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Langue Française (InaLF)
Traité du vrai mérite de l'homme [Document électronique] : considéré dans
tous les âges et dans toutes les conditions, avec des principes d'éducation
propres à former les jeunes gens à la vertu / par M. Le Maître de Claville,...
CHAPITRE 1
p1
discours préliminaire, les motifs, le
plan et le précis de l' ouvrage ; réflexions
sur la critique ; nouveau systême
d' éducation, principes de conduite pour
tous les âges, et pour tous les états
de la vie.
est-ce un livre que j' entreprends ?
En verité je
n' en sçais rien. J' ai promis
d' écrire, et j' écris ; tout est
singulier dans mon projet, peut-être
l' execution le sera-t-elle plus encore.
Je fais entrer dans le corps de l' ouvrage
une maniere de préface, qui
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devroit être hors d' oeuvre ; je fais un
lange de prose et de vers, de
faits historiques, de bons mots, de
morale et de plaisir, tous fragmens
qui ne sont pas de moi ; j' invente
des conversations pour placer des
conseils ; tantôt le philosophe badine,
tantôt l' homme de plaisir moralise.
Je rajeunis de vieilles chansons,
et je parle latin. Vaudevilles,
axiômes, regles d' usage ou de droit ;
je confonds tout. Ici je suis trop
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diffus, on bâille à chaque article,
là je suis trop serré, on ne m' entend
point ; je deshonore Horace en l' habillant
à la françoise ; je cite alternativement
les Molieres et les Bourdalouës ;
je tire d' un opera la preuve
d' une verité morale ; peut-être même
offenserai-je mille gens qui se reconnoîtront
et que je ne connois point ?
Je suis pourtant fort éloigné de vouloir
offenser personne ; si les petits
hommes sont à mépriser, les petits
ennemis sont à craindre.
Ma singularité va plus loin. J' emprunte
ici l' autorité des préfaces,
pour déclarer que je ne crois point
du tout faire un livre. Je sçai d' après
La Bruyere, que l' impression est
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l' écueil des auteurs ; cependant la crainte
et l' amour propre me disent tour à
tour qu' on m' imprimera. La crainte
est assez mal fondée, je ne me montre
pas ; et quand on me devineroit,
seroit le dommage ?
... chacun à cetier
peut perdre impunément de l' encre et du
papier.
L' amour propre plus sot que la
crainte est encore plus mal fondé ;
rien n' est à moi de tout ce qu' on va
lire. Si j' avois eu la moire plus
fidele, j' aurois cité à chaque ligne le
livre et la page où je l' aurois pris ;
et puisque tout est volé, la vanité
me sieroit mal. Sieroit-il mieux de
m' en imputer ? Dès que je n' ai point
de raison d' esperer ni de craindre ;
qu' importe que ce que je barboüille
devienne un livre ou non ?
De quelle nature est donc cet amusement ?
C' est un ramas de fragmens.
J' imite ceux qui ne sçavent ni broder
ni peindre, et qui veulent travailler
en s' amusant. Ils ont inventé une
sorte de découpure nouvelle dont on
remplit le vuide d' un reste de drap
d' argent ou d' un bout de ruban d' or ;
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mille pieces et toutes les couleurs entrent
dans l' ouvrage : et quand le
morceau est fini, on voit une figure,
des fruits étrangers, un pot de fleurs,
qui ne sont pourtant que des coupons
de toute espece colez sur le papier ;
voilà à peu près mon ouvrage. J' ai
dérobé mes matieres, j' en ai rempli
une découpure assez bizarre, j' ai cousu
des coupons, et j' ai fourni le liseré.
De toutes les especes de folie qui
partagent les hommes, peut-être que
la démangeaison d' écrire est la folie
la plus marquée ; mais pourquoi les
hommes font-ils ce qu' ils font ? Quoiqu' il
en soit, je dois former un jeune
homme. Si celui que je veux qui
profite, profite effectivement, tant
mieux pour lui ; si les autres s' amusent
à me lire, tant mieux pour eux.
Pour moi mon profit est sûr, je m' amuse
à écrire et en écrivant je me
confirme dans ce que j' ai interêt de
penser toûjours.
Mais il n' est plus tems de faire le
mysterieux ; il m' est revenu de toutes
parts qu' on m' avoit deviné ; tous ceux
qui me connoissoient m' ont reconnu,
et le soin que j' avois pris de me cacher
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est devenu la précaution inutile.
J' avois raison alors, aujourd' hui j' aurois
grand tort ; et puisqu' on a reçû
cet ouvrage avec indulgence, j' affecterois
une fausse modestie si je le desavoüois.
On a trouvé que l' exorde de la premiere
edition étoit trop enjo, et
que cet enjoûment étoit déplacé à la
tête d' un ouvrage sérieux. J' ai mieux
aimé le refondre que de réfuter l' objection.
Cependant on pouvoit faire
grace à ma gayeté naturelle ; quand
on force le naturel on ne réussit pas.
Tout le monde a aimé le beau mot de
Santeüil : (...). D' ailleurs
je n' écris que pour conduire les
jeunes gens à la vertu, et je croyois
que l' esprit prévenu et gagné par une
diction legere et amusante, piqueroit
la curiosité des commençans, et porteroit
enfin la leçon jusqu' au coeur.
Le public qui a fait l' honneur à ce
traité de l' examiner avec attention
en a décidé autrement. Son sentiment
est un arrêt pour moi, et ma soumission
est à son égard une preuve de
ma reconnoissance. Tous les hommes
n' ont pas la même façon de parler.
Mais tous doivent être dociles ; à plus
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forte raison un ecrivain. Je fais une
loi de la docilité, j' en dois donner
l' exemple.
J' avouërai pourtant que je ne me
suis pas rendu indifferemment à toutes
sortes de conseils ; il pleut autant de
fades critiques que d' ennuyeux ecrivains ;
il y a de la stupidité à acquiescer
à tout, et de l' orgueil à ne consulter
personne.
Il est vrai que d' abord je ne croyois
pas faire un livre. Je n' écrivois que
pour ceux à qui je devois des soins,
des conseils, des exemples ; et je me
devois à moi-même l' attention d' éviter
l' oisiveté, la débauche et les fâcheux.
Je ne songeois qu' à amuser
utilement mon loisir, et rien n' est
plus propre à remplir l' intervalle des
affaires que la litterature. Dès l' enfance
de ma raison j' aimai le commerce
des gens d' esprit, j' ai beaucoup
lû, j' ai fait des remarques. Mais la
paresse et les plaisirs m' ont empêc
d' aller loin, et je suis resté dans ma
petite sphere. En un mot, je ne me sentois
pas assez de force pour hazarder
un ouvrage suivi qui pût soutenir le
grand jour. Il y avoit plus de quinze
ans que je gardois mes manuscrits ;
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c' est une bonne preuve que je n' étois
pas fort curieux de me faire imprimer ;
enfin mes amis, flateurs si l' on
veut, m' ont fait entendre que mes refléxions
pourroient être de quelque
utilité. J' ai ramassé mes materiaux,
je les ai réunis dans un corps d' ouvrage,
j' ai élevé mon style, et j' ai écrit
pour tous les âges et pour toutes les
situations. Depuis l' impression, j' ai
sur la voix publique changé, déplacé,
supprimé, ajouté ; cependant quoique
la prémiere édition malgré tous ses
défauts ait été rapidement enlevée,
je crains encore pour la seconde. Le
succès pique l' émulation, mais il n' authorise
pas l' orgueil.
Nous sommes comptables de nos
dons et de nos talens ; mais on ne peut
trop respecter la societé civile, ni s' écarter
impunément des ménagemens
qui lui sont s. Il est vrai que le lecteur
toujours severe a bien de l' avantage
sur nous ; il est fort aisé de sifler
ce qui a coûté bien de la peine.
Que les auteurs maltraités ne s' en
plaignent pas ; il n' est pas moins permis
à un homme judicieux de nous
critiquer, qu' à nous de ne lui pas plaire ;
mais aussi si la critique effrayoit
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et retenoit tout le monde, plus de
chaire, plus de bareau, plus de theâtre,
en un mot plus d' écrivains, et que deviendroit
l' érudition ? S' il est dangereux
de se donner en spectacle, aussi
l' honneur si rare et si précieux de plaire
au public mérite bien tous nos
soins. Ecrivons donc, mais tâchons de
bien écrire. L' émulation est la premiere
vertu de l' esprit.
Quelques endroits de ce livre ont
plû à ceux qui aiment à penser, d' autres
endroits à ceux qui ne cherchent
qu' à s' amuser. Le surplus a été critiqué
bien ou mal. Quel parti ai-je
prendre pour marquer plus de respect
au public sinon de me corriger autant
qu' il m' a été possible ? Du reste
sur le peu que je vaux bien loin de m' entêter
j' écoute tout et laisse dire.
J' ai cru que des traits de satire
ne devoient pas me rebuter.
Soit qu' un critique me déchire
ou qu' un adulateur m' admire,
des deux extremitez je cherche à profiter.
Le style mordicant m' apprend à mieux
écrire ;
et sans m' enorgueillir la louange m' inspire
le desir de la meriter.
Il ne me convient pas de faire l' apologie
de ce traité ; mais il m' est
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permis de justifier quelques endroits
qu' on a, ce me semble, trop severement
critiqués, et dont la censure
tombe autant sur l' ouvrier que sur
l' ouvrage. Je commence par le moins
important. On a trouvé que j' entrois
trop dans les détails de l' enfance ; je
pense au contraire qu' on ne sçauroit
commencer trop tôt une bonne éducation.
Il est vrai que dans la tendre
jeunesse l' esprit n' est pas encore ouvert,
mais aussi il faut avec les enfans
faire prendre à la raison une robe
d' enfant. C' est aux peres et aux meres
à tout examiner de près, et à étudier
de sang froid le goût, l' humeur, et la
portée des sujets qu' ils élevent. Je
veux les tirer de leur léthargie à cet
égard. Les passions et les préjugez
s' emparent bien vîte de l' homme ; le
coeur et l' esprit se corrompent trop
tôt ; on parle trop tard aux enfans ; et
quand la raison vient pour se loger, la
place est prise.
On s' est recrié un peu trop amerement
sur ce que j' ai dit des spectacles.
J' ai ajoûté à cet article ce que j' ai cru
convenable pour ma justification. Mais
tout mon livre ne prouve-t-il pas que
je n' ai point pensé à faire un chartreux.
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Je crois qu' on peut tirer un grand
fruit d' une bonne piece de théâtre. Je
ne juge pas de même du bal. Je suis
d' accord sur ce point avec le casuiste
le plus severe. Ces assemblées nocturnes
sont aussi propres à gâter le coeur
que la plûpart des romans à gâter l' esprit.
Tous les censeurs décident par
leurs propres sentimens ; peu de gens
entrent dans l' esprit d' un auteur.
On m' accuse encore d' avoir été obscur
en quelques endroits ; mais si les
connoisseurs m' ont entendu, je m' en
console. Vouloir plaire aux hommes
épais et aux délicats, c' est vouloir allier
les contraires ; et si ce qui paroît
obscur n' est que précis, le reproche est
flateur. J' ai dû laisser à mes lecteurs
le plaisir de penser, de paraphraser ce
que je dis, d' étendre leur imagination,
de méditer sans s' en appercevoir, de
ler leurs réflexions à mes conseils,
en un mot de confondre imperceptiblement
leur esprit avec le mien ; si
par ce secret je les ai amenez jusqu' à
se croire de moitié dans mon ouvrage,
ils l' ont goûté, j' en suis bien sûr, et
ils me pardonnent d' avoir été laconique.
Les censeurs par état devroient penser
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qu' une critique outrée ne sert qu' à
décourager l' aspirant qui voudroit se
faire naturaliser dans la république
des lettres. On s' est scandalisé de la
lucarne d' un froc et des sermons à
la capucine. Je les ai supprimez. Mais
un homme sensé a-t-il pû croire que
j' offensois un grand ordre que je respecte
infiniment, et dans lequel nous
voyons tous les jours des hommes d' un
fort grand mérite. Quoi de plus grand
que le sacrifice de la qualité à l' humiliation,
des richesses à la pauvreté,
et des agrémens du monde aux assujettissemens
de la vie monastique !
C' est assurément le plus riche trésor
de la grace, et le plus éminent de ses
dons. Que doit-il résulter du peu que
j' en ai dit ? Le frere quêteur en a pleuré,
le gardien autrefois capitaine de
chevaux en a ri, et le lecteur sans partialité,
a conclu que je n' écrivois pas
en pere-maître. Les uns aiment à écrire,
les autres aiment à critiquer. (...)
voici le trait le plus envenide
la critique. Un homme desoeuvré, flateur
de profession, et diseur de riens,
croyant me parfumer comme on embaume
les rois de Syrie, m' est venu
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dire à l' oreille qu' il avoit reconnu dans
mon traité nombre de ses ennemis,
que je frappois trop mes portraits, que
c' étoit assez de dégouter du vice sans
peindre les vicieux, qu' après le signalement
que j' en ai fait un quinze-vingt
pourroit les reconnoître, que je devois
nager un peu plus le public, et que
le rôle de préfet dont je m' étois chargé
d' office, pourroit bien m' attirer l' aversion
de toutes les classes.
Mais quoi ! Si ma peinture a plû par
des traits de ressemblance et par la vivacité
des couleurs, faut-il faire l' éloge
de mon pinceau aux dépens de mon
caractere ? Se plaindre de la corruption
du siecle, et proposer pour s' en
garantir le commerce des honnêtes
gens et le goût de la litterature et de
la politesse, est-ce déchirer impitoyablement
le prochain ? Parler noblement
de la noblesse et des alliances,
est-ce blesser ceux qui ne sont point
dans le cas ? La vertu supplée à tout.
J' ai fait avec plaisir l' éloge du commerce.
Dans tous les états, j' ai blâmé
l' abus, j' ai conseillé l' émulation, et
tout connoisseur non prévenu, dans
quelque sphere qu' il se trouve ne s' offensera
jamais de réflexions generales.
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Ceux qui sont assez malins pour m' imputer
des intentions malignes, n' ont
pas lû avec attention ce que j' ai dit du
bon esprit. La Bruyere essuya la même
injustice. Combien de fausses clefs ne
forgea-t-on pas pour lui susciter des
ennemis puissans ? J' ai pris plaisir à
peindre les hommes vertueux, et je
n' ai fait qu' un in-douze ; si j' avois caracterisé
tous les vicieux, j' aurois fait
un in-folio .
Au reste il sera toujours vrai que
tous les livres, même les meilleurs,
peuvent être très-judicieusement critiquez :
une critique sensée et polie
plaît souvent, instruit toujours, et
n' offense jamais. Elle donne lieu à
une apologie de même stile, et ces
petites disputes litteraires cultivent
l' esprit et le nourrissent en l' amusant.
Comment la raison déracineroit-elle
nos goûts ? C' est tout ce que la vertu
peut faire que de les élaguer. Dans
ces livres qui ont été unanimement
admirés, sans en excepter ceux que je
donne pour des modeles, dans ces livres
qui nous entraînent, que nous
lisons avidement, que nous relisons
cent fois, et dont grand nombre de
traits plus marqués enlevent l' imagination
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penetrent l' ame et enrichissent
la mémoire, combien en trouve-t-on
d' autres qui sont assez negligez,
et fort éloignez du trés-beau. C' est le
sort commun de tous les hommes, et
par conséquent de leurs ouvrages. Il
n' en est point de parfaits.
D' ailleurs il faut convenir que la
critique est un frein necessaire pour
contenir ceux qui nez sans goût, sans
lecture, sans talens, n' en ont pas
moins la fureur d' écrire. Combien de
témeraires hazardent tous les jours des
fadaises qui revoltent la raison, et
qui en sortant de la presse s' en vont
rapidement.
Habiller chez Francoeur le sucre et la canelle.
Mais aussi un sot peut critiquer un
bon livre, comme un fripon peut decreter
un honnête homme. à qui donc
convient-il de décider du rite d' un
ouvrage ? Au public.
Toutes les façons differentes de penser,
conduisent à une conséquence necessaire,
qu' il n' est pas donné à tous
de plaire en écrivant, que peu de gens
ont le goût sûr, que ceux qui s' en
flattent auroient souvent bien de la
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peine à rendre bon compte de leurs
jugemens, que ce n' est pas un petit talent
de lire chaque genre de litterature
dans le goût qui lui est propre,
qu' enfin telle est la difference des goûts
que si dix examinateurs connoisseurs
et de sang froid se chargeoient de faire
dans une assemblée choisie une analise
exacte et raisonnée d' un livre dont on
parle bien et mal, toutes les remarques
seroient differentes, et le livre
seroit loué et blâmé dans les mêmes
endroits.
Comment pourrois-je aspirer à l' honneur
d' avoir fait un beau livre ? à
peine ai-je fait un livre. Ce n' est qu' un
recueil de traits choisis dont je ne suis
pas l' inventeur. J' ai même chargé cette
seconde édition de citations nouvelles
dans le dessein d' inspirer aux jeunes
gens du goût pour nos grands écrivains,
et si ma maniere de les coudre
a pà quelques-uns, c' est parce qu' ils
ne dédaignent pas le médiocre. Leur
indulgence pour moi est une preuve de
leur bon esprit ; ils ont fait grace à
l' exécution en faveur du dessein.
J' ai cru que le jeune homme qui
a bien fait ses études, et qui aidé
des livres excellens de M Rollin, est
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parvenu à une bonne latinité, seroit
bien aise d' apprendre comment il doit
s' introduire dans le monde. J' ai cru
que l' homme occupé de choses sérieuses,
du soin de sa fortune, et
surtout de l' éducation de ses enfans,
me sçauroit bon gré de lui fournir le
moyen de se délasser et de les instruire.
La politesse, un goût juste et délicat,
beaucoup de religion, et une probité
à toute épreuve, m' ont toujours paru
les qualitez les plus essentielles. En
effet qu' avons-nous de mieux à faire
que de sçavoir vivre, de penser juste,
et de bien regler notre coeur. Mais
combien de coeurs faux, combien d' esprits
gauches, combien d' hommes grossiers !
Une éducation attentive à tous
égards m' a paru le moyen le plus
propre à arrêter le progrès de la corruption.
Le défaut d' attention dans
les peres et de docilité dans les enfans,
sont les deux motifs qui m' ontterminé
à écrire.
Depuis que je lis je n' ai rien de
plus beau dans la litterature que le
livre de La Bruyere. De là vient que
je le cite si souvent ; mais il ne convient
qu' à des hommes faits ; moi j' ai
essayé de faire un homme. Son livre
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est plein, fort, nourrissant ; tout est
principe, maxime, sujet de méditation.
Le mien est plus développé, plus à la
portée des commençans. Qu' on ne s' imagine
pas pourtant que je me place à
té de ce grand homme ; nous regentons
dans le me college ; lui, la réthorique,
moi la sixiéme. J' ébauche la
matiere, il la finit, et le principal objet
de mon ouvrage est de tracer le plan
d' une bonne éducation.
Je crois qu' un pere curieux de la
perfection de son fils, ne sçauroit lui
inspirer trop tôt ni trop souvent d' être
vrai, bon, poli, de n' avoir point d' humeur,
d' abhorrer le vice et la paresse,
et d' aimer l' étude. La peine est courte,
et le profit dure toujours. Cette premiere
leçon convient dès l' enfance,
et peut conduire jusqu' à quinze ans.
Alors il est tems que le pere judicieux
redouble ses soins, son attention,
sa dépense. Il doit hausser le ton
et ouvrir à son fils la porte du monde.
Le moment est venu de faire concourir
en lui tendrement et noblement
tout ce qui peut perfectionner le caractere
et la figure. Il faut surtout lui
faire éviter pour toujours les femmes
suspectes et les hommes qui ne sont
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propres qu' à lui gâter le coeur et l' esprit.
Il faut lui faire aimer le commerce
des plus honnêtes gens, et par
préference de ceux qui sont au-dessus
de lui ; le bien persuader que c' est assez
d' être mis proprement, mais modestement,
et qu' il ne s' imagine pas
comme les jeunes fous, que le mérite
personnel dépende d' une vaine parure ;
qu' il doit écouter avec attention,
parler peu et parler juste, suivre les
plus grands mtres en tout genre d' éloquence,
ne manquer ni beau sermon,
ni plaidoyer d' apparat, ni discours
academiques, ni bonnes pieces
de théâtre. Qu' il doit lire, mais ne
lire que des livres choisis, et surtout
faire de bonnes remarques ; qu' il doit
enfin partager son tems entre la lecture,
ses exercices, et les plaisirs innocens
qui sont de son âge. Ce plan bien
exécuté j' ose annoncer au pere de famille
qu' il fera de son fils, s' il est bien
né, un sujet excellent, le soutien de
sa vieillesse et la consolation de tous
ses jours.
Ce n' est pas tout, le projet est beau,
et le succès est sûr, mais il demande
trois précautions qui me paroissent décisives.
La premiere, c' est de se faire
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rendre compte de l' emploi du tems et
de l' argent pour éviter l' abus. La seconde
d' introduire le jeune homme
dans des maisons imposantes ; ce sont
des gardefous qui l' empêcheront de
tomber. La derniere, c' est de lui composer
une petite bibliotheque de tout
ce qu' il y a de plus propre à étendre et
à orner l' esprit, et par préférence, de
ce qui convient mieux à l' état pour lequel
on commence à entrevoir en lui
plus de talent et plus de vocation. La
meilleure terre ne sçauroit fructifier
sans culture.
Ces devoirs étant bien remplis de
la part d' un pere en qui la nature parle
tendrement, par combien de soins un
fils n' en doit-il pas marquer sa reconnoissance ?
Quoi mon pere n' exige de
moi que ma propre perfection ! Puisque
je dois faire la recolte, il est bien
juste que je contribue au labeur. Jeune
homme, si le coeur ne vous dit
rien, il ne me reste plus rien à vous
dire.
Mais est-ce un travail immense que
d' acquerir un peu de politesse et d' érudition ?
Posseder Horace et sçavoir
vivre, c' est tout ce que j' exige à quinze
ans. Assurément je ne suis pas cher ;
p20
bien entendu pourtant que peu à peu
le cabinet et l' usage du monde feront
le reste. Je citerai souvent Horace par
mon propre goût et sur le sentiment
du P Du Cerceau.
J' étois pour Ovide à quinze ans,
je suis pour Horace à quarante.
En effet, par-tout il est plein d' une
morale solide, par-tout il est orné de
traits brillans ; quoi de plus beau par
exemple que la dixiéme ode du second
livre. Le rectius vives nous procure la
paix intérieure qui ne peut être que
le fruit d' un attachement inviolable
à l' esprit de justice et aux bonnes
moeurs, l' auream mediocritatem nous
apprend à moderer nos desirs, le littus
iniquum désigne bien une fortune
faite à la hâte ; et il me semble que le
benè praeparatum pectus est une leçon
bien salutaire dans les disgraces.
Dès qu' un jeune homme bien conduit
a exprimé tout l' esprit et tout
le suc de Ciceron, Horace, et Virgile,
il doit s' attacher avec une très-grande
attention à tous les exercices
qui conviennent à son temperament
et à sa condition. Je crois que le
dessein est très-utile, mais quand on
sçait attraper un point de veüe et ébaucher
p21
un plan, on doit en demeurer-là,
à moins qu' on ne soit destiné au génie
et aux fortifications ; sans quoi si
l' on va jusqu' à la peinture, on contracte
un goût dangereux, on se ruine
en originaux, et l' on reste un original.
Tel qui devroit sçavoir camper,
juger, parler, ne sçait que peindre.
Pour la danse c' est un ornement
qu' il est bon de se procurer, mais il
ne dure qu' un quart d' heure ; à trente
ans on ne danse plus, et alors c' est
le plus petit merite du monde d' être
bon danseur ; ce n' est pas que la danse
soit un exercice inutile ; elle apprend
à se présenter de bonne grace, à marcher
de bon air, à bien placer la tête
et le corps, elle donne de l' oreille. Autrefois
me on étoit charmé de voir
bien danser une courante. Mais aujourd' hui
qu' on ne va aux assemblées
que pour courir comme des fous, ou
pour faire lele de polichinelle ; aujourd' hui
que les jeunes gens s' etudient
à devenir bossus et à faire la révérence
le pied en l' air, on se trompe
si l' on croit aller au bal, on ne va
qu' aux marionnetes.
Je pense mieux de la musique ; c' est
une ressource pour toute la vie, mais
p22
dès qu' on sçait déchifrer un air et
faire sa partie, c' en est assez. Rien
de plusprisé qu' un homme de qualité
qui ne sçait faire que le musicien.
Il est fort à craindre qu' il ne joue du
thuorbe quand il faut monter à l' assaut,
ou qu' il ne fredonne à l' audiance.
Six mois d' armes suffisent ; il est
aussi utile de sçavoir se défendre que
dangereux et prisable de faire le
gladiateur. Le cheval est absolument
necessaire ; mais un an c' est assez. On
ne monte plus longtems que par amusement
ou pour remplir le vuide du
tems qu' on ne sçait pas mieux employer.
Procurez-vous tous ces ornemens,
ils sont gracieux, ils font honneur
au pere et au fils. Mais préférablement
à tout attachez-vous à la
lecture.
Il faut sur-tout sçavoir l' histoire ;
c' est de toutes les sciences celle dont
on doit faire le plus de cas ; c' est le
témoin des tems, l' ame de la mémoire,
la lumiere et l' oracle de la verité. Elle
nous apprend la morale en nous proposant
des exemples de vice et de vertu
pour suivre les uns et pour fuir les autres.
Rien même n' est plus à desirer
que la faveur des historiens, puisque
p23
leur plume est celle de la renommée
et de l' immortalité. Enfin tout le
monde devroit sçavoir l' histoire puisqu' elle
est faite pour tout le monde,
et que son principal objet est l' instruction
generale. Mais il faut sçavoir
que la carte et la chronologie sont
moins des sciences détachées que des
parties essentielles de l' histoire, sans
lesquelles on ignore les époques importantes
et le théâtre des grands évenemens.
Vous qui voulez bien sérieusement
tendre à la perfection, recueillez tout
le fruit que vous pouvez tirer de l' éducation
précieuse que vous donne un
pere tendre, connoisseur et attentif.
Les momens sont bien chers, mettez-les
à profit. Vous êtes libre ; ô l' heureuse
situation ! Qui sçait si quelque
jour vous ne serez point possedé de
la fureur d' amasser de l' argent. Aujourd' hui
faites valoir au centuple celui
de votre pere, amassez durite ;
chaque chose et chaque occasion vous
en fournissent les moyens. Ne vivez
pas au hazard ; examinez, refléchissez,
écrivez, et songez par avance que
rien n' est si beau ni plus utile pour
vous que de vous faire estimer par
p24
des endroits qui ne dépendent que de
vous-même. Tôt ou tard les dons et
les talens ont leur part à la distribution
des graces ; et l' honnête homme
ne veut devoir sa fortune qu' au merite
et à la vertu.
Si l' on vous fait voyager, ne ressemblez
pas à ces évaporez qui ont
couru tout le monde et qui n' ont rien
. Ayez toujours sous vos yeux la
carte et l' histoire du pays, apprenez
quels en sont la religion, les moeurs,
les forces, le commerce, la source
et le cours des fleuves, la proprie
et l' étendue de l' etat. Sçachez-en
toutes lesvolutions, et voyez-en
s' il se peut tous les anciens monumens.
Un peu de courage, mon enfant,
devenez homme.
Vous sçavez déja que les hebreux,
les israélites, les juifs, et le peuple
de Dieu ne sont qu' un même peuple ;
et comme il n' est pas permis d' ignorer
tout ce qui regarde un peuple que
nous representons par adoption, nous
examinerons tout ce qui lui est arrivé
d' important depuis que Moyse l' ayant
tiré miraculeusement d' Egypte, ce peuple
se trouva mêlé avec les grecs. Nous
verrons combien d' etats se sont trouvez
p25
confondus dans tout ce qui s' est
appellé la grace. Nous ne perdrons rien
de tout ce qui regarde cette monarchie
si renommée par la valeur, par la sagesse
et par l' érudition. Nous verrons
la petitesse et la rusticité des romains
dans leur fondation, en comparaison
de la splendeur des grecs. Après le
regne des sept rois de Rome qui fut
environ de deux cens cinquante ans,
et la durée de la république qui fut
de cinq cens, nous entrons dans les
Césars, et nous touchons à cette époque
adorable qui fit le salut de l' homme.
De-là nous passerons legerement
sur le regne des quarante empereurs
qui dura trois cens ans, pour venir
admirer Constantin Le Grand dans son
zele contre Arius dans sa ville de Constantinople,
et dans le partage de l' empire.
J' aime à voir que Dieu lui avoit
reservé la gloire d' arborer le premier
l' étendart de la croix, (...).
Cette reflexion jointe au souvenir
de tous les secours que les romains
avoient prêtés aux juifs de la Grece
me fait sentir que Dieu avoit resolu de
tous les tems de faire de Rome la Jerusalem
du christianisme, et le siége
principal de ma religion. je partage
p26
mon attention entre le progrès de
l' eglise et les évenemens des deux empires.
Je tombe enfin sur l' histoire des
musulmans. J' examine ce qu' ils étoient
avant le quinziéme siecle, qu' ils prirent
Constantinople ; je parcours tous les
évenemens de l' Europe sur l' histoire de
chaque etat qui la compose, et j' acheve
ma course historique par ce qui concerne
ma nation dont je me fais une impression
plus circonstanciée, parce que
ses interêts me paroissent personnels.
N' oubliez pas de passer de l' histoire
aux differens systêmes de philosophie,
à quelque connoissance des
beaux arts et à la fable ; de-là au
droit romain, aux coutumes particulieres,
aux usages, sur tout à ceux
de votre province, pour ne point demander
mal à propos, et pour sçavoir
vous défendre : étudiez les interêts
des princes et les négociations, afin
que muni des principes generaux et essentiels,
vous ne soyez neuf sur rien,
et que vous ayez au moins l' ouverture
nécessaire pour tirer plus de fruit
de l' attention que vous serez obli
de donner aux devoirs de votre état ;
mais pour vous délasser d' une sorte de
lecture que vous pourriez regarder
p27
comme un travail, lisez quelques
volumes choisis dans tous les genres de
l' aimable litterature qui rafinent le
goût en ornant l' esprit.
à l' égard de la pluralité des langues,
convenons que sur cet article
nos voisins sont plus habiles que nous ;
il n' en est point parmi eux qui ne regarde
notre langue comme un surcroît
d' agrément et de politesse ; et nous,
nous négligeons tous leurs idiomes à
un point qui nous fait accuser d' orgueil,
ou soupçonner d' incapacité ;
d' ailleurs, quand nous sommes obligez
de commercer en pays étrangers,
nous tombons dans la necessité de nous
servir de truchemens qui souvent trahissent
nos secrets ou qui nous rendent
mal ceux des autres. Et que me servira
de vivre sous un roi qui soit le pere
de ses peuples, si mon insuffisance ne
lui permet pas de me confier ses interêts !
C' est tout à la fois une espece de
honte et un obstacle à la fortune d' ignorer
tous les idiomes de l' Europe.
Nous avons mille bonnes choses en espagnol,
en anglois et en italien. On
ne peut disputer à l' Allemagne une
profonde érudition ; si la langue est un
peu difficile, aussi est-elle plus nécessaire,
p28
non-seulement par respect pour la
premiere cour du monde chrétien,
mais encore par rapport à nombre de
princes très-puissans auprès desquels
on peut être chargé de quelque commission,
et dont il est aussi honorable
qu' utile de meriter la bienveillance.
Pourriez-vous vous souvenir sans émulation,
que Ciceron courut toute
la Grece et toute l' Asie pour apprendre.
Déja l' on a compris que ce premier
chapitre n' est que le compendium de la
philosophie dont je vais dicter les cahiers,
et l' on juge bien par cet abregé
qu' elle n' est barboüillée (...). Elle ne
sentira point la poussiere de l' ecole ; et
par là-même elle scandalisera le tiers-ordre
du pays latin. Peut-être encore
que les manes de Messieurs Huot et Pirot
rougiront de ce que j' ose allier
la morale et les plaisirs dans un même
traité. Mais mon but est de saisir le
coeur d' un jeune homme avant qu' il
s' embarque sur la mer orageuse du
monde, où l' exemple séducteur et la vivacité
des passions font faire si souvent
nauffrage à la vertu : (...).
Il faut préserver, conserver, ameliorer
p29
le caractere ; il faut que la raison
previenne l' âge, sans quoi la jeunesse
a tout à craindre. C' est ce qui a fait dire
à un auteur très-délicat
que c' est une zone torride
qui coute beaucoup à passer.
Si nous voulons que nos conseils
soient de quelque utilité, commençons
par flatter l' attention de ceux qui nous
écoutent ; c' est le moyen le plus sur de
la fixer. Gagnons d' abord la confiance,
bien-tôt après nous gagnerons le coeur.
Mesurons nos matieres et notre stile
sur la pénétration de notre éleve. Conduisons-le
par degrez aux sujets les
plus interressans ; égayons sur tout les
raisonnemens les plus forts par des
traits qui délassent l' esprit et qui le raniment.
Les sentimens tiennent bien
mieux, quand c' est l' esprit qui les introduit
dans l' ame.
On ne peut assez souvent ni en trop
de façons rappeller aux jeunes gens
l' idée de leurs devoirs. On blâmera
peut-être la maniere aisée dont je traite
une matiere si importante ; mais je ne
sçaurois me refondre, ni sur ma maniere
de penser, ni sur le tour que je
donne à ce que je pense : enfin, je veux
p30
apprendre à un jeune homme à refléchir.
Il est vrai que portez à nous livrer
à nos passions, nos réflexions les plus
judicieuses sont souvent impuissantes ;
mais si l' on ne doit pas se flatter qu' à
force de réfléchir on parviendra à une
sagesse consommée du moins avec le
secours de l' âge qui apprend à penser
et qui amene quelquefois le bon esprit,
on corrige aujourd' hui unfaut,
demain un vice, et si l' on ne devient
pas tout-à-fait sage, on devient moins
fou ; c' est, je crois, à ce moins de folie
que se duit la sagesse des hommes.
Nous ne sommes ni assez raisonnables,
pour nous fixer à joüir des plaisirs
que la religion permet, ni assez
ingenieux pour corriger par le secours
de la raison l' amertume de nos disgraces.
Otez de la raison cette affreuse austerité
que lui prêtent ceux qui la craignent,
parce qu' ils ne la connoissent
pas, ou qui la haïssent parce qu' elle les
blesse par l' endroit sensible ; ôtez de la
passion son opposition au christianisme,
arrachez-en tout ce qui peut nuire
à la réputation, à la santé et à la fortune ;
assujettissez-la à des principes,
et ne vous en laissez pas tiraniser, vous
n' en deviendrez que plus heureux : en
p31
un mot, que la raison soit votre passion
dominante. Je crois que c' est-là la
philosophie qu' un jeune homme doit
apprendre avant que la corruption attente
à son coeur : c' est donc une assez
loüable occupation que de songer à
former un vraiment honnête homme.
Rien n' importe plus à la gloire d' un
etat que de jetter dans l' ame de ceux
qui peuvent devenir d' excellens sujets,
les semences de la plus haute vertu.
Il est vrai qu' on ne convertira jamais
tous les hommes, ils prêcheront toujours,
et c' est une raison de toujours
écrire. Je crois pourtant qu' ils ne se
corrompent de plus en plus que parce
qu' on ne leur tient que des discours de
spiritualité, ou qui sentent trop l' ecole.
La devotion ou l' étude leur font
également peur. Je prends une autre
route, la seule qui me convient ; je ne
fais point le docteur avec mon eleve,
je poüille ma morale d' une severité
rebutante, je le flatte par les plaisirs
innocens, pour le ramener plus sûrement
à ses vrais interêts. Ce moyen
m' a paru le plusr pour percer jusqu' au fond
de l' ame.
à un dant ou à un hipocrite, proposer
de la conformité entre les plaisirs
p32
innocens et les bonnes moeurs ; quel
paradoxe ! Quelle heresie ! C' est Epicure
ressuscité. D' autre côté, la fougueuse
jeunesse traitera mon systême de vision ;
accoutumée depuis quelque tems
à pferer la grossiereté, l' ignorance et
la débauche à la politesse et à l' érudition,
au bon esprit ; elle regarde le
don des manieres comme une puerilité,
le don de bien penser comme un
apprentissage academique ; et la moderation
des desirs comme une vertu
de chartreux ; ainsi, en cas d' examen
et de censures de ces deux parts, je serois
dispensé de répondre, puisque les
deux objections se détruisent mutuellement.
D' ailleurs, les plus scrupuleux sçavent
bien que le monde demande
une autre éducation que le cloître,
et mon projet est de faire un galant
homme, un parfaitement honnête
homme, un homme de mérite ; et de
la probité délicate à la loi sainte, le
chemin n' est pas long. Que la jeunesse
commence par se faire un esprit de
verité, d' équité et de droite raison, on
ne peut pas lui demander moins. à ce
commencement de caractere, ajoûtez
la bonté d' ame et le goût des bonnes
p33
oeuvres, qu' on en fasse sans autre motif
que celui de la vertu, et voilà
l' homme de bien.
à quelle extremité la corruption du
monde nous réduit ! Quelles précautions
elle exige ! Il faut ruser avec
l' homme pour le servir efficacement,
il faut entrer dans son coeur avec art,
il faut prévenir ses préjugez, car quel
moyen de les détruire ? Il faut ménager
sa paresse et laisser pourtant quelque
chose dans l' esprit de celui qui
trop tôt rebuté ne voudroit pas tout lire.
Il faut à son gré montrer ou supprimer
de l' esprit, faire briller le sien aux
dépens du tre, et recevoir comme
une grace de sa part la peine qu' il trouve
à lire ce qu' on n' écrit que pour lui.
Jeune homme que je veux moins
flatter qu' instruire, accommodez-vous
à mon esprit, prenez aujourd' hui ce
qui vous convient, et gardez pour un
âge plus avancé les reflexions qui vous
paroîtront au dessus de vous. Raprochez
toutes les saisons de l' homme et tous
les états de la vie. Peut-être trouverez-vous
tout ce qui vous est utile depuis le
matin jusqu' au soir de votre âge, et
pour toutes les situations où vous pourrez
être ; peut-être même que ce qui sera
p34
vraiment inutile pour vous, vous
paroîtra nécessaire par rapport aux autres.
Assujettissez donc votre pénétration
à l' étenduë de mon zele, et prouvez
par un redoublement de vertu l' efficacité
de mon zele.
Un exemple bien respectable devroit
ce me semble donner quelque
authorité à mes conseils. Peres de famille,
reveillez, multipliez vos soins,
paitrissez le pain de vos enfans avec le
levain de la raison. Aimable jeunesse
sentez une bonne fois tout le prix du
rite personnel. Laissez loin de vous
le tourbillon des pervers, formez-vous
un excellent caractere, soyons tous
amis, mais soyons encore plus amis
de la vertu, et souvenons-nous tous
ensemble d' un grand trait le plus propre
à nous y conduire.
Philippe de Macedoine n' eut rien
tant à coeur que l' éducation de son
fils. De-là le choix d' un gouverneur et
d' un précepteur l' élite de la Grece. Peres,
voilà votre leçon. Enfans, voici
la vôtre. Dès qu' Alexandre élevé par
ces grands maîtres eut défait Darius,
la cassette du vaincu enrichie de tout
ce qu' il y avoit de plus précieux en
orient, et qui ne servoit pourtant qu' à
p35
contenir des parfums, devint pour le
vainqueur un coffre fort respectable
seul digne de contenir l' iliade d' Homere.
Alexandre méprisa la molesse
qui perdit Darius ; il aima les belles
lettres qui illustrerent Aristote, et il
eut une même avidité pour l' éloquence
et pour la gloire. Que chacun de
nous, proportion et subordination gardées,
mette suivant son état cet exemple
à profit, c' est tout le fruit que j' attends
de mon systême.
CHAPITRE 2
dissertation sur la naissance, et sur le
mérite personnel.
depuis la desobéissance du premier
homme, toutes les passions semblent
être convenuës entre elles de
gouverner despotiquement tout le genre
humain. Qui ne croiroit qu' elles ont
fait un traité de partage qui les met en
droit de s' emparer de tous les coeurs ?
à une ligue aussi redoutable, nous ne
sçaurions opposer que la religion et
la raison.
p36
La plus tirannique et la plus impertinente
de ces passions, c' est l' orgueil.
C' est lui qui inspire à l' homme vain de
se parer de cent distinctions extravagantes
et chimeriques : au contraire,
l' émulation infiniment plus mesurée
et plus circonspecte redresse nos vûës
et dirige nos projets ; c' est elle qui inspire
à l' homme sage de riter des
distinctions réelles, que je réduits toutes
à la naissance et au rite personnel.
Il est vrai que les préjugez ont autant
de part que la raison à l' idée que
nous nous faisons des choses ; mais il
est vrai aussi qu' une idée universellement
reçûë, peut bien tenir lieu de
loi : d' ailleurs, la distinction et les
prérogatives attachées à la noblesse,
ne sont point des avantages équivoques.
Enfin, dans tous les tems le bon
ordre imposa la subordination, et la
subordination suppose absolument de
la superiorité. Ici des rois, là des
bourguemestres, et dans toutes les façons
de gouverner, il faut des chefs :
or, il est admis par les plus vils de
tous les hommes, qu' à quelque espece
de distinction que nous aspirions tous,
l' homme de qualité devra toujours
p37
l' emporter sur ses concurrens dans les
cas même où il s' agira de consulter
autant le mérite personnel que l' avantage
de la naissance.
De ce principe il ne s' ensuit pas
que le gentilhomme ignorant et vicieux
soit préferable à un homme de
lettres et à un homme de mérite, pour
remplir une place qui demande de l' acquis
et de la vertu ; mais il s' ensuit nécessairement
qu' entre deux concurrens
d' un rite égal, et également reconnu,
la noblesse ajoutée au mérite doit
être preferée ; c' est un point que l' envie
n' osera contester.
Ce n' est pas tout : cette égalité de
rite peut n' être pas reconnë, et ne
sçauroit l' être si les competiteurs n' ont
fait preuve ni de vice exclusif, ni de
qualitez déterminantes ; et dans ce cas
il est plus naturel de supposer le mérite
nécessaire dans le gentilhomme que
dans l' homme commun. Ce second
avantage vaut bien le premier selon
moi, et voici ma raison.
Nous ne sommes pas toujours à portée de nous faire
connoître ; le don et
l' occasion de briller ne se rencontrent
pas aisément ; et par les premieres places
qu' on nous confie, on ne décide
p38
pas que nous valons, on nous met dans
le chemin de valoir. Or, il est certain
que ceux qui distribuent les graces, hazardent
moins leur confiance à l' égard
d' un homme de qualité qu' à l' égard de
l' homme ordinaire. Le sang plus épu
épure les sentimens ; les exemples domestiques
élevent l' ame et piquent l' émulation, non qu' il
soit impossible qu' un bourgeois
soit capable des emplois
les plus importans et les plus délicats ;
mais cet espoir est assurément
mieux fondé dans un jeune gentilhomme.
Il est donc infiniment avantageux
d' être né avec cette prérogative du
sang, qui indépendemment du rite
personnel, nous ouvre le chemin de la
gloire et de la fortune ; et quel cas ne
devons-nous pas faire des alliances ?
Une suite de meres nobles acheve de
purifier toute la masse du sang ; elles
transmettent en nous tout lerite de
leurs peres, qui deviennent les nôtres :
exemples, leçons, protecteurs, parens
respectables, on est en droit de tout attendre
d' un mariage qui fait honneur.
Je n' ai pas besoin d' ajouter que le
gentilhomme est reçû par tout ; que la
noblesse a la préseance sur la fortune ;
p39
et qu' entre gens qui tiennent à peu-près
les mes places, on a pour le moins
autant d' égards pour la naissance que
pour l' honneur attaché à la situation.
Voilà, sans doute, de grands avantages ;
mais souvent ils sont plus enviez
par ceux qui en sont exclus, que
profitables à ceux qui en sont honorez ;
parce que la noblesse qui a tant de prérogatives,
impose de grandes charges
aux petites ames ; elle assujettit à des
devoirs dont on ne s' accommode pas,
ou nous expose à de tristes revers, si
nous n' avons pas de quoi soutenir notre
état. Combien de gens se vantent à tout
propos d' être gentilhommes, qui devroient
rougir cent fois par jour, de
riter si peu de l' être. Si un dissipateur
ne laisse que des exemples affreux
avec les malheureux lambeaux d' une
terre délabrée, tout est à craindre
pour sa posterité, on ne respecte plus
sa naissance. Madame Deshoulieres l' a
dit avant moi.
Ils font oublier leur naissance
quand ils ne s' en souviennent pas.
Qu' un dissipateur ppare de chagrin
à sa famille ! Dans son fils, ou
la misere produit le vice, ou le défaut
p40
de courage le force de préferer un emploi
deshonorant à un mousquet, et
il se trouve réduit à la gloire honteuse
de crier à tous les passans, je suis gentilhomme.
Mais aussi, qu' un beau nom passe de
le en mâle vingt et trente générations,
est-ce un titre de se remercier
soi-même ? C' est l' affaire du hazard.
Ce n' est ni le fruit de nos travaux, ni
la recompense de notre rite ; c' est
l' ouvrage d' autrui, c' est un bien successif
qu' on n' auroit peut-être plus,
si on avoit pû l' aliener ; mais cette substitution,
parce qu' elle est analienable,
peut-elle justifier l' usufruitier indigne ?
Quel desastre de traîner un grand
nom qu' on ne sçauroit soûtenir, et
quelle honte pour tout le corps de la
noblesse, de voir un gentilhomme
qui ne sçait pas lire, qui insulte tout
le monde, ou qui ne se défend contre
personne, qui usurpe le bien d' autrui,
qui manque de parole, qui est parasite
ou menteur, qui boit et s' encanaille
avec des paysans ! Qu' on y réfléchisse
bien, l' avantage le plus réel de la
naissance c' est d' imposer plus absolument
la vertu ; mais il faut l' avoüer
à la honte de nos jours, la vertu est
p41
un fardeau bien pesant pour ceux qui
n' ont ni le goût ni la force de vivre en
gentilshommes.
Une demoiselle déja respectable par
son sexe et par son nom, et qui l' est
beaucoup plus si elle joint aurite
de sa naissance des agrémens exterieurs
et de la vertu, n' est-elle pas infiniment
à plaindre si elle se trouve sans fortune et
dans le goût de s' établir, sur
tout dans un siecle où l' on commence
par demander qu' a-t-il, qu' a-t-elle ?
Sa noblesse ne s' est-elle point usée avec
la fortune de ses ayeux ; lui en restera-t' il
assez pour se duire au célibat ? Ses
doigts faits pour toucher le clavessin,
sauroient-ils s' imposer la necessité de
s' accoutumer à l' aiguille ? En ce cas j' adore
son caractere. Mais qu' une petite
écervelée se livre à l' effronterie
ou à la bassesse, qu' elle fasse des avances
dans l' espoir d' attraper un sot, ou
qu' elle contracte sans pudeur un engagement
que toute une famille désavouë ; c' est
prostituer son nom, c' est
tout-à-la foisroger à l' honneur et à
la noblesse ; c' est manquer aux autres
et se manquer encore plus à soi-même :
en un mot, c' est prouver au public
qu' elle est capable de tous les vices du
p42
temperamment, du coeur et de l' esprit.
Il est donc vrai que la noblesse a de
grands avantages, mais qu' elle impose
de grands assujettissemens. Sa prééminence
meme se tourne en deshonneur,
quand on n' en remplit pas les devoirs.
La noblesse bien soutenuë, rien de
plus estimable ; la noblesse deshonnorée,
rien de plusprisable. Après
avoir vanté ses prérogatives, et bien
établi sa réalité, disons un mot de ses
chimeres.
Que signifient deux façons nouvelles
de parler, qui ont cours aujourd' hui,
et que vraisemblablement le
bon sens ne tardera pas à proscrire ?
Qu' entend-on par homme de condition,
et par être né d' une certaine façon ?
Rien n' est plus distingué que les
conditions, chacun à la sienne. Pourquoi
ne pas designer clairement les
choses dont on parle ? Entend-on par
homme de condition celui qui tient le
milieu entre la haute qualité et la
bourgeoisie, et rien est-il plus énigmatique
que d' être né d' une certaine
façon ?
Je ne comprends pas non plus,
pourquoi la cour, Paris et la province
p43
pensent et parlent si differemment
au sujet de la qualité. Est-ce
donc la difference des gens, des lieux
et des manieres qui empêche de décider
unanimement, si tous gentilshommes
de vingt-quatre heures, de cent
ans ou de cinq ou six siecles, sont également
gens de qualité, quoiqu' ils ne
soient pas d' une qualité également ancienne ?
à quelle époque fixe-t' on entre
gentilshommes, la difference de
famille à maison ? Celui qui à la suite
d' ayeux illustres ne sçait plus que boire,
jurer, battre des paysans et ne point
payer ses dettes, reste-t-il un homme
noble ? De belles charges, de grands
emplois, des services réels, sur tout
les militaires, une foule de parens
illustres, tout cela ne produit-il point
une compensation réguliere contre
le plus d' ancienneté d' une noblesse
obscure, qui depuis sa création n' est
d' aucune utilité à l' etat, et ne s' est alliée
qu' avec le peuple ? De toutes ces
circonstances dont on pourroit fournir
un volume, concluons que la datte et
le motif de l' annoblissement, que le
caractere personnel, la situation, la
fortune et les alliances du gentilhomme,
sont autant degrés de difference
p44
sur lesquels les gens curieux de penser
et de parler juste, auront toujours
quelque peine à s' accorder.
Rien n' honore plus un etat et ne
le soutient mieux que la noblesse ;
mais la vicissitude des choses éteint
souvent de grandes maisons, celles qui
suivoient les remplacent ; ainsi de la
tête à la queuë chacun gagne une degré,
comme dans un corps particulier. Il
faut donc de tems en tems décorer quelques
familles les plus propres à remplacer
celles qui s' éteignent. Il faut
maintenir la noblesse dans toutes les
distinctions qui lui sont dûës ; mais
comment établir une loi qui fixe le
degré de consideration ? Cependant,
les querelles les plus vives se meuvent
tous les jours sur le plus ou le moins
d' ancienneté, et sur les annexes du
gentilhomme. L' ordre de Malte, il
est vrai, n' exige que quatre générations
et cent ans, parce qu' il a crû ces conditions
suffisantes pour rendre la valeur
inséparable de la naissance : aussi
fait-on au chevalier une loi inviolable
d' être brave homme. Il faut des caravanes,
il faut défendre la religion, il
faut humilier le turban ; il demande
des alliances, il faut seize quartiers.
p45
Un ordre si respectable devroit bien
fixer notre maniere de penser de la noblesse.
Outre une infinité de discussions qui
produisent bien-tôt la haine entre les
gentilshommes qui disputent d' ancienneté,
de préséance, et de pain-benit, ce
qui réjouit fort le spectateur malin, je
trouve encore que la plûpart se font
une chimere favorite (et telle est la folie
de presque tous les hommes,) que
fût-on gentilhomme de cinq cens ans,
on seroit au desespoir d' apprendre au
public la véritable condition du pere
de l' annobli. Parle-t' on de naissance,
on ne veut plus se resoudre à être vrai.
Ce vice n' est pas seulement le vice de
la noblesse, c' est celui de toutes les
conditions. Tous les hommes affectent
de ne se pas connoître ; il en est très-peu
qui osent remonter à leur bisayeul ;
et combien en voit-on qui méconnoissent
leurs peres ? Mon dieu, que les
hommes sont vains, qu' ils sont fous,
qu' ils sont faux !
Il est des peres assez sots et des meres
assez folles pour imposer à leurs
enfans sur la vérité de leur etat. J' ai
une femme très-bourgeoise appeller
son fils très-roturier, monsieur le
p46
marquis. Ce soin de s' aveugler soi-même,
cette étude à vouloir tromper
jusqu' à sa propre famille, et la malignité
du public à déprimer ceux qui
depuis long-tems ne sont plus de sa
sphere, forment sur la plûpart des familles
une sorte de nuages qu' on a bien
de la peine à éclaircir. De-là, l' air
imposant d' un effronté, et quelquefois
son avancement auxpens de l' homme
modeste ; de-là, tant de prises
dans les procedez, dans les conversations,
et même dans les choix les plus
importans.
Un sot parle toujours de sa qualité,
un honnête homme n' en parle jamais.
Heureux celui qui est honod' un beau
nom, s' il sçait bien le porter ! Mais
loin de la societé civile quiconque le
prostituë ! Ceux qui n' ont pas pour eux
le mérite de la même ancienneté ou
de la même illustration, ont cent
moyens d' y suppléer en partie ; la guerre,
de belles charges, de grands emplois,
sur tout des alliances honorables,
et en tout état, durite personnel :
ainsi l' orgueil réduit à l' émulation,
et la chimere à la vérité, nous
commencerons par nous connoître
nous-mêmes, nous mériterons d' être
p47
nez ou de devenir gentils-hommes par
un caractere assortissant aux distinctions
de la noblesse ; mais par quelque
endroit que nous vallions, faisons
tous nos efforts pour valoir
mieux, sans envier tout ce qui est
au dessus de nous, et sans mépriser
ceux qui loin de nous encore, seront
demain nos camarades ou nos confreres,
et peut-être nos superieurs. S' il
est heureux d' avoir de la naissance,
dit La Bruyere, il ne l' est pas moins
d' être tel qu' on ne s' informe plus si
vous en avez. Mais il dit ailleurs que
les grands n' aiment pas les premiers
tems, parce qu' il est triste pour eux
d' y voir que nous soyons tous sortis
du frere et de la soeur. Si cette reflexion
faisoit sur tous les esprits l' impression qu' elle
doit faire ; on verroit
moins d' orgueil et plus d' affabilité ;
mais un jeune provincial qui se croit
le premier des préadamites, évite
le commerce de ceux qui ne sont
venus qu' après le luge, de peur de
mésallier sa conversation , et il aime
mieux se faire monseigneuriser par le
barbier de son village que de prévenir
des gens qui lui apprendroient l' usage
du monde et la vraie valeur des
choses.
p48
Si la noblesse bien soutenuë donne
un grand relief au mérite personnel,
on peut dire aussi que lerite personnel,
seul moyen de la bien soûtenir,
lui rend, par un juste retour, le brillant
qu' il reçoit d' elle ; et il est avoué
de tout l' univers que la naissance et le
rite, réünis dans le même sujet,
en font un composé merveilleux. La
naissance et la vertu sont deux perfections
qui comprennent tout quand
elles sont unies ; on diroit qu' elles
forment une nuée de gloire qui environne
de splendeur ceux qui en
sont revêtus ; mais la noblesse seule
n' est qu' une lumiere qui fait paroître
davantage les défauts de ceux qui
la possedent. La vraie noblesse doit
venir de la vertu, il n' y en a point
d' autre. Songeons que la vie éclatante
des grands hommes couvre d' infamie
les actions lâches de leurs descendans.
La gloire de nos ancêtres est
un héritage dont le seul rite peut
nous donner la possession. Se glorifier
de la noblesse de ses ayeuls,
c' est rechercher dans les racines les
fruits que l' on devroit trouver sur les
branches ; souvent la source est bien
claire, et ses ruisseaux sont fort
p49
troubles ; et quand vous orneriez votre
maison d' un nouveau lustre par
tout ce que vous valez, vous en perdez
tout le merite dès que vous l' étalez
avec ostentation.
Mais si l' on ne rassemble pas le
rite et la naissance, lequel devroit-on
préférer, supposé qu' on t choisir,
ou du mérite sans naissance, ou
de la naissance sans mérite ? Cette
question est délicate ; cependant, il
paroît que dans tous les lieux du
monde on aime à commercer avec
un homme de mérite, et par tout on
évite un sot de qualité. Cette reflexion,
toute simple qu' elle est, devroit
bien piquer l' émulation de tous
les hommes. L' obscurité ou la nouveauté
du nom, et la plus haute
qualité imposent également, quoique
par différens motifs, la necessi
d' acquerir du merite. Qu' est-ce
donc que le mérite personnel tant
vanté, qui doit être toujours l' accompagnement,
ou servir de supplément à la naissance ? Je tâcherai
dans tous nos entretiens de vous en
laisser au moins une legere idée.
Merite naturel, merite acquis, merite
commun à tous les hommes, merite
p50
de l' état qu' on embrasse, merite
superficiel, vrai merite : voilà ce me
semble assez de quoi nous occuper :
définissons en peu de mots toutes ces
especes de merite.
Une phisionomie qui plaît, des yeux
qui annoncent de l' esprit, d' heureuses
dispositions, de la bonté, de la
docilité, et le desir d' apprendre, voilà
le mérite naturel. De-là vient ce
beau mot, bien trivial, mais bien
énergique, gaudeant bene nati.
il faut cultiver ces heureuses dispositions
afin que les dons de la nature
produisent les talens. à mesure
qu' on les acquiert, le discernement
s' épure, les connoissances se multiplient
et se perfectionnent ; voilà le
rite acquis.
Toutes les vertus morales composent
le mérite qui doit être commun à
tous les hommes, et le merite particulier
de l' état qu' on a choisi consiste
à en remplir éminemment les devoirs.
Le mérite superficiel ne va pas jusqu' au
fond du caractere ; il n' embellit
que les dehors. C' est un vernis qui
dure peu. Sous cette idée je comprens
les hommes sans fond qui ont acquis
de ces graces fugitives qu' on estime
p51
tant aujourd' hui. C' est le mérite à la
mode ; mais la mode passe vite, et
le vrai mérite est de toute saison.
Qu' est-ce donc que le vrai mérite ?
Tout ce livre ne tend qu' à vous l' apprendre.
Lisez et pratiquez. S' il est
difficile de réunir en soi toutes les qualités
qui le composent, heureux du
moins si ma philosophie inspire à mes
lecteurs le goût des talens et des vertus
convenables à leur âge et à leur situation.
Le seul titre de cet ouvrage
développe tout mon dessein.
Si le vrai mérite n' est pas d' un grand
prix dans l' esprit de ceux que j' appelle
les faiseurs de fortune, il n' en
est pas moins au sentiment de La
Bruyere une des graces de la nature,
une de ces choses qui embellissent le
monde, qui ont toujours plû, qui
plairont toujours, et à qui le dégoût
ou l' antipatie de quelques-uns ne sçauroit
nuire. C' est dans le même esprit
qu' il se recrie dans un autre endroit,
s' il est ordinaire d' être vivement touc
des choses rares, pourquoi le
sommes-nous si peu de la vertu ?
La vertu et le vrai merite sont sinonimes.
L' étude de la sagesse en est
la source ; l' estime des honnêtes gens
p52
en est le fruit. Pour y atteindre il faut
être un peu philosophe ; mais que
ce terme pompeux ne déconcerte pas
les simples pour qui la moindre litterature
est de l' hebreu. Comme l' homme
vain ne croit jamais son merite
assez compensé, qu' au contraire
l' homme modeste ne se plaint pas de
ses disgraces ; de même un sçavant
peut être un sot parfait, et un jardinier
peut être un bon philosophe.
Qu' on ne s' imagine pas pourtant que
toute philosophie mene à la vertu.
Quoi de plus faux, par exemple, que
le sistême des stoïciens, des athées,
des avares ? Leur dogme et leur morale
voltent la droite raison. Les
stoïciens veulent que les hommes ne
soient susceptibles de peine ni de plaisir,
et les athées ne reconnoissent
point de créateur. Ils éternisent la
nature que les stoïciens veulent détruire.
Combien d' horreurs, que d' absurdités,
quelle contradiction ! Les
avares dont la secte grossit tous les
jours sont les plus inhumains de tous
les hommes, et les plus extravagans
de ceux qui se croyent sages. Inhumains,
ils laisseroient périr toute la
nature pour un écu. Extravagans, ils
p53
trouvent du plaisir à mourir de froid
et de faim. Voilà une façon de se
deshonorer et de se damner bien bizare.
Je ne conseille donc que l' usage
d' une philosophie aisée, raisonnable,
naturelle et chrétienne. C' est une philosophie
de sentiment indépendante
de la scholastique. Remplir les devoirs
de son état, sçavoir un métier et le
bien faire, se proposer une fin et prendre
les moyens qui y conduisent, voilà
la philosophie naturelle. Que cette
fin soit louable et conforme à la religion ;
que les moyens soient convenables
et légitimes, voilà la philosophie chrétienne.
Cette définition,
qu' un enfant concevroit, prouve bien
que je ne prétens pas enseigner l' algebre,
mais elle prouve encore que
l' étude de la sagesse est la source du
vrai merite.
J' ai dit aussi que l' estime des honnêtes
gens en étoit le fruit ; cette proposition
n' est pas problématique, mais
peut-être qu' elle ne suffiroit pas pour
piquer l' émulation des jeunes gens.
Voici donc une réfléxion que je crois
plus pressante parce qu' elle me paroît
le moyen le plus sûr de racommoder
p54
en faveur d' un coeur noble le mérite
avec la fortune.
C' est de l' autorité et de la bonté
de nos maîtres que nous tenons
presque tous nos avantages ; il est vrai
que le bonheur doit concourir avec
nos services pour en obtenir des graces ;
mais il faut commencer par se
rendre utile. Le bonheur qui nous
manque souvent n' est pas une dispense
légitime du merite personnel qui ne
doit jamais nous manquer.
Servons le roi, servons l' etat ; c' est
un devoir étroit. Mais aussi de tous les
devoirs, c' est celui qui nous conduit
plus infailliblement à la gloire. Dès
qu' une fois un sentiment aussi noble
s' introduit dans le coeur, il met en
mouvement jusqu' à la paresse. De-là
l' art militaire, l' éloquence, les grandes
négociations, la culture des beaux
arts. De-là par conséquent la plus
grande gloire d' un grand roi, l' ornement
de la monarchie, l' avancement
des sujets privilegiez, l' heureuse
harmonie entre le chef et les
membres qui ne font qu' un corps ;
de-là enfin la sage oeconomie de toute
la societé. Le sujet sert son roi, le
roi récompense son sujet ; et de
p55
quoi n' est pas capable celui qui s' attire
la confiance de son maître, et
que le seul honneur conduit aux honneurs !
Mais un ordre aussi beau ne produiroit
pas tout le fruit qu' on en doit
attendre, s' il n' avoit d' application
qu' aux noms fameux, aux grands postes,
aux actions décisives. Il faut préparer
de longue main ce qui n' est que
bon à devenir meilleur, il faut des
acteurs qui puissent doubler les grands
les pour pouvoirparer le vuide
que fait imperceptiblement la révolution
des choses ; il faut absolument
des ouvriers de tous les ordres et de
toutes les classes pour faire mouvoir
toute la machine, et cette necessité
produit des effets merveilleux ; elle
veille notre attention, et rend plus
piquant le gout naturel que nous avons
pour notre avancement, elle nous met
dans le chemin qui peut le plus sûrement
nous y conduire ; elle nous impose
le soin de nous perfectionner dans
notre état, et nous inspire enfin le desir
ardent d' acquerir du merite, parce
qu' il faut meriter pour obtenir.
Ne croyez pas pourtant que le merite
soit le chemin qui mene le plus infailliblement
p56
à la fortune. Au contraire
il fait plus de jaloux que de prôneurs.
Peu de gens aiment à le sentir,
moins encore à le recompenser. Un
homme en place a-t-il le loisir d' entrer
dans l' examen des sujets, et son plan
est-il de faire des heureux ? Si ce cas
arrive, méritez d' être placé dans le
catalogue des élus. Mais il est plus sûr
pour vous d' étudier la philosophie de
La Bruyere. Quelle fausseté de ma
part si j' osois la travestir pour m' en
approprier le rite ! La voici. Il y a,
dit-il, une philosophie qui nous éleve
au-dessus de l' ambition et de la fortune,
qui nous égale, que dis-je, qui
nous place plus haut que les riches,
que les grands, que les puissans, qui
nous fait negliger les postes et ceux
qui les procurent, etc. Il y en a une
autre, ajoute-t-il, qui nous soumet et
nous assujettit à toutes ces choses en
faveur de nos proches et de nos amis.
C' est la meilleure.
Jeune homme, en attendant que le
hazard vous mette dans l' heureux embarras
d' opter entre ces deux sistêmes,
commencez toujours par vous former
le coeur et l' esprit. Si vous êtes bien
né, bien élevé ; si vous ne connoissez
p57
pas encore le vice, vous avez raison
d' être content de vos moeurs. Si
avec cela vous sçavez faire une définition,
poser un principe incontestable,
tirer de ce principe une conséquence
juste, vous croirez sçavoir
raisonner. Cette idée peut convenir
à un ecolier de quinze ans ; mais entrez
dans le monde ; apprenez, s' il
se peut, à compter toutes les extravagances
qui gatent l' esprit, et toutes
les passions qui assiegent le coeur,
et vous conclurez que rien n' est plus
rare ni plus précieux que de bien raisonner
et de se bien conduire.
Vous voulez parvenir à la vraie
vertu, je voudrois bien vous la faire
connoître et vous la faire aimer. Elle
consiste sur tout à vivre avec équité,
force et sagesse ; nous l' adorons même
dans nos ennemis, et si Dieu
pouvoit être un composé, la beauté
seroit son corps, et la vertu seroit
son ame ; mais tel est le malheur de
l' homme, qu' il va bien lentement
à la vertu, et qu' il en revient bien
vîte. Je vais tenter de vous déveloper
tous les mysteres du coeur et de
l' esprit, il faut vous apprendre à connoître
l' homme.
p58
Montagne qui ne pensoit pas mal,
dit que c' est un sujet bien vain, bien
divers et bien ondoyant. Ces vieilles
expressions sont bien énergiques. La
Bruyere ne connoissoit pas moins le
coeur et l' esprit de l' homme ; méditez
tout ce qu' il en dit, et si vous êtes
encore tenté de croire que le bon esprit
soit bien commun, la plaisanterie
très-judicieuse du chevalier De Cailli
va vous détromper.
En mon coeur la haine abonde, etc.
Ne croyez pas non plus qu' il soit
fort aisé de se connoître soi-même.
Voici ce qu' en pensoit un des hommes
de France qui a le plus vécu, et
le mieux réflechi, l' abbé Regnier.
Connois-toi toi-même, etc.
C' est quelque chose, mais ce n' est
pas assez que de sçavoir éviter d' être
p59
un sot. Il faut vous former sans exception
et sans mélange d' aucun vice
à toutes les vertus qui peuvent vous
rendre tout à la fois un galant homme,
un honnête homme, un homme
de merite, un homme de bien ; c' est
par ces quatre parties de caractere que
je veux vous faire philosophe, et c' est
un homme de cet espece que les allemans
appellent un virtuosus .
Leur façon de parler est bien plus
énergique que la nôtre. Sous le terme
de vertueux, nous ne comprenons
gueres que religieux, pieux, devot ;
et dans leur virtuosus ils supposent la
valeur dans la guerre, l' habileté dans
les arts, les dons de la nature, les
talens, l' érudition, l' excellence du
coeur, la justesse et la force de l' esprit,
de la fidelité à Dieu et à son
roi ; voilà leur virtuosus ; et c' est au
dernier periode de cette vraie vertu
que nous devons atteindre.
Cette vertu, dont l' éloge est une
leçon pour vous, sera toute la matiere
de nos entretiens : c' est un compo
dont je ne puis vous donner qu' une
définition composée : en effet,
un homme vertueux et un philosophe
chrétien sont selon moi, termes sinonimes ;
p60
et, comme a dit un habile
homme, le propre du sage est, de
ne se laisser conduire qu' à la vertu.
La plus grande preuve qu' on a de
l' esprit, et qu' on l' a bien fait, c' est
de bien vivre, et de se conduire toûjours
comme on le doit ; cette sagesse
de conduite consiste à prendre en toute
rencontre le parti le plus honnête, et
à le bien soûtenir ; et le parti le plus
honnête est celui qui se trouve le plus
conforme à notre état. Un homme
qui se connoissoit bien en morale, a
dit : reconnoissez un dieu, retenez
votre langue, reprimez votre colere,
faites acquisition de science, choisissez
la meilleure religion, abstenez-vous
de faire le mal, fréquentez les bons,
couvrez les défauts de votre prochain,
soulagez les pauvres, et attendez
l' eternité pour récompense.
Voilà d' excellens principes dont nous
ferons l' analise, parce que c' est en
quoi consistent toutes les parties de
la bonne philosophie et de la vraie
vertu.
On peut dire que nous ne sommes
vraiment des hommes, que quand
nous commençons à devenir vertueux :
distinguez bien avec Abadie l' homme
p61
qui perit, de l' homme qui ne périt
pas. L' homme mortel, dit-il, consideré
dans ses états differens, est constamment
une créature miserable qui
trouve le peché dans sa conception,
le travail dans sa naissance ; les peines
dans sa vie, la necessité d' une
mort inévitable.
Nous avons deux beaux vers latins
qui rendent la même pensée.
(...)
chaque homme, ajoûte Abadie,
est une république en abregé très-difficile
à conduire. Quoique de petite
étendue, c' est un petit monde, parce
qu' ayant l' être avec les elemens, la
vie avec les bêtes, et la raison avec
les anges, il semble par une heureuse
rencontre que toutes les créatures
se trouvent en lui. Il parcourt toutes
les parties de l' univers sans se mouvoir ;
il assemble dans la simplicité du
me sujet le passé, le présent et l' avenir,
la vie et la mort, la lumiere
et les tenebres, les élemens les plus
contraires et les qualitez les plus incompatibles.
Cet ouvrage est bien magnifique,
c' est l' ouvrage du tout-puissant ;
p62
mais si la vertu ne venoit épurer la
matiere, et si par impossible l' ame
restoit dans l' inaction, nous ne serions
tous qu' une masse de chair organisée.
Paîtris de même pâte, le merite
de tous les hommes seroit égal,
et cerite ne consisteroit qu' à être
des hommes ; c' est donc à la vertu
infiniment superieure à la nature,
que nous devons notre plus grande
dignité.
L' homme étant défini en géneral par
tout ce qui le compose, reste à sçavoir
ce qui fait le galant homme, l' honnête
homme, l' homme de merite et
l' homme de bien ; connoissez, acquerez
et pratiquez tout ce qui a relation
à ces quatre parties differentes,
dont le tout réüni, fera de vous un
virtuosus.
vous sçavez bien ; mais tout le
monde ne sçait pas qu' un galant homme
n' est pas un homme galant ; et à
cette occasion, il faut convenir que
notre langue, tant estimée de nos voisins,
ne laisse pas d' avoir de certains
tours qui embarassent fort l' etranger :
par exemple, le bourgeois gentilhomme
de Moliere, et une autre piece
qu' on pourroit intituler le gentilhomme
p63
bourgeois seroient deux comedies
différentes composées de caracteres
tous differens ; de même, par
un homme galant, nous entendons
un coureur de ruelles, un conteur de
fadaises, et un diseur de riens, un
professeur d' amour et d' amourettes :
en un mot, un homme desoeuvré, à
charge à tout le monde ; il approche
du fat, caractere que vous ne sçauriez
trop éviter. Au contraire, par un
galant homme, nous entendons un
homme poli dont le commerce est
tout-à-la foisr et agréable, qui a
des dons et des talens, en qui on ne
reconnoît point de fauts essentiels ;
c' est un homme qui a ja acquis la
premiere moitié des qualitez qui font
l' homme de merite.
L' honnête homme est different. Il
peut n' être pas un galant homme,
mais s' il vaut moins au dehors, il
n' en est pas moins estimé. Sa réputation
meritée par ses faits, sa probité
toujours uniforme et sans faste, la
bonté, la douceur dont il ne se départ
jamais ; voilà quelles sont ses
qualitez essentielles, qui n' excluent
pas celle de galant homme, et en faveur
desquelles on doit bien passer à
p64
l' honnête homme le faut de quelque
petit merite accidentel. La science
commence un honnête homme, le
commerce du monde l' acheve.
L' homme de merite est nécessairement
galant homme et honnête homme ;
mais il ajoûte beaucoup à l' un
et à l' autre. Il a plus d' ornemens et
plus de profondeur, plus de dons,
plus de talens ; sentimens plus élevez
ou pluslicats ; sçachant également
tout mépriser et tout avoir ; se passant
de briller, brillant éminemment
quand il le faut dans toutes les situations
il se trouve ; ne craignant
point d' être effacé par le merite des
autres, au contraire, s' instruisant et
applaudissant toujours au merite d' autrui.
L' homme de bien peut n' avoir pas
autant de merite ; mais son merite
est bien plus décisif ; simple, vrai,
humain, généreux, régulier, pieusement
avare du tems, il en met tous
les momens à profit pour l' eternité.
Il doit la tranquillité de son ame au
témoignage intérieur d' avoir fait son
devoir ; il cherche toûjours ce que
Dieu demande de lui pour la place
qu' il occupe dans le monde ; sa vie
p65
est si suivie et si reglée, que son
exemple est la plus pathetique de
toutes les leçons. S' il a des ennemis,
il les aime, en ce qu' il retrouve même
dans leur haine un nouvel engagement
de mieux remplir ses devoirs :
en un mot, l' homme de bien commence
par être un parfaitement honnête
homme. Il craint Dieu, il l' aime,
il le sert, il lui rapporte sans
cesse le peu de bien qui est en lui,
et il travaille sans relâche à acquerir
celui qui n' y est pas. Ces quatre
parties, ainsi réünies dans un me
caractere, nous permettent bien d' y
supposer la vraie vertu.
Si je la peins par ses effets, je
trouve qu' elle nous tient toûjours dans
une paix intérieure, mais dans une
paix fort éloignée du quietisme et de
l' oisiveté. Active au dehors, elle ne
se nourrit que de bonnes actions, et
conserve en nous cette tranquillité
d' ame, qui nous rend superieurs aux
évenemens ; elle connoit toute l' amertume
des remords de la conscience
et des reproches de la probité, et toute
son étude est de nous les épargner
par la bonne conduite qu' elle nous
impose, parce que par tout est
p66
le trouble et l' inquiétude, point de
vraie vertu. Elle nous apprend à esperer
modérément, à souffrir patiemment,
à jir agréablement, à souhaiter
peu, et à ne souhaiter que ce
qui convient ; elle fait de notre devoir
et de notre pouvoir les deux regles
de nos plaisirs ; elle nous fait vivre
autant pour les autres que pour
nous ; elle nous fait éviter toute sorte
de mal ; elle nous porte à faire
toute sorte de bien ; et par la plus
grande force d' esprit, autant que par le
goût le plus rafiné qu' elle nous procure,
elle nous rend plus heureux
dans le bonheur, et moins malheureux
dans la peine : en un mot, noblesse
d' ame, force et justesse d' esprit,
finesse de goût, mais d' un goût purifié
et subordonné aux regles de la
religion ; voilà tout ce qui est le plus
propre à nous rendre solidement heureux
et véritablement vertueux.
Examinons un moment les rapports
de la vertu, avec l' honneur, la
raison et la religion ; et sentons la
différence de l' homme vertueux d' avec
celui qui n' a d' autre regles que
ses passions. Un homme qui vit sans
principes de conduite, qui se livre à
p67
tous ses caprices, qui n' écoute que
ses plaisirs, et qui ne connoît pas les
vrais plaisirs, peut ne passer chez ses
pareils que pour un galant homme,
un aimable homme, et dès-là il est
homme d' honneur à leurs yeux ; mais
moi je l' appelle un homme vicieux
et grossier ; c' est un homme qui ne
vit que pour manger, qui n' aime
dans le vin que la quantité, dans les
femmes que la débauche ; au contraire,
la vraie vertu entretient, cultive,
et fait fructifier le germe du vrai
honneur qu' un heureux naturel soûtenu
d' une bonne éducation, a mis
dans notre ame ; elle éclaire notre
raison au lieu de l' obscurcir : et loin
de murmurer du frein que le christianisme
impose à nos passions, elle
trouve sa force et sa satisfaction dans
une regle si sure et si salutaire.
N' attendez pas de trouver de vrai
honneur dans un libertin de profession,
ni dans tous ceux qui n' ont que
le plaisir des sens pour guide. La délicatesse
de l' honneur n' est connuë
que des ames débarassées de la matiere ;
il faut un esprit plus délié,
mieux ordonné et une ame plus noble
pour bien sentir les plaisirs purs
p68
et délicats que l' honneur, la raison
et la religion permettent. Elevation
de sentimens, droiture d' esprit, principes
de conduite, penchant continuel
à faire du bien, force dans la
privation, délicatesse dans la jouissance ;
c' est-là tout ce qui entre dans
la composition de cette pâte fine,
dont sont pêtris les hommes du premier
ordre, qui seuls sont les vrais
vertueux. N' en doutons point, la vertu
nous fait trouver plus de goût
dans les loix de l' honneur, dans les
regles de la raison, et rend plus leger
le joug de la religion.
Plus vous êtes délicat sur l' honneur,
et plus vous flattez votre vertu ;
au contraire, si vous cherchez à
vous étourdir sur de certains traits
que vous voudriez bien vous permettre,
vous retrouvez cette vertu
au fond de votre ame, qui vous crie
de toutes ses forces ; arrêtez-vous,
n' achetez point à un prix trop vil,
ne prêtez point à un interêt indû,
rendez justice à tous ceux à qui vous
la devez, reprimez vos desirs, vivez
tranquille, sans vous amuser à desirer
toûjours. Mais, quoi ! Vous cherchez
à vous soustraire à l' équité par
p69
de mauvais détours ; vous allez faire
un malheureux, vous marchandez à
secourir un misérable, vous allez vous
prostituer au mensonge, à l' avarice,
à l' yvresse, à la débauche : quoi !
Vous vous ruinez en follespenses,
vous faites le magnifique, le généreux ;
cependant, vous ne payez, ni
le marchand, ni l' ouvrier, et au
moindre revers on vous retrouve la
foiblesse d' un enfant. Voilà ce que
vous dit la vertu dans ces foibles momens,
vous sentez que votre ame
chancelle ; voilà par quelle sage importunité
elle sauve les droits du vrai
honneur ; et quand une fois la tentation
est passée, sans avoir pû éfleurer
votre probité ni déranger votre
conduite, quelle satisfaction la vertu
ne vous fait-elle pas sentir au-dedans
de vous ! Sera-ce ma faute, si ce langage
n' est pas entendu de ceux qui
ne remplissent aucuns de leurs devoirs,
et qui se permettent les actions les
plus indignes ?
Je dis donc, et c' est mon premier
principe, que l' austere attachement
aux plus petites regles du vrai honneur,
est tellement essentiel à l' homme
vertueux, que sans cela il ne sent
p70
plus ce plaisir ineffable que produit
la vraïe vertu. Un grossier peut digérer
une infamie et une insulte atroce,
se familiariser avec la bassesse,
ramper auprès d' un fat pour aller à ses
fins ; un plaisir brutal le console de
tout ; tous moyens lui sont indifférens,
tout chemin qui l' avance est
bon ; mais un homme vraiment vertueux
ne sçait être heureux que par
des sentimens loüables, l' accomplissement
de la loi, le commerce des
plus honnêtes gens, la noblesse de
son ame, et par la joüissance délicate
de tous les biens qui lui sont propres :
voilà tout ce qui fait ses plus doux,
ses seuls plaisirs ; il se rend digne de
la fortune et des honneurs, et les
attend sans inquietude, parce qu' il
les desire sobrement, et qu' il les desire
quelquefois plus pour les autres
que pour lui-même. En un mot, il
se rend propre à tout, il devient digne
de tout, il sçait se passer de
tout.
Si la vertu est inséparable du vrai
honneur, elle n' est pas moins assujettie
aux regles de la droite raison.
En effet, dans un homme qui a de
l' usage et du goût, comment pourroit-elle
p71
subsister avec mille et mille
traits que la réflexion desavouë ! Des
sottises hazardées, des marchez extravagans,
des entreprises bizarres ; rien
de tout cela ne peut convenir à un
homme sage qui est toujours aussi raisonnable
qu' il le faut, et ne l' est jamais
plus qu' il ne faut ; il se rend volontairement
esclave de la droite raison,
et ne l' est jamais de l' idée qu' on
aura de sa raison. Il ne se livre point à
l' espoir séducteur de justifier sa conduite
par des sucs qui dépendent
bien plus du hazard que durite ;
mais indépendamment de la trompeuse
opinion du public, il fait toujours
de sa raison sa premiere regle,
et ne se permet rien dans toute sa
vie qui puisse, par des reproches interieurs,
affoiblir en lui le sentiment
de la vraïe vertu.
Si la vertu s' approprie indistinctement
tout ce qui caracterise l' honneur
le plus délicat et la raison la plus saine :
elle ne s' attache pas moins scrupuleusement
à l' observance réguliere de tout
ce que la religion prescrit. L' homme
sage n' est jamais plus content de lui-même,
que quand il a reprimé de folles
passions ; toujours occupé à s' étudier
p72
et uniquement curieux de se connoître,
il craint ses foiblesses et s' en défie ;
il sçait le peu de fond qu' il doit
faire sur son coeur, trop disposé à être
duit par les objets. Convaincu par
de tristes expériences que la foible humani
marche, comme à tâtons, entre
la lumiere et les ténébres, et qu' elle
flotte entre l' attrait pour la vertu et
le penchant pour le vice, il est charmé
de retrouver ses instructions et sa force
dans l' accomplissement de la plus
sage loy qui fût jamais ; parce que
dans cet accomplissement seul réside
cette plénitude de satisfaction que
ne connoissent pas ceux qui vivent au
hazard ou dans le désordre ; les desirs
inquiets, les craintes serviles, les dépits
secrets du merite personnel ou de
l' avancement des autres, les emportemens
féroces, l' odieuse inhumanité,
les attentats à l' innocence, ne sont
point le partage des hommes vertueux.
La vraie vertu est donc un composé
d' honneur, de raison, de religion ;
mais ici je dois remarquer que la plûpart
des hommes, au lieu d' acquerir
la vraie vertu, ne prennent que le faux
de chaque vertu. Tel passe pour homme
d' honneur qui n' en a que l' apparence ;
p73
tel passe pour un homme raisonnable,
pour un sage, qui dans le
vrai est un bizarre, un homme insupportable,
un fou ; et tel passe pour
très-fidele aux devoirs de la religion,
qui dans le fond n' est qu' un superstitieux,
un visionaire, et qui peut-être
n' a eu que le secret de bien cacher ses
vices. Combien de gens nous ébloüissent
par des dehors brillans, par des
biens immenses, par de grands postes,
et souvent par de fausses vertus qui
nous feroient pitié, si moins susceptibles
de prévention nous voulions
bien nous donner la peine de les approfondir
et de les examiner par les
moeurs, par le coeur, par l' esprit !
On voit des hommes qui se piquent
d' une excessive délicatesse en fait
d' honneur, qui ne connoissent pas le
ritable honneur ; qui toujours guindez
sur des échasses, toujours rissez,
prêts à s' offenser de tout et contre
tout le monde, donnent une fausse interprétation
à tout procedé, à tout discours,
dont ils s' imaginent avoir lieu
de se plaindre. Tout merite, autre que
le leur, qui se trouve placé, leur paroît
une injustice monstrueuse. Ils se
croient deshonorez par tous les honneurs
p74
qu' on ne leur rend pas ; ils justifient
en eux tout ce qu' ils condamnent
dans les autres ; la valeur, les services,
le merite, les talens d' autrui
les blessent ; tout discours malin qui
peut nuire, actions équivoques, mais
commises à huis clos, ils se les permettent
sans scrupule. Est-ce-là le caractere
d' un honnête homme ? En verité
non. Un habile homme a dit :
toujours faux, etc.
Au contraire l' homme d' honneur
prenant bien ce qu' on fait et ce qu' on
dit, severe envers lui-même, indulgent
sur les défauts d' autrui, attentif
et régulier sur tous ses devoirs, modeste
dans la bonne fortune, et patient
dans l' adversité ; toujours disposé à
s' édifier et à profiter du merite des
autres ; toujours content du bien qui
leur arrive, sans se repaître de l' idée
souvent fausse, qu' il en étoit plus digne ;
également incapable de toute
bassesse, de plaintes injustes, et de s' offenser
de tout ; toujours prêt à obliger,
p75
parlant bien, même de ses concurrens,
et voulant tout devoir à la
justice ; c' est-là, ce me semble, le caractere
du vrai honneur.
Il est tout aussi aisé de se tromper
sur ce qui regarde le bon sens. Quoi
de plus commun que de voir des hommes
peu raisonnables par le mauvais
usage qu' ils font de leur raison ! Est-ce
avoir bien de la raison que declamer
en tous lieux et à toute heure contre
l' aveuglement de la fortune, que d' employer
sans cesse son esprit à faire d' inutiles
retours sur le passé, et à se livrer
ou à de continuels murmures sur
le présent, ou à des frayeurs paniques
sur l' avenir ?
Usons mieux de l' heure présente etc.
L' homme raisonnable se contente
dans sa situation, il adoucit ses
humeurs, polit ses manieres ; tranquille
sur le présent, il attend l' avenir sans
le craindre ; il sçait joüir, et ne se
repaît point de desirs vains et vagues :
au lieu de fatiguer le public de ses réflexions,
il ne songe qu' à les mettre à
p76
profit : il choisit un genre de vie convenable
à sa fortune, et se fait des
amis conformes à son caractere : par-là
il fait preuve de sagesse et de goût
pour cette vraie vertu qu' on ne trouve
pas chez ces petits génies qui s' imaginent
que le sublime de la pie consiste
en des scrupules de toute espece,
et qui n' ayant pas assez de discernement
pour placer chaque chose dans
son ordre, se font un dieu toujours
prêt à les punir : ainsi : toujours tourmentez
par la crainte de la justice
divine, sans être jamais rassurez par
la misericorde ; leur vie d' ailleurs assez
innocente, devient, par rapport
à leur devotion mal entenduë, un supplice
continuel : mais, comme le plus
parfait de tous les plaisirs vient sur tout
du témoignage interieur d' une conscience
pure et sans tache ; je dis,
non pas d' un devot , mais de celui
qu' on appelle un homme de bien, que
s' il a du goût et de la raison, il est le
plus heureux de tous les hommes.
Culte de Dieu continuel et sans partage,
pratique reguliere des maximes
les plus saines, attachement inviolable
à la doctrine la plus pure, sensualité
à faire du bien au prochain ; toujours
p77
égal et doux, toujours raisonnable,
exempt de prévention et de préjugés :
voilà le caractere prétieux de ces hommes
privilegiez qui sont selon le coeur
de Dieu ; et c' est le plus grand prix
que puisse esperer l' homme de bon sens
dont la conduite est sage.
à dieu ne plaise que je soûtienne
ici, que beaucoup d' honneur, de raison
et de religion soit suffisant pour
nous procurer une volupté pleine,
inalterable, immuable, ce bien nous
est reservé pour l' autre vie : celle-ci
le plus parfait caractere n' est méritoire
que par la grace de Dieu,
est une vie de tentations et de combats.
Je n' entends donc par l' acquisition de
la sagesse que le don de se rendre
heureux autant qu' on peut l' être dans
le monde, sans que les moïens du
bonheur présent ruinent les esperances de
l' avenir.
Jeune homme qui m' écoutez, voulez-vous
duire tout ce que j' ai dit
à une idée plus précise ? Comprenez,
par un homme d' honneur, celui qui
plein des sentimens les plus nobles, est
toujours pt à développer son ame
par toutes les actions que l' occasion
offre à sonle ; qui pense, qui sent ;
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qui agit par le plus pur mouvement de
la vertu, aussi attentif à cacher le bien
qu' il fait, que l' orgueilleux trouve de
plaisir à en faire parade.
Comprenez par un homme raisonnable
celui qui sçait également se défier
et se servir de sa raison, qui sans
rechercher le suffrage public vit de
façon à le meriter. Assez judicieux
pour connoître ses fautes, soigneux de
n' y pas retomber, assujetti aux usages,
sans être esclave des préjugez,
circonspect dans les déliberations,
ferme dans l' exécution, prudent sans
inquiétude, c' est-à-dire, assez raisonnable
pour retrouver sa force et sa
dignité dans sa raison, pour n' en
pas faire son supplice, et pour ne la
pas prostituer jusqu' à justifier l' erreur ;
c' est pourtant ce que nous voyons
tous les jours. M Rousseau l' a dit
avant moi.
Loin que la raison nous éclaire etc.
p79
Comprenez enfin par l' homme de
bien celui qui appliqué par préference
et sans relâche aux devoirs de son
état, ajoûte au vrai honneur et à la
droite raison, une conduite réguliere
et chrétienne, et qui dans l' attente
souvent méditée d' un avenir, s' étudie
plus par amour que par crainte à corriger
ses moeurs, persuadé néanmoins
que ce sera toujours au seul merite
dudiateur qu' il devra la grace qu' il
espere de Dieu qu' il adore, grace sur
laquelle il ose compter avec un humble
confiance. Supposez dans un tel
homme un peu d' esprit et de goût, et
voilà mon virtuosus ; voilà votre modele,
voilà l' idée que Platon nous
donne du philosophe, un amateur de
la sagesse universelle.
Quelque long-tems que nous aïons
à vivre, nous trouverons toujours en
nous des défauts à corriger et des perfections
à acquerir ; mais ne nous effraïons
pas à la ë d' un travail long
et penible. Le vrai merite, le merite
consomest le but que tout honnête
homme doit se proposer. Pour
l' atteindre plus vîte, il faut commencer
par éviter tous les écarts qui nous
détournent du droit chemin, sans se
p80
rebuter par les difficultez qui se présentent ;
et comme le navigateur habile
ne perd jamais de vûë sa boussole,
le jeune homme qui veut bien conduire
sa barque a toujours ses principes
sous ses yeux. La premiere régle
de conduite est donc de bien sçavoir,
et la route qu' on doit suivre, et les
écuëils qu' on doit éviter.
Après avoir expliqué quelles sont
les parties essentielles dont je compose
la vraie vertu, il est aisé de conclure
que le plus ou le moins de ces
parties réünies dans unme sujet,
font la mesure de son mérite ; et l' on
pourroit cider avec raison que celui-là
seroit un sujet excellent qui rassembleroit
en lui dans un degré supérieur
l' honneur, la raison, la religion,
et la délicatesse du goût dont
j' ai parlé.
Le danger le plus commun et le plus
inévitable, auquel est exposé un jeune
homme qui entre dans le monde, c' est
le méchant exemple : on peut se flatter
de réüssir en travaillant sur un coeur
susceptible encore de mouvemens
vertueux. Les leçons de sagesse dont
on prémunit une ame avant le moment
décisif où elle s' ouvre aux premieres
p81
impressions, peuvent prévenir
l' effet des passions les plus vives ; mais
vous manquerez votre coup, et la vertu
de votre eleve vous échapera, si
vous attendez que l' exemple suborneur
se joigne aux premieres bourasques
des passions naissantes. Vous plantez
un arbre en plein vent, commencez
par le soutenir contre les vents, armez-le
contre les bêtes, sans quoi bien-tôt
il est ébranlé, deraciné, arraché. Le
jeune homme agité tout-à-la-fois par
ses propres saillies, et ten par toute
la corruption que le monde étale à ses
yeux, aura bien de la peine à se contenir,
si vous ne l' affermissez. Soutenez
le, armez-le de bonne heure des plus sages
conseils contre le méchant exemple ;
revenez à la charge à mesure que le
peril augmente ; ne vous lassez pas,
jusqu' à ce que le caractere soit tout-à-fait
formé ; c' est la premiere et la
plus essentielle de toutes les précautions.
Fasse le ciel que vous ne sçachiez
jamais par expérience combien sont
funestes les effets que produisent les
mauvaises compagnies : combien de
fois n' a-t-on pas vû ruinez ces fondemens
de merite, qu' un pere attentif
p82
avoit jetté dans le coeur de son fils,
cet heureux naturel, ces dons naissans,
ces talens commencez, en un
mot, tous les fruits précieux d' une éducation
polie et circonspecte ?
à voir jusqu' à quel point la brutali
et la débauche maîtrisent les esprits
et les coeurs, et avec quelle affectation
les hommes s' étudient à valoir
peu, je serois tenté de douter de cette
prophétie d' Horace qu' ils se corrompront
toûjours de plus en plus ; car,
enfin, quel chemin leur reste-t il à
faire pour arriver au dernier periode
de la corruption ? Les jeunes gens ne
sont pas gâtez, ils sont perdus ; menteurs ;
effrontez jusqu' à l' impudence,
grossiers dans ce qu' ils disent, brutaux
dans ce qu' ils font ; peu soigneux
de plaire, très-soigneux de publier
faussement qu' ils ont plû, appliquez
sans relâche à rafiner sur le vice,
ils regardent le vrai honneur comme
une chimere, et la raison comme un
frein importun ; ils releguent la religion
chez les petits esprits ; la politesse
n' est pour eux qu' une puerilité,
ou tout au plus une vertu de femme ;
la délicatesse du goût n' est qu' une vision
ou une acquisition importune qui
p83
gêneroit trop leurs premiers mouvemens ;
toute action qui n' est pas marquée
au coin de la débauche et de la
crapule, et tout discours sans obscenité,
leur paroît insipide ; les moins
fous d' entre eux se crent assez sages
quand ils sont reglez dans leurs déreglemens ;
et ceux qui se plongent
plus avant dans l' abîme, s' imaginent
que, comme chef de parti, ils méritent
plus d' admiration.
Ha, mon enfant ! Ha, mon ami !
Qui que vous soyez, évitez, comme
la peste, le commerce de ces sortes de
gens, puisqu' ils ne s' occupent qu' à
deshonorer la societé civile ; regardez-les
comme le rebut du genre humain,
ou comme une nouvelle espece d' hommes,
qui fait classe à part ; sauvez-vous
vîte auprès de ceux dont l' âge
a poli les manieres et muri les
desirs ; et si un malheureux quart-d' heure
vous livre à la compagnie de ces docteurs
en libertinage, qui font gloire
de présider dans leurs conciliabules
d' impietés, appellez promptement à
votre secours tout ce que vous avez
entendu, tout ce que vous avez lû de
bon pendant votre enfance, et fortifiez-vous
par le souvenir de toute l' horreur
p84
qu' on vous a inspirée pour le vice,
en faisant attention au mépris profond
que s' attire un débauché.
Commencez à mettre en pratique
la nécessité de vous garantir du chant
exemple en fuyant avec toute la
précaution dont vous êtes capable,
tous ceux qui sont reconnus etme
soupçonnez de manquer d' un seul
des quatre dons que j' appelle essentiels,
et dont j' ai fait les quatre parties
principales de la vraïe vertu.
Songez que le méchant exemple la
ruine imperceptiblement : et que me
servira de vous inspirer les maximes
les plus saines pour le choix de vos
amis et de vos plaisirs, si vous commencez
à contracter des liaisons dangereuses ?
Vous marchanderez peut-être
quelque instant entre l' exemple
et le souvenir de mes instructions ;
mais bien-tôt le premier l' emportera :
vous direz ce que vous entendrez dire,
vous ferez ce que vous verrez faire.
Rien de plus éloquent que l' exemple,
le précepte n' en approche pas : soyez
donc infiniment circonspect dans les
premiers commerces de votre vie :
souvenez-vous bien de ces quatre
beaux vers de Boileau :
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dans le crime une fois il suffit qu' on
débute. Etc.
Tel jusqu' à un certain âge reste scrupuleux
sur les plus petits défauts, et
ignore jusqu' au nom des vices, qui,
peut-être en compte bien-tôt après
pour peu de chose, et le nombre et la
qualité : d' vient un changement
si soudain et si funeste ? Des mauvaises
compagnies qu' on n' a pas pris soin
d' éviter. Il est vrai que d' abord on voit
avec horreur les professeurs publics
de libertinage, mais on commence par
se familiariser avec les libertins du second
ordre, avec ces faux petits maîtres
dont le goût est dépravé. De cette
dépravation du goût vient celle des
moeurs, et de-là le progrés de la corruption.
Mais, me direz-vous, à quelle idée
précise dois-je me borner pour me representer
au juste le jeune homme
dont le goût est gâté, et dont, par
conséquent, je dois éviter la compagnie ?
He quoi ! Ne remarquez-vous
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pas dans cet étourdi tous les indices
d' une conduite déplorable ? Peut-il
prendre sur lui d' écouter ceux qui ont
de l' âge et de l' experience ? Ne le
voyez-vous pas lié par préférence avec
de jeunes fous ? Peut-il chanter ou lire
autre chose que des obscénitez ? Jusqu' à
sa maniere de se mettre, tout le
dénonce. Le mensonge et l' impudence
font tout l' ornement de ses discours
depuis que le libertinage est devenu la
regle de ses moeurs. Tous ces traits
prouvent la dépravation du goût et de
la conduite ; et c' est de cette secte de
gens, secte fort étendue, que l' exemple
meurtrier ne peut être évité avec trop
de soin par celui qui veut rester honnête
homme. Quelqu' un qui plaisantoit avec
esprit, en parlant de ce tourbillon d' étourdis,
disoit que l' air étoit bien complaisant
d' animer de telles machines.
Si le caractere que je viens de peindre
vous paroît indéfini et trop general
parce qu' il renferme trop defauts,
tirez-en le precis vous-même,
et réduisez-le aux défauts essentiels
que vous avez le plus d' interêt d' éviter.
Vous vous appercevez que le mensonge
domine, c' en est assez, rompez
le commerce ? Ne vous a-t-on pas
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dit cent et cent fois qu' il n' est point
d' homme plus méprisable qu' un menteur ;
et si l' on vous voit en liaison
avec gens de cette trempe, ne ferez-vous
pas dire de vous avec fondement
que vous aimez le mensonge, et que
vous apprenez à mentir. On vous a
bien dit que le plaisir de la table est
très-gracieux ; mais aussi, l' on vous a
dit que rien ne dégrade tant la raison
que l' ivrognerie, que rien n' est plus
dangereux que l' yvresse ; rompez
donc tout commerce avec ces hommes
trop dominez par le goût du vin.
Vous n' avez rien à esperer pour l' esprit
ni pour le coeur, et vous avez
tout à craindre des extravagances
et des fureurs d' un yvrogne. Vous
sçavez le peu de cas qu' on fait des
hommes inutiles, qui ne sortent point
de chez ces femmes que Boileau appelle
brelandieres, et qui n' ont point
d' autre métier que le jeu. Vous avez
entendu dire, que mille gens se sont
ruinez par le gros jeu, vous avez
combien il dérange la fortune, l' humeur
et la conduite, et vous avez été
témoin que souvent la politesse dégéneroit
en férocité ; vous ne sçauriez
donc mieux faire que d' éviter des
p88
liaisons étroites avec des yvrognes et
des joueurs de profession. Je vous en
parlerai plus au long dans la suite.
Vous vous êtes apperçû que cet homme,
en qui d' abord on a crû de l' esprit,
parle beaucoup et dit peu de choses ;
que souvent on le prendroit pour un
muet, si l' on supprimoit de ses discours
les saletez et les juremens. Vous
ne sçauriez le fuir d' assez loin ; c' est
un apprentif débauché, à qui il ne
manque que de l' esprit pour devenir
peste de republique. Cet autre est un
libertin déclaré qui ne voit que des
femmes décriées ; fuyez encore plus
vîte. Si vous faites societé avec lui,
vous êtes perdu : fuyez enfin qui ne
va à la messe que pour causer et rire,
à la comedie que pour être également
à charge au partere et aux acteurs ;
à la promenade que pour étaler
des airs impudens ; prodigue quand il
a de l' argent, excroc quand il en manque,
il approche du fripon ; c' est un
fat, un étourdi, un libertin, il y a
me à parier qu' il est un sot.
L' abbé Regnier dont le témoignage
doit être crû, a dit avant moi que
les jeunes gens ne sont pas à beaucoup
près, aussi polis qu' autrefois : voici
comme il s' en explique.
p89
La politesse ainsi que le courage etc.
Ajoutez au sentiment de l' abbé Regnier
celui de Madame Deshoulieres,
et lisez avec attention sa belle epitre,
he bien quel noir chagrin vous occupe
aujourd' hui.
Et vous prendrez assurément du goût
pour la politesse.
Après vous avoir inspiré le mépris
et l' horreur que vous devez avoir
pour tout ce que j' appelle mauvaise
compagnie, j' entends les hommes dangereux
par rapport à ce qui regarde
vos moeurs ; c' est à vous à achever
par vos dispositions ce que j' ai commencé
par mes conseils, et à vous
fortifier dans cet éloignement par
de courtesflexions toujours utiles,
et sur tout à votre âge : dites-vous
p90
à vous-me : un jour j' aurai 40
ans, et que ne donnerois-je pas alors,
pour avoir mieux rempli l' intervalle
de mon âge depuis quinze ans jusqu' à
quarante ? L' experience nous apprend
qu' il est plus aisé de se garantir du
vice que de s' en guérir quand on en
a contracté l' habitude ; donc vous ne
sçauriez faire trop d' efforts sur vous-même,
pour conserver toujours dans
toute leur integrité cette vraïe probité
si respectable chez les hommes,
et cette pureté de moeurs si précieuse
devant Dieu. Songez que l' honneur
et la bonne conduite sont l' essentiel
de la vertu ; et qu' en comparaison,
les talens et l' esprit ne servent que
de supplément au mérite. Faites dans
votre esprit un parallelle du commerce
de ces hommes choisis, avec qui
pendant la plus longue vie on trouve
à profiter toujours, et du commerce
de ces étourdis dont j' ai parlé.
Les uns vous tournent, vous polissent,
vous conduisent gracieusement à la
perfection ; avec les autres vous devenez
vicieux, et vous restez brute ;
leur souffle vous empoisonne, leur
approche vous déshonore et vous perd.
Quel intervalle des uns aux autres !
p91
Et si vous les rapprochez, quel contraste !
Voulez-vous enfin devenir
homme sage, combattez vos passions
dès que vous commencez à les sentir,
fuyez le chant exemple dès que
vous commencez à le connoître.
Ce conseil demande deux choses,
de l' attention et du discernement.
Votre âge ne vous dispense pas de
l' attention ; à l' égard du discernement,
c' est à l' usage du monde à vous le
procurer. Le combat des passions est
l' affaire de toute la vie, et c' est l' affaire
de tous les hommes, je ne puis
vous l' épargner ni même l' accourcir.
Vous avez besoin de force, demandez-en ;
vous en obtiendrez, si vous
êtes attentif, et si vous vous défiez
de vous-même : mais tel est le malheur
des hommes nez foibles, que le
me monde qui leur donne du discernement,
leur fait négliger la vigilance
qui leur est pourtant toujours
nécessaire. Veillez donc toujours : voilà
votre armure contre vos passions.
Etudiez bien les hommes, et ne vous
attachez qu' à ceux qui ont du rite
et de la vertu : voilà votre armure
contre le méchant exemple.
Contre une loi qui nous gêne etc.
p92
Si une fois vous devenez tel, que
vous méritiez d' être admis dans le
commerce des plus honnêtes gens,
tout ce qui ne sera ni grand, ni beau,
ni bon, ni délicat, ni spirituel, ni
vertueux, vous paroîtra fort insipide :
au contraire vous vous sentirez piqué
par cette douce émulation qui produit
peu à peu le vrai mérite. Estimez
un honnête homme, travaillez à vous
en faire estimer, et bien-tôt il vous
estimera.
En attendant qu' un jour vous vous
rendiez digne de cette estime universelle,
qui n' est duë qu' aux grandes
qualitez et aux grands dons ; en attendant
qu' on respecte en vous des
talens rares, un génie supérieur,
des sentimens nobles etlicats, et
préférablement à tout une probité à
toute épreuve ; en attendant enfin,
que vous vous soyez force caractere
inestimable, auquel les plus envieux
n' osent refuser une tendre admiration,
commencez par acquerir les
petits dons et les qualitez moyennes
p93
qui sont de votre âge, et qui suffisent
pour vous introduire chez les
hommes choisis. Le connoisseur le
plus critique ne doit vous demander
que ce que vous devez avoir.
Un ami de confiance commence
par vous montrer à ses amis, il vous
sert de caution auprès d' eux, il vous
mene dans le monde pas à pas, il
vous conduit comme par la liziere. Si
l' on vous trouve un maintien noble
et modeste, on le remercie de vous
avoir introduit ; et si vous avez l' esprit
doux, on vous redemande ; mais
il faut être souffert avant que d' être
souhaité.
Les hommes ne different guéres
moins entre eux par l' esprit que par
le visage. Les uns ont l' esprit solide,
fort, et cette sorte d' esprit marque
assez la force de l' ame ; mais cette
espece de merite n' est pas ordinairement
le merite du premier âge ; d' autres
ont l' esprit pénétrant et délicat,
en qui c' est moins un don de la nature
que le fruit de l' art : le meilleur
fond a besoin de culture. Il est des
esprits plus foibles, plus timides, plus
bornez, plus épais, qui ne laissent
pas d' être justes, et je crois la justesse
p94
la partie essentielle de l' esprit.
Le tems viendra que j' exigerai de
vous la force, l' étenduë, la délicatesse
et la justesse que l' âge et le monde
pourront vous donner. Aujourd' hui
je me rends plus facile, je ne vous
demande que l' esprit doux dont le
premier fruit est la docilité. La docilité
est un supplément à la justesse
d' esprit, et produiroit infailliblement
les mes effets sur tous les hommes
s' ils étoient bien conduits ; mais si
l' on n' a pas l' esprit doux, on n' aime
point à se laisser conduire.
Que la douceur de l' esprit seroit
un grand don, quand elle ne procureroit
à l' homme que de le rendre
docile ! L' indocilité est la premiere
cause des plus grands désordres, et
les plus indignes sujets ne sont devenus
tels, que pour avoir refu
d' entendre ceux qui les portoient au
bien. On trouve une mauvaise honte
à consulter ses meilleurs amis, et
l' on se fait un faux honneur de ne se
gouverner que par soi-même. Ce faut
paroît peu de chose dans son
principe ; cependant, les effets en
sont terribles. De-là, la prévention,
la bonne opinion de soi-même, l' entêtement ;
p95
de-là, les faux jugemens ;
les fausses conjectures, et par conséquent
les fausses mesures : de-là enfin,
les plus grandes fautes de certains
hommes, qui, s' ils avoient été dociles
dès leur enfance, seroient devenus
de grands hommes. Au contraire,
des hommes vraiment grands ne
seroient peut-être jamais parvenus à
cette superiorité, qui leur donne un
droit sur l' admiration publique, si
l' esprit doux et docile ne leur avoit
d' abord captivé la bienveillance de
ceux dont le commerce est la source
du vrai merite ; source à laquelle,
étant une fois admis, ils ont acquis
le droit de puiser toujours.
Dans l' esprit d' un jeune homme,
la modestie et la douceur doivent
être comme deux soeurs inséparables.
Le recevra-t' on deux fois dans ces
maisons accreditées par la vertu et
respectées par les connoisseurs, s' il
n' y porte qu' un esprit effronté, qui ne
sçachant rien veut décider de tout ;
ou qu' un esprit aigre qui commence
par contredire au lieu d' écouter. Un
homme sage ira-t-il déployer son merite
à un fat qui ne cherche pas à le
connoître.
p96
Les jeunes gens qui ne croyent sçavoir
beaucoup que parce qu' ils ne
sçavent rien, commencent par rougir
quand on les surprend en faute.
Si cette honte venoit du regret d' avoir
manqué, ce seroit une espece
de réparation de la faute commise ;
mais le plus souvent elle ne vient
que dume fond d' orgueil, qui leur
a fait négliger des conseils par le
secours desquels ils n' auroient pas
manqué.
L' homme sage ne rougit pas de
consulter les autres, mais il ne se
rend pas esclave de leurs conseils ;
quelquefois gens très-habiles prennent
l' avis de gens d' un esprit inférieur,
mais capables de réflexions judicieuses
qui peuvent échapper aux
plus éclairez : de-là, je conclus qu' à
tout âge, en tout état, en toute matiere,
on peut tirer un grand fruit
d' une prudente docilité ; choisir un
bon conseil, grand trait de prudence ;
donner un bon conseil, preuve
d' habileté, marque d' amitié ; un conseil
sage est le fondement des grandes
actions. Il faut prendre conseil
de ses amis, pour n' être pas la dupe
de ses ennemis ; la force qui n' a
p97
point le conseil pour soutien, se
detruit d' elle-même ; mais les insinuations
sont plus propres à faire
agréer les conseils que l' autorité.
Si l' esprit modeste est une excellente
qualité pour tous les âges, il est encore
pluscessaire aux jeunes gens ;
mais ne confondez pas cette modestie
de l' esprit avec l' inactive timidité.
Il est un âge, et un degré de merite
acquis, ausquels il est permis de hazarder
ce qui, hors de là, seroit témeraire :
les allures sont bien différentes
de celui qui est entré dans le
monde, et de celui qui n' est qu' à la
porte. On a vû d' heureuses hardiesses
achever la fortune de l' homme de
guerre ; et la putation du poëte et
de l' orateur déja accreditez, mettre
le courtisan plus avant dans la confiance
de son maître, qui déplacées,
n' auroient pas eu le même succès ; le
profès, quelque humble qu' il soit,
ose agir et parler plus librement que
le novice.
Celui qui ne doit qu' écouter et
qui parle trop ou trop haut, fait conclure
indépendemment de ce qu' il
dit, qu' il est un fat, ou du moins
un étourdi ; et s' il ne dit pas de bonnes
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choses, il est tout ensemble un
fat, un étourdi, et un sot.
Trop de hardiesse dans l' esprit d' un
jeune homme est le préliminaire de
l' effronterie ; on est en droit de croire
qu' il ira bien-tôt de la temerité jusqu' à
l' impudence. Mais, s' il parle
moins, ne le prendra-t' on pas pour
une bête ? Non : beaucoup d' esprit ne
sçauroit se cacher ; et si l' on a peu
de génie, le silence cache au moins
le défaut d' esprit. Commencez donc
par réprimer la démangeaison d' étaler
un brillant précoce, couvrez votre
esprit de pudeur : la modestie est
un voile délicat qui ne dérobe point
aux yeux les dons de la nature, mais
qui en rehausse le prix, d' ailleurs
ce qui se montre trop aisément, et
mal-à-propos, ne pique ni le goût
ni la curiosité ; sçavoir se taire est
un si grand don, que souvent les
personnes les moins sûres et les moins
fideles nous deviennent les plus utiles,
en nous obligeant à veiller davantage
sur nos paroles, et à éviter
tout ce qui peut leur donner sujet
d' en abuser : d' ailleurs, quelque talent
qu' on ait, on n' est bon à rien
si l' on ne sçait pas se taire. Celui qui
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garde le silence avec peine, ne sera
jamais capable de parler juste ; peu
de paroles suffisent au sage, le silence
est la nourriture de son ame et de
ses pensées ; c' est le sanctuaire de la
prudence, et l' esprit y reprend des
forces nouvelles. C' est le parti le
moins dangereux pour ceux qui doivent
se déffier d' eux-mêmes. Souvenons-nous
sur tout que le secret qu' on
nous a confié doit être mis au rang
des choses les plus sacrées. Nous ne
sçaurions le reveler sans commettre
une espece de sacrilege.
Il est vrai que l' esprit fat, le haut
ton, le grand parleur, celui qu' on
appelle un diseur de riens, prend le
pas pour un quart-d' heure sur l' esprit
modeste ; mais celui-ci ne tarde guéres
à regagner les devants. Le premier
ne garde ses avantages qu' un
quart-d' heure, tout le fruit qu' il en
tire est un redoublement de fatuité ;
il s' aime, mais il s' aime seul ; il s' admire,
mais il s' admire seul. C' est
l' homme dont La Fontaine dit,
un homme qui s' aime sans avoir de
rivaux.
Au contraire, l' esprit modeste commence
par se faire aimer par sa seule
p100
modestie ; et quand plus d' esprit vient
à se montrer à propos, on finit par
l' admirer.
Fixez un moment votre attention
sur l' excellence de la modestie et de
la douceur de l' esprit, et jugeant
d' un contraire par l' autre, redites-moi
naturellement si vous n' avez pas
un regret bien sensible de ce que cet
homme, avec des talens, avec du sçavoir,
et beaucoup d' esprit, est un homme
insupportable. Vous vous souvenez
combien il prit feu à l' occasion
d' une nouvelle indifferente, et quels
regards il vous lança, quand il crut
que vous l' interrompiez. Ce tiran de
la conversation devient le fleau d' une
compagnie ; cet esprit a commencé
par n' être pas assez doux : de-là
il a passé au brusque, et a fini par
êtreroce.
Au contraire, vous ne craignez
rien tant que le moment où l' on
perdra ce vieux sénateur si respectable
par son nom, par sa dignité, par
le long usage qu' il a du meilleur
monde ; il fait leslices des plus
aimables societez, et le charme des
conversations les plus délicates. Le
voyez vous à table au milieu de jeunes
p101
gens qui viennent chez lui également
pour se réjoüir et pour s' instruire,
il est tout à la fois leur pere,
et le pere du plaisir ? Il cherche moins
à montrer son esprit qu' à faire briller
le leur ; délicat dans ses goûts,
pur dans sa morale, régulier dans
ses moeurs, aisé dans ses manieres,
obligeant et poli dans tous ses discours,
il est comme le dispensateur
des graces ; il distribue sans ostentation
et avec affabilité tout le mérite
que sa douceur et sa docilité lui
firent autrefois acquerir auprès des
autres.
Je sçais bien que par l' esprit doux
dont je parle, et par le bon esprit
dont je parlerai dans le chapitre suivant,
on entend deux dons un peu
différens, qui ne s' excluent pas, et
qui ne se supposent pas absolument
l' un l' autre ; mais il est vrai que l' esprit
doux fait partie du bon esprit :
de même, je ne confons pas l' homme
dur et l' esprit dur, et il est vrai
que quelquefois ce sont deux hommes ;
cependant, les défauts ou les
vertus qui partent deme principe
forment entre eux pour l' ordinaire,
une espece d' enchaînement
p102
je suis persuadé qu' il est des hommes
en qui l' inflexibilité de l' esprit
a produit la dureté du coeur, et qui
ne seroient pas devenus tels si l' on
avoit pris soin de bonne heure de
les rendre doux et plians.
Si l' on pouvoit mesurer les défauts
et les vices, on trouveroit peut-être
le même degré de distance entre
l' esprit dur et le brutal, qu' entre le
très-nager et l' avare.
On ne doit pas absolument conclure
que le jeune homme qui n' a
pas l' esprit doux, l' air effronté, impérieux,
dur, indigne de toute societé ;
mais quand on commence par
se faire éviter, on ne tarde guéres
à se faire mépriser. Quelques-uns
n' entendent par esprits durs, que ces
hommes tardifs, dont l' imagination
trop envelope a peine à concevoir ;
qui travaillent encore, et s' occupent
à déchiffrer le sens litteral du
premier point d' un discours, quand
l' orateur en est à la peroraison, et
pour qui la proposition la plus simple,
exposée en termes propres et
clairs dans une période courte et précise,
paroît un énigme ; cette étimologie
peut être bonne ; mais pour moi
p103
qui croit parler à un génie plus délié,
j' entends par esprits durs ceux que
nul motif ne peut ramener à une
autre opinion qu' à la leur, ou qui
rendent avec rudesse le sçavoir, les
pensées et le sentiment qu' ils ont
pris chez les plus délicats des anciens
et des modernes.
Toutes les sortes d' esprit dont j' ai
parlé ne sont que des parties, ou des
contraires de l' esprit doux ; chaque
partie et chaque contraire ont leur
subdivision, et de là vient la différence
des caracteres. L' esprit dur reste
seul, personne ne veut de son
commerce ; l' imperieux tirannise, le
contredisant embarasse, le grand
parleur fatigue, l' important se fait
haïr, le nouvelliste ou l' historien est
le fâcheux de Moliere, le grossier
scandalise, l' impudent se fait chasser,
le menteur est en horreur chez tous
les hommes.
Tous sont autant de contraires de
l' esprit doux, comme la modestie,
l' attention et le respect en sont autant
de parties ; le respect a égard à
l' âge, à la dignité, à l' habileté de
ceux qui composent le cercle. L' attention
apprend non seulement à
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écouter avec fruit, mais encore à ne
rien hazarder, et à ne rien avancer
dont on ne soit bien sûr de rendre
bon compte ; la modestie rend circonspect
sur le ton de voix, sur le
choix des termes, sur le moment où
l' on doit parler : toutes ces observations
ne sont pas difficiles, on est
donc moins excusable de n' en pas contracter
l' habitude ; une grande étenduë
d' esprit qui a la meilleure part
au mérite superieur, ne dépend pas
de vous ; mais vous êtes absolument
le maître d' acquerir la douceur de
l' esprit qui fait le plus grand charme
de la societé, et qui est l' essentiel
de la politesse.
Enfin, la douceur de votre esprit
vous a fait gracieusement recevoir
chez gens choisis. Prenez garde que
l' inégalité de l' humeur ne vienne gâter
des commencemens si heureux :
avec tout le merite du monde, nous
avons bien de la peine à fixer en notre
faveur l' estime et l' amitié de ceux
avec qui nous avons à vivre ; du
moins n' autorisons pas leur inconstance
par nos caprices, ne nous attirons
pas leur inégalité par la nôtre ;
nous ne sçaurions mieux punir ceux
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qui nous abandonnent, qu' en les mettant
toujours dans leur tort ; nos inégalitez,
nos caprices commencent
par réfroidir, et bien-tôt après, éloignent
pour toujours ceux qui nous
aimoient : ô que le défaut qui nous
fait perdre nos amis, est un grand
défaut !
Un fourbe, si je le connois pour
tel, ne me fait pas un grand mal,
je m' en fie : je sçai ne me pas ennuyer
long-tems avec un sot : mais
rien ne me déconcerte, et ne me désole
tant qu' un homme inégal, qui
sans cela vaudroit beaucoup : plus
son esprit m' attire, plus son honneur
m' attache, plus son érudition
m' instruit, plus sa bienveillance m' est
utile, et plus je souffre de voir un
si digne sujet de venir par ses inégalitez
un sujet insupportable. Je me
lasse bientôt d' être l' esclave de son
rite. Ses caprices fréquens et imprévûs,
ses bizareries accablantes me
font payer trop cher le fruit que j' en
tirois ; je le quitte dès que je rencontre
un homme égal ; mais il vaut
moins d' ailleurs ? Et qu' importe ! J' aime
mieux un esprit moins orné et
plus pacifique. Puis-je me charger
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volontairement de faire sans cesse
une manoeuvre périlleuse pour conjurer
l' orage, et ne pasrir ? Quoi !
Lutter toujours contre les vents et les
flots ; toujours de nouveaux écueils,
toujours à deux doigts du naufrage !
Non comme Boileau,
je me sauve à la nage, etc.
Avec de la probité et de l' esprit on
vous craint, et l' on vous évite ;
pourquoi ? Vous êtes inégal.
Vous êtes vraiment bienfaisant,
mais vous avez d' étranges inégalitez
d' humeur. Craignez que l' homme que
vous venez d' obliger, et pour qui
trop de reconnoissance est un pesant
fardeau, n' impute à votre humeur ce
qu' il doit à la bonté de votre ame.
Que celui-là est à plaindre qui perd
par ses bizarreries le fruit de sa générosité.
Un sot n' est qu' un sot. Tout son crime
est de tenir assez souvent une place
qui devroit être mieux remplie :
d' ailleurs, il ne fait peine à personne,
et il rit depuis la soupe jusqu' au
dessert. Il est quitte avec vous, il ne
vous doit rien de plus ; mais cet homme
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à sentimens, ce génie orné, ce
convive amusant retenu depuis trois
jours pour faire briller la fête que
vous avez préparée, se livre tout-à-coup
et au milieu de la joye publique
à de fnétiques imaginations ;
son acs vient de le prendre, c' est
son jour de folie : bien loin de vous
fournir tout ce que vous en attendiez,
l' homme qui vous paroissoit
doux et poli, devient brusque ; l' homme
gai devient sombre, et d' épaisses
vapeurs viennent gâter un jour si
serein : vous n' en serez point la duppe
une seconde fois.
Vous m' accablez de caresses, vous
me donnez le repas du monde le
mieux entendu. Jamais on ne pandit
tant d' esprit, rien n' égale votre
joye et votre politesse : cette femme
si aimable et si pleine de raison que
les dieux vous ont donnée, de ses
jours ne chanta si bien. ô, la bonne
maison, m' écriai-je, à la compagnie !
Mes enfans qu' on est bien ici !
Mais qu' entends-je ! Parce qu' un laquais
éteint une bougie, vous le traitez
de scélerat à pendre ! En se retirant
il marche sur la patte de votre chien,
et vous le battez. Ce ne sont plus
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des cris, ce sont des hurlemens ; la
colere devient rage. Je prends mon
chapeau furtivement, je gagne l' escalier
dérobé, et je viens digérer
chez moi : voilà bien de la dépense
perduë.
Il est des hommes pleins de défauts
et de vices, qui sçavent les cacher,
c' est un grand art. On fait tout pour
l' acquerir, et que n' en fait-on autant
pour se corriger ? Il n' en couteroit
pas davantage : mais enfin ceux
qui se fardent nous épargnent les peines
de l' humeur, et c' est beaucoup.
Il en est d' autres dont l' humeur nous
est infiniment à charge, qui peuvent
néanmoins avoir l' ame droite et l' esprit
bon ; mais pour le croire, il faut
aimer à penser bien d' autrui ; et si
l' ame n' influë pas toujours nécessairement
sur l' humeur, du moins il est
rare que l' avarice, la colere, l' orguëil,
ou quelque autre passion ne
soient pas les premiers mobiles de nos
humeurs. Apprenez donc à régler votre
humeur, et rendez-la si douce et
si égale que je ne craigne pas votre
commerce : d' ailleurs, songez que par
les bourasques de votre caractere vous
courez deux risques : ou vous me
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découvrez votre foible, ou vous m' autorisez
à supposer en vous un foible
qui peut-être n' y est pas.
J' entends faire à mille gens le dénombrement
de nos humeurs ; mais
qu' est-ce que l' humeur ? D' vient-elle ?
Nous en voyons, nous en sentons
les effets, et nous en ignorons
la cause ; cependant il la faudroit
connoître pour remedier au mal qu' elle
produit ; sans cela comment guérirez-vous
l' humeur chagrine, l' humeur
aigre, la bourruë, la brusque,
l' inégale ? L' humeur n' est-elle qu' un
nom, n' est-ce point une chose ? Où
side cette chose ? Ne seroit-ce point
une réflection des mouvemens de l' ame
ou des dispositions de l' esprit ? En
ce cas contentez-vous ; les humeurs
qui vous échappent nous découvrent
votre intérieur.
Je plains un peu le fils d' un stupide,
je plains beaucoup le fils d' un
fripon, mais je ne le plains que dans
la crainte qu' il ressemble à son pere.
Je plains dès-à-présent l' homme qui
avec de l' honneur, du mérite et des
talens a des humeurs fréquentes qu' on
ne sçauroit soûtenir. C' est un ours ;
femme, enfans, amis, personne n' en
p110
sçauroit approcher. Il est bien triste,
pour la societé que celui qui en pourroit
faire les délices en devienne le
fleau, et fasse le supplice de ceux qui
devoient en attendre leur avancement
et leur consolation. Pliez votre humeur
de bonne heure, et vous préviendrez les plus grands
maux.
On voit des gens en qui l' habitude
est si forte, que leur chagrin même
est habituel et indépendant de l' occasion.
On en voit qui sont toujours
sombres et tristes à une même heure,
riant à huit, et grondant à neuf ;
ils passent très-aisément de la joye à
la tristesse, mais ils ne reviennent pas
avec la même facilité de la tristesse à
la joye. Un rien échauffe la bile, et
de-là le dérangement de l' humeur.
Ils sont fort égaux dans leurs inégalitez.
Je ne crois pas impossible de trouver
un homme qui ait ensemble l' esprit
doux et l' humeur inégale ; ce
lange peut entrer dans le caractere
du distrait et de tout autre homme
qu' un accident préocupe ; mais en général vous
ne verrez guéres d' hommes
fort inégaux qui soient fort doux. Il
est aussi des especes différentes, et différens
p111
degrez d' inégalité. Dès qu' une
fois on la porte jusqu' au caprice, le
caprice tourne en habitude, et dégénére
souvent en brutalité qui est le
contraire de l' esprit doux.
Il semble que l' esprit doux et l' humeur
égale réünis, fassent l' homme
complaisant. Il est vrai qu' ils y contribuent,
mais il est vrai aussi que la
complaisance ajoûte à la douceur et
à l' égalité ; à l' esprit doux, à l' humeur
égale joignez l' envie de plaire et de
petits soins, vous serez complaisant.
L' homme égal et doux, est celui
qui toujours le me, toujours tranquille
et sûr, évite toute occasion de
me faire de la peine ; l' homme complaisant
fait quelque chose de plus
pour moi ; il est dispoà penser
comme je pense, à agir comme j' agis ;
il entre dans mesës et dans
mes goûts, et profite de la moindre
occasion de me faire plaisir ; mais aussi
il faut avoüer que la douceur de l' esprit
et l' égalité de l' humeur ne sçauroient
devenir des vertus suspectes : à
quelque usage qu' on les employe, elles
seront toujours des vertus. Il n' en
est pas deme de la complaisance.
J' ose dire qu' elle n' est vertu, que par
l' usage qu' on en fait.
p112
Vous trouvez que j' ai mieux parlé
qu' un autre, qui a pourtant dit la
me chose que moi : vous aimez à
partager mes plaisirs ; vous les servez,
mais vous ne servez pas mes vices ;
vous ne vous ennuyez point en me
désennuyant, soit à la ville, soit à la
campagne ; vous ne blessez jamais
mon amour propre par une image trop
vive de mes défauts, et vous sçavez
employer toute la finesse de l' art pour
me les faire connoître ; vous m' aidez
de vos conseils avec zéle, mais avec
prudence ; vous étudiez mon humeur
à laquelle souvent vous assujettissez la
tre ; vous ne vous montrez à moi
ni trop ni trop peu : enfin, toute
votre conduite ne tend qu' à me plaire,
à moi qui n' ai rien fait, et qui
ne puis rien faire pour vous. ô l' aimable,
la rare, la précieuse complaisance !
C' est l' effet le plus merveilleux
de la plus pure amitié.
Mais je vous vois étroitement lié
avec ce jeune seigneur, dont le caractere
fait la honte de sa maison ;
vous vous multipliez au gré de tous
ses désirs ; toutes ses passions deviennent
les tres ; vous chantez quand
il chante, et quand il jure vous jurez.
p113
Vous le conseillez au jeu, vous
mettez le vin à la glace, vous courez
pour son service chez tous les prêteurs
au denier dix ; vous épousez ses
airs et ses manieres, vous l' imitez de
loin dans sa folle parure et dans tous
ses mauvais goûts. Je vous vois et
je vous demande, d' vient cette
tamorphose ? Vous me répondez
qu' il faut bien avoir de la complaisance
pour ses amis ; et moi je vous
dis que vous faites le métier d' un
adulateur abominable, ou d' un parasite
affamé.
Ce grand est décrié par mille endroits,
mais il a du pouvoir ? Ce
vieux magistrat mene une vie scandaleuse,
mais il est homme dangereux ?
Voyez-vous auprès d' eux ce
petit cercle de courtisans : quels empressemens,
quelle assiduité, quelle
étude à leur épargner tout ce qui peut
leur déplaire, et à voler au-devant
de tout ce qui leur fait plaisir ! Fades
louanges pour eux, calomnies atroces
contre les autres, oeuvres abjectes,
indignes services, tout est employé ;
et tous se battent à qui mettra le premier
la main sur l' encensoir. Un poste
demandé, ou un procès dont on
p114
craint l' issuë sont les motifs de l' adoration,
sont-ils complaisans ! Hé,
disons plus ! Sont-ce des hommes ?
Non : que sont-ils donc ? Des reptiles.
Quoi, vous servez les projets pernicieux
de ce méchant homme, qui
trame un tissu d' iniquitez ; vous secondez
l' impunité du crime et l' oppression
de l' innocence ; et propre à
tous métiers vous devenez l' instrument
des plus sales plaisirs ? Loin de
moi, infame ; comment seriez-vous
complaisant et poli ? Je n' ai pas d' épithete
assez deshonorante pour vous
bien peindre.
Je sçais qu' en général la complaisance
est une excellente qualité qui
bien mise en oeuvre ne produira jamais
des sujets aussi indignes que ceux
que je viens de peindre ; mais j' ai dû
apprendre la valeur des termes au
débauché, au flatteur et au coquin,
qui ne se croyent que des complaisans.
La complaisance légitime et bien
surée, est auprès de la bassesse, de
la flatterie et de la prostitution, ce
qu' une jeune demoiselle tout-à-fait
aimable et bien élevée est auprès d' une
p115
vieille folle, galante encore jusqu' à
l' impudence. Là, tout est piquant ;
mais tout est modeste, tout
est beau, mais tout est naturel. Ici
tout est affreux et postiche. De ce qui
plaît à ce qui fait horreur, du vice à
la vertu, qu' elle comparaison ! Faites
le paralelle d' une louange délicate et
meritée, à la basse flatterie, sur ce
qu' en dit Monsieur Rousseau.
de la flatterie.
il n' est faquin si vil, etc.
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De toutes les bonnes qualitez, il
n' en est point qui demande un discernement
plus juste que la complaisance :
faites trop peu, vous tombez dans
la rudesse ; faites trop, vous vous rendez
rampant et servile. Le milieu est
délicat.
S' il faut de l' ame pour aimer à
faire plaisir, s' il faut de l' esprit pour
faire à propos ce qu' on fait ; et s' il
faut beaucoup de patience pour vivre
en paix avec la plûpart des hommes,
la complaisance n' est pas une moyenne
vertu.
Le défaut d' éducation, l' envie de
s' émanciper, la peur de se contraindre,
la force de l' habitude, l' étourderie,
l' attachement indomptable à
ses propres goûts, l' entêtement et les
fantaisies, sont les ennemis déclarez
de la complaisance.
Je suis étonné que le besoin que
nous avons de la complaisance d' autrui
ne nous rende pas plus complaisans.
On nous prévient sur tout, on nous
marque des égards, de l' attention, de
la complaisance : parvenus là, nous
ne sommes pas contens, nous voudrions
en examiner le motif. Doucement :
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si nous sommes bons et affables,
sondons le coeur : sinon, n' allons
pas plus loin : nous serions punis de
notre curiosité.
La complaisance ne connoît ni la
tirannie, ni la servitude ; elle n' est
pas faite pour les dieux de la terre,
ni pour les esclaves : on ne demande
à ceux-là que de la bonté, à ceux-ci
que de la soumission. Si le mari n' a
d' autre mérite auprès de sa femme
que le pouvoir d' user despotiquement
de ses droits ; si celui qui n' est que
supérieur fait trop le maître, la femme
ou le subordonné n' en remplissent
pas moins leurs devoirs, mais ils les
remplissent séchement, et ne vont jamais
au-delà des bornes prescrites.
Triste situation pour les uns et pour
les autres ! On exclut d' un commerce
la complaisance qui ent fait toute
l' onction.
La complaisance trop éprouvée a
peine à durer ; et celle qui ne l' est pas
assez n' est pas assez connuë.
Tous les hommes sentent qu' ils devroient
être doux et complaisans ; et
pour se mettre plus sûrement en regle,
ils passent toute leur vie à étudier
dans le cérémonial à qui il convient
de commencer.
p118
Supprimez du coeur les grands ressorts
qui le font mouvoir, l' amour, l' ambition,
l' interêt : trouverez-vous
de la complaisance ! Faites-en une loi
écrite, vous en trouverez encore
moins.
Un arrogant, qui ne vous connoît
point, prend le pas sur vous ; il tient
le dé, il abuse pendant tout le repas
de votre modestie : enfin on vous
nomme, et il rougit. Son orgueil dégénére
en petitesse, n' êtes-vous pas
bien vengé ?
Un homme qui, mesure faite ou papiers
sur table, n' est plus grand que
vous que d' une ligne, se croit un
géant : il s' élance à plein vol jusques
dans la moyenne region, il cite à tout
propos ses chiens et son carosse ? C' en
est assez on le croit un grand seigneur.
Il lui échappe un sourire avec
un petit branlement de tête, et on le
prend pour un homme très-poli ; enfin
il perd son argent au jeu, ho ! Qu' il est
complaisant et généreux, on l' admire,
on l' encence, on l' adore dans l' appartement.
On n' attend pas qu' il soit à
la porte pour se dire tout bas, mon
dieu ! Qu' il est fat, qu' il est sot,
qu' il est bête ! Et dès qu' il est à l' escalier,
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on le sifle. Voilà le monde. On
abhorre l' arrogance, et l' on fuit la stupidité,
mais on court après l' argent.
Il est une autre espece d' homme,
pires que les arrogants, qu' on peut
tout ensemble respecter et mépriser ;
et cette proposition n' est point contradictoire.
Je trouve sur mon chemin
un vraiment grand seigneur tout different
de la pagode dont je viens de
parler, je lui cede le pavé et je le saluë.
C' est de ma part respecter la grandeur,
c' est payer le droit de péage. Mais je
sçai qu' il est malfaisant et brutal, et
je le méprise, par-là je rends tout ce
que je dois à la dignité et au caractere
personnel. C' est sauver tous les droits
de la subordination et de la justice.
Si je ne craignois de blesser la droiture,
je trouverois un plaisir malin à
prévenir un fat.
Avec les grands, la complaisance
est de droit étroit ; avec nos égaux,
elle est de bienséance ; avec nos inferieurs,
elle est de politique ou de
bonté.
La douceur de l' esprit, l' égalité de
l' humeur, la complaisance, sont les
premieres qualités qu' on demande à
un jeune homme. Ce sont-là, si j' ose
p120
ainsi parler, les commencemens de
son mérite, parce que ce sont les parties
principales de la politesse : mais
cela seul ne compose pas la politesse,
il faut encore ce que quelques-uns appellent
le don des manieres, sans quoi
la matiere, toute bien disposée qu' elle
est, resteroit informe ; ce mérite commencé
ne seroit qu' un mérite brute.
Il reste encore à tailler, à polir, à
mettre en oeuvre.
Sans politesse, à quoi seront propres
ceux qui n' ont ni le génie supérieur,
ni les grands dons ? Vous ne
parlez ni trop haut, ni trop souvent,
ni trop longuement, ni mal-à-propos :
vous n' avez dans l' humeur, ni
duretés, ni bizarerie, en toute occasion
vous cherchez à vous rendre
agréable : vous n' êtes pas encore un
homme tout à fait poli, je devine seulement
que vous pourrez l' être.
Boutique neuve, belle enseigne,
magasin bien rempli ; qui ne croiroit
que ce marchand va faire fortune ?
C' est aubit que je l' attends. Déployez
de la politesse dans toutes vos manieres,
et tout le monde sera tenté de
commercer avec vous.
Que vous ayez un jour un mérite
p121
et des talens à tout esperer, tant mieux
pour vous, c' est votre affaire ; mais
commencez par avoir de la politesse,
c' est l' affaire du public. Qu' est-ce donc
qu' un homme poli, me dites-vous ?
Ne me le demandez pas,finissez-le
par vos manieres.
On dit d' un homme d' esprit, il a
de l' esprit : de celui dont le style est
juste, précis, clair et délicat ; il parle
poliment, il écrit poliment : de celui
qui est doux, égal et complaisant ;
il est aisé à vivre : mais de celui dont
toutes les manieres plaisent, on dit,
il sçait vivre, il est poli.
Il est certain que la politesse n' est
pas la partie la plus essentielle du vrai
rite : mais aussi il est vrai que les
manieres polies donnent cours au mérite
et le rendent agréable. Comment
faire preuve de politesse et de sçavoir-vivre
que par nos manieres ? Cependant,
les âges, les situations, les occasions,
les pays différens, ont des
manieres qui leur sont propres ; c' est
donc quelque chose que d' être poli par
tout et toûjours : aussi est-ce le moyen
le plus infaillible de plaire toûjours et
partout ? Mais souvenez-vous bien
que par ce qu' on appelle le don
p122
des manieres, on n' entend pas moins
la maniere de parler que les façons
d' agir. N' en doutez point, chaque
discours, chaque action a une maniere
qui en releve le mérite : vous trouverez
cette maniere si vous la cherchez.
Avoir une grande politesse,
c' est dire obligeamment tout ce
qu' on dit, et mettre de la grace à tout
ce qu' on fait.
Vous me demandez ce que c' est
que la vraye politesse, c' est une attention
à faire que par nos paroles et
nos manieres les autres soient contens
de nous et d' eux-mêmes. La politesse
nous fait paroître au-dehors tels que
nous devons être interieurement : songez
que la grossiereté est un obstacle à
tout auprès des personnes qui ont de
la délicatesse ; et souvenez-vous que
s' il faut très-peu de fond pour la politesse
dans les manieres, il en faut
beaucoup pour celle de l' esprit. Ne
comptez pas d' apprendre à plaire comme
on apprend untier. La science
de plaire est au-dessus de toutes les autres ;
mais sçavoir l' art de plaire,
ne vaut pas tant à beaucoup près que
de sçavoir plaire sans art.
Vous me pressez, et vous voulez
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sçavoir en quoi consiste cette grace qui
orne nos paroles et nos actions ? Voici
ma réponse. Voulez-vous être poli ?
Voyez des gens polis, étudiez-les.
Apprenez d' eux ce que vous avez à faire,
et comment vous devez le faire :
dès que vous le sçavez, faites-le sans
étude.
J' aurois juré il y a trente ans que le
commerce des femmes éterniseroit la
politesse des hommes. Autrefois elles
nous demandoient des sentimens et
de l' esprit. Depuis, moins severes sur
le mérite, elles n' exigérent de nous
que de la politesse ; mais aujourd' hui,
assez complaisantes pour s' accommoder au malheur des
tems, de la taille, une belle jambe,
et un filet de voix leur suffit.
Si j' étois chargé de regler les rangs
suivant le mérite personnel, je placerois
l' homme poli immediatement
après l' ame noble et l' esprit sublime ;
cette troisiéme place est assez élevée,
c' est celle qui dépend le plus de nous,
elle est aisée à riter et à remplir,
elle nous procure plus sûrement de
l' estime que l' hermine et la pourpre,
ce n' est donc que parce qu' on ne
fléchit point à tous ces avantages de
p124
la politesse, qu' on voit tant d' hommes
grossiers.
Je crois un tel honnête homme,
peut-être-même a-t-il quelque fonds
d' esprit ; mais qu' il a l' air plat, qu' il
se présente mal, quelle maniere de
se mettre, que tout ce qu' il dit est
épais, que tout ce qu' il fait est pésant !
Faut-il danser ? Il ne sçait pas
faire laverence : faut-il joüer ? Il ne
sçait pas mêler les cartes : faut-il servir
à table ? Il ne sçait ni s' asseoir, ni
manger. Le moindre usage est nouveau
pour lui, tout l' embarasse ; il
confond les lieux, les tems, les personnes ;
la conversation est-elle sérieuse ?
Il demande combien de fois
Alexandre a défait César ; si l' on plaisante,
il lâche une misérable équivoque
dont il rit pendant une heure à
gorge déployée ; s' amuse-t' on à de petits
jeux, il égratigne ; en un mot, il ne
sçait ni parler ni se taire, ni servir les
autres, ni se faire servir lui-même ;
il ne sçait ni prévenir, ni conduire,
ni faire ni recevoir une honnêteté. ô,
qu' il est grossier ! Je ne choisirois pas
d' autre original si je voulois tirer une
copie de la rusticité ; et je crois la rusticité
le contraire de la politesse.
p125
Ce jeune homme que vous connoissez
n' est pas beau, et il ne souhaite
pas de l' être ; ce n' est pas un génie
trenscendant ; mais aussi sa phisionomie
n' annonce pas un stupide : on voit
des hommes mieux faits que lui, mais
il a l' air naturel et noble ; vous sçavez
avec quel agrément il vit au milieu
d' un monde composé de ce que
nous avons de meilleur dans les deux
sexes ; magistrats respectables, femmes
imposantes, brillante jeunesse,
tout est content de lui. Mesurant ses
manieres sur les caracteres différens,
il sçait s' approcher et se retirer à propos ;
que d' empressemens à faire plaisir,
que d' attention à ne dire que des
choses gracieuses ! S' il fait un conte,
chacun y trouve une honnêteté. S' il est
à table, que de petits soins officieux !
Jusqu' à des riens, entrer, saluer, s' asseoir,
tout prévient en sa faveur ceux
qui ne le connoissent pas ; prêt à tout,
sa complaisance n' a rien de fade, son
respect n' est incommode ni rampant ;
point d' art, point d' affectation, tout
est aisé, tout coule de source. Si la
circonspection lui ôte le plaisir de louer
ce qu' il voit et ce qu' il entend, ses
yeux en font l' éloge ; et sachant assujettir
p126
son goût et ses sentimens à ceux
des autres, il nement par aucun
travers la bonne opinion qu' on a de
lui. Enfin, on le souhaite, point de
parties agréables qu' il n' en soit ; on
le préfére à de beaux esprits, ou à
des gens en place, et pourquoi ? Il est
poli.
Un sot de qualité fait sérieusement
de profonde réverence à un clerc de
procureur. Un jeune étourdi qui se
trouve à côté d' un prince du sang, lui
offre du tabac. Un fat serre la bouche
pour parler gras, il affecte d' étaler
une main potelée, de montrer
son brillant, et de faire un crochet
de son petit doigt artistement compassé.
Il baise la main d' une femme illustre,
et l' appelle ma belle dame. Une
précieuse veut sçavoir l' état de votre
santé ? Elle commence par grimacer
et finit par vous dire comment vous
en portez-vous. Tous se croyent polis.
Si cet homme très-poli eût vêcu,
il eût fait son fils tout au moins un
homme poli, succession plus précieuse
que les terres et les contrats ;
parce que la politesse une fois transmise
et infuse s' aliene moins. Pourquoi
donc les vertus et les bonnes
p127
qualitez ne sont-elles pas un bien héréditaire
qu' on puisse substituer dans
les familles ? C' est sans doute, pour
nous laisser le mérite de l' acquisition.
Comment, me dira-t-on, est-il donc
bien difficile d' apprendre aux hommes
du moins les premiers élemens de
la politesse ? C' est le tier de la gouvernante
la plus simple, et il ne faut
que la plus petite attention du monde.
Quoi ! Plier l' humeur d' un enfant dès
qu' il a de l' humeur, lui apprendre à
bien parler dès qu' il articule, à bien
marcher, à bien manger, surtout bien
lire de toutes façons, à écouter avec
fruit, à être civil avec tout le monde,
voilà précisément à quoi se réduit la
politesse de l' enfance : on n' a qu' à perfectionner
ces commencemens à mesure
que l' âge avance. Se peut-il que de
telles minuties entrent dans vos reflexions ?
Cette reprise est juste : mais je
ne me rends pas ; tant que je ne verrai
pas plus d' hommes polis, je dirai toujours
qu' on devroit l' être ; et plus il
est aisé de l' être, moins on est excusable
de ne l' être pas.
Une mere gâte son fils, ou le pere ne
le reprend qu' avec aigreur et par caprice.
Peut-être l' un et l' autre dissipés et
p128
inattentifs regardent-ils de petits soins
comme une bagatelle dont l' examen
coûteroit à leurs plaisirs, et auroit un
air trop bourgeois. Peut-être aussi que
peu polis eux-mêmes, ils n' ont pû
donner ce qu' ils n' avoient pas : voilà
les premiers principes de la grossiereté
des hommes.
Le fond de la politesse est le même
par tout païs, et pour toute la vie ;
mais de toutes les loix c' est la plus
sujette à l' usage local ; et partout les
usages changent. Je ne puis donc vous
donner d' autres régles de politesse que
les deux suivantes, elles sont de tous
les tems et de tous les lieux : voyez
le monde et lisez.
CHAPITRE 3
p129
de la nécessité et de l' utilité de la lecture ;
des jugemens sur les ouvrages d' esprit ;
de l' éloquence ; de la maniere de parler,
de railler et d' écrire ; des sots rapports ;
du bon esprit ; de la dissimulation
et de l' indulgence pour les défauts d' autrui.
on ne sçauroit assez inspirer aux
jeunes gens le goût de la lecture ;
rien de plus nécessaire, rien de plus
utile. Sçavoir bien lire, est un grand
talent ; aimer à lire est un don d' un
grand secours : trop d' étude nous rend
sombres et abstraits ; mais un peu de
lecture choisie, préserve notre esprit
de la roüille. Une sorte de lecture
nourrit l' esprit, une autre sorte l' amuse,
et il faut se nourrir et s' amuser ;
il faut s' occuper de choses sérieuses,
mais il faut sçavoir se délasser, et ne
se point ennuyer.
Fortifiez donc votre raison et nourrissez
votre esprit par la lecture ; mais
quelque raison et quelque esprit que
p130
vous deviez à la nature et à l' art,
gardez-vous bien de vous emparer de
la conversation, et d' affecter un brillant
qui gêne et qui révolte les autres.
Il est bon que chacun ait de l' esprit à
son tour, et c' est souvent en manquer
que de chercher à en montrer ou trop
ou à contre-tems ; mais enfin, quand
il faut en avoir, ou quand il est permis
d' en avoir, le prendre, si la
lecture ne nous fournit rien ? Comment
acquerir cette sorte d' esprit,
qui nous introduit agréablement dans
le monde ; et si nous sommes nés avec
de l' esprit, comment le répandre ? Comment
le mettre en oeuvre, si nous n' avons
pris soin de le cultiver par une
érudition légere et gracieuse ? Mon héroine
Madame Des Houlieres, qui a
tant fait d' honneur à son siécle, a dit,
que l' usage du monde est pférable au
sçavoir ; mais elle a supposé qu' on sçavoit
assez pour être propre à cet usage,
ainsi je suis d' accord avec elle.
Il s' agit de ne pas rester ignorant, et
de ne pas devenirdant.
Il naît tous les jours des occasions
l' amour propre souffre vivement
parce qu' on n' a point lû ; on se sent
deshonoré par son ignorance. Si vous
p131
avez toujours négligé le commerce des
morts, vous ne serez jamais agréable
aux vivans. Une ignorance crasse nous
laisse dans un goût faux sur tout, qui
fait qu' on n' est précisément propre à
rien. Quelqu' un a dit que l' homme
sage doit employer la premiere partie
de sa vie à commercer avec les morts,
la seconde avec les vivans, et la derniere
à s' entretenir avec soi-même.
Un enfant craint son thême, comme
le pilote craint l' écüeil. Ciceron,
Virgile et Horace sont ses grands ennemis.
S' ils déposent quelquefois de
sa paresse, il les traite comme de
faux témoins, et le précepteur de
bourreau. S' il a de l' esprit à vingt ans
il les adore tous. Juste compensation.
N' y a-t-il point encore quelques
précepteurs dans le monde capables
de convaincre la jeunesse qu' un peu
d' étude n' est ni un métier, ni un fardeau ;
que c' est tout au plus une peine
légere, courte, mais indispensable et
infiniment utile, puisque tout au moins
elle apprend à apprendre, et que c' est
un des premiers moyens qui nous rendent
propres à tout. Mais souvent le
maître cent fois plus borné que le disciple
ne l' instruit qu' à la façon des perroquets ;
p132
la matiere qu' on traite et l' esprit
de l' ecrivain ne sont point sentis ;
cependant la traduction est faite, la
leçon est repetée, l' ecolier gagne l' image ;
le pédant s' applaudit. Avec tout
cela, le maître mal choisi fut toujours
et sera toujours un sot ; et l' enfant qui
promettoit, mal dirigé, reste un ignorant.
Les hommes, dit La Bruyere, devroient
employer les premieres années
de leur vie à devenir tels par
leurs études et par leur travail, que
la république elle-même eût besoin
de leur industrie et de leurs lumieres ;
qu' ils fussent comme une piece nécessaire
à tout son édifice, et qu' elle
se trouvât portée par ses propres avantages
à faire leur fortune, ou à l' embellir.
Jeunes gens, que cette leçon est belle !
Exprimez-en toute l' énergie, recueillez-en
tout le fruit. Ce n' est plus la
voix d' un précepteur effrayant ou d' un
regent severe, ce ne sont plus
un pedant porteur de tristesse,
des livres de toutes couleurs,
des châtimens de toute espece.
Ce sont les dons de la nature, les
talens, les beaux arts, c' est votre réputation,
p133
c' est votre avancement qui
vous parlent. En vain La Bruyere qui
doit être votre ami auroit-il emplo
toute la précision de l' art oratoire
pour rendre ce conseil plus patétique,
si pour vos propres interêts vous ne
le rendez efficace.
Non-seulement la lecture est nécessaire
pour n' être pas dans le cas de rougir
en cent occasions d' être ignorant ;
non seulement elle donne de la réputation
et peut conduire loin ; mais encore
de quelle utilité n' est-elle pas
quand elle nous sauve des fâcheux ?
Un fâcheux est un animal bien fatiguant :
et à quel nombre, à combien
de sortes de fâcheux n' est-on pas en
butte quand on se livre à la multitude
et qu' on ne sçauroit se distraire un
moment du fracas du monde, parce
qu' on n' a pas assez pris le goût de la
lecture pour pouvoir vivre seul ? Ceux
qui ont fait la triste épreuve de l' iniquité,
des mauvais coeurs, des esprits
faux, des amis perfides, des humeurs
bouruës, et surtout de l' eccessive fatuité,
tous vices ou défauts qui gâtent
presque tout le genre humain :
ceux-là ne craignent pas de dire que
de dix hommes, j' entends dix hommes
p134
connus, à peine en trouve-t' on
un qu' on ne quitte volontiers pour
Boileau et pour La Bruyere.
La lecture dont je parle, n' est que
la plus légere partie du profondavoir.
J' admire les hommes vraiment
doctes comme les vrais dévots ; mais
je suis si persuadé qu' il est peu de
sçavans qui d' ailleurs ayent durite,
que j' ai toujours craint de me
gâter le peu que j' ai d' esprit si je me
hérissois d' un sçavoir inutile. Le chevalier
De Cailly pensoit de même.
Dieu me garde d' être sçavant etc.
Il faut sçavoir, mais préférablement
à tout il faut sçavoir vivre. Je
crois donc qu' on a l' essentiel de la
science quand on sçait tout ce qu' un
galant homme doit sçavoir, quand on
a assez de fond pour remplir les devoirs
de son état, et assez d' acquis
pour être souhai dans un monde
poli. Si l' on m' entend bien, je demande
un esprit plus orné que surchargé ;
mais pour se former l' esprit
que je souhaite, il faut une justesse et
p135
une délicatesse de goût que peu de
gens ont ; et c' est ce qui fait que le
vrai mérite est si rare. Ce goût ne se
peut gagner que par le commerce des
honnêtes gens, de gens applaudis et
recherchez, de ces gens qui nous gagnent
le coeur en nous inspirant le désir
de leur ressembler. Ces hommes
seuls, propres à piquer l' émulation
d' un jeune homme bien né, vous ne
les verrez point donner dans les obscenitez,
dans le quolibet, dans la
fadaise, ni dans l' esprit romanesque ;
tout cela sent et l' esprit dépravé, et
le faux bel esprit ; ils ne préferent pas,
comme dit Boileau, le clincant du
Tasse à l' or de Virgile. Ils ont de
quoi plaire toujours, et c' est à ces
hommes rares qu' il faut demander ce
qu' on doit lire ; et comment on doit
lire.
Quand on a lû de bonne heure, on
ne perd presque jamais rien de tout
ce qu' on a lû. La mémoire est la dépositaire
des richesses de l' esprit ; il y
a même beaucoup de gens en qui elle
tient lieu d' esprit ; et il est vrai que la
moire ne fait que fournir des mémoires
à l' entendement. La conversation
ne laisse pas à notre esprit assez
p136
de tems pour des réflexions suffisantes,
ainsi elle n' est pas si propre à
instruire que la lecture ; mais pour juger
sainement d' un bon livre, il faut
de la science, du discernement, et du
bon goût. Ce heros invincible, ce
prince si redouté de nos voisins, le
grand Condé, qui avoit autant d' esprit
que de valeur, disoit que la beauté
d' un livre devoit se faire sentir, et
qu' on ne pouvoit la persuader à qui
ne la sentoit pas ; mais de tous les
livres le meilleur pour nous est celui
qui convient le mieux à notre profession.
Si nous lisons pour nous instruire,
pour nous réjoüir, pour nous désennuyer ;
c' est encore en partie à la lecture
que nous devons le mérite de
parler plus juste, et de ne parler qu' à
propos : dire de bonnes choses sur tout
ce qui se presente, et les dire agréablement,
c' est le chef-d' oeuvre de l' intelligence :
au contraire, ne parler
que de Moliere, Quinault et Lulli à
une dévote de profession, fatiguer
à table des gens choisis qui se réjoüissent,
par des traits historiques et par
des citations ennuyeuses, ou vouloir
apprendre un vaudeville à un homme
p137
sage nouvellement en deüil, c' est
assurément le dernier ridicule. Il est
encore plus impertinent d' écrire ou de
parler à une personne très-respectable,
comme à son ami particulier.
C' est une autre sorte de fatuité de
vouloir débiter à des stupides tout ce
qu' on a d' esprit, comme c' est une fausse
et une petitesse d' ame de vouloir
briller auxpens de laputation du
prochain. La religion, l' etat, les
grands, les absens, les femmes, toutes
ces matieres demandent des ménagemens ;
mais si c' est un défaut d' éducation,
s' il y a de la honte à montrer de
l' esprit mal-à-propos, il n' y en a pas
moins à paroître un sot auprès d' un
homme de mérite.
Il n' est pas possible de déterminer
le choix des livres, ni de fixer le
tems de la lecture : il y entre trop
d' humeur et de goût particulier : cependant,
il est des ouvrages qui ont
rité une approbation si continuë et
si générale, qu' on peut les regarder
comme des sources intarissables, d' où
les plus délicats et les plus consommez
peuvent toujours tirer un plaisir
nouveau, et y puiser de l' esprit.
Le regne du feu roi fécond en miracles
p138
a produit grand nombre d' originaux
inimitables. Boileau a fait
aussi-bien qu' Horace, Moliere mieux
que Terence, Corneille dans son beau
est au-dessus de toute expression : Racine
par ses vers tendres, corrects,
naturels et harmonieux, sera toujours
admi. Peu de gens ont le don de
penser et de parler avec autant de
grace, de finesse et de naturel que le
p. Du Cerceau, l' abbé Regnier,
Madame Des Houlieres, Quinault et
Pavillon ; personne n' a fait parler les
animaux avec autant d' esprit que La
Fontaine. Voilà de grands modéles
pour tous les genres de poësie : voilà
de ces morts qui n' ennuyent jamais,
et qui vous fournissent à la trentiéme
lecture quelque trait juste et piquant
qui vous avoit échappé.
Cherchez-vous tout-à-la-fois à vous
former le coeur et l' esprit par toutes
les fleurs de l' art oratoire ; ouvrez Telemaque,
les oeuvres de Flechier,
et les sermons du pere Cheminais ;
ne voulez-vous que vous amuser par
tout ce que l' esprit peut inventer de
plus gracieux dans le badinage, vous
avez Marot, Segrais, Moliere, le chev.
De Cailli, Charleval et Saint Evremont ;
p139
vous avez Voiture, qui au travers
d' un stile dont la mode est passée,
aura toujours pour les connoisseurs
les graces de la nouveauté, et à coup
r celles de l' invention. Nous avons
encore Monsieur De Fontenelle, avec
lequel on peut infiniment profiter
pour tous les genres.
Voulez-vous quelque chose de plus
rieux ; feüilletez et relisez cent fois
les Patrus, les Bossuets, les Bourdalouës ;
il ne faut rien perdre de ces
grands hommes. Quel don d' épuiser
la matiere, d' enlever le lecteur, et
de faire trouver trop court le plus long
ouvrage ! Est-il un meilleur traducteur
qu' Ablancourt ! Que de beauté
dans les lettres de Pline traduites
par M De Sacy ! Que d' esprit dans
celles de M De Bussi, et sur tout dans
celles de ses deux cousines Mesdames
De Sevigné et De Grignan ! On nous
a donné depuis peu les amusemens
de l' amitié. Le stile en est pur et leger,
et on y trouve un grand fond de reflexions
très-judicieuses ; mais sur tout
la derniere de ces lettres sur l' utilité
de la lecture me paroît bien propre à
piquer la curiosité des jeunes gens qui
veulent se tourner au bien. Combien
p140
trouvons-nous chez le p. Rapin d' aimables
et sages instructions. Je ne finirois
pas si je voulois citer tous nos
ecrivains du premier ordre.
Je dois trop à La Bruyere pour n' en
rien dire, non que j' entreprenne son
éloge, il est fait chez tous ceux qui
l' ont lû, et en quel coin du monde
ne l' a-t' on point ! Un in-folio de
ma façon le louëroit moins bien qu' une
seule de ses pensées ; je me restrains
donc à conseiller à ceux qui m' écoutent,
et à ordonner à ceux qui doivent
m' écouter, de le relire cent et cent
fois ; un ouvrage qui forme les moeurs
en polissant l' esprit est ce qu' on peut
souhaiter de plus parfait.
Si l' esprit se mesuroit à l' aulne, et
qu' on achetât le don de bien écrire,
comme on achette le drap d' or, je
croirois que M De La Rochefoucault,
Paschal et Patru, les p. Bourdaloüe
et De La Ruë, La Bruyere, Boileau,
Corneille et Racine, auroient pris
leurs ouvrages à la même manufacture.
Quand l' intelligence commence à
se former, on n' est pas capable d' appercevoir
du premier coup d' oeil tout
le mérite des excellentes choses. J' ai
p141
i reprocher au livre des caracteres
qu' il y avoit trop d' esprit. Se
pourroit-il qu' un si beau défautt
perdre le fruit d' un si excellent livre
à ceux qui n' ont pas assez le don de
concevoir ? Si vous êtes dans ce cas,
il y a un remede ; élevez votre esprit
comme par dégrés, préparez-le par
la lecture d' un bon ouvrage à sentir
tout le prix d' un ouvrage meilleur.
Je n' ai pas besoin de dire qu' on
doit s' attacher par préférence à la lecture
qui nous rend plus propres au
tier que nous faisons, cela s' entend
de soi-même. Je ne prétends parler
que d' une sorte de litterature qui ne
suppose ni n' exclud le profond sçavoir,
et qui a le même mérite dans
toutes sortes d' états, indépendemment
durite particulier nécessaire dans
chaque état particulier.
Il est moins pardonnable à un françois
qu' à tout autre homme d' être
grossier et de n' avoir point lû, parce
que de l' aveu des autres nations,
la France est la source de l' érudition
et de la politesse ; ainsi le françois
brutal et ignorant déshonore en quelque
façon sa patrie, en se déshonorant
p142
absolument lui-même ; et c' est
un surcroît d' obligation d' apprendre
ce qu' on doit sçavoir.
J' ai fait sentir dans le premier chapitre
la necessité de parler pertinemment
de ce qui regarde l' ancienne
et la nouvelle loi, de l' histoire de
son pays, de celles de ses voisins,
et de l' histoire romaine ; de sçavoir
du moins en gros les révolutions des
etats, et les interêts des princes ; de
posseder assez la géographie pour ne
pas faire de barbarismes dans la conversation,
et pour rapprocher de soi
les lieux du monde où se passent les
grands évenemens ; de devoir à l' intelligence
de la fable le plaisir de sentir
le mérite d' une infinité d' ouvrages
excellents ; toutes parties de sçavoir
essentielles, indispensables, convenables
dans tous les lieux, à tous les
âges, à toutes les professions.
Il me semble que rien n' apprend
mieux à juger sainement des ouvrages
d' esprit, que d' avoir lû avec attention
et avec plaisir tout ce qui peut
nourrir et amuser l' esprit. à mesure
que l' esprit s' enrichit et se façonne,
on acquiert imperceptiblement la justesse,
et l' on parvient à démêler le
meilleur d' avec le bon.
p143
C' est un abus de croire que les
plus grands hommes ne puissent pas
tomber dans le médiocre, et même
dans le mauvais. Corneille a très-mal
commencé, sa fin n' a rien d' heureux,
son milieu est inimitable. Boileau a
eu la maladie d' écrire trop long-tems,
et pour me servir de ses termes, les
cadets de ses vers ressemblent si peu
aux aînez qu' on auroit peine à comprendre
qu' il ait été pere des uns et
des autres, si l' on ne réfléchissoit que
l' esprit a ses âges comme le corps.
D' autres moins accrédités n' ont pas
laissé de nous donner d' excellentes
choses. Pradon a fait Régulus, Boursault
les deux Esopes ; Alcibiade, Andronic
et Tiridate sont de Capistron :
de-là je conclus que le nom de l' auteur
n' ajoûte rien et n' ôte rien au mérite
de l' ouvrage.
Je crois que la prose dépend moins
de l' âge que la poësie ; l' une est un talent,
l' autre est un don. Plus on cultive
le talent, plus on l' améliore,
mais le don des vers se dissipe à l' user ;
il demande un feu brillant et solide,
dont on n' est pas plus capable au-dessous
de vingt ans qu' après soixante.
La prose demande plus de solidité
p144
d' esprit, les vers plus de vivacité d' imagination.
La belle prose a le me avantage
sur la poësie, qu' une belle femme sur
une autre qui seroit fardée : aussi dit-on
que les poëtes sont les meilleurs
auteurs après ceux qui travaillent en
prose. Il faut être sot, disent les espagnols,
pour ne sçavoir pas faire
deux vers, et il faut être fou pour
en faire quatre. L' abbé Regnier est
de cet avis ; cependant il a plus ri
que personne, mais ses ouvrages dont
je cite tant de traits sont si beaux,
qu' on lui pardonne volontiers cette
contradiction. Il n' est pas aisé de se
vaincre soi-même.
On ne lit point du même ton toutes
sortes de vers, ni toutes sortes de
prose ; chaque genre, chaque espece
demande un goût particulier qui lui
est propre ; quand on a ce gt, on
ne sort jamais du naturel. Il n' est pas
donné à tous de bien lire les vers,
moins encore d' en sçavoir faire. Le
premier cas est un défaut, mais le second
est presque un bonheur, parce
que peu de gens font un bon usage
de leur esprit ; et la démangeaison de
rimer ou trop ou par un malin vouloir
p145
est toujours très-nuisible ; je conseille
donc d' aimer les poëtes, et j' ordonne
de les entendre.
... mais sur le mont sacré etc.
Ne faites donc pas le poëte de profession,
si vous n' êtes pas de la premiere
classe ; un morceau bien conté, plein
de sel, et sur tout qui ne blesse personne,
peut faire honneur à l' ouvrier
quel qu' il soit, pourvû que ce ne soit
pas le fruit de l' habitude ; une loüange
neuve placée à table dans un couplet
de chanson, c' en est assez pour un galant
homme.
Les dehors de la maison qu' on fait
bâtir ne sont que la moitié de la dépense,
il en est de même de l' homme
qu' on veut former. S' il est d' un heureux
naturel et d' une figure aimable ;
s' il se presente bien, s' il a l' air bon ;
si, avec beaucoup de modestie et de
politesse il a le secret de ne partre
ni concerté, ni embarassé ; si, avec
d' excellens principes de latinité et
l' usage délicat de sa langue maternelle
il sçait un peu de danse et de musique ;
s' il sçait monter un cheval et
dessiner un point de vûë, c' en est assez
p146
pour les dehors ; les fondemens
sont bons, les murailles sont faites,
le toit est placé, mais la maison n' est
pas logeable ; il faut encore bien des
coups de rabot ; il faut des lambris,
des parquets, des plafonds, et rendre
au moins l' appartement propre
à recevoir des peintures.
Il y a bien à travailler au dedans
de l' homme. Combien faut-il limer
cet esprit et cultiver cet ame également
susceptible de toute impression ?
C' est à l' usage du monde et au
cabinet à perfectionner ce que la
meilleure éducation n' a pû qu' ébaucher.
Je suis convaincu que la lecture
a la meilleure part au mérite que nous
acquerons, et que l' habitude de juger
bien durite des autres nous
apprend malgré l' amour propre à sentir
celui qui nous manque. Bien lire et
bien juger de ce qu' on lit, ne donnent
pas absolument les avantages de bien
parler et de bien écrire, mais du moins
ils y contribuent beaucoup : avec le
plus heureux naturel on réüssira peu
sans le secours de la lecture : au contraire,
ce secours peut suppléer au défaut
du naturel. Heureux et trés-heureux
celui qui a reçû l' un et qui s' est
procuré l' autre !
p147
Le don de la parole est un don précieux.
J' ai connu des gens d' un grand
rite qui n' ont que bien parlé ; j' en
ai connu d' autres qui n' ont que bien
écrit ; j' en ai connu très-peu qui
ayent bien fait l' un et l' autre. Il est
me des hommes qui ont le mérite
de penser très-sainement, mais qui
ont le malheur de ne pouvoir s' énoncer
et qui n' ont acquerir le talent
de bien écrire.
Parler tout-à la fois nettement, finement
et pcisément, voilà l' essentiel
de l' éloquence. Faire une repartie
vive, même un raisonnement juste,
ne prouve pas qu' on soit éloquent ;
des traits brillans jettez dans la conversation
ou sur le papier, démontrent
plûtôt de l' esprit que de l' éloquence.
La véritable éloquence est celle du
bon sens, simple et naturelle ; celle
qui a besoin de figures et d' ornemens
n' est fondée que sur ce que la plûpart
des hommes ont trop peu de
lumieres, et ne font qu' entrevoir les
choses ; la fin de l' éloquence est d' enchanter
les sens dont elle a besoin,
de gouverner les passions, de ravir
l' entendement, de commander à la
p148
volonté ; en un mot, d' exercer sur
tout l' homme une tirannie sans violence :
enfin dans l' éloquence la prononciation
et le geste frappent les
sens, les figures patétiques gagnent
le coeur et la belle oeconomie du
discours s' éleve jusqu' à la partie superieure
de l' ame, et y porte un goût
et une joye spirituelle, que les esprits
sublimes et délicats sont seuls
capables de ressentir.
La vraie éloquence ne sçauroit se
définir que par les effets dont je
viens de parler ; mais il me semble
que toutes les especes de discours en
parlant ou en écrivant sont susceptibles
d' une sorte d' éloquence. Le sermon,
le plaidoier, une ouverture
d' etats, une rentrée de palais, un
discours academique, en un mot tout
discours public a ses régles particulieres,
et demande des traits qui les
différentient tous ; mais l' éloquence
ne se borne pas aux grands sujets,
on peut la mettre en oeuvre dans une
rélation simple, dans une historiette,
dans un petit conte, même dans une
conversation legere ; c' est dans ces
derniers cas qu' il faut assez connoître
l' usage de la vraie éloquence pour
p149
ne la pas déplacer : là il faut de grands
ornemens et de beaux morceaux, ici
il ne faut qu' une noble simplicité : à
un fade orateur entêté du peu qu' il
sçait, démontrer qu' on a plus de raison
que lui, c' est un pedantisme et
une sottise ; mais qu' un avocat, dans
une replique moins étudiée que son
plaidoïer, détruise de fortes objections
par des raisonnemens plus solides ;
qu' il démêle le vrai du vrai-semblable ;
qu' en appuyant sur ce qui doit
operer le gain de sa cause, il manie
sa matiere par des tours toujours nouveaux ;
que loin d' ennuyer, il presse
et charme son auditoire de façon,
qu' en déconcertant l' orateur qui l' écoute,
il détermine le juge prévenu
contre lui, à opiner en sa faveur : voilà
un habile homme, un homme éloquent.
Qu' un juge ami de la verité et de
la justice se cabre contre ses confreres
qui donnent dans le faux ; qu' il
leur fasse voir me avec énergie
qu' ils prennent à gauche dans leurs
décisions ; qu' il cherche à les ramener
par des principes qu' ils ne sentent pas,
ou par des raisons décisives, mais trop
durement renduës, il manque son
p150
coup ; au lieu de gagner les coeurs il
volte les esprits. Mais si poliment
et avec douceur il convient qu' on peut
penser comme les autres pensent ; s' il
commence par justifier leurs raisons
et leurs motifs ; s' il reprend ensuite
le fait briévement, clairement et avec
grace ; s' il fait valoir des circonstances qui ont été
négligées : enfin s' il
a le merite d' inspirer à ceux qui l' écoutent
l' envie de penser et de parler
comme lui, et si chacun renonce
sans pugnance à ses préjugez et à sa
propre opinion pour revenir à la
sienne : voilà un homme éloquent.
Que celui-là est éloquent qui placé
dans le conseil des rois, sçait, même
dans des situations fâcheuses, procurer
le soulagement des peuples ! C' est
le plus grand effort qu' on puisse attendre
de la plus belle ame, et c' est
le chef-d' oeuvre de l' éloquence la plus
insinuante.
Quelle éloquence ne faut-il pas au
général pour remettre à la vûë de
l' ennemi une troupe effrayée ; à celui
qui est chargé de veiller à la conduite
des citoyens pour calmer une populace
qui se mutine ; au subalterne et
à l' homme subordonné pour empêcher
p151
le superieur de faire une sottise, ou
pour le déterminer sans perdre ses
bonnes graces à reparer la sottise déja
faite ? Etre éloquent, c' est persuader.
Si le jeune homme qui se trouve
dans un cercle de gens distinguez
sçait écouter avec attention ; s' il a
occasion de parler, et qu' il le fasse
brievement, avec justesse et avec assez
d' esprit pour faire souhaiter qu' il parle
une seconde fois, cela peut s' appeller
les premieres fleurs et les fruits
précoces de l' éloquence. S' il sçait par
un discours juste et flateur, éloigné
pourtant de toute bassesse, prévenir
le ministre en sa faveur ; s' il s' insinuë
dans le coeur et captive le suffrage de
ces hommes respectables par un mérite
reconnu ; si de-là, se retrouvant au
milieu de gens de sa condition et de
son âge il badine un peu plus longuement
sur la matiere qui s' offre ; s' il
fait joliment un conte sans blesser
l' orgueil d' un fat qui l' écoute ; s' il
met les dames dans son parti, parce
qu' il saisira toujours le moment d' en
dire quelque chose de gracieux ; si sa
conversation est juste, polie et modeste ;
si s' appercevant que tout le
p152
monde est content de lui, il se contient
par retenuë ; s' il a toutes ces
parties, je lui prédis que n' étant encore
que ce que nous appellons un
galant homme, il sera bien-tôt un
homme de mérite, etme un homme
éloquent.
J' ai déja proposé deux maximes que
je crois devoir repeter, elles me paroissent
essentielles aux jeunes gens
qui veulent vraiment se tourner au
bien. La premiere, c' est de se lier par
un commerce d' esprit avec ceux de
leurs contemporains qui semblent promettre
le plus : la seconde, c' est de
recueillir avec soin les plus beaux traits
des ouvrages qui courent : l' une apprend
à se connoitre en gens, l' autre
à lire avec fruit. Ce n' est pas que
dans la suite on n' ait quelquefois lieu
de rougir, et des recueils qu' on
a faits, et des liaisons qu' on a contractées ;
mais celame est une
preuve que le goût s' épure ; et nos
premieres erreurs ont du moins cette
utilité qu' elles nous conduisent imperceptiblement
à nous tromper moins en
des choix plus importans.
Deux autres usages me paroissent
encore d' une excellente pratique à l' égard
p153
de la jeunesse. Le premier, c' est
de s' introduire de bonne heure dans
des maisons respectables : on en est
plus attentif à se bien conduire, et
l' on fait concourir l' usage du monde
avec le goût de l' étude. Trop de monde
distrairoit ceux qui font leurs études,
et le simple commerce d' un gouverneur
ou d' un régent donne pour
l' ordinaire un air de timidité ou de
scolastique ; moitié l' un, moitié l' autre,
fait un effet merveilleux. L' autre
lange est l' habitude de parler en
public ; les déclamations, les oraisons,
les théses, les tragédies, tout cela
inspire une honte hardiesse, cultive
la mémoire, et dénola langue :
il naît tous les jours des circonstances
décisives, qui demandent de nous des
actions d' éclat, dont, même avec beaucoup
d' esprit, nous n' aurions nous
tirer, si une heureuse éducation ne
nous avoit inspiré une sécurité modeste.
On dit qu' il faut écrire comme on
parle. Si l' on entend par-là qu' on doit
écrire naturellement, comme on doit
parler naturellement ; si l' on entend
que les termes doivent être également
propres, la diction pure, le stile aisé
p154
et pcis ; qu' il y a autant de sortes de
stile pour ce qu' on écrit que pour ce
qu' on dit, et que sur le papier comme
dans la conversation il faut éviter
le discours ennuyeux, et plus encore
le galimatias ; jusques-là je conviens
de toute la proposition. Mais je ne
conviens pas qu' un terme hazardé ou
qu' une pensée plus brillante que solide
ne soit pas plus pardonnable à
celui qui parle qu' à celui qui écrit.
Souvent même il échappe des fautes
heureuses dans la conversation, qui sur
le papier ne recevroient point d' excuse.
Pourquoi donc écrivez-vous,
me dira-t-on ? J' ai promis de dire ce
que je pense, je n' ai pas promis de
le mieux dire.
à ce principe d' écrire comme on
parle, que j' admets pourtant avec ses
exceptions, j' oppose ce principe tout
contraire, que pour sçavoir bien
écrire, il faut sçavoir bien effacer.
Combien en est-il parmi ceux qui
écrivent bien, qui dans les lettres les
plus familiaires voudroient soustraire
un terme pour y substituer un autre
qui eût été plus propre ? Combien
qui voudroient racourcir la diction,
débarasser le stile, rendre une pensée
p155
d' une façon plus simple, mais plus
claire et combien en est-il qui plus
purs encore, avec vingt renvois et
autant de ratures, prennent le parti
de brûler l' ouvrage ? Delà je conclus
que l' écriture demande bien plus de
dépense que le discours. Les belles
paroles flattent loüie, mais les belles
pensées flattent l' entendement.
Il ne faut pas s' attendre que les
conversations soient toujours égales,
elles sont journalieres, et dépendent
de la fortune aussi-bien que le reste
des choses. Les paroles s' épuisent bientôt
quand l' entendement est stérile ;
l' esprit fait sortir l' esprit, mais il se
perd avec des brutes. J' ai dit en quelque
endroit,
avec un sot on devient bête,
mais l' esprit gagne au tête à tête
quand on sçait choisir ses amis.
La conversation est un commerce
chacun doit fournir du sien pour la
rendre agréable. Pour y exceller, il
faut ressembler à ces riches qui ont
tout leur bien en argent comptant,
et avoir une merveilleuse présence
d' esprit, d' imagination et de mémoire,
qui nous fournissent les choses et
les paroles promptement et abondamment.
p156
Trop de retraite affoiblit l' esprit,
trop de monde le dissipe ; bien
écouter et bien répondre est une plus
grande perfection que de parler beaucoup
et bien, sans écouter et sans répondre.
à l' égard des complimens, les bons
sont ceux qui se font sans régles, et
le coeur parle sans art. Balzac
appelloit les lettres de compliment
des affections en peinture, d' autres
les appellent la conversation des absens.
J' ai dit, et je répéterai vingt
fois, qu' en écrivant comme en parlant
il faut s' assujettir au sujet, aux
personnes, au tems et aux lieux. Rien
n' importe plus pour le détail de la
vie que d' être très-régulier dans l' observance
de ces régles, et il est des
occasionslicates qui doivent sur
cela réveiller l' attention.
Il vous vient un bon mot, merveilleux
s' il étoit bien placé, mais
votre sujet vous l' interdit ; cependant
la fureur de montrer de l' esprit
s' empare de vous, ou l' épisode vous
entraîne : adieu le sujet et l' attention.
Un grand seigneur vous accable de
politesses, il va jusqu' à vous appeller
son ami, il prend du goût à votre
p157
conversation, il vous demande des
lettres, ce commerce vous flatte ; mais
plus prompt à vous croire son ami que
soigneux de le devenir, ou vous le négligez,
ou vous le fatiguez ; vous ne
sçavez point dans le discours mettre
son esprit à son aise. S' il aime le
tour aisé de vos lettres, vous vous livrez
au torrent d' un badinage trop libre
sans l' accompagner de retours et
de ménagemens respectueux ; ainsi vous
manquez une amitié précieuse ; parce
qu' au lieu de la cultiver délicatement
vous vous êtes laissé gâter par des
commencemens trop heureux.
Il est encore vrai que la plûpart des
choses qu' on dit doivent leur prix aux
circonstances ; ce qui pourroit n' être
en soi qu' un jeu de mots peut, par
rapport au moment et par la justesse
de l' application, devenir une pensée
fine ; ce n' est pas assez pour réüssir en
fait d' esprit que d' avoir tout l' esprit du
monde, on a besoin encore de l' attention
et de la pénétration d' autrui :
d' ailleurs, eût-on un fond inépuisable
d' esprit et de lecture, il estr que l' imagination
a des momens plus ou
moins heureux, nos plus beaux ouvrages
ne sont pas partout de la même
p158
force, il est pour l' esprit des momens
favorables comme il est pour le coeur
une heure du berger.
La cour, la ville et la province
demandent une sorte d' esprit différente.
Heureux le françois qui a senti
cette différence, sur tout par rapport
au pays étranger ; l' homme trop franc,
trop galant et trop libre ne réüssira
pas chez nos voisins ; il faut se rendre
assez maître de son esprit, de ses goûts
et de ses manieres, pour convenir et
plaire à tous les hommes. Il faut se
faire un esprit assez délié et assez délicat
pour entrer dans celui de ceux
avec lesquels nous avons à vivre. S' ils
ont leurs défauts, nous avons les nôtres ;
c' est une sorte d' injustice que de
vouloir assujettir toutes les nations à
nous ressembler : d' ailleurs nous trouvons
toujours de quoi nous dédommager
par tout, quand nous portons
en voyageant de quoi mériter l' estime
de ces hommes distinguez, qui loin
de sentir le terroir pourroient donner
en tout païs des leçons de bonté,
d' habileté et de politesse.
On ne peut nier que la langue françoise
n' ait un brillant, une justesse, et
des graces infinies ; mais il faut convenir
p159
à la honte des françois que notre
inconstance dans nos goûts et dans
nos modes s' introduit de tems en tems
jusques dans nos façons de parler. Je
ne sçais même, si nous ne devons point
craindre un peu qu' au lieu de rafiner
et d' épurer de plus en plus le langage,
on ne parvienne à l' énerver. Nous devons
beaucoup à ceux qui depuis un
siécle l' ont porté à cette délicatesse et
au point de perfection nous le
voyons aujourd' hui ; mais gardons-nous
de ces esprits médiocres qui affectent
un stile effeminé, croyant attraper
à force de colifichets le juste et
le beau dont ils ne sont pas capables.
Il se glisse quelquefois des abus
grossiers, qui durent peu, il est vrai,
mais qui sentent fort la puérilité, et
qu' on ne sçauroit contracter sans montrer
la petitesse de son génie : j' ai oui
dire à des gens, qui croyoient bien
parler : un gros plaisir : on est venu pour
vous voir : comment vous en portez-vous ?
madame chante comme on ne chante
point ? Il est vrai de dire : être né ou
vivre d' une certaine façon. aujourd' hui
c' est un quelqu' un , demain ce sera un
quelque chose . Toutes ces façons de parler
ne rendent rien à l' esprit, ce sont
p160
des innovations bisares qui loin d' enrichir
la langue en font un parfait galimatias.
Je les passe au petit peuple,
mais je ne les pardonnerois pas à un
écolier de sixiéme.
Le défaut de discernement dans le
choix des épithetes conduit à une autre
maniere encore plus impertinente.
Boileau à qui il a été donné plus qu' à
personne de dire plus qu' un autre en
parlant moins, employe toute la finesse
de l' art pour faire en deux mots
un sot parfait d' un des deux campagnards
avec qui il avoit mangé ; on
se met à parler d' ouvrages d' esprit,
et il lui fait dire :
à mon gré le Corneille est joli quelquefois.
Ne seroit-ce point l' autre campagnard
qui auroit dit que Monsieur De Turenne
étoit un joli homme ? De-là comprenez,
que c' est gâter les plus grands
sujets que d' en faire sottement l' éloge.
Si un long usage consacre, pour
ainsi dire, un terme, une prononciation,
une maniere de parler, vous
pouvez suivre le torrent sur la trace
des délicats ; mais souvenez-vous que
tout usage contraire au sens droit et juste,
ne sçauroit subsister, et ne vous
p161
figurez pas que le don d' arranger quelques
mots nouveaux fasse preuve d' éloquence.
J' ai connu des personnes d' un sens exquis,
d' un jugement merveilleux et capable
de très-bien écrire, qui donnant
dans un stile trop précis devenoient
tellement abstraits qu' on ne pouvoit
les comprendre : d' autres au contraire
embarassent leur stile de tant de parentheses,
que l' imagination et la mémoire
sont également rebutées avant
qu' on soit parvenu à la fin de la periode.
Monsieur De La Motte dans son
iliade n' a pas cru pouvoir mieux peindre
l' éloquence de Menelas qu' en marquant
son dégoût pour le stile trop
diffus.
Un episode court, juste et bien
placé, qui semble faire corps avec
l' ouvrage, est un ornement qui ne
sçauroit manquer de plaire aux connoisseurs ;
mais de quelque délicatesse
que soient les hors-d' oeuvres, s' ils sont
plus abondans que ce qui doit faire
le fond du repas, on juge que si le
p162
maître d' hôtel est friand, il est un
mauvais ordonnateur.
Les jeux de mots, les quolibets, les
pointes et les équivoques étoient autrefois
des ornemens de conversation,
on en salissoit le papier. Heureusement
le bon goût a proscrit ces fadaises,
il faut bien se garder d' en contracter
l' usage : mille gens passent pour avoir
de l' esprit dont la cervelle n' est meublée
que d' une douzaine de prétendus
bons mots ; ils forcent la conversation
pour avoir occasion d' en placer
quelqu' un à tort et à travers : un connoisseur
les prise, ils ne trompent
que les sots ; un badinage gracieux est
un jeux d' esprit qui ne dépend pas du
jeu de mots : il est pourtant vrai qu' une
pensée solide placée dans une diction
pure peut recevoir un nouveau
brillant par un jeu de mots ; mais ces
agrémens ne doivent pas être amenez
de loin ; ce sont des ornemens postiches
qu' il faut employer rarement
quand ils seroient justes, et qu' on doit
encore plus éviter, parce qu' il est
très-difficile de les faire rencontrer
avec la justesse.
Ne parlez pas, n' écrivez pas toujours
de même stile, et ne confondez
p163
pas le sérieux avec le joli badinage ;
songez encore que la même matiere
admet des graces différentes ; un stile
trop uniforme marque la sécheresse
du génie ; la perfection du don et de
l' art est de varier et de multiplier les
ornemens propres aux endroits qui
peuvent les recevoir ; ce n' est pas assez
de mettre de la raison et de l' esprit
dans un ouvrage, il faut les bien
placer l' un et l' autre : que vos transitions
soient comme imperceptibles,
que l' oreille soit toujours chatouillée,
que la narration soit coulante,
que les termes soient propres,
que le simple soit noble, que le beau
soit naturel, que le solide soit clair
et pcis, que le brillant soit juste,
que le badin ne soit pas boufon.
Je conseille assez bien, mais comme
chacun sçait,
on conseille mieux qu' on ne fait.
Distinguez bien la raison, de l' esprit.
La raison plus solide se fait un plan,
établi un raisonnement, le suit, l' approfondit.
L' esprit plus vif et plus remuant,
veut se mêler de tout, entrer
dans tout, parler souvent quand il devroit
se taire, et plus souvent encore
se taire quand il devroit parler. Si l' amitié
p164
est soeur de l' amour, pourquoi
la raison ne seroit-elle pas soeur de
l' esprit, cependant ils n' en sont pas
plus unis, et peu d' écrivains ont la
bonté de les racommoder. Un jour la
raison disoit à l' esprit,
si je ne vous servois de guide,
vous seriez toujours égaré,
combien de beaux esprits ont le cerveau
timbré ?
C' est la sagesse qui décide.
Personne n' a mieux défini la raison
et l' esprit que M Rousseau.
Qu' est-ce qu' esprit ? Etc.
J' ai déja dit qu' il convient peu à un
galant homme d' épouser le métier de
poëte : j' ajoûte que si j' avois le malheur
de ne pouvoir me vaincre sur la
démangeaison de faire des vers, du
moins j' éviterois la satyre. Quel nom
peut-on se faire en se chargeant d' office,
de réjoüir la moitié du monde
auxpens de l' autre ? Je n' en admire
p165
pas moins Boileau, mais Boileau
est un homme unique.
J' appelle un homme unique celui
qui à force de limer et de raboter attrape
le point de perfection. Tels sont
encore chacun dans leur genre, le
p. Cheminais, La Fontaine, Corneille,
Moliere, Madame Des Houlieres,
La Bruyere, Paschal et Patru. J' ay cité
vingt autres ecrivains célébres dans
tous ces différens goûts. Heureux
qui pourroit en approcher ! Mais enfin
ce ne sont point des hommes uniques.
L' espoir de s' immortaliser par quelque
voye que ce soit, est à proprement
parler une véritable chimere.
La satisfaction interieure qu' on sent à
bien faire ce qu' on fait, est la vraïe
compense du mérite ; elle est indépendante
des secours que le présent
peut procurer et de ce que l' avenir
pensera ; parlons bien, écrivons bien
dans la seule vûë d' être agréables aux
autres, et d' être raisonnablement
content de nous-mêmes, c' est assez
pour être heureux. N' avoir en vûë que
de s' éterniser par des dons, par des
talens, par unrite acquis de toute
espece, si l' on n' y ajoûte pas le dessein
d' édifier et d' instruire, c' est un
attentat à la divinité.
p166
Si vous voulez perfectionner le talent
qui vous est propre et bien écrire
dans le stile qui vous convient le mieux,
profitez des conseils de Monsieur
Rousseau, et malgré toute votre étude
et tous vos soins ne comptez pas sur
une autre récompense que celle qu' il
vous annonce.
Car aussi-bien quel est le grand salaire etc.
Il est vrai qu' un honnête homme
doit aimer ce qui donne de la réputation,
et cultiver avec ardeur ce qui
peut la faire passer à la posterité. Il
me semble, dit Pline, que la mort
de ceux qui préparent quelque chose
d' immortel est toujours à contre tems ;
car au lieu que les voluptueux, par le
mauvais usage qu' ils font de leur vie,
rite chaque jour de cesser de vivre,
p167
ceux qui ont la posterité pour objet,
et qui travaillent à perpetuer leur
moire, ne sçauroient jamais mourir
que trop-tôt, puisque la mort leur
coupe toujours le cours de quelque bel
ouvrage commencé.
Peu de gens sont dans le cas de
pouvoir s' enorgueillir des dons de bien
parler et de bien écrire ; mais celui-là-même
qui réunit ces dons peut-il s' en
prévaloir s' il pense que mille et mille
gens valent mieux que lui, et que son
rite vient d' en haut ? Ainsi, pour
tenir toujours l' usage de ces dons dans
le ressort de la sagesse, ne cherchons
dans tout ce qui est de l' esprit que la
ressource de nous instruire et de nous
amuser, et sans ramener notre attention
sur ce que nous valons, ne nous
occupons que du soin de valoir mieux.
L' amour propre est le plus commun
et le moins pardonnable de tous les
amours, et c' est le porter jusqu' au dernier
periode que de voir avec chagrin
le mérite d' autrui ; cet orgüeil ne ressemble
pas plus à l' émulation que l' hipocrisie
à la vertu ; prenons bien garde
de les confondre.
Le faux bel esprit est la plus dangereuse
et la plus séduisante de toutes
p168
les illusions. Ce monstre procede
d' un très-grand vice, le sot orgueil ;
et d' un très-grand malheur, le défaut
de goût. Né sans goût n' écrivez jamais.
orgüeilleux, songez que les plus
parfaits sont bien imparfaits. Commencez
par la docilité. Souvenez-vous
que la plûpart des hommes ne restent
trop long-tems de grands sots que
parce que trop tôt ils ont fait sottement
les docteurs. Enfin vous voulez
écrire ? Soyez donc aisé, naturel,
toujours clair, délicat, profond s' il le
faut. N' attendez pas les conseils, allez
au devant d' eux. Flattez l' oreille du
lecteur, un stile qui rebute n' est pas
propre à faire goûter une verité. Assujettissez-vous
au goût des grands
maîtres pour les sentimens et pour
les pensées, et au cours du jour pour
la maniere de les rendre. Touchez le
coeur, ornez l' esprit, nourrissez la raison,
et dans tous vos ouvrages souvenez-vous
du beau vers que vous venez
de lire sur la raison et l' esprit,
de tous les deux se forme esprit parfait.
J' ai connu des gens en qui tout le
monde a cru trouver de l' esprit, et
qui étoient assez extravagans pour
être fâcde n' en pas avoir seuls.
p169
Rien ne prouve mieux la petitesse de
notre ame et la fausseté de notre esprit
que la jalousie que nous sentons
de l' esprit des autres.
Plus nous sçavons et plus nous
sentons que ce n' est presque rien en
comparaison de ce qui reste à sçavoir.
La vie est courte : est-ce sagesse
que de la passer toute entiere à apprendre ?
Et si nous n' avons pas d' autre
motif que le desir de sçavoir plus que
les autres, cette insatiabilité ne peut-elle
pas s' appeller l' avarice de l' esprit ?
Est-ce à l' étude ou à l' expérience que
nous devons le plus ? Il semble que
l' une et l' autre partagent le tems de
l' homme. L' étude plus dévorante s' empare
de tout le feu de notre esprit depuis
vingt ans jusqu' à trente ; alors succede
l' expérience qui plus sage et plus
tranquile nous enseigne plus lentement
et plus sûrement ; mais quoique
nous apprenions par l' une et par l' autre,
ne nous étonnons pas si nous réüssissons
moins que l' heureuse ignorance.
Quand on a autant d' esprit, d' étude,
de lecture et d' acquis qu' il en faut ;
il est plus de notre vrai bonheur d' en
sçavoir joüir que de songer à amasser
toujours ; il suffit d' entretenir les fonds ;
p170
sans songer à grossir les revenus ; alors
il est permis de lire plus légerement
et d' une façon plus détachée. Il ne
s' agit que de ne se pas ennuyer et de
s' amuser ; bien entendu toutes fois que
le sort nous ait placez dans une situation
tellement indépendante que nous
ne soions pas obligez de faire commerce
de sçavoir et des talens, auquel
cas on est toujours obligé d' apprendre.
Nous avons une infinité de recüeils
de lettres choisies qui ont eû leur prix
dans leurs tems : on se tromperoit si
on les prenoit sans choix pour des
modéles infaillibles ; regardons-les
comme des ouvrages fugitifs dont la
putation passagere tombe avec la
mode, à moins que le stile ne se soutienne
par les sentimens ou par un
grand fond d' esprit comme les lettres
de Voiture. Ne croyons pas, que pour
üssir dans la conversation il suffise
d' avoir relu vingt fois l' art de plaire ;
ce qui plaît aujourd' hui déplaît demain ;
telle est notre inconstance, que
le secret de plaire, dépend toujours
des manieres du goût et de l' esprit qui
ont cours. Je repete donc encore une
fois à tous les hommes et pour tous
les tems : voyez et lisez. Heureux si
p171
après avoiru bien lire, vous apprenez
à bien écrire.
J' ai cité des ecrivains, qu' un mérite
de dix-huit cens ans met à l' abri
de toute prescription ; prenons nos
materiaux chez Ciceron et Horace,
et apprenons de nos françois les plus
accrédités à tir à la moderne.
Je ne sçai, si l' esprit boufon n' est
pas aussi prisable, que l' esprit railleur
est dangereux. Ceux dont l' esprit
est d' une portée médiocre et dont le
goût n' est pas sûr, courent de grands
risques quand ils veulent se jetter dans
le plaisant. Quel milieu entre le gracieux
et le fade ! Tel croit badiner avec
grace et atteindre jusqu' à Voiture qui
ne passe pas Polichinelle ; mais s' il
pleut des mauvais plaisans, il ne pleut
pas moins de sots qui les admirent.
Qu' il est difficile de railler les absens
sans en médire, et les presens
sans les offenser ! Cependant on perdroit
moins à devenir muet qu' à devenir
offençant. Abstenez-vous donc
de la taillerie. Si elle est grossiere,
vous faites tort aux autres et à vous-même ;
si vous la rendez tellement
délicate qu' elle soit comme imperceptible,
peu de gens la sentiront ; si
p172
elle est fréquente, vous ennuyez et
vous laissez croire que vous n' êtes capable
que de cette sorte d' esprit :
avec vos inférieurs ou avec de petits
génies, c' est une honte ; avec un grand
ou un superieur, pour peu que la
pointe égratigne, point de misericorde ;
à l' égard de vos égaux, ils vous le
rendront avec usure.
Que d' écuëils autour de la raillerie !
Il est vrai que quand elle est rare, juste,
légere et finement renduë, la conversation
en est plus piquante ; mais
quel fond d' esprit et quelle délicatesse
ne faut-il pas ? N' est-il pas plus sûr de
supprimer un bon mot que d' en hazarder
un dangereux ? On dit qu' il faut
éviter le jeu de main : j' appelle dans
le même sens la raillerie une sorte de
jeu d' esprit qu' il faut également éviter.
Railler conduit à médire, médire à calomnier,
le railleur et le satirique sont
presque sinonimes. J' ai peine à comprendre
comment on se fait un tel caractere,
tout le monde sent qu' il a
des suites fâcheuses, mais on a de la
peine à réprimer la fureur de montrer
de l' esprit, et l' on admire en soy un
penchant qu' on trouve odieux dans
les autres.
p173
Je suis convaincu, que ceux qui
commencent à se former l' esprit se le
formeroient bon, s' ils étoient bien
conduits ou s' ils se tenoient sur leurs
gardes ; mais un jeune homme qui se
sent un peu de feu dans l' imagination
hazarde une sotise, une raillerie offensante
ou une obscenité qu' il ne se
donne pas la peine d' envelopper. Il
cherche à dominer parmis un tas d' étourdis
et de libertins qui l' admirent,
et de tels suffrages achevent de le gâter.
La raillerie est une injure déguisée
d' autant plus difficile à soutenir, qu' elle
porte une marque de supériorité.
Pour n' être pas dangereuse, il faut
qu' elle réjouisse les indifférens sans
blesser les interessez. On peut se mocquer
d' un présomptueux qui a quelque
endroit ridicule, mais il y a de la
honte à se mocquer d' un sot. Les sots
sont un genre d' hommes avec qui il
n' est jamais permis d' avoir raison, c' est
me une sotise d' avoir trop d' esprit
avec eux. Par un sot, je n' entends pas
celui à qui il échappe une sotise, mais
celui qui l' ayant faite ne la sent pas
et par consequent ne se met pas en
devoir de la réparer.
p174
à de petits esprits, ne laissez jamais
lire des contestations de religion ; et
aux esprits qui ne sont pas encore tout-à-fait
formez, supprimez tout ouvrage
qui peut salir l' imagination et corrompre
le coeur ; gardons-nous bien
de vouloir enrichir notre esprit aux
dépens de notre ame. Nous avons dans
ce dernier genre des morceaux inimitables :
je serois bien fâché de les avoir
faits.
Une fille mal élevée, qui croit avoir
beaucoup d' esprit et qui n' en a point,
dévore des romans, copie les lettres
portugaises, médite furtivement les
contes de La Fontaine, et pleure le
malheur d' Abailard. Quel sujet pour
en faire une femme ! Cependant elle
fait des jalouses et des rivaux, on
se bat pour elle ; tandis que la fille
bien née, d' un esprit simple et droit,
qui sçait conduire la maison de son
pere, faire un fauteüil, s' instruire avec
La Bruyere, et se réjir avec Voiture,
a bien de la peine à mettre un connoisseur
dans son parti. Ne cherchez
point ailleurs la preuve de notre dépravation.
Evitez avec la circonspection la plus
delicate de parler jamais de vous-même,
p175
et si la politesse des autres vous
force de répéter quelque évenement
dont le détail vous flatte ; soyez bien
court, et parlez-en avec une pudeur
infinie. C' est un ridicule outré de citer
à tout propos, ses services, ses talens,
son crédit, sa naissance. Vous ne verrez
point un homme délicat et un
vrai vertueux donner dans cette fatuité.
Nos avantages parlent eux-mêmes,
laissons à la verité des faits le soin de
notre réputation.
Ne soyez pas moins attentif à éviter
dans vos discours et dans vos lettres,
je ne dis pas seulement la calomnie,
le calomniateur est un fripon du
premier ordre ; mais fuyez la médisance,
avec autant de scrupule ; rien
n' est plus petit ni plus lâche que de
reveler les défauts d' autrui. Si l' on
croit se faire un mérite nouveau en
exagerant ou en révelant les défauts
des autres, l' idée est fausse, on se fait
bien pluspriser que ceux qu' on méprise,
et souvent on ne fait tort qu' à
soi-même. Gardez-vous sur tout de jamais
écouter les faiseurs de rapports,
ce sont des insectes rampans dont le
coeur et la bouche remplis de fiel et
de malice ne cherchent qu' à infecter la
p176
societé. Rompriez-vous les liens d' une
tendre amitié sur un simple rapport ?
En est-il de fidéles, ne sont-ils pas tous
défigurez ou empoisonnez ? Non : rien
n' est plus méprisable, plus haïssable,
plus dangereux que ces sortes de gens,
mais aussi rien ne marque plus de foiblesse
que de leur prêter la moindre
attention. Que seriez-vous donc si
vous leur livriez votre confiance ?
Je crois le bon esprit autant au-dessus
du bel esprit que la vertu est au-dessus
de la fortune ; mais les hommes
jugeant mal des choses et trompez par
les objets, s' occupent plus du soin de
briller ou de s' enrichir que de devenir
vertueux.
L' esprit et le coeur ont tant de liaison
qu' il n' est guéres possible d' avoir
un bon coeur et un mauvais esprit.
Il est bien vrai qu' on peut avoir le
coeur grand avec un petitnie, et que
l' étendue de l' esprit n' est pas incompatible
avec la petitesse de l' ame ; mais
il n' en est pas de même de la bonté ou
de la malignité. On peut dire en général,
qu' elles influent également sur
toutes les parties du caractere, elles
commencent par le coeur et finissent
par l' esprit.
p177
Si notre volonté est tellement corromp
qu' il ne nous reste presque plus
de liberté pour penser et pour agir,
notre dépravation n' en est pas moins
punissable puisqu' elle est l' effet d' un
aveuglement volontaire, et en ce cas
il n' est guéres en notre pouvoir de corriger
nos vices ou nos défauts : alors
nous avons besoin d' un secours surnaturel ;
et comment l' obtenir, si nous
avons toujours travaillé à nous en rendre
dignes ? Mais si nous ne sommes
pas encore parvenus jusqu' au dernier
degré de la corruption, nous pouvons
par réflexion redresser ce que nous
avons de vicieux dans le coeur ; nous
pouvons même à force de jugement,
parer ce que nous sentons de défectueux
dans notre esprit, et ce miracle
ne dépend que de se bien connoître,
et de vouloir efficacement se
corriger.
Le bon esprit est un assemblage de
dons différens, et celui-là seroit bien
près de la perfection qui possederoit
dans toute sa plenitude ce qu' on doit
comprendre dans le bon esprit.
J' ai connu un magistrat qui par
l' honneur, la probité, le désinteressement,
la pureté d' intention, et par
p178
le travail auroit servir de modéle
aux premiers juges du monde, mais
dont l' esprit étoit si gauche qu' il ne
prenoit jamais le bon avis.
De dix épithetes qui paroissent également
convenables, il n' y en a qu' une
qui soit parfaitement propre, c' est en
quelque façon le terme unique : de
me il n' y a qu' une maniere de penser
juste.
Il est des ouvrages tellement délicats
qu' il n' est pas donné à tous d' en sentir
toute la finesse, et c' est sans doute ce
qui a donné lieu à cette réflexion de
La Bruyere. Si l' on jette, dit-il, quelque
profondeur dans ses écrits, si l' on
affecte une finesse de tour, et quelquefois
une trop grande délicatesse, ce
n' est que par la bonne opinion qu' on
a de ses lecteurs.
Il est des propositions captieuses et
des questions embarassées, sur lesquelles
on ne prend pas aisément l' idée la
plus juste. Il est même des matieres
dont, avec un esprit juste, il est difficile
de bien raisonner. Dans tous ces
cas on manque ou de délicatesse, ou
de pénétration, ou d' étenduë d' esprit,
ou l' on n' a point assez d' étude pour faire
concourir dans le parti qu' on doit
p179
prendre le mérite acquis avec le bon
esprit ; de tout cela il résulte qu' on n' a
pas tout le bon esprit, mais il n' en résulte
pas qu' on n' a point l' esprit bon.
Je crois la justesse et la droiture
les parties essentielles du bon esprit,
mais ces termes ne sont pas tout-à-fait
sinonimes. Cette droiture est en quelque
façon émanée de celle du coeur ;
au contraire, la justesse n' est que le
don de bien penser. Je suis pourtant
persuadé qu' il entre plus de maligni
de coeur dans l' esprit mauvais, que
de bonté d' ame dans le bon esprit ;
mais je me réduis à une idée plus
simple. Je regarde l' esprit mauvais
comme le contraire du bon esprit, et
l' esprit gauche comme le contraire de
l' esprit juste ; et de cette proposition
je conclus, que le coeur droit et l' esprit
juste concourent ensemble à former
le bon esprit.
L' esprit mauvais sert de receleur au
coeur corrompu, et fait débiter par
une langue envenimée tout le poison
qu' il en tire. Il ne se contente pas
d' empoisonner le discours le plus innocent,
il attaque le ton, le geste
et même le silence ; sa maniere d' écouter,
de concevoir, de prendre ce
p180
qu' on dit et ce qu' on fait, est, si j' ose
la nommer ainsi, une calomnie mentale
et tacite, sa maniere de le rendre
une calomnie formelle : au contraire,
l' esprit gauche dans un juge
est dangereux pour le plaideur, et
dans tout homme privé il n' est qu' ennuyeux.
Entre deux mauvais esprits qui sont
en liaison, il se fait un commerce de
malignité presque incompréhensible ;
toute la malice qui part du coeur de
l' une retourne au coeur de l' autre, rien
n' est perdu ; l' entendement sert d' entrepôt,
la bouche et l' oreille se chargent
du détail, et dans cet ocean de
chanceté la correspondance est aussi
réguliere que le flux et le réflux de la
mer. C' est de ces caracteres abominables
que Madame Deshoulieres dit
leur bouche est un sépulchre ouvert etc.
Le bon esprit, s' il est étendu, s' éleve
jusqu' au sublime, et se rabaisse
p181
jusqu' au diocre ; il se prête
aux autres, il les redresse, il les soutient,
les met à l' aise, et donne à ce
qu' ils disent une sorte d' esprit qui
leur avoit échap; cela s' appelle avoir
assez d' esprit pour soi et pour les autres :
mais celui qui tire vanité ou qui
vend trop cher l' esprit qu' il montre,
tombe dans un vice du coeur ; c' est
tout-à-la-fois un homme vain et un
faux bel esprit.
Il est des occasions où le goût fin et
l' esprit délicat seroient fort à charge
sans le bon esprit. Si votre étoile vous
force à passer un tems au milieu de
gens grossiers, dans ces petites villes
toutes les vertus se réduisent à la
disance, où tout l' esprit ne consiste
qu' en fades railleries, qu' en pointes,
quolibets et jeu de mots, où le
sophisme et la profonde dissimulation
partagent le mérite ; c' est alors que
l' esprit étendu et l' esprit délicat ont
grand besoin du bon esprit.
Je ne disconviens pas qu' un peu
de dissimulation ne puisse entrer dans
le bon esprit, elle est même une vertu
nécessaire pour la politique, et ceux
qui disent toujours tout ce qu' ils pensent,
ne pensent pas toujours à ce
p182
qu' ils disent. Mais quelque dissimulation
que la prudence exige de nous
en certains cas, n' en faisons pas, pour
ainsi parler, notre vertu journaliere ;
plaignons-nous au contraire de la corruption
générale qui nous force d' ériger
en vertu ce qui est si près du
vice. Sauvons toujours les droits de
la franchise, et pour quelque fortune
que ce puisse être, ne tombons jamais
dans la fausseté du coeur.
à le bien prendre, la dissimulation
n' est ni vice ni vertu, elle est
tantôt l' un, tantôt l' autre ; et c' est la
situation qui la caracterise.
Le bon esprit n' a pas seulement le
rite de nous faire estimer, de nous
faire aimer, de rendre notre commerce
agréable par tout ce qui est du
ressort de l' esprit, il porte encore
son efficace sur les peines de l' ame, et
sur les évenemens. L' honnête homme
sçait prendre son parti dans les
disgraces, mais l' honnête homme qui
a l' esprit bon, prend toujours le meilleur
parti.
Que le même homme est dissemblable
de lui-même ! J' ai connu de
vraiement honnêtes gens, aimant
les bonnes choses, généreux, officieux,
p183
mais dominez par la passion
du jeu, qui après avoir perdu considerablement
dans une séance, se refusoient
un poulet ; j' en ai connu d' autres,
chargez par leur état d' être magnifiques
et tout près de passer pour
tels, qui pour un rien ont manqué
leur coup. Celui-ci soutient en philosophe
de grands desagrémens, qui
devient furieux pour une bagatelle ;
celui-là perd l' amitié d' un grand seigneur,
pour vouloir soutenir avec trop
d' opiniâtreté son sentiment sur une
chose fort indifférente ; toutes petitesses
dont nous ne sommes les duppes
que faute de bon esprit.
Que d' inquiétudes intérieures, que
de mouvemens et de soins deshonorans,
quand on se livre aux détails de
l' avarice ! Que n' apprend-on à corriger
les foiblesses de l' ame, ou du moins à
les cacher sous le bon esprit ?
Tâcher d' être tel qu' on doit être, et
ne se donner que pour ce qu' on est,
sauver toujours les apparences, cacher
bien toutes ses foiblesses, ne se montrer
jamais que par le bon endroit ; c' est
le miracle du bon esprit.
Pleurer pour un rien, ne pouvoir se
vaincre sur une minutie, se parer d' un
p184
crédit qu' on n' a pas et qu' on ne mérite
pas ; tirer d' une dignité accidentelle
un motif de supériorité sur d' honnêtes
gens ; tout cela sent fort la sottise
et l' enfance, et marque le défaut de
toutes les parties du bon esprit.
Les vertus sont toujours les mêmes,
mais les dispositions de l' homme pour
la vertu sont bien inégales. Je ne sçai
rien de plus propre à corriger ce qu' il
y a de défectueux de ces dispositions,
que le bon esprit. Il aide à l' ame ébranlée
à se remettre dans son assiette, il
la détourne du mal et la porte au bien,
il la fortifie par réflexion contre l' agitation
des premiers mouvemens, il fournit
le spécifique dans des malheurs
qu' on croyoit insoûtenables, et souvent
il sauve notre gloire que nous
étions prêts de prostituer à la perfidie,
à la dureté, à la colere, à l' entêtement,
à la petitesse et à d' inmes détails. Ce
sont-là les secours que nous pouvons
tirer du bon esprit contre nos passions
et nos foiblesses ; le chemin est court
du coeur à l' esprit, et l' affinité qui se
trouve entre le sentiment et la pensée
ne permet pas de douter que le bon esprit,
qui doit penser excellemment,
p185
n' ait la force de rectifier ce qu' un sentiment
pourroit avoir de blamable :
ainsi je crois que le bon esprit contribuë
autant à nous rendre estimables par
le coeur que par l' esprit.
Deux hommes illustres nous ont
laissé dans unme fait deux grands
exemples du parfaitement bon esprit.
à peine est-il décidé que feu M De
Cambrai s' est tromdans son explication
des maximes des saints, qu' on
apprend qu' il se retracte. Je trouve autant
de bon esprit, de grandeur d' ame,
et de solide pieté dans cette retractation,
que de délicatesse d' esprit dans
Telemaque. Feu Monsieur De Nismes
étoit ami de M De Cambray, mais il
étoit son ami jusqu' à l' autel. S' il est
obligé de publier la bulle du pape à
l' occasion du livre condamné, que de
beautez dans son mandement pour la
publication ! Il rend justice à la vérité,
sans rien ôter au rite ; les droits du
dogme sont sauvez, mais le sujet d' une
condamnation devient la matiere d' un
éloge ; il n' échappe rien de médiocre
aux grands hommes.
Ne vous contentez pas d' avoir l' esprit
droit et juste, songez encore que
le bon esprit doit nous inspirer toute
p186
l' indulgence qu' il nous est permis d' avoir
pour les défauts d' autrui. En général
le bon esprit prend bien tout ce qu' il
voit et tout ce qu' il entend ; toute action
mauvaise en soi, il la condamne,
mais il ne la releve pas ; il donne un
tour favorable à celle qui n' est qu' équivoque,
et il justifie tout ce qui peut
être justifié.
Etudions-nous bien, et nous conviendrons
que notre vivacité à condamner
les autres est un effet de notre
étourderie quand nous sommes jeunes,
et de notre malignité quand nous sommes
vieux.
Les plus parfaits des hommes sont
bien imparfaits. Pourquoi donc refusons-nous
aux autres la même indulgence
que nous attendons d' eux ? Quelle
injustice ! Dans un me fait accompagné
desmes circonstances nous
blâmons les autres au lieu de les plaindre,
et nous prétendons qu' ils nous
plaignent au lieu de nous blâmer : voilà
justement les deux poids et les deux
mesures, mais nous nous abusons. Si
nous plaignons les autres, on nous
plaindra ; si nous les blâmons, on nous
blâmera.
Dans le premier mouvement, les
p187
fautes qu' un jeune homme voit faire
flattent son amour propre, il ne manque
pas de faire dans son imagination
des comparaisons flatteuses de lui-même
avec les autres, il grossit sonrite
desfauts d' autrui. S' il échappe à
quelqu' un un mauvais terme, une pensée
fausse ou une impolitesse, il en tire
avantage, il en nourrit son orgueil,
comme si le ridicule d' un autre devenoit
une vertu pour lui ; mais de quel
front ose-t' il se sçavoir si bon gré,
pour un petit défaut qu' il ne reconnoît
pas en lui, quand il s' y en trouve
d' essentiels qui seroient un objet bien
plus legitime de son attention. Si l' amour
propre étoit moins aveugle et
mieux entendu, il produiroit un effet
tout different en nous ; et n' ayant pas
l' esprit assez bon pour excuser les autres,
du moins par politique nous n' en
serions pas les censeurs.
Rire de ceux qui ont quelque difformité
dans la figure, c' est une foiblesse
qu' on ne pardonne pas aux enfans ;
que n' avons-nous la même équité,
ou la même indulgence sur les défauts
que nous trouvons dans le caractere ?
Est-on moins à plaindre d' avoir
le coeur gauche, l' esprit tortu,
p188
l' humeur raboteuse, que d' être boiteux
ou bossu ? Oui, me direz-vous,
parce qu' on ne peut ni s' alonger la
jambe ni se redresser la taille, et qu' on
peut raccommoder les difformitez du
caractere. J' en conviens, on peut
l' un, on ne peut pas l' autre ; mais ce
n' est pas une raison qui justifie notre
trop de sévérité sur lesfauts d' autrui :
au contraire, la peine que les
hommes ont à se corriger est un accroissement
à leurs défauts qui demande
de nous un redoublement d' indulgence.
Si l' homme connoissoit bien ses vrais
interêts, il travailleroit à sa perfection
préférablement à toutes choses,
et s' il étoit plus entendu il mettroit
à profit jusqu' aux défauts d' autrui ; on
trouve à gagner avec les plus imparfaits.
Plaignons un brutal d' être brutal,
prenons dans sa férocité même
du goût pour la politesse, et pour la
douceur. Rien n' est plus propre que la
rencontre d' un avare à me faire sentir
tout le mérite de la générosité.
On ne se fait pas soi-même. Heureux
celui à qui il a été donné davantage !
Remercier sans cesse du mérite
acquis, travailler sans cesse à celui
p189
qui reste à acquerir, c' est assez d' occupation
pour le coeur et pour l' esprit ;
ne nous rendons point indignes du
bien qui est en nous par d' injustes commentaires
sur celui que nous ne trouvons
point dans les autres, et qui y
est peut-être sans que nous l' y connoissions.
Celui qui se connoît en merite, qui
n' admet dans ses jugemens ni aveuglement
ni prévention, est le plus indulgent ;
et celui qui n' a ni lumieres
dans le discernement, ni sincerité dans
l' intention, est le plusvere. Pourquoi
ce renversement ? C' est que la
mauvaise opinion qu' on a des autres
n' est fondée le plus souvent que sur
la bonne opinion qu' on a de soi-même.
Le bon esprit trouve dans ses défauts
de quoi s' humilier, l' esprit mauvais
trouve de quoi s' enorgueillir dans
les défauts des autres.
Ne pas voir desfauts marquez,
c' est manquer d' esprits ; faire trop sentir
qu' on les remarque, c' est manquer
de bonté et de politesse : n' en pas profiter,
c' est manquer de jugement.
Nous avons peu de tems à joüir de
nos avantages. L' homme le mieux fait
p190
et le cul-de jatte sont à peu près de même
taille à quatre-vingt ans ; la vieillesse
rend les talens inutiles, et dans
nos plus beaux jours un rien nous peut
déranger l' esprit : pourquoi donc sommes-nous
si contens de nous-mêmes ?
Quelques dons que nous avons reçûs
de la nature peuvent-ils justifier ce
fond d' orgueil qui nous faitpriser
ceux qui sont moins bien partagez que
nous ? Quelle présomption ! Quelle injustice !
Non il n' est point de plus grande
foiblesse que de voir sans pitié les
foiblesses d' autrui.
Si notre ménagement pour les autres
nous en attire de leur part, si l' indulgence
pour les défauts d' autrui nous
rend nous-mêmes plus supportables, et
si elle nous procure plus d' agrément
dans le commerce de ceux avec qui
nous avons à vivre ; si elle rend nos
liaisons plus constantes et l' accomplissement
de nos devoirs plus gracieux ;
enfin, si par bonté naturelle ou par une
politique loüable nous forçons les
hommes à être contens de nous, quel
fruit plus délicieux pourroit-on attendre
du bon coeur et du bon esprit ?
Gardons-nous bien de devenir flatteurs,
gardons-nous plus encore d' encenser
p191
le vice ; mais ne soyons ni des
critiques ennuyeux, ni des juges impitoyables,
sans quoi nous tombons
dans l' autre extrêmité, nous devenons
esprits durs : or, je ne sçai si la bonne
éducation seule pourroit vous inspirer
la douceur, l' égalité, la complaisance
et la politesse dont j' ai parlé dans le
chapitre précedent, si elle ne commençoit
par produire en vous le bon
esprit ; et je croi que l' indulgence sur
les défauts d' autrui marque encore
plus de bon esprit que de politesse.
Ce n' est pas seulement par toutes ces
considerations que je dois me former
un bon esprit, il me procurera bien
d' autres ressources : c' est à lui seul que je
puis devoir le don de bien penser. Peut-être
le don de bien penser produira-t' il ceux de bien parler
et de bien écrire, du moins
m' inspirera-t' il le goût
et le choix de la lecture. J' évite l' ennui
et l' oisiveté, je me sauve des fâcheux,
je m' amuse et je m' instruis ;
par-là je me garantis d' un mal, et je
me procure un bien qui dépend de moi
et qu' on ne sçauroit m' ôter ; par-là si
je ne suis pas bel esprit, je l' aime dans
les autres ; et disposé à croire qu' ils
ont intention de bien dire et de bien
p192
faire, je souffre leurs foiblesses, et je
n' empoisonne point leurs vertus.
Combien de trésors dans le bon esprit
par le secours desquels je sers tout-à-la
fois mes plaisirs et ma vertu ? Mais ce
n' est pas tout, le bon esprit ne me conduit
pas seulement à souffrir avec
moins de peine ou à trouver plus agréable
le commerce des autres, il leur rend
aussi le mien plus gracieux, il nous
fournit de quoi desarmer la maligni
et l' antipatie, et tôt ou tard nous fait
aimer et nous fait estimer. Il sert de
vernis à nos défauts, et nous empêche
de montrer mille petits mouvemens
de l' ame que l' honneur auroit bientôt
desavoüez ; il nous apprend à connoître
le prix des choses, et nous guide
dans nos jugemens ; il nous apprend
à jouïr, à ne point souhaiter, et s' il
le faut, à souffrir : enfin, le bon esprit est
de tous les dons celui qui peut le plus
infailliblement nous conduire à la sagesse,
puisque c' est par lui que nous
acquerons le merite de corriger nos
défauts, et de devenir plus délicats
dans le choix de nos plaisirs.
CHAPITRE 4
p193
de l' utilité du choix et de l' usage des
plaisirs ; du jeu ; de la chasse ; du bal ;
des spectacles ; de la musique ; de la
bonne chere ; de la promenade ; de l' amour,
et du commerce des femmes.
si le bon esprit est un don précieux
et d' une ressource merveilleuse
dans tous les états où nous nous trouvons,
on peut ajoûter que son secours
ne nous est jamais plus nécessaire et
plus efficace que dans le choix et dans
l' usage de nos plaisirs. Les plaisirs et
les affaires partagent la vie de l' homme ;
l' agrément des uns corrige l' amertume,
ou délasse de la fatigue des
autres : mais si les plaisirs sont nécessaires,
ils sont bien dangereux : il est
donc de la derniere importance de les
choisir avec assez de délicatesse, et de
les goûter avec assez de modération
pour ne leur rien sacrifier de tout ce
qui est dû à la vraïe vertu ; et c' est surtout
au bon esprit à nous déterminer
p194
sur le choix, et à nous regler dans l' usage.
Il est certain que les plaisirs innocens
font lalicité de la vie ; on ne
peut en joüir long-tems sans dégoût,
mais on ne peut s' en passer sans contrainte.
Je sçai que l' imagination fait
presque tous nos plaisirs et toutes nos
peines, et c' est une raison nouvelle de
nous amuser quelquefois : enfin, tout
le monde convient que les plaisirs et
la gloire sont deux biens généraux qui
assaisonnent les autres ; et il est admis
dans la morale la plus sévere que
les plaisirs honnêtes ne sont pas incompatibles
avec la véritable sagesse. Les
sages ont même cet avantage que leurs
plaisirs sont plus durables, parce qu' ils
sont reglez, comme leur vie est plus
calme et plus tranquille, parce qu' elle
est plus innocente.
J' ai dit que les plaisirs sont nécessaires :
en effet, les hommes sont exposez à des revers si
étonnans et si imprévûs,
à des préjugez si extravagans,
à des préventions si ridicules, que le
philosophe le plus sage, quand il se
trouve dans le cas, sent ébranler, comme
malgré lui tous les fondemens de
sa sagesse, eût-il médité pendant toute
p195
sa vie sur les extravagances de la fortune
et l' iniquité des hommes dont je
vous parlerai dans la suite. Il y a toujours
dans les reservoirs du hazard ou
de la malignité, quelque trait nouveau
qui avoit échappé à nos réflexions ; la
prudence fut et sera toujours la duppe
du sort, et telle est la foiblesse de la
plûpart des hommes que les plus forts
sont les plus susceptibles de chagrin.
Le chagrin est un poison subtil qui
nous tue imperceptiblement, quand
nous n' avons pas appris par avance à
nous élever au-dessus des évenemens ;
je n' y sçai pas de remede plus infaillible
que le plaisir, c' est un spécifique.
Comment sejoüir, me dira t' on,
quand on souffre ? Cela est impossible.
Point du tout : le plaisir dans le fort
de nos afflictions nous paroît insipide ;
mais peu à peu il affoiblit le sentiment
de la douleur, il étourdit le mal, il
dissipe les vapeurs chagrines qui s' élevent
de tems en tems dans l' ame. Insensiblement
nous nous retrouvons
dans notre assiette, et la tranquili
de retour nous rend toute notre sensibilité
pour les plaisirs innocens que
le chagrin nous rendoit amers. Il ne
s' agit que de les choisir ces plaisirs, et
p196
d' en bien user. Sur tout prenons bien
garde que ce qui ne doit être que plaisir
et amusement, ne prenne pas sur
nous l' autorité des passions ; c' est tout
à la fois unepravation du coeur et
de l' esprit que de se deshonorer et de
se ruiner par ce qui n' est fait que pour
nous amuser.
Je conseille l' usage des plaisirs ; mais
je ne veux pas qu' on s' en enyvre. Pour
prévenir cette yvresse et s' en garantir,
je crois qu' on ne sçauroit mieux faire
que de consulter autant la prudence
que le goût dans le choix même des
plaisirs. Si cette maxime est bonne
pour tous les plaisirs en général, elle
est encore d' une pratique infiniment
plus utile dans l' usage du jeu. On se
manque à soi-même, quand on laisse
échaper une seule de toutes les ressources
que les plaisirs procurent ;
non-seulement ils sont propres à nous
distraire du sentiment de nos peines,
ou à nous piquer le goût par la jouissance
de ce qui nous flate ; c' est aussi
une politique de sçavoir se livrer à de
certains amusemens. Tel qui sans passion
et même sans goût pour le jeu,
ne jouë que pour s' introduire dans le
monde, ou pour en cultiver le commerce,
p197
parvient souvent à faire connoître
en lui un mérite qu' on eût ignoré.
Si ce rite reconnu lui attire des
suffrages importans et de puissans
amis, il se seroit fait tort à lui-même
de n' avoir pas préferé par complaisance
le plaisir qu' il aimoit le moins à
celui qu' il aimoit le plus.
La corruption des tems a fait du jeu
untier et une affaire. La maniere
de parler dont on se sert quelquefois
pour exprimer une bagatelle, ou pour
peindre une chose facile, ce n' est qu' un
jeu, n' est pas convenable aujourd' hui
pour ce qu' on appelle vraiment le
jeu. Convenons à la honte de nos jours
que nous en faisons un miserable commerce :
observez donc bien régulierement
que le jeu soit toujours un amusement
pour vous. Si vous souffrez
qu' il s' érige en passion, il tournera
bien-tôt en fureur. Un joüeur de profession
qui expose au hazard du cornet
ou d' une carte le patrimoine qu' il
tient de ses ayeux, qui hazarde la dot
de sa femme, et ce que la nature a
substitué au profit de ses enfans, celui-là
court à l' hôpital chargé de l' opprobre
public. Vous ne verrez point
l' homme entendu et maître de ses passions
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sacrifier les plaisirs d' un beau
jour et d' une nuit tranquille à la folle
esperance d' une sorte de fortune qu' on
fait très-rarement, et qu' on ne fait
presque jamais sans interesser l' honneur ;
ne manquez pas de lire et de
retenir sur cela la maxime de Madame
Des Houlieres :
on commence par être duppe,
on finit par être fripon.
On est perdu pour jamais si une réflexion
aussi judicieuse et aussi pressante
reste inefficace ; et si après l' avoir méditée
on s' embarque dans le gros jeu,
a-t' on rien de plus à craindre que de
commencer par être duppe, et de finir
par être fripon ? Songez encore que
Madame Des Houlieres jouoit, mais
qu' elle n' étoit pas joueuse ; elle avoit
senti toute l' amertume des disgraces
et toute la douleur de l' infirmité, cependant
dans le tems même que la
mort moissonnoit ses proches et la
maladie sa beauté ; dans le tems que
la fortune dérangeoit ses affaires, elle
fortifioit son ame par de solides réflexions ;
elle égayoit son esprit par
des plaisirs innocens ; elle jouoit, mais
deux heures par jour, mais petit jeu, et
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de ces jeux où ni l' espoir du gain ni la
crainte de la perte n' entrent jamais,
l' esprit est toujours de la partie,
et qui furent autorisez dans tous les
tems par la necessité de se délasser.
Il est des jeux qui sont d' usage chez
les personnes les mieux reglées. On
vous a fait apprendre les échets, le
trictrac, le picquet et l' ombre ; et l' on
a eu raison ; ce sont les jeux seuls qui
devroient être permis. Il est bon de
les sçavoir bien joüer ; et quoiqu' on
puisse s' y picquer, nous sommes les
maîtres de n' en faire qu' un amusement.
Il n' en est pas de même des
trois dez, du quinquenauve, du lansquenet,
de la bassette et du pharaon,
qui menent trop loin : aussi de tems
en tems, et sur tout aujourd' hui, sont-ils
exilez de France.
De gros joueurs, d' ailleurs amis,
se brillent de dessein pdité
pendant une séance longue qui se renouvelle
tous les jours ; ils se font de
gayeté de coeur un procès important,
l' avarice et l' impatience plaident la
cause, la réjouissance ou le cornet la
décident.
Je sçai qu' en général on peut être
gros joueur, honnête joueur, et noble
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joueur ; mais ce caractere est aussi rare
que celui de joueur de profession est
dangereux : de même on peut ne jouer
que des jeux d' esprit, peu de tems,
peu de chose, et malgré d' excellentes
qualitez être insupportable joueur ;
contradiction monstrueuse dans un
caractere dont on ne sçauroit assez éviter
les effets pour soi-même et pour
les autres. Il est plusr de décider
qu' un beau joueur est honnête homme,
que de conclure qu' un honnête
homme, parce qu' il est tel, sera beau
joueur : de là je conclus que la qualité
de beau joueurrite bien d' être
comptée parmi les bonnes.
On dit qu' on ne connoît point un
homme par tout ailleurs aussi-bien que
dans le vin et dans le jeu : cette maniere
de décider n' est pas toujours re ;
cependant j' ai peine à croire que
celui qui s' emporte pour un coup contraire,
ou qui regrette l' argent perdu,
soit ailleurs que dans le jeu liberal et
pacifique. L' inquietude marque un petit
génie, la colere ou l' avarice montre
la petitesse de l' ame. Si l' on a assez
de force d' esprit pour cacher ses
défauts et ses vices, il se trouvera des
cas où l' homme brusque et avare paroîtra
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par réflexion doux et généreux ;
mais s' il ne soûtient pas cette espece
d' hipocrisie dans le jeu, si un sonnez
contraire ou une jouissance manquée
viennent à découvrir sa petitesse et sa
brutalité, alors on est en droit de
croire de lui que le naturel se dévelope,
et que l' ame se démasque. On
aime mieux juger de son caractere par
le premier mouvement qui lui échappe,
que par des vertus fausses et étudiées ;
et il perd en un moment ce qu' il
avoit été long-tems à gagner, en ne
se montrant pas tel qu' il étoit.
Toutes les horreurs dont j' ai été témoin,
me dans un jeudiocre,
ne m' ont pas peu confirmé dans l' opinion
qu' il est fort difficile de garder
toute sa probité dans le gros jeu ; c' est
l' occasion prochaine pour tous les vices :
les fonds manquent bien-tôt, il
en faut retrouver à quelque prix que
ce soit : enfin l' usure et l' injustice
viennent au secours, ou l' amour prête
sur gages, funeste ressource des gros
joüeurs.
Je ne puis mieux vous faire sentir
ce que je pense du jeu qu' en vous proposant
le contraste de deux sortes de
situations dans le jeu même. Entrez
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un moment dans ces maisons où l' on
ne trafique que de jeu, et où les nouveaux
débarquez sont rs de la préséance :
vous y verrez sept ou huit
coupeurs aux quatre pistoles, j' ai pensé
dire sept ou huit furies, sacrifier
dans un tournoy sérieux au démon du
lansquenet. On y passe jusqu' à des jours
entiers sans se déplacer, on compte
pour rien la faim et l' insomnie, l' abatement
et la pâleur sont les images
de la mort ; et l' agitation, les plaintes,
les grimaces, les blasphêmes representent
l' enfer : voilà d' après nature
le portrait des gros joüeurs.
à ces mêmes acteurs, gens qui peut-être
d' ailleurs ont du mérite et qui gémissent
du joug qu' ils se sont imposé,
arrachez-leur cet éguillon dangereux,
ce desir de gagner et cette crainte de
perdre, suites comme nécessaires de la
fureur pour le jeu ; placez-les au milieu
de gens choisis et délicats, qui
sçavent allier les plaisirs et la vertu ;
proposez-leur une promenade, au retour,
une partie d' ombre bien joüée
qui précede un repas propre et frugal ;
alors que de sentimens, que de
pensées ! Combien de jolies choses !
Le coeur et l' esprit maîtres d' eux-mêmes
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se rendent maîtres des plaisirs, et
ceux qui étoient des furies, redeviennent
des hommes. Dans les deux cas
que je suppose il entre du jeu, mais
sont-ce les mêmes hommes ? De-
sentez les effets pernicieux d' une passion
trop vive et les ressources gracieuses
d' un honnête amusement.
Dans une infinité de maisons l' ordre
et le payement du soupé dépendent
du nombre et de la fin des parties ;
tripot odieux dont le maître et la maîtresse,
esclaves du public et des casuels,
se mettent tous les jours dans
le cas de mourir d' indigestion ou de
faim. La femme est plus que mondaine,
le servile mari un dissipateur,
l' un et l' autre se faisant honneur d' un
si honteux commerce, raillent la maison
rangée dont la fille peu riche s' occupe
utilement. Quel renversement,
quelle honte pour le siecle !
S' il est dans une ville quelques
maisons mieux fondées, où la pense
convenable à l' état ne dépende point
des profits de la ronde, et où gens délicats
se feroient un plaisir d' observer
toutes lesgles d' une scrupuleuse
bienséance ; que ces maisons enfin
deviennent le théâtre du gros jeu ;
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que le mari associe à uneme table
l' honnête homme et le faquin ;
que sa femme ait les mêmes égards
pour la soubrette et la marquise ;
qu' après toutes les minauderies et les
fatuitez de toute espece qui sont les
préliminaires du gros jeu, une foule
d' étourdis vienne retenir rouge et
noir ; et qu' enfin un coupe-gorge brutal
force l' hôtesse complaisante à se familiariser
avec toutes les lettres de l' alphabet :
je me récrie, ô siécle ! ô
moeurs ! Je sçai qu' on épargne le foin,
le bois et la bougie, qu' on a le plaisir
de ruiner tous les fils de famille,
et de ne se coucher qu' à cinq heures
du matin ; mais aussi l' on voit et l' on
entend bien des sottises : et quand on
les souffre aisément, ne laisse-t' on pas
croire qu' on est bien près d' en faire ?
Il est une sorte de sçavoir dans les
jeux, que j' admets. Cette science que
quelques stupides attrapent et qui
échappent souvent à des gens d' esprit,
est ce que nous appellons l' esprit du
jeu ; c' est l' attention et l' usage qui la
procurent. Il est vrai que trop d' attention
marque un tant soit peu trop
d' attache, et c' est un vice de l' ame ;
mais aussi une inattention perpetuelle
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qui fait jer très-mal un jeu qui ne
peut faire plaisir que quand il est bien
joüé, est une preuve évidente de l' égarement
ou de l' évaporation de l' esprit ;
faites bien tout ce que vous faites,
c' est justice, et plaisir pour vous
et pour les autres.
J' ai connu une femme folle, mais
folle de toutes les especes de folie, faisant
la belle et la jeune fort-mal-à-propos,
sachant uniquement médire et minauder,
incapable de la moindre réflexion,
tellement ennuyeuse et ennuyée
que sans les cartes elle n' auroit pû
trouver la fin du jour ; elle étoit distraite
à l' hombre jusqu' à demander,
quand elle joüoit, qui joüoit et en
quoi, et croyoit justifier cette extravagance
en répétant à tout propos que
l' attention au jeu avoit un air trop
bourgeois.
Au contraire j' en ai connu une autre
qui avec un port de reine avoit
mille graces extérieures, mais elle
avoit encore plus de vertus que de
graces ; elle étoit d' une grande naissance,
qu' elle soûtenoit par les manieres
du monde les plus nobles ; elle connoissoit
les plaisirs et les aimoit, mais
elle aimoit infiniment plus la raison.
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Je l' ai vûë cent fois les cartes à la
main ; au milieu d' une compagnie
nombreuse, partager son attention
avec tant de justesse qu' elle accabloit
tout le monde de politesse et de bonté,
et ne faisoit pas la plus petite faute au
jeu : de-là je conclus qu' un homme
destiné au commerce du monde, doit
sçavoir le jeu sans l' aimer trop, qu' il
doit bien joüer le jeu qu' il jë, et sur
tout jouer noblement.
Ne joüez pas trop indolemment,
mais aussi qu' on ne démêle pas en vous
de vive inquiétude, de sotte joye, ni
de frayeur deshonorante ; prenez le
milieu entre trop d' attache et l' inattention ;
comprenez enfin que si le jeu
deshonore ceux qui en font un honteux
commerce ; s' il fait voir dans tout
son jour leur avarice et leur grossiereté,
il n' est pas moins pour un honnête
homme un moyen infaillible de montrer
sans ostentation de la noblesse dans
les sentimens, de la justesse dans l' esprit,
de la politesse dans les manieres
et de l' égalité dans l' humeur.
Le jeu est sans comparaison plus
d' usage que la chasse, ainsi il importe
plus de sçavoir bien joüer que de sçavoir
bien chasser ; mais il est des occasions
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il n' est pas permis de paroître
tout-à-fait neuf dans l' usage des
plaisirs que la campagne rend comme
nécessaires. La chasse est un amusement
noble, qui aide à montrer de l' adresse
ou de la vigueur, qui peut procurer
des liaisons utiles avec des voisins distinguez,
et qui pris modérement,
produit tout au moins deux ressources
infaillibles, se porter mieux, et s' ennuyer
moins.
De certaines chasses ne conviennent
qu' à de grands seigneurs ; celui
qui n' ayant pas la même fortune prend
le même goût, est à deux doigts de
sa ruine. La chasse ordinaire, quand
on s' en occupe trop, n' est permise
qu' au gentil-homme qui est retenu
dans sa terre par goût ou faute d' employ ;
mais il convient dans tous les
degrés de fortune et dans toutes les
professions de sçavoir tirer adroitement
une perdris.
Le plaisir de la chasse est très-piquant,
mais on peut dire que ce n' est
point un plaisir convenable à tous les
états, comme le bal ne convient pas à
tous les âges. Le courtisan et l' homme
de cabinet ne chassent guéres ; l' homme
sage à trente ans, ne court point
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le bal ; les uns et les autres sçavent
dans l' occasion courir un lievre, tuer
une perdrix, et danser un ménuet.
Une mere qui mene sa fille au bal, sans
songer à tous lesrils qui l' environnent,
prouve assez bien qu' elle aime
plus ses propres plaisirs que la vertu
de ses enfans. Quelle envie de plaire,
que de rouge et de plâtre pour réparer
l' insomnie, et quels exemples pour une
jeune demoiselle ! Cependant le bal est
suivi d' une foule d' incommodités, qui
font qu' on s' en dégoûte bien-tôt : de
me la grande dépense, le trop de fatigue,
ou les momens qu' on dérobe à
des plaisirs plus tranquillesgoûtent
de celui de la chasse. Le bal est le plaisir
des jeunes gens, la chasse est le plaisir
de la campagne : il ne convient au
sujet que je traite que de parler de l' usage
et du choix des plaisirs qui sont
de tous les âges et de tous les états.
Le goût des spectacles me paroît
convenir dans tous les tems, mais tous
les lieux n' en permettent pas l' usage.
Heureux celui qui peut les aimer, s' y
connoître et en jouir. Gens connoissant
peu le monde et entêtez dans
leurs préventions, croyent que la défense
des spectacles est un devoir de
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leur ministere, ou tout au moins l' effet
d' une sage prévoyance et d' un
scrupule délicat ; je crois au contraire
que si l' on apprenoit aux jeunes
gens la vraie valeur des spectacles, il
seroit plus sûr de prévenir l' air de
corruption qu' on leur attribuë, et l' on
ne manqueroit pas une ressource merveilleuse
pour polir l' esprit, épurer le
goût et former les moeurs.
Rendez-vous pour rendez-vous,
je le pardonnerois mille fois plus volontiers
à la comédie qu' à la messe.
Le même air qui n' est que coquet et
évaporé au théâtre, est impudent à
l' eglise ; les hommes corrompus portent
par tout l' air infecté sans distinction
des lieux ; la mauvaise disposition
du coeur peut empoisonner les
meilleures choses ; mais le poison n' est
point dans la chose, il est dans la disposition.
Le théâtre françois est plus
pur que jamais, et je doute qu' aucun
sermon sur l' hipocrisie soit plus efficace
à convertir un faux dévot que la
comédie du Tartuffe.
C' est sur cet endroit de mon livre
que les vots se sont récriez. Ne seroit-ce
point le mot de Tartuffe qui
en réveillant l' ancienne querelle auroit
p210
soulevé tout le corps contre moi ?
Mais toutes les piéces de Moliere sont
également propres à combattre les vices
et les défauts dont il a voulu nous
garantir. La plus grande partie sont
des chefs d' oeuvres de la plus saine morale.
Cet auteur a été admiré de toutes
les nations, et le sera dans tous
les tems. Si ceux qui ont blâmé un
peu trop cruellement ce que j' ai dit
des spectacles, avoient lû le Misantrope
avec plus d' attention, ils auroient
compris que le but de moliere étoit de
faire l' éloge du vrai honneur ennemi de
la flaterie et de la basse complaisance,
et d' apprendre en même tems aux
hommes qu' il faut allier la politesse
avec l' honneur et qu' on doit avoir une
probité infinie sans tomber dans la rudesse.
Un parfaitement honnête homme
à qui mon traité ne plaît pas est-il
obligé en conscience de me dire,
j' en pourrois par hazard faire d' aussi
chans,
mais je me garderois de les montrer aux
gens.
Enfin tout ce que je puis faire c' est
d' admettre la diversité des sentimens
sur les spectacles. Je suis fort éloigné
de vouloir enseigner une morale perverse ;
p211
mais je ne crois pas mon principe
erroné, et je le justifierai dans le
dernier chapitre en parlant des directeurs,
par une reflexion d' un grand
ecrivain.
On comprend bien qu' une jeune
demoiselle dont on veut faire une
femme raisonnable, ne doit pas être
élevée en femme mondaine, mais il
faut l' élever en femme du monde. S' il
y a un milieu entre une coquette et
un carmelite, entre un capucin et
un débauché, ce milieu consiste dans
l' accomplissement des devoirs de l' état
qu' on a choisi, et dans l' usage des plaisirs
innocens ; et quoi de plus propre
à former un excellent caractere
dans une jeune personne, que de lui
faire éviter par de bons conseils et par
des représentations naturelles et persuasives
tous les impertinens caracteres
que Moliere a ridiculisés !
La coquette et l' étourdi aiment plus
à être vûs qu' à voir, à parler qu' à entendre ;
ils cherchent moins les spectacles,
qu' à se donner en spectacle.
Le jeune homme qui veut se tourner
au bien commence dès douze ans à acquérir
durite ; le travail est grand,
mais le succès est decisif, il tire de chaque
p212
chose tout le bon qu' il en peut tirer.
S' il va à la comédie, il lit la piece
avant que de l' entendre ; il n' est à
charge à ceux qui l' environnent ni par
des ris extravagans, ni par des questions
ridicules. Il sent tout le mérite
que l' action ajoûte à la composition ; il
ne sort point de l' avare, sans en détester
l' infâme caractere ; du grondeur,
sans en être plus raisonnable et plus
doux ; il voit dans Cinna combien un
repentir sincere peut laver de fautes, et
combien la clémence sçait gagner les
coeurs. Tout profite à qui veut profiter.
Je ne blâme pas qu' on aille à une
piece nouvelle par curiosité, mais je
blâme qu' on ne cherche à satisfaire que
la curiosité. Je veux qu' on s' égaye aux
traits qui font rire et qu' on s' attendrisse
aux endroits qui touchent.
Si je trouve que malgré moi mon
humeur se soit laissée séduire par quelque
chose d' atrabilaire ; si je suis plus
sombre que je ne dois, par réflexion
sur degeres peines qui souvent n' ont
rien d' amer que par le vice de notre
imagination ou par la foiblesse de notre
esprit, dans cette situation une
piece plus plaisante que belle me suffit.
Je commence par me remettre, je
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finis par me réjouir. Mais si je suis dans
mon assiette ordinaire, je veux quelque
chose de plus ; je demande ou une
tragédie dont la diction soit pure, les
sentimens grands, l' intrigue bien maniée,
le dénouement naturel et judicieux ;
ou une codie dans laquelle
je puisse apprendre en riant à me garantir
pour toujours de toutes les especes
du ridicule.
Siffler à la comédie, parler assez
haut pour interrompre l' acteur et l' auditoire,
ou distribuer au parterre des
fues bachiques, c' est manquer au
respect qu' on doit au public ; c' est être
assez impudent pour mériter d' être
chassé.
Celui qui ne court les spectacles que
par inutilité de vie, s' il n' est pas une
bête, est tout au moins un homme
desoeuvré qui craint le commerce des
honnêtes gens, et qui craint encore
plus d' être seul.
Un homme d' esprit, mais bouru ou
trop précipité dans ses jugemens, décide
sans miséricorde de la piece et de
l' acteur. Il ressemble à celui qui
n' ayant pas assez d' usage du monde,
voudroit trouver tout parfait ; l' un et
l' autre sont punis de leur peu d' indulgence
p214
en prenant plus de plaisir à critiquer
le mauvais qu' à goûter le bon.
Un auteur commence, il n' a pas encore
tout le talent requis, mais il a du
feu et de la justesse ; vous le frondez ; il
n' écrit plus. Vous déconcertez la jeune
actrice qui postule, elle quitte prise,
et va chercher fortune ailleurs. Par
cet excès de sévérité ou par cette délicatesse
mal placée, vous ruinez vos
plaisirs, et vous déservez le public en
le privant de deux sujets qui auroient
devenir excellens. Corneille et La
Chammelé étoient-ils parfaits, quand
ils commencerent ?
Il entre bien des goûts différens dans
l' opera, il faut bien des connoissances
différentes pour en sentir toute la
beauté ; cependant je ne crains pas de
dire que celui qui connoît également
la beauté de la comédie et qui la préfere,
fait preuve tout-à-la-fois et de
beaucoup d' esprit et d' un discernement
très-licat.
Corneille et Racine ont écrit dans
le même genre, non dans le même
goût ; tous deux ont éminemmentussi,
et ils ont réussi sans le secours l' un
de l' autre : au contraire, Lulli, quoiqu' inimitable,
a brillé par Quinault,
p215
et Quinault plus encore par Lulli.
Un opera est moins un spectacle,
que l' assemblage de plusieurs musiques,
paroles, ballets, machines,corations :
quelle dépense ! Que d' ouvriers
différens ! Le spectacle est brillant, il
ébloüit, il étonne ; mais faites l' anatomie
de la plûpart des opera, vous
trouverez, ou de grands defauts dans
chaque partie, ou qu' avec des parties
bonnes en soi, on n' a fait qu' un tout
diocre.
Malgré la difficulté de réüssir, nous
ne laissons pas de voir aux deux hommes
que j' ai citez, nombre de chefs-d' oeuvres
qui dureront autant que le
monde ; cependant, je trouve que l' opera
le plus parfait a son défaut. Mille
endroits enchantent dans Atis, quelques-uns
ennuyent.
Il y a une sorte de discernement à
préferer l' opera à la comédie depuis
dix ans jusqu' à vingt, et de rentrer
dans le me goût à soixante, parce
qu' à ces deux âges on aime les plaisirs
qui reveillent l' imagination sans la
trop appliquer. Donnons le reste du
tems à la comédie ; tout ce qui nous
instruit en nous réjissant, mérite
bien nos plus beaux jours.
p216
L' opera doit presque tout à la musique,
la musique ne doit rien à l' opera.
Ces morceaux divins qui flattent
et chatoüillent l' oreille, qui fixent délicieusement
l' attention, et qui s' emparent
de l' ame, ne reçoivent point un
nouveau mérite de la foule des spectacteurs,
ni de la sale du palais royal.
Mille gens, grossiers d' ailleurs, aiment
la musique, et l' on ne trouvera
point un homme délicat qui ne l' aime
point. C' est le plus exquis et le plus
innocent de tous les plaisirs ; elle est
de tous les âges, de tous les états, de
tous les lieux, de presque tous les
goûts ; on peut en jouir dans toute
son étenduë aux dépens d' autrui, sans
être importun, et l' on peut s' en amuser
seul : elle prévient ou charme la
langueur et l' ennui, et releve l' ame
de l' abattement la jette quelquefois
l' iniquité des hommes.
Il y a une sorte de danger dans le
goût de la musique qu' il faut éviter
avec un très-grand soin, c' est de s' en
laisser éprendre jusqu' à s' en occuper
uniquement. Cet excès est un vice du
goût et de l' esprit ; et l' homme de
qualité qui fait le musicien de profession,
se charge du même ridicule
p217
que le musicien qui néglige la musique :
mais aussi que la crainte de l' aimer
trop ne vous empêche pas de l' aimer
et de l' apprendre. Celui qui n' aime
pas la musique, est privé du plus
honnête des plaisirs ; celui qui ne la
sçait pas, n' en sçauroit démêler toute
la beauté, et il a négligé un talent par
le secours duquel il auroit toûjours eu
de quoi s' amuser lui-même, et occasion
d' amuser les autres.
La fin principale de la musique est
de délasser l' esprit, et de lui donner
de nouvelles forces pour s' appliquer
ensuite plus utilement au travail.
Si vous avez de l' esprit, sçachez la
musique, c' est un mérite de plus ; si
vous n' avez pas un grand génie ; sçachez
la musique, c' est un supplément :
ce n' est pas un simple ornement, c' est
une science gracieuse et réjouissante.
Vous sentez-vous l' esprit fatigué par
une étude abstraite ? Quoi de plus délassant
que d' accompagner un air de
Lambert sur le clavessin, ou sur la basse
de viole : etes-vous à table ? Faites
votre partie, moins pour montrer que
vous chantez bien, que pour faire briller
la voix d' une dame, ou pour faire
plaisir à un monde choisi qui vous écoute.
p218
Le sort vous a-t' il relegué pour
quelque tems en province, quelle
ressource n' est-ce pas de composer ou
de tirer de Paris quelques airs que
vous déchiffrez aux dames, qui quand
elles sont bien élevées ont assurément
le goût et l' esprit plus licat que nous.
Partisans de la musique ne demandez
pas toujours de l' exquis, la necessité
des affaires vous en met souvent
hors de portée, et vous conduit malgré
vous en des lieux qui ne sont rien
moins que la sphere des choses excellentes :
en ce cas, tournez tout en ressources,
toute voix n' est pas Tevenar,
toute flutte n' est pas La Barre, toute
viole n' est pas Marais ; mais on trouve
par tout des nôces de village, ou un
rossignol qui chante ; et le moindre
plaisir a toujours de quoi piquer, par
la réflexion qu' il est innocent.
La voix par ses accens et ses diverses
inflexions persuade l' esprit et touche
le coeur. Quelqu' un a dit qu' il n' y
a point de musique si agréable que le
son de voix de la personne aimée. N' avez-vous
point de voix ? La musique
vous en donne un peu. Elle vous apprend
à bien conduire ce peu que vous
acquerez ; et il est sûr que les délicats
p219
sont plus flattez par une petite voix
bien conduite que par une voix étendue,
sonore, mais mal menagée, et
bruyante faute d' art et de goût. Etes-vous
avec le don d' une belle voix ?
Joignez-y l' art, vous ferez merveille ;
mais chantez naturellement, sans grimaces,
sans affectation ; entrez dans
l' air et dans les paroles ; prononcez
bien, sentez ce que vous dites, faites-le
sentir aux autres ; ne vous faites pas
trop prier, et ne chantez pas trop ;
préferez les airs les plus convenables
à votre voix, c' est un menagement que
vous vous devez à vous-même ; ne
chantez jamais de chansons obscenes,
c' est un respect que vous devez au public,
et ce respect doit se redoubler
avec des femmes sages et des personnes
de consideration. Faites plus ; si
vous avez quelquelicatesse, ne donnez
jamais dans le goût de ces sortes
de chansonnettes qui se sont introduites
à la faveur de mauvaises pointes et
de fades équivoques.
Notre langue est très-susceptible
d' enjouement, de finesse et de graces,
et le stile lirique demande un tour
aisé ; mais les délicats n' admettent que
des pensées délicates, et l' on fait dire
p220
de soi, qu' on manque de discernement
et d' esprit, qu' on est mal né et encore
plus mal elevé, quand on veut briller
auxpens de la modestie par un vilain
jeu de mots ; on pense toujours
mal quand on conduit les autres à
penser au mal.
Autrefois en France on chantoit au
fruit, et l' on avoit raison. Aujourd' hui
les cartes ruinent tout autre plaisir,
parce qu' elles servent de commodes à
l' avarice. Mais enfin quand le repas
s' alonge, et qu' on conserve encore
quelque gt pour la fine volupté, on
passe d' un grand air aux vaudevilles,
jusques-là tout est bien ; vous pouvez
quitter le très-beau pour un joli badinage ;
mais que tous vos couplets
soient d' un tour galant et ingénieux,
et que pas un ne sente l' effronterie.
Si le plaisir devient débauche, il
n' est plus du ressort de la fine volupté.
Les liqueurs sont presque tout-à-fait
proscrites, et il est aussi nuisible à la
putation qu' à la santé de trop boire ;
aussi est-il vrai que l' excès du vin n' a
jamais entré dans ce que j' appelle le
plaisir de la table, qui n' est pas le
moins flatteur des plaisirs.
Nous avons cet avantage sur les autres
p221
nations, que nos voisins font
bonne chere avec nous, et rarement
la faisons-nous bonne avec eux. Cela
vient de la différence du goût et des
manieres, et de ce qu' en quelques endroits
on croit faire assez bonne chere
quand on la fait grande.
Excepté les fêtes et les repas d' aparat
qui demandent un peu de cérémonie,
en conservant néanmoins la liberté
des manieres, je soûtiens que la
frugalité et la bonne chere ne sont pas
incompatibles.
Beaucoup de propreté sans étude,
beaucoup de liberté sans manquer à la
politesse ; peu de plats qui soient bons ;
peu de vin mais du meilleur ; choisir
bien ses convives, et vivre avec eux
quels qu' ils soient, comme si la table
égaloit toutes les conditions : voilà
précisément en quoi consiste la meilleure
chere d' un françoislicat.
Bon pain, bon vin, bon visage
d' hôte ; vieille chanson dont le sens
est merveilleux : en effet, c' est l' ame
du répas. Un cuisinier entendu, d' un
goût sûr et friand vous fait bien manger
et ne vous ruine pas. Faites-vous
servir tous les jours finement et noblement,
et quand il le faut abondamment,
p222
mais jamais de somptuosité.
Il y a autant de fatuité à faire le
magnifique quand on ne doit pas l' être,
que de petitesse à mal faire les
honneurs de chez soi.
Un fastueux me fait grande chere
par orgueil ? S' il croit m' imposer, il se
trompe. Je ne prends point les marques
de sa vanité pour les effets d' un coeur
noble. Plus il affecte de me faire sentir
une magnificence mal placée, plus
je sens redoubler mon mépris pour sa
fausse liberalité.
Il est des lieux et par tout il est des
momens où un honnête homme peut
être surpris par des amis qu' il n' attendoit
pas ; il soûtient avec une honnête
fierté l' impossibilité de les recevoir
comme il voudroit ; il ne s' embarasse
point, il n' embarasse point les autres ;
il leur fait petite chere, mais il fait de
son mieux, ils sont contens, et il est
quitte.
C' est un des plus grands desagrémens
de certains postes que d' être obli
de tenir table ; on n' est qu' à demi
le maître de sa maison ; ce ne sont plus
des convives, ce sont des mangeurs
que le hazard rassemble. Souvent la
marchandise est si mêlée que les honnêtes
p223
gens et les parasites sont confondus.
On boit, on mange, et c' est tout.
Celui chez qui l' on dîne fort bien, s' il
a le goût fin, dîne fort mal ; il ne lui
reste qu' une ressource, c' est de prendre
sa revanche le soir au petit couvert.
Boire et manger sans goût et sans
attention, c' est être stupide ; ne vivre
que pour manger, c' est être bête ; ne
consulter que son propre goût, c' est
n' aimer que soi ; boire et manger trop,
c' est se haïr ; mais attendre l' aptit et
s' en procurer, au défaut du meilleur
se contenter du bon ; préferer le plus
sain au plus friand ; aimer les bonnes
choses pour soi-même, et les aimer
encore plus pour les autres : c' est-là
la maniere la plus re de vivre délicieusement.
Boire à ses repas d' un vin plus exquis
que celui qu' on fait boire aux autres,
ce ne sçauroit être une exception
permise à la grandeur : c' est un privilege
que l' impudence et l' avarice usurpent
quelquefois, encore les exemples
en sont-ils rares. Le vin de Falerne
étoit cher, Pline en buvoit, et Pline
admettoit quelquefois à sa table nombre
de gens nouvellement affranchis.
Quelqu' un qui croïoit avec justice que
p224
tous ceux qui sont à une même table
devoient boire le même vin, lui dit
que dans ces jours son bon vin de Falerne
alloit bien vîte : pardonnez-moi,
pondit Pline, quand mes affranchis
mangent avec moi, ils ne boivent
point de mon vin, je bois du leur.
Dans les conseils que je donne sur
ce qui regarde la table je ne sors point
de mon principe, que la modération
dans les plaisirs flatte plus que les plaisirs
mes : mais autant qu' il est possible,
j' exclus toute incommodité. Je
veux manger fraîchement l' eté, chaudement
l' hiver, et en toute saison
être assis à mon aise. Ailleurs comme
chez moi je veux un monde choisi, et
je suis délicat jusqu' au nombre. Ce
nombre paroît reglé par un prétendu
bon mot : on a dit, qu' il faut être à
table depuis les graces jusqu' aux muses :
sur ce pied-là on n' a plus à choisir
qu' entre trois et neuf.
ces, repas de réception, fêtes
de commande et de cérémonie, jours
consacrez dans tous les tems à regaler
une famille entiere : tout cela a ses
exceptions, et l' on est quelquefois forcé
de sacrifier une partie de plaisir à
l' usage et à la bienance : mais je ne
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puis souffrir que sans une nécessité indispensable
et uniquement pour s' acquitter
avec plus d' éclat d' un repas
qu' on me doit, on me fasse manger avec
les quatre nations.
L' assortiment des convives n' est pas
seulement une précaution necessaire,
c' est une loi. On ne sçauroit manquer
plus essentiellement à la circonspection
que d' associer à table gens qui ne
s' accommodent pas. Peut-être ne le
sçavoit-on point ? Il falloit le sçavoir :
s' il n' y avoit point entre eux de different
formé, n' y avoit-il point de préséance
à disputer, de prétentions à débattre ?
Une femme raisonnable peut-elle
se jouir avec une capricieuse,
avec une folle, avec une effrontée ?
Une femme de plaisir peut-elle se réjouir
avec une prude, un honnête homme
avec un fat ?
La diversité des goûts ne permet pas
de restraindre absolument la bonne
chere à de certains mets : d' ailleurs on
peut nous reprocher avec quelque fondement
que la mode qui nous sert presque
en tout de premiere régle porte
son inconstance jusqu' à nos manieres
de manger. Nos peres étoient bien plus
sages que nous, une soupe bien mitonnée,
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un roti cuit à propos et succulent,
c' en étoit assez au bon vieux tems ; on
vivoit longues années, et l' on vivoit
bien.
Laissez aux étourdis l' honneur extravagant
de casser des verres ; ne vous
enyvrez jamais, c' est un principe dont
il ne faut s' écarter pour quoi que ce
puisse être au monde : mais dans ces
lieux qui sont comme le centre de la
rusticité, on vous forcera ? Point du
tout : tenez bon : dès qu' on est assez
hardi pour vous presser trop, vous
devez être assez ferme pour refuser.
Sauvez-vous par le discours ; rusez,
trempez votre vin, laissez boire les
autres, et s' il le faut, faites les boire
vous-même ; ne menagez pas votre
vin, mais ménagez-vous.
Est-il donc une regle sûre de boire
précisément autant qu' il faut pour tirer
du plaisir de la table tout l' agrément
qu' on en doit attendre sans efleurer
un peu la raison ? On ne peut répondre
juste, cela dépend du tempéramment,
du vin, du quart-d' heure ;
mais enfin soyez prudent dans les plaisirs,
que votre prudence soit gaye et
jouissante. Vous pouvez boire tant
que le vin vous paroît également délicieux,
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et tant que vous vous sentez
toujours le maître de tous vos mouvemens ;
consultez votre état, consultez
celui de vos amis, lisez dans leurs
yeux à quel degré en est la joie commune,
le barometre est r.
Les parties de table qui flattent le
plus sont les moins dangereuses. Si les
dames en sont, vous ne courez pas risque
de vous enyvrer ; si vous n' êtes
qu' entre hommes choisis, vous avez
assez de bonnes choses à dire pour ne
pas craindre de trop boire : ainsi dans
les deux cas vous vous sauvez à l' abri,
ou de la politesse et de l' esprit, ou de
la cordialité et de la raison.
Je ne haïrois pas de me trouver
quelquefois en societé avec cinq ou
six amis qui, tous dans la plus longue
ance, n' aimeroient à boire que chacun
sa bouteille, moitié Beaune, moit
Syllery. Il me semble que c' est assez
pour ner longuement et délicieusement ;
mais quand un heureux hazard
vient allonger le plaisir, quand
tous les coeurs se développent, quand
la conversation devient plus brillante,
que vous mêlez à beaucoup de politesse
quelque traits de cette sorte d' érudition
dont j' ai parlé, livrez-vous,
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saisissez l' occasion, ne comptez point
les quarts-d' heure, faites mettre encore
deux bouteilles au frais ; tant que
vous sçavez répandre de l' esprit, et
jouir délicieusement de l' esprit des autres,
ne craignez rien pour votre raison.
C' est un si grand don d' avoir le goût
fin et vraiment délicat, que mille gens
qui ne sont pas même connoisseurs,
font leslicats par vanité. Bien loin
de donner dans cette fausseté, sçachez
dans le besoin suspendre, ou du moins
cacher votre délicatesse ; vous souffrez
et vous faites souffrir les autres par
une recherche continuelle et trop rafinée,
il faut se rendre la vie aisée, et
s' accommoder un peu au tems et aux
lieux. Si chez vous-même vous dégoûtez
vous amis de mets qu' ils trouvoient
bons et peut-être très-bons, vous insultez
à leur goût ou à leur fortune, et
vous portez l' orgueil jusqu' à vouloir
leur prouver que vous méritez de vivre
mieux que le reste du genre humain,
si un ragoût moins friand ou un petit
manquement dans la simétrie épuise
toutes vos réflexions, vos amis pourront-ils
dire de vous que vous les avez
bien reçûs ? Alors trop degularité
p229
devient mauvaise humeur ou foiblesse
vaniteuse. Ce seroit encore pis si vous
portiez ce caractere chez les autres,
peu de gens voudroient vous recevoir ;
et quelque soin qu' on prît, quelque
chere qu' on vous fît, vous vous croiriez
toujours mal reçû.
Dans tous vos plaisirs, mais sur tout
dans celui de la table, gardez-vous
bien de hazarder votre santé. C' est sans
contredit le plus précieux de tous les
biens : en effet, sans la santé la vie est
à charge ; et c' est une extravagance
du premier ordre d' abreger cette vie
par tout ce qui n' est fait que pour la
conserver et l' égaïer. Il y a de la honte
à trop boire, et de l' enfance à trop
manger. Ne sommes-nous donc faits
que pour manger et pour boire ? Ne
mettons point notre tempéramment à
trop d' épreuves, n' usons point notre
goût, aimons-nous plus délicatement,
sans pourtant nous idolâtrer nous-mêmes ;
mais toutes nos mesures bien
prises, ne portons pas l' attention sur
notre santé jusqu' à devenir par degrés
des malades imaginaires ; bornons sur
cela notre prudence, et ne donnons
jamais dans aucune de toutes les folies
qui portent les jeunes gens à prodiguer
p230
leur santé. Quand ils sont sur le retour,
ils voudroient bien, autant par
volupté que par religion, racheter
les desordres de la jeunesse ; prévenons
ces regrets inutiles, ménageons-nous,
usons, mais n' abusons point ; jouissons,
mais ne dissipons pas.
On a beau prêcher les hommes, on
a bien de la peine à les guérir du penchant
qui les domine. Il est pourtant
vrai que l' ivrognerie est un vice bien
deshonnorant. Si l' on pensoit combien
les uns font de sotises quand ils ont
trop , combien l' ivresse interesse la
santé, et combien elle dégrade la raison,
assurément on seroit plus moderé, mais
tous les discours sont superflus ;
c' est à qui par intemperance
vivra le moins, boira le plus :
on ne voit plus qu' excès en France.
Si le plaisir de la promenade n' a pas
le même piquant que celui de la table,
de la musique, des spectacles, du jeu ;
aussi n' a-t-il pas lesmes inconveniens.
La nature pure encore ne connoissoit
ni richesse, ni cupidité, quand
elle fit du monde entier un promenoir
pour tout ce qui respire ; et les plaisirs
que nous fournit la nature, valent
p231
bien ceux que nous devons à l' art.
Tout le monde se promene, mais
tout le monde ne sçait pas se promener.
Ne se trouver au rendez-vous
publics que pour controller le public,
faire des parties de campagne ou de
jardins pour danser, pour joüer, pour
manger, se tirer à l' écart pour parler
plus sainement d' affaires ; tout cela
peut s' appeller critiquer, se réjoüir,
négocier, non pas se promener : n' aller
aux thuilleries que pour faire vingt
fois le tour de la grande allée depuis
huit heures jusqu' à neuf, ou se trouver
au cours à la file de cinq cens
carosses, les glaces bien tirées pour
se garantir de la poussiere ; si c' est-là
se promener, du moins ce n' est pas
joüir du plaisir de la promenade.
Que celui-là passe de doux momens,
qui sçait par goût se dérober dans une
allée sombre à la multitude, et aux
rayons du soleil, qui sçait sur la fin
du jour contempler d' un coeur tranquile
et reconnoissant tous les miracles
de la nature ; qui sçait méditer
avec fruit sur les cruelles passions et
sur toutes les impertinences qui gâtent
le monde ; qui sçait auprès d' un
ruisseau qui murmure, tantôt laisser
p232
échapper son imagination sur mille
objets innocens, et tantôt rire ingénieusement
avec Horace : enfin qui
sçaitme en marchant se délaisser
avec délice, et devoir à la promenade
le plaisir de faire grande chere avec
peu de mets et bon appetit.
On commence à devenir sage quand
on sent le mérite de pouvoir être seul.
Faites-vous un réduit en quelque coin
du monde ; si vous en êtes le maître,
choisissez une situation heureuse avec
un beau coup d' oeil ; point de palais
magnifique, point de meubles somptueux,
un hermitage commode, propre
et riant, six cellules pour autant
d' amis. Là quittez le chevet dès
que le soleil commence à poindre,
jouissez de l' émail des fleurs, arbres,
arbustes, arbrisseaux, voyez tout ; dans
ces instans précieux votre jardinier est
bonne compagnie.
Retournez à vos amis, dînez avec
eux, comme je veux qu' on dîne : faites-les
joüer quelques-uns de mes jeux.
Si vous n' êtes pas nécessaire pour former
la partie, sauvez-vous dans un
bosquet avec La Bruyere, ne fut-ce que
pour une heure, vous les rejoindrez
avec plus de plaisir, passez tous ensemble
p233
dans la haute futaye ou dans le
labirinthe, ajoûtez quelque chose aux
entretiens d' Ariste et d' Eugene ; revenez
souper de la façon la plus propre
à vous faire goûter ce repos léger
et tranquile, qu' Horace promet à ceux
qui ne sont ni agitez de la crainte, ni
dévorez de desirs. Donnez avant toutes
choses le tems convenable aux devoirs
de la religion, que le soin de
votre nage ne soit point négligé,
mais qu' il soit imperceptible : enfin,
un peu d' étude, s' il vous reste un
quart-d' heure à mettre à profit ; essayez-en,
et dites-moi, si la cour la
plus superbe, si les emplois les plus
distinguez, si les plaisirs les plus séduisans,
vous ont jamais fourni d' aussi
beaux jours.
Vos amis vous quittent ? Il y a de
quoi vous consoler dans le plaisir méme
que vous perdez, puisqu' il vous
met dans la nécessité de penser que tout
nous échappe ; mais vous voulez-vous
dédommager, hé bien ! Montez sur le
teau ; si ce n' est pas assez, grimpez
jusqu' au haut de la montagne, là vous
avez un bouquet de vieux chênes dont
la nature vous a fait un parasol, et
vous trouvez une herbe touffuë qui
p234
vous sert de canapé. L' ouvrier de tout
l' univers n' a fait ce cabinet rustique
que pour le philosophe délicat. Le
ciel en est le plat-fond, et le monde
entier peint en miniature en est le
parquet. Promenez vos yeux, quel
chemin ne font-ils pas dans un instant ?
Vous avez à vos pieds de vastes
prairies, et dans le lointain destes
escarpées qui servent de pied d' estal à
de sombres forêts ; un fleuve serpentant
vous paroît vingt fleuves, et après
s' être partagé en mille endroits pour
les rendre plus agréables, il réünit
toute sa beauté pour faire plus d' honneur
à la grande ville dont il lave les
murs. à la lenteur dont il coule, ne
semble-t' il pas qu' il souffre à s' éloigner
de vous. Amoureux qu' il est d' un lieu
si beau, il ne se console du chagrin
de le quitter que par le plaisir qu' il
trouve à se prêter à l' utilité publique
de cent differentes façons. Cette description
est de Santeüil. (...).
Tout cela semble fait pour vous, pourriez-vous
n' en pas joüir ?
M Rousseau ajoûtant toutes les
p235
graces du françois à la force d' Horace
écrivoit à un conseiller d' etat.
Renoncez pour un tems etc.
Restez encore un instant dans le réduit
p236
agréable je viens de vous placer,
regardez à droite, et voyez auprès
de ces troupeaux qui paissent
l' herbe naissante, cet amas de bergers
qu' un flageolet amuse ; ils vivent contens,
ils souperont avec du pain noir,
et ils souperont bien. Tirez votre lunette
d' approche, et voyez à gauche
ce char de triomphe qui sort de la
ville attelé de six chevaux d' Espagne ;
à cette livrée nombreuse et brillante
vous devinez que c' est un seigneur de
nouvelle édition ; il descend de carosse,
et vous le reconnoissez à son
habit surchargé de broderie ; il est plus
grand que vous de toute la tête, c' est
le plus gros et le plus gras des partisans ;
cependant il vous paroît bien
petit, juste effet du point de vuë ; la
corruption grossit les objets, la réflexion
les réduit.
Vous avez lû combien est redoutable
ce puissant ennemi que vous avez
au dehors, le méchant exemple : vous
en avez un au-dedans de vous-même
qui n' est pas moins à redouter, le
penchant à l' amour. Que cette matiere
est vaste ! Qu' en puis-je dire pour
ou contre qui n' ait pas été dit
mille fois ! Tous les coeurs semblent
p237
faits pour le sentir, et tous les plaisirs
pour l' introduire dans l' ame. Par
lui les plus grands hommes deviennent
les plus foibles, et tel est le
malheur de la condition humaine,
que la sagesse la plus consommée et
la probité la plus scrupuleuse ont peine
à échapper à l' amour. Le don de
vaincre n' est accordé qu' à la défiance
de soi-même, et à la fuite de l' occasion.
Ne voyez jamais de femme, conseil
bouru ; voyez les femmes, et
n' aimez jamais, conseil inutile ; voir
les femmes et prendre des précautions
contre l' amour, c' est vivre en homme
sage et en homme poli.
De toutes les passions ausquelles
l' homme est en butte, il n' en est point
qui soit plus universellement la passion
dominante que l' amour ; j' ose dire même,
que c' est presque la seule qui interesse
l' honnête homme ; vous ne verrez
point un homme d' honneur professer
l' incrédulité ; prêter sur gages,
vendre la justice, et désoler la veuve
et l' orphelin, et vous verrez le souverainement
honnête homme amoureux. Cependant sans le commerce des
femmes, un homme, quelque merite
p238
qu' il ait d' ailleurs, n' aura jamais qu' un
rite brute. Ce ne sera point un galant
homme.
Le pere Senault dont tout le monde
respecte la mémoire, et qui nous a laissé
le beau traité des passions, dit que
quand les hommes seront devenus des
anges, il leur sera permis de contracter
amitié avec les femmes. Je ne sçai
si mon avis tout different du sien n' est
pas aussi bien fondé. Je crois seulement
qu' il lui convenoit de parler en
casuiste plus sévere. Mais sa maxime
qui devroit être une loi pour tous les
prêtres ne convient pas aux gens du
monde pour qui j' écris.
Si une sagesse trop farouche, plûtôt
rudesse que vertu, vous inspire
l' abandon des femmes, peu-à-peu votre
esprit se roüille, votre imagination
s' épaissit, vos manieres deviennent
dures ; au lieu d' un génie orné
par cette envie de plaire, qui produit
à la fin le je-ne-sçai-quoi qui plaît,
on ne se trouve plus que la sécheresse
d' une philosophie mal entenduë. On
fait l' esprit fort, et l' on n' est qu' esprit
faux. Le renoncement au commerce
des femmes fait d' un galant
homme un misantrope insupportable
p239
aux autres, et sans ressource pour lui-même.
Un brutal renonce aux femmes, en
supposant à toutes les défauts de quelques-unes.
Un libertin ne cherche qu' à
abuser du commerce des femmes, et
porte quelquefois la débauche jusqu' à
les priser. Un homme sage et délicat
passe de doux momens avec des femmes
estimables, et il ne cherche
point à se dégoûter par trop de licence,
d' un commerce qu' il a interêt de
continuer toujours. Si j' écrivois pour
une femme, je lui répeterois à chaque
page ces trois vers :
traitez bien un amant il cessera de
l' être.
L' amour ne peut durer qu' autant que les
desirs ;
nourri par l' esperance, il meurt par les
plaisirs.
En effet cet essain nombreux de jeunes
fous que les coquettes appellent
de petits perfides est bien redoutable
pour une agnès .
Tous les amans sçavent feindre,
nimphes craignez leurs appas.
Le péril le plus à craindre
est celui qu' on ne craint pas.
L' abus des femmes, maladie du coeur ;
p240
le renoncement aux femmes, maladie
de l' esprit : est-ce donc qu' on
ne sçauroit jir d' une santé parfaite ?
Il faut avoir bien mauvaise opinion
de la vertu pour croire qu' on ne
puisse la sauver des périls qui l' environnent
qu' en quittant le commerce
de la vie qui flatte le plus. Vivre
gracieusement, librement, mais
toujours respectueusement avec quelques
femmes choisies, c' est sans blesser
la sagesse se procurer le plus doux
des plaisirs.
Je conviens que le commerce de la
femme la plus estimable est le plus propre
à mettre à l' épreuve la raison d' un
homme délicat. N' en pas connoître le
danger c' est aveuglement, ne pas
craindre la dépravation de notre coeur,
c' est présomption ; mais enfin de ce
que l' on n' est pas invincible doit-on
conclure qu' on sera vaincu ? Si votre
vertu chancelle, étayez-la par la circonspection
et par la vigilance ; fortifiez-la par
un respect toujours inviolable
pour le beau sexe, et par une
grande délicatesse de sentimens ; surtout,
ne cherchez jamais à partager
avec les libertins le funeste honneur
des bonnes fortunes ; songez au contraire,
p241
qu' il est bien juste que le mérite
dont nous sommes redevables au
commerce des femmes, cte quelque
contrainte à la grossiereté. Loin d' aller
chez les femmes pour les corrompre,
prenons leçon auprès d' elles de
modestie et de pudeur ; si nous avions
moins d' impudence, nous leur trouverions
moins de foiblesse.
J' aurois épargné ce dernier trait aux
dames sans la nécessité que je me suis
imposée de former les moeurs du sujet
que j' instruis. Je sçai que la plûpart
d' elles ont trop d' esprit pour n' avoir
pas de raison, et j' en connois
beaucoup d' une conduite admirable ;
mais aprés être convenu qu' il est grand
nombre de brutaux, j' ai pû faire sentir
qu' il est quelques folles ; par-là je
fais plus d' honneur à celles qui ne le
sont pas.
Le monde fourmille d' amours de
toute espece. L' amour propre est le
plus sot et le plus général ; c' est le
plus persuasif de tous les flateurs,
comme la passion dominante est de
tous les orateurs le plus pathetique.
Il y a peu d' avantages à se plaire à
soi-même, quand on ne plaît à personne.
L' amour grossier est assurément le
p242
moins flateur et le plus condamnable :
l' amour délicat est le plus rare de tous
les amours. La Bruyere dit qu' une liaison
vive et pure entre deux personnes
de sexe different, est une sorte de
passion qui n' est précisément ni amour
ni amitié. Elle est moins que l' un,
plus que l' autre, et fait classe à part ;
il ne faut rien de plus pour un philosophe.
Je crois que quand ce trésor
est trouvé, un homme sage est assez
riche. Cette liaison pure est la rectriction
que je vous impose, en vous
conseillant le commerce des femmes.
Ne consultez ni un dévot ni un libertin,
mais un vraiment honnête
homme, ami dès sa jeunesse des plaisirs
et de la raison. Si dans quelque moment
malheureux il s' est trouvé la duppe
d' une occasion prochaine, si revenant
promtement à lui il a passé d' une
passion folle à une liaison délicate qui
ne fût point amour, vous le trouverez
plein d' horreur pour le vice ; il vous
avoüera que le commerce d' une femme
aimable et sage est tout ce qu' il y a dans
la vie de plus délicieux. Mais le public
accoutumé à juger sur les apparences,
et porté naturellement à juger mal
n' aura ni assez d' esprit, ni l' esprit assez
p243
bon, pour ne pas confondre les effets de
cette sorte d' amitié avec ceux de la tendresse ?
Je conviens qu' on peut s' y méprendre,
mais est-ce une raison pour
déterminer un honnête homme à se faire
hermite ; et doit-on exclure une
femme raisonnable de la societé civile,
uniquement parce qu' elle aura assez de
rite pour fixer l' estime des connoisseurs ?
Soïons scrupuleux quand il faut
l' être, mais ne donnons pas dans les
extravagances d' un scrupule impertinent.
Evitons le mal, faisons le bien ; à
cette condition nous sommes dispensez
de forcer les sots à se taire.
Il est juste que le respect humain nous
engage à des circonspections : mais aussi
il ne faut pas que les faux jugemens
nous privent des plus innocens plaisirs.
Si notre conduite est telle que nous
ayons lieu d' en être contens, il ne nous
reste plus qu' à appendre d' Horace à
priser le malin vulgaire.
Il entre dans ces sortes de liaisons tant
de sagesse, tant de délicatesse de sentiment,
tant d' égalité d' humeur, tant de
politesse dans les manieres, et tant de
bon esprit, qu' il est, en quelque façon,
permis aux hommes grossiers de ne pas
croire qu' on puisse former un tel commerce.
p244
Leur incrédulité stupide ou empoisonnée
trouve sa dispense dans la
rareté : en effet, rien n' est plus rare que
de pouvoir rassembler deux personnes
d' un caractere propre à soutenir cette
sorte de liaison que je peins ; c' est une
espece de miracle du hazard qui les fait
rencontrer, et quand le cas arrive, doit-on
exiger des petites ames et des méchans esprits qu' ils
jugent sainement des effets
du vrai mérite ? Non, passons-leur
le malin-vouloir et les coups
de langue ; incapables qu' ils sont de
tout autre plaisir, souffrons qu' ils joüissent
à nos dépens de la ressource qui
leur reste de mal penser, de mal parler.
Heureux qui peut, à force de vertu,
s' attirer le déchaînement de la malignité
publique !
Je conviens avec M De Fontenelle
que l' amour est bien malin. Voïons les
femmes, respectons-les, mais craignons
l' amour, redoutons sa malice ; il n' arrive
que trop souvent que des commencemens
purs et désinteressez ont des
suites funestes. Nous sommes bien foibles,
connoissons-nous, et craignons-nous.
Sur tout dans les liaisons délicates
dont j' ai parlé, n' oublions pas ces
deux beaux vers dume auteur.
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Notre amitié peut-être aura l' air amoureux ;
mais n' ayons point d' amour, il est trop
dangereux.
Si l' on compte bien juste les peines et
les plaisirs que produit l' amour même
le plus délicat, c' est ensemble sagesse et
volupté de s' en garantir ; cependant,
l' amour trouve des victimes dans tous
les âges. Pourquoi cela ? Si l' esprit n' est
pasr, on ne réfléchit point ; si l' on
est raisonnable, on ne réfléchit qu' après
coup. Quinault dont tous les ouvrages
ne sont qu' un dictionnaire de tendresse,
parle tantôt contre, et plus souvent
pour l' amour ; mais La Bruyere,
moins tendre que raisonnable, en convenant
que les dames ont mille et mille
agrémens ausquels il est difficile d' échapper,
ajoute que si la beauté est un
poison, le caprice n' est qu' à un travers
de doigt, qui nous sert d' antidote.
Si la femme la plus parfaite a du caprice,
l' homme qui raisonne le moins a
de la raison ; et je ne sçais point contre
l' amour de préservatif plusr que
d' employer la raison à réfléchir sur le
caprice. Si quelque femme venoit à
vous piquer, examinez de sang froid et
avant que la passion soit formée si elle
p246
n' auroit point quelque défaut essentiel.
Si le goût dépravé etc.
Si les dames qui veulent plaire s' y
prenoient bien nous serions perdus ; et
que pourrions-nous contre des dehors
enchanteurs et un heureux naturel ;
contre beaucoup d' esprit, de politesse,
de modestie et de douceur ; heureusement
quelques-unes ont imaginé le secret
de s' enlaidir dans l' espoir de paroître
plus belles, ou de le paroître plus
long-tems. C' est un remede involontaire
que l' amour-propre mal entendu
leur a suggeré en notre faveur. L' art
nous met à l' abri des graces de la nature ;
il en est même qui par ménagement
pour notre liberté se donnent la peine
d' apprendre à minauder. Nous aurions
tort de nous en plaindre ; mais il n' en
est pas moins étonnant, qu' on prenne
l' art des grimaces pour le don des manieres,
ou pour un supplément à la
beauté ; c' est acheter bien cher ce qui
p247
plaît moins. Monros La Bruyere appelle
dans un sens un peu mieux figuré
le fard et l' hipocrisie, un mensonge de
toute la personne.
Le revenu de la beauté, etc.
Un homme qui pensoit juste a dit,
que la beauté est le plus puissant et le
plus foible ennemi de l' homme ; il ne
lui faut qu' un regard pour vaincre, il
ne faut que ne la pas regarder pour
triompher d' elle. Le rondeau de Madame
Des Houlieres contre l' amour est
merveilleux, et j' y trouve un grand
fond de reflexion ; car enfin, où voit-on
ensemble du coeur et de l' esprit ?
Tant que nous ne nous rendrons qu' à
ce prix, nous réfléchirons long-tems,
et l' amour fera peu de conquêtes. Il est
vrai que la raison ne peut rien dès que
le coeur agit, mais pour prévenir un
mal qui coûte trop àparer, il n' y a
qu' à faire agir la raison avant que le
coeur agisse.
p248
Contre l' amour voulez-vous vous défendre etc.
On ne veut pas donner son coeur,
mais on le laisse prendre ; on le gardoit
bien, mais il s' est échappé : fades excuses,
galimatias tout pur : si je suis dans
la dépendance, je me garderai d' engager
un bien qui n' est plus à moi ; si je suis
mon maître, j' éxaminerai si l' engagement
que mon coeur voudroit contracter
sera tout-à-la-fois honnête, utile et
satisfaisant, de façon qu' il ne soit point
pour moi un sujet de repentir : mais
combien de raison ne faut-il pas pour
cela ? Moins qu' on ne pense. Ne se
p249
point livrer à la premiere impression,
et raisonner à tems.
Quelque désir qu' un coeur ait d' acquérir
de la gloire ou de faire fortune,
on ne sçauroit compter sur lui quand il
se livre à l' amour. On a dit que l' amour
est le roi des jeunes gens et le tiran des
vieillards ; de-là il s' ensuit que dans ces
deux âges, se livrer à l' amour c' est se faire
un maître ; le rite régle rarement
les sentimens du coeur ; et il est vrai que
le seul caprice fait presque toutes les
liaisons : enfin puisqu' à la honte de nos
jours l' amour pur et délicat est presque
une chimere, et que dans tous les tems
l' amour grossier fut vicieux, ruineux,
dangereux et deshonorant, tous ces
motifs sont bien puissans pour nous défendre
de l' amour.
Que vous ayez été trop bien, et après
trop mal avec une femme, n' en parlez
jamais qu' en termes qui lui fassent honneur.
Si vous avez été aimé, c' est la derniere
indignité de publier quelque faveur
accordée plûtôt au caprice qu' au
rite ; et si vous ne l' êtes plus, si même
vous ne l' avez point été, y auroit-il de
la justice à vous plaindre de sa vertu ?
Gardez-vous de blâmer etc.
p250
Une derniere réfléxion également
propre aux deux sexes. La figure de ce
jeune cavalier ne déplaît point, aussi
a-t' il la tête belle, la jambe fine, la taille
bien coupée, de belles dents, les
yeux vifs, la phisionomie spirituelle ;
mais n' est-ce point un étourdi, un indiscret,
un diseur de rien, undisant,
un joüeur, un yvrogne, un libertin, un
impie ? N' est-ce point un querelleur,
qui sous une légere couche de politesse
cache un fond de brutalité ? N' est-ce
point une bête, qui après deux complimens
retenus avec peine se trouve au
bout de son rollet ? N' est-ce point un
p251
perfide, ou du moins un inconstant à
qui toutes les femmes conviennent ?
N' est-ce point un bizare qui passe dans
un instant d' un sourir gracieux à l' humeur
la plus sombre ? En un mot n' est-ce
point un homme tel, qu' une fille bien
née préfereroit la mort au malheur d' être
sa femme ? Je lui pardonnerois cette
espece de désespoir. Il en faut bien moins
pour dégoûter une fille raisonnable.
Jeune homme retournez l' argument,
et faites l' application.
Si on apprenoit aux enfans dès le
berceau à réfléchir sur des bagatelles,
on verroit en eux la réfléxion préceder
le sentiment dans l' âge où ils ont peine
à corriger l' un par l' autre. On ne nous
voit si inconsiderez dans nos engagemens
que parce qu' on ne nous a pas appris
à raisonner dès l' enfance ; mais enfin,
si l' amour se fait un honneur de
duire jusqu' aux prudens du siécle, si
ceux qui par l' âge, par l' expérience,
et par d' excellens conseils seroient en
état de conduire les autres, sont assez
malheureux pour se laisser conduire
eux-mêmes par un aveugle, par un enfant ;
on m' entend bien, je peins l' amour ;
du moins qu' ils apprennent à regler
leurs mouvemens sur les leçons
p252
que nous a laissé un des meilleurs esprits
du monde : la voici.
Quand l' amour a produit l' amour, il
a tout fait, et ne veut que cela ; qui
demande plus,rite moins ; qui ne
cherche que soi dans son amour, est indigne
de celui d' autrui ; qui veut outrer
les plaisirs les perd. Labauche
des sens est à l' amour ce que l' excès du
vin est à la raison. Les voluptez les plus
innocentes et les plus pures sont les
plus douces, les plus sensibles, les plus
piquantes et les plus longues ; souvenez-vous
de cet axiome latin : (...), et de
ces deux vers qui vous ont paru si sages, (...).
CHAPITRE 5
p253
combien les plaisirs de l' ame et de l' esprit
sont préférables aux plaisirs des sens ;
de la justice ; de la reconnoissance, et
de la générosité.
les sectateurs d' une sagesse
sombre et mélancolique,
ces hommes presque inabordables,
toujours hérissés
d' épines, et comme ennemis de
tout le genre humain, seront scandalisez,
sans doute, de ce que dans un
p254
me traité j' ose allier la sagesse avec
les plaisirs. Pour moi, dont le sistême
est tout different du leur, moi qui crois
les plaisirs un spécifique dans ces crises
violentes de chagrin qui jettent l' ame
dans une sorte d' abattement, moi qui
crois l' usage des plaisirs aussi gracieux
que l' abus en est funeste ; moi enfin,
qui veux faire de vous un homme
vraiement sage, mais un sage, ami de
la societé, et aimant les bonnes choses,
j' ai dû parler assez des plaisirs
pour les faire connoître, et je me
suis bien gardé d' efleurer la vertu et
d' amolir le coeur par des images séduisantes.
J' ai cru devoir proposer aux
jeunes gens des remedes contre le poison
que trop de goût pour les plaisirs
ou le choix pernicieux des plaisirs peut
introduire dans l' ame ; et je me flatte
que l' idée qui restera de ma philosophie,
c' est que les plaisirs n' y servent
que comme d' enveloppe à la vertu. On
voudra bien faire grace à quelques
tours plus égayez dont je me suis servi ;
je n' ai pensé qu' à procurer aux jeunes
gens un tempéramment qui les garantisse
de la débauche, non pas un moyen
qui produise la corruption. On se souviendra
donc pour toujours que la morale
p255
que je prêche consiste principalement
à s' éloigner du vice, et à pratiquer
la vertu.
Sur ce principe je conseille l' usage
des plaisirs, mais qu' on ne membre
pas ma proposition. J' ajoûte que les
plaisirs de l' esprit et de l' ame sont infiniment
préférables aux plaisirs des
sens. Les plaisirs dont j' ai parlé ne sont,
si j' ose ainsi les nommer, que superficiels
et extérieurs ; ils peuvent bien
charmer nos chagrins ou fixer pour un
moment la joie fugitive, mais ils ne
font qu' efleurer le coeur, ils ne le remplissent
pas. Essaïons des plaisirs de
l' esprit et de l' ame, nous y trouverons
le comble de la satisfaction. Ce goût
n' est pas senti de tous, le petit nombre
à qui il est donné connoît la volupté la
plus parfaite, la seule qui mérite le
nom de vertu.
La Bruyere a dit, que rien ne rafraîchit
plus le sang que d' avoir sçu
éviter de faire une sottise, par-là nous
nous épargnons le remords, et c' est
une exemption de peine qui produit en
nous un commencement de plaisir ;
mais une bonne action que nous nous
gardons bien d' éventer de peur que le
rite ne s' en évapore, c' est-là ce que
p256
j' appelle la plénitude de la volupté.
Que tous les plaisirs il entre de
l' esprit soient préférables aux autres,
c' est une vérité de sentiment qui n' a
pas besoin d' être démontrée. Les stupides
ne connoissent de plaisirs que
ceux qui leur sont communs avec la
bête, et qui sont bien plus une preuve
de l' infirmité humaine, qu' une marque
de la distinction et de l' élevation
de l' homme. De-là il est aisé de conclure
que celui qui a plus d' esprit est
capable de plus de plaisirs. Je conviens
aussi qu' il en peut mieux sentir l' amertume
des peines ; mais enfin, il est sûr
qu' un homme d' esprit est plus flatté
qu' un stupide dans le choix des plaisirs
qui leur sont communs ; et j' ajoûte
que les plaisirs qui sont purement de
l' esprit, sont infiniment préférables
aux autres qu' on goûte me avec esprit.
L' expérience nous apprend bien
que la plûpart des gens d' esprit tirent
de leur esprit même une corruption
plus rafinée dans la jouissance des plaisirs :
mais elle nous apprend aussi que
l' homme d' esprit vertueux tire de la
corruption même de la nature de quoi
élever son esprit pour le choix de ses
plaisirs : ainsi l' on n' est point en danger
p257
de sacrifier ou de faire servir l' esprit
aux sens, quand dans le choix des
plaisirs on préfere ceux qui sont purement
de l' esprit.
Que les plaisirs de l' esprit soient
moins sujets à de fâcheux retours ; c' est
une verité dont on ne sçauroit disconvenir,
et c' est une assez bonne raison
pour leur accorder la préférence ; mais
si votre volupté est aussi délicate qu' elle
doit l' être, vous les trouverez encore
les plus piquans. Figurez-vous
que vous jouissez encore de ces mêmes
momens où vous avez été comme accablé par les plaisirs,
mais par les plaisirs des sens
quoique délicats et variez.
Passez de-là à ces instans de solitude
gracieuse, où débarassé des objets vous
vous êtes trouvé ne jouissant que de
vous-même ; où la lecture amenant ou
nourrissant la réflexion, vous avez sçu
vous livrer tour à tour à l' amusant ou
au solide ; où vous avez mis à profit la
fatuité des uns et la dureté des autres ;
l' idée des grands hommes vous a
tourné et fixé du côté du grand : rappellez
ces momens, revenu à vous-même,
et dépouillé de toute prévention,
vous avez regardé le spectacle
étonnant de la nature avec tant de plaisir,
p258
mais avec tant de respect pour l' infinité
d' un etre sans principe et sans
fin ; où l' ordre des choses vous a donné
du goût pour la sagesse ; où la faculté
de jouir de ce qui semble n' être
fait que pour vous a piqué votre reconnoissance :
comparez toutes ces
heures si différemment et si utilement
employées, avec tous les momens perdus
dans le tourbillon du monde, et
convenez avec moi qu' une imagination
sagement ingénieuse vous fournit
des plaisirs plus piquans, soit par
des réflexions profondes, soit par de
legeres impressions, que tous vos sens
satisfaits ne vous ont flatté.
Quand l' ame est de part dans les
plaisirs de l' esprit, quelle volupté !
En effet si l' ame est bien disposée,
elle se sent frappée, et savoure ce
que l' esprit a gouté ; et c' est peut-être
dans cette situation que l' ame et l' esprit
ne sont qu' une même chose : un
sentiment plus intime perfectionne la
premiere impression ; on en est là,
quand on se sent saisir à de certains
traits dont la justesse, le sublime, le
tour délicat, et l' élevation, semblent
se unir pour vous enlever de toutes
parts ; mais ce n' est pas à cette sensibilité
p259
plus parfaite et plus délicate que
je restrains les plaisirs de l' ame, le
don de réflechir plus juste et de mieux
sentir ce qu' on a pensé doit être regardé
comme le plaisir de l' esprit ;
vous en serez plus flatté, mais il ne
flattera que vous, et la vertu demande
des actions qui soient utiles aux autres.
Pensons bien, voilà les fonctions
de l' esprit ; sentons bien ce que nous
avons bien pensé, voilà le premier
plaisir de l' ame ; mais trouvons notre
bonheur dans celui des autres, voilà
le dernier riode de la fine volupté.
Je vous ai placé, tantôt au milieu de
vos amis, et vous goûtiez tous avec
délicatesse le plaisir de la table. Rien
n' est plus pur que ce plaisir ; j' en ai
supprimé tout excès, toute medisance,
toute obscenité, et j' y ai suppo
tout ce que d' honnêtes gens peuvent
imaginer de meilleur en sentimens et
en pensées, mais il faut convenir que
la partie intime de l' ame n' est pas frappée
de volupté. Tantôt je vous ai fait
rire avec Moliere, tantôt j' ai varié vos
plaisirs par le secours de Lulli ; tantôt
je vous ai fait sur le haut d' une coline
un fauteüil de gazon,le plus beau
coup d' oeil du monde vous a fait jouir
p260
d' une tranquille superiorité sur toute
la nature : mais dans toutes ces situations
vous n' avez vécu que pour vous.
L' homme affligé, le malheureux ne
joüissoit pas de vous, et par-là vous
avez perdu la mere-goute de la volupté.
Vivons pour nous, vivons encore
plus pour nos amis ; vivons sur tout
pour placer le mérite, pour proteger
l' innocence, pour secourir l' homme
qui souffre : songez que vous ne
sçauriez être heureux, qu' autant qu' on
vous verra attentif au bonheur des autres,
attentif à étudier toutes les occasions
de leur épargner du mal ou de
leur procurer du bien. Mais il ne faut
pas que cette étude soit infructueuse ;
mettez-la en oeuvre cette heureuse occasion
quand vous l' aurez troue, et
vous goûterez une satisfaction plus
complette que celui-là-même que vous
aurez secouru. N' est-ce point parce
que le plaisir de faire plaisir aux autres
est ineffable qu' on le regarde comme
une chimere ? On évite de comprendre
ce qu' on craint de sentir.
Cette dureté de coeur qui domine
presque tous les hommes vient moins
de ce qu' on ne vit que pour soi, que de
ce qu' on ignore comment on devroit
p261
vivre pour soi : en effet, ceux qui n' ont
pas dans l' ame assez d' élevation et de
bonté pour être bienfaisans, devroient
au moins avoir assez d' étenduë de génie
pour comprendre que la politique
la plus rafinée et l' interêt personnel le
mieux entendu et le plus avantageusement
nagé consiste principalement
à faire plaisir. On ne sçauroit mettre
ses conseils, ses soins, son crédit et
son argent à plus gros interêt qu' en
les faisant servir aux besoins des autres.
La bonté de l' ame peut, comme la
religion, trouver des incrédules. Et
dans un siecle aussi corrompu que le
nôtre, je ne serai pas étonné qu' on
prenne mon opinion pour l' enthousiasme
d' un visionnaire. Apprenez néanmoins,
malgré les préjugez du grand
nombre, combien la politique seule
est interessée à nous rendre bien faisans.
Si je vous amene à croire que ce que
vous avez crû d' abord une vision est
un principe, mais un principe avantageux
pour vous, ne me sera-t' il pas
permis d' exiger que ce principe établi
de ma part, produise de la vôtre, ou
un sentiment réel, ou une réflexion
qui vous fasse agir en conséquence ?
p262
Or, que je vous rende ou cordialement
ou politiquement officieux, le fruit
sera leme pour la personne obligée,
la plus grande perfection du motif
n' interesse que vous. Quel est donc ce
principe ? Le voici. Quelque service
que vous rendiez aux autres, en le rendant
vous vous servez encore plus
vous-même.
Vous, pour qui j' écris, et en qui je
suppose une ame de la meilleure espece,
j' aime à croire que vous n' aurez
pas besoin pour devenir bienfaisant de
flechir sur les profits qu' on en tire.
Livrez-vous tout entier à la bonté du
coeur, le sentiment peut plus, pour mettre
l' homme en mouvement, que toutes
les monstrations.
Vous étiez dans votre capitale comme
assiegé par les plaisirs, mais ce qu' ils
avoient de plus fin, de plus piquant,
de plus séduisant, n' a pû vous séduire.
Vous avez volé dans un coin du monde
au secours d' une famille affligée.
Dans cette situation dites-nous tout
ce qu' a senti votre ame ; vous êtes devenu
comme le pere de l' homme secouru,
comme le pere de ses enfans et
de toute sa famille ; mais en cela d' autant
plus flatté, que la vraie qualité
p263
de pere ne vous obligeoit pas au service
rendu. Le plaisir que vous avez
goûté n' est pas un plaisir fugitif comme
les sons harmonieux d' une bonne
musique, ou comme la lecture d' un
ecrivain sublime ; c' est le plaisir de
tous vos jours ; vous avez beau vous
en dérober le souvenir par modestie,
votre action est peinte sur le visage
de ceux que vous avez servis ; elle
est écrite dans le livre de vie. Quoi
de plus parfait et de plus exquis qu' un
plaisir qui est au gré du créateur, et
qui vous concilie les créatures !
Le parfait bonheur ne consiste
qu' à rendre les hommes heureux.
Je crois avoir dit en quelque endroit
que c' est le préciput des rois. M Rousseau
pense de même.
Combien plus sage et plus habile etc.
Le défaut d' occasion ou de moyens
ne peut pas être une excuse ; c' est un
p264
mensonge de se sauver par-là ; convenons
de notre dureté, il y aura du
moins de la franchise : oüi, les plus
disgraciez trouvent occasion de faire
des graces : tant de gens ont besoin
d' un conseil sage, d' un mot de consolation,
d' un morceau de pain, il ne
faut pas de prodiges pour montrer
qu' on est bienfaisant.
Si vous ne trouvez pas matiere aux
actions du premier ordre : aussi n' est-ce
pas dans les plus brillantes qu' on
doit trouver plus de plaisir. De ces
repas somptueux que vous donnez souvent
par amour propre, supprimez-en
le superflu pour secourir le malheureux
qui languit presque sous vos
yeux ; un rien lui rendroit la vie, et
de sa viependent celles de sa femme
et de nombre d' enfans : supprimez
ce faste souvent importun aux autres
et à vousme. Par ce moyen devenez
le pere de tous, c' est sauver des
malheureux à bon marché.
Je ne comprends pas comment les
hommes qui aiment tant les plaisirs,
ne veulent point essayer des plaisirs de
l' ame ; si vous ne les trouvez pas durables,
si vous trouvez une seule espece
d' amertume dans le souvenir d' une
p265
bonne action ; si vous vous la reprochez,
n' y retournez plus, nous sommes
d' accord ; commencez de moins
par une, les frais d' une expérience ne
vous ruineront pas.
Mais ne seroit-on pas bien fondé à
me dire que je travaille à la ruine de
l' hommeme que je voudrois perfectionner,
sur le fondement que la
probité et la bonté de l' ame sont les
moyens les plus rs d' être la duppe
de tout le genre humain ? En effet,
tous les hommes vivent comme s' ils
avoient fait entre eux une convention
de se tromper, de se nuire, de se déchirer ;
la convention est tacite, mais elle
est presque générale. On avouë bien
qu' il seroit plus beau dans l' ordre des
choses de voir uneme bonté, une
me sincerité, uneme probité faire
cette uniformité de conduite ; mais
parce que le grand nombre est gâté,
on ne veut pas se corriger seul, dans
la crainte d' être la victime des autres.
à la verité cette exception qui est le
plus fort argument du vice seroit assez
imposante, si quelque chose pouvoit
autoriser la corruption. Mais le
mauvais exemple est une mauvaise excuse ;
et parce que les plaisirs de l' ame
p266
sont ignorez de presque tous les hommes,
ces plaisirs en sont-ils moins piquans
pour le vrai voluptueux.
N' attendez pas que la vicissitude des
tems et la révolution des choses ramenent
le regne de la droiture et du bon
coeur, le siecle d' or et l' esprit bienfaisant
ne se remontreront plus chez les
hommes. Il naît seulement de tems en
tems quelque ame privilegiée pour
perpétuer dans le monde l' idée de ce
qu' étoit la nature dans sa pureté. Ha !
Qu' il vous seroit glorieux d' avoir une
ame telle, qu' on pût dire de vous que
vous êtes comme chargé d' en haut du
soin de justifier les intentions du créateur
quand il fit le monde, en montrant
par votre vertu qu' elle étoit celle
des premiers tems.
C' est donc dans la pratique de la
vertu que je fais consister les plaisirs
de l' ame. Toutes les qualitez qui sont
necessaires au galant homme ne sont
que la moindre partie du mérite personnel,
et ne produisent que de legers
plaisirs ; ce sont de gracieux accidens
qui ne doivent entrer que comme par
addition dans le caractere de l' honnête
homme : mais l' honnête homme et
le galant homme ne sçauroit être parfaitement
p267
vertueux qu' autant qu' il
remplira tous les devoirs de l' équité,
de l' humanité, de la bonté : dans ce
point seul consiste la vraye vertu et la
source des vrais plaisirs : ce doit donc
être le principe de toutes nos vûes et
la matiere de toutes nos actions. Ce
seroit un beau champ pour plusieurs
volumes, mais j' ai dû resserrer un projet
si vaste, donner seulement en
petit l' idée des devoirs essentiels. Attachons-nous
sur-tout à la justice, à la
reconnoissance, à la générosité : de-là
dépend tout l' arrangement d' un parfait
caractere, et toute l' oeconomie de la
fine volupté.
La justice nous défend de faire aux
autres ce que nous ne voudrions pas
qu' on nous fît à nous-mêmes, et la générosité
nous fait faire pour les autres
ce que nous serions bien aises qu' ils fissent
pour nous ; par conséquent, l' une
et l' autre nous rendent reconnoissans.
La justice est moins une vertu que
l' ame et le motif de toutes les vertus ;
on ne sçauroit, sans la blesser, manquer
à la reconnoissance, l' une et l' autre
conduisent à la génerosité ; mais
helas ! La justice, la reconnoissance, et
la générosité ne sont presque plus que
de beaux noms.
p268
Il est peu d' hommes reconnoissans,
mais enfin il en est ; on en voit peu de
généreux, mais enfin on en voit. Et où
manque la générosité, on est dispensé
de reconnoissance. Mais en quoi
l' homme me paroît plus bizare dans sa
corruption, c' est que tel est reconnoissant
ou généreux, et peut-être l' un et
l' autre tour à tour qui ne sçait point
être juste.
Etrenéreux ou le paroître, ce sont
deux. Celui qui passe pour tel, joue
un rolle bien plus flatteur pour l' amour
propre que l' homme reconnoissant.
Souvent il envisage plus d' honneur
qu' il ne sent de plaisir à faire de
bonnes actions. S' il n' est pas assez fat
pour les publier lui-même, est-il assez
pur pour n' aimer pas qu' on les sçache ?
En ce cas j' adore sa vertu, mais il n' en
est pas moins vrai qu' il est des hipocrites
en générosité comme en pieté et
en bravoure. La reconnoissance n' est
pas susceptible de la même fausseté,
c' est ce qui fait qu' on voit tant d' ingrats,
et par la même raison encore
plus d' hommes injustes.
La reconnoissance est un devoir essentiel,
on se couvre d' une sorte d' ignominie
quand on y manque ; mais
p269
n' en étalons pas l' accomplissement
avec trop d' éclat, l' apparat gâteroit
une vertu qui doit être simple et naturelle,
et il y a un faste orgueilleux à
vouloir être vertueux aux yeux de tous.
Ne cherchons point dans l' ingratitude
des hommes une excuse à notre
dureté. Les bienfaits ne changent point
de nature ; et quoique les ingrats en
perdent le souvenir, ils ne sçauroient
en effacer la gloire. Plus on est en pouvoir
de s' acquitter, moins l' ingratitude
est excusable. Il n' y a point de loi
pour la punir, mais l' horreur qui l' accompagne
fait son supplice. Aristote
interrogé quelle chose vieillissoit le
plûtôt dans l' homme, répondit que
c' étoit le bienfait reçû. Il est pourtant
vrai que la reconnoissance est la vertu
des gens sages et habiles ; et que m' importe
après tout, si je ne fais que des
ingrats ; ne suis-je pas assez flatté
quand j' oblige ? Obligeons donc toujours,
et après le service rendu ne fournissons
jamais par nos mauvais procedés
une dispense legitime de la reconnoissance
qui nous est nûë.
La générosité me paroît supérieure
à la reconnoissance, en ce qu' elle est
plus vertu que devoir, et la reconnoissance
p270
plus devoir que vertu ; mais aussi
elle m' est plus suspecte, en ce qu' elle
est plus brillante. On se livre avec trop
d' attention à l' espoir séduisant de s' attirer
l' approbation publique, ets-là
on ne la mérite plus. Cette approbation
doit être la récompense du bien,
et non le motif qui le fasse faire ; il
faut même sçavoir se passer de cette
compense, il suffit de la mériter.
La justice est bien moins équivoque
et bien plus étenduë que la reconnoissance
et la générosité. Plus étenduë ;
on est en devoir et dans l' occasion de
la mettre en oeuvre tous les momens
du jour, dans tous les états de la vie,
dans tous les dégrés de fortune. Moins
équivoque, parce que de cette foule
innombrable de devoirs de toute espece
que la justice impose, la plûpart,
si j' ose ainsi parler, sont remplis incognito .
Dans presque tous les détails de
la vie on ne sçauroit être flatté ni soutenu
par les loüanges, ni par l' espoir
de se faire de la réputation, on est réduit
à se contenter d' avoir l' ame sans
reproche ; mais aussi ce témoignage intérieur
fait la plus exquise volupté des
coeurs vraiment droits. ô justice ! à
qui seule il appartient de faire goûter
p271
à l' homme les plus parfaits plaisirs,
pourquoi vous communiquez-vous si
peu ? J' ose en deviner la raison, on
aimeroit trop la vie si l' injustice n' en
dégoûtoit.
On ne peut être heureux sans être
juste, et on ne peut ignorer ce qui est
juste, parce que le droit naturel est à
l' esprit ce que la lumiere est aux yeux.
La justice et la religion sont deux
soeurs qui s' aiment uniquement, elles
sont nées au même instant, et ne peuvent
vivre et mourir qu' ensemble ;
nous vivons à l' avanture et sans principes,
si nous cherchons ailleurs les
principes de notre volupté.
Celui qui craint d' être généreux est
bien près d' être injuste ; mais celui-
est déja injuste qui n' est pas reconnoissant,
il refuse ce qu' il doit à son bienfaiteur.
Il est vrai qu' on n' a contre lui
ni parole d' honneur, ni contrat pour le
contraindre ; mais les services reçûs ne
seroient-ils pas des titres plus que suffisans
si l' on étoit honnête homme ?
Je ne pousserai pas plus loin cette espece
de parallele entre les trois vertus
que je traite. Si je suis assez heureux
pour inspirer du goût pour la justice,
p272
la reconnoissance, et par une gradation
de vertus presque necessaire, on
sentira du penchant à devenir généreux.
La justice consiste uniquement à accomplir
ce que nous devons à Dieu, et
ce que nous nous devons les uns aux
autres. L' evangile, les livres de pieté,
la chaire, tout cela nous apprend ce
que nous devons à Dieu. C' est-là qu' il
faut étudier le plus important des devoirs ;
c' est par ce devoir qu' il faut
commencer. Je ne m' étendrai point
sur ce que nous nous devons à nous-mêmes ;
c' est de nous aimer, mais de
nous aimer comme il faut. Abadie vous
apprendra la bonne maniere de vous
aimer, avec l' art de vous connoître.
J' en parlerai dans le dernier chapitre
après vous avoir expliqué ce que nous
devons à nos proches, à notre prochain, et à
nos amis.
La justice que nous nous devons les
uns aux autres peut être divisée par
l' observance de deux sortes de devoirs
ausquels tout aboutit. Devoirs généraux
et communs de l' équité naturelle,
devoirs de l' état qu' on a choisi. Il n' est
personne qui ne connoisse les devoirs
de l' équité naturelle, ils sont imprimez
p273
dans tous les coeurs, et il n' est
point de juge plus incorruptible et
moins flatteur que la conscience. Ces
devoirs ne sont pas moins une loi pour
les payens que pour nous : il est vrai
que nous avons des devoirs de religion
qu' ils n' ont pas ; mais aussi c' est
à l' observance de ces mêmes devoirs
que nous devons les lumieres, les sentimens
et les secours qui rendent la
condition du chrétien si heureuse,
en fortifiant le goût qu' il avoit déja
pour l' équité naturelle. Le joug du Seigneur
est saint, mais il est raisonnable,
il est doux.
J' ai déja posé ce premier principe :
ne faisons aux autres que ce que nous
voudrions bien qu' on nous fît à nous-mêmes,
c' est le principe de l' équité naturelle,
il s' étend loin. Je passe aux
devoirs de l' état qu' on a choisi, et je
perds de vûe pour un moment l' injustice
des hommes en général, pour
examiner avec un peu plus d' attention
quels sont les devoirs des juges de la
terre ; car quoique la justice en soi
soit une regle, ou si l' on veut une loi
universelle, à laquelle on est assujetti
dans toutes les conditions de la vie,
il est pourtant vrai que cette loi qui
p274
semble imposer également à tous les
hommes, exige encore plus de ceux
qui sont chargez d' administrer la justice ;
non-seulement par rapport à ce
que chacun doit à son état particulier,
mais encore parce que ce titre respectable
de ministre de la justice demande
à celui qui en est hono un plus
grand fond de vertu.
Les juges doivent être l' ame et l' esprit
de la justice, au lieu que les loix
n' en sont que le corps ; ils sont comme
les positaires du bon ordre, du repos
public et de toute l' oeconomie de la societé ;
ils sont tout-à-la fois dispensateurs
et interpretes de la loi, placez à
la tête des peuples pour éclairer la verité,
couronner la vertu et persécuter
le vice ; mais souvent l' homme chargé
de rendre justice et l' homme juste sont
deux hommes.
On sent assez la difference qui se
trouve entre l' esprit de justice qui doit
être l' ame de nos actions, et le soin
qu' on prend de poursuivre une action
en justice. Palais, tribunal, chambre,
justice, termes dans un sens sinonimes,
qui supposent moins le sanctuaire
de la justice que le rendez-vous de
la discorde et de la cupidité, rendez-vous,
p275
souvent la prévention, la
corruption et l' ignorance illustrent le
vice aux dépens de la vertu, et où le
mauvais riche accrédité grossit ses trésors
despoüilles de l' honnête homme.
Qu' il seroit grand et juste de ne
confier l' administration de la justice
qu' à ces personnages respectables par
le sçavoir, par la probité, par le travail,
qui sacrifient au bien public leurs
dons, leurs talens, leurs plaisirs, et
presque tous les momens de leur vie ;
magistrats vénérables dont la porte est
ouverte à chaque instant du jour à la
veuve et à l' orphelin, et dont l' exemple
cent fois plus persuasif que l' ordonnance
et la coutume conduit les
hommes à la vertu, tandis que l' autori
contient le vice.
Qu' on ne s' imagine pas que la
nalité des charges soit un titre justifiant
pour ceux qui n' en auroient jamais
été pours sans la quittance de
finance. La volonté des rois souvent
forcée par les besoins de l' etat, n' est
pas une dispense de mérite ; et celui
qui remplit indignement une dignité
n' en est pas moins un composé monstrueux
d' ignominie personnelle et
p276
d' honneur accidentel. Croit-on pouvoir
remplir une charge importante
comme on joüit d' une terre ou d' une
maison ? Ne faut-il pas un plus grand
fond d' esprit, de sçavoir, d' integrité ?
Mais un homme de rien veut se faire
honorer, un pere veut que son aî
tienne sa place, et fait un magistrat
d' un ignorant, d' un stupide, d' un débauché :
de-là le public est injustement
jugé, et celui qui croïoit cacher sa turpitude
sous les replis d' une longue robe,
ne fait que la mettre dans un plus
grand jour.
David crioit aux juges de la terre,
instruisez-vous. Depuis son siecle jusqu' au
nôtre, combien de jugemens iniques,
combien de familles remises en
honneur après coup, combien de restitutions
faites au lit de la mort par gens
qui ne pensent à la justice qu' ils ont
venduë que dans le moment critique
ils se flattent de desarmer celle de
Dieu !
J' entends les enfans se justifier de
leur manque de vocation à la magistrature
sur l' orgueil ou sur le mauvais
discernement de leurs peres ; mais je
ne reçois cette excuse que comme un
sophisme en fait de conduite, ou plûtôt
p277
comme un aveu sincere, mais honteux,
qu' on se sent incapable de tout
bien. Il est encore plus aisé de justifier
la conduite d' un pere qui croïoit en
plaçant son fils au milieu de gens distinguez,
lui inspirer par émulation le
goût de l' étude et de la vertu.
Un vraiement honnête homme qui
n' a pas assez connu le monde commence
par se révolter contre l' iniquité
publique ; il a peine à digerer les premiers
procedés indignes qu' il essuie ; il
se croiroit complice du tort public s' il
ne cherchoit les moïens de se garantir
de celui qu' on lui veut faire ; et il attache
une sorte de vertu au soin qu' il
prend de demander justice, presque sûr
que la justice triomphera ; mais à la
premiere épreuve d' un petit procés, dès
qu' il voit les écrits se multiplier, l' accessoire
engloutit le principal, et l' avocat
faire prendre le change aux juges ;
quand il réfléchit à la corruption
de celui-ci, à la stupidité de celui-là,
à l' humeur sombre et féroce de cet
autre, aux menées soûteraines, aux
sollicitations nocturnes, au pouvoir
des femmes et de l' argent ; alors il
rougit de s' être embarqué : en verité,
l' on est bien sot et bien neuf
p278
quand on croit que les hommes sont
justes.
Vous êtes juge, vous êtes d' honnêtes
gens, vous n' avez gâté ni vos affaires
ni votre nom, et le plaideur ne vous
prend pas pour un concussionnaire.
Cela supposé, il ne nous offrira pas un
sac plein d' or ou un brillant de mille
écus ; mais s' il est adroit, il vous prendra
par vos plaisirs, par votre humeur, par
vos amis, par vos parens, par quelque
puissance ; en ce cas, redoublez de vigilance,
défiez-vous de vous-même, craignez
jusqu' aux flatteurs, examinez l' affaire
de plus près, suivez la procédure
dans tous ses détours, jusqu' au fond du
labirinthe. Parmi tant de pieges plus
ou moins délicats et tous également
à éviter, craignez sur tout l' interêt
et les plaisirs.
La sollicitation rafinée qui s' insinuë
le verre à la main est bienduisante,
les parties de jeu ne le sont pas moins.
Dans plus d' une grande ville on trouve
une societé de faiseurs d' affaires et de
solliciteuses qui vivent aux dépens du
plaideur nouvellement débarqué. Il
perd son argent au quadrille, il paye
la comedie et le soupé, au moyen de
quoi on l' introduit avec une lanterne
p279
sourde dans le cabinet des graces.
ô vous juge incorruptible et toujours
en garde contre les préjugez, démêlez
toutes les ruses du plaideur, surtout
gardez-vous bien de croire que
ce seroit une vertu trop hérissée, ou
manquer à la bonté du coeur que de refuser
après le procès jugé, une bagatelle
qui n' est offerte que comme une legere
marque de reconnoissance, et comme
un hommage qu' on rend à la justice
que vous professez. J' ose avancer pour
principe incontestable que tout juge
qui avant ou après le jugement reçoit
un présent quel qu' il soit, et sous
quelque couleur que ce puisse être ;
je soûtiens, dis-je, qu' avec toutes ces
exceptions, un tel juge fait les premiers
pas d' un fripon. Il n' est encore
qu' apprentif, il est vrai, mais il sera
bien-tôt maître. Cette vérité trouvera
bien des frondeurs, et je m' en console
par avance, ils seront discrets.
Un intime ami, un proche parent,
un patron vous sollicite ; disons tout,
une femme qui n' avoit déja les yeux
que trop beaux, prend des yeux plus
vifs pour vous solliciter. Oubliez jusqu' au
nom de ceux qui vous ont parlé ;
ne vous contentez pas même d' opiner
p280
pour la justice, empêcher encore,
s' il se peut, que l' injustice ne
l' emporte.
Ce dernier conseil est delicat. Si vous
le prenez mal, il vous conduira à deux
défauts que vous ne sçauriez trop éviter
dans vos jugemens, l' entêtement
et la prévention. Quand vous avez décidé
juste, à la rigueur, vous êtes
quitte ; et si pour faire plus d' honneur
à la justice, vous tâchez d' amener vos
confreres à votre opinion qui vous a
paru la plus saine ; vous avez besoin
de toute votre politesse, de toute votre
douceur. Joignez-les à la justesse de
vos remarques et à la force de vos raisonnemens,
et qu' on reconnoisse en
vous l' esprit de justice : au contraire,
l' esprit de cabale, l' entêtement et la
prévention se font sentir dans le juge
partial par un commentaire diffus et
étranger, par une paraphrase captieuse
et bruyante, par des manieres dures ;
par le haut ton ; petits secours dont un
raisonnement juste et précis n' a pas
besoin, mais par lesquels le cabaliste
croit faire valoir une conséquence
fausse.
Je ne prétens pas qu' une grande politesse
dans les manieres et dans le discours,
p281N
soient les qualitez les plus essentielles
d' un bon juge ; mais aussi je dis que
dans un juge la douceur et la politesse
sont moins des ornemens, que des
parties principales de caracteres : en
effet, dans les procès criminels dont
les preuves doivent être plus claires
que le soleil en plein midi, s' il y a
partage d' opinions, c' est une loi de décider
pour le parti le plus doux ; donc
en ce cas la douceur est une loi.
Un juge doit au plaideur en toute
affaire de la politesse et de la douceur.
S' il gémit sous le poids du crédit et de
la vexation, n' est-il pas assez malheureux ?
Voulez-vous ajouter à l' amertume
de sa vie vos dains, vos hauteurs,
vos brusqueries, et peut-être vos
refus de l' entendre et de le voir ? Pouvez-vous
supporter de sang froid qu' il
pleure interieurement dans votre antichambre,
tandis qu' il vous entend
rire dans votre cabinet ? Un peu d' affabilité
et vous lui ferez passer une
nuit tranquille. Si au contraire il est
la premiere cause de ses disgraces, s' il
est dévoüé à la frenesie diabolique du
procès, ne lui devez-vous pas un redoublement
de pitié ? Qui pourra lui
p282
remettre l' esprit et calmer l' agitation
de son ame si ce n' est la douceur ? C' est
bien assez que sa fureur lui coute le
repos et les aises de la vie. Que deviendra-t' il,
si vous livrant à votre impatience
vous êtes toujours inaccessible
pour lui : songez que c' est un possedé ;
et que vous auriez peut-être chassé le
démon de la chicanne, si vous l' aviez
exorcisé par un accüeil gracieux et par
de bons conseils.
Il est vrai que de tous les fâcheux,
il n' en est point de plus accablant que
le plaideur. Pour l' ordinaire c' est un
importun qui vous assiege de toutes
parts, il se multiplie pour vous retrouver
par tout et pour vous interrompre
à tout propos. Plein de sa furie
il voudroit que vous n' eussiez des
oreilles que pour l' entendre, que vous
ne vécussiez que pour lui. Et que vient-il
vous dire ? A-t' il fait quelque découverte
judicieuse ? A-t' il recouvré
quelque piece décisive ? Non, il vient
vous déposer ses frayeurs et ses défiances,
il vient calomnier sa partie, ou il
vient vous répeter les mêmes impertinences
que vous avez entenduës cent
fois. Juge, voilà la peine de votre état,
elle est grande, j' en conviens ; mais
p283
vous avez le bien, il faut payer les
charges. Et dans quel état est-on dispen
d' écouter des sottises ?
Enfin vous voulez décider si vous
être propre pour la robe ; ditez avec
attention sur toutes les qualitez qui entrent
dans le caractere de l' honnête
homme : ajoûtez-y tout ce qui compose
l' homme de rite ; et si vous pouvez
vous flatter de réunir le tout en
vous dans un degré superieur, il ne
vous restera plus qu' à appliquer aux
devoirs de votre état cette probité, ce
rite. Connoissez donc ces devoirs,
remplissez-les sans restriction, sans
relâche. Cela supposé dans toutes ses
parties, faites-vous juge, j' y consens, à
condition pourtant que vous n' oublirez
jamais la reflexion que fait M Rousseau
sur la chicanne et sur les juges.
C' est la chicanne. Etc.
Quoi, un assassin robuste échappe au
supplice parce qu' il a resisté à la question :
et un innocent, homme foible
et simple, perit, parce qu' il n' a pas
prévû les pieges qu' un concussionnaire
p284
lui tendoit ? Ha dieu quelle horreur !
En verité un magistrat integre, affable
et éclairé est un homme bien respectable.
Un plaideur tente auprès de son juge
la voye de la corruption, je ne
sçai qui dans le fond est le plus condamnable,
de celui qui hazarde la proposition,
ou de celui qui l' écoute. Un
homme qui marchande la justice, ne
la vendroit-il point, s' il étoit dans le
cas ? Mais finissons ce trop long épisode
sur la robe par ce dernier conseil. Vous
menace-t' on de vous faire juge, tremblez.
Vous menace-t' on d' un procès ?
Fremissez.
Chaque profession a ses devoirs,
et demande les qualitez particulieres
qui lui sont propres ; mais l' homme ne
s' étudie pas : et de-là viennent tant
d' embarquemens inconsiderez, qui
joints à la corruption générale dont
on ne travaille pas à se garantir, sont
la premiere cause des injustices que
chacun fait dans son état.
Il seroit inutile d' allonger une dissertation
sur tous les états differens qui
partagent les hommes, c' est à chacun de
nous à rendre compte du talent qui lui
a été confié. Par ce moïen on verroit
p285
toujours dans toute sa beauté le grand
ouvrage de la nature ; mais, ou l' on
abuse du talent qu' on a, ou l' on croit
en avoir qu' on n' a pas, voilà ce qui
gâte toute l' oeconomie. Que chacun
soit placé comme il doit l' être, et que
chacun tienne bien sa place, le bon
ordre sera rétabli.
Vous décidez sur votre état dans un
quart d' heure, et vous vous chargez
du poids du sacerdoce, de la magistrature,
du maniement des affaires ? J' admire
votre sécurité. Pour moi, je
tremble du parti que vous prenez si
rapidement ; je tremble pour l' autel,
je tremble pour le peuple ; je tremble
pour l' etat ; et si vous êtes mon parent
je tremble encore plus pour vous :
mais enfin, il est de l' ordre que toutes
les conditions soient remplies ?
J' en conviens, mais au moins commençons
par nous défier de nous-mêmes,
et connoissons-nous.
Je vous entends : vous voulez absolument
qu' on soit content de vous ;
vous vous rendez toujours de plus en
plus digne de votre emploi, vous en
connoissez tous les devoirs, et vous
en avez toujours le formulaire devant
les yeux ? à la bonne heure. Je sens
p286
comme je le dois le mérite de cette
disposition ; pratiquez, et j' admire :
mais vous voulez bien que je vous
ramene de la vie tumultueuse à la vie
privée ; ce n' est pas assez qu' au dohors
vous rendiez à la justice le brillant
que vous en recevez : soyez juste
dans votre maison, en tout tems,
avec toute personne ; c' est l' essentiel
de notre mission, et le point le plus
interressant pour nous.
Après la mort de feu m. Le premier
président De Lamoignon, on a dit de
lui qu' il n' étoit pas moins grand dans
sa maison de Baville sur un tribunal
de gazon, que quand à la tête du parlement
il prononçoit les oracles de
la justice. Un des plus polis ecrivains
du monde n' a pas crû pouvoir mieux
faire l' éloge des vertus, que j' ose appeller
domestiques, sur lesquelles la
justice est sensée présider toujours.
La plûpart de nos engagemens nous
font un devoir d' équité de ce qui n' est
souvent en soi qu' un devoir de bienséance
ou de politesse. Les marques
d' amitié, les bonnes actions sont toujours
ritoires ; mais telles ne sont
pas de nature à demander de nous une
observance indispensable dont néanmoins
p287
l' obmission devient criminelle
par rapport à nos engagemens et aux
circonstances particulieres.
Justifions la loi sur quelques chefs
dont les hommes tirent le motif de
leurs prévarications. On ne trouve écrit
en nul endroit jusqu' à quel point un
pere de famille doit porter son amitié
pour ses enfans ; on ne lui fait point
une loi de les élever de telle ou de telle
façon, de les établir à un âge déterminé,
ni à de certaines conditions. Dans
ce défaut d' explication, dans ce silence
de la loi, l' homme ne doit-il pas
venir au secours de la loi-même, s' en
rendre l' interprête, se dire tout ce qu' il
devroit sentir, et créer, pour ainsi dire,
au fond de son coeur un tribunal
de justice duquel il tire tous les principes
de sa conduite, non pour flatter
sa dureté, son aveuglement ou son
orgueil, mais pour remplir à la lettre
l' esprit de la loi et l' intention du législateur ?
On demande pourquoi il n' y a point
un genre de supplice designé pour les
parricides ? On répond que les legislateurs
n' avoient pas prévû qu' un parricide
pût être commis. Deme, si
l' on me demande pourquoi l' on ne
p288
trouve point de loi qui explique tous
les détails de ce qu' un pere doit à ses
enfans ? Je pons, qu' on a crû que la
religion, l' honneur et la nature les
expliqueroient assez, et suffiroient
pour servir de regle. Sur ce principe,
je crois qu' un pere qui sacrifie à ses
plaisirs ou à sa dureté ce qu' il doit à
l' éducation et à l' établissement de ses
enfans d' une façon convenable à sa
condition et à sa fortune, se rend personnellement
responsable de tous les
desordres dont il est la premiere cause.
Il est d' autres cas où la loi parle de
façon, que le texte même, si on le
prend mal, sert d' autorité à la prévarication.
Et le même principe toujours
régulier en soi conduit par une fausse
interpretation à l' injustice. Nous avons
une coutume qui permet aux débiteurs
de ne payer que cinq années d' interêt
d' une rente constituée, quandme
ils en devroient beaucoup plus, et qui
rend de nulle valeur un contrat de
rente qu' on n' aura point fait valoir
pendant quarante ans, ou qui anéantit
toute obligation sous seing si l' on a
passé trente ans sans en former la demande.
Il est certain que rien n' est plus
sage que cette loi. Il n' est pas à présumer
p289
qu' un créancier légitime passe
trente et quarante ans sans demander
la valeur de cette obligation et de ce
contrat. Il n' est pas plus naturel de
croire qu' un homme qui doit vivre de
ses revenus, en laisse écouler plus de
cinq années sans presser un peu le débiteur
trop morosif. L' esprit de la loi
a donc été d' empêcher la fraude, d' empêcher
qu' on ne fît valoir une piece
vicieuse ; et dans le cas des interêts,
qu' un nouvel heritier ne se trouvât
abîmé de dettes par l' inattention d' un
créancier morosif et d' un pere mauvais
nager. L' heritier nouveau, s' il
a les intentions droites, si vraiement
il n' a nulle connoissance de ce contrat
et de cette obligation, s' il ne trouve
point de pieces qui l' acquittent de tous
ces interêts demandez ; je le crois d' autant
mieux fondé à reclamer l' autorité
de la loi, et à opposer aux demandes
qu' on lui fait ce qu' on appelle en termes
de palais prescription, que le
créancier prétendu a été négligent à
contre-tems : peut-être même n' a t' il
pas de connoissance de ce qui s' est passé
entre les peres. Et combien est-il de
créanciers apparent qui intentent des
demandes dont ils connoissent la défectuosité ?
p290
Mais au contraire, si le débiteur se
reconnoît pour tel, s' il sçait que par
des pieces égarées ou par quelqu' autre
preuve soustraite il annulle un contrat
ou une obligation bonne en soi ; si lui-même
dérangé dans ses affaires, et
ayant obtenu d' un créancier indulgent
quelques délais, il abuse ensuite de sa
grace sous le prétexte de la loi qui permet
quelquefois d' opposer la prescription,
ne suis-je pas en droit de conclure
que cette même prescription
trouve dans le premier cas un fort honnête
homme, et dans le second un franc
fripon ?
L' injustice a ses degrés de corruption,
comme la vraie probité a ses délicatesses.
Je crois qu' une grande dureté
procede toujours d' un grand fond
d' injustice. Vous êtes porteur de deux
faits obligatoires sous signature privée ?
L' un est une lettre de change qui
de main en main a passé jusqu' à vous :
l' autre est le bail d' une terre. Vous
êtes obligé de vous faire payer de la
lettre au tems de son échéance ; si vous
ne faites pas de diligence dans les dix
jours, vous ne sçauriez en cas de non-payement
exercer de recours sur celui
qui vous l' a donnée. Donc vous ne blessez
p291
ni votre probité ni votre bonté d' ame
si vous agissez ; et vous manquez
absolument de prudence si vous n' agissez
pas.
J' ose avancer qu' il n' en est pas de
me des termes de payement exprimez
dans le bail d' une terre. Le proprietaire
qui fait saisir son fermier le
lendemain du terme, et qui le fait
vendre argent comptant pour parvenir
à un nouveau bail plus considerable
par le resiliement du premier, se
croira-t' il justifié aux yeux de Dieu et
des hommes sur ce qu' il étoit fondé en
titre ? Il est vrai qu' à la lettre on ne
peut pas qualifier cette action de friponnerie,
mais elle en approche très-fort.
Une telle dureté ne peut partir
que d' un homme injuste ; et des procedés
aussi indignes sont fort incompatibles
avec la vraie probité.
On a ramassé dans un livre des reflexions
fort judicieuses sur la fausseté
des vertus humaines. Gardez-vous bien
de ces bontés apparentes, que dans le
fond de votre coeur vous devez reconnoître
pour des injustices indirectes,
puisqu' elles sont le fruit d' une cupidité
condamnable. Votre voisin, celui
me qui vous regarde comme son
p292
ami, a une terre, une charge, une
maison, qui flatteroient votre insatiabilité ;
il tombe dans le besoin, il vous
reclame, vous le secourez ; mais par
des prêts redoublés, par des interêts
accrus vous faites plus qu' il ne conviendroit
aux siens ; vous laissez grossir
la dette assez pour le mettre hors
d' état de s' acquitter, et dans la ë de
pouvoir bien-tôt vous emparer prudemment
de ses fonds, prompt secours,
marques d' amitié, générosité
apparente, dont un motif pernicieux
fait un vice effectif.
Rien de plus libre que la plûpart des
contrats, mais cette prétenduë liberté
de contracter ne justifie pas toujours
toutes les clauses du contrat. Il en est
qu' on appelle inciviles, il en est de
captieuses ; les deux especes sont injustes.
Vous traitez avec un homme
pressé, vous profitez de sa situation,
et vous achetez son bien à un prix trop
modique ; vous contractez avec un
homme droit qui n' est pas grand connoisseur
en affaires, et qui incapable
de tendre des piéges, ne se garantit pas
de ceux qu' on lui tend. Vous glissez
adroitement une condition captieuse
qui vous prépare sur lui un avantage
p293
qu' il ne prévoyoit pas, et vous croyez
pouvoir justifier une subtilité si odieuse,
parce qu' elle est qualifiée par vos
pareils de prudence et d' habileté. Je
crois que c' est la prudence du serpent,
qui ne se cache que pour piquer. De
telles actions sont diamétralement opposées
à l' esprit de justice.
Dans les premiers siecles, la défiance
étoit un vice, ou tout au moins une
injure faite à autrui. Quelque tems
après ce ne fut plus qu' une petitesse
d' ame, aujourd' hui c' est une vertu.
Du moins usons de cette vertu bien
sobrement, n' en usons qu' en commerçant ;
et jamais en obligeant. Un homme
vraiement bienfaisant n' est jamais
la duppe d' un ingrat ; un honnête homme,
quoique prudent, est presque
toujours la duppe d' un fourbe.
S' il est permis de se défier de quelqu' un,
c' est sur-tout de ces dévots si
bien peints par La Bruyere. On voit
des hommes bâtir des eglises, fonder
despitaux, se ruiner en oeuvres
pieuses, et qui n' en sont pas moins
durs envers leurs débiteurs, moins artificieux
dans leurs procedures, moins
dangereux dans leur façon de contracter,
moins avides du champ voisin
p294
pour arrondir leur part, ou pour allonger
une avenuë : ils sont dévots , sont-ils
justes ?
Supposons pour un moment qu' il y
ait un petit coin du monde où regne la
justice ; si là quelqu' un s' avisoit d' avancer
qu' il est ailleurs une sorte
d' hommes magnifiques en tout, table
somptueuse, grands équipages,timens
superbes, gros jeu, et qui avec
tout cet étalage laissent mourir de faim
le creancier et le marchand ; dans le
monde juste ne prendroit-on pas pour
un fou celui qui hazarderoit une telle
proposition ? Cependant, quoi de plus
commun parmi nous ! Souffrons donc
qu' on se récrie hautement, et qu' on
nous reproche en face notre injustice,
ou faisons notre premier devoir de
payer nos dettes ; il faut opter.
Depuis combien de tems voit-on
languir à votre porte ce pauvre ouvrier ?
Vous lui devez vingt pistoles
qui sauveroient la vie à sa femme malade,
ou qui lui aideroient à marier
sa fille ; mais c' est un importun pour
vous, votre dignité vous met à l' abri
de ses poursuites : et comment les
craindriez-vous ? Ses memoires ne
sont pas arrêtez ; cependant quelqu' un
p295
de même trempe que vous, vous demande
cinquante pistoles, vous les lui
prêtez ; vous êtes charmé de votre
grand coeur, cette derniere action affichée
par vos soins aux quatre coins
de la ville vous tient lieu de lettres
patentes de générosité ? Mais vous ressemblez
à celui qui fait dorer les lambris
d' une mauvaise chaumiere, encore
n' est-il qu' un fou, et vous êtes
tout ensemble un fou et un malhonnête
homme. Votre générosité n' est
qu' apparente, elle est fausse et mal
placée, voilà la folie ; et quand vous
contrefaites le généreux, vous refusez
de payer vos dettes, voilà l' injustice
réelle. Que ne commenciez-vous par
être juste, peut-être vous aurois-je crû
vraiement généreux ?
Un homme vous parle de grandes
choses, il étale de grands sentimens,
la voye publique vous a prévenu en sa
faveur, vous l' admirez ? Il conte un
fait apocriphe, mais il jure en homme
d' honneur, et c' est pour vous un
article de foi. Si vous voulez garder
la bonne opinion que vous avez de
lui, tenez-vous en à ce qu' il montre
d' imposant, n' entrez pas dans les détails.
Il est la terreur de ses voisins, le
p296
tiran de ses vassaux, et ne paye ses valets
qu' à coups deton.
Sur quelques-uns le respect humain
fait ce que la vraie probité ne sçauroit
faire. La parfaite droiture de coeur est
bien rare ; mais aussi ceux qui ont quelques
nagemens à garder avec le
monde, n' arborent pas toujours l' étendart
de la friponnerie, de l' indignité,
de la vexation : de là vient que tel
dont le fond est gâté, ne laisse pas
de mériter en apparence une sorte
d' estime ; semblable à la fausse monnoye
bien surdorée. Si l' on sondoit, et
si l' on pesoit les coeurs comme une piece
d' or, combien s' en trouveroit-il de
faux, et combien d' honneurs entre
deux fers ? La vie privée est le creuset.
Je ne suis pas étonné qu' on trouve
tant d' alliage dans les vertus de l' homme.
La force du tempéramment, les
foiblesses de l' âge, la bizarerie de l' humeur,
la prévention, la misere, sur
tout celle qui est l' effet de la dissipation ;
tout cela compose cette étrange
bigarure qu' on voit dans les caracteres.
Prenons le bon des hommes, comme
l' abeille prend son miel sur les
fleurs ; laissons-en le mauvais, tendons
sans cesse à la perfection ; et si nous ne
p297
sçaurions y atteindre ; si nous restons
toujours un composé de bien et de
mal, du moins soions irréprochables
du côté de l' honneur. Si l' alliage s' étend
jusqu' à la droiture, tout le bon
s' évapore, et l' iniquité corrompt toute
la masse. Mille vertus ne sçauroient
compenser le faut de probité.
Si l' homme étoit aussi attentif à se
corriger qu' ingenieux à s' excuser, il
ne songeroit pas à justifier sa conduite
par des distinctions captieuses qui sont
évidemment fausses dans les cas mêmes,
ce qu' on appelle les plus grandes
foiblesses, sont vraiement les plus
grandes injustices. Je dis injustices,
non-seulement par rapport à Dieu,
mais encore par rapport aux hommes.
Un libertin, par exemple, séduit la
femme, la fille, la servante de son
ami, n' est-il coupable que de foiblesse ?
Et se servir du prétexte de l' amitié
pour corrompre la vertu, n' est-ce
pas un trait qui tient sa place parmi
les plus grands crimes ? Qu' on sçache
notre iniquité, ou qu' on ne la sçache
pas, elle est toujours la me ; il n' y
a que le scandale de plus ou du moins.
Vous mentez, vous êtes deshonoré.
Vous volez, vous êtes puni. Pourquoi ?
p298
C' est que cela ne s' appelle point
des foiblesses. Mais vous vous emparez
du bien de votre voisin par des iniquitez
colorées, par surprise, par subornation,
par des conseils empoisonnez ;
et vous passerez pour un habile
homme ?trompez-vous, vous êtes
un fripon, plus adroit et plus lâche
qu' un voleur de grand chemin. Quoi !
Vous enlevez à votre ami le coeur de
sa femme, l' honneur de sa fille ; vous
lui corrompez une domestique sage,
à qui il tient lieu de pere : et vous ne
passerez que pour un homme galant ?
Détrompez-vous ; vous n' êtes pas seulement
un pécheur, vous êtes encore
un malhonnête homme. Comment les
hommes peuvent-ils ajuster leur façon
de penser là-dessus avec la fureur
nous les voyons tous les jours quand
on leur enleve un laquais ?
Le mauvais état de vos affaires vous
détermine à épouser sans inclination ;
c' est une vieille peu ragoutante, ou
une jeune trop crédule ; et vous êtes
bien sûr de la mépriser et de la négliger
dès que vous aurez vuidé le coffre
fort. La fureur de votre passion vous
allie pour toujours avec celle dont le
nom et la fortune ne vous convenoient
p299
pas ; mais l' engagement vous dégoute
dès qu' il est devenu indissoluble ; et
cette pauvre personne est la duppe de
votre legereté, peut-êtreme de vos
reproches et de votre abandon, après
avoir été la duppe de vos sermens ? Ne
vous abusez pas, vous êtes pire qu' un
homme foible.
Je ne crois pas qu' on ne soit injuste
qu' en faisant ce qu' on ne doit pas faire,
je suis persuadé qu' on ne l' est gueres
moins en ne faisant pas ce qu' on
doit. Je trouve également condamnables
les actions criantes et les obmissions
essentielles dont le crime saute
aux yeux, comme de ne pas payer ses
dettes, ou de manquer à sa famille, à
son maître, à son roi.
Si nous comptons sur l' avenir, soyons
justes. Si par impossible tout finissoit
avec le tems, nous devrions encore
être justes, c' est le moyen le plus infaillible
de nous procurer l' estime et
l' amitié des hommes : enfin si nous
avons les premiers principes de la vraie
volupté, soyons justes : le moindre tort
que nous ferions aux autres empoisonneroit
tous nos jours ; et ce germe de
vertu que nous portons, que nous sentons
au-dedans de nous-mêmes, qui
p300
nous fait trouver par avance un paradis
ou un enfer, ne démontre pas mal
une divinité.
Je ne vous dirai rien sur ce qu' un
honnête homme doit à sa patrie et à
son roi ; tout le monde le sçait, tout
le monde le sent. Nous n' aimons pas
nos rois, nous les adorons ; et il n' est
point de françois qui ne s' expose à périr
de tout son coeur pour l' honneur de
la patrie. Si quelquefois un scelérat
ou un fou s' échappe, sa révolte ou sa
désertion le couvre par tout d' infamie,
et les lieux les plus reculés ne lui procurent
que le mépris et l' indignation
de ceux-là même dont il va mandier
le secours.
Soyez reconnoissant par devoir et
par amour propre, si vous ne l' êtes
pas par goût. Quel plaisir de baiser la
main qui vous a secouru ! Il n' en est
qu' un plus flatteur ; c' est de trouver
une occasion plus essentielle d' effectuer
votre reconnoissance ; mais ne
profitez pas de cette occasion seulement
pour vous débarrasser du ferdeau
que la reconnoissance impose aux
coeurs mediocres ; jouissez de cette occasion
dans toute la plénitude de la
volupté, et tous les momens de votre
vie.
p301
La corruption des tems a donà
la générosité tant de supériorité sur la
reconnoissance, que mille actes de reconnoissance
n' en valent pas un de générosité.
Soyez éternellement reconnoissant,
et ne croyez jamais vous être
suffisamment acquitté du bienfait reçu :
songez au contraire que si la fortune
vous interdit le plaisir d' être effectivement
généreux, votre reconnoissance
multipliée peut vous tenir lieu
de générosité.
Vous avez d' essentielles obligations
à un petit nombre de vrais amis,
qui n' ont pas rougi de s' opposer pour
vous au torrent de l' iniquité. Que de
soins, que de mouvemens en votre
faveur ! Ils vous ont ouvert leur maison
et leur bourse ; en un mot, tous
vos interêts, tous vos besoins sont
devenus les leurs. Ha ! Si vous avez
le coeur droit, quelle doit être la durée
et la vivacité de votre reconnoissance !
Mais la fortune toujours contraire
ne vous laisse que des sentimens,
et avec les plus loüables desirs et l' attention
la plus délicate, votre reconnoissance
est toujours stérile ; on est
me en droit de douter si vous
en avez, parce que vous êtes dans
p302
l' impossibilité de la marquer par des
faits ; belle matiere à résignation.
Vos affaires viennent de changer
de face : peut-être devez-vous cette
volution de fortune à votre patience
dans les disgraces, et à l' esprit d' équité
qui vous domina toujours ? Vîte,
profitez des momens, ils sont
bien chers et bien précieux pour vous ;
devinez et prévenez tout ce qui peut
faire plaisir à ceux qui vous ont obligé,
fournissez à ceux qui vous reclament
les mes secours que vous
avez reçûs de ceux que vous avez reclamez.
Bien loin de faire dire de vous
que les honneurs changent les moeurs,
épuisez à l' égard de vos bienfaiteurs
tout ce qu' ils doivent attendre de
l' homme le plus reconnoissant, et soyez
à l' égard des autres, généreux ; mais,
si j' ose le dire, genereux jusqu' à la
prodigalité. Quand on a été plus malheureux
qu' on ne devoit l' être, on ne
sçauroit devenir trop généreux. Souvenez-vous
toujours que la reconnoissance
et la générosité sont les articles
secrets, et les conditions tacites de votre
racommodement avec la fortune.
Tels sont les droits de la vertu, que
tôt ou tard elle est recompensée, fût-ce
p303
par miracle : ils ne sont pas nouveaux
en faveur des ames d' un ordre
supérieur. Je n' ai rienqui m' ait plus
touché, ni qui m' ait tant fait sentir
le mérite de la générosité et de la réconnoissance,
qu' un évenement presque
miraculeux dans l' histoire de
François Premier par Varillas : je
doute qu' on le lise, sans adorer la
providence, sans esperer en elle, et
sans respecter autant qu' on le doit
les hommes vraiment vertueux.
Guillaume Du Belley Marquis De Langey
rite bien par les services importans
qu' il a rendus à l' etat d' être
placé parmi les hommes illustres. Intrepide
dans la guerre, faisant honneur
aux plus grands postes, consommé
dans les négociations les plus délicates,
vertueux pour la seule vertu,
aussi magnifique dans les actions sourdes
que superbe dans celles qui demandoient
de l' éclat : tel étoit M De Langey.
Reconnoissons le doigt de Dieu
dans ce qui lui arrive, et devenons à
cet exemple plus genereux et plus reconnoissans.
Voici ce que dit Varillas.
" la seule commission expediée à
propos fut celle de Langey etc. "
p310
cet évenement ne me laisse plus rien
à dire de la reconnoissance et de la génerosité :
il en fait l' éloge, il en donne
l' exemple, il en impose la loy. On y
reconnoît même l' abregé de toutes
les vertus ; grandeur d' ame, justesse
d' esprit, sage confiance, sage précaution,
zele ardent pour sa patrie, fidelité
inviolable pour son roi ; tout cela se
trouve dans unme trait.
p311
Je vais approfondir par le portrait
d' un grand homme l' impression que
je crois avoir commencé de faire sur
vous par le détail d' une grande action.
Je ne sçai rien de mieux pour former
le caractere d' un jeune homme
que de lui mettre souvent de grands
modeles devant les yeux. Les exemples
touchent plus que les maximes.
Il est vrai que rien ne seroit plus propre
à porter à la vertu que les maximes
de Marc-Antonin, si l' on ne trouvoit
encore un plus puissant motif dans
ses exemples. Lisons sans cesse les reflexions
morales de ce grand empereur ;
mais lisons et relisons en me
tems tous les traits de sa vie : en
voici quelques-uns qu' on me permettra
de rapporter ici ; j' aime a ramasser
tout ce qui peut inspirer du goût
pour les vertus dont je demande la
pratique. Malheur à nous, si après
avoir médité Marc Antonin, nous ne
sommes ni plus justes ni plus reconnoissans,
ni plus généreux.
Marc-Antonin étoit constant et modeste,
grave et complaisant, clement
et juste, aussi indulgent pour les autres
que severe pour lui-même, insensible à
la vaine gloire, inébranlable dans les
p312
desseins qu' il formoit toujours après y
avoir bien pensé, et jamais par passion
ni par caprice, ennemi des flatteurs,
pieux sans affectation, modeen toutes
choses, toujours égal, toujours le
maître de lui-même, toujours soumis à
la raison, incapable de déguisement,
toujours en garde contre l' amour propre,
jamais ni impatient ni inquiet,
très-prompt à pardonner les plus grandes
fautes quand elles ne regardoient
que lui seul, et inexorable quand la
derniere nécessité, c' est-à-dire, l' interêt
du public, le forçoit à les punir.
Il avoit toûjours en vûe le bien de
l' etat en tout ce qu' il faisoit, et jamais
ni son plaisir ni son interêt, ni sa
gloire particuliere : enfin, il suivoit
en tout la justice et ne disoit jamais
que la verité.
On ne sçauroit lire le discours que
Marc-Antonin fit à ses principaux
officiers aux approches de la mort,
sans être tendrement touché, sans être
me édifié. On y découvre toute la
force de son esprit, toute la grandeur
de son ame, tout son goût pour la justice,
et le desir dévorant qu' il avoit
d' inspirer ce goût à son fils, qui trop
jeune encore pour profiter des leçons
p313
d' un si digne pere, négligea même
d' imiter ses exemples, et devint un
composé monstrueux de tous les vices.
Enfin, celui qui nous a fait le beau
présent de la vie de Marc-Antonin,
ajoûte, qu' il mourut, laissant un regret
infini à ceux de son siécle, et un
souvenir éternel de sa vertu à la postérité...
il sembloit que la gloire, que
la félicité de l' empire, que tout fût
mort avec Antonin. Les uns l' appelloient
leur pere, les autres leur frere ;
ceux-ci leur vaillant capitaine, ceux-là
leur bon empereur, leur prince
prudent, sage, et le modele de toutes
les vertus ; et ce qui est très-rare
parmi tant de milliers d' hommes qui
lui donnoient tous des loüanges différentes,
il n' y en avoit pas un seul
qui ne t la verité. Le sénat et le
peuple l' adorerent avant même que ses
funerailles fussent achevées, et comme
si c' eût été peu de chose que de
lui élever une statuë d' or dans la chambre
julienne, et de lui décerner tous
les honneurs divins, on déclara sacrileges
ceux qui n' auroient pas dans
leur maison, selon leur fortune, ou
un portrait, ou une statuë d' Antonin.
CHAPITRE 6
p314
s' attendre à l' iniquité des hommes et aux
caprices du sort. Du trop d' attache aux
richesses. De la modération dans le desir
de faire fortune. Du choix d' un état de
vie. De la dissipation ; du bon usage du
crédit, de l' autorité et du bien. Conserver
de la fermeté dans les disgraces.
il est bien peu d' Antonins dans le
monde. Préparons-nous de bonne
heure à l' iniquité des hommes, et attendons-nous
aux caprices du sort, si
nous ne voulons pas être les duppes des
évenemens. La fortune est une folle,
passons-lui ses extravagances. Il est un
peu plus difficile de s' accoutumer à
l' injustice ; mais plus nous souffrons de
l' iniquité, plus il est doux de ne la pas
commettre.
Si nous sommes bien nez, nous restons
persuadez jusqu' à vingt ans qu' il
n' y a pas un malhonnête homme sur
la terre, et parce que nous avons été
mieux élevés que le commun des hommes,
nous nous figurons que notre
p315
bonheur croîtra toujours. Ces deux
préjugez sont bien flatteurs. Pourquoi
faut-il qu' ils soient faux ? De si douces
erreurs ne nous séduisent pas long-tems.
à peine notre âge avance que
nous nous embarquons imperceptiblement
dans un genre de vie dont les
détails nous exposent à devenir presque
toujours la victime de la dureté,
de la cruauté, de la trahison, des
faux jugemens, en un mot, de toute
l' iniquité, ou du moins de la bizarerie
des hommes, et de tous les caprices de la fortune.
Amassez en chemin faisant et par
précaution, assez de bon esprit, assez
de vertu, pour pouvoir un jour
vous familiariser avec la patience ; le
tems viendra que vous en aurez besoin.
Cette prophétie n' est pas réjoüissante,
mais elle est vraie. Je souhaite
pourtant que l' experience ne vous en
convainque pas, et que la patience qu' il
est toujourscessaire d' acquerir, soit
pour vous une vertu de surabondance.
Si jamais l' injustice renverse vos
projets, empoisonne votre mérite,
vous pfere d' indignes concurrens ;
si elle entame votre patrimoine, si
elle attente à votre réputation, à votre
p316
honneur, vous vous sçaurez bon
gré d' avoirdité par avance sur l' iniquité
des hommes et sur l' inconstance
de la fortune. Il n' y a que les malheurs
imprévûs, et ausquels on pouvoit
naturellement ne se pas attendre,
qui puissent déconcerter l' homme fort
et prudent ; prévenez cette surprise,
faites par prévoïance provision de fermeté ;
que la réflexion supplée à l' expérience.
Les coups prévûs blessent
moins.
Comment concilier deux maximes
également sages qui paroissent contradictoires ?
Se préparer à ne trouver
presque point de justice dans le monde,
et penser bien d' autrui : rien de
plus facile. Pensons mal des hommes
en général, pensons bien de chaque
homme en particulier.
En effet nous ferions de la prudence
une vertu monstrueuse, ou plûtôt un
vice affreux, si elle nous portoit à nous
défier tellement de tous les hommes,
que nous craignissions toujours de
trouver dans chacun d' eux un chant
homme, un traître, un fripon ; nous
ne sçaurions nous former une telle idée
sans détruire les principes et du christianisme,
et de notre propre bonheur.
p317
Nous sommes donc interessez pour le
tems et pour l' avenir à penser bien de
ceux avec lesquels nous avons à vivre ;
et si les jugemens que nous en portons
sont faux, que ce ne soit que pour leur
être trop avantageux ; mais en même
tems attendons-nous à trouver dans le
monde peu de bonne foi, peu de probité,
peu de désinteressement, peu de
rité, peu de justice.
Ce sentiment que nous devons avoir
du monde en général, porte un grand
fruit quand nous souffrons une iniquité ;
mais il demande un tempéramment,
c' est de ne nous pas faire souffrir
par avance de l' idée d' une injustice
que nous n' essuyerons peut-être
pas. Vous ne sçauriez montrer plus
de petitesse d' ame qu' en vousfiant
de tout le genre humain, vous ne sçauriez
montrer moins d' esprit qu' en vous
fiant à tout le monde.
Si vous êtes bien convaincu que la
probité et la bonne foi ne sont plus les
vertus favorites des hommes, vous ne
serez point désolé quand on vous jera
un mauvais tour : mais je crois
cet homme-là le plus honnête homme
du monde ? Mais je le croïois mon
ami, mais il étoit mon parent, et mon
p318
proche parent ? Tout cela peut servir
à justifier votre confiance ; mais enfin
pensez une bonne fois pour toujours
que chez la plûpart des hommes l' interêt
est au-dessus de tout sentiment
d' amitié, de parenté, de probité.
Je vous trouve dans la consternation ;
qu' avez-vous ? On vous a manqué de
parole, on vous a juré le faux, on
vous a supplanté dans vos vûes au moment
me qu' on vous promettoit de
les seconder ? Souffrez patiemment,
et ne vous plaignez que de vous-mêmes
d' avoir crû que les hommes étoient
vrais.
Un créancier vous presse ; cependant
il regorge de bien, et il vous
sçait dans une crise affreuse : si vous ne
le païez promptement, vous allez rir.
Déja les diligences se multiplient,
meubles, immeubles, tout lui convient ?
Vîte, empruntez, vendez, s' il
le faut, et le satisfaites sans murmurer.
Il est riche et dur, c' est l' usage.
Quoi, vous soûpirez pour un procès
perdu ! Je conviens que vous ne
deviez pas le perdre : on vous a fait
une injustice criante de deshonorer votre
terre à propos de rien quand vous
aviez fourni des titres incontestables.
p319
Il sautoit aux yeux que vous ne deviez
rien de la somme à laquelle vous êtes
condam: on vous devoit des éloges,
et l' on vous blâme d' avoir protegé votre
parent, votre ami, votre voisin,
votre domestique. Vos juges vous
promettoient merveilles ; mais enfin,
une belle femme a séduit votre rapporteur.
Et de quoi soûpirez-vous ?
Que n' appreniez-vous à perdre à propos,
c' est un gainr ; que n' évitiez
vous de plaider à quelque prix que ce
pût être ; et si le mal étoit inévitable,
que ne vous attendiez-vous à l' iniquité,
vous ne soûpireriez pas.
De toutes les injustices ausquelles
nous sommes en butte, il n' en est
point qui coute plus à digerer que celle
que nous souffrons de la part des hommes
sur qui nous avions le plus de droit
de compter. Plus la main qui frappe est
chere, plus le coup est sensible ; et tel
est le malheur de la condition humaine,
que ce qui devroit nous procurer
les plus grandes douceurs de la vie,
est souvent la source de nos chagrins
les plus cuisans. La femme la plus vertueuse
ne trouve pas toujours un mari
raisonnable, l' époux complaisant et attentif
n' est pas toujours le plus aimé,
p320
le pere le plus tendre travaille souvent
pour de mauvais sujets, et l' ami le
plus fidele trouve quelquefois qu' il ne
s' étoit attaché qu' à un inconstant ou à
un ingrat. Dans tous ces cas, recourez
à la résignation, armez-vous d' une patience
le, voilà l' antidote : mais
faut-il souffrir par précaution d' un
mal qui peut ne pas arriver ? Non, je
viens de le dire. Que faut-il donc ?
S' attendre à tout, et ne rien craindre.
Il n' est pas décidé ce qui mettra votre
patience à de plus rudes épreuves,
ou l' iniquité des hommes, ou l' inflexibilité
du sort. Poursoudre la question,
il faudroit sçavoir la qualité
de l' injustice, le dégré de malheur, et
quelle est votre propre disposition :
d' ailleurs, il est une infinité d' évenemens
l' injustice des hommes produit
les disgraces de la fortune ; que celui-là
est à plaindre sur qui le malheur et
l' injustice s' acharnent comme de concert !
Quand l' un et l' autre semblent
se ünir pour travailler à votre désolation,
il ne vous importe guéres
de sçavoir qui des deux y a le plus ou
le moins de part. N' usez pas la force
qui vous reste en vaines considerations,
en méditations séches, stériles et accablantes.
p321
En des cas moins pressans, et
quand vous n' aviez qu' un ennemi à
combattre, je vous ai conseillé la résignation
et la patience ; ici vous en avez
deux, et j' ai deux remedes à vous proposer :
tandis que la crise dure, ditez
la belle maxime d' Horace, (...) ;
et si l' on met votre patience à
trop d' épreuves, fortifiez-la par cette
flexion si consolante dume auteur, (...).
Si la fortune ne s' est point encore
attachée à vous persecuter, si vous
n' en avez essuïé que quelque bizarerie,
qui ne suffise pas pour vous faire
conclure que vous êtes né vraiement
malheureux, vous regarderez comme
le plus grand malheur de votre vie la
premiere injustice que vous aurez à
soûtenir ; c' est une erreur, et c' est l' erreur
de votre probité, qui croyoit la
probité commune. Détrompez-vous
par la réflexion, avant que d' être obligé
de vous détromper par l' expérience ;
ne croyez pas être souverainement
malheureux, parce que vous
souffrirez plus d' une injustice, songez
que c' est une condition presque nécessaire
de l' humanité, ne croyez pas
non plus être l' homme du monde le
p322
plus à plaindre, parce qu' il arrivera
quelque dérangement dans vos biens.
Un incendie, un débordement, des
années steriles, la perte d' un procès,
la suppression d' une charge, la mort
d' un patron, de grandes maladies,
voilà des revers et des malheurs :
mais avez-vous dû vous attendre en
cette vie à une félicité fixe et complette,
détrompez-vous ; le monde n' est
le paradis terrestre que pour une très-petite
poignée de gens qui payeront
peut-être bien cher un jour les délices
de leur pélerinage, et d' ailleurs, dans
ce monde, combien de millions d' hommes
cent et cent fois plus malheureux
que vous !
Il est des revers de fortune de tant
d' especes, que vous ne sçauriez les éviter
tous ; et il n' est point d' homme
qui ne soit la dupe de l' idée qu' il se
forme du monde en y entrant. D' abord
on ne marche que sur des fleurs,
tout rit, tout est beau ; on attend d' une
charge, d' un employ, d' une alliance
l' agrément de mener une vie qui
pour devenir plus rangée n' en sera pas
moinsjouissante. Un état plus indépendant,
plus brillant, une fortune
plus arrondie, des plaisirs plus
p323
rs, plus reglés, plus innocens, tout
cela vous tente et vous séduit. Mais
en vous affranchissant d' une espece de
dépendance, vous n' avez pas pensé à
celle dont vous alliez vous charger ;
vous ne regardiez que dans un point de
ë fort éloigné les soins de votre ménage,
les amertumes de cet emploi,
les peines de cette charge ; vous n' avez
point compté sur la diminution
que pourroit souffrir votre fortune
par vos propres folies, par une
augmentation nécessaire depense,
par la révolution des choses, par
les élemens, par vos malheurs, par
l' iniquité des hommes : enfin, des chagrins
réels prennent la place de vos
esperances chimeriques, et vous souffrez
d' autant plus vivement, que vous
vous êtes plus lourdement trompé dans
votre calcul. Vous souffririez moins,
si l' on vous avoit accoutumé à compter
juste.
Ce ministre vous ouvre son cabinet,
et il vous promet mille bons offices ;
la mort vous l' enleve dans le tems
qu' il alloit effectuer ses promesses,
peut-être me le voyez-vous ne vous
aimer plus : vos défauts ou vos ennemis
vous ôtent sa bienveillance. Ce
p324
pere qui fut peut-être le meilleur pere
de son siécle, et par un juste retour,
le pere le plus tendrement aimé ; pere
sur la vieillesse duquel vous aviez fait
de si loüables projets de respect et de
reconnoissance ; la fortune lui devient
contraire, ou un mal contagieux va
vous l' arracher. Ce fils unique est le
premier motif de vos soins, et le seul
objet de votre esperance ; il se tourne
au mal, ou vous le perdez quand vous
en aviez besoin pour vous soûtenir. Ce
proche parent étoit devenu votre ami
intime : heureux et rare évenement
dont j' ai pourtant vû plus d' un exemple !
Vous n' aviez ensemble qu' un
coeur, qu' un esprit ; la conformité de
vos sentimens et de vos manieres étoit
un garant infaillible que vous vous aimeriez
jusqu' au tombeau ; et ce terme
paroissoit fort éloigné pour vous qui
étiez jeunes l' un et l' autre ; la fiévre
vous le ravit, et il ne laisse qu' un fils
qui craint de vous connoître, ou une
veuve qui vous persecute. Que d' amertumes
au lieu des douceurs que vous
attendiez !
La perte de nos proches est une perte
irréparable : dès-là elle peut nous causer
une douleur bien sensible ; mais
p325
quand vous serez dans le cas, souvenez-vous
de ce beau mot : il n' y a
qu' une premiere mort, non plus qu' une
premiere nuit, qui ait mérité de l' étonnement
et de la tristesse.
Je sçai que le chagrin de perdre notre
parent ou notre ami, peut devenir
plus vif par les circonstances particulieres.
L' âge peu avancé qui ne nous faisoit
pas prévoir un accident si funeste,
ces secours de toute espece sur lesquels
nous comptions, ce commerce de sentimens
délicats qui nous est interdit
pour toujours ; que de malheurs dans
unme malheur ! Mais n' ai-je point
tort de proposer aux hommes, comme
un des plus grands malheurs de leur
vie, la mort de leurs proches, de leurs
amis ? Ce sentiment est-il donc le sentiment
général ? Non, la plus légere
perte que nous souffrons dans nos biens,
nous jette dans une plus grande consternation
que la mort de notre ami.
Pourquoi cela ? Chez la plûpart des
hommes la bonté du coeur est une foiblesse,
l' esprit d' interêt est une vertu.
Laissons vivre les hommes à leur
fantaisie, plaignons-les, et corrigeons-nous ;
connoissons la valeur des choses,
pesons tout, non au poids de la
p326
cupidité, mais dans la balance de la
justice, mais selon les regles de la
raison. Consultons en tout la prudence,
non cette prudence fausse qui s' empare
du bandeau de la fortune pour
nous fermer les yeux ; mais la prudence
chrétienne et raisonnable qui nous
apprend à nous procurer et à nous conserver
les besoins de la vie, sans nous
rendre insensibles à ceux d' autrui ; qui
nous apprend à prévoir les disgraces,
à conntre nos vrais avantages, et à
moderer nos desirs.
Vous souffrirez bien moins de l' iniquité
des hommes et des révolutions de
la fortune, si vous n' avez qu' un attachement
raisonnable aux richesses.
Que l' avare en fasse son dieu, cela est
juste ; mais que le goût outré pour le
bien infecte presque tous les hommes,
c' est ce que j' ai peine à concevoir. Garantissez-vous
de cette erreur que j' ose
nommer une véritable hérésie en fait
de morale et de raison ; prevenez cet
abus par des réflexions judicieuses. Un
peu plus d' argent n' est pas un moyen
aussi sûr, à beaucoup près, pour devenir
heureux, que de sçavoir modérer
ses desirs. Vous parviendrez à sauver
votre coeur, si vous sçavez sabuser
p327
votre esprit. N' oubliez point ces trois
maximes : ce qui est desiré, est toujours
plus agréable que ce qui est possedé :
un homme qui ne desire point
une chose n' est pas moins heureux que
celui qui la possede : rien de mortel
pour un coeur immortel.
Ajoutez à cette reflexion celle d' un
auteur trés-délicat. Il dit au sujet du
mauvais raisonnement.
à l' avare il peint l' opulence etc.
L' attachement trop vif aux richesses
est de toutes les passions la plus honteuse,
la plus tyrannique et la plus
nuisible à celui qui en est possedé ; c' est
le vice le plus deshonorant, et celui
qui conduit à plus d' injustices. Il marque
tout-à-la-fois un caractere de bassesse
et d' inhumanité ; il nous fait
souffrir nous-mêmes, et nous porte à
faire souffrir les autres ; il nous prive
du plaisir de joüir, il nous livre au
trouble, à l' agitation, à l' inquiétude ;
en un mot, il a presque tous les traits
de l' infâme avarice. Sur tout souvenez-vous
que toute action qui n' est
qu' équivoque pour un prêteur usuraire,
p328
est un crime effectif pour un honnête
homme ?
Comparez un moment le trésor d' un
homme sage au trésor d' un harpagon .
L' un avec peu est toujours riche,
l' autre est toujours pauvre au milieu
de l' abondance ; l' un est toujours
égal, toujours tranquille, toujours
noble et liberal ; l' autre est toujours
agité, toujours allarmé, toujours
consu de frayeurs et de craintes,
desirant toujours, ne joüissant jamais,
toujours emprisondans sa turpitude
comme dans un cachot noir,
il se refuse l' aumône à lui-même ;
l' un est toujours heureux, l' autre toujours
malheureux. C' est donc le jugement
sain, le bon esprit, le bon coeur ;
en un mot, c' est la sagesse, et non le
plus de bien, qui nous procure par la
tranquilité de l' ame la véritable abondance,
le vrai bonheur, et les vrais
plaisirs.
J' ose appeller La Bruyere l' evangeliste
de la probité et de la raison,
je ne citerai qu' un seul de ses traits
sur les faiseurs de fortune. Il y a, dit-il,
des ames sales, paitries de bouë et
d' ordure, éprises du gain et de l' interêt
comme les belles ames le sont
p329
de la gloire et de la vertu, capables
d' une seule volupté, qui est celle d' acquerir
ou de ne point perdre, curieuses
et avides du denier dix, uniquement
occupées de leurs débiteurs, toujours
inquietes sur le rabais ou sur le
décri des monnoyes, enfoncées et
comme abîmées dans les contrats, les
titres et les parchemins. De telles gens
ne sont ni parens, ni amis, ni citoyens,
ni chrétiens, ni peut-être des hommes.
Ils ont de l' argent.
Au contraire, voyez cet homme cité
par tout pour un homme fort, pour un
homme sage : il n' est pourtant que raisonnable,
et vous pouvez l' imiter. Le
tonnerre a foudroyé un pavillon de son
château, la mortalité a dépeuplé sa bergerie,
la grêle a moissonné ses guerêts ;
il se console de ce qu' il a perdu, par
ce qui lui reste ; et loin de faire un procès
aux élémens, aux accidens, il moralise
avec ses amis, et se réjoüit en
moralisant. Il s' étoit accoutumé à méditer
sur l' inconstance de la fortune,
il s' étoit préparé aux événemens, fruit
merveilleux de la réflexion.
Entrez dans la maison de ce vieux
citadin. De la cave au grenier, tout
est coffre-fort chez lui ; il n' a jamais
p330
sçû offrir un verre d' eau à personne ;
mais s' il est incapable de faire du bien,
il est en place à pouvoir nuire. Il est
sans enfans, il a trente mille livres de
rente : tout vieux qu' il est, il a de la
santé ; cependant il est abîmé dans la
douleur, toute la ville le complimente.
Quel est donc le grand malheur qui
fait trembler pour sa vie ! Il lui est
mort un cheval de carosse de vingt-cinq
écus. Image naturelle de l' avarice,
mieux peinte encore dans ces vers de
Monsieur De La Motte.
Montre-nous l' avarice etc.
Quand on a été une fois vaincu par
l' avarice, on ne peut jamais sortir de
ses fers ; c' est un contrepoids au rite
qui fait pancher la balance. Ce vice
seul suffit pour faire tomber dans le
ridicule des gens qui se feroient distinguer
par de bonnes qualités.
L' homme moins vicieux que l' avare,
mais toujours né petit, murmure pour
un verre cassé. L' homme né grand supporte
avec tranquillité une perte considérable.
p331
Le premier ne demande
point aux hommes de la délicatesse
dans les procedés, pourvû qu' ils le
laissent dans sa petitesse, et qu' il ne
soit point en butte à leur injustice ;
il a moins de plaisirs, mais il souffre
moins. Le second, qui a vû brûler sa
maison de sang froid, est inconsolable
de ce que son ami ne lui a pas tenu
parole. Que n' étudioient-ils le monde ?
L' ame manque à l' un, l' usage à
l' autre ; ni l' un ni l' autre ne sont ou
tout-à-fait heureux ou tout-à-fait malheureux.
Celui-là est presque toujours tout-à-fait
heureux, qui pénétré de bonne-heure
des sages conseils d' Horace, sçait
s' éloigner du tracas des affaires, et cultiver
en paix le champ de ses ayeux,
qui sçait se croire assez richement
meublé en revoïant sur sa table la saliere
à l' antique que son pere lui a
laissée comme un monument précieux
de la modération des premiers tems ;
qui sçait mépriser l' inutile et joüir
du nécessaire ; et content avec un
bien médiocre, voit à l' abri de la tranquilité
et du desinteressement tous les
naufrages qui se font sur la mer orageuse
de la fortune. Grands postes,
p332
biens immenses, les hommes vous souhaiteroient-ils
avec tant d' empressement,
s' ils étoient capables de cette
disposition intérieure, qui procure tout
ensemble la satisfaction, le repos et la
reté ?
Le chêne ambitieux, etc.
Dans la médiocrité on se regle, on
se mesure, on se contient, et les grandes
richesses conduisent ordinairement
à la pauvreté. Cette médiocrité est
d' un grand prix pour ceux qui connoissent
la valeur et l' usage des choses. Je
ne sçais qu' un plus grand bien, c' est la
modération des desirs.
avoir joüir de ce qu' on a, etc.
Ce grand roi, le modele de tous les
rois, ce souverainement honnête
homme, autant le pere que le maître
p333
de ses peuples, Henry Iv avoit le
coeur droit et l' esprit juste. Du faîte
des grandeurs, qui l' embarrassoient
pourtant moins qu' un autre ; il faisoit
l' éloge de cette heureuse médiocrité :
il trouvoit heureux le gentilhomme,
qui avec dix mille livres de rente sçavoit
vivre loin de la cour. Que cette
flexion est judicieuse ! Prenez-en
l' esprit. Henry Iv plus soldat et plus
vainqueur qu' Alexandre, n' en étoit pas
moins le plus pacifique et le plusbonnaire
de tous les princes. Il avoit
aussi tout l' esprit du monde, et on ne
sçait lequel l' emporte de ce qu' il a dit,
ou de ce qu' il a fait. Ha ! Qu' il pensoit
bien, mais il parloit en grand roi. Diminuez
quelque chose des dix mille livres
de rente, vous garderez les regles
de la proportion.
Heureux, disoit Quinault, etc.
Je ne prétends pas pourtant nuire à
l' émulation ; mais enfin quand on est
guéri des grandes passions, et revenu
p334
de l' étourderie ; quand le coeur est libre,
et que la raison est dans tout son
plein, quand on réflechit solidement
et qu' on connoît toute la valeur de
l' indépendance, ha que l' ame est tranquille,
que les jours sont beaux, que
les nuits sont douces, que la vie coule
legerement ! Je suis persuadé que c' est
à cette tranquillité interieure que l' abbé
Regnier a dû le plaisir de joüir de
toute sa santé et de tout son esprit,
me au-delà de quatre-vingt ans.
Soumis aux loix, etc.
p335
Ces maximes sont admirables ; elles
ne dispensent pas pourtant les peres
de famille, moins libres que l' abbé
Regnier, de tout ce qu' ils doivent à
leurs enfans. Je suppose ces devoirs
sagement remplis, mais l' homme devenu
tout-à-fait maître de lui-même,
doit devenir peu à peu maître de ses
mouvemens. Il doit commencer par
en émousser le corrosif , et s' élever par
degrez jusqu' à des objets dignes de
ses reflexions. Parvenu à cet état heureux
et paisible, combien trouve-t' il
à plaindre ces coeurs tumultueux, toujours
inquiets, toujours agités, à qui
la religion, la raison, la paix intérieure
et le bon esprit paroissent des
chimeres.
Celui qui n' est que malheureux, peut
ne l' être qu' en partie, et ne l' être pas
toujours ; mais les évenemens n' ajoûtent
gueres aux malheurs de l' avare. Il
ne laisse rien à faire à l' injustice des autres,
ni aux revers de la fortune ; il
porte au fond de son coeur les premiers
principes de toute disgrace, de
toute iniquité ; iniquité, dont il se punit
lui-me, puisqu' il est tout-à-la-fois
l' auteur et l' executeur de son supplice.
Son ame de boue lui fournit
p336
cent fois par jour de nouvelles causes
et de nouveaux moyens de souffrir.
Je n' ai point d' assez vives couleurs
pour bien peindre l' avarice. Heureux
si je vous ai fait sentir que par ce vice
vous seriez toujours malheureux, toujours
deshonoré. Dès que vous n' aimerez
le bien que pour en faire un
honnête usage, vous n' en souhaiterez
l' accroissement qu' avec modération.
Si l' injustice, si les revers, si
des malheurs domestiques ont déran
vos affaires, si vous n' avez pas trouvé
dans vos successions le bien que
vous en attendiez, mettez vos talens
en oeuvre ; profitez du crédit de vos
patrons, je le veux bien, et je vous le
conseille ; mais souvenez-vous toujours
que la fortune n' est qu' une capricieuse.
Tout ce qui porte ce caractere,
ne merite pas un grand attachement.
La fortune même dans sa bonne
humeur n' est auprès de la modération
des desirs que ce que les coquettes et
les folles sont auprès des femmes raisonnables.
L' honneur et la sagesse imposent de
grandes restrictions au desir de faire
fortune. Les conditions paroissent dures ;
mais dans le vrai rien ne doit être
p337
pénible quand il s' agit de réprimer la
vivacité d' un desir aussi dangereux.
Tout bien qui vous expose au murmure
interieur de votre ame, à la critique
des censeurs, et à sentir l' amertume
des revers, n' est qu' un bien apparent.
Tâchez de faire fortune : mais
soyez toujours consolé si vous ne la
faites pas ; toujours gracieux, toujours
bienfaisant si vous la faites ; toujours
infiniment délicat sur les moyens ;
infiniment circonspect dans l' action.
Quoi de plus propre à vous consoler
de ne pas obtenir ce qui vous est
, que de voir accorder à cent faquins
ce qu' on ne leur doit pas. Mais
aussi c' est un plaisir bien flateur pour
un ministre, que de réprimer l' avidité
d' un insatiable pour rendre un honnête
homme heureux.
Si toutes réflexions faites, et faites
judicieusement, vous prenez le parti
de vous embarquer, choisissez le meilleur
vaisseau, attendez le vent favorable,
mettez à la voile, voguez ; mais
en route ne perdez jamais de vûe la
carte du vrai honneur. Il vaudroit mille
fois mieux perir dans le port, que
d' aller briser contre les écueils de l' avidi
et du gain sordide. Souvenez-vous
p338
ici de ce que j' ai dit dans le chapitre
précedent sur le parti de la robe.
La fortune de la guerre est sans contredit
la plus belle de toutes. Si les perils
sont plus grands et plus fréquens,
la gloire qui en resulte les surmonte ;
et tout est possible à l' homme d' honneur,
qui aime autant qu' il le doit sa
patrie et son roi. Il n' est question que
de sçavoir exposer sa vie, et d' allier
la prudence à la valeur. Si vous parvenez
aux grands honneurs et aux
grands biens, sçachez jouir des uns
avec modestie, des autres avec bonté.
Tout persuadé que je suis que le métier
de la guerre est de tous les moyens
celui qui supplée le plus honorablement
au défaut de patrimoine, je ne
vous conseille d' embrasser ce parti
qu' autant que vous vous sentez l' inclination
et les dispositions necessaires
pour le succès. Tous les hommes ont
une vocation. Si on se sent le talent
qui lui est propre, et qu' en soi la vocation
soit louable, on doit s' y livrer.
L' honnête homme trouve des ressources
dans la plume comme dans l' épée.
Tout état où l' on brille a de grands
agrémens, et fournit des ressources au
rite.
p339
Mais prenez garde de vous tromper
dans l' idée que vous vous faites, et de
votre vocation à un état de vie, et des
talens que vous vous supposez pour
en remplir éminemment les devoirs.
Un goût trop vif n' est pas un motif qui
doive vous déterminer à un choix si
important. Ne prenez pas non plus
pour des dispositions naturelles, ce
que l' amour propre vous dit en votre
faveur. Il est bien plus sûr de vous en
rapporter à vos amis qu' à vous-même,
ils vous connoissent mieux que
vous ne vous connoissez ; ils vous doivent
toute leur attention, toutes leurs
lumieres. La religion et le vrai honneur
présideront toujours à un conseil
aussi décisif. Consultez encore votre
nom, la situation de vos affaires, la
portée de votre génie, la trempe de
votre coeur ; examinez, et du côté de
l' ame, et du côté de l' esprit par quelle
espece derite vous pouvez aller
plus loin. Après toutes ces précautions
sagement prises,s que votre choix
est fait, rapportez-y tous les moyens
d' avancement que vous avez au dehors,
et que la perfection dans votre
état attire vos premiers soins, et fasse
toujours votre principale étude. On
p340
estime un bon ouvrier, on abhorre
unchant juge.
Les services qu' on rend à sa patrie,
de quelque espece qu' ils soient, sont
toujours glorieux, et il est bien flatteur de
devoir sa fortune à ses services.
Connoissez-vous l' Europe et les
ressorts qui font mouvoir chaque puissance ?
Avez-vous le nie assez dél
pour manier des affaires délicates ?
aurez-vous persuader l' homme épais
et défiant, penetrer les vûes d' un autre
plus adroit, et l' amener lui-même
à vos fins, démêler et flatter les interêts
cachez du ministre qu' on vous
mettra en tête ? Serez-vous ferme avec
l' un, condescendant avec l' autre, poli,
doux, insinuant, liberal avec tous,
assez maître de vos humeurs et de vos
goûts pouravoir également et vous
jouir et vous ennuyer pour le plus
grand bien de votre mission, et pour
pouvoir s' il le faut donner des fêtes
brillantes, même en apprenant la
mort de votre frere ? à toutes ces conditions
allez negocier chez les nations voisines,
soûtenez-y la gloire de
la vôtre ; montrez-vous digne ministre
d' un grand roi, et que l' interêt
de votre patrie soit le premier
p341
de vos interêts. On fait toujours une
fortune assez grande, quand on se fait
une grande réputation.
L' éloquence vous offre une réputation
et une fortune moins dépendante
des accidens. Ce n' est pas un gain sûr
que de cultiver la bienveillance d' un
protecteur, et c' est un profit clair que
de cultiver ses propres talens. Allez
au bareau faire trembler le mensonge,
l' artifice et l' iniquité ; portez-y tant
de force et de justesse, que le juge encore
capable d' émulation, rougisse de
ne pouvoir vous imiter, et que l' auditeur
judicieux, charmé de vous entendre,
connoisse toute l' excellence du
grand don de la parole toujours consac
à la justice et au triomphe de
la verité. Ciceron quoiqu' issu d' une
maison illustre, doit son plus grand
nom au bareau, et Annibal ne fut pas
plus estimé à Carthage que Demosthene
chez les grecs.
Mais pourquoi faire le tort à la valeur
de ne compter entre deux orateurs
qu' un capitaine ? Pourquoi faire
le tort aux romains, d' aller chercher
Annibal pour comparer l' éloquence
et la valeur ? Et pourquoi m' embarquer
dans des comparaisons si délicates ?
p342
Corneille qui dans son beau,
surprend, saisit, ravit, enleve ; le
grand Corneille, à qui tout est permis,
n' ose pourtant essayer le parallelle de
Cesar et de Pompée ; et parce que
dans Corneille cette timidité est divine,
il croit devoir la prêter aux
dieux indécis eux-mêmes sur le merite
de ces deux rivaux, du sort desquels
dépendoit le sort du monde.
Le destin se déclare, etc.
Ne pourroit-on pas, à l' exemple de
Corneille, supposer que ces mes
dieux si long-tems indécis entre César
et Pompée, furent toujours et sont
encore partagés sur le mérite de la
valeur et de l' éloquence ? En effet,
quelle attention n' ont-ils pas à former
dans le me tems les grands orateurs
et les heros ? Démosthene vient
avec Alexandre, Ciceron vient avec
Cesar, les Godeaux, les Flechiers, les
Bourdalouës, les Bossuets, les Fenelons,
et vingt autres sont venus avec
Louis Xiv. Mais que l' éloquence ne
p343
tire pas avantage de cette multitude,
elle avoit besoin du grand nombre
pour atteindre jusqu' à la gloire du
heros ?
Outre cette indécision des dieux
dont Corneille enrichit son poëme,
je trouve encore les mêmes traits de
difference entre l' éloquence de Demosthene
et celle de Ciceron, qu' entre la
valeur d' Alexandre et celle de Cesar ;
comme si le ciel pour tenir en tout
point la balance égale avoit pris soin
d' opposer une éloquence foudroyante
à une valeur témeraire, et de n' opposer
par le même esprit de justice
qu' une éloquence forte, mais gracieuse,
à une valeur qui osoit tout,
mais qui n' étoit que hardie.
Ce parallelle sur le prix de la valeur
et de l' éloquence peut-être justif
par un beau mot qui a été dit pour
honorer la memoire de feu M De Nîmes,
à l' occasion de l' oraison funebre
de Monsieur De Turenne : les
grands noms de Turenne etc.
vous contenterez-vous d' exemples
p344
qui ne conviennent qu' au bareau ? Le
Montholon avocat ne fut pas moins
respecté, ne parut pas moins grand
que le Montholon garde des sceaux.
Patru n' est pas mort riche, mais il a
cu content, sans desirs, honoré, et
son nom vivra toujours.
L' épée, les negociations et le bareau
sont les seuls moyens de fortune,
ausquels je crois qu' on doit se réduire,
parce qu' ils sont plus compatibles
avec la noblesse des sentimens
dont on ne doit jamais s' écarter, et
parce que nous sommes moins en danger
de nous souiller l' ame et l' imagination
du desir infâme d' accumuler
de l' argent : d' ailleurs, quels autres
moyens aurions-nous ? L' eglise : mais
on est indigne de vivre, si l' on ne prend
le parti de l' eglise que dans l' espoir
d' y faire fortune, ou d' y trouver le
necessaire. à la bonne heure, si une
grande pieté soûtenue d' un grand merite
y procure des dignitez utiles :
mais les merite-t' on ces dignitez, si
elles sont le fruit de la sollicitation
et de la prévoyance ? L' orgueil ou l' avarice
doivent-ils être les motifs qui
conduisent à l' autel ? Confondra-t' on
le sanctuaire et le bureau ? Aura-t' on
p345
indifferemment pour l' un et pour l' autre
meses, mêmes desirs ? Et
portera-t' on dans le ministere le plus
auguste et le plus saint des idées de
corruption et de bassesse qu' on a peine
à souffrir dans les conditions les plus
prisables.
Les anglois ont dans leur politique
un trait de sagesse qu' on ne sçauroit
assez estimer. Comme on y peut dans
les familles les plus distinguées retourner
des plus grands emplois au commerce,
on monte sans orgueil du commerce
aux premiers emplois. Je ne sçai
pas pourquoi le commerce est moins
en honneur parmi nous ; trouve-t' on
moins de probité, moins de sincerité,
moins de franchise, et moins d' esprit
chez un bon marchand que chez la
plûpart des gens de qualité ? La fortune
qu' on doit au commerce, n' est-elle
pas reconnue pour juste, pour innocente,
pour la moins équivoque ? Celui
qui la fait, ne doit-il pas rassembler
en lui une droiture infinie, une
grande intelligence, beaucoup d' habileté
et de bonheur ? Quelle est donc
la raison qui interdit à un homme de
qualité une ressource d' un si grand
prix ; et pourquoi rougit-on d' être fils
p346
d' un marchand ? N' est-ce point là un
des plus grands torts de notre nation ?
Si vous avez l' esprit et l' humeur assez
souples pour pouvoir vous former
à un genre de vie un peu plus assujettissant,
vous pouvez vous approcher
des princes ; mais si vous vous attachez
à la personne d' un prince, que ce
soit à celui en qui vous connoîtrez le
plus de vertu. Ce parti demande plus
de qualitez qu' on ne pense. Il fait honneur,
il fournit des ressources, et peut
conduire plus loin qu' on ne s' en étoit
flatté. Mais enfin consultez-vous bien,
ne vous trompez pas en vous consultant,
et souvenez-vous toujours que
si tous les biens de la vie ont une apparence
qui attire, ils ont quelque
défaut réel qui rebute. On ne sçauroit
éviter ce mélange dans tous les
genres de bonheur qu' on ne doit pas
à la paix intérieure et à la moration
des desirs. On demandoit à un homme
de la cour, comment il s' y étoit
tant avancé ? Il répondit : (...).
Le malheur de votre naissance et la
fatalité de votre étoile vous ont réduit
précisément à rien, et vous êtes
d' un tempéramment si foible, que
p347
vous ne sçauriez porter le mousquet.
Je vous entends ; vous voudriez bien
vous jetter dans les affaires : mais avez-vous
bien compté : ne vous reste-t' il
point quelque petit coin de terre où
vous puissiez vous-même conduire le
soc de votre charue ? N' avez-vous pas
le plus petit talent ? N' avez-vous point
un ami ; ne connoissez-vous point sur
la terre un seul homme qui soit bienfaisant ?
Cherchez-bien, vous trouverez
quelque ressource ; et la moindre
des ressources vaut mille et mille fois
mieux que des tonnes d' or qu' on amasse
en grapillant. On peut dire de la
fortune comme de l' amour, qu' on ne
passe jamais de l' imagination à la réalité
sans y perdre.
Le cordonnier siffle sa linotte, le
manoeuvre chante en servant les massons.
Vous ne verrez point l' homme
d' affaires chanter en amassant.
Quelque voye qui se presente à vous
de faire fortune, quelques moyens
que vous choisissiez, à quelque point
que vous soyez parvenu, souvenez-vous
toujours de l' état où vous étiez
en commençant, et tenez-vous prêt à
toute heure d' y retourner sans chagrin.
Cette disposition ne sera pas difficile
p348
à acquerir, si vous sçavez vous
garantir de trop d' attachement aux richesses ;
et si vous faites tout le cas
que vous devez des dons de l' ame,
vous ne tomberez point dans l' esclavage
de l' avidité. Pour vous en garantir
plusrement, ajoûtez à tout ce
que je dis de l' avarice ce beau trait de
M Rousseau.
Oui c' est toi monstre insatiable, etc.
On peut dire de l' avarice comme de
l' ambition, qu' elle s' augmente à mesure
qu' elle se remplit : aussi les souhaits
des avares comme ceux des ambitieux ne
peuvent être comblés que
par la terre de leurs tombeaux. Ces
flexions firent dire à Auguste, que
l' une des plus importantes regles de
la prudence, étoit de se prescrire des
bornes.
L' homme est un être composé, moitié
ange et moitié animal. L' ame et le
p349
corps ont chacun leurs besoins, et le
createur a soin de sa creature à tous
égards. Ici je fais une hipothese ; si
les dons de l' ame et de l' esprit étoient
des biens successifs, comme les terres,
les maisons et les meubles ; si ces deux
sortes de biens de nature toute differente,
mais non incompatibles, étoient
ainsi confondues et rapportées à la
masse ; et si votre cadet à qui il appartiendroit
de faire les partages, mettoit
d' un côté un jugement sain, une grande
droiture, une noble simplicité, de
la franchise, de la sincerité, de l' affabilité,
la moderation des desirs et
une ame bienfaisante, et qu' à tant
d' abondance pour ce qui regarde l' ange,
il n' ajoûtât que ce qui seroit necessaire
à la vie animale : si de l' autre
té il mettoit tout le superflu
qu' on peut imaginer pour flatter les
sens, et que d' ailleurs il ne laissât de
lumiere, de goût et de raison que
ce qu' il en faut précisément pour n' être
pas réduit à la nature des bêtes ;
quelle part choisiriez-vous ? ô ! Aveuglement
des hommes ; tous pourroient
êtrenés, et choisir le meilleur, et
presque tous vendroient leur droit
d'nesse pour un plat de lentilles. Je
p350
relis toujours avec un plaisir nouveau
ce souhait de M De La Motte :
heureux, cent fois heureux ! Etc.
Si le trop d' attache aux richesses détermine
quelques-uns à prendre d' indignes
moyens de faire fortune, il en
est d' autres qui par leur dissipation
s' imposent une espece de necessité de
recourir à ces mes moyens ; en ce
cas, la necessité n' est plus une excuse,
puisqu' on se l' est volontairement préparée.
Gardez-vous donc de l' avarice,
mais ne vous gardez pas moins de la
prodigalité.
Il est vrai que la dissipation n' est pas
aussi universellement méprisée que l' avarice,
parce qu' elle est au moins de
quelque utilité aux excrocs, aux flateurs,
et aux parasites. L' avare est un
riche honteux, qui ne s' occupe qu' à
faire sentinelle nuit et jour auprès de
sa cassette. Il se cache, et cache son
argent, comme le pauvre honteux cache
sa misere ; il vit seul ; c' est un
homme détaché de la societé civile,
p351
c' est un criminel isolé : au contraire,
le prodigue fait parade de son déreglement,
il est entouré de faux amis
et de fourbes qui feignent de l' adorer
en le méprisant ; il roit l' encens
d' une foule de libertins, d' adulateurs,
et de mandians galonnez ; et le sot
qu' il est ne s' apperçoit pas qu' il troque
son bien contre des louanges
meurtrieres, parce qu' il se nourrit
dans sabauche du suffrage empoison
de ces miserables prôneurs qui
se nourrissent eux-mêmes de son patrimoine.
Mais si la dissipation a le petit avantage
sur l' avarice, d' oser plus effrontément
se montrer ; avantage pourtant
qui n' est qu' apparent, et qui ne
dure qu' un quart-d' heure : aussi est-il
vrai que l' avare se fait des plaisirs de
la privation même qu' il s' impose ; au
lieu que le dissipateur par sa folle jouissance
se prépare des remords éternels.
La prodigalité conduit nécessairement
à une mandicité imprévûe celui qui
s' y laisse emporter, il est bien-tôt obligé
d' avaler la honte d' être à charge
aux autres. Mais toute ressource lui
manque, ceux qu' il a défrayez ne le
connoissent plus. Des amis plus nobles
p352
qui l' auroient secouru s' il n' avoit été
que malheureux, l' abandonnent. Il ne
sçauroit se souffrir lui-même ; le souvenir
de sa premiere situation le déchire
à tous momens ; chaque besoin
de la vie lui fait sentir avec plus de
vivacité l' amertume de sa situation
presente ; et ses besoins qui se renouvellent
reproches muets, mais bien convaincans,
de l' horreur de sa conduite ; mille
fois plus malheureux que l' avare,
parce qu' il sent tout son malheur, parce
que sa retraite est forcée, parce
qu' il souffre d' autant plus d' être dénué
de tout, qu' il a trop inconsiderément
joui. Le dissipateur n' use pas de
son bien, il en abuse.
Qu' on ne s' y trompe pas, le prodigue
n' est point un homme bienfaisant.
Un jeune fou qui dissipe son bien, ne
connoît point les bonnes actions. On
en voit qui font des dépenses prodigieuses
en sottises de toute espece, qui
laisseroient perir un malheureux pour
un écu. Au contraire, l' homme qui
aime vraiment les bonnes actions, conserve
son bien pour être toujours en
état d' en faire, pour ne se point manquer
à lui-même, pour n' être point à
charge aux autres. Non ! La dissipation
p353
n' est rien moins que l' effet de la liberalité,
c' est un desordre de l' esprit qui
nous ôte le jugement et le goût et qui
nous porte sans discernement et sans
choix à mille dépenses extravagantes ;
c' est un dérangement de conduite qui
saisit indistinctement tous les moyens
de nous rendre miserables. La prodigalité
deshonore l' esprit, comme l' avarice
deshonore le coeur. Celle-ci
nous fait ignorer jusqu' au nom de
toutes les vertus ; celle-là nous en interdit
l' usage. Par l' une nous nous refusons
le necessaire ; par l' autre nous
parvenons à l' impossibilité de nous
donner nos besoins ; toutes deux également
ennemies de la vraie vertu.
Tel est le progrès de la corruption
sur le coeur de l' homme, que ce qui
n' est que défaut ne tarde gueres à dégenerer
en vice : cependant nous ne
nous tenons point en garde contre ce
funeste progrés ; notre défaut dominant
nous flatte, comment nous en
défier ? Nous ne craignons rien tant
que de nous bien connoître. Le prodigue
ne se croit que liberal, l' avare
ne se croit quenager. C' est ainsi
que l' amour propre toujours adroit
unit dans le même point d' aveuglement
p354
deux caracteres diametralement
opposez. Défiez-vous de toute épargne
qu' on peut blâmer ; défiez-vous
de toute liberalité qui est hors de place ;
tirez de l' avare et du prodigue
de quoi former votre caractere. Soyez
vraiment, soyez toujours et tout ensemble
ce que tous deux se flattent
d' être, et ce qu' ils ne sont pas ; ne soyez
jamais ce qu' ils sont.
Si l' on supposoit de l' impossibilité
à réunir les deux qualitez de ménager
et de liberal, mais en même tems si
l' on vous donnoit la liberté d' opter
entre l' une et l' autre, je vous conseillerois
de faire pancher la balance
du côté de la liberalité. Je sçai que
l' excessive liberalité se ruine comme
en consumant la matiere qui la doit
entretenir ; mais enfin, défaut pour
défaut, je souffrirai moins de vous voir
trop peu que trop d' oeconomie, persuadé
que sur le chapitre de la dépense
l' étourdi jusqu' à un certain point peut
retourner à la raison par des reflexions
que la necessité impose, et
qu' au contraire l' avare s' enfonce toujours
de plus en plus dans le bourbier.
Mais pourquoi imaginer des incompatibilitez
chimeriques entre les
p355
dons de l' ame et ceux de l' esprit ? Le
bon ordre est le don de l' esprit, le don
d' être bienfaisant est le don de l' ame.
Réunissez-les ces dons. Si la prodigalité
et l' avarice sont des contraires qui
s' excluent et qui se détruisent, il n' en
est pas deme des vertus ; pas une,
s' il m' est permis de parler d' une vertu
comme d' une proposition, n' est la contradictoire
de l' autre : est-ce que la valeur
exclut le pardon d' une offense ?
Est-ce que l' homme sage ne sçauroit
être ensemble homme d' ordre et bienfaisant.
Entre l' avarice et la dissipation, qui
de toutes les extrêmitez sont les plus
vicieuses, il est un milieu judicieux
qu' on peut attraper : mais prenez garde
que de ce milieu jusqu' aux extrémitez
il se trouve deux grands intervales ;
l' intervale de la liberalité à la dissipation
est rempli de projets vains et
vagues, de folles esperances, de confiances
mal fondées, d' entreprises extravagantes,
de confusion et de desordre
dans ses affaires, d' affectations ridicules
à faire plus qu' on ne peut, de
generositez vaniteuses, de marchez inconsiderez,
de partis pris sans déliberation,
de l' assemblage de tous les mauvais
p356
goûts, de fureur pour les nouveautez,
de fantaisies trop tôt satisfaites ;
en un mot de dépenses hazardées,
dont la fortune souffre, et dont
l' ame ne profite pas.
L' intervale de l' oeconomie bien entendue
à l' avarice est rempli de soucis,
d' inquietudes, defiances et de
frayeurs inutiles qui ferment l' entrée
à toute autre réflexion ; de lamentations
ennuyeuses sur le malheur des
tems, et sur les non-valeurs ; de petites
attentions et de vûes basses ; de
regularité servile à se rendre compte
de presque rien ; de détails deshonorans ;
de fausse prudence qui fait faire
moins qu' on ne doit ; d' une mauvaise
politique qui sçait promettre toujours
et ne donner jamais ; de timides indécisions
sur des bagatelles ; d' éloignement
pour tout ce qui peut faire plaisir
aux autres ; d' attachement excessif
à tous ses droits, et de severité outrée
à les poursuivre ; de dureté envers tout
le genre humain ; d' épargnes honteuses
et de petitesses qui font pitié, qui
ne grossissent gueres la fortune, et
dont l' honneur un peu délicat souffre
beaucoup.
Evitez comme la peste ces deux extrémitez
p357
qui font horreur ; mais ce n' est
pas assez, évitez encore les deux intervales ;
la sottise est à droite, la honte
est à gauche ; ne tombez pas, ayez
toujours le contrepoids en main, ne
perdez pas votre milieu de vûe. Quel
est donc ce milieu ? Est-ce un point,
est-ce un trait de ligne ? Je ne sçaurois
le définir ; c' est ce je ne sçai quoi
dont sont faits les excellens caracteres,
et les je ne sçai quoi ne s' expliquent
point. C' est un composé de bon
esprit et de bon coeur : si c' est une ligne,
c' est la ligne de la vertu : si c' est un
point, c' est le point de perfection.
Le bon usage du crédit et des richesses
ne seroit-il point le milieu dont je
parle ? En effet, les richesses et le crédit
sont les moyens les plus infaillibles,
et de la volupté que je déteste, et de
la volupté dont je fais l' éloge. Achetez-vous
l' innocence, vendez-vous la justice,
trafiquez-vous indifferemment la
tirannie et les graces ? Le pouvoir et
le bien sont de grands maux. Consolez-vous
l' affligé, secourez-vous le malheureux,
aimez-vous à prôner ou à placer
le merite, obligez-vous pour le
seul plaisir d' obliger, êtes-vous toujours
en garde contre les préjugez, contre
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les préventions, contre la sollicitation ?
Alors la fortune et l' autorité sont
de grands biens : le seul usage en fait
donc le prix ; donc la perfection consiste
principalement dans le bon usage.
Il est si naturel à l' homme de se livrer
à tout ce qui le flate, qu' une prosperité
toujours égale, l' abondance, les honneurs
et le crédit lui paroissent le souverain
bien ; et voilà l' erreur. Ce sont
des biens, il est vrai, mais des biens
que souvent l' usage rend plus nuisibles
à l' homme que ce qu' il appelle des
maux. On abuse de ces biens ; l' ame
s' engourdit et devient pesante ; tout
sert d' occasion au vice, l' oisiveté en
imagine les moyens, la dureté, l' orgueil
ou la molesse cherchent à les satisfaire,
et le present tient lieu de tous
les tems. à tant d' ennemis, à tant de
dangers nous ne sçaurions opposer
que notre vertu. Mais que peut cette
vertu déja trop impuissante sur nous,
quand tous nos sens flatez se liguent
contre elle, quand il faut luter sans
cesse contre les charmes séduisans d' une
constante prosperité, plier l' humeur,
dompter la volonté, amortir le
feu du tempéramment, moderer ses
desirs. Vertu, ce sont-là vos miracles
p359
ordinaires ; mais rendre juste et bienfaisant
un riche accredité, c' est votre
chef-d' oeuvre.
On parvient à tout par les richesses
et par la liberalité ; mais le bon ménage
est la source la plus pure des richesses.
Ce n' est pas la possession, mais le
sentiment des biens qu' on possede qui
fait notre bonheur ; il est encore vrai
que posseder beaucoup de bien ne procure
pas le repos qu' on trouve à n' en
point desirer : donc la modération des
desirs est le plus grand de tous les biens ;
il est aussi le plus durable. Enfin si nous
sommes riches, soyons liberaux et bienfaisans ;
que sert l' abondance sans la
liberalité, qu' à faire changer le bien
de nature, et à resserrer ce qu' on doit
pandre ?
à Dieu ne plaise que j' empoisonne
les dons du prince et les presens de la
fortune ; ce sont des biensels pour
celui qui les a meritez. Mais s' ils ne
fournissent point de nouvelle matiere
aux bonnes actions, s' ils sont inutiles
à la vertu, s' ils n' aident pas à la cultiver
et à la mettre en oeuvre, s' ils la
laissent sterile, et qui pis est, s' ils la
corrompent ; ils deshonorent tout à la
fois le gratifié et le bienfaicteur ; ils
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perdent tout leur merite, ils dégenerent
et ne me paroissent plus ce que je
les croiois : je crains le fleuve qui se
déborde, jeprise la riviere qu' on
voit sourdre et s' abîmer au même endroit.
Je préfere le fumier qui engraisse
la terre, à de prétendus avantages qui
souillent la vertu.
Les heureux du siecle sont placez entre
l' abus et le bon usage, comme les
miserables entre la patience et le desespoir :
je ne sçai pas s' il est aussi facile
de jouir sans abus, que de souffrir sans
murmure : je n' ai pas fait usage de la
premiere vertu ; je crois cependant que
celui qui sçait souffrir, sçauroit jouir ;
et que celui qui sçait bien jouir, pourroit
souffrir. L' élevation des sentimens,
et la superiorité de l' ame procurent
ces deux dons dans unme degré.
Cela supposé, la patience dans les peines,
et le bon usage des richesses, seront
moins deux vertus differentes,
que les fruits d' une même vertu differemment
exercée ; la fortune est un
jeu du hazard ; les évenemens les plus
opposez sont à peu près de même valeur
et de même merite, quand nous
ne nous laissons mouvoir que par la
vertu.
p361
L' homme d' affaires mange des pois
verds à cent francs le litron, tandis
que le batteur en grange mange du
pain d' orge ; tous deux vivent ; et celui-ci
digere mieux, dort mieux que
celui-là. De même la bonne et la mauvaise
fortune fournissent divers alimens
à la vertu.
L' homme vertueux garde dans les
disgraces sa fermeté, son égalité, sa
douceur, il attend sans impatience la
volution ; si elle n' arrive pas, tout
le monde y perd, et sa vertu n' y perd
rien ; si elle arrive, ses parens, ses amis,
ses voisins, ses domestiques, les pauvres,
tout le monde y gagne : que d' avantages
pour la vertu ! Etes-vous riche ?
Donnez, répandez même s' il le
faut. Etes-vous le triste jouet des disgraces ?
Opposez-leur le (...). Surtout ne faites pas sentir
aux autres l' amertume de vos peines
par l' igalité de vos humeurs. (...).
Si l' homme puissant et riche savoure
le plaisir de faire des heureux, s' il
saisit avec une avidité voluptueuse les
occasions de faire du bien, s' il les cherche,
s' il les imagine, si la plus petite
injustice et la dureté lui font horreur ;
p362
mon dieu que ses jours sont beaux,
que ses nuits sont douces ! Sa destinée
devient la destinée publique : il est ensemble
le maître, le pere et l' ami de
tous. On ne l' aime pas, on l' adore ;
c' est un Antonin. Mais il vaut mille et
mille fois mieux n' être jamais riche,
que d' être un seul jour mauvais riche ;
cependant combien en est-il ! Que dois-je
donc penser des richesses et du crédit ?
S' ils sont si dangereux, puis-je les
souhaiter avec tant d' empressement ?
Si tant de gens en abusent, puis-je ne
les pas craindre ?
Les romains avant leur corruption
sçavoient jouir modérément : le plaisir
de se croire les maîtres du monde leur
tenoit lieu de ragoûts, d' équipage et
de drap d' or ; ils n' avoient rien de toutes
nos folies, et nous avons quelque
chose de la leur ; mais si les romains
haïssoient le luxe, s' ils aimoient la frugalité,
ils ne sçavoient pas souffrir : la
vanité suppléoit à leur foiblesse, et ils
mettoient de l' roïsme à se donner
la mort. De cette époque jusqu' à nous
on a mieux connu la vraie vertu. Le
vertueux utile en tout état à la république,
donne des exemples de bonté
dans l' abondance, de patience dans
p363
l' adversité. Mais le nombre des élus de
la fortune est bien petit : il est donc
de la prudence de se former plûtôt à
la vertu en bute aux disgraces, qu' à
la vertu brillante par de beaux accidens.
Il pourroit arriver que le don d' user
bien de la prosperité, seroit toujours
pour vous un don inutile : et qu' importe ?
Si vous sçavez soutenir les disgraces,
la vie vous fournira assez d' occasions
de pratiquer la vertu.
Quand on a bien reflechi sur l' iniquité
des hommes et sur l' inconstance
de la fortune, on convient que la fermeté
dans les disgraces est une partie
de la perfection plus necessaire que le
bon usage des richesses et du crédit :
mais je suis persuadé, que la plûpart
des hommes ne sont moins heureux
que parce qu' ils ne connoissent pas le
vrai bonheur, et plus malheureux que
parce qu' ils sont trop ingénieux à grossir
leurs peines. Si le soin d' éviter l' avarice
et la dissipation, si la modération
des desirs, si ungoût judicieux
des choses éblouissantes, si la médiocrité
de la fortune ; en un mot, si la
justesse de l' esprit et la bonté du coeur,
étoient les principes de notre felicité,
p364
nous nous croirions plus heureux, et
nous le serions en effet.
Du bien ? Etc.
De me, si nous avions appris à
ne compter sur rien, si nous sçavions
nous attendre à tout évenement et
nous y accommoder, si nous nous préparions
par avance aux revers de la
fortune et aux amertumes de la vie,
si nous avions la précaution de nous
roidir contre les disgraces les plus rudes
avant qu' elles nous arrivent ; nous
ne serions pas abbatus au moindre évenement ;
nous ne nous croirions pas
si malheureux, et dès-là nous le serions
moins.
Le bonheur ou le malheur font le
partage de la vie de l' homme. Dans
le bonheur joüissez plus souvent, plus
long-tems, plus innocemment ; dans
le malheur, souffrez plus rarement,
moins amerement, et moins de tems :
en un mot, soyez plus heureux dans
la prosperité, moins malheureux dans
la disgrace.
Pour être plus heureux, joüissez à
tous momens des miracles de la nature,
sentez le prix des biens qui vous sont
p365
les plus propres, ne vous repaissez point
de chimeres, ne laissez point empoisonner
le bonheur de vos jours par des
desirs vains et vagues, renfermez-vous
dans votre état, resserrez-vous
dans la jouissance de ce qui vous appartient ;
contentez-vous du necessaire,
mais du nécessaire pesé au poids
de la sagesse et de la moderation. Si
la fortune vous fait part de son casuel,
profitez-en ; mais ne le prenez pas
pour un fond inalienable ; et si après
un sourire d' un quart d' heure, si me
après des faveurs plus constantes
la folle vient à vous tourner le
dos, sachez vous retrouver où vous
étiez. Voilà tout le fin de ma morale,
et tout le sortilege de ma volupté.
Je crois vous avoir déja découvert
la moitié de la pierre philosophale,
en vous rendant plus heureux par la
jouissance mieux entenduë de ce qui
vous appartient. Achevons d' en déterrer
le reste en vous rendant moins
malheureux dans vos malheurs. Ce secret
que j' appelle le grand oeuvre,
dépend de l' efficacité de trois réflexions ?
Ne nous faisons point de peines
d' imagination : prévoyons les
p366
vrayes disgraces avant qu' elles nous
arrivent : quand elles arrivent sentons-en
l' utilité.
Rien de plus constant qu' il est des
disgraces chimeriques comme des maladies
imaginaires. On voit des gens
toujours chagrins qui n' ont pas le plus
petit sujet de l' être ; les uns s' affligent
pour une bagatelle, et sont toujours
tout prêts à s' affliger de tout, ce sont
les faux délicats : les autres qu' on seroit
en droit de féliciter paroissent à
leurs manieres et à leur ton de voix,
toujours vraiment affligez, ce sont les
grondeurs, les hommes brusques, les
humeurs atrabilaires ; et il en est qu' on
voit passer dans un instant d' une joye
outrée à une sombre tristesse sans avoir
eu lieu de rire ni de pleurer ; on leur
voit des bizareries, des mouvemens
convulsifs de joye impetueuse ou de
violent chagrin, qui ne sont fondez
sur rien, et qui montrent à la fois
la petitesse de l' esprit et de l' ame ; ce
sont les humeurs inégales dont je vous
ai parlé dans le second chapitre. Examinez
bien la prétenduë cause de votre
chagrin, et vous verrez qu' elle ne reside
pas dans l' évenement qui vous attriste,
mais dans votre fausse délicatesse,
p367
mais dans la dureté, et peut-être dans
la férocité de votre caractere,
mais dans l' inégalité de votre
humeur. Une femme n' a jamais rien
de si laid que sa rivale, fut-elle
belle comme un ange, et nous ne connoissons
rien de si beau qu' un beau
songe, donc l' illusion et la prévention
font presque toujours nos peines et nos
plaisirs. C' est ce qui a fait dire à Madame
Deshouliers en stile marotique,
opinion chez les hommes fait tout.
Il est une espece de frenetiques qui
auroient toutes les raisons du monde
de se croire heureux, santé, fortune,
honneurs, ils regorgent de tous les
biens : rien enfin de tout ce qui les
compose nerange leur félicité. Cependant
vous croiriez que tout leur
manque, ce ne sont que murmures,
que reflexions inquiettes, que fraïeurs
extravagantes. Ils ne sçavent point être
heureux dans le bonheur, une prudence
meurtriere empoisonne toute leur
vie, et la crainte de malheurs, qui
vrai-semblablement ne leur arriveront
jamais, est pour eux un malheur
effectif : cette bizarerie a don
lieu à un bon mot du chevalier De Cailli.
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Par la grace du ciel etc.
Cette prudence meurtriere a été blamée
dans tous les tems par gens de bon
esprit. Si le stile est different, la vérité
est toujours la me. Il y a cent
cinquante ans que Montagne disoit à
ses contemporains. nous ne sommes
jamais chez nous, etc.
dès que notre raison commence à
poindre, apprenons à réfléchir, à
connoître les hommes, et à prévenir
les évenemens. Soyons assez sages pour
juger sainement de tout ce qui nous
arrive ; aimons-nous assez pour ne
nous point chagriner à propos de rien ;
soyons si sociables et si doux, que notre
commerce ne paroisse pas aux autres
p369
une peine effective ; soyons mesurez
dans nos mouvemens, et gardons-nous
d' être d' un moment à l' autre si
differens de nous-mêmes, que nos
amis soient toujours dans l' embarras
de décider en nous abordant, s' ils
doivent se réjoüir avec nous, ou s' ils
doivent nous plaindre.
Il est vrai que les hommes les plus
égaux, les plus sages, même les plus
gais, ont quelquefois et sans sçavoir
pourquoi des sentimens de chagrin involontaire.
L' esprit est comme envelop
de nuages, l' ame est dans l' inquiétude
et dans l' agitation ; mais cette
espece de maladie, ce rangement de
l' interieur n' est qu' une fiévre éphemére :
si vous êtes jamais dans la crise,
courezte à quelque amusement qui
vous flatte ; au lieu de vous plonger
dans le sombre, cherchez à vous distraire :
ces sortes d' orages ne durent
pas long tems ; un peu de plaisir et
beaucoup de raison ramenent bientôt
la bonace.
Je viens aux disgraces réelles, et je
soûtiens que les chagrins les plus amers
étant prévûs perdent bien de leur
amertume. Il est vrai que toute la
prudence humaine ne sçauroit nous
p370
garantir de certains malheurs. Alors
faisons comme Horace, esperons que
l' orage dont nous sommes surpris,
passera vîte : et pendant qu' il dure,
enveloppons-nous de notre vertu.
Quelque triste que puisse être votre
situation, ne fatiguez jamais le public
du détail de vos peines. Il y a du
discernement à connoître ses fautes,
de la franchise à les avoüer, de la
justice à les réparer, et il n' y a que
de l' orguëil et de la puerilité à se plaindre
de ses malheurs. S' en disculper,
c' est vouloir passer pour infaillible.
En murmurer, c' est insulter à la providence.
Si vous pensez par avance à
tous les accidens qui pourront vous
ôter cet emploi de conséquence,
qui a fait si long-tems votre espoir
le plus doux ; si vous pensez combien
vous y aurez de chagrins de toute espece
à dévorer ; si vous prévoyez tous
les désagrémens qui pourront suivre
ce mariage que vous souhaitez avec
trop de vivacité : si au lieu de vous
faire un plan de dépense fixe, mais
ridicule, vous avez sçu prévoir que
cette terre pourroit diminuer d' un
quart, que cette charge seroit taxée,
p371
que vos revenus pourroient souffrir
la réduction d' un cinquiéme : n' est-il
pas vrai que toutes ces reflexions produiront
en vous des effets merveilleux,
de la justesse dans vos vûës, de la modération
dans vos desirs et dans votre
dépense, et de la fermeté dans
les disgraces ! Il n' est permis qu' à un
fou de se flatter de ne souffrir jamais.
Socrate dit qu' un homme d' une longue
vie sans infortune est une fable :
enfin, vous aimez la vie innocente
mais commode ; vous êtes chtien,
vous êtes raisonnable. Je vais vous
démontrer que les disgraces sont utiles
à la religion, à la raison, à la fine
volupté.
Je vous ai suppotantôt au milieu
de ces traits affreux, où l' iniquité des
hommes et l' inflexibilité de la fortune
paroissent liguées contre vous ; je ne
sçaurois imaginer de situation plus
triste : aussi, rien ne seroit plus propre
à terrasser la philosophie, si la
religion ne la soutenoit. Retracez-vous
et réünissez toutes les especes de
malheurs dont je vous ai menacé ;
ajoûtez-y, si vous le voulez, le déchaînement
d' un monde entier contre
vous, n' avez-vous pas une ressource
p372
infaillible dans le témoignage de votre
innocence et de votre honneur ?
Vous vous êtes accoutuà réfléchir,
vous vous êtes armé par précaution
de résignation et de patience ; que
pourront donc l' injustice et le malheur
conjurez contre le philosophe
chrétien ?
J' aime à croire avec vous que vous
n' aurez point à soutenir d' affreux malheurs ;
peut-être me les soutiendriez-vous
par vanité, si ce n' étoit
par la force de votre esprit et par votre
signation : mais vous ne sçauriez résister
à la bizarerie, à la mauvaise
humeur, aux manieres fantasques ou
petites de ceux avec qui vous êtes
forcé de vivre. Ne voyez-vous pas
que vous donnez dans la chimere ?
Si vraiement vous avez de la vertu,
opposez le désinteressement à l' avarice,
l' égalité d' humeur à la bizarerie,
la douceur à la brutalité, de grands
sentimens aux petites manieres, et
la patience aux mauvais traitemens ;
vous en souffrirez moins : et si vous
avez le fond de vertu que je vous souhaite,
vous ne souffrirez point.
L' homme toujours heureux ne prend
guéres le goût des bonnes actions, et
p373
charmé du present il perd aisément l' avenir
de vûë. Mais Dieu misericordieux
lui suscite un malheur qui le reveille,
et la disgrace fait sur lui ce que
la seule raison n' auroit pas fait. Tandis
que nous sommes séduits par une
abondance universelle, par une réputation
florissante, par une santé parfaite,
par une constante prosperité,
nous marchandons toujours à nous
tourner au bien, et le marché ne se
conclut jamais ; mais de tems en tems
une petite touche d' adversité nous ramene
à nos devoirs, un revers nous
détermine. Convenons donc qu' il est
d' heureux malheurs, sans lesquels
l' honnête homme content d' être homme
d' honneur, ne penseroit guéres à devenir
homme de bien. Non, mon
dieu, s' écrie le pere Cheminais dans
son sermon sur la patience chrétienne,
tant que vous ne ferez que des
heureux, vous ne serez que des ingrats.
Dans ces crises qui ébranlent notre
ame, disons-nous : si je suis affligé,
Dieu a ses raisons. En effet, Dieu tire
tous les jours nos avantages de nos
pertes, et souvent une legere affliction
produit une félicité éternelle : d' ailleurs,
p374
si les afflictions sont des châtimens
du ciel, doit-on s' étonner
qu' elles soient sans nombre, puisque
celui des coupables est infini ? Et ne
doit-on pas souffrir patiemment ce que
l' on a rité avec justice ? Avons-nous
la moindre incommodité, nous avalons
sans peine tout ce qu' il y a de
plusgoûtant, nous n' écoutons plus
la répugnance naturelle ; les remedes
les plus amers deviennent faciles à
prendre pour le recouvrement de la
santé. Comparons une felicité trop
constante à un estomach trop chargé.
à l' homme toujours plongé dans la
bonne fortune, au sensuel toujours
heureux, les disgraces deviennent un
remede necessaire pour préserver son
ame de la létargie que cause presque
toujours le bonheur continuel. Les
disgraces servent à l' ame, comme les
remedes au temperamment.
Le plus malheureux des hommes ne
laisse pas de trouver quelques beaux
jours. Chaque évenement nous prouve
la vicissitude des choses, et il n' est
point de maux que la religion ne
puisse adoucir.
Ainsi que le cours des années etc.
p375
Je vous ferois tort si je m' amusois
long-tems à vous prouver ce que les
plus imbéciles ou les plus endurcis n' oseroient
ne pas croire. Il n' est personne
qui ne convienne que les disgraces
nous sont très-utiles par rapport à la
religion : mais, si votre résignation
avoit encore besoin d' être fortifiée,
songez combien sont grandes les bontés
de Dieu pour nous, de nous rendre
ritoire l' acceptation de peines
qu' il n' est pas en nous d' éviter : ce
n' est pas assez : je soutiens aussi que les
disgraces ne sont pas moins utiles à
la raison.
On avoit beau dire à ce jeune homme :
devenez homme : vous verra-t-on
toujours des airs effeminés ? Ne vous
occuperez-vous que de vos cheveux ou
d' un bout de ruban qui assortisse ?
Quoi ! Une toilette et des mouches !
Cela fait horreur. Rien ne pouvoit le
guérir : il ne craignoit rien tant que
p376
bonne compagnie ; un bon livre lui
faisoit peur ; il ne vivoit que pour
quelques folles qui lui applaudissoient,
en un mot, c' étoit un homme sans caractere,
et qui rassembloit toutes les
parties de la fatuité : enfin, une petite
verole infecte toute la ville, et
vient saisir le blondin, les traits, le
teint, rien n' est épargné : quel ravage,
quel affreux changement ! à cet homme
qui n' avoit appris qu' à faire le beau,
il faut un hiver tout entier pour devenir
supportable. Les coquettes n' en veulent
plus ; il est forcé de recourir à des femmes
sages, et de reclamer le commerce
des honnêtes gens. Il a perdu ses cheveux,
mais il a gagné de la raison ; il
est devenu laid, mais il est devenu
homme. Le troc est-il mauvais ? C' est
le prodige de la petite verole.
Rapprochez les contraires, ils en
brilleront plus ; c' est un axiome. En
effet, les fatigues donnent un plus
grand mérite au repos, les orages,
les écüeils, tous les risques d' un long
et pénible voyage, font un lieulicieux
du moindre port. Quand surpris
en chemin d' un vent impétueux et
d' une grêle affreuse, vous ne vous
connoissez dans une nuit obscure qu' à
p377
la lueur des éclairs, et qu' enfin vous
arrivez au gîte ; gîte qui à toute autre
heure vous paroîtroit plûtôt une
tanniere qu' une maison, vous vous
trouvez logé fort à votre aise, et vous
soupez délicieusement avec du boeuf
froid. Quand vous êtes débarassé du
procureur, de l' avocat, du juge et
de tout l' attiral de la chicanne, la
tranquillité vous devient bien chere,
quoi qu' il en coute, c' est un grand bien
d' avoir franchi ce torrent d' iniquité.
Tout ce qui afflige, a son contraste qui
console ; les peines de la vie en relevent
les agrémens, comme les ombres dans
un tableau font sortir les couleurs.
Ce qui nous flatte le plus c' est de
passer de la privation à la jouissance,
et de la peine au plaisir : ce qui ne
nous paroissoit qu' un plaisir médiocre
quand nous en joüissions sans obstacle
et sans interruption, ne devient-il
pas très-piquant après la disgrace
qui nous en avoit privé, ou qui nous
en avoit ôté le goût ? Convenons-en
à la honte de notre raison : quand
nous sommes toujours également heureux,
nous ne croyons plus l' être.
Donc la vraie volupté doit beaucoup
aux disgraces.
p378
Une maladie douloureuse ou qui
menace nos jours est un accident
des plus tristes ; cent et cent causes
differentes nous y exposent à tous momens :
cependant nous n' en sommes
point effrayez, tandis que nous jouissons
d' une santé parfaite. Telle est notre
inattention sur notre état, que
nous ne sentons point le prix de cette
santé, et que nous ne craignons point
le mal qui est si proche : nous ne sentons
point le plaisir d' être exempt d' une
grande peine, et nous jouissons sans
goût du plus précieux de tous les biens :
enfin, il vient une fiévre qui nous allarme,
et bientôt la convalescence ramene
le plaisir, et le rend plus piquant ;
voilà l' utilité de la disgrace.
Voulez-vous voir un homme que
trop de sensualité rend fort incommode ;
c' est ce teint fleuri qui rafine sur
les mets les pluslicats, et qui trouve
insipide tout ce qui n' est pas du
goût le plus exquis ; les plus fins coteaux
ne sont pas si voluptueux. Il est
pris d' une indigestion violente, et le
mal devient sérieux. Quel nouveau régime
observera-t' il ? Enfin, le temperamment
resiste, et après une abstinence
d' un mois il commence à succer un
p379
jarret de veau ; on lui permet de rougir
sa tisanne, et il convient qu' il n' a jamais
cu avec tant de volupté.
Qu' un homme riche et inquiet devienne
goûteux, il ne souhaitera d' autre
satisfaction que la liberté de faire
un tour dans son jardin ; avant qu' il
eût connu les douleurs, il desiroit tout,
il avoit tout et ne joüissoit de rien. La
goute le résigne, le détrompe, lui apprend
à jir ; trois especes d' utilité
dans la me disgrace.
Il est donc vrai, que par les disgraces
la religion nous reveille, nous
éclaire, nous soûmet, et nous soûtient ;
que la raison détrompée juge
plus sainement des objets, et en sent
mieux la valeur ; et que l' ingénieuse
volupté perfectionne notresignation
et notre consolation, en ce qu' elle
nous promet le retour de la santé ou de
la bonne fortune : notre goût épui
par la privation reprend une sensibilité
nouvelle pour les plaisirs innocens.
Ces principes étant bien constans, appliquons-nous
le precepte d' Horace,
ne nous déconcertons pas dans l' adversité.
S' il est vrai, comme je crois l' avoir
demontré, que les peines et les
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disgraces de quelque espece qu' elles
soient ont leur utilité, je ne sçaurois
pardonner aux hommes de s' en laisser
abattre. Je n' exige pas qu' on soit insensible
à ce qu' elles ont d' affligeant et de
rebutant, ce seroit demander trop à la
nature, et je me défie un peu d' une fermeté
stoïque. Soûtenir qu' on ne souffre
jamais, ce n' est pas guérir le mal ; ce n' est
pas adoucir la douleur, c' est l' envelopper
du mensonge. à une peine réelle,
n' opposez point une fausse vertu ;
si vous voulez que je m' explique etc.
Songez encore une fois que vous ne
souffrez que pour n' avoir pas préle
mal, ou que l' ayant prévû, vous n' avez
pas pris les mesures convenables
pour vous en garantir. Songez que si
vous ne souffrez que par le tort des
autres, vous n' êtes pas le plus à plaindre ;
et que si vous vous êtes attiré
votre disgrace, le châtiment vous
p381
étoitcessaire pour vous rendre plus
attentif. Si vos peines partent d' une
imagination mal ordonnée ou d' une
fausse delicatesse, vous devez promptement
vous guérir, sinon par vertu,
du moins par amour propre, et dérober au public
la connoissance de la chimere
qui vous tourmentoit. Si
vos peines sont réelles, êtes-vous raisonnable
de rappeller sans cesse à votre
esprit l' idée qui vous afflige ? N' y
a-t' il pas plus de sagesse à vous soustraire
à la douleur qu' à vous y livrer ?
Pouvez-vous résister à Dieu ; devez-vous
compter que les hommes seroient
justes ou que la prosperité seroit constante ?
Je vous passe quelques jours
de douleurs dans vos afflictions les
mieux fondées ; après ces premiers
jours quittez la solitude, courez à vos
amis, aux spectacles, à la musique,
et fixez-vous aux amusemens que vous
sçavez les plus propres à étourdir votre
douleur ; défaites-vous de cette
amere sensibilité que vous croyez follement
une vertu, et songez que la
démonstration d' une douleur trop vive
et trop longue est hipocrisie ou
foiblesse.
On comprend bien qu' en proposant
p382
comme un secours efficace l' usage
des plaisirs, je ne prétends pas
que dans les grands évenemens on en
sauve moins les droits de la bienséance ;
mais enfin, je vous le répete,
soyez mesuré dans vos peines comme
dans vos plaisirs, n' abusez point des
uns, n' aggravez pas les autres ; c' est
le moyen de vous réjoüir mieux et
de souffrir moins.
Vous m' arrêtez, et vous me demandez
si l' homme est assez maître de ses
mouvemens pour se réjoüir plus ou
moins ; cette question influe sur les
points les plus importans, et ce n' est
point à moi de la traiter. Je répondrai
seulement que le plus funeste de
tous les préjugez, c' est de croire que
l' impulsion trop vive du premier mouvement
serve à justifier les fautes que
ce mouvement fait commettre. L' excuse
que les libertins croyent tirer
du premier mouvement n' est qu' une
solution sophistique, par laquelle ils
se flattent en vain de ruiner l' autorité
du libre arbitre, et d' en éluder
les consequences. Si vous voulez toujours
éviter l' égarement dans vos sentimens
et dans votre conduite, gardez-vous
bien de l' esprit erroné qui
p383
cherche à philosopher faussement contre
les maximes les plus saines. La
malignité et l' erreur n' ont pas manqué
dans tous les tems d' orner d' une
fausse sublimité ce qu' elles ont de
dangereux et de ridicule ; et à force
de mauvais esprit, on donne un air
captieux à ce qui n' est pas soûtenable.
Laissez cette miserable ressource
aux novateurs, tenez-vous-en à ce qui
est simple et juste, tout principe qui
ne au meilleur et au plus sûr est
le plus vrai ; et j' admets comme un
principe certain qu' il dépend de nous,
non pas de changer la nature des évenemens,
mais de les prévoir, d' en
mieux juger et de les mieux prendre.
Je ne laisse pas de convenir qu' il
en est de si bisares et de si extraordinaires,
que l' homme le plus sage et
le plus fort se trouve déconcerté.
On prévient toujours mal ce qu' on n' a
prévoir.
Apprenez à tirer du fruit de tout ;
connoissez les vrais plaisirs, vous verrez
qu' ils ne consistent que dans la
tranquillité interieure : jouissez de ce
que vous avez, que la sagesse et la
liberalité en soient les oeconomes ; ne
p384
comptez ni sur les hommes ni sur la
fortune ; pesez et moderez vos desirs ;
évitez sur toutes choses de vous faire
des monstres pour les combattre, et
de vous livrer à des peines qui ne
partent que d' une imagination tristement
égarée ; ne faites point la guerre
au destin, ni à la nature humaine ;
ne vous plaignez que de votre disposition,
et rectifiez-la. Par ce moyen
vous vous rendrez heureux avec peu,
vous menerez une vie douce, unie
et tranquille. Loin d' être accablé par
des disgraces de votre façon, vous
acquererez assez de fermeté pour n' être
point ébranlé par les accidens qui
ritent vraiment le nom de disgraces.
CHAPITRE 7
p385
du mariage ; de ce qu' on doit à ses
proches, à son prochain, et à ses
amis.
si les hommes y pensoient bien et
s' ils étoient de bonne foi, ils conviendroient
que presque toutes leurs
disgraces ne viennent que de leur inattention
à remplir leurs devoirs à l' égard
de leurs proches, de leur prochain
et de leurs amis ; cependant
nos devoirs à l' égard de nos proches
sont bien plus de précepte que de
conseil. La nature de concert avec
la religion exige de nous tout le
respect, toute la tendresse et toute
la reconnoissance dont nous sommes
capables envers nos peres et nos
meres ; nous devons toute notre attention
à l' éducation et à l' établissement
de nos enfans ; la justice, la prudence
et le sang nous doivent rendre
officieux envers tous ceux à qui la
p386
parenté nous attache dans quelque
degré que ce puisse être. Si nos obligations
à leur égard sont un peu moins
étroites, ils ne laissent pas d' avoir
des droits sur nous, et nous nous
faisons tort à nous-mêmes quand nous
cherchons dans un degré de moins
une excuse à notre dureté.
Tous ces devoirs sont fort essentiels,
mais ceux du mari et de la femme
sont les premiers de tous et les
plus importans. De la maniere de vivre
entre le mari et la femme dépend
le bonheur de leurs jours ; leur
bonheur ou leur malheur influëcessairement
sur leur famille. Pourquoi
donc néglige-t-on des devoirs
si inviolables ? Pourquoi ne les remplit-on
qu' avec contrainte, ou tout
au plus par bienséance ? Pourquoi de
tant de mariages en trouve-t' on si peu
dont les contractans soient long-tems
satisfaits ? C' est que nous ne travaillons
point à nous rendre heureux.
L' union intime qui devroit regner
toujours entre le mari et la femme est
l' image de celle qui regne depuis dix-huit
cens ans, et qui regnera jusqu' à
la consommation des siecles entre Jesus-Christ
et son eglise ; cependant,
p387
ni la sainteté du sacrement, ni l' importance
de ses suites, ni le goût de
la vraye volupté, ni tant d' experience
sur les desordres d' un mariage mal
assorti ; rien de tout cela ne nous réveille
sur nos vrais interêts : on ne
peut donc assez déplorer l' aveuglement
des hommes de ce qu' ils font
avec tant d' étourderie un marché aussi
important, et de ce que quand ce marché
est fait, ils se donnent si peu de
soins pour s' épargner le chagrin de
s' en repentir.
Je sçai que l' homme du monde le
plus sage et le plus prévoyant peut être
trom, et que la femme qui mérite
le plus peut être la plus malheureuse :
mais du moins ayons la consolation
de ne pouvoir imputer notre malheur
qu' à la corruption generale, et de
penser que nous ne nous le sommes
attiré ni faute de reflexion, ni par le
déreglement de notre conduite. Il faut
donc, et bien reflechir avant le marché,
et se bien conduire après, pour
n' avoir rien à se reprocher. Je ne prétends
pas épuiser la matiere sur toutes
les reflexions qui doivent préceder
l' engagement, ni sur les ménagemens
qui doivent le suivre ; mais puisque
p388
cet article est des plus importans de
la societé civile, je dois le traiter au
moins legerement.
On n' a tant vû de mauvais mariages
que depuis qu' on est devenu plus
attentif à la dot qu' à l' honneur et à
la vertu. Il faut que la figure plaise,
mais il faut s' attacher par préference
au caractere et à l' éducation. Surtout
alliez-vous avec de parfaitement honnêtes
gens, chez qui la probité fut
dans tous les tems hereditaire et sans
tache.
Après cette premiere consideration la
plus importante de toutes, j' en exige une
seconde. Elevez-vous, mais ne vous
élevez pas dans vos desseins jusqu' à
perte de vûe. De trop grandes idées ne
marquent pas un esprit juste : mais
des idées basses ou trop communes
montrent un génie borné, et sentent
la petitesse. Les allemands ont proscrit
les mesalliances : on se trouve quelquefois
dans un tel degré d' élevation ou
dans une situation si embarassante,
qu' on peut bien ne se pas déterminer
toujours sur la même regle ; mais quelques
exemples justifiés par des circonstances
particulieres n' influent pas sur le
commerce general. Il est décidé que de
p389
grandes alliances sont d' un grand prix,
l' homme entendu les met à profit dans
la bonne et dans la mauvaise fortune ;
le merite seul ne nous éleve point aux
grands emplois, la probité seule ne
nous garantit pas toujours de l' iniquité
des hommes. Et combien est-on
flatté par la protection d' un homme
puissant en qui la voix du sang parle
pour nous ?
Je conviens qu' avec de beaux titres
et des parens illustres on peut se trouver
duit à trop peu de fortune ;
aussi je n' exclus pas la dot ; je veux seulement
qu' on ne préfere pas les diamans
du temple aux pierres précieuses.
Avec une femme qui a de grandes
qualitez, l' esprit noble et juste, beaucoup
de raison et d' attention, la dot
grossit tous les jours : au contraire,
avec une folle qui ne doute de rien,
et dont le pere est prodigieusement,
mais nouvellement riche, toutes les
successions sont mangées avant qu' elles
arrivent, et le vieux patrimoine est
bientôt entamé.
Ce que j' ai dit des familles vertueuses
et de la préference que merite la
distinction du sang, ne peut être
regardé que comme des reflexions generales.
p390
Ce n' est pas assez, je veux qu' on
en fasse de particulieres, et qui soient,
pour parler ainsi, plus personnellement
interessantes.
La vertu d' une fille de qualité, née
des plus honnêtes gens du monde,
n' est peut-être pas la vertu qui m' est
propre. Un homme d' esprit ne peut
pas s' accommoder long-tems d' une
belle et bonne stupide, il faut qu' elle
ait au moins un peu de raison. Un
homme d' une moindre élevation de
génie, simple et franc, se dégoûtera
bientôt des petits détours d' une spirituelle
artificieuse. à l' homme rangé,
ni joueuse, ni femme dissipée ; à l' homme
doux, point d' emportée ; au ménager,
point de prodigue et encore moins
d' avare ; à l' homme égal, point de capricieuse ;
en un mot, je veux absolument
qu' on examine, qu' on connoisse
et qu' on trouve dans le caractere un
peu de simpatie, ou si on l' aime mieux,
une espece d' assortiment qui produise
enfin la convenance des humeurs.
Il est vrai, que quand on veut épouser,
on ne se montre pas tel qu' on est,
et que l' envie de plaire et de s' établir
sert quelquefois de verni à desfauts
cachez ; mais l' objection même me sert
p391
d' un nouveau principe. Que des amans
devenus époux conservent bien ce verni
précieux, qu' ils ne dévelopent jamais
leurs foiblesses ; tant que vous
prendrez soin de cacher vos défauts,
vous aurez envie de plaire, et vous
plairez toujours.
La Bruyere que je ne crois pas avoir
été fort partisan du beau sexe, ni très-curieux
d' engagement, demande si l' on
ne pourroit découvrir l' art de se faire
aimer de sa femme. Mais en homme
poli il n' a hasardé cette proposition
qu' après s' être étonné de ce qu' un mari
qui rassemble tous les vices du coeur
et de l' esprit, tous les défauts de l' humeur
et des manieres, et toutes sortes
d' inattentions et de négligences, ose
se flatter de défendre le coeur de sa femme
contre tout ce qu' un galant adroit
peut mettre en oeuvre pour plaire.
Je réponds à la question par l' objection
me, et le secret que La Bruyere
cherche est tout trouvé. Il n' y a qu' à
supposer un mari diametralement opposé
au hibou dont il a fait la peinture,
trouver à ce mari une femme
qui apporte à la communauté même
goût, même raison, même attention,
me politesse, même droiture etme
p392
vertu, et l' assemblage sera parfait.
Dans la vûe de me tenir toujours en
garde contre mes propres foiblesses,
et sur tout contre mon inconstance, je
commencerai par choisir un sujet dont
la vertu superieure à la mienne puisse
me soûtenir : je me garderai bien de
contracter par une passion trop vive :
ce qui est trop vif ne dure pas. Ce
n' est pas que j' exclue l' amour du mariage ;
au contraire, je crois qu' il en
faut un peu en épousant, et beaucoup
après avoir épousé. Ce n' est que pour
les libertins et les hommes déraisonnables
que le mariage devient le tombeau
de l' amour : je veux donc que
l' amour soit plûtôt la suite que le motif
du mariage ; je veux un amour produit
par la raison, un amour où nous
fassions entrer la connoissance et le
goût de nos devoirs, et non pas un
amour extravagant qui ne fait faire
que des folies. Il n' appartient qu' aux
hommes corrompus de croire qu' un
amour raisonnable soit un paradoxe.
On voit des gens se marier par des
es de protection ou de fortune, mais
sans estime mutuelle, sans consideration,
sans goût. La corruption du siecle
appelle ces sortes d' engagemens,
p393
des mariages de raison ; cependant on
voit peu de ces mariages réussir. D' autres
s' engagent sans autre motif que
le desir de satisfaire une passion violante
qu' ils n' ont pas pris la peine de
maîtriser ; mais souvent avant que l' année
soit finie la passion est usée, il ne
reste que des regrets. Dans le premier
cas, ce n' est point raison, c' est orgueil,
c' est avarice ; dans le second cas, ce
n' est point amour raisonnable, c' est
une sorte d' amourette sur laquelle on
tâche de justifier la foiblesse de son
coeur par une plus grande foiblesse d' esprit :
mais par quel endroit peut-on
être justifié, quand le coeur et l' esprit
sont complices ?
Prenons donc bien garde à ne pas
confondre le fol amour qui fait faire
un sot mariage, avec l' amour raisonnable
qui maintient le bon ordre, et
ranime les douceurs d' un mariage bien
concerté. Je ne sçaurois m' empêcher
de dire ici que les hommes font un
usage bien bizare de leur raison, d' apporter
tant de prudence dans le marché
d' un tableau, tant de précautions
dans l' achat d' un arpent de vigne,
tant d' adresse et d' esprit dans l' éclaircissement
d' une question, et tant d' extravagance
p394
dans la conclusion d' un
mariage : onait pourtant bien que
le contrat de mariage est le principe
de tous les contrats ; par conséquent
le plus important de tous.
Commençons donc par reflechir sur
la necessité de connoître et de sentir
l' importance de ce contrat ; ensuite,
faisons-nous honneur et plaisir d' en
executer les conditions ; accoutumons-nous
à penser que tous les hommes
sont obligez de se passer quelque chose
les uns aux autres, et que nous ne sommes
tous que plus ou moins imparfaits :
par-là nous nous épargnerons la peine
que pourroit nous causer la découverte
de quelquesfauts que nous n' aurions
pas apperçûs. Dans le vrai, c' est
exiger beaucoup que de vouloir une
femme accomplie par l' esprit, par le
coeur, par l' humeur et par les manieres.
La raison dans une femme peut
suppléer à bien d' autres qualitez, c' est
ce qui décide le succès de l' engagement.
D' un tel lien naîtra infailliblement
l' amour entre le mari et la femme,
et de leur bonheur celui de leur
posterité.
Un homme depuis seize ans jusqu' à
vingt-cinq veut une belle femme,
p395
depuis vingt-cinq jusqu' à trente, une
jolie femme ; après trente ans, une
femme raisonnable. Ce changement
de goût est juste, il est le fruit de la
raison et de l' experience, qui apprennent
à conntre la valeur des choses.
Une femme ragoûtante et raisonnable
rassemble le mérite des deux sexes. Si
nous ne pouvons pas tout avoir, surtout
ne manquons pas la raison ; la
beauté est de tous les biens le plus
dangereux et le plus fragile. Il faut
se servir des oreilles et non pas des
yeux pour choisir une femme.
Pour entretenir cette sorte d' amour
que je souhaite dans le mariage, ne
vous attachez jamais qu' à une femme
qui mérite toute votre estime ; et pour
tous les biens du monde n' épousez pas
celle que vous n' estimez pas : l' estime
seule doit suffire, et suffit entre un
fort honnête homme et une aimable
femme qui ne sont qu' amis ; et s' ils le
sont au point de vouloir bien s' épouser,
ils s' aimeront assez, j' en suis bien
r.
Passez-vous de la beauté, vous n' en
aurez que moins de matiere à l' inquietude,
votre femme cherchera à vous
dédommager d' ailleurs, mais aussi que
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rien ne vous dégoûte dans l' extérieur ;
une folle doit être parfaitement belle,
la nature lui doit cette compensation ;
mais pour une femme de merite, c' est
assez que le necessaire de la beauté ;
une grande propreté, un air noble,
voilà tous les agrémens qu' on doit raisonnablement
souhaiter dans une femme estimable.
Je ne crois pas qu' il soit plus difficile
de continuer à être heureux dans
le mariage, que de le devenir par le
secours des précautions qui doivent le
préceder : il est vrai, que rien n' est
plus saint ni plus rare que d' aimer sa
femme. Je n' ai pas besoin de traiter
ces deux points, ils ne sont que trop
reconnus ; mais si le plaisir est conforme
à la loi, il en est plus pur ; et s' il
est rare, il en est plus exquis. J' ajoûte
me ; sans craindre la raillerie des
mauvais plaisans, que le plaisir d' aimer
sa femme est sans contredit le
plus flateur de tous les plaisirs. Cette
proposition ne souffriroit pas de difficulté,
si les folles passions avoient
moins de pouvoir sur les hommes.
Si votre femme est née de parens
vertueux, si sa condition est au moins
égale à la vôtre, si elle soûtient un bon
p397
caractere par d' agréables dehors, vous
n' avez qu' à être raisonnable, vous serez
parfaitement heureux, et vous le
serez toujours ; mais si vous vous livrez
à l' inconstance, vous empoisonnez
cette felicité ; vous n' êtes plus un voluptueux,
vous êtes un fou et un homme
injuste. Ici l' homme rangé me
traite tout bas de ridicule, et il a raison ;
son aveuglement ne lui permet pas
de trouver mon raisonnement juste.
Mais qu' il retourne à sa femme de
bonne foi, et il trouvera ma reflexion
judicieuse.
Nous jurons à notre maîtresse comme
à notre femme de les aimer toujours.
à l' égard de la maîtresse, c' est
un jargon du fol amour ; à l' égard
de la femme, c' est une promesse sérieuse.
Quand cette parole coûteroit
un peu à tenir, l' honneur ne nous
permet pas de manquer de parole,
notre propre felicité dépend de l' execution ;
et du té de la religion,
nous ne sçaurions disconvenir que c' est
un grand crime de manquer à une
promesse ratifiée par un voeu solemnel.
Quelle honte pour l' homme ! Sa parole,
ses sermens en face des autels,
p398
son bonheur pour le tems et la certitude
d' un avenir, sont des motifs impuissans
contre sa turpitude et ses extravagances.
C' est précisément l' impuissance
de ces grands motifs sur l' inflexibilité
de l' homme qui m' a déterminé
à faire sur son coeur l' essai d' une morale
nouvelle ; je veux le ramener à
ses devoirs par la connoissance et par
le sentiment de ses plaisirs. J' oppose
à l' inconstance de sa volonté et à la
malignité de sa pravation, mon
grand remede, la fine volupté : vous
m' entendez, je dis la vraie vertu.
L' homme qui devient libertin cherche
dans le plaisir le ragoût de la défense :
l' inconstant, la grace de la nouveauté.
Je crois que c' est principalement
ces deux grands ressorts qui font
mouvoir l' homme qui se dérange :
mais il perd bien plus de plaisirs qu' il
n' en gagne, quand auxpens de ce
qu' il doit à sa femme, et de ce qu' il
se doit à lui-même, il préfere la débauche
à la pureté des moeurs et à la
délicatesse des sentimens.
Démosthene composant avec une
courtisane assez belle, elle mit ses graces
à si haut prix qu' il n' y eut pas
moyen de conclure. Ceux qui ne le
p399
sçavent pas seront bien aise d' apprendre
que c' est de-là que vient le proverbe
latin, (...). Demosthene fit la révérence
et quitta la corinthienne avec cette
belle leçon si propre à faire impression
sur l' esprit des jeunes gens.
Une duppe à ce prix etc.
Corrompez-vous l' innocence ? Le
crime est affreux, et vous vous rendez
responsable de tout le progrès de la
corruption. N' êtes-vous pas le premier
maître qui ait enseigné le mal ? Et vos
plaisirs, de quelque espece que soit la
dépense, vous coutent-ils bien moins
qu' on ne demandoit à Demosthene ?
En ce cas, quel est votre goût ? Et ne
vous exposez-vous pas à payer mille
fois plus cherement plusieurs raisons
de vous repentir ? Si vous allez grapiller
furtivement dans la vigne de
votre voisin, vous êtes un voleur de
votre ami ? Vous êtes un traître. De toutes
parts on ne trouve que des remords
de toute espece, on perd trop à de tels
marchez. Un voluptueux fait mieux ses
affaires.
p400
Revenez à votre femme, à cette femme
que je vous ai souhaitée ; vous êtes
r de trouver une honnête femme,
une femme raisonnable. Je conviens
que votre goût ne sera point éguisé par
la nouveauté ni par la défense ; mais
aussi vous n' avez à craindre, ni la glace,
ni la canicule ; vous n' avez point
à ménager d' indiscrets confidens, point
de mur à escalader, point de mari,
d' oncle et de tuteur à tromper, point
d' ami à trahir, point de surveillante à
surprendre : enfin, vous n' avez rien à
vous reprocher, et c' est l' essentiel.
Mais je vais plus loin, je soutiens que
si nous étions sages, nous trouverions
dans nous-mêmes et dans notre maison
une foule de plaisirs toujours renouvellez,
plaisirs d' autant plus doux
et plus exquis qu' ils ne nous coûtent
ni la peine de changer, ni les remords
qu' entraînent ceux qui sont défendus.
Quel plaisir de trouver etc.
Un plaisir si conforme à la religion,
à la raison, à la fine volupté, ne sçauroit
être chimerique. Il est moins difficile
qu' on ne pense de faire toujours
p401
sa maîtresse de sa femme, et son amant
de son époux. Il ne faut qu' être bien
né, et sçavoir retrouver ses plaisirs
dans ses devoirs pour conserver jusqu' au
tombeau notre bonheur dans le
mariage.
Conservons notre autorité, usons-en
poliment, n' en abusons jamais.
Ayons assez de politesse dans les
actions, dans les manieres et dans le
discours, pour ne pas craindre que la
familiarité dégenere en mépris.
Réparons à force de propreté et d' attention
ce qu' il y a de dégoutant dans
tous les accidens inséparables de la nature
humaine ; prévenons toujours notre
femme sur tout ce qui peut, et ce
qui doit lui plaire sans déranger nos
affaires.
Ne rendons jamais notre femme responsable
de la mauvaise fortune ; consolons-nous
avec elle de nos disgraces
par le secours des vrais plaisirs.
Justifions notre choix, nourrissons
notre tendresse,veillons notre gt
par cette persuasion, que toute autre
femme que la nôtre peut avoir des
défauts cachez, qui nous rendroient
moins heureux que nous ne le sommes.
Rendons-nous ingénieux à grossir
p402
dans notre imagination les bonnes
qualitez de notre femme, et à diminuer
ses défauts.
Ne déployons toute notre raison
avec notre femme qu' à la derniere extrémité ;
ne faisons des remontrances
que quand la reflexion est de retour ;
pour n' avoir pas à combattre le fort
du caprice.
Soyons plus attentifs à conntre
nos fautes que celles de notre femme,
meritons-en l' oubli par un redoublement
de complaisance.
Ne demandons jamais que comme
une grace, et méritons par de tendres
soins ce qu' il nous est permis de demander.
Sortons, prenons l' air quelquefois
pour revenir chez nous avec plus d' appetit.
nageons nos plaisirs de peur d' user
les desirs qui les font naître.
Mais, me dira-t' on, puisqu' il faut
tant de bonheur et tant de vigilance
pour tirer du mariage tout l' agrement
qu' un honnête homme y doit chercher,
on peut conclure qu' on seroit plus heureux
et plus sage si l' on ne se marioit
pas. à cela je ponds que le merite
et la vertu du célibat ne conviennent
p403
pas à tous ; mais il convient à tout le
monde de mettre tout en oeuvre pour
se rendre heureux en épousant.
Rien de plus ordinaire, ni de plus
naturel que les seconds mariages ; mais
les circonstances décident si dans l' ordre
des familles, c' est vice ou vertu.
Etes-vous encore jeune, avez-vous peu
d' enfans, ne leur faites-vous point
tort, ne vous en faites-vous pas à vous
me ? Rembarquez-vous, épousez.
Si votre second mariage procure quelque
bien à vos enfans, une charge,
de l' élevation, de la fortune, le payement
de vos dettes, ne manquez pas
l' occasion, dépêchez-vous. Mais que
sur le retour entouré d' enfans très-pressez
d' être établis, vous leur vouliez
faire partager avec des freres d' un
second lit les débris de votre patrimoine,
c' est sacrifier tous vos devoirs
à votre goût. Qu' une vieille folle épouse
un jeune blondin, c' est sacrifier à
l' amourette son honneur, sa raison, et
sa tranquillité. Je sçai qu' à la rigueur
ces mariages sont legitimes ; mais pour
moi je les regarderai toujours comme
des crimes legitimez.
Je reviens aux devoirs réciproques
des peres envers leurs enfans, des enfans
p404
envers leurs peres. Les peres et
les meres sont à mon sens plus criminels
que leurs enfans, en supposant
aux uns et aux autres un éloignement
égal de leurs devoirs ; et voici
ma raison. Si les enfans étoient mieux
élevez, leurs parens les trouveroient
plus respectueux et plus tendres.
Dût-on m' accuser encore de repeter
ou de déplacer ; si la répetition est
utile, elle ne doit pas déplaire. Je le
redis donc, l' éducation d' un fils demande
un pere tout entier, une fille
a besoin de toute sa mere ; mais souvent
le pere est un homme dissipé,
qui ne craint rien tant que de se retrouver
dans son domestique ; et plus
souvent une mere veut toujours être
jeune, cette idée mene à tout. Ainsi
le tems s' use et se consume en bagatelle,
et l' on ne pense à rien moins
qu' à sa famille.
Qu' on ne s' y trompe pas ; un pere
et une mere doivent compte à leurs
enfans de leur administration et de
leur propre conduite. S' ils les scandalisent,
c' est un parricide ; s' ils dissipent
leur fortune, c' est un larcin :
mais c' est une autre espece de vol aussi
punissable que de leur retenir par negligence
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ou par avarice la dépense et
les soins qui sont dûs à leur éducation.
Pline ne connoissoit rien de plus
important que le choix d' un précepteur,
d' un gouverneur ; et vous avez
dans le premier chapitre les précautions
que prit Philippes De Macedoine
pour l' éducation d' Alexandre
son fils. Pere avare, une reflexion si
sage et un exemple si touchant ne peuvent
rien sur vous ? Peut-être même
l' ancienneté de la date vous sert-elle
d' excuse. C' est-à-dire, que vous opposez
la prescription à l' accomplissement
du plus indispensable et du plus naturel
de tous vos devoirs, parce que
vous pferez votre chere cassette au
rite de vos enfans. Et moi je vous
déclare que votre inattention et votre
dureté vous rendent également responsables et
des vices qu' ils contractent,
et des vertus qu' ils n' acquierent
pas faute d' éducation. C' étoit à vous
que Gomberville parloit il y a près de
cent ans.
Ne te promets pas etc.
p406
Il dit encore :
quiconque a des enfans etc.
En effet, les premieres impressions ne
s' effacent jamais.
Etes-vous bien fondé à vous croire
assez habile pour élever vous-même
vos enfans ? Donnez-vous-en le soin,
sans reserve et sans relâche ; formez-les
à la politesse, à la douceur, à la
bonté, à l' étude ; qu' ils apprennent
plus par vos exemples que par vos leçons ;
sur tout ne leur épargnez ni
livres, ni maîtres ; travaillez tout-à-la-fois
à la figure et au caractere, et je
vous le repete, prévenez en eux toute
idée de libertinage par l' usage moderé
des plaisirs dont j' ai parlé. Je les crois
un moyen assude faire goûter une
morale douce et juste : je dis morale
douce, car je suppose que le sujet que
vous élevez veut être mené par la
douceur ; sinon, devenez ferme et très-ferme.
Trop de douceur est un poison
pour de certains enfans. Mais comme
je l' ai dit, que vos leçons soient mesurées
p407
sur la portée de leur esprit : ne remontrez
qu' à propos, ne châtiez point
dans la colere, parlez raison à vos enfans,
me dès leur enfance, et liez-les
de bonne heure avec les honnêtes
gens.
Ne vous sentez-vous point la capacité
convenable, ou votre situation
vous éloigne-t' elle des lieux propres à
l' éducation de vos enfans : n' épargnez
rien pour y suppléer et pour confier
en des mainsres un dépôt si précieux.
Choisissez la ville la plus renommée
de votre patrie, et les plus grands maitres
de cette ville : étudiez le goût et
les dispositions de votre sujet pour le
former au genre d' étude et aux talens
qui conviennent à son esprit et à sa
condition ; et si vous avez été contraint
de le perdre de vûe pour son propre
bien, ne manquez pas à une précaution
décisive, c' est de substituer votre
autorité paternelle à quelque autre
vous-même, dont l' âge, la sagesse et
la distinction lui puissent imposer.
Redoublez de dépense, d' attention
et de soins à mesure que l' âge avance ;
munissez-vous des plus sages conseils
pour décider judicieusement sur le
choix d' un état de vie :faites-vous
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sur cela de toutes vûes prémeditées et
de tout caprice : c' est un grand défaut
de jugement de ne point consulter les
dispositions naturelles et l' inclination,
c' est un crime énorme de violenter la
vocation.
Votre fils est-il élevé comme il faut
et de main de maître, connoît-il le
monde, a-t' il vû, a-t' il lû, peut-il se conduire ?
Avez-vous enfin d' assez bonnes
raisons pour presser son établissement ?
Mariez-le, j' y souscris, bien entendu
pourtant qu' il aura vingt-cinq ans au
moins : attendez jusqu' à trente, s' il se
peut, tout en ira mieux, et pour vous
et pour lui. Mais c' est ici que je vous
demande toute votre tendresse et toute
votre habileté. Repetez-lui ce que j' ai
dit sur le choix d' une femme, et sur la
conduite dans le mariage : songez enfin
que ce seroit un sacrilege contre
la nature de sacrifier la docilité respectueuse
de votre fils à l' avarice, à
l' orgueil, au fol entêtement.
Malheur à ces peres durs que le démon
de l' avarice rend les boureaux de
leurs enfans, qui leur refusent le necessaire,
qui les forcent à recourir au
tribunal de la justice pour y demander
le patrimoine qui leur est dû, ou
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à contracter des mariages qui ne peuvent
faire que leur supplice. à combien
de sortes de crime et d' especes de
deshonneur cette dureté ne conduit-elle
pas ? Si un malheureux enfant
échappe au desespoir, si l' exemple ou
la malignité du sang n' entame pas sa
vertu, c' est un miracle ; et tel n' eût jamais
été un méchant homme, s' il n' avoit
pas été fils d' un méchant pere :
de-là je conclus que les méchans peres
font ordinairement les méchans
enfans, et c' est ce qui perpétue la malignité.
Ne pretendez pas maîtriser despotiquement
votre fils quand vous l' avez
établi et qu' il a trente ans passez ;
vous n' avez rien négligé, rien épargné
pour son éducation, vous lui avez fait
part de votre fortune en l' établissant ;
c' en est assez : vos devoirs d' honnête
homme et de bon pere sont remplis,
tenez-vous-en là. Songez qu' alors du
té de l' autorité vous êtes moins le
pere de votre fils que son ami ; s' il est
tel qu' il doit être, il prendra toujours
vos conseils ; s' il est mal né, vous les
lui donneriez en vain. Ce trait seroit
sensible, mais votre âge est avancé ;
prenez le goût des consolations d' en-haut,
p410
perdez peu à peu de vûe le monde
qui va vous échapper ; songez qu' on
peut sans amour propre et avec justice
être content de soi sur de certains
chefs, ne souffrez pas des torts d' autrui.
Cette idée et la resignation sont
les remedes que vous proposent la religion
et l' amour propre bien entendu.
Il est rare que ces deux motifs qui presque
toujours sont deux contraires, se
unissent ici pour imposer le même
devoir.
Je ne sçaurois m' empêcher de condamner
les prédilections de quelques
peres toutes innocentes et bien fondées
qu' elles puissent être, parce que
chez les hommes qui ne sont pas assez
sages, les effets en sont pernicieux ; ne
vous livrez pas sur cela à l' autorité
que vous fournissent certaines coutumes.
Quand vous faites plus d' avantages
à un enfant qu' à l' autre, eussiez-vous
des raisons puissantes, vous laissez
une semence de procès, ou du
moins matiere à une éternelle jalousie
qui ruine absolument la confiance et
l' amitié. Mais je condamne encore
plusverement la conduite de ceux
qui conseillez par un moine, ruinent
les esperances de leurs heritiers à force
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de legs pieux. Les testateurs croient-ils
parer par un pouillement involontaire
le mal qu' ils ont fait, et le
bien qu' ils n' ont pas fait ? Je souffre
la liberté de tester, quand elle contient
les descendans dans le respect ;
je la blâme, quand elle prête son autorité
à l' injustice de ceux qui testent,
et qui se flattent de forcer le ciel par
un abandon tardif, peu meritoire
pour eux et désolant pour l' heritier legitime.
Faisons de bonnes actions pendant
notre vie, ne nous embarassons
point de ce que deviendront nos biens
après nous, ne trahissons pas la destination
de la sage nature. Je conseille
les prieres et les aumônes, mais je
veux que sans tester nos plus proches
parens soient nos legataires.
Par quel endroit peut se disculper
dans le monde une mere, qui devenue
veuve exerce tous ses droits à la rigueur
pour se procurer du superflu, quand
ses enfans ont à peine de quoi fournir
aux plus pressans besoins : je n' approuve
pas pourtant que les peres et
les meres abandonnent tout, et se mettent
en tutelle par une confiance outrée ;
gardez toujours de quoi donner ;
tant qu' on esperera on vous menagera ;
p412
gardez toujours, mais donnez toujours.
Le même principe qui m' a fait dire
que les chans peres font les
chans enfans, me fait ajouter que
le bon pere fait le bon fils. Il est vrai,
que dans les deux cas la regle n' est
pas generale. Dans les familles dont
j' ai parlé, où la vertu et le merite
paroissent comme éternellement substituez,
et passent sans s' alterer de
génération en génération, quelle
source de volupté ne produit pas l' accomplissement
des devoirs du pere à
l' égard du fils, du fils à l' égard du
pere ! Quel charme pour un bon pere
de voir son fils tendrement aimé répondre
toujours respectueusement,
toujours tendrement à ses bontez, de
le voir par un excellent caractere faire
honneur à sa famille et à sa patrie !
Quel torrent de délices pour ce fils dont
l' ame est marquée au bon coin de rendre
à son pere sur ses vieux jours les
mes soins qu' il en a reçûs dans sa
jeunesse !
La perte d' un pere est irréparable,
celle d' un bon pere est d' une amertume
que le tems adoucit moins que la résignation ;
mais de tous les malheurs
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le plus grand, le plus terrible, et
pourtant le malheur qu' on sent le
moins, c' est celui d' un enfant, qui
trop jeune encore perd son pere homme
de mérite. Pour l' ordinaire nous
ne devenons esclaves de nos passions ;
que parce que nous nous sommes
trouvez trop tôt maîtres de notre fortune.
Ces jeunes fous, ces libertins dont
j' ai fait la peinture, ne sont devenus
l' objet de l' indignation publique, ils
ne se sont perdus dans l' isle de Calipso,
que parce qu' ils ont perdu le mentor
qui les conduisoit ; ils n' ont pas même
la ressource de l' enfant prodigue,
parce que la maison paternelle est
devenue trop tôt leur propre maison.
Quel motif peut les tirer du bourbier
affreux ils se sont enfoncez, la
religion et l' honneur ? Ils n' en ont
plus. Leur nom ? Ils le flétrissent ; le
souvenir de leur éducation et de leur
qualité les importune, c' est un poids
pour eux : il ne leur reste plus qu' un
dernier moyen de salut qu' ils doivent
à la nature, puisqu' ils n' ont
pas assez de goût pour le devoir à
l' honneur et à la vertu. Homme inique,
écoute-moi. Perfide à la loi sainte,
p414
inutile à ton roy, scandaleux à ta patrie,
tu crois pouvoir immoler à tous
les vices ton ame, ton honneur, ton
nom, ton bien, la consolation de ta
famille ; tu le crois, parce que tu crois
ton pere mort. Non : la meilleure
partie de ce pere vit encore, sa réputation
vivra toujours, c' est par elle
que je veux te toucher. Lâche, rougirois-tu
de penser aux vertus de ton
pere ? Et si tu y penses, persisteras-tu
à vouloir que ta vie soit l' époque de
l' anéantissement, et du des-honneur
de ta famille ?
Si vous n' avez le coeur droit et les
mains pures, vous n' irez point sur la
montagne ; mais celui qui s' attire par
une vie réguliere cettenédiction
prophetisée, de voir autour de sa table
les enfans et les enfans de ses enfans ;
celui-là est en droit d' esperer de
monter jusqu' au sommet. C' est un
grand plaisir pour le pere de famille
de se retrouver souvent au milieu des
siens, de faire la consolation de tous,
de voir par eux ses vertus multipliées.
Quel goût ne trouve-t' on pas dans les
plus petits offices de cette sainte amitié ?
De toutes parts ce ne sont que
tendres soins, qu' empressemens : on
p415
voit succeder tour à tour le plaisir, le
travail et l' étude. Je me trompe, tout
est plaisir, tous les coeurs ne sont qu' un
coeur ; la complaisance ne laisse point
sentir la difference des humeurs ; le
bon coeur ne regle point ses affections
sur le plus ou le moins d' esprit ; le plus
fort prête de sa force au plus foible ;
par-là tout est égal, tout est confondu.
Le tien et le mien ne se distinguent
que pour s' obliger mutuellement ; et
c' est dans ces heureuses, mais rares
situations, qu' on retrouve sur tous les
visages l' image de la vraïe volupté.
Les soins des peres et la correspondance
des enfans, sont la cause premiere
de cette volupté. De-là la crainte
de Dieu, l' amour et l' édification du
prochain ; de-là le désinteressement,
l' esprit doux et la politesse ; de-là, en
un mot, la droite raison, qui en nous
privant de ce qui est défendu, nous
donne une plus grande délicatesse de
goût pour ce qui est permis ; et pour
tous les biens qui nous restent.
Puisque j' écris pour tous les âges
et pour tous les états, et que ce livre
n' est autre chose qu' un ramas de fragmens
derobés, je peux bien placer
encore ici cette petite piece de l' abbé
p416
Regnier. Le jeune homme bien
n' en prendra que plus de goût pour
les bonnes choses qu' on trouve dans
les livres choisis, et le sage vieillard,
content dans sa famille, en sentira
moins l' amertume de la caducité.
Après le printems gracieux etc.
Toutes les vertus morales imposent
à l' homme des devoirs généraux ; la
parenté nous en impose de particuliers
à l' égard de nos proches. Il n' y a point
d' homme qui ne perdît beaucoup, si
l' on réduiroit les devoirs de la paren
à ce qu' il est en droit d' attendre de
sa femme, de son pere, de son frere,
et de son fils. Il est mille occasions
nous faisons tous nos efforts
p417
pour nous attirer une protection puissante
à la faveur d' un huitiéme degré,
tandis qu' un quatriéme ne nous effleure
pas quand il s' agit de secourir un
parent inferieur ou malheureux, et c' est-là
le comble de l' orguëil, de l' aveuglement
et de l' injustice.
Si nous avions des principes de conduite,
nous n' aurions pas l' audace de
prétendre qu' on s' attendrît pour nous,
quand nous faisons professions d' être
durs pour les autres. Il me semble que
c' est une grande injustice et une plus
grande imprudence, de ne vouloir partager
avec personne ses services, son
crédit ni son argent. Je voudrois que
l' homme entendît mieux ses interêts.
Puisque la corruption a prévalu, et
que c' est demander presque l' impossible
que d' exiger que l' homme ait le
coeur bon, droit, grand ; du moins je
lui soutiens que par avarice il doit
être liberal, et que par amour propre
il doit être secourable.
Je sçai que rien n' est plus rare que
la véritable bonté ; jeai que la plûpart
de ceux qui croyent en avoir,
n' ont d' ordinaire que de la complaisance
ou de la foiblesse : mais enfin
la bonté dont on croit que l' amour
p418
propre est la duppe, est au contraire
le plus utile de tous les moyens dont
il se sert pour arriver à ses fins ; c' est
un cheminrobé paril revient à
lui-me plus riche et plus abondant ;
c' est un désinteressement qu' il met à
usure ; c' est un ressort délicat avec lequel
il réunit, il dispose, et tourne
tous les hommes en sa faveur.
Vous abandonnez ce neveu qui est
presque votre fils ; ce cousin qui tout
éloigné qu' il est, porte votre nom,
ou du moins le nom de vos meres : par
un leger secours il se seroit avancé à
la guerre, vous le lui refusez : qu' arrive-t-il ?
Dans l' inutilité il vous deshonore ;
et s' il fait son chemin par
l' entremise d' une main étrangere,
il entrainera des étrangers après lui ;
mais il ne reconnoîtra ni vous ni les
tres : justice d' enhaut.
Nous ne savons pas ce que la fortune
nous garde : aujourd' hui nous regorgeons
de santé, de biens et d' honneurs ;
uneputation brillante, une
intelligence qu' on a c presque infaillible
pour les emplois les plus délicats ;
dans cet état florissant nous
picquons l' émulation de tel que la nature
a fait honnête-homme, et que
p419
la fortune a laissé là ; il nous reclame,
et nous craignons de lui tendre la main ;
nous ne voulons pas l' aider à faire le
premier pas ; tremblons. La révolution
est à la porte, nous tomberons,
et nous ne serons relevez ni secourus
par personne.
La fourmi plus sage que nous pourvoit
l' êté aux besoins de l' hyver ; que
n' apprenons-nous à son exemple à
amasser dans le tems de la prosperité
des amis que nous puissions opposer
à l' infortune si elle nous arrive,
et à nous faire un fond de vertu qui
nous attire des prôneurs par le secours
desquels nous nous trouvions à l' abri
ou au-dessus de la calomnie. Si nous
voulions essayer du plaisir qui nous
revient quand nous trouvons sous nos
yeux des heureux de notre façon, nous
voudrions toujours en faire. Tirer de
l' oppression un parent, un ami, un
voisin, rien de plus flatteur ; lui faire
des graces, c' est le préciput des rois.
i, c' est leur premier privilege de
pouvoir se livrer souvent à une volupté
si delicate. Le plus flateur et le
plus solide de tous les plaisirs c' est d' avoir
fait des graces au-dela de toute
reconnoissance. Ne comptons point
p420
nos bienfaits, ne songeons qu' à les
multiplier, mais nos bienfaits ne parleront
pour nous qu' autant que nous
sçaurons les taire. Obligeons promptement ;
la lenteur diminuë le prix
des biens qu' on attend de nous, ou
fait du moins qu' on les paye de trop
d' impatience ; si nous recevons quelque
grace, ne pénetrons pas jusqu' à
l' intention de celui qui nous l' a faite,
nous y pourrions découvrir des motifs
qui nous dispenseroient d' une
grande reconnoissance ; et il n' y a rien
de si considerable dans les bienfaits,
que le motif qui les produit.
Deux principaux vices de l' homme
nuisent à ceux de nos parens qui ont
besoin de nous ; notre dureté, notre
orguëil. Par notre dureté, nous les
abandonnons à leur mauvaise fortune,
mais nous ne tardons pas à en être
punis, je viens de le dire, on nous
abandonne. Par orguëil, nous refusons
de les connoître aujourd' hui, demain
nous chercherons les regards favorables
d' un seigneur qui peut tout,
et dont un seul sourire charmeroit
notre vanité ; mais par le même principe
il ne nous reconnoît plus, nous
ne sçaurions nous en plaindre. Il sçait
p421
comme nous vivons, et il regle ses
procedez sur les nôtres.
Evitons de devoir à nos manieres
les traitemens peu gracieux que nous
pouvons essuyer de la part de nos parens.
Secourons en tout tems, en toute
occasion, et de toutes façons, ceux
qui nous font l' honneur de compter
sur nous : courons au devant de leurs
besoins ; que toutes leurs affaires soient
les tres ; répondons à la bonne opinion
qu' ils ont de nous quand ils nous
croient moins durs que le commun
des hommes ; le service qu' on attend
de nous n' est-il pas bien merité par la
confiance dont on nous honore ? Homme
droit, servez vos parens par justice
et par bonté de coeur ; homme
prudent servez-les par précaution ;
homme dur, servez-les par politique.
Je crois ces conseils judicieux, mais
ils souffrent une exception. Je suppose
que ceux qui nous reclament soient
en droit de compter sur nous par une
conduite sage. Au contraire, si je sçai
par la voix publique ou par experience
qu' ils sont d' indignes sujets dont la vie
est une espece de deshonneur pour
nous ; plus de services, plus de commerce,
p422
encore moins de liaison. Tout
ce qu' on peut en ce cas, c' est de s' en
tenir scrupuleusement à ce que la charité exige.
Nos parens depuis le quatriéme
degré jusqu' au dixiéme tiennent le
milieu entre nos proches et notre
prochain ; nous leur devons un peu
moins qu' aux uns, un peu plus qu' aux
autres.
à l' égard du prochain, ce seroit assez
pour nous mouvoir que l' équité
naturelle, mais nous croïons être
quittes des devoirs de l' équité quand
nous ne faisons point de mal. Sur ce
principe le prochain seroit mal secouru.
Heureusement la loi de grace
vient au secours des malheureux, en
nous faisant un précepte de la charité :
rougissons-en, il nous faut des
préceptes pour nous porter à des dispositions
qui étoient naturelles dans
un payen honnête homme. Pithagore
dit excellemment que pour ressembler
aux dieux il ne faut que deux
choses, faire du bien, et dire la vérité.
Cette grande regle de traiter les autres
comme nous voudrions en être
traitez nous-mêmes, est la regle de
p423
tous les hommes ; il ne faut pour cela
qu' un esprit de justice : mais la charité
demande quelque chose de plus ;
il me semble qu' elle épure, rafine et
perfectionne la justice, elle la rend
plus complette, et en me tems christianise ;
si j' ose faire un terme, des
actions bonnes par elles-mêmes, mais
qui n' ont souvent d' autres principes
que l' humanité. Regardons la charité
non comme une vertu, mais comme
l' ame de toutes les vertus : d' autres ont
dit qu' elle en est la mere. C' est un tout
dont la justice est la premiere et la
plus essentielle partie : et ne nous figurons
point que nous puissions nous
dispenser d' être charitables, parce qu' on
voit dans le monde peu de justice
et peu d' humanité.
ô tems ! ô moeurs ! L' humanité,
l' équité naturelle, la charité n' attendrissent
point l' homme sur les besoins
du prochain : les vertus morales et
chrétiennes ont beau se liguer contre
lui, il reste dur. Je prens donc une
autre voye, et je veux convaincre
l' homme corrompu par le sistême de
sa corruption.
J' admets dans un sens le vieux proverbe,
sur la foi duquel nous croïons
p424
que la charité bien ordonnée nous
prescrit de commencer par nous aimer
nous-mêmes. Pensons d' abord à nous,
voilà le principe : nous ne sçaurions
le mettre plus efficacement en oeuvre
qu' en nous emparant de la premiere
et de la plus sure partie de la fine
volupté, qui consiste certainement à
nous rendre heureux par tout ce qui
est de notre dépendance : or je ne
puis posseder tout, ni vivre seul ; il
me faut des voisins, des marchands,
des fermiers, des domestiques. Reste à
sçavoir ce qui me répondra le plus
seurement de l' agrément que j' en dois
attendre. Sera-ce la hauteur, le mépris,
l' abandon, l' inattention à tous
mes devoirs, la dureté, l' autorité
outrée ? Ne sera-ce point plûtôt la
connoissance qu' on aura de ma probité,
de ma régularité, de ma bonté ;
ne sera-ce point le souvenir ou
l' esperance de mes bienfaits ?
Le feu vient de prendre au château ?
Mais les païsans ont été battus ; les
vassaux opprimez, les fermiers tourmentez
dans les années fâcheuses. On
ne trouve point d' eau à la riviere.
Je dois rebâtir et me meubler ? Mais
l' ouvrier et le marchand toujours renvoyez,
p425
toujours chicannez sur leurs
memoires, ne veulent pas reparer les
desordres de l' incendie. Je tombe malade ?
Mais mes valets toujours traitez
en esclaves pendant ma santé n' attendent
que ma mort pour gagner le
deüil, et pour trouver dans mon heritier
un meilleur maître.
Gagnons les coeurs, c' est le grand
secret ; ceux qui nous serviront nous
aimeront ; ils nous serviront par honneur,
par reconnoissance, par esperance ;
piquons-les par tous ces motifs.
Le païsan que vous sauvez de la misere ;
le voisin dont vous avez accommo
le procès ; ce domestique que
vous édifiez, que vous secourez dans
sa maladie, que vous recompensez,
que vous établissez ; l' ouvrier bien et
promptement païé ; les pauvres enfin
consolez et nourris ; voilà des patrons
surs qui forcent la voix publique en
votre faveur ; voilà quelle doit être la
manoeuvre de votre volupté, mais d' une
volupté de souverain, puisqu' il ne
tient qu' à vous de vous faire des créatures,
et d' acheter à juste prix des
sujets zelez.
Pere de ses peuples, de ses domestiques,
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des affligez, des malheureux.
Mon dieu que ce titre est doux !
Vous ne voyez autour de vous que
des visages contens ; les plus gais pleurent
de vos peines ; les plus tristes se
joüissent de votre bonheur. Vous
ne craignez ni l' abandon, ni la perfidie ;
vous n' entendez point de murmures,
chacun est prêt de sacrifier ses
jours pour la conservation des vôtres.
Je ne crois pas qu' on s' avise de dire
que ce n' est pas là la plus fine et la
plus sure volupté. On en trouve
donc infiniment plus à suivre la vertu
que le vice ! Mais le malheur est que
peu de personnes en veulent faire l' experience.
Tout le monde veut être heureux,
mais nous ne voulons pas comprendre
que pour l' être parfaitement, il
faut que les autres le soient avec nous.
Gardez-vous bien de faire un seul miserable ;
la reflexion qui suivroit le crime,
empoisonneroit le reste de vos
jours. Mais s' il se peut, faites des heureux ;
la regle est infaillible, vous serez heureux.
Charité envers notre prochain ! Cette
expression est bien vaste, elle comprend
tous les hommes, même les infideles
p427
qui fournissent aux missionnaires matiere
à leur charité. De-là je conclus
qu' il nous devroit suffire que la charité
fût une vertu de la pure nature, mais
notre défaut d' humanité a presque forcé
Dieu qui veut notre salut d' en faire
une vertu chrétienne.
Le plus grand avantage des richesses
est de pouvoir faire du bien. En
effet, quoique tous les biens soient perissables,
il est pourtant vrai que celui
que nous faisons à notre prochain
ne périt jamais, puisque quand la
charité en est l' objet, elle a la vertu
d' en éterniser la memoire. En favorisant
les pauvres qui peuvent peu, on
est favorisé de Dieu qui peut tout. On
peut ajouter, que les regards des
grands sur les pauvres augmentent leur
grandeur. On dit que la charité est susceptible
d' erreur, mais non pas d' excès.
Gardons-nous bien dans l' occasion
de tropflechir sur l' erreur dont elle
est susceptible.
Je crois qu' on peut partager nos devoirs
à l' égard du prochain en autant
de classes qu' il y a de degrez dans la
parenté. Nous devons plus aux hommes
qui ont raport à nous qu' à des
inconnus, plus à des compatriotes qu' à
p428
des étrangers : mais je dois encore
plus à un homme de ma province, de
ma ville, de ma campagne, et s' il a
cu avec moi, s' il m' a été subordonné,
s' il est mon fermier, mon débiteur,
et sur tout mon domestique ;
toutes circonstances qui ajoûtent un
surcroît d' obligations. Passons aux
amis.
Devoirs de l' amit ; plaisirs de l' amitié ;
termes sinonimes pour les bons
coeurs. Le devoir assujettit, le plaisir
flatte : et nous sommes moins assujettis
que flattez quand nous servons nos
amis. L' amitié fournit de grandes ressources
contre l' iniquité publique. Cent
ennemis conjurez dont vous ne vous
êtes point attiré la haine, vous blessent
moins et vous ébranlent moins
que votre ami que vous console et ne
vous fortifie. Pour les connoisseurs et
les délicats, l' amitié est tellement superieure
à l' amour, que la maîtresse
la plus aimable n' a tout au plus dans
un coeur que les restes de l' ami ; on se
prête à l' amour, mais on se livre à l' amitié.
Il est vrai que l' amitié est comme
l' amour, une union de coeurs et d' esprits,
mais il est vrai aussi que l' amitié
p429
des sages ne voit rien de plus
précieux qu' elle dans le monde.
Entre deux hommes bien nez, l' amertume
des disgraces et de l' ivresse de
la bonne fortune, loin d' efleurer l' amitié,
la mettent en oeuvre, et en
font sentir toute la suavité.
On dit qu' un homme heureux ne
sçait pas bien si on l' aime, et que les
disgraces sont la pierre de touche de
l' amitié : comment donc se flatter d' avoir
un bon ami, puisque selon La Bruyere,
il est si difficile d' être content
de quelqu' un ?
Avez-vous assez d' experience pour
bien choisir un ami ? Avez-vous enfin
un bon ami ? Gardez-le bien. Rien de
plus rare que de trouver dans unme
sujet un bon coeur avec du mérite :
rien de plus précieux que ce tresor !
Mon dieu ! Que les hommes perdent
à ne se point aimer ; je crois qu' ils ne
négligent les ressources de la pure amitié
que parce qu' elle approche trop de
la vertu.
La plus courte absence détruit l' amitié
que les parties de plaisirs ont
fait naître : la faveur et le grand bien
la rendent suspecte. On la prostituë
à la cour ; dans les corps qu' on appelle
p430
compagnie, la jalousie la ruine,
les occupations la dissipent, la multitude
la divise. Peut-être les exemples d' amitié
sont-ils moins rares à la guerre
que dans tout autre état, parce qu' on
y connt mieux la vertu ; mais on
y trouve des fanfarons comme ailleurs.
Je me défie des protestations steriles et
fastueuses, tel vous offre cent pistoles
bien haut, qui tout bas vous en
refuseroit une. Je ne compterai jamais
que sur une amitié éprouvée. Les besoins
et les disgraces démasquent bien
des coeurs.
L' impie, le blasphemateur, le libertin
par état, amis pernicieux : le
joueur de profession, l' avare, amis
inutiles : l' homme vain et celui qui
veut faire fortune à quelque prix que
ce puisse être, amis faux : le mauvais
plaisant, celui qui veut avoir seul
de l' esprit, le diseur de riens ; amis ennuyeux :
l' humeur capricieuse, l' esprit
dur, et celui qui vous fait trop
acheter ses services ; amis tiraniques.
De-là connoissez le prix de laritable
amitié.
Je connois un marault qui a fait
fortune, il me demandoit il y a quarante
ans l' honneur de ma protection,
p431
et ma protection étoit assurément la
plus petite chose du monde ; dix ans
après il m' appella son ami, aujourd' hui
il ne me saluë pas : j' ai connu
un autre homme pire que le premier,
parce qu' il devoit avoir l' ame plus belle.
Il avoit été mon intime ami, mais
tout à coup il devint plus grand seigneur
qu' il ne l' avoit esperé. à la premiere
entrevûe il ne se souvint plus
que de nôtre connoissance, à la seconde
il en rougit et l' oublia. J' étois
si neuf alors que je cherchai au fond
de moi-même la raison d' un tel changement,
et je ne la trouvai que dans
La Bruyere. un homme, dit-il, etc.
En effet il coute trop
d' être vrai, égal, constant, reconnoissant,
genereux. C' est bien à de petites
créatures comme à la beauté de l' ame
et aux sentimens délicats, à vouloir entrer
en concurrence avec de grandes
places et de riches successions. Vouloir
qu' on sacrifie l' orguëil ou l' interêt
à la tendre amitié, à la vraye vertu,
p432
c' est exiger que les biens et les honneurs
ne gâtent pas les hommes. Il faut
donc les refondre.
Mon ami ! Façon de parler deven
triviale : pardonnons-la à l' usage. Cet
homme-là a des amis ; cette pensée rend
beaucoup plus à l' esprit que la précedente :
mais dans le vrai, elle n' a
nul raport avec ce qu' on entend sous
le nom d' amitié. Par l' homme qui a
des amis, je comprens celui qui a du
manege, qui connoît les ressorts du
monde, et qui les fait mouvoir pour
venir à ses fins ; il est flateur, il a des
manieres insinuantes ; il se rend tantôt
plaisant, tantôt officieux, rampant
au besoin, souvent homme de plaisir,
quelquefois philosophe ; et même s' il
le faut, artistement devot. Si ce caractere
souple et maniant est gourmandé
d' un peu d' effronterie, on heurte
à toutes les portes, et les portes
s' ouvrent ; après quoi l' on passe pour
avoir des amis. Mais de ce que par
ce lange de petits soins et d' adresse
vous vous serez fait des amis, ne concluez
pas que vous avez un ami.
Le grand mérite peut nous attirer
l' estime universelle, et nous faire des
prôneurs sans nous faire des amis ;
p433
à ceux qui ne jugent que par les apparences,
rien n' est plus utile en general
que les amis, et l' on en décide
ainsi sans se donner la peine d' examiner
les causes et le fondement de
ces sortes d' amitiés. Pour moi je tiens
qu' un homme délicat qui nous estime,
et qui vante ce que nous valons, quoiqu' il
ne soit pas du nombre de ceux
que nous appellons nos amis, nous
sert sans y penser d' une maniere bien
plus efficace. Le service est lent, il n' est
point médité, souvent même il est
inattendu : mais il est infaillible et durable ;
au contraire, de cent amis,
quatre-vingt-dix-neuf ne menent à
rien.
La Bruyere a dit qu' il y a un goût
dans la pure amitié, où ne peuvent
atteindre ceux qui sont nés médiocres.
Les grossiers n' imaginent dans
l' amitié que l' utilité qu' ils en tirent.
Les délicats préferent de beaucoup
celle qu' ils procurent, à moins qu' on
ne soit parvenu à cet état de perfection
sur le chapitre de l' amitié, où
comptant pour peu de chose les révolutions
de la fortune, donner et
recevoir font le me effet entre deux
vrais amis.
p434
La véritable, la solide, la particuliere
amitié est une espece de mariage
dont le contrat ne peut subsister qu' entre
de très-honnêtes gens. L' estime en
régle, les conventions, et la mort seule
peut le résoudre.
Il est aussi peu de parfaits amis que
de bons mariages, par lesmes défauts
de réflexion et de ménagement
avant et après la liaison.
L' himen et l' amitié ont leurs douceurs
et leurs peines ; faites-en le paralelle,
il est parfait, à un trait près
qui les differencie. Dans un mari l' infidelité
n' est regardée par les hommes
corrompus que comme une galanterie,
ou tout au plus comme une foiblesse ;
dans un ami, c' est un crime noir. On
a vû de vrais amis s' aimer toujours
également jusqu' au tombeau. L' on a
le me homme avec la me
femme passer toute leur vie dans un
libertinage fidele, et ne contracter
qu' à la mort. Ces deux exemples ont
deux causes bien differentes, l' honneur
et la débauche, cependant ils
procedent du même principe de fideli
si rare dans les maris. Je ne sçai
à quoi attribuer cette bizarerie et cette
contradiction de conduite, si ce n' est
p435
que nous sommes plus fideles à nos caprices
qu' à la loi que nous nous sommes
imposée nous-mêmes, uniquement
parce qu' elle porte le nom de
loi : d' ailleurs, nous nous trouvons
plus flattez de tenir notre parole que
nos écrits ; et c' est ce qui fait que le
mari et la femme, qui se seroient aimez
toujours sans contrat cessent de
s' aimer, ou parce qu' ils s' y sentent obligez,
ou parce qu' ils observent entre
eux moins de politesse et denagement
que deux amis.
Vivons avec nos amis, comme s' ils
pouvoient cesser de l' être : maxime
vieille, mais toujours nouvelle, parce
qu' elle est judicieuse. Je crois pourtant
que l' usage en est meilleur avec
nos amis qu' avec notre ami, et qu' une
union intime et délicate s' accommode
mieux de toute l' ouverture du coeur
que d' un excès de prudence.
Tâchons de trouver notre ami dans
le grand nombre de ceux que nous
appellons nos amis. Le chemin est à
moitié fait. Sur tout attachons-nous
au coeur droit et à l' homme vrai, qui
ne soit dominé ni par l' orgueil, ni
par l' interêt. Quand le sujet dont nous
voulons faire notre ami n' auroit pas
p436
une très-grande étendue de génie ;
quand il auroit de petits fauts dans
l' humeur : si le coeur est vraiment bon,
le marcne sçauroit manquer d' être
excellent pour nous.
Point d' homme sur la terre qui n' ait
desfauts ; la qualité ou la quantité
en font la difference. Prenons les yeux
d' Argus pour connoître les défauts de
l' ami que nous voulons faire, afin de
juger plus sainement si nous aurons la
force d' y resister. Mais la liaison étant
contractée, devenons aveugles.
Ne jouons avec notre ami que quand
nous sommes convaincus qu' il est très-beau
joueur ; et plus fidele avec lui qu' avec
personne soyons fideles à la maxime
de ne jouer jamais que petit jeu.
Etudions encore notre ami dans le
vin. En general, c' est une crapule que
de trop boire ; mais avec notre ami
rien de plus dangereux. Cependant,
rien n' est plus délicieux que de plaisir
de la table, quand notre ami tient sa
place au milieu de gens choisis. Il est
donc de notre habileté de jouir de ce
plaisir, mais de le ménager de façon
que notre goût ne s' use point, et que
nous ne commettions pas les plus précieux
biens de la vie, la raison et l' amitié.
p437
L' entêtement et le trop de feu dans
les contestations que la conversation
fait naître ne conviennent jamais à un
homme poli ; gardons-nous pourtant
d' adherer par foiblesse et par une fade
adulation aux erreurs et aux faux préjugez.
Si nous nous trouvons dans ce
cas avec notre ami, changeons de matiere ;
la chaleur de la dispute marque
moins de sçavoir que de grossiereté :
d' ailleurs, vous perdez tôt ou tard le
coeur de celui avec qui vous voudrez
toujours avoir trop d' esprit.
Heureux ! Si dans toutes sortes d' évenemens
nous pouvons compter sur les
bons offices de notre ami ; plus heureux,
si nous lui pouvons rendre les
nôtres ! N' en manquons pas le moment,
étudions-le avec attention : profitons-en
avec vivacité, mais encore avec assez
de délicatesse pour ne pas blesser
en notre ami l' amour propre qui regne
toujours chez les plus délicats.
Tant d' habiles gens ont écrit sur l' amitié
que si je voulois m' étendre je deviendrois
plagiaire : d' ailleurs, que
pourrois-je ajoûter au peu que j' en ai
dit qui ne convienne à la justice, à la
reconnoissance, et sur tout à larosité.
Finissons ce chapitre par nous
p438
plaindre de nous-mêmes, de ce que
nous meritons si peu de fixer l' amitié
du moins d' un honnête homme : ou si
nous l' osons, sans blesser une juste
modestie, plaignons les autres de ne
nous pas trouver dignes qu' ils s' attachent
à nous. Si les vivans s' obstinent
toujours à ne pas connoître ce que nous
valons, et à ne nous pas tenir quittes
de ce qui nous manque ; contentons-nous
du commerce des morts, ils ont,
et plus d' équité, et plus d' indulgence
pour nous ; ne comptons gueres sur les
douceurs de l' amitié, jusqu' à ce que
la circulation des moeurs ait rame
en France les maximes du Monomotapa.
Voici ce qu' en dit La Fontaine. Que
ne le dispensions-nous par notre vie
d' aller chercher des exemples chez les
afriquains.
CHAPITRE 8
p439
de la morale. De l' usage du tems. Combien
le caractere d' homme de bien est
préferable à celui de galant homme,
d' honte homme, et d' homme de merite.
de ce qu' on doit à Dieu, et de ce
qu' on se doit à soi-même. De l' excellence
de la religion chrétienne et catholique.
des bonnes oeuvres ; des miseres
de l' homme, et de sa dignité. Attendre
la mort sans la craindre.
ne faisons jamais notre ami, que
de l' homme qu' on peut appeller,
à juste titre un virtuosus , mais un virtuosus
homme de bien. Je crois pouvoir
traiter de qualitez moyennes les
petits ornemens qui font le galant
homme. On ne doit pas les négliger,
et je vous ai fait un devoir de les acquerir ;
mais je les compte pour rien
s' ils ne sont inséparablement attachez
au caractere d' honnête homme. J' estime
peu les accidens où manque l' essentiel.
p440
Vous avez vû à peu près en quoi
consiste la vraie probité, et j' aime à
croire que votre coeur vous en a plus
dit que mes leçons n' ont pû vous en
apprendre. Heureux vous et moi, si
nous sentons combien les impressions
de l' équité sont douces, combien ses
inspirations sont judicieuses, combien
ses orations sont consolantes ! Méditez
avec un peu de goût le prix d' une
droiture à toute épreuve, et vous conviendrez
qu' elle est au dessus de toute
grandeur. Le me sentiment me fait
placer le malhonnête homme au-dessous
des insectes.
J' ai dû par une consequence necessaire
faire de la probité la partie principale
de l' homme de merite, dont le
caractere est un assemblage de dons,
de talens, de vertus. De ce caractere
sort la prudence pour choisir un état
plus honnête et plus sûr, et pour contracter
des liaisons plus utiles et plus
honorables. De-là plus d' application
à tous vos devoirs et plus d' habileté à
les remplir ; plus de délicatesse dans vos
amusemens ; plus de modestie dans la
prosperité et plus de fermeté dans les
disgraces. Ce composé vous paroît
beau ; vous en allez faire sans doute
p441
la matiere de vos reflexions et de vos
soins, rien ne vous en échapera. Je le
souhaite ; mais il faut tout vous dire.
Ce plan jusqu' ici conviendroit presque
tout entier à un payen homme de merite,
et vous êtes chrétien.
La morale ou la science des moeurs
est la grande science du chrétien ; c' est
l' art de regler son coeur par la vertu
et de se rendre heureux en vivant bien.
J' ai lû dans l' art de se connoître soi-même
que la morale qui naît de la révelation
du vieux et du nouveau testament
a des principes certains ; qu' elle
suit la lumiere de la verité, qu' elle est
soûtenue par des motifs très-puissans
et par des exemples parfaits ; qu' elle
releve l' homme rabaissé par ses passions,
avili par la superstition, et dégradé
par l' infamie de ses attachemens ;
qu' elle l' éleve sans l' enorgueillir et
l' abaisse sans lui rien faire perdre de sa
dignité ; que cette morale nous est
connue par raison, par sentiment et
par foi ; que la foi nous la fait recevoir,
parce que Jesus-Christ et les
apôtres l' ont enseignée et pratiquée.
Que le sentiment de notre conscience
nous la fait approuver, parce qu' elle
nous satisfait, nous éleve, et nous console ;
p442
et que notre raison s' y soumet,
parce qu' il n' y a rien que de conforme
au bon sens soit dans les principes sur
lesquels elle est établie, soit dans les
regles qu' elle nous prescrit ; qu' étant
à notre ame ce que la medecine est à
notre corps, elle doit s' appliquer à
connoître nos maux et à chercher les
remedes qui peuvent nous en procurer
la guérison : enfin, le projet d' Abadie
est de ne considerer l' homme
que comme une creature capable de
vertu et de bonheur, et qui se trouve
dans un état de corruption et de misere.
Deux parties dans un chrétien ; un
corps qui perit, et une ame immortelle.
S' il est un chrétien, qui par des
plaisanteries libertines affecte de douter
de l' immortalité de l' ame, ce que
je ne croi pas, c' est un fou qui aime à
s' avilir pour flatter sa corruption et se
soustraire au châtiment ; ce n' est point
pour lui que j' écris : mais pour nous, qui
sçavons bien que nous pensons, et que
la matiere ne pense point ; nous, qui
crons ne mourir qu' en partie et pour
un tems, et que la plus digne portion
de nous-mêmes ne mourra jamais,
l' avenir doit être notre premier point
p443
de vûe. Vivre bien et mourir bien sont
nos deux seules affaires ; et c' est la
bonne vie qui conduit à la bonne mort.
Les agrémens personnels, une probité
reconnue, un merite superieur, la santé,
les dignitez, la fortune, sont les
annexes brillans de la mortalité ; mais
on a peu de tems à en jouir, ce sont
de bonnes provisions pour le voyage,
mais nous n' arriverons au port que
par le bon usage que nous en aurons
fait.
La vie, pour la plûpart des hommes,
seroit un mal sans les vûes de
l' eternité. Regardons-la comme un
bien, et convenons pourtant avec Job,
que la plus longue est bien courte et
bien pleine de miseres. La jeunesse
n' a pas droit de nous assurer une longue
vie, elle ne peut nous en donner
que l' esperance, nous ne la sentons
qu' à mesure que nous la perdons. On
dit que la longue vie est un don de
Dieu et une récompense de la probité ;
cependant, presque tous les hommes
n' employent la premiere partie de la
leur qu' à rendre l' autre miserable. Reglons
la nôtre de maniere qu' elle soit
toujours un bien pour nous ; et quelle
que soit notre situation dans le monde,
p444
mettons quelque intervale entre
les affaires de la vie et le jour de la
mort.
Il faut passer le tems sans le perdre,
les années ne passent pas en vain. Toutes
les minutes de la vie d' un chrétien
vont frapper à la porte de l' eternité.
Les anciens croyoient que les
heures s' envoloient au ciel pour y
rendre compte de l' usage que les hommes
en font. à cet usage du tems rapportons
ces deux veritez fondamentales,
que toute fortune est à craindre
manque la sagesse, et que toute sagesse
humaine est folie devant Dieu.
Après quoi il est necessaire de conclure
que l' homme de bien seul possede
la vraie sagesse.
Nous pouvons disposer de nos fonds,
et nous ne sommes que les locataires
ou les fermiers de notre vie, encore
n' en joüissons-nous pas par bail amphitéotique,
peu de gens vivent cent
ans. Le mondain laboure au hazard ;
l' homme de bien cherche à plaire au
maître, il seme dans le tems pour recueillir
dans l' eternité. Nous préferons
les rentes perpétuelles aux viageres,
et c' est sagesse en ce monde. Faisons
pour l' avenir ce que nous faisons
p445
pour le tems ; préferons le perpétuel
au viager, c' est sagesse selon Dieu.
Si nous sçavons nous attirer la bienveillance
des hommes, si nous rapportons
à la communauté publique nos
dons, nos talens, notre autorité, nos
richesses, nous devenons utiles à la societé,
et nous l' embellissons. C' est
jouer un beau rôle, c' est être grand
acteur : mais en travaillant pour nous-mêmes,
nous travaillons aussi pour les
autres ; et tout le bien qui est en nous
devient la chose publique. Il n' en est
pas de me de l' affaire du salut ; elle
n' interesse que nous, elle nous interesse
pour l' eternité. Personne ne partagera
les fruits de notre merite ; les
bonnes actions n' auront point de réduction
à craindre, mais aussi le vice
ne trouvera point de prôneurs. Il est
donc vrai que le caractere d' homme
de bien est infiniment préferable à tout
autre caractere. Les premiers élemens
de la raison démontrent cette verité.
Le moyen le plusr de devenir
homme de bien, c' est de mediter souvent
ce qu' on doit à Dieu et ce qu' on
se doit à soi-même. Ces deux devoirs,
s' ils étoient bien compris, ne seroient
qu' un seul et même devoir. En effet :
p446
je ne puis manquer à Dieu sans me
manquer à moi-même. Dieu veut que
je me sauve, et je veux me sauver. La
volonté est lame ; et soit par rapport
à Dieu, soit par rapport à moi,
il n' y a nulle difference dans l' operation.
Craignez Dieu et gardez ses
commandemens ; c' est-là tout l' homme.
Connoître Dieu, le craindre, l' aimer
et le servir ; voilà toute l' oeconomie
de notre religion et les premiers
principes de notre croïance. La connoissance
de Dieu est la plus auguste et
presque la seule supériorité que l' homme
ait sur la bête. La crainte de Dieu
est le commencement de la sagesse,
parce que c' est le motif le plus propre
à contenir l' homme toujours prêt à
s' égarer. Le service de Dieu est un tribut
legitime que nous ne sçaurions
refuser à sa majesté suprême ; c' est la
rente seigneuriale et feodale à laquelle
nos jours sont assujettis, c' est le prix
du fermage ; et si dans l' observance de
la loi, l' homme aveugle et fragile
trouve dans sa foiblesse des difficultez
qui l' arrêtent ou qui l' écartent, l' amour
de Dieu acheve ce que la crainte
avoit commencé ; il leve l' obstacle, il
p447
leve la pierre, comme dit excellemment
l' élegant et pathétique pere Cheminais :
(...). Il adoucit la répugnance, et fait sentir
de l' onctionles sens et la chair
craignoient de ne trouver que du dégoût.
Ici reconnoissez la relation merveilleuse
des vertus morales dont je vous
ai parlé, avec les vertus chrétiennes
qui sont le but principal de notre mission.
Ce sont presque les mêmes vertus,
du moins les unes facilitent beaucoup,
et conduisent imperceptiblement
à la pratique des autres. Au vraiment
honnête homme, il ne reste plus
que peu de passions à combattre et
quelques bonnes oeuvres à pratiquer,
après quoi il est homme de bien. Cependant,
nous refusons à Dieu ce qu' un
fils doit à son pére, un sujet à son
roi, un vassal à son seigneur, un domestique
à son maître, et le fermier
au proprietaire. Nous n' aimons que
les objets créés, toutes les facultez de
l' entendement et de l' ame se bornent
là, parce qu' on ne nous a point appris
assez-tôt à reflechir sur la dignité de
l' homme immortel, et nous vivons
comme si tout périssoit. Nous sentons
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pourtant cette immortalité, tout nous
l' annonce, et nous ne cherchons pas
à en douter ; mais nous craignons de
nous bien penetrer de l' excellence de la
religion chretienne. Cependant quoi
de plus consolant, quoi de plus judicieux
que cette religion ! Aimons
Dieu par preference à tout, et notre
prochain comme nous-mêmes ; voilà
toute la loi.
à l' égard du prochain, je crois vous
avoir assez marqué les raisons que la
seule politique nous fournit de le secourir
et de l' aimer. Si je vous en ai
convaincu, il faut que vous conveniez
que sur ce point la loi est absolument
conforme à vos interêts temporels
bien entendus. Pour la préference que
nous devons à Dieu, elle se tire bien
naturellement de tous ses attributs,
puissance, justice, misericorde, infinité,
providence infatigable, consolations
journalieres, secours de toute
espece, tout nous la prescrit. Et peut-on
assez aimer un si bon mtre, à qui
nos services seroient fort indifferens,
s' il ne nous aimoit pas ; services pourtant
qu' il veut bien couronner de toute
sa gloire ? Helas ! Les maîtres du monde
exigent plus que Dieu ; ils ne récompensent
p449
gueres, et nous les servons
mieux.
Il est des libertins qui ont l' esprit
juste et qui ne raisonnent pas mal ; ramenez-les
sur ce qu' ils doivent à Dieu,
vous ne leur trouvez plus que des idées
qui font horreur, et des discours qui
font pitié. La conversation la plus suivie
et la plus pressante sur cette matiere
leur paroît une chimere, ou une derniere
ressource de gens qui ne sont
plus propres au monde. On les force
quelquefois de convenir de certains
principes ; mais comme la consequence
ne convient point à leur conduite,
le coeur ne tarde gueres à desavouer
l' esprit. Je dis aux uns et aux autres :
a-t' on imaginé l' evangile pour vous
tromper, qu' auroit-on gagné en vous
trompant ? Que contient-il qui puisse
vous tromper ? Je leur demande, d' où
venez-vous, où irez-vous ? J' ajoûte,
que le monde fait sans comparaison
plus de martyrs que l' evangile : et je
finis par soûtenir, que toutes les passions
de l' homme lui coûtent plus à
satisfaire, que la loi ne lui coûtent à
garder. Tous traits différens qui montrent
assez l' excellence de la religion
chrétienne.
p450
Que je prenne tous les hommes séparément,
il n' y en a pas un qui ne
convienne de mon principe, pour
que je lui laisse sa passion dominante.
L' avare fronde contre le libertin, le
libertin contre l' avare, les plus vicieux
iront jusqu' à la dévotion, si on
veut bien sauver tous les droits de leur
foiblesse favorite ; combattez-la, ils
ne reconnoissent plus l' evangile.
Que le monde ait ses martyrs ; et
qui en doute ? Demandez à celui qui
s' est élevé, combien cette élévation lui
a coûté de soins, de rebus, d' humiliations
et de petitesses ? Demandez au
nouveau parvenu, combien il a passé
de nuits sans dormir, par combien
d' infâmes détails il a préparé le plaisir
et corrigé le néant de son heritier ; et
vous conclurez que les assujettissemens
du monde et la tirannie des passions
sont plusnibles à la chair que la
haire et le cilice.
Si je proposois à un incrédule qui
auroit quelque raison de combiner
tous les âges et tous les goûts, de faire
des quatre parties d' une vie dérangée
un formulaire de moeurs et de croïance,
comme on fait une confusion des
quatre quartiers de l' année pour former
p451
une juste évaluation ; et si je le
foois enfin d' opter pour l' uniformité
de sa conduite entre ce formulaire de
sa façon et l' evangile, il pféreroit
le dernier, j' en suis sûr. De-là, je conclus,
que quand l' homme seroit en
droit de se faire une religion de fantaisie,
d' y admettre tous ses caprices
et toutes ses passions pour autant de
vertus ; à la fin, après avoir bien corrigé,
diminué ou ajoûté, il brûleroit
son ouvrage, et conviendroit que nos
lumieres ne sont que ténébres, et que
nos goûts sont bien dépravez.
Chaque âge, chaque erreur, chaque
passion auroit son dieu, et voilà
le paganisme. Ne promenons point
notre esprit d' idée en idée, parce que
nous avons prome notre coeur d' égarement
en égarement ; tenons-nous-en
à l' evangile, sa sagesse et son ancienneté
sont également imposantes :
d' ailleurs, la loi de grace est entée
sur la loi écrite, la loi écrite sur la
naturelle ; la figure a fait place à la
rité, et les propheties n' ont fait que
s' accomplir. Tout est tout-à-la fois majestueux
et simple, tout paroît effrayant,
et tout est doux. Il semble
me qu' à l' égard des mysteres, qui
p452
de leur nature sont incomprehensibles,
Dieu ait pris plaisir à faire sentir
au coeur ce que l' esprit ne sçauroit
comprendre. Je dis plus, je soûtiens
que pour l' hommeme qui périroit,
il ne seroit point de regles plus res
et plus consolantes que celles de l' evangile ;
et c' est ce qui démontre encore
l' excellence de la religion chrétienne :
ô ! Vous, qui craignez de sentir
la force de ce raisonnement, par
la résolution que vous avez prise de
ne rien croire pour ne vous point convertir,
il ne me reste qu' à vous répondre, (...) :
et si en me lisant vous refusez
de m' entendre, à qui en est la faute ?
Si jamais vous rencontrez sous votre
main un incrédule, un impie de profession,
un prétendu esprit fort, vous
les trouverez tous incapables de former
un systême. Faites un paralelle de toutes
les especes de folies qui entrent dans
leurs principes et dans leurs consequences,
avec ce qu' ont écrit feu M De Meaux
sur la perpetuité de la foi, et
Abadie sur la vérité de la religion
chrétienne, et concluez.
Mon projet n' est pas de ramener à la
foi le juif, ni l' idolâtre ; ainsi ce n' est
p453
point de la vérité de la religion que je
dois vous parler, vous n' en doutez pas :
mais j' ai à vous faire sentir son excellence
que je retrouve encore éminemment
dans ce qui fait le plus de peine
au libertin ; et voici ma raison. Si
mon imagination ne sert qu' à m' égarer,
je dois me laisser conduire ; et si
mes passions sont les plus redoutables
ennemis, je ne sçaurois trop aimer la
loi qui m' apprend à les dompter.
Commençons donc de bonne heure
à combattre nos passions, connoissons
les plus dangereuses, opposons-leur
les précautions les plus justes et les remedes
les plus sûrs. Il en est, qui par
l' accroissement qu' on leur permet deviennent
presque incurables. L' orgueil
par exemple ; la religion n' en guérit
rarement, la raison encore moins ; c' est
une fiévre continuë qui travaille son
malade tous les momens de la nuit et
du jour, et qui le conduit au tombeau.
Puisque nous connoissons la tirannie de
ces passions violentes, fermons-leur
pour jamais la porte de notre coeur,
nous aurions peine à les en chasser,
veillons donc à ne les y jamais introduire.
à l' égard des passions qui s' élevent
comme par accès, c' est une fiévre
p454
éphémere, dangereuse à la verité ; mais
sur laquelle les remedes peuvent agir.
Par exemple, il y a un specifique contre
la colére, c' est de remettre au lendemain
ce qu' elle a résolu, et un autre
contre l' amour, c' est la fuite.
Mais quel est ce composé monstrueux
de bien et de mal qui se présente à
moy ? Je le connois, c' est le respect humain
presque aussi dangereux que le
chant exemple contre lequel j' ai pris
soin de vous armer. Religion adorable,
unique voïe du salut, pourquoi les
hommes employent-ils contre vous
tout ce qui devroit vous les concilier ?
Le respect humain est comme la dissimulation,
tantôt vice et tantôt vertu.
Quand on sçait bien se respecter soi-même,
on craint de s' offenser ; on ne
se livre à rien qui puisse allumer une
sorte de guerre civile dans un coeur fait
pour aimer la vertu ; et quand nous
nous portons les uns aux autres le respect
mutuel que nous nous devons,
nous ne cherchons qu' à nous secourir,
qu' à nous édifier, qu' à nous instruire.
Si on croit ne devoir du respect qu' à ses
supérieurs, on se trompe ; on ne sçait
pas la valeur de ce terme, nous nous en
devons tous ; et chacun de nous en doit
p455
infiniment à la société civile : or, dans
les cas la vertu chancelle, si nous
sçavions l' étayer du respect humain,
de quel secours ne nous seroit-il pas ?
Dès qu' il nous empêche de faire une
sotise, une action lâche et honteuse,
et de voir mauvaise compagnie, ne
devient-il pas une vertu ? Tel étoit prêt
à s' embarquer dans le crime, qui s' est
dit : mais mon pere le sçaura ; ce pere
si bon et qui ne cherche qu' à me conduire
au bien ; cette mere à qui mon
éducation a coûté tant de soins : mes
supérieurs le sçauront ; mes voisins sont
attentifs à ma conduite ; mes concurrens
sont mes censeurs : celui-là ayant
déja un pied dans le précipice a repris
des forces nouvelles, il est échappé au
danger ; et c' est l' effet merveilleux du
qu' en-dira-t' on ; le respect humain a
fait l' office de la vertu, et il est devenu
vertu. Cette autorité subsidiaire que
la religion chrétienne veut bien emprunter
des vertus morales, est encore,
selon moi, une grande preuve de son
excellence.
Au contraire : que sans pudeur on se
soit enfondans l' abîme, qu' on ait
manqué à tous ses devoirs, et que sentant
la nécessité indispensable de réparer
p456
ses torts à l' égard de Dieu, et
des hommes, on se laisse retenir par
une mauvaise honte ; c' est une puérilité
criminelle qu' on ne sçauroit proposer
pour excuse. Vous tombiez par
foiblesse ? Relevez-vous avec courage ;
vous craigniez d' apprêter à rire aux jeunes
fous vos complices ? Craignez plûtôt
de vous attirer pour jamais la juste
indignation de ceux à qui vous ne
faisiez que pitié. Les plus vicieux respectent
la vertu, l' aveu d' un mensonge
est un hommage à la verité. La
restitution d' un bien mal acquis et
l' abandon d' un mauvais commerce
marquent la force de l' ame et de l' esprit.
Le qu' en-dira-t' on n' est point le
subterfuge d' un homme sensé, c' est le
dernier retranchement d' un vicieux
dont les mauvaises habitudes ont rangé
l' esprit, et qui ne craint pas d' ajter
de miserables raisonnemens à
une conduite déplorable. J' aimerois
mieux entendre dire franchement que
la passion n' est pas encore usée, ou que
le coffre fort n' est pas assez plein ;
mais que la crainte des sots nous fixe
dans l' habitude de nos sottises, en vérité,
le prétexte deshonore la raison.
Dès que le respect humain mal entendu
p457
nous retient dans les mêmes vices dont
il devroit nous garantir, il devient
lui-me un vice effectif, puisque la
perseverance dans le peché dont il est
la cause premiere est la plus grande
malignité du vice. Il est donc vice ou
vertu suivant l' usage qu' on en fait.
Quoique le joug du seigneur soit
consolant, il est pourtant vrai qu' il a
ses amertumes ; car enfin il faut mortifier
sa chair, et la chair n' aime pas
qu' on la mortifie. Il faut donc refuser
quelque chose à ses sens ; mais aussi
dans quel commerce a-t' on quelque
avantage pour rien ? Le combat de la
chair et de l' esprit est l' affaire de toute
la vie. Je ne puis vous l' épargner ni
l' accourcir, la mort seule en est le terme.
Mais le prix de la victoire est une
éternité de bonheur infini. Chaque âge
nous ramene de nouvelles passions,
nous ne sçaurions donc étudier avec
trop d' attention ce que nous avons à
éviter et à faire ; mais ici je dois vous
aguerir contre le prétexte le moins
raisonnable et pourtant le plus commun
sur le fondement duquel la plûpart
croyent justifier le retardement de
leur conversion. Je me convertirai,
dit-on, dès que Dieu m' en aura donné
la grace.
p458
Cette façon de raisonner signifie
précisément que l' impieté veut rendre
la grace de Dieu responsable de la corruption
de l' homme. C' est ainsi que
l' incrédule et l' endurci corrompent en
toute maniere le beau mot de Saint Augustin :
(...). Fatales imaginations de la scolastique,
pourquoi fournissez-vous à
l' homme des sophismes ingénieux pour
se tromper ? Que nous sommes fous
de nous servir si mal de notre esprit ?
Tout borné qu' il est, il veut foüiller
dans les secrets de Dieu, et pénétrer
des misteres sur lesquels on ne lui demande
que confiance et soumission. On
voit des gens d' érudition, de vertu et
de mérite vouloir épuiser la matiere
sur le chapitre de la grace et de la
providence. Et qu' y comprennent-ils ?
Qu' y peut-on comprendre ? N' ai-je pas
lieu de me plaindre de leur sçavoir
trop rafiné, et de leur délicatesse à
distinguer et diviser, si ce jargon
de l' ecole ne sert qu' à m' embarasser
l' esprit, s' il ne s' agit que de guérir
la lepre de mon coeur ? Ai-je besoin
d' une science profonde pour me
persuader qu' il y a un dieu ? Puis-je
croire Dieu injuste ? Dieu juste me
p459
commande-t' il l' impossible, et confondra-t' il
dans ses jugemens l' heureux
chrétien qui meurt dans son
innocence le pecheur contrit, et le
scelerat.
L' indocilité et le sot entêtement
dont j' ai parlé fortifie les préjugés et
produisent enfin la persuasion. De là
les superstitions et les heresies : ou les
grandes passions nous corrompent, ou
l' esprit de cabale nous aveugle. Non !
Rien n' humilie tant la raison que de
voir de grands personnages se livrer
à des desordres honteux, ou se rabaisser
jusqu' à des petitesses populaires par
la fureur de parti. Mon dieu ! Que l' esprit
simple et pacifique est un grand
don ! Qu' on fasse une espece de chronologie
des grandes révolutions et des
évenemens fameux, même de ceux qui
depuis deux siecles ont porté des coups
si cruels à la religion, et qui ont coûté
tant de sang à l' Europe, on voit tout
à coup que l' esprit de parti est la premiere
cause de la discorde, de cette
discorde affreuse dont le soufle empoisonné
ne cherche qu' à diviser tous
les coeurs, qu' à embraser tout l' univers :
ô que M Rousseau la peint
bien !
p460
Le grand secret de sa trompeuse adresse etc.
Et quel est le fruit de ces contrarietés ?
L' abbé Regnier va nous l' apprendre.
J' ai veu deux partis disputer etc.
Il est vrai que la grace est une faveur
gratuite, que Dieu est le seul arbitre
de ses graces, qu' il les donne
quand et de quelle maniere il lui plaît ;
qu' il trouve bien en nous la matiere
de ses jugemens et de ses vengeances
et qu' il ne trouve qu' en lui-même
les raisons de sa misericorde et de
ses graces : mais aussi il est vrai que
la grace ne nous manque jamais, et
que nous manquons presque toujours
à la grace. Il est vrai que les bonnes
p461
oeuvres nous attirent des graces, et
que la reconnoissance des graces reçûës
nous en attire de nouvelles ; et
s' il est de la grandeur de Dieu de ne
trouver dans l' humme d' autres fondemens
de sa misericorde que la foiblesse
humaine, il est aussi de la prudence du
chrétien de tâcher de s' attirer cette misericorde
par les bonnes oeuvres. Mais
les bonnes oeuvres ne conviennent pas
au pecheur ; et au lieu d' y chercher le
secours et la force qui y sont attachez ;
on se jette dans des raisonnemens qui
tiennent plus de l' impiété que de la
science. Nous voudrions que la grace
efficace nous enlevât tout d' un coup,
et que Dieu fît tout seul tous les frais
de notre salut : c' est-à-dire, que nous
prétendons que Dieu nous prévienne
toujours, qu' il fasse les premieres démarches ;
et qu' il nous donne les graces
dont nous avons besoin, sans que
nous ayons la peine de les lui demander.
Cependant, ma seule raison m' apprend
à distinguer le bien et le mal.
Je ne puis pas nier le libre arbitre :
mon coeur tout porté qu' il est au ché
me le reproche quand je le commets,
et ce remords est une grace. Je
sçai que ma correspondance à la grace
p462
doit concourir avec elle à l' ouvrage de
mon salut, comme la terre doit concourir
avec le soleil à faire fructifier
la nature : je sçai enfin, que celui qui
m' a créé sans moi, ne me sauvera pas
sans moi ; et que dans tout l' univers
ceux qui ont des besoins les demandent.
Ces idées sont bien simples ; elles
sont à la portée de tout le monde,
il y a moins d' esprit, et dès-là je les
crois plus justes. La soumission est la
voye de raisonner entre la créature et
le créateur. Vouloir ce que Dieu veut,
est la premiere science que nous devons
avoir apprise. C' est une impieté que
de censurer l' ordre de la providence,
et un attentat à la divinité que d' en
vouloir pénétrer le mistere. Fions-nous-y,
et faisons tout ce que nous
pouvons ; voilà les grandes régles. En
rité, murmurer contre les secrets de
la providence, ou penser s' en délivrer
en leur résistant, c' est témoigner plus
de folie que de courage, le conseil de
Virgile devroit nous apprendre à
mieux penser (...) : aussi l' expérience
nous montre-t' elle tous les jours que
les plaintes qu' on fait de la providence,
et la détestable excuse qu' on tire
p463
du prétendu défaut de grace n' échappent
qu' aux libertins du premier ordre
qui ne craignent rien tant que de se
corriger et de se soûmettre. Ils aiment
mieux se faire une idée monstrueuse de
la divinité, que de rectifier leurs raisonnemens
et leur conduite ; et la corruption
du coeur produit à la fin celle de
l' esprit. Libertinage, endurcissement,
impieté, blaspme, tous degrez qui
conduisent à l' impénitence finale. Conservez
très-soigneusement le mérite
d' une bonne éducation, ne voyez que
d' honnêtes gens et raisonnez juste,
vous vous épargnerez bien des malheurs.
Nous n' entrerons point dans le
royaume celeste si nous ne sommes
comme des enfans. Que de morale dans
cette parabole ! Peut-on lire un plus
beau sermon sur la pureté des moeurs
et sur la simplicité evangelique ? Mais
cette leçon n' accommode ni la sensualité,
ni la vanité. Tel vise au doctorat
qui ne sçait pas son catechisme. On
n' aime que les matieres presque incomprehensibles :
et à quelque prix
que ce puisse être, on veut faire le bel
esprit. Aimons les sciences, mais ne
perdons jamais de vûë les fondemens
p464
de notre religion ; relisons souvent
le décalogue et les commandemens
de Dieu, faisons-en notre pain quotidien.
Ce conseil est uni, mais il est
salutaire, et puisque nous devons ressembler
aux enfans, ne faisons pas
sottement les docteurs.
La coutume et l' ordonnance sont
les fondemens de nos loix civiles.
L' orateur le plus consommé a tous les
jours le texte à la main, et sa fidelité
à citer juste lui fait autant d' honneur
que son éloquence. L' observance
du catéchisme est deme décision
pour le salut que la coutume d' un païs
pour une question débatuë. Ne rougissons
donc point de remettre souvent
nos premiers principes sous nos yeux
pour y conformer plus exactement
notre conduite. C' est la science des
moeurs infiniment préférable au sçavoir
fastueux et sublime.
Veillez donc et très-attentivement
à ce que le méchant exemple, le respect
humain, et l' attente perpetuelle
de la grace ne vous gâtent jamais le
coeur ni l' esprit. Mais j' entrevois encore
un autre prétexte également pernicieux
sur lequel on n' ose s' embarquer
dans le sentier de la vertu. On prévoit
p465
tant de combats à essuyer et tant de devoirs
à remplir, qu' on s' en rebute ; on
voudroit entrer, et l' on reste à la porte.
On ne s' allarme ainsi, que parce qu' on
ne regarde les choses qu' en gros, si j' ose
ainsi parler. Mais qu' on examine le
tout par les parties qui le composent,
toute la difficulté du salut se réduira à
la passion dominante.
Vous êtes vif. Ne porteriez-vous
point la vivacité jusqu' à la colere ? Mais
vous n' êtes plus cet homme doux et poli ;
vous n' êtes plus moderé, ni maître
de vous-même, et vous alterez votre
santé. Sommes-nous capables de la
moindre réflexion dans la chaleur de
la colere ? Pour connoître combien
elle est honteuse, nous n' avons qu' à la
regarder dans les autres. Monsieur De
Turenne, ce grand modele pour les
grands hommes, n' étoit pas moins respecté
par sa moderation que par sa
valeur.
On peut se livrer à la colere, sans
être dans le cas de se venger ; mais on
ne peut se venger sans colere : et dès-là
la vengeance est un bien plus grand mal.
L' une peut n' être que l' effet du premier
mouvement, l' autre est presque toujours
l' effet de la réflexion. Loüis Xiv a
p466
défendu les duels, c' est un grand trait
de sagesse. Dieu nous interdit la vengeance,
c' est une grande preuve de son
attention. Qu' il soit le dieu des vengeances,
qu' il se soit reservé le droit
de punir nos malfaiteurs, et de nous
dédommager des torts qu' on nous fait ;
c' est nous montrer tout-à-la fois sa toute-puissance
et sa bonté. Laissons-le faire,
nos interêts sont en bonne main, et
il est toujours vrai que sur ce point sa
loi est la même que celle de nos
princes.
Mais d' ailleurs tout le monde convient
que rien n' est plus glorieux que
de pouvoir perdre un ennemi, et de lui
faire grace : et il est de maxime incontestable,
qu' une ame noble et généreuse
ne se venge point, ou qu' elle ne
se venge qu' avec péril. La vengeance
est, dit-on, le vice des devots : mais ce
n' est point le vice d' un grand homme,
ni d' un homme de bien. Un courtisan
du jeune Théodose lui reprochoit respectueusement
d' être trop doux : en verité,
lui répondit ce prince, bien loin
de faire mourir les vivans je voudrois
pouvoir ressusciter les morts. Quelqu' un
a dit qu' il se croiroit indigne du
secours des ames généreuses, s' il n' étoit
p467
pas assez généreux lui-même pour
pardonner à ses ennemis. Mais quelle
vengeance plus illustre pour les
grands coeurs que de voir ceux qui les
ont offensé réduits à leur demander des
graces ! Il y a donc de la grandeur à
pardonner, et comptera-t' on pour rien
les peines qu' on s' épargne en pardonnant ?
Quelle foule de mouvemens furieux
dans l' ame d' un vindicatif ! C' est
un assemblage d' inquiétudes affreuses,
de soins dévorans, de dangers de toute
espece, de funestes confidences et
d' homicides conseils. Je crois voir toutes
les Eumenides la torche à la main et
la tête chargée de couleuvres acharnées
sur le coeur du vindicatif. Sentons bien
le mérite de ce repos précieux qu' Horace
estimoit tant ; et raisonnons. Dieu
me fait une loi de ce qui faisoit les plus
doux plaisirs d' un païen honnête homme.
ô ! Que la loi qui me prescrit de
conserver toujours de la tranquillité
et de la douceur, qui m' apprend à réprimer
mes saillies et à vaincre mes
passions, est une aimable et une admirable
loi ! Serois-je aussi-bien conduit,
si je me conduisois moi-même.
On nous oblige à ne parler mal de
personne. Mais quoi de plus indigne
p468
selon le monde que de parler mal d' autrui !
N' y a-t' il pas une petitesse infinie
à n' avoir de l' esprit qu' aux dépens
du prochain ; et vous ménagera-t' on,
si vous ne nagez personne ?
Si vous revelez le secret confié, ou si
vous calomniez, vous êtes souverainement
malhonnête homme ; si vous
m' apprenez le malheur ou le défaut
caché de votre voisin, je n' écoute pas
l' histoire, je ne pense qu' à votre malignité.
Il est donc vrai que la religion
qui m' oblige à mesurer mes paroles est
une excellente religion. Non, je ne
puis trop le péter, la religion chrétienne
n' exige rien de l' homme qui ne
convienne à son vrai bonheur pour le
tems, à sa probité, à sa santé, à son
repos, et à son amour propre, si l' on
sçavoit se bien aimer soi-même.
Une femme pleine d' esprit et de raison,
et capable des reflexions les plus
solides, écrivoit à un de ses amis de
me caractere, qu' il n' est point de
plus sure ressource contre les peines
de la vie que la religion, et qu' indépendamment
de ce qu' elle a de divin,
elle seroit la plus judicieuse philosophie
de l' univers.
Permettez-moi ce détail, j' ose y entrer.
p469
Puisque la gourmandise et l' envie
sont spécialement défenduës, je vous
demande, me faut-il une loi écrite,
ai-je besoin d' avoir sans cesse l' eternité
devant les yeux pour ne pas trop manger
et boire ? Est-ce donc que ma santé
ne me le défend pas assez ? La seule politesse
fait regarder avec horreur un
gourmand de profession : aussi, ne
voit-on guéres que des stupides qui
soient susceptibles d' un faut aussi méprisable,
parce que c' est celui qui raproche
le plus l' homme de la bête. Un
enfant bien élevé n' a jamais connu un
vice aussi bas ; mais j' en parle trop : en
verité, un honnête homme n' est point
gourmand, et ne le fait point des plaisirs
que la volupté même désavouë. Je
suis encore persuadé qu' il n' y a point
dans le monde un homme plus petit et
plus bizare que l' envieux. Il faut être
bien ingénieux à se tourmenter soi-même
pour se faire une peine des avantages
d' autrui. L' envie fait sur le coeur et
sur l' esprit du forçat qu' elle tyranise ce
que la pierre infernale fait sur les chairs ;
c' est un corrosif brûlant qui consume
toujours, et dont la pointe s' éguise à
mesure qu' elle travaille. Le gourmand
se contente de vivre en animal : au
p470
contraire, l' envieux ressemble aux anges
rebelles. Le premier ne songe qu' à
digérer, le second ne digére jamais le
bonheur ou le mérite personnel de son
voisin.
Je ne sçaurois croire qu' on soit fâché
de trouver ici ce que M Rousseau dit
de l' envie.
La main du tems creusa etc.
Mon dieu ! Quand je vois les hommes
se dégrader par des vices si honteux,
je suis tenté de croire que le
plus grand miracle de la religion
chrétienne seroit de les ramener à la
raison.
Si vous avez toute la raison que
p471
je vous souhaite (ne prenez pas à la
lettre cette façon de parler) elle vous
conduiroit à la présomption ; et notre
force ne peut se mesurer que sur
la défiance que nous avons de nous-mêmes.
Si l' homme fort est au dessus
de certaines foiblesses, il est pourtant
vrai que nous avons tous chacun
la nôtre. On dit que le plaisir est celle
des jeunes gens ; l' avarice celle des
vieillards ; la vanité celle des grands,
et la disance celle du peuple : mais
enfin, l' homme sage surmonte la foiblesse
de sa nature, par la constance
de son esprit. Le triomphe de la vertu
est de resister à la tentation. Quand
on a soin de reprimer les mouvemens
déréglez de l' ame, leur rocité s' adoucit,
et ils deviennent comme des
animaux domestiques et apprivoisez
qui habitent avec nous, et qui s' y
tiennent en paix.
Cette soumission des mouvemens de
l' ame à la raison, est ce qui rend la vie
de l' homme tranquille et heureuse.
Parvenu à ce degré de raison, fions-nous
de notre coeur ; et dans l' occasion,
si nous ne pouvons vaincre
qu' en fuïant, fuïons. C' est une des
plus sages précautions de la religion
p472
chrétienne, de nous fournir des remedes
contre notre penchant au mal.
La religion et la raison font le partage,
ou deviennent le fruit de la vraie
philosophie.
Que l' evangile fait bien l' éloge de
la probité en déclamant vivement contre
l' hipocrisie ? Mon dieu, on a bien
de la peine à trouver un homme de
bien, et il pleut des dévots . Il est vrai,
que la qualité de dévot est un vernis
admirable sur la reputation d' un fripon
et d' une femme déréglée. M De
La Rochefoucault, dont les maximes
sont merveilleuses, dit que l' hipocrisie
est un hommage que le vice rend à la
vertu. Quelqu' un, je crois que c' est La
Bruyere, a dit, qu' un mechant ne se
peut montrer bon que par un second
crime, qui est l' hipocrisie, vice bas,
timide, lâche, et le plus opposé à la
vraie probité. Il ajte que la vieillesse
et la laideur, l' adversité et la vaine
gloire, la mode et l' espoir de cacher
ses défauts, font plus de dévots
que les prédicateurs. Ordinairement,
la dévotion des vieilles coquettes n' est
qu' un état de bienséance qui les dédommage
du débris de leur beauté. Je
ne crois point d' athées, mais je crois
p473
que rien n' en approche tant que l' hipocrite.
C' est un scelerat qui n' affecte
de craindre Dieu que pour mieux
tromper les hommes ; qui trafique ce
que nous avons de plus auguste dans
la seule vûe de pouvoir rester toujours
impunément vicieux à la faveur d' un
peu de réputation robée. à l' occasion
de ce vice, qui est diamétralement
opposé à toute religion et à
l' honneur, je hazarde une proposition
bien simple, et je l' adresse aux
déistes. Je leur dis : vous croyez un
dieu, et vous croyez qu' il y a tout au
moins dans le monde un homme de
bien et un hipocrite. La consequence
est absolument necessaire. Il y a donc
un paradis et un enfer ?
Je n' ai pas prétendu démontrer l' excellence
de la religion chrétienne
uniquement par le soin qu' elle prend
de réprouver des vices que les honnêtes
gens détestent : en cela, l' evangile
me semble ne faire que l' office d' un
sage gouverneur ; c' est me prescrire des
regles de conduite qui puissent m' attirer
de la part des hommes plus de
confiance et plus d' amitié ; c' est m' apprendre
le moyen de vivre plus heureux
et plus long-tems : mais me rendre
p474
ritoire pour l' eternité le plaisir
que j' aurai pris à vivre en homme reglé,
en homme sage, en homme vrai ;
me tenir compte du soin que j' aurai
eu de ma réputation, de ma fortune,
de ma santé, de l' heureuse occasion
que j' aurai trouvée d' obliger un honnête
homme, ou de secourir un malheureux ;
me sçavoir gré de mon attention
à payer mes dettes, à remplir
les devoirs de mon état, à ne me point
livrer à des passions brutales ; me récompenser
d' un peu de force d' esprit
qui me fait supporter patiemment une
disgrace ou une injure ; accidens ausquels
j' ai donné lieu, ou que je ne pouvois
éviter : en verité, c' est le comble
des misericordes du très-haut. Non,
on ne sçauroit assez vanter l' excellence
d' une religion aussi consolante et
aussi sainte.
L' excellence de la religion se fait
encore bien sentir par la lecture des
livres saints. à travers un stile simple
et naïf, on reconnoît le pouvoir d' une
majesté formidable, et l' on adore les
bontez d' un pere le plus affectueux.
La parabole la plus commune renferme
toujours quelque chose de divin.
Aujourd' hui qu' on a plus d' érudition
p475
et plus d' esprit que jamais, écrit-on
comme David ? Nos esprits les plus
profonds et les plus délicats ont-ils
écrit comme ces hommes simples,
ignorans et grossiers, dont Jesus-Christ
fit ses apôtres ? Depuis eux jusqu' à
nous, le plus grand génie a-t' il approc
de cette force, de cette sublimité,
de cette énergie ? Mon dieu qu' on est
à plaindre quand on ne sent point la
sagesse et la bonté de votre loi ? Mais
aussi pour peu qu' on la connoisse, on
ne tarde gueres à passer de la régularité
pour le precepte, au goût pour
les conseils.
Si je reflechis à la vicissitude de toutes
les choses créées, au renversement
des plus grands empires, à la fluidité
rapide de tous les biens temporels,
qui courent indistinctement de famille
en famille, et passent legerement
du maître au valet : n' aurai-je pas
raison de décider que tout cela n' est
qu' un jeu ? Mais, si de-là je tourne
mon esprit du côté de la religion, si
je reflechis qu' un établissement confié
à douze pêcheurs a reçû sa perfection,
malgré toutes les puissances de la terre
et toute la cruauté des tirans, malgré
un nombre presque infini d' heresiarques
p476
et de novateurs ; en un mot,
malgré le sang et la chair ; et que cet
établissement dure depuis plus de dix-sept
cens ans dans toute sa pureté ; cette
pensée seule me tient lieu de démonstration.
Je ne puis être convaincu d' une verité
que par un sentiment de mon
coeur qui ne me laisse pas le loisir de
penser, ou par une démonstration qui
ne me laisse point de replique. Si c' est
parmonstration, le coeur doit se
prêter à l' esprit ; si c' est par sentiment,
l' esprit doit suivre le coeur : en effet,
dès que mon coeur a senti la sainte
de ma religion, je n' ai plus besoin de
penser, et mon esprit n' a plus rien à
faire. Ici le sentiment et lamonstration
font également honneur à la foi ;
l' un, pour consoler le fidele ; l' autre,
pour confondre l' incredule. Quelle est
donc l' excellence d' une religion qui
fait tout-à-la-fois la consolation de ses
sectateurs, et la réprobation de ses ennemis !
Homme simple, soumettez-vous et
raisonnez peu, voilà votre partage.
Mais pour ceux qui sont chargez d' éclairer
les peuples, ou qui se trouvent
dans la necessité de soûtenir les droits
p477
de la religion, c' est un devoir indispensable
de joindre le raisonnement
au sentiment. Le juif resteroit toujours
juif, le protestant toujours protestant,
s' il leur étoit permis de ne prendre que
leur coeur pour juge. L' ignorance volontaire
n' est pas une excuse legitime
de l' égarement, et c' est ce qui impose
à l' infidele, à l' incrédule, et au chrétien
égaré la necessité de se départir de
leurs préjugez, de s' instruire de bonne
foi, et de se laisser convaincre.
Plaignons ceux qui ont eu le malheur
de nous quitter. Nous avons perdu
d' excellens sujets, dont le zele et
l' érudition auroient fait honneur à la
religion chretienne, et qui n' ont pas
eu la force de resister aux nouveautez
qui ont partagé l' Europe depuis deux
siecles. Abadie, son nom fait son éloge.
Abadie qui avoit tant de feu pour la
cause commune, et qui a si bien connu
l' excellence du christianisme, nous est
pourtant échappé. Funestes préjugez,
progrès fatal de l' heresie, quels ravages
n' avez-vous pas faits en France,
en Allemagne, en Angleterre, et dans
tout le nord ? L' arianisme n' en fit
pas plus dans tout l' orient. Dès qu' une
fois les passions des princes se trouvent
p478
flattées par le dogme imposteur
des pervers, ils épousent l' erreur, ils
la protegent, leurs sujets les imitent,
et des veritez professées unanimement
pendant quinze siecles, et confirmées
par tous les conciles, ont moins de
force pour ramener les hommes dans
la voye, que le mensonge n' en a trou
tout à coup pour les plonger dans le
précipice. Pourquoi cela ? Dès que le
coeur est corrompu, la verité ne peut
presque plus rien sur l' esprit.
On ne trouvera point dans six consistoires
de lutheriens le même dogme
rendu ou entendu de même façon ; ils
ne sont point encore convenus entr' eux,
ni de ce qu' ils croyent, ni de ce
qu' ils doivent croire. Le lutherien et
le calviniste qui different entr' eux,
pour le moins autant que l' un et l' autre
different de nous, se ménagent dans
leurs ecrits et dans la chaire, et réunissent
leurs forces contre la catholicité.
Image naturelle des enfans dénaturés
qui abandonnent leur mere, et
font contre elle une ligue offensive et
défensive avec ses ennemis. Quand je
n' aurois pas pour moi vingt argumens
concluans, cette seule affectation des
protestans, de réunir leurs armes contre
p479
nous me démontreroit le sentiment
qu' ils ont de notre superiorité et de
leur foiblesse. Tous les ennemis de la
religion n' ont jamais servi qu' à manifester
son excellence.
Avec gens qui ont de l' esprit et même
de la politesse parlez peu de dogme
si votre ministere ne l' exige pas :
on commence par s' échauffer, bientôt
on ne raisonne plus. Heureux même
si l' aigreur ne succede pas à la politesse !
Irez-vous demander aux protestans
si leurs peres n' ont pas crû pendant
quinze siecles ce que nous croïons
et dans le même sens que nous le
crons : quelle étoit la vocation et la
mission de ces deux prophetes qui sont
venus pour nous reformer ? Leur direz-vous
que la foi n' étant qu' une, il est nécessaire
de conclure que l' un de ces
deux hommes qui ont debité des preceptes
tous differens sur les mêmes
points, ait erré ? Prenez garde à vous,
Calvin et Luther vous traiteroient
bien-tôt d' homme séditieux ou de visionnaire.
Je ne combattrai point ici tour à
tour le lutherien et le calviniste, la
controverse n' entre point dans mon
plan. D' ailleurs ne voulons-nous pas
p480
tous le salut des uns et des autres ?
La reprobation des damnez ajoûte-t-elle
quelque chose à la felicité des
elûs ? Et que nous donne-t-on pour
dire ce que nous disons ; pour moi je
me croirois fort obligé à un musulman,
à un juif, à un protestant qui
me démontreroit que sa religion est
plusre que la mienne pour la gloire
de Dieu et pour mon salut. J' épouserai
le dogme de celui qui aura sçû
me convaincre, et je suis prêt de me
laisser instruire : mais jusqu' à ce que
je sois autrement convaincu que je ne
le suis, je resterai, s' il plaît à Dieu,
comme tous mes peres dans la religion
catholique, apostolique et romaine,
et je suis très-persuadé que
notre foi conduira le monde jusqu' à
la consommation des siecles. Enfin je
dois faire un homme de bien : un
homme de bien doit pratiquer sa religion ;
pour la pratiquer il faut la sçavoir.
Je dis donc à tous les protestans
ou réunis, ou divisez, ou subdivisez,
quand vous diminuez le nombre des
sacremens et l' efficacité de ceux que
vous voulez bien qui subsistent, vous
m' ôtez des moyens de salut et vous
ne me reformez pas. Quand vous niez
p481
la réalité dans le sacrement de nos
autels, ou que vous l' admettez avec
des exceptions de votre fantaisie, non-seulement
vous vous privez du secours
le plus puissant que Jesus-Christ
nous ait laissé, ou vous l' affoiblissez ;
mais vous attentez encore à sa toute-puissance.
Vous ne concevez pas la
transsubstantion ; mais concevez-vous
votre impanation ; concevez-vous le
flux et reflux de la mer ? Vous concevez-vous
vous-même ? D' ailleurs la
foi n' est-elle pas une profession de
croire ce qu' on ne sçauroit comprendre ;
et les parties du mystere que
vous recevez si differemment, les concevez-vous ?
Mais il y a plus ; il est phisiquement
impossible que je pêche contre
Dieu en croyant à la lettre le texte
sacré : me conviendroit-il d' y apporter
des restrictions et des modifications ?
La presence réelle ne m' inspire-t' elle
pas plus de respect et plus d' amour ? Ma façon de
croire est donc la plus
respectueuse et la plus tendre
pour Dieu, et pour moi la plus judicieuse
et la plus utile. Ma foi soumet
mon esprit, la participation au mystere
remplit mon coeur, et Dieu ne demande
qu' amour et obéissance.
p482
Je continue, et je leur dis : vous
voulez bien me dispenser de la confession
auriculaire : il faut convenir
que de la part d' un réformateur le
procedé est obligeant : mais je ne puis
profiter de cette indulgence, le texte
s' y oppose en termes précis. D' ailleurs
il y a une efficacité merveilleuse attachée
à ce sacrement : le dénombrement
de mes fautes, la honte d' y retomber,
une protestation sincere de
ne les plus commettre, de nouveaux
efforts, et des précautions nouvelles
pour en meriter le pardon. De-là
l' horreur du peché et la crainte de
Dieu, tous moyens de conversion qui
me sont absolument necessaires ; cependant
vous me les supprimez en
me reformant. Tous les points de controverses
des réformateurs sont de cette
qualité, encore ai-je choisi les plus
forts. Ils ont pourtant des sectateurs.
Dans presque toutes les maisons on
trouve les portraits du roi et de la
reine, et l' on me fait un crime de
ce que j' ai le portrait de Jesus-Christ
dans ma chambre. En bonne foi, Dieu
peut-il en juger ainsi ? Pour supposer
qu' il le trouve mauvais, il faut commencer
par nier l' incarnation du verbe,
p483
sans quoi la proposition ne peut
pas être reçûe par un homme de bon
sens non prévenu. S' il y a un dieu incarné
dans le sein d' une vierge, mort
et ressuscité, le pere peut-il s' offenser
de ce que j' aime à voir souvent l' objet
de ma foi, et que je reclame la médiation
de son fils, la toute-puissance
suppliante de la sainte vierge et
l' intercession des saints ? Croira-t' il
que je me fais des dieux étrangers,
parce que je cherche auprès de lui des
patrons que nous sçavons être ses élûs,
ses favoris, les participans de sa gloire,
et que nous n' invoquons néanmoins
que comme ses creatures ? En tout païs
ne respecte-t' on pas infiniment le sang
des souverains, n' honore-t' on pas leurs
ministres ; ne reclame-t' on pas leur
bienveillance et leur entremise auprès
du maître ? Il faut en convenir toutes
ces chicannes font pitié.
Je sçais que rien n' est plus précieux,
mais que rien n' est si rare que de mourir
vieux avec l' innocence baptismale :
je sçais aussi que tout crime doit être
expié, que l' expiation doit être proportionnée
au crime ; divers crimes,
divers châtimens ; cette regle d' équité
est observée dans tous les coins de
p484
monde. Sur cette regle souverainement
sage, l' eglise toujours infaillible,
croit le purgatoire. ô quel scandale
pour les novateurs ! Mais cet article
de ma croyance est-il nouveau,
est-il attentatoire à quelque attribut
de Dieu ? Et n' est-il pas infiniment consolant
pour une pauvre créature, qui
ayant toujours vécu en bute aux tentations
et aux foiblesses, a le bonheur
de mourir chrétiennement ? Est-ce
donc pour me jetter dans le desespoir
qu' on n' admet point le purgatoire, et
qu' on refuse des prieres aux morts ?
Que Dieu gagnera-t' il, et que ne perdons-nous
point en ne le croyant pas ?
Je donnerois tout pour la sanctification
de mes ennemis.
Sur tous ces chefs, je crois cette décision
sans replique. La religion infailliblement
la meilleure, est celle qui
rend le plus parfait hommage à Dieu,
et qui procure à l' homme des moyens
de conversion plus sûrs, et des ressources
de salut plus efficaces ; qui demande
de nous des moeurs plus pures et
plusgulieres, et qui nous inspire
autant d' horreur pour le vice que de
goût pour la vertu. Si à cette idée j' ajoûte
une reflexion sur l' établissement
p485
miraculeux, sur la perpetuité, sur l' universalité,
et sur la sagesse de ma religion,
je doute que quelqu' un ose et
puisse tête levée me proposer des doutes
sur son excellence.
J' ai dit universalité, parce que le
petit nombre ne fait pas d' exception ;
mais mon sujet m' entraîne, et j' avoue
que la matiere me plaît. J' en dis trop
pour ceux qui croient, et trop
aussi pour ceux que la seule crainte
d' être obligez de vivre mieux a déterminez
à ne croire jamais. Je finis donc
le raisonnement par un sentiment.
Dieu ayant déterminé de mesurer sa
justice sur l' abus que nous avons fait
de sa misericorde, les plus parfaits
doivent trembler. Il m' offre tous les
jours mille moyens de salut de toute
espece, et je l' offense tous les jours.
Que de misericorde de sa part, et quel
abus de la mienne ! S' il est aussi severe
au jour de ses vengeances qu' il est miséricordieux
pendant mon exil, combien
ne dois-je pas redouter sa justice ?
Cette idée pourroit jetter les moins
imparfaits dans la consternation et
dans une espece de desespoir. Mais
Dieu qui a tout prévû nous a fait une
loi de l' esperance, et cette loi nous
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soûtient : il fait plus, il nous apprend
lui-me à desarmer sa colere. Réparez
les desordres de votre vie par les
bonnes oeuvres. Incrédule, essayez-en
pendant six mois, si après cette épreuve
vous n' êtes pas bon chrétien, je vous
permets l' athéisme. ô que cette attention,
que cette derniere marque de
bienveillance de la part d' un dieu si
souvent offensé est selon moi une admirable
preuve de l' excellence de ma religion !
Le pere Cheminais a eu raison de
dire que les plus justes d' entre nous
sont les moins coupables : en effet,
nous avons tous des inclinations au
mal qui augmentent par l' habitude et
par la perseverance au peché. Chaque
penchant au mal a ses pretextes, et
nous aimons nosfauts. Défions-nous
de l' amour propre, c' est un imposteur.
Que la charité nous couvre toujours
les défauts d' autrui, et que la justice
nous découvre toujours les nôtres. Ne
soyons pas assez sots pour en tirer vanité,
ce seroit nous couronner de notre
propre honte. Enfin nous sommes
forcez de convenir qu' il est juste d' expier
nos fautes, c' est même s' élever au
dessus d' elles que de les avouer avec
p487
courage pour les réparer, et souvent
on en tire autant de fruit que des plus
belles actions : c' est-là le miracle de la
pénitence. Vous qui êtes encore dans
la tendre jeunesse, mettez à profit cet
âge heureux où l' habitude n' est point
un obstacle à la conversion. à mesure
que vous avancerez, songez qu' il est
de la prudence d' un homme sage d' apporter
le remede au second mal quand
il n' en reste plus pour le premier ; et
à tout âge, en tout état, sauvez-vous
par les bonnes oeuvres.
Vous sçavez comme moi, et c' est
encore une délicatesse de notre langue,
que bonnes actions et bonnes oeuvres
ne sont pas termes sinonimes. Une
bonne oeuvre est toujours necessairement
une bonne action, et une bonne
action n' est pas toujours absolument
une bonne oeuvre ; l' une est du ressort
de l' honnête homme ; l' autre est du ressort
de l' homme de bien. Au motif de
l' humanité et de la bonté ajoûtez celui
de la charité, et la bonne action
devient une bonne oeuvre.
On dit que l' esprit fait moins de fautes
que le coeur ; mais il est toujours
vrai qu' il échappe à l' un et à l' autre
une infinité de foiblesses et d' égaremens.
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Faisons entrer de bonnes oeuvres
en compensation : serions-nous pardonnables
de ne pas profiter d' un remede
aussi facile et aussi sûr ? Un grand
homme croioit n' avoir point vécu le
jour pendant lequel il n' avoit fait du
bien à personne ; mais en general il est
peu d' hommes capables de faire une
bonne action sans témoins. Les actions
qui ont causé du repentir doivent être
d' une grande instruction : mais le repentir
ne suffit pas, il faut reparer le
mal, et on ne peut le reparer que par
les bonnes oeuvres. L' aveu sincere, le
tendre repentir, et la réparation exacte
de nos fautes, font les trois parties
de la pénitence.
De toutes les bonnes oeuvres il n' en
est point de plus aisée ni de plus méritoire
que l' aumône. Dieu par une tendre
condescendance pour notre foiblesse,
offre aux riches ce moyen de salut
qui supplée en quelque façon au
peu d' usage qu' ils font des choses saintes.
On croit dans le monde que le
don de la longue méditation, des
prieres ferventes, des saintes lectures,
et de la fréquentation des sacremens,
est le don des parfaits. Une funeste
crainte de se trop gêner si l' on se tournoit
p489
à la vertu, en produit le retardement.
Que fait Dieu en faveur du
mondain et du riche pour le ramener
à lui ? Il veut bien recevoir l' aumône
par maniere de supplément. Il n' est
point de satisfaction plus facile, tout
le monde en convient : il n' en est pas
de plusritoire, l' ecriture y est formelle,
peut-être-même que de cent
conversions qu' on croyoit les plus difficiles
et qui sont devenues les plus parfaites
et les plus édifiantes, n' y en a-t' il
pas une qui ne doive son commencement
à la pratique de l' aumône.
Les richesses sont les instrumens
propres à acquerir les biens du ciel,
et elles ne passent point en l' autre
monde si elles n' y sont portées par
les mains des pauvres qui sont les
avocats des riches et les introducteurs
des grands dans le ciel. L' amour du
prochain qui nous porte à faire l' aumône,
est d' ailleurs de tous les sentimens
le plus sage et le plus habile.
Il est aussi necessaire dans le bon ordre
pour notre propre bonheur, que
ritoire dans le christianisme pour
l' eternité.
Si j' éleve un peu mes sentimens,
si je pense que la grandeur de Dieu
p490
est la mesure de celle du peché ; qu' après
ma mort je porterai la peine
d' avoir negligé mon salut pendant ma
vie : que Dieu ne hait rien tant qu' un
coeur dur ; qu' il me recommande les
pauvres avec une tendresse infinie :
qu' ils sont mes freres ; que leur protection
auprès de Dieu peut briser cet
enchaînement de passions qui me tirannisent :
si je réunis toutes ces reflexions,
pourrai-je rester l' esclave
d' un vil interêt : et si elles ne me touchent
point, à quoi dois-je m' attendre ?
En bonne politique on doit faire
du bien à ses amis et à ses ennemis,
pour conserver les uns et pour acquerir
les autres. M De Lesdiguieres ne
gardoit un trop grand nombre de domestiques
dont il n' avoit pas besoin,
que parce que tous avoient besoin de
lui. Il y a autant de gloire à accorder
des graces qu' à les meriter, et la generosité
croit toujours devoir ce qu' elle
donne : mais quand un homme attend
quelque retour vers lui du bien
qu' il fait, ce n' est plus liberalité, c' est
une espece de trafic que l' esprit d' interêt
a voulu introduire dans les graces :
c' est ici le prodige de l' aumône,
p'çô
le motif de l' interêt personnel qui
nous porte à la faire, est saint, le trafic
est utile et glorieux ; et l' usure, ce
vice si honteux, se feroit canoniser si
elle ne nous déterminoit qu' à partager
notre bien avec les pauvres dans la
e de l' eternité.
Puisque l' interêt est l' unique ressort
qui met les hommes en mouvement :
qu' il tire sa source de l' amour que
nous avons pour nous-mêmes ; que
toutes les vertus se perdent dans lui
comme tous les fleuves dans la mer ;
puisqu' enfin l' interêt à qui on reproche
d' aveugler les uns, est tout ce qui
fait la lumiere des autres ; laissons-nous
donc aveugler ou éclairer par
nos vrais interêts. Aimons nous comme
il faut, et nous sentirons que rien
n' est si lucratif que l' aumône.
Non-seulement l' aune est un r
moyen de racheter nos pechez, comme
l' evangile en fait foi ; elle a encore
le don de nous procurer des graces,
et de nous rapprocher de Dieu. Il n' est
point d' homme au monde qui, s' il est
homme de bien, n' en devienne meilleur,
qui, s' il est dans le desordre,
n' ait de tems en tems un desir vif de
se convertir quand il trouve du plaisir
p492
à faire l' aumône. Mon dieu, rendez-moi
juste et charitable. S' il y a un avenir,
comme je le crois, j' aurai tout
gagné ; et si par impossible il n' y en
avoit point, qu' aurois-je perdu pour
avoir fait l' aumône ? Heureux celui
qui fait l' aune, malheureux celui,
qui parce qu' il la fait, se croit dispen
de prier.
Il est peu de chrétiens qui ne prient
Dieu, mais il en est peu qui le prient
bien. Il n' y a que deux motifs légitimes
de la priere ; rendre graces à Dieu
de sa bonté, ou lui representer nos
maux pour obtenir qu' il les soulage.
C' est souvent par misericorde que
Dieu refuse de nous exaucer sur de certaines
choses que nous lui demandons.
Ne demandons donc que ce qui nous
est convenable pour notre salut. La
priere est une union du coeur à Dieu ;
elle est dans la vie chrétienne ce que
la respiration est dans la vie naturelle.
Je ne m' étendrai pas sur la necessité de
prier, il n' est point de maisonl' on
n' inspire aux enfans ce devoir par préference
me à tout ce qui regarde
les besoins de la vie : mais je ne puis
trop admirer la bonté de Dieu qui semble
avoir attaché de grandes graces à
p493
l' observance exacte de petites regles
qu' on s' est imposées soi-même dans
ses jeunes ans ; tems fortuné où la bonne
éducation tenoit le coeur fermé au
poison du siecle. J' ai connu de vieux
guerriers convaincus de très-bonne
foi que dans cent dangers dont ils ne
pouvoient se tirer sans miracle, ils
avoient dû leur salut à la regularité
avec laquelle ils recitoient depuis
leur enfance quelques prieres dont ils
faisoient la nourriture de leur ame.
Qu' il y a de grandeurs dans un pater
bien compris ! Toute la loi s' y trouve.
Un miserere recité et médité avec
quelque attention, les litanies de notre
bonne avocate, une courte lecture,
mais réflechie ; tout cela est bien
peu de chose, et ce peu fidelement executé
peut infiniment sur le coeur du
très haut.
Combien de gens doivent leur salut
à un sermon qui les a touchez, qui
leur a inspiré le goût de la priere, de
la lecture, et d' une conduite sage ! Je
conviens, que quand un moine en colere
debite de pieux riens, ou qu' il
farcit de galimatias une verité fondamentale,
l' esprit se refuse, et l' ame qui
ne s' est point encore retournée vers
p494
Dieu reste dans sa léthargie. La parole
de Dieu n' en est pas moins une pierre
précieuse, mais on lui fait peu d' honneur
et à nous peu de profit quand on
ne la monte que sur du cuivre. Au contraire
nos pieds se détachent de la terre,
nous nous sentons enlever peu à
peu, et nous prenons l' essor vers le
ciel quand les bourdaloues et les massillons
nous y conduisent. Mais presque
toujours le prédicateur cherche à
plaire, non à toucher ; l' auditeur à s' amuser,
non à se convertir. Corruption
de toutes parts.
Je ne prétends pas réduire l' utilité de
la chaire aux prédicateurs de la premiere
classe ; on trouve du très-bon
dans le second ordre ; et si le hazard
m' expose à l' ignorance effrontée d' un
ennuyeux confabulateur, j' ai recours à
mon evangile à l' aide duquel je tourne
en principes de religion les mêmes
principes que la seule qualité d' honnête
homme m' imposoit. Je fais servir
mon esprit de justice à rendre à Dieu
le culte que je lui dois, et à ne point
violer ses commandemens ; ma reconnoissance
à méditer ses bontez, ma générosité
à secourir les pauvres, et la
modération de mes desirs à me détacher
de tout ce qui passe.
p495
Je crois l' assiduité à entendre la
messe le plus efficace de tous les principes
de conduite. J' ai trouvé des
officiers generaux en voyage, qui forcez
de partir dès quatre heures du matin,
ne l' auroient pas perduë pour tous
les biens du monde ; ils sçavoient rendre
à Dieu et à Cesar ce qu' ils devoient
à l' un et à l' autre. Bon dieu, quelle difference
de ces braves gens, de ces
hommes vrais et raisonnables qui veulent
devoir à leurs services la bienveillance
de leur maître, mais qui attendent
une plus grande fortune du seigneur :
quelle difference, dis-je, de ces
hommes sages à ce tourbillon de fous
qui croient que Dieu leur doit tout ;
que le roi leur doit tout, et qu' on voit
impunément deshonnorer et prophaner
nos temples ! Que diroient l' idolâtre,
le juif et le musulman si la
curiosité les attirant dans nos eglises
ils y voioient accourir un essain d' étourdis
et de folles, uniquement pour
étaler un quart-d' heure tout l' attirail
d' une parure bizarre ; s' ils sçavoient
que le matin usé tout entier à arranger
de vains ajustemens, ils viennent
à midi recueillir dans la maison de
leur dieu les fruits de leur molesse,
p496
et concerter les plaisirs du soir ? N' auroient-ils
pas raison de croire que le
christianisme est une secte d' extravagans
dans laquelle on ne fait pas
grand cas du dieu qu' on adore ?
Tant d' extravagance mérite d' être
châtiée avec une severité exemplaire
sans exception de sexe, d' âge et de
qualité : et il est vrai que cet abus
devenu presque general, deshonnore
à la fois la religion, la raison et la
nation. Scandale affreux qui fait trembler
ceux à qui il reste quelque pudeur.
Grand dieu, peut-on croire en vous,
et vous insulter chez vous ? Arche du
seigneur, temple de Salomon, et
vous sur tout sacrez tabernacles qui
renfermez le roi des rois, penetrez-moi
de plus en plus du profond respect
que je dois à sa majesté sainte. Homme !
Qui que tu sois, réponds-moi ; si
tu n' es pas chrétien, pourquoi viens-tu
dans nos temples ? Si tu es chrétien,
crois-tu le sanctuaire de ton dieu le
rendez-vous de tous les vices ?
Il est vrai que dans presque toutes
les campagnes, on ne connoît point
l' abus dont je viens de parler ; mais
il s' y en commet d' autres qui ne scandalisent
pas moins. La plûpart des eglises
p497
n' y sont guéres mieux décorées que
la cabane d' un berger. Combien des
curez gros et gras joüissent des trente
et quarante ans de benefices considerables,
et pensent bien plus à meubler
la cave qu' à orner l' autel ! Les
deniers du tresor servent bien plus souvent
à marier la niece qu' à parer le
temple. Ne seroit-il point convenable
d' imposer à quelques prêtres de sçavoir
lire, à d' autres de s' occuper plus
utilement qu' à boire, à tous d' être sages,
humbles et desinteressez ? Aux beneficiez
de négliger un peu moins la
maison du seigneur, de faire instruire
la jeunesse, et de ne point intenter de
procès pour une bagatelle. Un peu plus
de severité de la part des superieurs
fourniroit de plus dignes ministres à
l' eglise, et de meilleurs sujets à l' etat.
Ce n' est pas tout, je ne crois pas absolument
impossible de rassembler dans
des retraites délicieuses la molesse et la
dévotion. On y parle pieusement de
choses agréables ; l' esprit, et bien-tôt
après le coeur, ont autant de part à la
conversation que l' amendement des
moeurs : on lit pourtant un point de
sermon bien châtié ; mais on boit du
Saint Laurent, et dans un tête à tête
p498
aussi dangereux ; le béat est bien près
de distribuer sous le manteau des absolutions
de contrebande. Mais aussi
l' abus qui scandalise donne un grand
relief à la vraye vertu.
Boileau en parlant des directeurs,
dit :
le premier massepain etc.
L' abbé Regnier s' est un peu plus étendu.
Mais d' vient etc.
p499
Il ajoute dans un autre endroit :
vous qui sçavez etc.
Combien de femmes ont tout ensemble
un confesseur et un directeur ?
En sont-elles plus complaisantes pour
leurs maris, plus attentives à l' éducation
et à l' établissement de leurs
enfans ? Non, il s' agit seulement d' obtenir
un brevet de dévote. Le confesseur
en minute les provisions, et
le directeur y met le sceau. Cent
petites douceurs leur tiennent lieu
d' honoraires qu' ils reçoivent benignement
comme les épices d' un compte
de fadaises revisé à la correction.
La simplicité evangelique n' admet
point toutes ces simagrées , rien n' est
si saint que la religion chrétienne ;
mais sa sainteté même en rend l' abus
plus pernicieux, (...).
Une femme vraiment pieuse qui connoît
ses devoirs et qui aime à les remplir
sçait l' usage qu' elle doit faire du
tems et ne perd point des matinées
p500
entieres à dire des riens à un directeur.
Quelle comparaison d' un coeur
contrit et humilié à ce scelerat qui s' accusoit
d' avoir tué une puce avec trop
de colere ? Quelle comparaison d' un
seul verset de David bien médité à ces
conversations inutiles dont je parle.
Pour décider si elles ne sont pas plus
dangereuses qu' édifiantes, on peut s' en
rapporter au sentiment d' un religieux
qui n' étoit pas moine.
Qu' on est édifié etc.
Je reviens aux bonnes oeuvres.
La fausse idée que nous nous faisons
de la plûpart des choses, produit d' étranges
préjugez. Proposez aux mondains
l' usage de la méditation, ils
croiront qu' on les veut conduire tout
d' un coup à la surerogation des parfaits ;
p501
cependant il n' y en a pas un d' eux
qui ne dite. Penser, refléchir, prévoir,
former des projets de fortune, de
gloire ou de plaisir ; consulter etliberer
sur la fin et sur les moyens ; tout
cela s' appelle méditer. Combien d' extravagances
nous saisiroient d' étonnement,
si comme on déploye une piece
d' étoffe on pouvoit dévoiler l' imagination
d' un jeune fou ou d' un homme obsedé
de quelque passion vive ! Une coquette
ne met pas plus de tems à ranger
ses mouches, ni une fausse devote à
tromper son mari, qu' un étourdi
à méditer une sotise, ou à composer
une mode nouvelle. Méditons autant
qu' ils ditent, mais méditons plus
sagement ; que la sagesse nous conduise
dans toutes nos vûës, et que de solides
reflexions nous ramenent à la prudence
chrétienne. Commençons par
nous connoître, et sentons ce que nous
sommes. Qu' est-ce après tout que cette
grandeur qui m' ébloüissoit, que cette
poignée d' or qui m' aveugloit, que ces
plaisirs qui me séduisoient ! Qu' est-ce
que l' homme pris dans son néant ;
mais que n' est point l' homme rapproc
de Dieu ! Je crois cette façon de
compter avec nous-mêmes une matiere
p502
suffisante à méditer toute la vie.
Rien n' est plus important que de
s' accoutumer de bonne heure à faire
un bon usage de son esprit ; et de cette
importance je tire la necessité de la
ditation. Si-tôt que j' ai trouvé du
goût à bien penser, je m' apperçois tout
d' un coup que l' homme n' est pas fait
pour se meubler la cervelle de vaudevilles,
et pour passer le tiers de sa
vie à noüer des rubans. Par-là je racourcis
le tems de la bagatelle, et c' est
le premier fruit de la reflexion. De-là
je passe à de plus grands objets.
Le tuteur qui desole son pupile, le
prêteur usuraire, l' homme dur, le faquin
qui fait le fier, le voisin qui
fait le tiran, tous caracteres qui me
font horreur. Les voyes égarées de la
plûpart des hommes m' apprennent à
tenir une autre route, enfin je pense
que le pelerinage est court, je porte
mes vûës sur l' avenir, et je les éleve
jusqu' à Dieu. Alors mon esprit m' aprend
que Dieu seul est infiniment aimable,
et mon coeur sent qu' on ne
peut assez l' aimer. Voilà à peu près
quelles sont les especes et les degrez
de méditations de l' honnête homme
et de l' homme de bien.
p503
Je vous ai fait connoître, combien
il est utile à l' honnête homme de
sçavoir vivre seul. Deux moyens à
l' homme sage de mettre sa solitude à
profit, la lecture que je vous ai tant
recommandée, et la méditation. C' est
à ceux qui entendent le langage de la
spiritualité à vous apprendre à méditer
chrétiennement. Moi qui ne sçai que
bégaïer sur cette matiere, je vous dis
tout uniment que la méditation est un
des plus sûrs moyens de sanctifier notre
loisir. Quand nous avons appris à
fixer notre esprit sur les véritez chrétiennes,
sur les attributs de Dieu, sur
quelque moralité, nous ne nous livrons
plus à une infinité de pensées
vaines et vagues, souvent folles, quelquefois
criminelles, dont il faudra
pourtant rendre compte. Un vaisseau
battu d' une tempête affreuse roulant au
gré des flots irritez à la lueur des éclairs,
n' est pas plus agité que le petit génie
qui se prête à toutes ses frénesies, et
à toutes ses fureurs : au contraire,
le vaisseau qui n' est poussé que par les
doux zéphirs, vogue légérement dans
la bonace, et arrive au port. De même,
l' esprit revenu de la sotise et devenu
bon, sçait méditer utilement, et
p504
apprend à conjurer l' orage de ses passions ;
il parvient à la moderation des
desirs, dont je vous ai tant parlé ; et
goûte enfin cette paix interieure, qui
est l' avant-goût de la suprême felicité.
à l' homme qui pense, il ne faut ni
matieres prescrites, ni formulaire de
ditations ; chaque trait de l' evangile,
chaque verset des pseaumes,
chaque période d' un livre de pieté,
chaque priere de l' eglise lui fournissent
des sujets inépuisables. Puis-je entendre
chanter (...), sans
m' abîmer dans les grandeurs de Dieu.
Si je lis de toutes les choses de la terre,
(...), je ne tarde guéres à les
priser ; et je trouve le motif d' un
attachement bien plus solide dans le
(...) qui suit. Voilà des
traits bien communs ; ils ont pourtant
une douceur et une élevation infinie.
Il n' y a qu' à vouloir s' occuper chrétiennement,
cette volonté vaut mieux
que toutes les leçons.
La méditation est encore d' un secours
merveilleux quand nous sommes assiegez
sans le vouloir d' un monde qui
nous distrait de nos exercices ordinaires,
ou forcés de voyager en des lieux
et en des tems qui rendent assez difficiles
p505
les autres pratiques de religion.
Dans tous ces cas nous avons la ressource
du recueillement interieur, une
petite élevation du coeur à Dieu peut
corriger le poison d' une partie de plaisir ;
et l' habitude de reflechir sur nos
devoirs nous apprend à dédommager
la pieté du tems et des soins que nous
devons à nos affaires temporelles. Mais
craignons de ressembler à certains contemplatifs
qui composent deux classes
de fauxvots d' une autre espece que
les hipocrites. La familiarité avec laquelle
on croit s' entretenir avec Dieu
dans la ditation peut nourrir la paresse
des uns et l' orgüeil des autres.
Les premiers se croyent quittes de tout,
quand ils ont rêvé deux heures sans savoir
à quoi, ils approchent des quiétistes.
Cependant ceux qui se contentent
de dire seigneur, seigneur, n' entreront
point dans le royaume des
cieux. Il faut de l' action ; toute piété
inactive est une chimere, c' est un fanatisme.
La paresse ne seroit pas un
vice capital, si l' on pouvoit se sauver
en n' agissant pas. Les seconds, plus
flattés de l' approbation publique que
pénétrés de l' humilité chrétienne, prennent
hardiment un air imposant, et
p506
d' un ton de superiorité, ils font superbement
les evangelistes, et contens
de fronder tout le genre humain
ils s' embarassent peu de se corriger
eux-mêmes, parce qu' ils se croyent des
saints. Mais que sont-ils dans le vrai ?
Des superbes aux yeux de Dieu, des
pédans aux yeux des hommes.
Lesditations les moins distraites
et les plus touchantes sont peu méritoires,
si elles ne produisent l' amendement
des moeurs. Qu' une femme de
mauvaise humeur, d' ailleurs sage et
rangée, passe à contre-tems tout le
matin à l' eglise, qu' elle medite quatre
heures par jour ; en un mot, qu' elle
soit la devote de profession dont je viens
de parler, on la croira femme de bien.
Moi je la crois une folle qui néglige
l' essentiel de son état. Remplir bien
nos devoirs à tous égards, c' est-là le
ritable esprit de la religion. Donc
bien étudier ses devoirs, et se bien
étudier soi-même est la plus importante
de toutes les méditations.
Le plus grand fruit que nous puissions
tirer de la connoissance de nous-mêmes,
c' est de sentir la sottise de notre
orguëil par le dénombrement de nos
miseres : en effet, que sommes-nous
p507
tous, pour nous tant élever au-dessus
les uns des autres ? La haute naissance,
la grande fortune, les dignités,
les talens, sont des accidens fugitifs
qui ne durent qu' un quart d' heure.
La seule bonne qualité de l' homme,
c' est d' être homme. Les distinctions
dont l' amour propre nous amuse, ne
sont par elles-mes qu' un jeu du hazard,
ou une erreur de notre imagination ;
souvent même elles deviennent
l' occasion prochaine de notre perte par
la matiere qu' elles fournissent à notre
cupidité. Ne laissons pas de les recevoir
avec reconnoissance, et d' en joüir
gracieusement quand la nature nous
les a données, ou quand le bonheur et
le mérite nous les procurent : mais ne
croyons pas que cette joüissance, fut-elle
de tous les avantages rassemblés
dans toute leur plénitude, puisse remplir
l' infinité de nos desirs. Connoissons
mieux la grandeur de notre condition ;
mais commençons par connoître
nos miseres. Tout ce qui compose
l' homme, c' est un corps et une ame,
un coeur et un esprit, le corps, l' esprit,
le coeur, tous principes de miseres. Notre
seule ame est notre seule grandeur.
p508
Il est vrai, que le corps humain est
par l' arrangement de toutes ses parties
le plus bel édifice qui soit dans la nature ;
c' est le chef-d' oeuvre du créateur :
mais il lui a plû de l' assujettir pour
le tems à des miseres bien humiliantes.
Il est conçu dans le péché ; enfanté
dans la douleur, condamné au travail
sur le trône comme dans la cabanne,
assiegé d' infirmités de toute espece,
enfin englouti par la mort.
Notre esprit, cette partie de nous-mêmes
si noble, qui embrasse tout-à la fois
le passé, le présent et l' avenir,
qui saisit dans le même instant mille et
mille objets, et qui pourroit s' enrichir
de connoissances précieuses ; cet
esprit qui devroit faire notre plus grand
lustre, est précisément ce qui fait notre
plus grande confusion ; c' est un fou
qui nous promene à travers champs
sans sçavoir lui-même la route qu' il
tient, ni le terme il veut nous
conduire. Prejugez, préventions, entêtement,
sentimens erronnés, opinions fausses,
absurdités infinies en tout genre
et en toute matiere, contradictions étonnantes,
disputes qui vont jusqu' à la
fureur, livres pitoyables,
critiques encore plus mauvaises.
p509
Voilà le triste usage que nous faisons
le plus souvent de notre esprit.
Pour le coeur, ah le traître ! Dans quels
précipices affreux ne nous conduiroit-il
pas, si la raison ne le tenoit à la chaîne ?
Toute la terre ne combleroit pas
ses desirs : mais puisqu' il desire à l' infini
il se croit donc fait pour joüir à l' infini ?
Cependant ce coeur fait pour s' élever
jusqu' à Dieu se borne à desirer infiniment
ce qui est fini : ainsi, changeant
au gré de sa corruption sa destination
naturelle, il nous tiranise au lieu de
nous soûtenir, il nous dégrade au lieu
de nous élever, et substituë un arpent
de vigne ou une fille de parchemin à
une eternité de gloire. ô ! Homme créé
à l' image de ton créateur, reveilles-toi,
éleves-toi, tu n' es pas fait pour ramper ;
sens tes vrais interêts, connois ta dignité.
Ton ame est immortelle.
Toutes les miseres qui nous environnent
et dont nous sommes commetris
étoient bien connuës de David. Il
sentoit tout le prix d' un coeur pur et
d' un esprit droit ; mais que la conviction
et le sentiment de tous nos maux,
si propres à réprimer notre orgüeil et
à nous redresser dans nos voyes, ne
nous jettent pas dans le découragement
p510
et dans la défaillance. Ramenons notre
esprit à l' idée de notre immortalité,
rapportons-y tous les mouvemens
de notre coeur, et nous retrouverons
toutes nos forces, nous connoîtrons
notre grandeur. L' ame qui réfléchit à
la distinction de son etre compte pour
peu de chose la peine ou le plaisir qui
passe. Tout ce qui périt peut l' amuser
un moment, mais ne l' occupe jamais.
Elevée au-dessus des objets qui frappent
les sens, elle ne se livre qu' à ce qui
est immortel comme elle, et ne va
point supposer follement de vraie gloire
ni de vrai bonheur dans tout ce
qui n' est point proportionné à sa nature ;
elle mesure ses vûës sur sa propre
excellence, et se croiroit trop resserrée
si l' on bornoit sa joüissance à la
possession de tout l' univers. Pourquoi ?
Rien de plus commun que cet axiome,
c' est que du fini à l' infini il n' y a ni
comparaison ni proportion.
Si quelque mauvais plaisant, repassant
dans sa tête ce que j' ai dit des plaisirs,
le trouvoit incompatible avec cette
morale ; j' ai à lui répondre ce qu' il auroit
sentir dans tous mes chapitres.
Mon dessein, toujours suivi dans
mes conseils, est d' apprendre aux jeunes
p511
gens destinés au monde le secret
d' allier les plaisirs innocens, lerite,
l' honneur et la vertu. Je veux
bien qu' on se joüisse à tout âge ;
mais je veux que le divertissement soit
honnête, et qu' on ne s' en laisse pas trop
posseder ; deme, je veux qu' on s' attache
par préférence à la grande affaire
du salut ; mais je n' exige pas qu' on
aille s' enterrer dans les deserts de la
thébaïde. Ce parti ne convient qu' aux
vertueux du premier ordre et aux ames
privilegiées. Restons dans le monde,
goûtons-en les douceurs qui sont convenables
à notre condition ; mais vivons
en hommes polis et délicats, en
hommes raisonnables, et en chrétiens :
ne soyons ni étourdis, ni féroces ;
cessons d' être injustes, devenons charitables ;
et si c' est en trop demander,
du moins que les hommes soient humains :
en un mot, ne regardons le
monde que pour ce qu' il est, mettons
chaque chose à sa place ; donnons-lui sa
vraie valeur, et ne sacrifions pas la gloire
et les interêts d' une ame immortelle
aux extravagances ou aux emportemens
d' un corps qui périra bientôt.
Quoi de plus propre à memontrer
la sotise de mon orguëil, que la
p512
certitude que je périrai bientôt ; et quoi
de plus propre à détromper mon coeur
de la vanité de tous ses attachemens,
que la certitude que mon ame ne rira
jamais ? Le grand dessein de Dieu
dans toute la religion est d' humilier
notre esprit, et de détacher notre
coeur ; nous sommes créés à cette condition,
et le marché est-il si mauvais
pour nous ? Ne nous reste-t' il pas mille
et mille bonnes choses pour le tems,
n' attendons-nous pas un avenir superbe ;
et si nous étions les maîtres de
notre destinée, préférerions-nous le
non-être à notre état parce que l' esprit
et le coeur sont assujettis à desgles ?
Mon dieu, qu' il entre de grandeur
et de bonté dans vosës sur nous,
qu' il est doux d' être bien conduit, et
que nous sommes heureux de pouvoir
forcer le ciel par de bonnes oeuvres !
Orgüeilleux tu périras, humilies-toi :
mais ton ame est immortelle, convertis-toi.
Je crois l' orgüeil le plus grand vice
de l' esprit ; et je crois encore qu' indépendamment
dupris que les honnêtes
gens font de l' orgüeil, la plûpart
des orgüeilleux sont par eux-mêmes
les plus méprisables de tous les
p513
hommes. Il en est pourtant quelques-uns
que le public voudroit pouvoir honorer ;
ils ont de l' acquis et d' excellentes
qualitez, ils sont utiles à la république,
ils approchent des grands
hommes. La gloire ou la justice, l' éloquence
et l' érudition alloient les
mettre de niveau, quand le sot orgüeil
est venu développer leur petitesse ; on
s' est apperçû qu' un peu de fue leur
suffisoit, qu' au lieu d' aimer la vraie
vertu et de penser à leur fin derniere,
ils bornoient leurs vûës à l' approbation
du monde ; qu' ils ne songeoient
qu' à fixer en leur faveur l' admiration
publique : mais tout-à-coup on voit
tomber et se réduire en poudre tout
cet échafaudage d' orgüeil sur lequel ils
s' élevoient pour paroître plus grands.
Ce poison est bien subtil ; si vous avez
lieu de le craindre, usez promptement
de deux préservatifs que vous fournissent
l' arithmétique et la religion.
à chacune de vos bonnes qualitez opposez
un de vos défauts, pour cela
connoissez-vous bien, et comptez juste.
La soustraction étant faite, il ne restera
guéres de matiere à l' orgüeil. Si
pourtant vous êtes encore tenté de vous
approprier les dons d' enhaut et de ne
p514
rapporter qu' à vous le peu de bien qui
est en vous ; si tout le ridicule qui
est inséparable de l' orgüeil fastueux ne
peut vous en guérir, répétez cent et
cent fois après David : (...).
Non, mon dieu, je ne
dois qu' à vous seul le peu que je vaux ;
je ne suis point l' auteur de mes talens,
vous me les avez confiez : malheur à
moi si j' en abuse. Si je les fais valoir,
toute la gloire vous en est dûë : (...).
Parvenir à une élevation sans bornes
et sans fin par la voye de l' humilité
chrétienne ; parvenir à la joüissance
éternelle de biens infinis par le détachement
volontaire de biens périssables,
ce sont les deux misteres du salut
pour le coeur et pour l' esprit, voilà
tout le sistême de la religion. Humilions
donc notre esprit à la considération
de toutes nos miseres, élevons
notre coeur au-dessus de ce qui
passe, à la considération de notre immortalité.
Mais quoi ! Vous m' écoutez sans
m' entendre, vous me lisez, et vous
restez dur, le monde vous ensorcelle
encore, et livré à toutes les fadaises
p515
de la vie vous traitez mes principes
de chimeres, et mes conseils de visions ?
Cependant parmi plus d' un
million d' hommes qui m' ont passé sous
les yeux, je n' ai connu que trois ou
quatre professeurs publics d' incredulité.
Ils avoient assurément tout le sçavoir
du monde et l' éloquence la plus
insinuante : aussi ont-ils fait d' assez
bons ecoliers. Mais, aux approches de
la mort, qu' est devenuë leur philosophie
payenne ? J' ai eu la consolation
de les voir détester leur morale
impie ; et les yeux baignez de larmes,
reclamer tendrement la misericorde du
dieu, dont ils avoient si long-tems
et si follement affecté de mépriser la
justice. Ne faisons point sottement les
esprits forts sur une matiere aussi décisive,
puisqu' il n' est personne qui ne
désavoüe à l' agonie, et qui ne regrette
infiniment cette prétenduë force d' esprit.
Mais, que dis-je, ce n' est pas force
d' esprit, c' est foiblesse de coeur !
Prenons le parti le plusr, raisonnons
dès-aujourd' hui comme nous voudrions
bien raisonner quand nous
nous trouverons seul à seul avec Dieu.
Mon dieu, éclairez-moi, pétrez-moi,
et que des idées extravagantes et
p516
impies ne me conduisent jamais à débiter
dans la chaire de peste la morale
du démon.
Je mourrai. Quelle foule de réflexions
dans la cessité de mourir ! Nos
grands prédicateurs n' ont rien de plus
pathétique. La mort est le plus commun
et le plus inévitable de tous les évenemens ;
pourquoi donc faut-il toute l' éloquence
et tout l' art d' un confesseur
habile pour nous y préparer ? Je
crois en deviner la raison. On dit du
matin au soir aux enfans, apprenez
à vivre ; on ne leur dit jamais, apprenez
à mourir.
Cependant nous commençons à mourir
dès que nous commençons à vivre.
Ecoutons Madame Des Houlieres pour
la derniere fois. La femme forte peut
en toute occasion donner à l' homme
foible une leçon de vertu. Je ne sçais
si nos plus grands orateurs ont des
traits sur la mort aussi pathétiques que
les maximes suivantes.
Que l' homme connoît peu la mort etc.
p517
Cette premiere reflexion nous avertit
que nous mourons tous les jours,
mais elle ne nous aguerrit pas contre
les frayeurs de la mort, et c' est l' objet
de la seconde maxime :
d' où vient que de la mort etc.
Meditons donc sans cesse la nécessité
de mourir ; (...) : et pour nous y
preparer connoissons le peu de valeur
de toutes les choses créées. En effet nous
voyons tomber à chaque instant quelque
chose de nous, et presque tout ce
qui nous environne. Il semble que le
monde se renouvelle tous les cinquante
ans et à cinquante ans nous ne retrouvons
presque plus personne de tous ceux
dont le commerce nous flattoit tant à
vingt. Nous perdons tous les jours
quelqu' un de nos avantages et quelque
partie de nous-mêmes, nous sommes
exposez à une infinité d' infirmitez
et de malheurs ; et malgré cette experience
p518
journaliere si propre à nous
détacher de la vie, nous ne voulons
point apprendre à la quitter. Accoutumez
à ne regarder la mort que dans
le lointain, il semble quand il faut nous
y exhorter qu' on nous annonce un prodige.
Ne cherchons point ailleurs la
source de tous les égaremens de notre
esprit, et de toute la corruption
de notre coeur. Je suis persuadé que la
ditation de la mort est ce qui peut
le plus sur le coeur de l' homme. S' il
pensoit à mourir d' aussi bonne heure et
avec la même attention qu' il pense à
vivre, il raisonneroit plus juste et se
conduiroit mieux.
Prévenu dans ma tendre jeunesse de
ce préjugé si faux, si funeste, et pourtant
presque general, que cinquante
ou soixante ans de vie étoient une espece
d' éternité ; semblable aux enfans
qui regardent une pistole comme une
fortune inépuisable, je croïois que
l' homme raisonnable ne pouvoit faire
un meilleur usage du tems que d' en employer
la premiere moitié à apprendre
à vivre, et la derniere à apprendre
à mourir. Détrompé par ma propre
experience, je jette les yeux sur ces
cinquante ans que je croïois éternels,
p519
je ne trouve plus qu' une ombre fugitive.
Cette seule raison de la rapidité du
tems me fait sentir que la science de la
mort devroit être l' étude de toute la vie.
Ne tombez pas dans la même erreur,
ornez-vous l' esprit, cultivez vos talens,
arrangez vos affaires, songez à
votre famille, tout cela est dans l' ordre ;
ce sont les loix, ou l' usage local
de la petite bourgade parvous passez.
Mais bientôt vous habiterez un
autre hemisphere, infiniment étendu,
et vous y vivrez toujours. Ne regardez
donc vos ménagemens temporels que
comme une commission confiée à vos
soins ; remplissez-en les devoirs, recüeillez-en
les fruits : mais songez qu' elle
peut être revoquée à tous les momens
du jour ; et que l' arrêt de votre
mort est irvocable. Apprenez donc
une fois par jour à bien mourir : on ne
peut étudier assez-tôt ni trop long-tems
la seule science qui peut servir toujours.
La plûpart des hommes qu' on croyoit
forts montrent toute leur foiblesse à
l' heure de la mort. Je sçai, et je voudrois
sentir encore mieux, combien la
crainte des jugemens de Dieu est salutaire ;
mais souvent cette crainte est un
beau voile dont nous couvrons notre
p520
défaut de courage, et ce défaut procede
toujours duréglement des
moeurs ; car enfin, à cent ans comme
à vingt-cinq il faudra être jugé, le
compte en sera plus long et plus difficile.
Plus d' occasions, donc plus de
pechez, donc plus d' expiation. D' ailleurs,
le sacrifice de la vie dans le
tems même que nous ne sçaurions la
retenir ne laisse pas d' être méritoire,
sans quoi la resignation ne seroit pas
une vertu. Ne confondons donc pas
la crainte de la mort avec la crainte
de Dieu ; nous craignons un peu Dieu,
mais nous aimons beaucoup la vie ; et
ce trop d' attache à la vie, est tout-à-la-fois
le vice du coeur et de l' esprit.
Combien de gens pour qui elle est onereuse !
Des infirmités continuelles, de
grands malheurs, des iniquités criantes ;
une extrême vieillesse, mais surtout
le desir sincere de ne plus offenser
Dieu, tout cela devroit bien nous
en détacher.
La mort, dit La Bruyere, n' arrive
qu' une fois et se fait sentir tous les
momens de la vie. Il est plus dur de
l' apprehender que de la souffrir. Il n' y
a pour l' homme que trois évenemens,
naître, vivre et mourir. Il ne se sent
p521
pas naître, il oublie à vivre, et il
souffre à mourir. Si Dieu avoit donné
le choix ou de mourir ou de toujours
vivre, après avoir médité profondément
ce que c' est que de ne voir nulle
fin à la pauvreté, à la dépendance, à
l' ennuy, à la maladie, ou de n' essayer
des richesses, de la grandeur, des plaisirs
et de la santé que pour les voir
changer inviolablement et par la révolution
des tems en leurs contraires, et
être ainsi le jouet des biens et des maux,
l' on ne sçauroit guére à quoi sesoudre.
La nature nous fixe, et nous ôte
l' embarras de choisir, et la mort qu' elle
nous rend nécessaire est encore adoucie
par la religion.
Quand je pense à une foule de malheurs réunis
et compliqués que la prudence
ne sçauroit prévoir et que l' honneur
ne devroit pas craindre, je ne
comprens pas qu' on puisse tant aimer
la vie ; mais une triste experience nous
apprend tous les jours que la nature
toute foible qu' elle est ne se rend qu' à
peine. Et quand enfin la religion et
la raison réunissent toutes leurs forces
pour déterminer l' homme, la crainte
des jugemens de Dieu vient à son secours.
Cette crainte est bien fone,
p522
j' en conviens, mais trop souvent elle
ne sert que de prétexte à cacher celle
qu' on a de cesser de vivre.
Les jugemens de Dieu sont bien formidables,
mais aussi sa misericorde est
infinie. Tous les jours j' entends chanter
(...), mais à côté (...)
je trouve toujours (...),
toujours (...), toujours (...).
Ce qu' il y a de plus sûr dans la vie, c' est que nous la
perdrons ; donc ce qu' on peut faire de
mieux, c' est de s' attendre à la perdre :
cependant personne ne l' attend, et
tout le monde la craint. Cette inattention
à la mort quand on la croit éloignée,
et la peur outrée qu' on en a
quand on la croit prochaine, pourroient
bien venir autant d' un défaut
d' éducation que d' une foiblesse naturelle.
On mene les enfans à une inhumation
comme à un spectacle. Que
nous perdions un frere, on commence
par nous dire que notre part en devient
meilleure. Comment une mere apprendroit-elle
à son fils le grand art de bien
mourir ? Cette seule idée la feroit mourir
elle-même. Le pere, de son côté,
ne lui remplit l' esprit et le coeur que
de vûes pour le monde. Pavillon à
p523
faire, parc à étendre, terres voisines
à acquerir, charge, regiment, alliance,
tout cela se repete cent et cent
fois par jour, et pas un petit mot sur
la mort. La leçon est soûtenue de
l' exemple. De-là, un attachement démesu
aux choses de la vie, et pas la
moindre reflexion sur l' avenir. Cette
maniere d' élever les enfans est diamétralement
opposée à la raison.
Au lieu qu' avec un soin fidele etc.
Cependant ce pere meurt avec un
in-folio de projets ; et le fils qui les compte
parmi les effets de la succession, ne
songe qu' à la recueillir toute entiere ;
il se débarasse le plûtôt qu' il peut d' une
rémonie qui lui paroît trop lugubre ;
un retour serieux sur le même sort qui
l' attend, un souvenir amer, des images
chagrinantes l' importuneroient
trop, il secoue sa douleur prête à tomber
d' elle-même, et bientôt le (...)
succede au (...). Ce sont de
p524
ces heritiers avides et ingrats dont
Boileau dit :
qu' ils se font consoler du sujet de leur joye.
J' ai déja dit que les premieres impressions
ne s' effacent jamais. Un pere
croit s' éterniser dans sa posterité en
y substituant trop d' attachement pour
ce qui passe et trop peu pour l' eternité ;
mais sera-t' il tems de ramener votre
fils à la vertu par la consideration de
sa fin derniere, quand son coeur ouvert
à toutes les passions et peut-être livré
au desordre, quand son âge, sa santé,
les ris folâtres, les vains amusemens,
et toutes les vûes mondaines dont vous
avez obsedé son ame, lui feront regarder
vos leçons comme l' effet d' une
humeur chagrine ? Vous avez negligé
de lui parler de la mort, et ce silence
plus meurtrier que la mort même, devient
la cause premiere de sa perte.
Cette obmission perpétue dans presque
toutes les familles l' indolence criminelle
qu' on a sur l' avenir, et a bonne
part à la réprobation des hommes.
Peres de familles, pénetrez de bonne
heure vos enfans de la nécessité,
de la préparation, et des suites de la
mort ; pvenez-les par préference à
p525
tout sur la grande affaire du salut, ils
feront honneur à la religion et à la nature.
Je dis plus, quand par impossible il
n' y auroit point de Dieu, tous les biens
de la vie ne seroient pas si précieux
qu' une bonne mort. Cette proposition
n' est point un paradoxe, toutes les
grandes passions me fournissent de
quoi la prouver. Representons-nous
la vie et la mort d' un ambitieux, d' un
impudique, d' un avare, trois esclaves
de leurs desirs. Le premier, par trop
de goût pour les grands honneurs n' a
jamais connu la tranquillité intérieure,
et meurt desesperé précisément parce
qu' il ne verra point la premiere promotion.
Le second occutoute sa vie
à satisfaire et à cacher sa turpitude ne
connoît que la rage et la fureur, quand
il faut quitter l' objet de son attachement.
Et quelle est la situation de l' avare,
quand il va se separer de son
coffre fort ? Tous trois se sont dit au
fond de leur coeur, il n' y a point de
Dieu, aussi n' en connoissent-ils pas
d' autre que leur passion ; et voilà mon
hipothese ? L' un formoit des projets
de grandeurs ; l' autre ditoit une
partie de débauche ; et le troisiéme cachetoit
p526
le dernier sac de mille francs,
quand la mort enveloppée d' une fievre
maligne s' est glissée dans leur
chambre. Des regrets cuisans et inutiles
sont les seuls préludes du dernier
soupir ; et la vivacité de leur passion
fait leur réprobation,me avant
qu' ils meurent. Au contraire, nous
voyons mourir en paix et avec résignation
ces hommes débonnaires et pacifiques,
qui ontu réprimer leurs desirs,
qui ont souffert patiemment et
joui morément, qui ont secouru les
pauvres, qui ne se sont regardez que
comme les freres des autres hommes,
qui ont fait de la justice et de la bonté
les regles fondamentales de leur conduite,
et qui ont appris de bonne heure
à quitter le monde. Il est donc vrai,
que rien n' est plus à desirer que de
mourir de la mort des justes, et qu' au
jour de la mort le détachement est
plus précieux que tous les biens, puisqu' indépendamment
de l' avenir il corrige
l' amertume de cet instant, formidable
il est vrai, mais absolument inévitable,
et qui par-là même est pour
les hommes sans foi le plus grand de
tous les maux. Pourquoi craignons-nous
tant la mort, et pourquoi nous y
p527
attendons-nous si peu ? Si j' ai de la religion,
puis-je regarder la mort comme
un mal, quand la seule voye de redonner
à mon ame toute sa splendeur
est de la tirer pour toujours de ce
tabernacle d' argile où elle étoit emprisonnée.
Non, un corps de foiblesse et
de peché, un corps qui sera bientôt la
nourriture des vers, ne doit pas contenir
long-tems une ame immortelle.
Je sçai que toute chair est effrayée du
coup qui va la détruire, et il est de
la nature de se dérober au péril :
mais il est inévitable ce péril, et je
vois la faulx toujours levée sur ma
tête. C' est donc une raison nouvelle
de me préparer de longue main à une
action unique qui décide de mon eternité,
et à rendre sans répugnance ce
que je ne sçaurois garder toujours.
Si l' on pesoit bien les peines et les
plaisirs, les agrémens de toute espece,
et toutes les disgraces de la vie, je
doute qu' on y fût tant attaché. On
trouve au moins cent miserables contre
un homme heureux. Le bonheur
de ce monde est une espece de lotterie ;
tous les hommes, sans exception,
y mettent leurs desirs, leur espoir,
leur confiance, et très-peu de
p528
gens ont un billet noir. Une autre reflexion
qui montre assez le vuide et
le défaut du bonheur que nous cherchons,
c' est que les gens que nous appellons
les heureux du siecle, sont presque
toujours ceux qui meritent moins
de l' être. Je conviens qu' il est d' heureux
et de dignes mortels, mais le
nombre en est bien petit. Le plus grand
bonheur joint au plus parfait merite est
un assemblage presque miraculeux, et
la jouissance la plus complette de tous
les biens réunis passe comme un éclair ;
il n' y a donc pas dequoi s' attacher tant
à la vie.
Par l' analyse d' un quart-d' heure,
on peut faire celle des plus longs jours.
Le nombre des jours peut flatter l' esperance
de l' homme, mais il ne fait
pas vraiment son bonheur. Le passé ne
revient point, l' avenir est incertain ; le
quart-d' heure je vis, est le seul qui
soit à moi. On ne peut donc mesurer
tout le bonheur de l' homme avec quelque
justesse, que sur la mesure d' un
seul jour, et qu' est-ce enfin que le plus
beau de tous les jours ? Telvoroit
au premier service qui n' a pas vû l' entremets.
Un autre meurt en passant son
habit de nôces. Ces exemples sont familliers.
p529
Quoique tous nos jours se succedent,
notre jouissance n' en est pas
moins fixée à l' instant pendant lequel
seul on peut dire vraiment que nous
vivons : en verité, un si petit volume
ne peut contenir que bien peu de choses.
Ne comptons donc pour rien la
durée du bonheur : souvent même sommes-nous
trompez par l' esperance qui
est assurément le plus flatteur de tous
nos biens. Il est décidé que l' espoir pique
plus que la jouissance du bien desiré,
que la plûpart de nos biens et de
nos maux ne sont que de fantaisie, et
que souvent nous les confondons. Il est
pourtant vrai que la vie n' est pas un
mal, elle est même le principe de tous
nos biens. L' homme est infiniment
plus grand qu' une pierre, qu' un arbre,
à plus forte raison heureux de n' être
pas resté dans le néant. Mais à cette
superiorité de l' homme sur tout ce qui
est créé, Dieu a joint les assujettissemens.
Il a voulu que l' animal raisonnable
eût de la raison, et qu' il connût
la vraie valeur des choses ; il a voulu
que le chrétien sçût et pratiquât ce
qu' il doit au createur : enfin il a voulu
que dès qu' il commenceroit à vivre il
apprît à mourir.
p530
Je crois que l' agrément le plus réel
de la vie est de pouvoir satisfaire à nos
vrais besoins, non pas à toutes nos
extravagances et à des besoins chimeriques
qui ne sont appellés tels que
dans le dictionnaire du sot orgueil
et de la molle volupté. Il faut être vêtu,
c' est une pénitence imposée à toute
la posterité du premier homme ; mais
le pinchina est aussi chaud que le velours,
et la toile aussi fraîche que l' argent
glacé ; l' état et la condition ne
servent que de masque à l' orgueil.
Supprimons nos fantaisies, refondons
nos coeurs, et nous conviendrons que
nous ne saurions mieux faire pour le
tems et pour l' avenir que de regler
notre conduite sur nos devoirs, et notre
dépense sur notre fortune : enfin,
il faut manger tous les jours, et se
chauffer l' hiver. Je veux bien que ces
deux besoins deviennent des plaisirs
quand on les satisfait, ils n' en seront
pas moins des preuves de l' infirmi
humaine. Mais d' ailleurs, ôtez la cause,
vous ôtez l' effet. Quand vous mourez,
vous ne vous chauffez plus, vous
ne mangez plus ; mais vous n' avez plus
ni froid ni faim. Que perdez-vous
donc en mourant ?
p531
Quand j' ai proposé le détail d' un
seul jour pour porter un jugement plus
sain de toute la vie, je n' ai pas prétendu
choisir le jour le plus court et
le plus sombre de l' année ; prenons au
contraire le plus long et le plus brillant.
à cinquante ans vos beaux jours
sont passez, on jouit encore de quelques
restes : mais on compte les heures,
on choisit les saisons : en verité,
tout ce qui décline, n' est pas beau. Au
dessous de vingt ans l' animal vit, mais
la raison ne vit pas encore ; c' est donc
entre ces deux âges qu' il faut choisir
le plus beau jour de notre vie, et le
marquer par le plus flateur de tous les
évenemens. Ce sera, si vous voulez,
une succession importante, une faveur
du prince, une charge honorable, ou
un mariage avidement souhaité. Dans
tous ces cas vous êtes forcé de convenir
que votre plus grande satisfaction
n' est pas dans la jouissance pour le
quart-d' heure du bien qui vous arrive,
mais dans l' espoir d' en jouir quelque
tems ; et c' est pour cela que j' ai appellé
l' espoir, le plus flateur de nos biens, il
est aussi le plus séduisant et le plus
trompeur. Si vous croyiez n' avoir
qu' un jour à vivre, vous ne concluriez
p532
point ce mariage, vous ne vous mettriez
point en charge, et la plus grande
succession ne vous flatteroit gueres. Le
bâton de maréchal qu' on reçoit à l' agonie
honore fort une famille, et réjouit
peu l' agonizant. Ces principes étant
bien constans, j' ai droit de conclure
que le plus précieux bien de l' homme
qui perit est d' esperer ce qui doit durer
plus long-tems, et de l' homme
immortel, ce qui doit durer toujours.
Or, ici les deux parties de l' homme,
l' ame et le corps, sont également
interessées à esperer l' eternité. Cet espoir
nous rend la mort moins effrayante,
et il nous fait préferer la solide
gloire à ce faste enchanteur que le
monde avec tous ses atours étale à nos
yeux. Attendons donc toujours la mort,
préparons-nous y dès l' enfance, craignons-la
peu ; mais craignons Dieu et
l' aimons encore davantage. Voilà mon
sistême.
Il est fort aisé à l' incredule de nier
l' evangile, et toutes les propheties
qui l' ont precedé ; il ne coûte rien de
nier tout. Mais si je lui demande ce
que l' evangile contient de mauvais et
de dangereux, et quelles preuves positives
ou probables il a que ce n' est
p533
qu' une imagination, la réponse n' est
plus si aisée ; malgré son acharnement
à ne pas croire, il ne pourra s' empêcher
d' admirer un établissement si ancien
et si sage ; et son esprit ébranlé
ne tarderoit gueres à se rendre, si son
incredulité n' étoit pas l' ouvrage de ses
moeurs. S' il entre un peu de secheresse
dans ce que j' ai dit, c' est que pour
convaincre l' incredule j' ai cru devoir
presser le raisonnement sans m' attacher
uniquement à la foi qui seule
pouvoit y mettre de l' onction. Grand
dieu ! Ramenez les hommes aux bonnes
moeurs et à une conduite sage, ils
reprendront bientôt de la foi.
Une preuve tirée de la nature et
de l' experience, que la raison n' a nulle
part au trop d' attachement que nous
avons pour la vie, c' est que l' homme
de quarante ans est plûtôt resigné à la
mort que celui de quatre-vingt. Le
dernier, revenu à l' enfance, pleure
comme un enfant de quitter une vie
très-onereuse : le premier, au contraire,
sacrifie avec fermeté le plus grand
nombre de jours que son âge lui promettoit
et tous les agrémens qu' il en
pouvoit attendre. Cette difference n' a
rien d' étonnant ; le bon esprit commence
p534
la resignation, et l' esperance
l' acheve.
Que j' envisage la mort des yeux de
la nature ou des yeux de la foi : je ne
vois rien qui puisse justifier nos
frayeurs. Par rapport à la nature, elle
est le terme de nos peines, et en ce
monde les peines passent les plaisirs.
Par rapport à la foi, elle est le terme
de nos foiblesses et de nos miseres ; et
la vie la plus commode est le moyen
le plus invincible du peché. Donc à
tous égards il entre plus de lâche
que de tendres sentimens dans la crainte
de la mort.
Je vous ai peint la vie par le plus
beau de tous vos jours : ne vous dirois-je
rien de tant d' évenemens qui la rendent
importune ? Le printems passe vite,
et l' hyver dure long-tems. Si Dieu
vous avoit donné la plus aimable et la
plus raisonnable femme du monde, et,
si char de son merite vous la perdiez
à vingt ans, la vie vous paroîtroit-elle
le plus grand de tous les
biens ? Je vous entens, les exemples
d' un mariage si précieux ne sont pas
communs. Hé bien prenez-donc une
femme qui vous épargne la dépense
des larmes, vous en trouverez qui
p535
dans le me cas vous fourniroient
plus d' un juste sujet de consolation.
Vous resterez garçon, et vous vivrez
à la cour, c' est le centre de la politesse
et la source des graces : vous allez
peut-être faire encore le difficile, vous
ne voulez point habiter des lieux où
l' encens ne fume que sur les autels de
la dissimulation et de la flatterie, et
l' on possede à fond l' art de supplanter
son ami en l' embrassant ; c' est donc
Paris que vous choisissez pour votre
domicile ? Point du tout encore, c' est
un tumulte affreux ; le laquais surdo
y est confondu avec le marquis ; on ne
sçauroit y vivre commodément sans
unepense exorbitante, et l' on y est
exposé à cent mille perils. Bon, nous
commençons à nous entendre. Vous
voilà donc gueri du fracas du monde,
et c' est par je voulois commencer.
Poursuivons, s' il vous plaît : je vous
vois enfin retiré dans un coin de province
avec vos amis, vos voisins et vos
livres ; vous vous contenterez de votre
patrimoine, et vous lirez souvent (...).
ô que nous avançons ! Encore
un mot, et vous jugerez sainement
de la vie.
Vous avez tué une perdrix à trois
p536
doigts de votre fief ? Procès qui passera
de vous aux vôtres. Le principal et
l' accessoire, la forme et le fond, ce
n' est jamais fait : vous mourez de chagrin,
et l' on assigne votre heritier en
reprise d' instance. Votre argent est
chez un marchand ? Il fait banqueroute.
Vos revenus sont des rentes constituées ?
Remboursement ouduction.
Vous n' avez que des fonds ? L' année
devient sterile, et le fermier insolvable.
Vous avez une charge ? On vous
taxe ou l' on vous supprime. Vous comptiez
sur un ami ? Il vous abandonne,
ou la mort vous l' enleve. Enfin tout
cela vous rebute, vous vous guérissez
l' esprit sur tout ce qui passe, et vous
vivez seul, vous voilà donc détrompé
du monde, vous craignez moins la
mort, et vous ne songez qu' à l' attendre.
Voilà précisément tout ce que je
voulois de vous.
Mais prenez garde à un petit inconvenient.
Dans le renoncement que je
vous pche, n' allez pas prendre l' humeur
atrabilaire pour la droite raison,
et une philosophie bizarre pour la religion
chrétienne. Ayez soin de sanctifier
votre solitude, et de mettre vos
peines à profit. D' ailleurs on ne laisse
p537
pas que de trouver encore un peu de
bon dans le monde. Il est quantité de
femmes d' un merite infini, et l' on
trouve encore quelques hommes polis,
vrais et judicieux. Quittez le monde
en esprit ; mais vivez avec le monde
sans prendre un caractere dur, hétéroclite
et dédaigneux.
Un plaintif de profession est un fort
ennuyeux personnage ; et un philosophe
bouru, est un homme insuportable.
Faites-vous donc une conduite uniforme,
douce, polie et chrétienne, et que
votre pris pour les choses de la vie
ne soit pas le fruit de la seule raison.
Vous pourriez en nourrir votre orgueil,
au lieu de recueillir le fruit de
la sagesse. Sur tout ajoutez au détachement
du monde une vigilance scrupuleuse
sur vous-même. Vous sçavez votre
Horace, on a beau fuir les hommes,
on se retrouve toujours, (...) ?
Je vous ai conseillé plus d' une fois
l' acquittement de vos dettes, et le bon
ordre dans vos affaires. La matiere que
je traitois ne regardoit que la sagesse
humaine : il n' étoit pas tems encore
de vous faire sentir combien ces précautions
sont nécessaires pour pouvoir
p538
obtenir d' en-haut la grace de bien
mourir. Mais nous voici vous et moi à
cet instant critique, où il faut compter
tout à la fois avec les hommes et avec
Dieu. Enfin le tems est venu, la derniere
heure approche. Helas ! Rien n' est
si commun aujourd' hui que la mort subite ;
cette idée fait trembler. Mais
j' aime à croire que notre derniere
maladie nous conduira jusqu' au septiéme
jour, peut-être au treize, si vous
voulez me jusqu' au vingt et un.
Tout le monde ne languit pas six mois
au lit mortel, et encore combien en
voit-on qui se font une habitude de
languir sans en penser plus efficacement
à leur fin derniere ? Ah, que
ces derniers momens sont chers ! Que
l' emploi en est important ! De bonne
foi est-il tems alors d' user le peu qui
en reste à griffonner avec des notaires,
à arranger des papiers, à faire
une liste de tous ceux à qui on doit,
à arrêter des comptes avec le fermier,
l' ouvrier et le marchand : combien
de gens veulent s' expliquer avec le malade ?
Mais les valets ne pensent qu' à
eux. Une famille allarmée craint que
des importuns n' avancent le dernier
soupir. La fille veut être resere à partage,
p539
le fils veut-être instruit de l' état
des choses. à tant d' inquiétudes de toutes
parts, à tant de mouvemens, le pauvre
agonisant qui commence à balbutier
ne repond que par des signes, et il
est obligé de ramasser les fragmens
de sa défaillance pour serrer la main
de son confesseur.
Concluez de-là qu' il est decision
pour votre salut d' arranger par avance
toutes vos affaires temporelles, de n' y
laisser ni embarras ni confusion, de ne
point recevoir sans quittance, de ne
point emprunter sans billet, de compter
trèsgulierement avec tout le monde,
et de ne point laisser de matiere à
procès. Je ne parle pas de doubles emplois
à rectifier, de clauses frauduleuses
à réparer, ni de restitutions à faire :
ce détail est reservé aux fripons par état,
ou à ces demi honnêtes gens qui se font
une sagesse du (...). Pour vous
soyez tous les momens du jour infiniment
circonspect sur les moindres choses
de la vie, pour n' être pas oblide
sacrifier vos derniers momens aux autres ;
mettez-vous en état de n' en faire
usage que pour vous.
L' idée de la mort doit être alors votre
seule affaire ; le siécle va finir pour
p540
vous, ne vous occupez plus des affaires
du siécle. Les plus grands objets ne paroissent
que des bagatelles, et si vous
avez été homme d' ordre, vous n' aurez
plus de bagatelles à discuter : ainsi,
débarassé de tout ce qui auroit et dû
vous distraire, vous ne serez point
obligé de rendre trop tard justice à tout
le monde ; vous ne songerez qu' à rassurer
l' ame inquiette et la nature effrayée,
par le souvenir des bontez du
sauveur. Jesus-Christ, comme homme
vous console encore, trois jours après
il vous jugera comme Dieu : et que
pouvons-nous lui demander de plus
consolant, que la grace de pouvoir par
la contrition la plus vive et par le plus
tendre amour, forcer son humanité
sainte à désarmer sa divinité ?
Déja le galant homme et l' homme de
rite sont morts en vous, vous n' en
avez plus besoin ; ainsi la perte n' est
pas grande. Il reste donc à mourir de
vous, et l' honnête homme et l' homme
de bien. C' est dans ce moment décisif
que ces deux qualitez doivent seunir
et se confondre. Si la probité a produit
la religion, la religion sanctifiera
la probité. Demandons cette grace
au médiateur, tâchons de la riter
par nos bonnes oeuvres.
p541
Si l' on ressuscitoit seulement pour dix
ans, l' ambitieux seroit bien humble,
l' avare soulageroit bien les pauvres ;
on ne perdroit guéres de bons procès,
et les jeunes gens seroient sages ; mais
la chair ne ressuscitera qu' à la fin des
siécles. On n' a point éprouvé les suites
de la mort, on ne les a point méditées ;
et comment apprendroit-on à
mourir ? On ne se donne pas la peine
d' apprendre à vivre. N' approcherions-nous
point de la consommation des
tems ? Il semble que la méchanceté et
la débauche n' ont plus rien à imaginer.
ô ! Vous qui pouvez par de bonnes
moeurs et de bons talens faire honneur
à la religion et à la patrie, rappellez
souvent à votre esprit les douces leçons
d' une éducation chrétienne ; puisqu' enfin
le monde veut se corrompre et vous
corrompre avec lui, fendez la presse,
retirez-vous à l' écart, et ne vous laissez
point écraser. La politesse vaut mieux
que la grossiereté, l' érudition mieux
que l' ignorance. Un coeur pur un esprit
droit, et une conduite sage valent
bien, même pour le tems, toutes les
fanfaronades de l' impiété. L' hôpital à
trente ans, et à la mort l' impénitence
finale ; c' est tout ce qui reste du commerce
p542
des libertins. Jeunes gens, pardonnez-le
moi, je vous ai blessez en
plus d' un endroit ; mais je ne l' ai fait
que par zele. Si par la grace de Dieu un
petit dépit interieur produisoit en vous
la reflexion, la reflexion le sentiment,
et le sentiment l' amendement des
moeurs, vous reviendriez à aimer et
l' ouvrier et l' ouvrage. Prions tous les
uns pour les autres, convertissons-nous ;
c' est le seul moyen d' attendre
la mort sans la craindre.
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