' abreger.
Guillaume De S Thierry, dans son excellente lettre
aux religieux du Mont-Dieu, recommande encore plus
particulierement l' usage de la priere dans le cours
me de la lecture. Il faut tirer de la lecture, dit ce
pieux et sçavant auteur, des affections saintes, en
élevant de tems en tems son coeur à Dieu suivant le
sujet et la matiere de la lecture, et prendre de
occasion de l' interrompre par la priere pour la
sanctifier, et redonner à l' esprit une nouvelle ardeur
pour continuer sa lecture.
On dira peut-estre que ces avis sont bons pour les
lectures spirituelles, mais non pas pour celles qui se
font pour les sciences speculatives, comme la
philosophie, l' histoire, les mathematiques. Mais quoy
qu' il soit vray que les lectures pieuses ayent beaucoup
plus de rapport au coeur et à la priere que les
sciences purement speculatives ; il est certain
néanmoins que celles-cy méme nous peuvent fournir des
sujets pour faire de tems en tems des retours à Dieu.
Toute verité est de luy, et par consequent on la doit
aimer. Toute verité nous peut porter à Dieu, et
partant on s' en peut servir, comme de toutes les
creatures, pour nous élever à luy. Le Pere Contenson,
sçavant dominicain, a fait
p396
voir l' usage de cette sainte pratique dans sa
theologie, où il a si-bien uni la pieté et l' élevation
du coeur avec la chose du monde la plus seche, c' est
à dire avec la scolastique.
Le mesme Guillaume De S Thierry, dont je viens de
parler, donne encore un avis important, qui est de se
fixer à de certaines heures et à de certains auteurs
pour faire ses lectures : dautant que le peu
d' uniformité que l' on a d' ordinaire pour le tems, et
cette grande varieté de lectures que l' on fait sans
choix et par caprice, n' édifie nullement celuy qui les
fait, mais plutost rend son esprit volage et
inconstant. D' où il s' ensuit qu' une lecture faite
avec tant de legereté, s' évanoüit encore plus
legerement de la memoire.
PARTIE 3 CHAPITRE 4
de quelques autres fins que l' on peut avoir dans
l' étude, et de quelques avis importans pour bien
étudier.
outre les deux fins principales dont j' ay parlé, qui
sont la connoissance de la verité, et la charité ou
l' amour de la justice, on peut encore s' en proposer
quelques autres, qui ne sont gueres moins avantageuses.
Une de ces fins est d' employer utilement le tems. Il y
a des gens d' études de profession, et il y en a qui
n' y employent que ce qu' il leur reste de tems aprés les
devoirs de leur état. Les uns et les autres sont
obligez de bien ménager le tems, mais sur tout les
premiers.
p397
Il faut qu' ils regardent l' étude non comme une action
indifferente, mais comme une action importante dans
leur vie, et qui estant bien ou mal faite, peut
beaucoup contribuer à leur perte ou à leur salut. Comme
le tems de cette vie nous est donné pour travailler à
meriter une heureuse éternité, si la chose qui occupe
la plus grande partie de nôtre vie n' est faite
chrétiennement, nous courons grand risque de nôtre
perte, ou plutost elle est inévitable.
En second lieu l' étude peut tenir lieu de travail, et
par consequent de penitence, à ceux qui en font
profession. Il faut donc étudier dans cet esprit, et
ne pas croire qu' il soit permis de s' appliquer
indifferemment à toutes sortes d' études, ou seulement
à celles qui nous sont agreables. La penitence doit
estre composée d' actions pénibles, et afin que l' étude
tienne lieu de penitence, il faut qu' elle soit pénible
et laborieuse.
Il ne faut pas s' imaginer que la vie de l' étude soit
une vie facile : c' est la plusnible de toutes les
vies, si on veut s' en acquitter comme il faut,
c' est-à-dire fidelement, exactement et perseveramment.
La fidelité consiste à s' appliquer autant que l' on
peut aux mémes heures, aux mes études, afin d' honorer
Dieu par l' ordre de nos études, aussi bien que par
nos études mesmes ; et de ne se laisser point surmonter
à la paresse, qui nous porteroit à employer inutilement
le tems, que nous avons destiné pour nos études.
L' exactitude consiste à faire les choses aussi-bien
que nous les pouvons faire, en considerant que c' est
pour Dieu que nous les faisons, et qu' il merite bien
toute nôtre application. Et la perseverance consiste
dans la continuation d' une mesme sorte d' étude, tant
qu' elle nous est utile ou necessaire,
p398
en évitant ainsi l' inconstance qui est si naturelle à
l' amour propre, et la langueur et la paresse qui en
sont les suites. Car l' amour propre qui veut avoir son
conte, tâche de regagner d' un costé ce qu' il perd de
l' autre. Ainsi ne pouvant joüir de l' agitation qui le
satisferoit bien plus, il veut au moins joüir ou du
plaisir de la diversité, ou de l' exemtion du travail
et de la peine, et il nous entraîne de ce costé-
avec violence, si on n' y prend garde, et si on ne fait
un effort continuel pour s' en preserver.
Une troisiéme fin de l' étude est de remplir nôtre
esprit de saintes pensées, et nostre coeur de pieuses
affections. Ce que nous lisons entre dans nôtre ame,
et y est reçû comme un aliment qui nous nourrit, et
comme une semence qui produit dans les occasions des
pensées et des desirs qui luy sont proportionnez. Si
nos lectures sont bonnes et saintes, si elles sont
faites dans les dispositions qu' il faut, elles
produisent necessairement de saintes pensées et de saints
desirs. Il est donc d' une tres-grande importance de
faire un bon discernement des lectures et des études.
Il y a dans les livres des poisons qui sont visibles
et grossiers : il y en a d' invisibles et de cachez. Il
y a des livres tout empestez, et d' autres qui ne le
sont qu' en partie. Il faut éviter la lecture des
premiers comme des poisons mortels, et lire les autres
avec précaution. Cette précaution mesme doit
s' étendre aussi sur les bons livres, de peur que nous
n' en gâtions la lecture par nos mauvaises dispositions,
par la vanité et la curiosité. Il faut avoir le coeur
pur, il faut avoir souvent recours à l' oraison.
Les lumieres ordinaires des hommes sont trop courtes
et trop bornées pour découvrir tous les piéges et
p399
tous les écueils qui se presentent dans les livres. Il
est besoin d' un secours particulier du ciel pour n' y
estre pas surpris. Par cette priere nous offrons à
Dieu nos lectures et nostre étude, comme une action
qui luy est consacrée, et que nous faisons pour luy.
Mais afin que nôtre priere soit reçuë, il faut qu' elle
soit sincere, et qu' il soit vray que ce soit
effectivement pour Dieu que nous étudions : que le
desir de le servir soit le motif qui nous porte à
étudier ; et que ce soit son ordre et sa volonté qui
regle nos études. Il faut donc rejetter tous les
autres motifs, comme indignes de nous : il faut
s' interdire toutes les lectures inutiles, qui ne
peuvent estre rapportées à Dieu, c' est à dire à la
vertu et aux devoirs de nôtre état.
Il ne faut pas néanmoins porter cette regle si loin,
que l' on ait du scrupule de toutes les études qui ne
se rapportent pas directement à Dieu, ou aux
obligations de nôtre état : car il suffit qu' elles se
rapportent à quelque chose d' utile, comme à sçavoir
l' histoire, à bien écrire, à parler : parce que ce sont
des choses generales qui ne sont pas incompatibles
avec nôtre profession, et mesme qui sont necessaires
à ceux qui travaillent pour le public : et par
consequent elles ont du rapport à leurs devoirs.
On n' est pas obligé non plus de renoncer entierement
au plaisir qu' on ressent dans l' étude, et on peut le
prendre comme un soulagement que Dieu accorde à nôtre
foiblesse. On ne doit pas mesme blâmer absolument
certaines lectures honnestes, qui nous donnent un peu
de divertissement, comme celles de voyages, de pieces
d' éloquence, de poësies serieuses, pourvû qu' on s' en
tienne dans les bornes d' un honneste divertissement,
p400
pour délasser un peu l' esprit, lorsqu' il est fatigué
et abbatu ; pour le renouveller et l' occuper, lorsqu' il
n' est pas capable d' autres choses. Mais il ne faut
pas aussi que ces divertissemens, quelqu' honnestes
qu' ils puissent estre, soient trop longs ni trop
frequens, de peur que l' esprit venant à s' y accoutumer,
ne se rebute enfin trop facilement des lectures
serieuses. C' est pourquoy il est à propos de souffrir
un peu de lassitude avant que d' avoir recours à ces
sortes de remedes, et se remettre à son étude
ordinaire, aussitost que l' esprit sera délassé.
Mais aprés tout, quelque étude que l' on fasse, on doit
toujours faire son capital de la morale chrétienne. On
peut quitter absolument les autres études, mais
celle-cy ne se doit jamais quitter, et elle doit durer
autant que la vie. On peut voir plusieurs autres avis
importans sur ce sujet dans le traité que l' on a
composé depuis peu de la maniere d' étudier
chrétiennement, duquel j' ay tiles extraits, que je
viens de rapporter dans ce chapitre.
PARTIE 3 CHAPITRE 5
avoir si les moines dans leurs études peuvent
avoir pour but la predication ou la composition.
conclusion de cet ouvrage.
il semble qu' il n' y ait aucune difficulté dans la
question que je viens de proposer dans le titre de ce
dernier chapitre. Car puisque selon S Bernard on peut
se proposer pour fin de ses études, non seulement la
gloire de Dieu et sa propre edification, mais mesme
l' utilité du prochain ; il est clair que la predication
et la composition, qui ont rapport à l' utilité
publique, peuvent estre
p401
considerées comme des fins legitimes, que les
solitaires peuvent se proposer dans leurs études.
Neanmoins je crois qu' il est à propos de distinguer
les tems ausquels cela se peut faire avec plus de
succés, et moins de danger. Car il me paroist
dangereux, que des jeunes religieux ayent ces sortes
de vûës, avant que de s' estre remplis eux-mesmes des
veritez qu' ils doivent enseigner aux autres.
On dira peut-estre qu' en travaillant pour les autres,
ils se remplissent eux-mesmes. Mais si on y prend
garde de prés, on verra que ce que l' on étudie dans le
dessein de prescher ou de composer, n' entre pas
d' ordinaire beaucoup dans le coeur de ceux qui y
travaillent. Les veritez ne sont pas plutost entrées
dans l' esprit, qu' on les en fait sortir pour les
pandre au dehors. On est tout occupé des vûës et des
sentimens que l' on veut inspirer aux autres, et on se
fait dans soy-mesme une espece de chaire et de
theatre, d' où l' onbite déja par avance ce que l' on
dispose pour estre presché ou publié à ses auditeurs,
ou à ses lecteurs. On se dit à soy-mesme : voilà qui
sera bon à un tel endroit pour relever une telle
vertu, pour attaquer un tel vice, pour prescher dans
une telle occasion ; voilà qui conviendra à telles
personnes. Et ainsi tout occupé des autres, on s' oublie
soy-mesme, et le coeur demeure tout sec et tout vuide
des veritez que l' on recherche pour les inspirer aux
autres. Cela est presque inévitable à l' égard des
jeunes gens, dont l' imagination est plus vive, et les
applique fortement au but qu' ils se sont proposé, sur
tout lorsqu' il y a quelque chose d' éclatant qui les
frappe et les anime.
Je croirois donc pour ces raisons et d' autres
semblables, qu' il seroit à propos que les jeunes
religieux ne
p402
fussent uniquement occupez que du soin d' eux-mesmes
dans leurs lectures et dans leurs études : qu' ils
n' eussent en vûe que de se remplir l' esprit et le
coeur des veritez qui leur sont necessaires : et qu' ils
abandonnassent le soin de leur application pour
l' avenir à la providence divine, et à la disposition
de leurs superieurs. Lorsqu' ils seront pleins
eux-mesmes des veritez du ciel, et de charité, et
qu' une longue perseverance dans le bien les aura
fortifiez dans la vertu ; alors si l' ordre de Dieu
les destine à travailler pour le prochain, ils
pourront diriger leurs études à cette fin ; ou plutost
ils pourront répandre au dehors les veritez et les
sentimens, dont ils se seront remplis auparavant
eux-mesmes.
Cela n' empeschera pas qu' en travaillant pour eux, ils
ne remarquent ce qui les aura touchez, afin de s' en
rafraîchir la memoire de tems en tems : mais il est à
propos qu' ils bornent leurs desseins d' abord à
s' instruire et à s' édifier eux-mesmes, afin de ne pas
divertir ailleurs par une charité prematurée les
lumieres et les sentimens qu' ils se devoient réserver.
Ceux qui s' engagent dans le ministere de la
predication, et dans les embaras de la composition,
sont exposez à de si grandes et de si fâcheuses
tentations, que l' on ne sçauroit trop se précautionner
avant que de s' y embarquer ; sur tout lorsqu' on n' y
est pas obligé par son état. Si l' on estoit bien
penetré du desir de son salut, on se contenteroit de
procurer celuy des autres par des prieres et par de
bons exemples, qui sont bien souvent plus efficaces
auprés de Dieu pour avancer le salut du prochain, que
les livres et les predications ; et il n' y auroit que
la necessité quit capable de nous tirer de nôtre
solitude pour nous répandre au dehors. Mais il
p403
n' arrive que trop souvent, que l' on couvre du manteau
et du pretexte de charité le desir de paroistre et de
se distinguer des autres : et c' est ce qui fait que
l' on voit si peu d' auteurs et de predicateurs qui
joignent à leur étude et à leur travail autant de
pieté et de vertu, qu' il en faudroit pour réussir dans
leurs emplois.
Ecrivons donc et composons tant que nous voudrons,
preschons et travaillons pour les autres, si nous ne
sommes penetrez de ces sentimens, nous travaillons en
vain, et nous ne rapporterons de tout nôtre travail
qu' une funeste condamnation. Tout passe, excepté la
charité. Je finis avec ces beaux mots de S Jerôme.
p43
Livros Grátis
( http://www.livrosgratis.com.br )
Milhares de Livros para Download:
Baixar livros de Administração
Baixar livros de Agronomia
Baixar livros de Arquitetura
Baixar livros de Artes
Baixar livros de Astronomia
Baixar livros de Biologia Geral
Baixar livros de Ciência da Computação
Baixar livros de Ciência da Informação
Baixar livros de Ciência Política
Baixar livros de Ciências da Saúde
Baixar livros de Comunicação
Baixar livros do Conselho Nacional de Educação - CNE
Baixar livros de Defesa civil
Baixar livros de Direito
Baixar livros de Direitos humanos
Baixar livros de Economia
Baixar livros de Economia Doméstica
Baixar livros de Educação
Baixar livros de Educação - Trânsito
Baixar livros de Educação Física
Baixar livros de Engenharia Aeroespacial
Baixar livros de Farmácia
Baixar livros de Filosofia
Baixar livros de Física
Baixar livros de Geociências
Baixar livros de Geografia
Baixar livros de História
Baixar livros de Línguas
Baixar livros de Literatura
Baixar livros de Literatura de Cordel
Baixar livros de Literatura Infantil
Baixar livros de Matemática
Baixar livros de Medicina
Baixar livros de Medicina Veterinária
Baixar livros de Meio Ambiente
Baixar livros de Meteorologia
Baixar Monografias e TCC
Baixar livros Multidisciplinar
Baixar livros de Música
Baixar livros de Psicologia
Baixar livros de Química
Baixar livros de Saúde Coletiva
Baixar livros de Serviço Social
Baixar livros de Sociologia
Baixar livros de Teologia
Baixar livros de Trabalho
Baixar livros de Turismo