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textuelles Frantextalisée par l'Institut National de
la Langue Fraaise (INaLF)
Traité des sensations [Document électronique] / par M. l'ab de Condillac
AVIS IMPORTANT AU LECTEUR
p111
J' ai oublié de prévenir sur une chose que j' aurois
dire, et peut-être péter dans plusieurs
endroits de cet ouvrage ; mais je compte que
l' aveu de cet oubli vaudra des répétitions,
sans en avoir l' inconvénient. J' avertis donc
qu' il est très-important de se mettre exactement à
la place de la statue que nous allons observer.
Il faut commencer d' exister avec elle, n' avoir
qu' un seul sens, quand elle n' en a qu' un ;
n' acquérir que les idées qu' elle acquiert, ne
contracter que les habitudes qu' elle contracte :
en un mot, il faut n' être que ce qu' elle est.
Elle ne jugera des choses comme nous, que quand
elle aura tous nos sens et toute notre expérience ;
et nous ne jugerons comme elle, que quand
p1V
nous nous supposerons privés de tout ce qui lui
manque. Je crois que les lecteurs, qui se mettront
exactement à sa place, n' auront pas de peine à
entendre cet ouvrage ; les autres m' opposeront
des difficultés sans nombre.
On ne comprend point encore ce que c' est que la
statue que je me propose d' observer ; et cet
avertissement paroîtra sans doute déplacé : mais
ce sera une raison de plus pour le remarquer, et
pour s' en souvenir.
Si je n' ai rien dit de la division de ce traité,
c' est parce que cette précaution m' a paru
superflue. Un coup-d' oeil sur la table, qui est
à la fin du tome ii, fera connoître le plan que
j' ai suivi.
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DESSEIN DE CET OUVRAGE
p1
Nous ne saurions nous rappeler l' ignorance,
dans laquelle nous sommes nés : c' est un état
qui ne laisse point de traces après lui. Nous ne
nous souvenons d' avoir ignoré, que ce que nous
nous souvenons d' avoir appris ; et pour remarquer
ce que nous apprenons, il faut dé savoir quelque
chose : il faut s' être senti avec quelques idées,
pour observer qu' on se sent avec des ies qu' on
n' avoit pas. Cette mémoire réfléchie, qui nous
rend aujourd' hui si sensible le passage d' une
connoissance à une autre, ne sauroit donc remonter
jusqu' aux premieres : elle les suppose au contraire,
et c' est là l' origine de ce penchant
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que nous avons à les croire nées avec nous. Dire
que nous avons appris à voir, à entendre, à goûter,
à sentir, à toucher, paroît le paradoxe le plus
étrange. Il semble que la nature nous a donné
l' entier usage de nos sens, à l' instant même qu' elle
les a formés ; et que nous nous en sommes toujours
servis sans étude, parce qu' aujourd' hui nous ne
sommes plus obligés de les étudier.
J' étois dans ces préjugés, lorsque je publiai mon
essai sur l' origine des connoissances humaines.
Je n' avois pu en être retiré par les raisonnemens
de Locke sur un aveugle-né, à qui on donneroit le
sens de la vue ; et je soutins contre ce philosophe,
que l' oeil juge naturellement des figures, des
grandeurs, des situations et des distances.
Vous savez, madame, à qui je dois les lumieres, qui
ont enfin dissipé mes préjugés : vous savez la part
qu' a eu à cet ouvrage une personne qui vous étoit
si chere, et qui étoit si digne de votre
p3
estime et de votre amitié. C' est à sa mémoire que
je le consacre, et je m' adresse à vous, pour jouir
tout à la fois et du plaisir de parler d' elle, et
du chagrin de la regretter. Puisse ce monument
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perpétuer le souvenir de votre amitié mutuelle, et
de l' honneur que j' aurai eu d' avoir part à l' estime
de l' une et de l' autre.
Mais pourrois-je ne pas m' attendre à ce succès,
quand je songe combien ce traité est à elle ?
Les vues les plus exactes et les plus fines qu' il
renferme, sont dûes à la justesse de son esprit et
à la vivacité de son imagination ; qualités qu' elle
unissoit dans un point, où elles paroissent
presque incompatibles. Elle sentit la nécessité
de considérer pament nos sens, de distinguer
avec précision les idées que nous devons à chacun
d' eux, et d' observer avec quels progrès ils
s' instruisent, et
p4
comment ils se prêtent des secours mutuels.
Pour remplir cet objet, nous imaginâmes une statue
organisée intérieurement comme nous, et animée
d' un esprit privé de toute espéce d' ies. Nous
supposâmes encore que l' extérieur tout de marbre ne
lui permettoit l' usage d' aucun de ses sens, et nous
nous résermes la liberté de les ouvrir à notre
choix aux différentes impressions dont ils sont
susceptibles.
Nous crûmes devoir commencer par l' odorat, parce
que c' est de tous les sens celui qui paroît contribuer
le moins aux connoissances de l' esprit humain. Les
autres furent ensuite l' objet de nos recherches,
et après les avoir considérés sépament et ensemble,
nous vîmes la statue devenir un animal capable de
veiller à sa conservation.
Le principe qui détermine le développement de ses
facultés, est simple ; les sensations mes le
renferment : car toutes
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étant nécessairement agréables ou désagréables, la
statue est intéressée à jouir des unes et à se
dérober aux autres. Or, on se convaincra que cet
intérêt suffit pour donner lieu aux opérations de
l' entendement et de la volonté. Le jugement, la
flexion, les desirs, les passions, etc. Ne sont
que la sensationme qui se transforme
différemment. C' est pourquoi il nous a paru inutile
de supposer que l' ame
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tient immédiatement de la nature toutes les
facultés dont elle est douée. La nature nous donne
des organes, pour nous avertir par le plaisir de ce
que nous avons à rechercher, et par la douleur de
ce que nous avons à fuir. Mais elle s' arrête là ;
et elle laisse à l' expérience le soin de nous faire
contracter des habitudes, et d' achever l' ouvrage
qu' elle a commencé.
Cet objet est neuf, et il montre toute la simplici
des voies de l' auteur de la nature. Peut-on ne pas
admirer, qu' il n' ait fallu que rendre l' homme
sensible au plaisir et à la douleur, pour faire
naître en lui des idées, des desirs, des habitudes
et des talens de toute espece ?
Il y a sans doute bien des difficultés à surmonter,
pour développer tout ce systême ; et j' ai souvent
éprouvé combien
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une pareille entreprise étoit au-dessus de mes
forces. Mademoiselle Ferrand m' a éclairé sur les
principes, sur le plan et sur les moindres détails ;
et j' en dois être d' autant plus reconnoissant, que
son projet n' étoit ni de m' instruire, ni de faire
un livre. Elle ne s' appercevoit pas qu' elle devenoit
auteur, et elle n' avoit d' autre dessein que de
s' entretenir avec moi des choses auxquelles je
prenois quelque intérêt. Aussi ne se prévenoit-elle
jamais pour ses sentimens ; et si je les ai presque
toujours préférés à ceux que j' avois d' abord, j' ai
eu le plaisir de ne me rendre qu' à la lumiere. Je
l' estimois trop, pour les adopter par tout autre
motif ; et elle-même, elle en eût été offensée.
Cependant il m' arrivoit si souvent de reconnoître la
supériorité de ses vues, que mon aveu ne pouvoit
éviter d' être soupçonné de trop de complaisance. Elle
m' en faisoit quelquefois des reproches ; elle
craignoit, disoit-elle, de gâter mon ouvrage ; et
examinant avec scrupule les opinions que
j' abandonnois,
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elle eût voulu se convaincre, que ses critiques
n' étoient pas fondées.
Si elle avoit pris elle-même la plume, cet ouvrage
prouveroit mieux quels étoient ses talens. Mais
elle avoit une délicatesse, qui ne lui permettoit
seulement pas d' y penser. Contraint d' y applaudir,
quand je consirois les motifs qui en étoient le
principe ; je l' en blâmois aussi parce que je voyois
dans ses conseils ce qu' elle auroit pu faire
elle-même. Ce traité n' est donc malheureusement que
le résultat des conversations que j' ai eues avec
elle, et je crains bien de n' avoir pas toujours su
présenter ses pensées dans leur vrai jour. Il est
fâcheux qu' elle n' ait pas pu m' éclairer jusqu' au
moment de l' impression ; je regrette sur-tout
qu' il y ait deux ou trois questions, sur lesquelles
nous n' ayions pas été entiérement d' accord.
La justice que je rends à Mademoiselle Ferrand,
je n' oserois la lui rendre, si elle vivoit encore.
Uniquement jalouse de la gloire de ses amis, et
regardant
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comme à eux tout ce qui pouvoit en elle y contribuer ;
elle n' auroit point reconnu la part qu' elle a à cet
ouvrage, elle m' auroit défendu d' en faire l' aveu, et
je lui aurois oi. Mais aujourd' hui dois-je me
refuser au plaisir de lui rendre cette justice ?
C' est tout ce qui me reste dans la perte que j' ai
faite d' un conseil sage, d' un critique éclairé,
d' un ami sûr.
Vous le partagerez avec moi, ce plaisir, madame,
vous qui la regretterez toute votre vie ; et c' est
aussi avec vous que j' aime à parler d' elle. Toutes
deux également estimables, vous aviez ce
discernement quimêle tout le prix d' un objet
aimable, et sans lequel on ne sait point aimer.
Vous connoissiez la raison, la vérité et le courage
qui vous formoient l' une pour l' autre. Ces qualités
serroient les noeuds de votre amitié, et vous
trouviez toujours dans votre commerce cet enjouement,
qui est le caractere des ames vertueuses et sensibles.
Ce bonheur devoit donc finir ; et dans
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ces momens qui devoient en être le terme, il falloit
qu' il ne restât d' autre consolation à votre amie,
que de n' avoir point à vous survivre. Je l' ai vue
se croire en cela fort heureuse. C' étoit assez pour
elle de vivre dans votre mémoire. Elle aimoit à
s' occuper de cette idée ; mais elle eût voulu en
écarter l' image de votre douleur. Entretenez-vous
quelquefois de moi avec Madame De Vassé, me
disoit-elle, et que ce soit avec une sorte de plaisir.
Elle savoit qu' en effet la douleur n' est pas la
seule marque des regrets ; et qu' en pareil cas, plus
on trouve de plaisir à penser à un ami, plus on
sent vivement la perte qu' on a faite.
Que je suis flatté, madame, qu' elle m' ait jugé
digne de partager avec vous cette douleur et ce
plaisir ! Que je le suis de l' honneur que vous me
faites de porter le même jugement ! Pouviez-vous
l' une et l' autre me donner une plus grande preuve
de votre estime et de votre amitié ?
PARTIE 1
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Des sens.
qui, par eux-mêmes ne jugent pas des objets
extérieurs.
PARTIE 1 CHAPITRE 1
des premieres connoissances d' un homme borné au
sens de l' odorat.
la statue bore à l' odorat, ne peut connoître
que des odeurs. Les connoissances de notre statue,
bornée au sens de l' odorat, ne peuvent s' étendre
qu' à des odeurs. Elle ne peut pas plus avoir les
idées d' étendue, de figure, ni de rien qui soit
hors d' elle, ou hors
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de ses sensations, que celles de couleur, de son,
de saveur.
Elle n' est par rapport à elle que les odeurs
qu' elle sent. Si nous lui présentons une rose,
elle sera par rapport à nous, une statue qui sent
une rose ; mais par rapport à elle, elle ne sera
que l' odeur même de cette fleur.
Elle sera donc odeur de rose, d' oeillet, de jasmin,
de violette, suivant les objets qui agiront sur son
organe. En un mot, les odeurs ne sont à son égard
que ses propres modifications ou manieres d' être ;
et elle ne sauroit se croire autre chose, puisque
ce sont les seules sensations dont elle est
susceptible.
Elle n' a aucune idée de la matiere. Que les
philosophes à qui il paroît si évident que tout
est matériel, se mettent pour un moment à sa place ;
et qu' ils imaginent comment ils pourroient
soupçonner qu' il existe quelque chose,
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qui ressemble à ce que nous appelons matiere .
On ne peut pas être plus borné dans ses connoissances.
On peut doncjà se convaincre qu' il suffiroit
d' augmenter ou de diminuer le nombre des sens,
pour nous faire porter des jugemens tout différens
de ceux, qui nous sont aujourd' hui si naturels, et
notre statue bornée à l' odorat, peut nous donner
une idée de la classe des êtres, dont les
connoissances sont le moins étendues.
PARTIE 1 CHAPITRE 2
des opérations de l' entendement dans un homme
borné au sens de l' odorat, et comment les
différens degrés de plaisir et de peine sont
le principe de ces opérations.
la statue est capable d' attention. à la premiere
odeur, la capacité de sentir de notre statue est
toute entiere
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à l' impression qui se fait sur son organe. Voilà
ce que j' appelle attention.
De jouissance et de souffrance. Dès cet instant
elle commence à jouir ou à souffrir : car si la
capacité de sentir est toute entiere à une odeur
agréable, c' est jouissance ; et si elle est toute
entiere à une odeur désagréable, c' est souffrance.
Mais sans pouvoir former des desirs. Mais notre
statue n' a encore aucune idée des différens
changemens, qu' elle pourra essuyer. Elle est donc
bien, sans souhaiter d' être mieux ; ou mal, sans
souhaiter d' être bien. La souffrance ne peut pas
plus lui faire desirer un bien qu' elle ne connoît
pas, que la jouissance lui faire craindre un mal
qu' elle ne connoît pas davantage. Par conséquent,
quelque désagréable que soit la premiere sensation,
le fût-elle au point de blesser l' organe et d' être
une douleur violente, elle ne sauroit donner lieu
au desir.
Si la souffrance est en nous toujours
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accompagnée du desir de ne pas souffrir, il ne
peut pas en être de même de cette statue. La
douleur est avant le desir d' un état différent, et
elle n' occasionne en nous ce desir, que parce
que cet état nous est déjà connu. L' habitude que
nous avons contractée de la regarder comme une
chose, sans laquelle nous avons été, et sans
laquelle nous pouvons être encore, fait que nous ne
pouvons plus souffrir, qu' aussi-tôt nous ne
desirions de ne pas souffrir, et ce desir est
inséparable d' un état douloureux.
Mais la statue qui, au premier instant, ne se sent
que par la douleur même qu' elle éprouve, ignore
si elle peut cesser d' être, pour devenir autre
chose, ou pour n' être point du tout. Elle n' a
encore aucune idée de changement, de succession,
ni de durée. Elle existe donc sans pouvoir former
des desirs.
Plaisir et douleur, principes de ses orations.
Lorsqu' elle aura remarqqu' elle
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peut cesser d' être ce qu' elle est, pour redevenir
ce qu' elle a été ; nous verrons ses desirs naître
d' un état de douleur, qu' elle comparera à un état
de plaisir, que la mémoire lui rappellera. C' est
par cet artifice que le plaisir et la douleur sont
l' unique principe, qui déterminant toutes les
opérations de son ame, doit l' élever par degrés à
toutes les connoissances, dont elle est capable ;
et pour démêler les progs qu' elle pourra faire,
il suffira d' observer les plaisirs qu' elle aura à
desirer, les peines qu' elle aura à craindre, et
l' influence des uns et des autres suivant les
circonstances.
Combien elle seroit bornée, si elle étoit sans
moire. S' il ne lui restoit aucun souvenir de ses
modifications, à chaque fois elle croiroit sentir
pour la premiere : des années entieres viendroient
se perdre dans chaque moment présent. Bornant donc
toujours son attention à une seule maniere d' être,
jamais elle n' en compareroit deux ensemble,
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jamais elle ne jugeroit de leurs rapports : elle
jouiroit ou souffriroit, sans avoir encore ni desir
ni crainte.
Naissance de la moire. Mais l' odeur qu' elle sent,
ne lui échappe pas entiérement, aussi-tôt que le
corps odoriférant cesse d' agir sur son organe.
L' attention qu' elle lui a donnée, la retient
encore ; et il en reste une impression plus ou moins
forte, suivant que l' attention a été elle-même plus
ou moins vive. Voilà la mémoire.
Partage de la capacité de sentir entre l' odorat
et la moire. Lorsque notre statue est une
nouvelle odeur, elle a donc encore psente celle
qu' elle a été le moment précédent. Sa capacité
de sentir se partage entre la mémoire et l' odorat ;
et la premiere de ces facultés est attentive à la
sensation pase, tandis que la seconde est
attentive à la sensation présente.
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La mémoire n' est donc qu' une maniere de sentir.
Il y a donc en elle deux manieres de sentir qui ne
different, que parce que l' une se rapporte à une
sensation actuelle, et l' autre à une sensation
qui n' est plus ; mais dont l' impression dure encore.
Ignorant qu' il y a des objets qui agissent sur elle,
ignorantme qu' elle a un organe ; elle ne distingue
ordinairement le souvenir d' une sensation d' avec
une sensation actuelle, que comme sentir foiblement
ce qu' elle a été, et sentir vivement ce qu' elle est.
Le sentiment peut en être plus vif que celui de
la sensation. Je dis ordinairement , parce que
le souvenir ne sera pas toujours un sentiment
foible, ni la sensation un sentiment vif. Car
toutes les fois que la mémoire lui retracera ses
manieres d' être avec beaucoup de force, et que
l' organe au contraire
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ne recevra que deres impressions ; alors le
sentiment d' une sensation actuelle sera bien
moins vif, que le souvenir d' une sensation qui
n' est plus.
La statue distingue en elle une succession. Ainsi
donc qu' une odeur est présente à l' odorat par
l' impression d' un corps odoriférant sur l' organe
me, une autre odeur est présente à la mémoire,
parce que l' impression d' un autre corps odoriférant
subsiste dans le cerveau, où l' organe l' a transmise.
En passant de la sorte par deux manieres d' être, la
statue sent qu' elle n' est plus ce qu' elle a été :
la connoissance de ce changement lui fait rapporter
la premiere à un moment différent de celui elle
éprouve la seconde : et c' est là ce qui lui fait
mettre de la difrence entre exister d' une maniere
et se souvenir d' avoir existé d' une autre.
Comment elle est active et passive. Elle est active
par rapport à l' une de ses manieres de sentir, et
passive
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par rapport à l' autre. Elle est active, lorsqu' elle
se souvient d' une sensation, parce qu' elle a en
elle la cause qui la lui rappelle, c' est-à-dire,
la mémoire. Elle est passive au moment qu' elle
éprouve une sensation, parce que la cause qui la
produit est hors d' elle, c' est-à-dire, dans les
corps odoriférans qui agissent sur son organe.
Elle ne peut pas faire la différence de ses deux
états. Mais ne pouvant se douter de l' action des
objets extérieurs sur elle, elle
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ne sauroit faire la différence d' une cause qui est
en elle, d' avec une cause qui est au dehors. Toutes
ses modifications sont à son égard, comme si elle
ne les devoit qu' à elle-même ; et soit qu' elle
éprouve une sensation, ou qu' elle ne fasse que se
la rappeler ; elle n' apperçoit jamais autre chose,
sinon qu' elle est ou qu' elle a été de telle maniere.
Elle ne sauroit, par conséquent, remarquer aucune
différence entre l' état où elle est active, et celui
elle est toute passive.
La mémoire devient en elle une habitude. Cependant
plus la mémoire aura occasion de s' exercer, plus
elle agira avec facilité. C' est par là que la statue
se fera une habitude de se rappeler sans effort
les changemens par où elle a passé, et de partager
son attention entre ce qu' elle est et ce qu' elle
a été. Car une habitude n' est que la facilité de
péter ce qu' on a fait, et cette facilité s' acquiert
par la réitération des actes.
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Elle compare. Si après avoir senti à plusieurs
reprises une rose et un oeillet, elle sent encore une
fois une rose ; l' attention passive qui se fait
par l' odorat, sera toute à l' odeur présente de
rose, et l' attention active, qui se fait par la
moire, sera partagée entre le souvenir qui reste
des odeurs de rose et d' oeillet. Or, les manieres
d' être ne peuvent se partager la capacité de sentir,
qu' elles ne se comparent : car comparer n' est autre
chose que donner en même-temps son attention à deux
idées.
Juge. Dès qu' il y a comparaison, il y a jugement.
Notre statue ne peut être enme-temps attentive
à l' odeur de rose et à celle d' oeillet, sans
appercevoir que l' une n' est pas l' autre ; et elle
ne peut l' être à l' odeur d' une rose qu' elle sent,
et à celle d' une rose qu' elle a sentie, sans
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appercevoir qu' elles sont une même modification.
Un jugement n' est donc que la perception d' un
rapport entre deux idées, que l' on compare.
Ces opérations tournent en habitude. à mesure que
les comparaisons et les jugemens se répetent, notre
statue les fait avec plus de facilité. Elle contracte
donc l' habitude de comparer et de juger. Il suffira,
par conséquent, de lui faire sentir d' autres odeurs,
pour lui faire faire de nouvelles comparaisons,
porter de nouveaux jugemens, et contracter de
nouvelles habitudes.
Elle devient capable d' étonnement. Elle n' est point
surprise à la premiere sensation qu' elle éprouve :
car elle n' est encore accoutumée à aucune sorte
de jugement.
Elle ne l' est pas non plus, lorsque sentant
successivement plusieurs odeurs, elle ne les
apperçoit chacune qu' un instant. Alors elle ne tient
à aucun des jugemens
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qu' elle porte ; et plus elle change, plus elle doit
se sentir naturellement portée à changer.
Elle ne le sera pas davantage, si par des nuances
insensibles nous la conduisons de l' habitude de se
croire une odeur à juger qu' elle en est une autre :
car elle change sans pouvoir le remarquer.
Mais elle ne pourra manquer de l' être, si elle passe
tout à coup d' un état auquel elle étoit accoutumée,
à un état tout différent, dont elle n' avoit point
encore d' idée.
Cet étonnement donne plus d' activité aux opérations
de l' ame. Cet étonnement lui fait mieux sentir la
différence de ses manieres d' être. Plus le passage
des unes aux autres est brusque, plus son étonnement
est grand, et plus aussi elle est frappée du
contraste des plaisirs et des peines qui les
accompagnent. Son attention terminée par des
plaisirs et par des peines qui se font mieux
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sentir, s' applique avec plus de vivacité à toutes
les sensations qui se succedent. Elle les compare
donc avec plus de soin : elle juge donc mieux de
leurs rapports. L' étonnement augmente, par
conséquent, l' activité des opérations de son ame.
Mais puisqu' il ne l' augmente, qu' en faisant
remarquer une opposition plus sensible entre les
sentimens agréables et les sentimens désagréables,
c' est toujours le plaisir et la douleur qui sont le
premier mobile de ses facultés.
Idées qui se conservent dans la mémoire. Si les
odeurs attirent chacune également son attention, elle
se conserveront dans sa mémoire, suivant l' ordre
elles se seront succédées, et elles s' y lieront
par ce moyen.
Si la succession en renferme un grand nombre,
l' impression des dernieres, comme la plus nouvelle,
sera la plus forte ; celle des premieres s' affoiblira
par des degrés
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insensibles, s' éteindra tout-à-fait, et elles seront
comme non avenues.
Mais s' il y en a qui n' ont eu que peu de part à
l' attention, elles ne laisseront aucune impression
après elle, et elles seront aussi-tôt oubles
qu' apperçues.
Enfin, celles qui l' auront frappée davantage, se
retraceront avec plus de vivacité ; et l' occuperont
si fort, qu' elles seront capables de lui faire
oublier les autres.
Liaison de ces idées. La mémoire est donc une suite
d' idées, qui forment une espece de chaîne. C' est
cette liaison qui fournit les moyens de passer d' une
idée à une autre, et de se rappeler les plus éloignées.
On ne se souvient, par conséquent, d' une idée qu' on
a eue, il y a quelque tems, que parce qu' on se
retrace avec plus ou moins de rapidité les idées
intermédiaires.
Le plaisir conduit la mémoire. à la seconde
sensation, la
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moire de notre statue n' a pas de choix à faire :
elle ne peut rappeler que la premiere. Elle agira
seulement avec plus de force, suivant qu' elle y
sera déterminée par la vivacité du plaisir et de
la peine.
Mais lorsqu' il y a eu une suite de modifications,
la statue conservant le souvenir d' un grand nombre,
sera portée à se retracer préférablement celles qui
peuvent davantage contribuer à son bonheur : elle
passera rapidement sur les autres, ou ne s' y arrêtera
que malgré elle.
Pour mettre cette vérité dans tout son jour, il faut
connoître les différens degrés de plaisir et de
peine, dont on peut être susceptible, et les
comparaisons qu' on en peut faire.
Deux especes de plaisirs et de peines. Les plaisirs
et les peines sont de deux especes. Les uns
appartiennent plus particuliérement au corps ; ils
sont sensibles : les autres sont dans la mémoire
et dans toutes les facultés de l' ame ; ils
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sont intellectuels ou spirituels. Mais c' est une
différence que la statue est incapable de remarquer.
Cette ignorance la garantira d' une erreur, que nous
avons de la peine à éviter : car ces sentimens ne
différent pas autant, que nous l' imaginons. Dans le
vrai, ils sont tous intellectuels ou spirituels,
parce qu' il n' y a proprement que l' ame qui sente.
Si l' on veut, ils sont aussi tous en un sens
sensibles ou corporels, parce que le corps en est
la seule cause occasionnelle. Ce n' est que suivant
leur rapport aux facultés du corps ou à celles
de l' ame, que nous les distinguons en deux especes.
Différens degrés dans l' un et dans l' autre. Le
plaisir peut diminuer ou augmenter par degrés ; en
diminuant, il tend à s' éteindre, et il s' évanouit
avec la sensation. En augmentant au contraire, il
peut conduire jusqu' à la douleur, parce que
l' impression devient trop forte pour l' organe. Ainsi
il y a deux termes dans le plaisir.
p29
Le plus foible est où la sensation commence avec
le moins de force ; c' est le premier pas du néant
au sentiment : le plus fort est où la sensation ne
peut augmenter, sans cesser d' être agréable ; c' est
l' état le plus voisin de la douleur.
L' impression d' un plaisir foible paroît se
concentrer dans l' organe, qui le transmet à l' âme.
Mais s' il est à un certain degré de vivacité, il
est accompagné d' une émotion qui se répand dans
tout le corps. Cette émotion est un fait que notre
expérience ne permet pas devoquer en doute.
La douleur peut également augmenter ou diminuer :
en augmentant, elle tend à la destruction totale
de l' animal. Mais en diminuant, elle ne tend pas,
comme le plaisir, à la privation de tout sentiment ;
le moment, qui la termine, est au contraire toujours
agréable.
Il n' y a d' état indifférent que par comparaison.
Parmi ces différens degrés, il n' est pas possible
de trouver un état indifférent :
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à la premiere sensation, quelque foible qu' elle soit,
la statue est nécessairement bien ou mal. Mais
lorsqu' elle aura ressenti successivement les plus
vives douleurs et les plus grands plaisirs, elle
jugera indifférentes, ou cessera de regarder comme
agréables ou désagréables, les sensations plus foibles,
qu' elle aura comparées avec les plus fortes.
Nous pouvons donc supposer qu' il y a pour elle des
manieres d' être agréables et désagréables dans
différens degrés, et des manieres d' être, qu' elle
regarde comme indifférentes.
Origine du besoin. Toutes les fois qu' elle est mal
ou moins bien, elle se rappelle ses sensations
passées, elle les compare avec ce qu' elle est, et
elle sent qu' il lui est important de redevenir ce
qu' elle a été. De-là naît le besoin ou la
connoissance qu' elle a d' un bien, dont elle juge
que la jouissance lui estcessaire.
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Elle ne se connoît donc des besoins, que parce
qu' elle compare la peine qu' elle souffre avec les
plaisirs dont elle a joui. Enlevez-lui le souvenir
de ces plaisirs, elle sera mal, sans soupçonner qu' elle
ait aucun besoin : car pour sentir le besoin d' une
chose, il faut en avoir quelque connoissance. Or,
dans la supposition que nous venons de faire, elle
ne connoît d' autre état que celui où elle se trouve.
Mais lorsqu' elle s' en rappelle un plus heureux,
sa situation présente lui en fait aussi-tôt sentir
le besoin. C' est ainsi que le plaisir et la douleur
détermineront toujours l' action de ses facultés.
Comment il détermine les opérations de l' ame.
Son besoin peut être occasionné par une véritable
douleur, par une sensation désagréable, par une
sensation moins agréable que quelques-unes de celles
qui ont précédé ; enfin par un état languissant, où
elle est réduite à une de ses manieres d' être,
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qu' elle s' est accoutumée à trouver indifférentes.
Si son besoin est causé par une odeur, qui lui
fasse une douleur vive, il entraîne à lui presque
toute la capacité de sentir ; et il ne laisse de
force à la mémoire que pour rappeler à la statue,
qu' elle n' a pas toujours été aussi mal. Alors elle
est incapable de comparer les différentes manieres
d' être, par où elle a passé, elle est incapable de
juger qu' elle est la plus agréable. Tout ce qui
l' intéresse, c' est de sortir de cet état, pour
jouir d' un autre, quel qu' il soit ; et si elle
connoissoit un moyen qui pût la rober à sa
souffrance, elle appliqueroit toutes ses facultés à
le mettre en usage. C' est ainsi que dans les grandes
maladies, nous cessons de desirer les plaisirs que
nous recherchions avec ardeur, et nous ne songeons
plus qu' à recouvrer la santé.
Si c' est une sensation moins agréable qui produise le
besoin, il faut distinguer deux cas : ou les plaisirs
auxquels la statue
p33
la compare ont été vifs, et accompagnés des plus
grandes émotions ; ou ils ont été moins vifs, et
ne l' ont presque pas émue.
Dans le premier cas, le bonheur passé se réveille
avec d' autant plus de force, qu' il différe
davantage de la sensation actuelle. L' émotion qui
l' a accompagné, se reproduit en partie, et
déterminant vers lui presque toute la capacité de
sentir, elle ne permet pas de remarquer les
sentimens agréables qui l' ont suivi ou précédé. La
statue n' étant donc point distraite, compare mieux
ce bonheur avec l' état où elle juge mieux combien
il en est différent ; et s' appliquant à se le peindre
de la maniere la plus vive, sa privation cause un
besoin plus grand, et sa possession devient un bien
pluscessaire.
Dans le second cas, au contraire, il se retrace avec
moins de vivacité : d' autres plaisirs partagent
l' attention : l' avantage qu' il offre, est moins
senti : il ne reproduit point, ou que peu d' émotion.
La statue n' est donc pas autant intéressée à son
retour,
p34
et elle n' y applique pas autant ses facultés.
Enfin, si le besoin a pour cause une de ces
sensations, qu' elle s' est accoutumée à juger
indifférentes : elle vit d' abord sans ressentir ni
peine ni plaisir. Mais cet état comparé aux
situations heureuses elle s' est trouvée, lui
devient bientôt désagréable, et la peine qu' elle
souffre, est ce que nous appellons ennui .
Cependant l' ennui dure, il augmente, il est
insupportable, et il détermine avec force toutes
les facultés vers le bonheur dont elle sent la perte.
Cet ennui peut être aussi accablant que la douleur :
auquel cas, elle n' a d' autre intérêt que de s' y
soustraire ; et elle se porte sans choix à toutes
les manieres d' être, qui sont propres à le dissiper.
Mais si nous diminuons le poids de l' ennui, son
état sera moins malheureux, il lui importera moins
d' en sortir, elle pourra porter son attention à
tous les sentimens agables, dont elle conserve
quelque souvenir ;
p35
et c' est le plaisir, dont elle se retracera l' idée
la plus vive, qui entraînera à lui toutes les
facultés.
Activité qu' il donne à lamoire. Il y a donc deux
principes, qui déterminent le degré d' action de ses
facultés : d' un côté, c' est la vivacité d' un bien
qu' elle n' a plus ; de l' autre, c' est le peu de
plaisir de la sensation actuelle, ou la peine qui
l' accompagne.
Lorsque ces deux principes se unissent, elle fait
plus d' effort pour se rappeler ce qu' elle a ces
d' être ; et elle en sent moins ce qu' elle est. Car
sa capacité de sentir ayant cessairement des
bornes, la mémoire n' en peut attirer une partie, qu' il
n' en reste moins à l' odorat. Si même l' action de
cette faculté est assez forte, pour s' emparer de
toute la capacité de sentir ; la statue ne
remarquera plus l' impression, qui se fait sur son
organe, et elle se représentera si vivement ce
qu' elle a été, qu' il lui semblera qu' elle l' est
encore.
p36
Cette activité cesse avec le besoin. Mais si son
état psent est le plus heureux qu' elle connoisse,
alors le plaisir l' intéresse à en jouir par
préférence. Il n' y a plus de cause qui puisse
déterminer la mémoire à agir avec assez de vivacité,
pour usurper sur l' odorat jusqu' à en éteindre le
sentiment. Le plaisir au contraire fixe au moins
la plus grande partie de l' attention ou de la
capacité de sentir à la sensation actuelle ; et
si la statue se rappele encore ce qu' elle a été,
c' est que la comparaison qu' elle en fait avec ce
qu' elle est, lui fait mieux goûter son bonheur.
Différence de la mémoire et de l' imagination.
Voilà donc deux effets de la mémoire : l' un est
une sensation qui se
p37
retrace aussi vivement, que si elle se faisoit
sur l' organe même ; l' autre est une sensation,
dont il ne reste qu' un souvenirger.
Ainsi il y a dans l' action de cette faculté deux
degrés, que nous pouvons fixer : le plus foible
est celui, où elle fait à peine jouir du passé ; le
plus vif est celui, où elle en fait jouir comme
s' il étoit présent.
Or, elle conserve le nom de mémoire , lorsqu' elle
ne rappele les choses, que comme passées ; et elle
prend le nom d' imagination , lorsqu' elle les
retrace avec tant de force, qu' elles paroissent
présentes. L' imagination a donc lieu dans notre
statue, aussi bien que la mémoire ; et ces deux
facultés ne différent que du plus au moins. La
moire est le commencement d' une imagination qui
n' a encore que peu de force ; l' imagination est la
moire même, parvenue à toute la vivacité dont
elle est susceptible.
Comme nous avons distingué deux attentions,
p38
qui se font dans la statue, l' une par l' odorat,
l' autre par la mémoire ; nous en pouvons
actuellement remarquer une troisieme, qu' elle
donne par l' imagination, et dont le caractere est
d' arrêter les impressions des sens, pour y substituer
un sentiment indépendant de l' action des objets
extérieurs.
Cette difrence échappe à la statue. Cependant
lorsque la statue
p39
imagine une sensation qu' elle n' a plus, et qu' elle
se la représente aussi vivement, que si elle
l' avoit encore ; elle ne sait pas qu' il y a en elle
une cause qui produit le même effet, qu' un corps
odoriférant, qui agiroit sur son organe. Elle ne
peut donc pas mettre, comme nous, de la différence
entre imaginer et avoir une sensation.
Son imagination plus active que la tre. Mais on
a lieu de présumer que son imagination aura plus
d' activité que la nôtre. Sa capacité de sentir
est toute entiere à une seule espece de sensation,
toute la force de ses facultés s' applique
uniquement à des odeurs, rien ne la peut distraire.
Pour nous, nous sommes partagés entre une multitude
de sensations et d' idées, dont nous sommes sans cesse
assaillis ; et ne conservant à notre imagination
qu' une partie de nos forces, nous imaginons
foiblement. D' ailleurs nos sens toujours en garde
contre notre imagination,
p40
nous avertissent sans cesse de l' absence des objets
que nous voulons imaginer : au contraire tout laisse
un libre cours à l' imagination de notre statue.
Elle se retrace donc sans défiance une odeur dont
elle a joui, et elle en jouit en effet, comme si
son organe en étoit affecté. Enfin la facilité
d' écarter de nous les objets qui nous offensent,
et de rechercher ceux dont la jouissance nous est
chere, contribue encore à rendre notre imagination
paresseuse. Mais puisque notre statue ne peut se
soustraire à un sentiment désagréable, qu' en
imaginant vivement une maniere d' être qui lui
plaît ; son imagination en est plus exercée, et
elle doit produire des effets pour lesquels la
nôtre est tout-à-fait impuissante.
p41
Cas unique où elle peut être sans action.
Cependant il y a une circonstance, où son action
est absolument suspendue, et même encore celle de
la mémoire. C' est lorsqu' une sensation est assez
vive pour remplir entiérement la capacité de sentir.
Alors la statue est toute passive. Le plaisir est
pour elle une espece d' yvresse, où elle en jouit
à peine ; et la douleur un accablement, où elle ne
souffre presque pas.
Comment elle rentre en action. Mais que la
sensation perde quelques degrés de vivacité, aussi-tôt
les facultés de l' ame rentrent en action ; et le
besoin redevient la cause qui les détermine.
Elle donne un nouvel ordre aux ies. Les
modifications qui doivent
p42
plaire davantage à la statue, ne sont pas toujours
les dernieres qu' elle a reçues. Elles peuvent se
trouver au commencement ou au milieu de la chaîne
de ses connoissances, comme à la fin. L' imagination
est donc souvent obligée de passer rapidement
par-dessus les ies intermédiaires. Elle raproche
les plus éloignées, change l' ordre qu' elles avoient
dans la mémoire, et en forme une chaîne toute
nouvelle.
La liaison des idées ne suit donc pas le même
ordre dans ces facultés. Plus celui qu' elle tient
de l' imagination, deviendra familier, moins elle
conservera celui que la mémoire lui a donné. Par-là,
les idées se lient de mille manieres différentes ;
et souvent la statue se souviendra moins de l' ordre
dans lequel elle a éprouvé ses sensations, que de
celui dans lequel elle les a imaginées.
Les idées ne se lient différemment que parce
qu' il s' en fait de nouvelles comparaisons. Mais
toutes ces chaînes ne se
p43
forment que par les comparaisons qui ont été faites
de chaque anneau avec celui qui le pcede, et avec
celui qui le suit, et par les jugemens qui ont
été portés de leurs rapports. Ce lien devient
plus fort à proportion, que l' exercice des facultés
fortifie les habitudes de se souvenir et d' imaginer ;
et c' est de-là qu' on tire l' avantage surprenant
de reconnoître les sensations qu' on a eues.
C' est à cette liaison que la statue reconnoît
les manieres d' être, qu' elle a eues. En effet, si
nous faisons sentir à notre statue une odeur qui lui
est familiere ; voilà une maniere d' être qu' elle
a comparée, dont elle a jugé, et qu' elle a liée à
quelques-unes des parties de la chaîne que sa
moire est dans l' habitude de parcourir. C' est
pourquoi elle juge que l' état où elle se trouve, est
le même que celui où elle s' est détrouvée. Mais
une odeur qu' elle n' a point encore sentie, n' est
p44
pas dans le même cas ; elle doit donc lui paroître
toute nouvelle.
Elle ne sauroit se rendre raison de ce phénomene.
Il est inutile de remarquer, que, lorsqu' elle
reconnoît une maniere d' être, c' est sans être
capable de s' en rendre raison. La cause d' un
pareil phénomene est si difficile à démêler, qu' elle
échappe à tous les hommes, qui ne savent pas
observer et analyser ce qui se passe en eux-mêmes.
Comment les idées se conservent et se renouvellent
dans la mémoire. Mais lorsque la statue est
long-tems sans penser à une maniere d' être, que
devient pendant tout cet intervale l' idée qu' elle
en a acquise ? D' où sort cette idée, lorsqu' ensuite
elle se retrace à la mémoire ? S' est-elle conservée
dans l' ame ou dans le corps ? Ni dans l' un ni dans
l' autre.
Ce n' est pas dans l' ame, puisqu' il suffit
d' un rangement dans le cerveau, pour ôter le
pouvoir de la rappeler.
Ce n' est pas dans le corps. Il n' y a que la cause
physique qui pourroit s' y conserver ; et pour cela,
il faudroit supposer que le cerveau restât
absolument dans l' état, il a été mis par la
sensation que la statue se rappele. Mais comment
accorder cette supposition avec le mouvement
continuel des esprits ? Comment l' accorder sur-tout
quand on considère la multitude d' idées dont la
moire s' enrichit ? On peut expliquer ce
phénomene d' une maniere bien plus simple.
J' ai une sensation, lorsqu' il se fait dans un de
mes organes, un mouvement qui se transmet jusqu' au
cerveau. Si le même mouvement commence au cerveau,
et s' étend jusqu' à l' organe, je crois avoir une
sensation que je n' ai pas : c' est une illusion.
Mais si ce mouvement commence et se termine au
cerveau, je me souviens de la sensation que j' ai eue.
Quand une idée se retrace à la statue,
p46
ce n' est donc pas qu' elle se soit conservée
dans le corps ou dans l' ame : c' est que le
mouvement, qui en est la cause physique et
occasionnelle, se reproduit dans le cerveau. Mais
ce n' est pas ici le lieu de hazarder des conjectures
sur le méchanisme de la mémoire. Nous conservons
le souvenir de nos sensations, nous nous les
rappelons, aps avoir été long-tems sans y penser :
il suffit pour cela qu' elles ayent fait sur nous
une vive impression, ou que nous les ayons
éprouvées à plusieurs reprises. Ces faits
m' autorisent à supposer que notre statue étant
organisée comme nous, est, comme nous, capable
de mémoire.
énuration des habitudes contractées par la statue.
Concluons qu' elle a contracté plusieurs habitudes :
une habitude de donner son attention, une autre de se
ressouvenir, une troisieme de comparer, une
quatrieme de juger, une cinquieme d' imaginer,
p47
et une derniere de reconnoître.
Comment ses habitudes s' entretiendront. Les mêmes
causes qui ont produit les habitudes, sont seules
capables de les entretenir. Je veux dire que les
habitudes se perdront, si elles ne sont pas
renouvellées par des actes réitérés de tems à
autre. Alors notre statue ne se rappelera ni les
comparaisons qu' elle a faites d' une maniere d' être,
ni les jugemens qu' elle en a portés, et elle
l' éprouvera pour la troisieme ou quatrieme fois,
sans être capable de la reconnoître.
Se fortifieront. Mais nous pouvons nous-mêmes
contribuer à entretenir l' exercice de sa mémoire
et de toutes ses facultés. Il suffit de l' intéresser
par les différens degrés de plaisir ou de peine
à conserver ses manieres d' être, ou à s' y soustraire.
L' art avec lequel nous disposerons de ses
sensations, pourra donc donner occasion de fortifier
et d' étendre de plus en plus ses
p48
habitudes. Il y a même lieu de conjecturer qu' elle
démêlera dans une succession d' odeurs des différences,
qui nous échappent. Obligée d' appliquer toutes ses
facultés à une seule espece de sensation,
pourroit-elle ne pas apporter à cette étude plus de
discernement que nous ?
Quelles sont les bornes de son discernement.
Cependant les rapports que ses jugemens peuvent
découvrir, sont en fort petit nombre. Elle connoît
seulement qu' une maniere d' être, est la même que
celle qu' elle a déjà eue, ou qu' elle en est
différente ; que l' une est agréable, l' autre
désagréable, qu' elles le sont plus ou moins.
Mais démêlera-t-elle plusieurs odeurs, qui se font
sentir ensemble ? C' est un discernement que nous
n' acquérons nous-mes que par un grand exercice :
encore est-il renfermé dans des bornes bien
étroites : car il n' est personne qui puisse
reconnoître à l' odorat tout ce qui compose un
sachet. Or, tout mêlange d' odeurs
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me paroît devoir être un sachet pour notre statue.
C' est la connoissance des corps odoriférans, comme
nous verrons ailleurs, qui nous a appris à reconnoître
deux odeurs dans une troisieme. Après avoir senti
tour-à-tour une rose et une jonquille, nous les
avons senties ensemble ; et par-là nous avons appris
que la sensation que ces fleurs réunies font sur
nous, est composée de deux autres. Qu' on multiplie
les odeurs, nous ne distinguerons que celles qui
dominent ; et même nous n' en ferons pas le
discernement, si le mêlange est fait avec assez
d' art, pour qu' aucune ne pvale. En pareil cas
elles paroissent se confondre à-peu-près, comme
des couleurs broyées ensemble ; elles se
unissent, et se mêlent si bien, qu' aucune d' elles
ne reste ce qu' elle étoit ; et de plusieurs il n' en
sulte qu' une seule.
Si notre statue sent deux odeurs au premier moment
de son existence, elle ne jugera donc pas qu' elle
est tout-à-la-fois
p50
de deux manieres. Mais supposons qu' ayant appris à
les connoître séparément, elle les sente ensemble,
les reconnoîtra-t-elle ? Cela ne me paroît pas
vraisemblable. Car ignorant qu' elles lui viennent
de deux corps différens, rien ne peut lui faire
soupçonner que la sensation qu' elle éprouve, est
formée de deux autres. En effet, si aucune ne
domine, elles se confondroient même à notre égard ;
et s' il en est une qui soit plus foible, elle ne fera
qu' altérer la plus forte, et elles paroîtront
ensemble comme une simple maniere d' être. Pour nous
en convaincre, nous n' aurions qu' à sentir des odeurs,
que nous ne nous serions pas fait une habitude de
rapporter à des corps différens : je suis persuadé
que nous n' oserions assurer si elles ne sont qu' une,
ou si elles sont plusieurs. Voilà précisément le
cas de notre statue.
Elle n' acquiert donc du discernement, que par
l' attention qu' elle donne en même tems à une maniere
d' être, qu' elle éprouve, et à une autre qu' elle a
éprouvé. Ainsi ses
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jugemens ne s' exercent point sur deux odeurs senties
à la fois ; ils n' ont pour objet, que des sensations
qui se succedent.
PARTIE 1 CHAPITRE 3
des desirs, des passions, de l' amour, de la
haine, de l' espérance, de la crainte, et de la
volondans un homme borné au sens de l' odorat.
le desir n' est que l' action des facultés. Nous
venons de faire voir en quoi consistent les
différentes sortes de besoins, et comment ils sont
la cause des degrés de vivacité, avec lesquels les
facultés de l' ame s' appliquent à un bien, dont la
jouissance devient nécessaire. Or, le desir n' est
que l' action me de ces facultés.
Ce qui en fait la foiblesse ou la force. Tout desir
suppose donc que
p52
la statue a l' idée de quelque chose de mieux, que
ce qu' elle est dans le moment, et qu' elle juge
de la différence de deux états qui se succedent.
S' ils different peu, elle souffre moins, par la
privation de la maniere d' être, qu' elle desire ;
et j' appele malaise , ou léger mécontentement ,
le sentiment qu' elle éprouve : alors l' action de
ses facultés, ses desirs sont plus foibles. Elle
souffre au contraire davantage, si la différence
est considérable ; et j' appele inquiétude , ou
me tourment , l' impression qu' elle ressent :
alors l' action de ses facultés, ses desirs sont
plus vifs. La mesure du desir est donc la différence
apperçue entre ces deux états ; et il suffit de se
rappeler comment l' action des facultés peut acquérir,
ou perdre de la vivacité, pour connoître tous les
degrés, dont les desirs sont susceptibles.
Une passion est un desir dominant. Ils n' ont, par
exemple, jamais plus de violence, que lorsque les
facultés de la
p53
statue se portent à un bien, dont la privation
produit une inquiétude d' autant plus grande, qu' il
differe davantage de la situation présente. En
pareil cas, rien ne la peut distraire de cet objet :
elle se le rappele, elle l' imagine ; toutes ses
facultés s' en occupent uniquement. Plus par
conséquent elle le desire, plus elle s' accoutume
à le desirer. En un mot, elle a pour lui ce qu' on
nomme passion ; c' est-à-dire, un desir qui ne
permet pas d' en avoir d' autres, ou qui du moins est
le plus dominant.
Comment une passion succede à une autre. Cette
passion subsiste, tant que le bien qui en est
l' objet, continue de paroître le plus agréable,
et que sa privation est accompagnée des mêmes
inquiétudes. Mais elle est remplacée par une autre,
si la statue a occasion de s' accoutumer à un nouveau
bien auquel elle doit donner la préférence.
Ce que c' est que l' amour et la haine. Dès qu' il y a
en elle jouissance,
p54
souffrance, besoin, desir, passion, il y a aussi
amour et haine. Car elle aime une odeur agréable,
dont elle jouit, ou qu' elle desire. Elle hait une
odeur désagréable, qui la fait souffrir : enfin,
elle aime moins une odeur moins agréable qu' elle
voudroit changer contre une autre. Pour s' en
convaincre, il suffit de considérer qu' aimer est
toujours synonyme de jouir ou de desirer ; et que
haïr l' est également de souffrir du malaise, du
contentement à la présence d' un objet.
L' un et l' autre susceptibles de différens degrés.
Comme il peut y avoir plusieurs degrés dans
l' inquiétude, que cause la privation d' un objet
aimable, et dans le mécontentement, que donne la
vue d' un objet odieux ; il en faut également
distinguer dans l' amour et dans la haine. Nous
avons même des mots à cet usage : tels sont ceux
de goût, penchant, inclination ; d' éloignement,
pugnance, dégoût. Quoiqu' on
p55
ne puisse pas substituer à ces mots ceux d' amour
et de haine, les sentimens qu' ils expriment, ne
sont néanmoins qu' un commencement de ces passions :
ils n' en different, que parce qu' ils sont dans un
degré plus foible.
La statue ne peut aimer qu' elle-même. Au reste,
l' amour, dont notre statue est capable, n' est que
l' amour d' elle-même, ou, ce qu' on nomme l' amour
propre. Car dans le vrai elle n' aime qu' elle ; puisque
les choses qu' elle aime, ne sont que ses propres
manieres d' être.
Principes de l' espérance et de la crainte.
L' espérance et la crainte naissent dume principe
que l' amour et la haine.
L' habitude, où est notre statue d' éprouver des
sensations agréables, etsagréables, lui fait
juger qu' elle en peut encore éprouver des uns et
des autres. Si ce jugement se joint à l' amour d' une
sensation qui plaît, il produit l' esrance ; et s' il
se joint à la haine
p56
d' une sensation qui déplaît, il forme la crainte.
En effet, espérer, c' est se flatter de la jouissance
d' un bien ; craindre, c' est se voir menacé d' un mal.
Nous pouvons remarquer que l' espérance et la crainte
contribuent à augmenter les desirs. C' est du combat
de ces deux sentimens, que naissent les passions
les plus vives.
Comment la volonté se forme. Le souvenir d' avoir
satisfait quelques-uns de ses desirs, fait d' autant
plus espérer à notre statue d' en pouvoir satisfaire
d' autres ; que ne connoissant pas les obstacles, qui
s' y opposent, elle ne voit pas pourquoi ce qu' elle
desire, ne seroit pas en son pouvoir, comme ce qu' elle
a desiré en d' autres occasions. à la vérité, elle ne
peut s' en assurer ; mais aussi elle n' a point de
preuve du contraire. Si elle se souvient sur-tout
que le même desir, qu' elle forme, a d' autres fois
été suivi de la jouissance ; elle se flattera, à
proportion que son besoin sera plus grand.
p57
Ainsi deux causes contribuent à sa confiance :
l' expérience d' avoir satisfait un pareil desir, et
l' intérêt, qu' il le soit encore. Dès-lors elle ne se
borne plus à desirer : elle veut ; car on entend
par volonté , un desir absolu, et tel, que nous
pensons qu' une chose desirée est en notre pouvoir.
PARTIE 1 CHAPITRE 4
p58
des idées d' un homme borné au sens de l' odorat.
la statue a les idées de contentement et de
contentement. Notre statue ne peut être
successivement de plusieurs manieres, dont les unes
lui plaisent, et les autres lui déplaisent, sans
remarquer qu' elle passe tour-à-tour par un état
de plaisir, et par un état de peines. Avec les unes,
c' est contentement, jouissance ; avec les autres,
c' est mécontentement, souffrance. Elle conserve
donc dans samoire les idées de contentement et
de mécontentement, communes à plusieurs manieres
d' être : et elle n' a plus qu' à considérer ses
sensations sous ces deux rapports, pour en faire
deux classes, où elle apprendra
p59
à distinguer des nuances, à proportion qu' elle s' y
exercera davantage.
Ces idées sont abstraites et générales. Abstraire,
c' est séparer une idée d' une autre, à laquelle elle
paroît naturellement unie. Or, en considérant que les
idées de contentement et decontentement sont
communes à plusieurs de ses modifications, elle
contracte l' habitude de les séparer de telle
modification particuliere, dont elle ne l' avoit pas
d' abord distinge ; elle s' en fait donc des notions
abstraites ; et ces notions deviennent générales,
parce qu' elles sont communes à plusieurs de ces
manieres d' être.
Une odeur n' est pour la statue qu' une idée particuliere.
Mais lorsqu' elle sentira successivement plusieurs
fleurs de même espece, elle éprouvera toujours une
me maniere d' être, et elle n' aura à ce sujet
qu' une idée particuliere. L' odeur de violette, par
exemple, ne sauroit être pour elle une
p60
idée abstraite, commune à plusieurs fleurs ;
puisqu' elle ne sait pas qu' il existe des violettes.
Ce n' est donc que l' idée particuliere d' une maniere
d' être qui lui est propre. Par conséquent, toutes
ses abstractions se bornent à des modifications
plus ou moins agréables, et à d' autres plus ou
moins sagréables.
Comment le plaisir en général devient l' objet de
sa volonté. Lorsqu' elle n' avoit que des idées
particulieres, elle ne pouvoit desirer que telle
ou telle maniere d' être. Mais aussitôt qu' elle a
des notions abstraites, ses desirs, son amour, sa
haine, son espérance, sa crainte, sa volonté,
peuvent avoir pour objet le plaisir ou la peine en
général.
Cependant cet amour du bien en général n' a lieu,
que lorsque dans le nombre d' idées, que la moire
lui retrace confusément, elle ne distingue pas encore
ce qui doit lui plaire davantage ; mais dès
p61
qu' elle croit l' appercevoir, alors tous ses desirs
se tournent vers une maniere d' être en particulier.
Elle a des idées de nombre. Puisqu' elle distingue les
états par où elle passe, elle a quelque idée de
nombre : elle a celle de l' unité, toutes les fois
qu' elle éprouve une sensation, ou qu' elle s' en
souvient ; et elle a les idées de deux et de trois,
toutes les fois que sa mémoire lui rappele deux ou
trois manieres d' être distinctes : car elle prend
alors connoissance d' elle-même, comme étant une
odeur, ou, comme en ayant été deux ou trois
successivement.
Elle ne les doit qu' à sa mémoire. Elle ne peut pas
distinguer deux odeurs, qu' elle sent à la fois.
L' odorat par lui-même ne sauroit donc lui donner
que l' idée de l' unité, et elle ne peut tenir les
idées des nombres que de lamoire.
Jusqu' où elle peut les étendre. Mais elle n' étendra
pas bien loin ses connoissances à ce sujet. Ainsi
qu' un
p62
enfant, qui n' a pas appris à compter, elle ne
pourra pas déterminer le nombre de ses idées,
lorsque la succession en aura été un peu
considérable.
Il me semble que, pour découvrir la plus grande
quantité, qu' elle est capable de connoître
distinctement, il suffit de consirer jusqu' où
nous pourrions nous-mêmes compter avec le signe
un . Quand les collections formées par la
pétition de ce mot, ne pourront pas être saisies
tout-à-la-fois d' une maniere distincte ; nous
serons en droit de conclure, que les idées pcises
des nombres qu' elles renferment, ne peuvent pas
s' acquérir par la seule mémoire.
Or, en disant un et un, j' ai l' idée de deux ; et
en disant un, un et un, j' ai l' idée de trois. Mais
si je n' avois, pour exprimer dix, quinze, vingt,
que la répétition de ce signe, je n' en pourrois
jamais déterminer les idées : car je ne saurois
m' assurer par la mémoire, d' avoir répété un
autant de fois, que chacun de ces nombres
p63
le demande. Il me paroît même que je ne saurois
par ce moyen me faire l' idée de quatre ; et que j' ai
besoin de quelque artifice, pour être sûr de
n' avoir répété ni trop ni trop peu le signe de
l' unité. Je dirai, par exemple, un, un, et puis un,
un : mais cela seul prouve que la mémoire ne saisit
pas distinctement quatre unités à la fois. Elle ne
présente donc au-delà de trois qu' une multitude
indéfinie. Ceux qui croiront qu' elle peut seule
étendre plus loin nos idées, substitueront un autre
nombre à celui de trois. Il suffit, pour les
raisonnemens que j' ai à faire, de convenir qu' il y
en a un au-delà duquel la mémoire ne laisse plus
appercevoir qu' une multitude tout-à-fait vague.
C' est l' art des signes qui nous a appris à porter
la lumiere plus loin. Mais quelque considérables que
soient les nombres que nous pouvons démêler, il
reste toujours une multitude, qu' il n' est pas
possible de déterminer, qu' on appele par cette
raison l' infini , et qu' on
p64
eût bien mieux nommé l' infini . Ce seul
changement de nom eût prévenu des erreurs.
Nous pouvons donc conclure que notre statue
n' embrassera distinctement que jusqu' à trois de
ses manieres d' être. Au-delà elle en verra une
multitude, qui sera pour elle ce qu' est la notion
prétendue de l' infini pour nous. Elle sera même
bien plus excusable de s' y méprendre : car elle
est incapable desflexions, qui pourroient la
tirer d' erreur. Elle appercevra donc l' infini
dans cette multitude, comme s' il y étoit en effet.
Enfin, nous remarquerons que son idée de l' unité
est abstraite : car elle sent toutes ses manieres
d' être sous ce rapport général, que chacune est
distinguée de toute autre.
p65
Elle connoît deux sortes de vérités. Comme elle a
des idées particulieres et des idées générales,
elle connoît deux sortes de vérités.
Des vérités particulieres. Les odeurs de chaque
espece de fleurs ne sont pour elle que des idées
particulieres. Il en sera donc de me de toutes
les rités qu' elle apperçoit, lorsqu' elle
distingue une odeur d' une autre.
Des vérités générales. Mais elle a les notions
abstraites de manieres d' être agréables, et de
manieres d' être désagréables. Elle conntra donc
à ce sujet desrités générales : elle saura
qu' en général ses modifications different les unes
des autres, et qu' elles lui plaisent ou déplaisent
plus ou moins.
Mais ces connoissances gérales supposent en elle
des connoissances particulieres, puisque les ies
particulieres ont précédé les notions abstraites.
Elle a quelque idée du possible. Comme elle est
dans l' habitude
p66
d' être, de cesser d' être, et de redevenir la même
odeur ; elle jugera, lorsqu' elle ne l' est pas,
qu' elle pourra l' être ; lorsqu' elle l' est, qu' elle
pourra ne l' être plus. Elle aura donc occasion de
considérer ses manieres d' être, comme pouvant
exister, ou ne pas exister. Mais cette notion du
possible ne portera point avec elle la connoissance
des causes, qui peuvent produire un effet : elle en
supposera au contraire l' ignorance, et elle ne sera
fondée que sur un jugement d' habitude. Lorsque la
statue pense qu' elle peut, par exemple, cesser
d' être odeur de rose, et redevenir odeur de violette,
elle ignore qu' un être extérieur dispose uniquement
de ses sensations. Pour qu' elle se trompe dans son
jugement, il suffit que nous nous proposons de lui
faire sentir continuellement la même odeur. Il est
vrai que son imagination y peut quelquefois suppléer :
mais ce n' est que dans les occasions, où les desirs
sont violens ; encore même n' y réussit-elle pas
toujours.
p67
Peut-être encore de l' impossible. Peut-être
pourroit-elle, d' après ses jugemens d' habitude,
se faire aussi quelque ie de l' impossible.
Accoutumée à perdre une maniere d' être, aussitôt
qu' elle en acquiert une nouvelle, il est impossible,
suivant sa maniere de concevoir, qu' elle en ait
deux à la fois. Le seul cas, où elle croiroit le
contraire, ce seroit celui son imagination
agiroit avec assez de force, pour lui retracer deux
sensations avec la même vivacité que si elle les
éprouvoit réellement. Mais cela ne peut guere arriver.
Il est naturel que son imagination se conforme aux
habitudes qu' elle s' est faite. Ainsi n' ayant
éprouvé ses manieres d' être que l' une après l' autre,
elle ne les imaginera que dans cet ordre. D' ailleurs,
sa moire n' aura pas vraisemblablement assez de
force, pour lui rendre présentes deux sensations
qu' elle a eues, et qu' elle n' a plus.
Mais ce qui me paroît plus probable,
p68
c' est que si l' habitude, elle est de juger,
que ce qui lui est arrivé, peut lui arriver encore,
renferme l' idée du possible ; il est bien difficile
qu' elle ait occasion de former des jugemens,
nous puissions retrouver l' idée que nous avons de
l' impossible. Il faudroit pour cela qu' elle
s' occupât de ce qu' elle n' a point encore éprouvé ;
mais il est bien plus naturel qu' elle soit toute
entiere à ce qu' elle éprouve.
Elle a l' idée d' une durée passée. Du discernement
qui se fait en elle des odeurs, naît une idée de
succession : car elle ne peut sentir qu' elle cesse
d' être ce qu' elle étoit sans se représenter dans ce
changement une durée de deux instans.
Comme elle n' embrasse d' une maniere distincte que
jusqu' à trois odeurs, elle ne démêlera aussi que
trois instans dans sa durée. Au-delà elle ne verra
qu' une succession indéfinie.
Si l' on suppose que la mémoire peut
p69
lui rappeller distinctement jusqu' à quatre, cinq,
six manieres d' être, elle distinguera en
conséquence quatre, cinq, six instans dans sa durée.
Chacun peut faire à ce sujet les hypotheses qu' il
jugera à propos, et les substituer à celles que j' ai
cru devoir préférer.
D' une durée à venir. Le passage d' une odeur à une
autre ne donne à notre statue que l' idée du passé.
Pour en avoir une de l' avenir, il faut qu' elle ait
eu à plusieurs reprises la même suite de
sensations ; et qu' elle se soit fait une habitude
de juger, qu' après une modification une autre doit
suivre.
Prenons pour exemple cette suite, jonquille, rose,
violette. Dès que ces odeurs sont constamment liées
dans cet ordre, une d' elles ne peut affecter son
organe, qu' aussi-tôt la mémoire ne lui rappele les
autres dans le rapport où elles sont à l' odeur
sentie. Ainsi qu' à l' occasion de l' odeur de violette,
les deux autres se retraceront
p70
comme ayant pdé, et qu' elle se représentera une
durée passée ; de même à l' occasion de l' odeur de
jonquille, celles de rose et de violette se
retraceront comme devant suivre, et elle se représentera
une durée à venir.
D' une durée indéfinie. Les odeurs de jonquille, de
rose et de violette peuvent donc marquer les trois
instans qu' elle apperçoit d' une maniere distincte.
Par la me raison, les odeurs qui ont précédé, et
celles qui sont dans l' habitude de suivre,
marqueront les instans qu' elle apperçoit
confusément dans le passé et dans l' avenir. Ainsi,
lorsqu' elle sentira une rose, sa mémoire lui
rappellera distinctement l' odeur de jonquille et
celle de violette ; et elle lui représentera une
durée indéfinie, qui a précédé l' instant où elle
sentoit la jonquille, et une durée indéfinie, qui
doit suivre celui où elle sentira la violette.
Cette durée est pour elle une éternité. Appercevant
cette due comme
p71
indéfinie, elle n' y peut démêler ni commencement
ni fin : elle n' y peut même soupçonner ni l' un ni
l' autre. C' est donc à son égard une éternité
absolue ; et elle se sent, comme si elle eût
toujours été, et qu' elle ne dût jamais cesser d' être.
En effet, ce n' est point la réflexion sur la
succession de nos idées, qui nous apprend que nous
avons commencé, et que nous finirons : c' est
l' attention que nous donnons aux êtres de notre
espece, que nous voyons naître et périr. Un homme
qui ne connoîtroit que sa propre existence, n' auroit
aucune idée de la mort.
Il y a en elle deux successions. L' idée de la durée
d' abord produite par la succession des impressions
qui se font sur l' organe, se conserve, ou se
reproduit par la succession des sensations que la
moire rappele. Ainsi, lors me que les corps
odoriférans n' agissent plus sur notre statue, elle
continue de se représenter
p72
le présent, le passé et l' avenir. Le présent, par
l' état où elle se trouve ; le passé, par le
souvenir de ce qu' elle a été ; l' avenir, parce
qu' elle juge qu' ayant eu à plusieurs reprises les
mes sensations, elle peut les avoir encore.
Il y a donc en elle deux successions ; celle des
impressions faites sur l' organe, et celle des
sensations qui se retracent à la moire.
L' une de ces successions mesure les momens de l' autre.
Plusieurs impressions peuvent se succéder dans
l' organe, pendant que le souvenir d' une même
sensation est présent à la mémoire ; et plusieurs
sensations peuvent se retracer successivement à la
moire, pendant qu' une même impression se fait
éprouver à l' organe. Dans le premier cas, la suite
des impressions qui se font à l' odorat, mesure la
durée du souvenir d' une sensation : dans le second,
p73
la suite des sensations qui s' offrent à la
moire, mesure la durée de l' impression que
l' odorat reçoit.
Si, par exemple, lorsque la statue sent une rose,
elle se rappele des odeurs de tubereuse, de
jonquille et de violette ; c' est à la succession
qui se passe dans sa mémoire, qu' elle juge de la
durée de sa sensation : et si, lorsqu' elle se
retrace l' odeur de rose, je lui présente
rapidement une suite de corps odoriférans ; c' est
à la succession qui se passe dans l' organe, qu' elle
juge de la durée du souvenir de cette sensation.
Elle apperçoit donc qu' il n' est aucune de ses
modifications, qui ne puisse durer. La durée devient
un rapport, sous lequel elle les considere toutes
en général, et elle s' en fait une notion abstraite.
Si, dans le tems qu' elle sent une rose, elle se
rappele successivement les odeurs de violette,
de jasmin et de lavande ; elle s' appercevra comme
une odeur de rose, qui dure trois instans : et si
elle se retrace une suite de vingt odeurs, elle
s' appercevra
p74
comme étant odeur de rose depuis un tems indéfini ;
elle ne jugera plus qu' elle ait commencé de l' être,
elle croira l' être de toute éternité.
L' idée de durée n' est pas absolue. Il n' y a donc
qu' une succession d' odeurs transmises par l' organe,
ou renouvellées par la moire, qui puisse lui
donner quelque idée de durée. Elle n' auroit jamais
connu qu' un instant, si le premier corps odoriférant
eût agi sur elle d' une maniere uniforme, pendant
une heure, un jour ou davantage ; ou, si son action
eût varié par des nuances si insensibles, qu' elle
n' eût pu les remarquer.
Il en sera de même, si ayant acquis l' idée de durée,
elle conserve une sensation, sans faire usage de sa
moire, sans se rappeler successivement quelques-unes
des manieres d' être, par où elle a passé. Car à quoi
y distingueroit-elle des instans ? Et si elle n' en
distingue pas, comment en appercevra-t-elle la
durée ?
L' idée de la durée n' est donc point absolue,
p75
et lorsque nous disons que le tems coule rapidement,
ou lentement, cela ne signifie autre chose, sinon
que les révolutions qui servent à le mesurer, se
font avec plus de rapidité, ou avec plus de lenteur,
que nos idées ne se succedent. On peut s' en
convaincre par une supposition.
Supposition qui le rend sensible. Si nous
imaginons qu' un monde composé d' autant de parties
que le nôtre, ne fût pas plus gros qu' une noisette ;
il est hors de doute que les astres s' y leveroient,
et s' y coucheroient des milliers de fois dans une
de nos heures ; et qu' organisés, comme nous le
sommes, nous n' en pourrions pas suivre les
mouvemens. Il faudroit donc que les organes des
intelligences destinées à l' habiter, fussent
proportionnés à des révolutions aussi subites.
p76
Ainsi, pendant que la terre de ce petit monde
tournera sur son axe, et autour de son soleil,
ses habitans recevront autant d' idées, que nous
en avons pendant que notre terre fait de semblables
volutions. Dès-lors il est évident que leurs
jours et leurs années leur paroîtront aussi longs,
que les nôtres nous le paroissent.
En supposant un autre monde auquel le nôtre seroit
aussi inférieur, qu' il est supérieur à celui que je
viens de feindre ; il faudroit donner à ses
habitans des organes, dont l' action seroit trop
lente, pour appercevoir les volutions de nos
astres. Ils seroient, par rapport à notre monde,
comme nous par rapport à ce monde gros comme une
noisette. Ils n' y sauroient distinguer aucune
succession de mouvement.
Demandons enfin aux habitans de ces
p77
mondes quelle en est la due : ceux du plus petit
compteront des millions de siecles, et ceux du
plus grand ouvrant à peine les yeux, répondront
qu' ils ne font que de naître.
La notion de la durée est donc toute relative :
chacun n' en juge que par la succession de ses
idées ; et vraisemblablement il n' y a pas deux
hommes, qui dans un tems don, comptent un égal
nombre d' instans. Car il y a lieu de présumer qu' il
n' y en a pas deux, dont la mémoire retrace toujours
les idées avec la même rapidité.
Par conséquent, une sensation, qui se conservera
uniformément pendant un an, ou mille, si l' on
veut, ne sera qu' un instant à l' égard de notre
statue ; comme une idée que nous conservons,
pendant que les habitans du petit monde comptent
des siécles, est un instant pour nous. C' est donc
une erreur de penser
p78
que tous les êtres jugent également de la durée,
et comptent le même nombre
p79
d' instans. La présence d' une ie, qui ne varie
point, n' étant qu' un instant à notre égard, c' est
une conséquence, que tous les momens de notre due
nous paroissent égaux ; mais ce n' est pas une
preuve qu' ils le soient.
PARTIE 1 CHAPITRE 5
du sommeil et des songes d' un homme borné à
l' odorat.
comment l' action des facultés se ralentit.
Notre statue peut êtreduite à n' être que le
souvenir d' une odeur ; alors le sentiment de son
existence paroît lui échapper. Elle sent moins
qu' elle existe, qu' elle ne sent qu' elle a existé ;
et à proportion
p80
que sa moire lui retrace les idées avec moins
de vivacité, ce reste de sentiment s' affoiblit
encore. Semblable à une lumiere qui s' éteint par
degrés, il cesse tout-à-fait, lorsque cette
faculté tombe dans une entiere inaction.
état du sommeil. Or, notre expérience ne nous
permet pas de douter que l' exercice ne doive enfin
fatiguer la mémoire et l' imagination de notre
statue. Considérons donc ces facultés en repos, et
ne les excitons par aucune sensation : cet état
sera celui du sommeil.
état de songe. Si leur repos est tel, qu' elles
soient absolument sans action ; on ne peut remarquer
autre chose, sinon que le sommeil est le plus
profond qu' il soit possible. Si au contraire elles
continuent encore d' agir, ce ne sera que sur une
partie des idées acquises. Plusieurs anneaux de la
chaîne seront donc interceptés, et l' ordre
p81
des idées dans le sommeil ne pourra pas être le
me que dans la veille. Le plaisir ne sera plus
l' unique cause qui déterminera l' imagination. Cette
faculté ne réveillera que les ies sur lesquelles
elle conserve quelque pouvoir ; et elle contribuera
aussi souvent au malheur de notre statue, qu' à
son bonheur.
En quoi il differe de la veille. Voilà l' état de
songe : il ne differe de celui de la veille, que
parce que les idées n' y conservent pas le même ordre,
et que le plaisir n' est pas toujours la loi, qui
regle l' imagination. Tout songe suppose donc quelques
idées interceptées, sur lesquelles les facultés de
l' ame ne peuvent plus agir.
La statue n' en sauroit faire la différence.
Puisque notre statue ne connoît point de différence
entre imaginer vivement, et avoir des sensations ;
elle n' en sauroit faire entre songer et veiller.
Tout ce qu' elle éprouve étant endormie, est
p82
donc aussi réel à son égard, que ce qu' elle a
éprouvé avant le sommeil.
PARTIE 1 CHAPITRE 6
du moi, ou de la personnalité d' un homme borné
à l' odorat.
de la personnalité de la statue. Notre statue étant
capable de mémoire, elle n' est point une odeur,
qu' elle ne se rappele d' en avoir été une autre.
Voilà sa personnalité : car, si elle pouvoit dire
moi , elle le diroit dans tous les instans de
sa durée ; et à chaque fois son moi embrasseroit
tous les momens, dont elle conserveroit le
souvenir.
Elle ne peut pas dire moi au premier moment de
son existence. à la vérité, elle ne le diroit
pas à la premiere odeur. Ce qu' on entend
p83
par ce mot, ne me paroît convenir qu' à un être, qui
remarque que, dans le moment présent, il n' est plus
ce qu' il a été. Tant qu' il ne change point, il
existe sans aucun retour sur lui-même : mais
aussi-tôt qu' il change, il juge qu' il est le me
qui a été auparavant de telle maniere, et il dit
moi .
Cette observation confirme qu' au premier instant
de son existence, la statue ne peut former des
desirs : car avant de pouvoir dire, je desire,
il faut avoir dit, moi, ou je .
Son moi est tout à la fois la conscience de ce
qu' elle est, et le souvenir de ce qu' elle a été.
Les odeurs, dont la statue ne se souvient pas,
n' entrent donc point dans l' idée qu' elle a de sa
personne. Aussi étrangeres à son moi , que les
couleurs et les sons, dont elle n' a encore aucune
connoissance ; elles sont à son égard, comme si elle
ne les avoit jamais senties. Son moi
p84
n' est que la collection des sensations qu' elle
éprouve, et de celles que la mémoire lui rappele.
En un mot, c' est tout à la fois
p85
et la conscience de ce qu' elle est, et le souvenir
de ce qu' elle a été.
PARTIE 1 CHAPITRE 7
conclusion des chapitres précédens.
avec un seul sens, l' ame a le germe de toutes ses
facultés. Ayant prouvé que notre statue est capable
de donner son attention,
p86
de se ressouvenir, de comparer, de juger, de
discerner, d' imaginer ; qu' elle a des notions
abstraites, des idées de nombre et de durée ;
qu' elle connoît des vérités générales et
particulieres ; qu' elle forme des desirs, se fait
des passions, aime, hait, veut ; qu' elle est
capable d' espérance, de crainte et d' étonnement ;
et qu' enfin elle contracte des habitudes : nous
devons conclure qu' avec un seul sens l' entendement
a autant de facultés, qu' avec les cinq réunis.
Nous verrons que celles qui paroissoient nous être
particulieres, ne sont que ces mêmes facultés, qui
s' appliquant à un plus grand nombre d' objets, se
développent davantage.
La sensation renferme toutes les facultés de l' ame.
Si nous considérons que se ressouvenir, comparer,
juger, discerner, imaginer, être étonné, avoir des
idées abstraites, en avoir de nombre et de durée,
p87
connoître des vérités générales et particulieres,
ne sont que différentes manieres d' être attentif ;
qu' avoir des passions, aimer, haïr, espérer,
craindre et vouloir, ne sont que différentes
manieres de desirer ; et qu' enfin être attentif,
et desirer, ne sont dans l' origine que sentir :
nous conclurons que la sensation enveloppe toutes
les facultés de l' ame.
Le plaisir et la douleur en sont le seul mobile.
Enfin, si nous considérons qu' il n' est point de
sensations absolument difrentes, nous conclurons
encore que les difrens degrés de plaisir et de
peine sont la loi, suivant laquelle le germe de
tout ce que nous sommes s' est développé, pour
produire toutes nos facultés.
Ce principe peut prendre les noms de besoin,
d' étonnement et d' autres, que nous lui donnerons
encore ; mais il est toujours le même : car nous
sommes toujours mûs par le plaisir ou par la douleur,
p88
dans tout ce que le besoin, ou l' étonnement nous
fait faire.
En effet, nos premieres idées ne sont que peine,
ou plaisir. Bientôt d' autres leur succedent, et
donnent lieu à des comparaisons, d' où naissent nos
premiers besoins, et nos premiers desirs. Nos
recherches, pour les satisfaire, font acquérir
d' autres ies, qui produisent encore de nouveaux
desirs. L' étonnement, qui contribue à nous faire
sentir vivement tout ce qui nous arrive
d' extraordinaire, augmente de tems en tems l' activité
de nos facultés ; et il se forme une chaîne, dont
les anneaux sont tour à tour idées et desirs ; et
qu' il suffit de suivre, pour découvrir le progrès
de toutes les connoissances de l' homme.
On peut appliquer aux autres sens ce qui vient d' être
dit sur l' odorat. Presque tout ce que j' ai dit sur
les facultés de l' ame, en traitant de l' odorat,
p89
j' aurois pu le dire, en commençant par tout autre
sens : il est aisé de leur en faire l' application.
Il ne me reste qu' à examiner ce qui est plus
particulier à chacun d' eux.
PARTIE 1 CHAPITRE 8
d' un homme borné au sens de l' ouie.
la statue bore au sens de l' ouie, est tout ce
qu' elle entend. Bornons notre statue au sens de
l' ouie, et raisonnons, comme nous avons fait,
quand elle n' avoit que celui de l' odorat.
Lorsque son oreille sera frappée, elle deviendra
la sensation qu' elle éprouvera. Ainsi nous la
transformerons, à notre gré, en un bruit, un son,
une symphonie : car elle ne soupçonne pas qu' il
existe autre
p90
chose qu' elle. L' ouie ne lui donne l' idée d' aucun
objet, situé à une certaine distance. La proximité,
ou l' éloignement des corps sonores ne produit à son
égard qu' un son plus fort ou plus foible : elle en
sent seulement plus ou moins son existence.
Deux sortes de sensations de l' ouie. Les corps font
sur l' oreille deux sortes de sensations : l' une est
le son
p91
proprement dit, l' autre est le bruit.
L' oreille est organisée, pour saisir un rapport
déterminé entre un son et un son ; mais elle ne peut
saisir entre un bruit et un bruit, qu' un rapport
vague. Le bruit est à peu près au sens de l' ouie,
ce qu' est une multitude d' odeurs à celui de l' odorat.
La statue ne distingue plusieurs bruits, qu' autant
qu' ils se succedent. Si au premier instant, plusieurs
bruits se font entendre ensemble à notre
p92
statue, le plus fort enveloppera le plus foible ;
ils se leront si bien, qu' il n' en résultera pour
elle qu' une simple maniere d' être, où ils se
confondront.
S' ils se succedent, elle conserve le souvenir de ce
qu' elle a été. Elle distingue ses différentes
manieres d' être, elle les compare, elle en juge, et
elle en forme une suite, que sa mémoire retient
dans l' ordre où elles ont été comparées, supposé
que cette suite l' ait frappée à plusieurs reprises.
Elle reconnoîtra donc ces bruits, lorsqu' ils se
succéderont encore ; mais elle ne les reconnoîtra
plus, lorsqu' ils se feront entendre enme tems.
Il faut raisonner à ce sujet, comme nous avons
fait sur les odeurs.
Il en est de même des sons. Quant aux sons
proprement dits, l' oreille étant organisée, pour en
sentir exactement les rapports, elle y apporte
un discernement plus fin et plus étendu. Ses
fibres semblent se
p93
partager les vibrations des corps sonores, et elle
peut entendre distinctement plusieurs sons à la
fois. Cependant il suffit de considérer qu' elle n' a
pas tout ce discernement dans les hommes, qui ne sont
point exercés à la musique ; pour être au moins
convaincu que notre statue ne distinguera pas au
premier instant deux sons qu' elle entendra ensemble.
Mais les mêlera-t-elle, si elle les a étudiés
parément ? C' est ce qui ne me paroît pas
vraisemblable : quoique son oreille soit par son
chanisme capable d' en faire la différence, les
sons ont tant d' analogie entre eux, qu' il y a lieu
de présumer, que n' étant pas aidée par les
jugemens, qui accoutument à les rapporter à des
corps différens, elle continuera encore à les
confondre.
Elle acquiert les mêmes facultés qu' avec l' odorat.
Quoi qu' il en soit, les degrés de plaisir et de
peine lui feront acquérir les
p94
mes facultés qu' elle a acquises avec l' odorat :
mais il y a sur ce point quelques remarques
particulieres à faire.
Les plaisirs de l' oreille consistent principalement
dans l' harmonie. Premierement, les plaisirs de
l' oreille consistent plus particulierement dans la
succession des sons, conformément aux regles de
l' harmonie. Les desirs de notre statue ne se
borneront donc pas à avoir un son pour objet, et
elle souhaitera de redevenir un air entier.
Cette harmonie cause une émotion qui ne suppose
point d' idées acquises. En second lieu, ils ont
un caractere bien différent de ceux de l' odorat.
Plus propre à émouvoir que les odeurs, les sons
donneront, par exemple, à notre statue cette
tristesse ou cette joie, qui ne dépendent point des
idées acquises, et qui tiennent uniquement à
certains changemens qui arrivent au corps.
p95
Ces plaisirs sont, comme ceux de l' odorat,
susceptibles de différens degrés. En troisieme
lieu, ils commencent, ainsi que ceux de l' odorat,
à la plusgere sensation. Le premier bruit,
quelque foible qu' il puisse être, est donc un
plaisir pour notre statue. Que le bruit augmente,
le plaisir augmentera, et ne cessera que quand les
vibrations offenseront le timpan.
Les plus vifs supposent une oreille exercée. Quant
à la musique, elle lui plaira davantage, suivant
qu' elle sera en
p96
proportion avec le peu d' exercice de son oreille.
D' abord des chants simples et grossiers seront capables
de la ravir. Si nous l' accoutumons ensuite peu-à-peu
à de plus composés, l' oreille se fera une habitude
de l' exercice, qu' ils demandent : elle conntra
de nouveaux plaisirs.
Et tous, une oreille bien organisée. Au reste, ce
progrès n' est que pour les oreilles bien organisées.
Si les fibres ne sont point entre elles dans de
certains rapports, l' oreille sera fausse ; comme
un instrument mal monté. Plus ce vice sera
considérable, moins elle sera sensible à la
musique : elle pourra même ne l' être pas plus
qu' au bruit.
La statue peut parvenir à distinguer un bruit et
un chant, qui se font entendre ensemble. En
quatrieme lieu, le plaisir d' une succession de
sons étant si supérieur à celui d' un bruit continu,
il y a lieu de conjecturer, que si la statue
entend en même tems un bruit et un air, dont l' un
p97
ne domine point sur l' autre, et qu' elle a appris
à connoître sépament, elle ne les confondra pas.
Si, au premier moment de son existence, elle les
avoit entendus ensemble, elle n' en eût pas fait
la différence. Car nous savons par nous-mes,
que nous nemêlons dans les impressions des sens
que ce que nous y avons pu remarquer ; et que nous
n' y remarquons que les idées auxquelles nous avons
successivement donné notre attention. Mais si notre
statue, ayant été tour-à-tour un chant et le bruit
d' un ruisseau, s' est fait une habitude de distinguer
ces deux manieres d' être, et de partager entre elles
son attention ; elles sont, ce me semble, trop
différentes pour se confondre encore, toutes les fois
qu' elle les éprouve ensemble ; sur-tout si, comme je
le suppose, aucune ne domine. Elle ne peut donc
s' empêcher de remarquer qu' elle est tout à la fois
ce bruit et ce chant, dont elle se souvient, comme
de deux modifications, qui se sont auparavant
succédées.
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Le principe sur lequel je fonde ce que je psume
ici, recevra un nouveau jour dans la suite de cet
ouvrage ; parce que j' aurai occasion de l' appliquer
à des exemples encore plus sensibles. Nous verrons
comment par la maniere, dont nous jugeons de nos
sensations, nous n' y savons distinguer que ce que
les circonstances nous ont appris à y remarquer ;
que tout le reste est confus à notre égard, et que
nous n' en conservons non plus d' idées, que si nous
n' en avions eu aucun sentiment. C' est une des
causes, qui fait qu' avec lesmes sensations, les
hommes ont des connoissances si différentes. Ce
germe est par-tout le me : mais il reste informe
chez les uns ; il se développe, se nourrit, et
s' accroît chez les autres.
Une suite de sons se lient mieux dans la mémoire,
qu' une suite de bruits. Enfin, puisque les bruits sont
à l' oreille, ce que les odeurs sont au nez, la
liaison en sera dans la mémoire la même
p99
que celle des odeurs. Mais les sons ayant, par
leur nature, et par celle de l' organe, un lien
beaucoup plus fort, la mémoire en conservera plus
facilement la succession.
PARTIE 1 CHAPITRE 9
de l' odorat et de l' ouie réunis.
ces deux sens réunis ne donnent l' ie d' aucune
chose extérieure. Dès que ses sens pris séparément,
ne donnent pas à notre statue l' ie de quelque
chose d' extérieur, ils ne la lui donneront pas
davantage après leur réunion. Elle ne soupçonnera
pas qu' elle ait deux organes différens.
D' abord la statue ne distingue pas les sons des
odeurs, qui viennent à elle enme tems. Si même,
au premier moment de son existence, elle entend des
sons, et sent des odeurs, elle ne saura pas encore
distinguer en elle deux
p100
manieres d' être. Les sons et les odeurs se
confondront, comme s' ils n' étoient qu' une
modification simple. Car nous venons d' observer
qu' elle ne distingue dans ses sensations que les
idées qu' elle a eu occasion de remarquer chacune
en particulier.
Elle apprend ensuite à les distinguer. Mais si elle
a considéré les sensations de l' ouie séparément
de celles de l' odorat, elle sera capable de les
distinguer, lorsqu' elle les éprouvera ensemble : car
pourvu que le plaisir de jouir de l' une, ne la
détourne pas entiérement du plaisir de jouir de
l' autre, elle reconnoîtra qu' elle est tout à la
fois ce qu' elle a été tour-à-tour. La nature de ces
sensations ne les porte pas à se confondre comme
deux odeurs : elles different trop pour n' être
pas distinges, au souvenir qui reste de chacune.
C' est donc à la moire que la statue doit
l' avantage de distinguer les impressions qui lui
sont transmises à la fois par des organes différens.
p101
Son être lui paroît acquérir une double existence.
Alors il lui semble que son être augmente, et qu' il
acquiert une double existence. Voilà donc bien du
changement dans ses jugemens d' habitude ; car avant
la réunion de l' ouie à l' odorat, elle n' avoit point
imaginé qu' elle pût être de deux manieres à la fois.
Sa mémoire est plus étendue qu' avec un seul sens.
Il est évident qu' elle s' acquerra les mêmes facultés,
que lorsqu' elle a eu séparément ces deux sens. Sa
moire y gagnera en ce que la chaîne des idées
en sera plus variée et plus étendue. Tantôt un son
lui rappelera une suite d' odeurs ; tantôt une odeur
lui rappelera une suite de sons. Mais il faut
remarquer que ces deux especes de sensations
étant réunies, sont sujettes à la même loi qu' avant
leur union ; c' est-à-dire, que les plus vives
peuvent quelquefois faire oublier les autres, et
empêcher
p102
qu' elles soient remarquées au moment même qu' elles
ont lieu.
Elle forme plus d' idées abstraites. Il me semble
encore que la statue peut avoir plus d' idées
abstraites qu' avec un seul sens. Elle ne
connoissoit en général que deux manieres d' être,
l' une agréable, l' autre désagréable : mais
actuellement qu' elle distingue les sons des odeurs,
elle ne peut s' empêcher de les considérer, comme
deux especes de modification. Peut-être encore le
bruit lui paroît-il si différent des sons
harmonieux, que si on pouvoit lui faire comprendre
que ses sensations lui sont transmises par des
organes ; elle pourroit bien imaginer avoir trois
sens ; un pour les odeurs, un autre pour le bruit,
et un troisieme pour les sons harmonieux.
PARTIE 1 CHAPITRE 10
p103
du goût seul, et du goût joint à l' odorat et
à l' ouie.
la statue acquiert les mêmes facultés qu' avec
l' odorat. Ne donnant de sensibilité qu' à l' intérieur
de la bouche de notre statue, je ne saurois lui
faire prendre aucune nourriture : mais je suppose
que l' air lui apporte à mon gtoutes sortes de
saveurs, et soit propre à la nourrir toutes les fois
que je le jugerai nécessaire.
Elle acquerra lesmes facultés qu' avec l' ouie ou
l' odorat ; et parce que sa bouche est aux saveurs,
ce que le nez est aux odeurs, et l' oreille au
bruit ; plusieurs saveurs réunies lui paroîtront
comme une seule, et elle ne les distinguera,
qu' autant qu' elles se succéderont.
p104
Le goût contribue plus que l' odorat et que l' ouie,
à son bonheur et à son malheur. Le goût peut
ordinairement contribuer plus que l' odorat, à son
bonheur et à son malheur : car les saveurs
affectent communément avec plus de force que les
odeurs.
Il y contribue même encore plus que les sons
harmonieux ; parce que le besoin de nourriture
lui rend les saveurs plus nécessaires, et par
conséquent les lui fait goûter avec plus de vivacité.
La fin pourra la rendre malheureuse : mais dès
qu' elle aura remarqué les sensations propres à
l' appaiser, elle y déterminera davantage son
attention, les desirera avec plus de violence, et
en jouira avec plus de délice.
Discernement qu' elle fait des sensations qu' ils lui
transmettent. Si nous réunissons le goût à l' ouie
et à l' odorat, la statue parviendra à démêler les
sensations, qu' ils lui transmettent à la fois,
lorsqu' elle aura appris
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à les connoître pament ; pourvu néanmoins que
son attention se partage à peu près également entre
elles : ainsi voilà son existence en quelque sorte
triplée.
Il est vrai qu' il ne lui sera pas toujours aussi
aisé de faire la différence d' une saveur à une
odeur, que d' une saveur à un son. L' odorat et le
goût ont une si grande analogie, que leurs
sensations doivent quelquefois se confondre.
Le goût peut nuire aux autres sens. Comme nous
venons de voir que les saveurs doivent l' intéresser
plus que toute autre sensation ; elle s' en
occupera d' autant plus, que sa faim sera plus
grande. Le goût pourra donc nuire aux autres sens,
jusqu' à la rendre insensible aux odeurs et à
l' harmonie.
p106
Avantages résultans de la réunion de ces sens. La
union de ces sens étendra, et variera davantage
la chaîne de ses idées, augmentera le nombre de ses
desirs, et lui fera contracter de nouvelles
habitudes.
Doute sur leurs effets. Cependant il est très-difficile
de déterminer jusqu' à quel point la statue pourra
distinguer les manieres d' être qu' elle leur doit.
Peut-être son discernement est-il moins étendu
que je ne l' imagine, peut-être l' est-il davantage.
Pour en juger, il faudroit se mettre tout-à-fait
à sa place, et sepouiller entiérement de toutes
ses habitudes : mais je ne me flatte pas d' y avoir
toujours réussi.
L' habitude de rapporter chaque espece de sensation
à un organe particulier, doit beaucoup contribuer
à nous en faire faire
p107
la différence : sans elle, peut-être que nos
sensations seroient une espece de cahos pour nous.
En ce cas, le discernement de la statue seroit
fort borné.
Mais il faut remarquer que l' incertitude, ou la
fausseté même de quelques conjectures, ne sauroit
nuire au fond de cet ouvrage. Quand j' observe
cette statue, c' est moins pour m' assurer de ce
qui se passe en elle, que pour découvrir ce qui
se passe en nous. Je puis me tromper, en lui
attribuant des opérations, dont elle n' est pas
encore capable ; mais de pareilles erreurs ne
tirent pas à conséquence, si elles mettent le
lecteur en état d' observer comment ces opérations
s' exécutent en lui-même.
PARTIE 1 CHAPITRE 11
p108
d' un homme borné au sens de la vue.
préjugés et considérations qui le combattent. Il
paroîtra sans doute extraordinaire à bien des
lecteurs de dire, que l' oeil est par lui-même
incapable de voir un espace hors de lui. Nous nous
sommes fait une si grande habitude de juger à la
vue des objets qui nous environnent, que nous
n' imaginons pas comment nous n' en aurions pas jugé,
au premier moment que nos yeux se sont ouverts à la
lumiere.
La raison a bien peu de force, et ses progrès sont
bien lents, lorsqu' elle a à détruire des erreurs,
dont personne n' a pu s' exempter ; et qui ayant
commenavec le premierveloppement des sens,
cachent leur origine dans des tems, dont nous ne
conservons aucun souvenir. D' abord
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on pense que nous avons toujours vu comme nous
voyons ; que toutes nos idées sont nées avec nous ;
et nos premieres années sont comme cet âge
fabuleux des poëtes, où l' on suppose que les
dieux ont donné à l' homme toutes les connoissances,
qu' il ne se souvient pas d' avoir acquises par
lui-même.
Si un philosophe soupçonne que toutes nos
connoissances pourroient bien tirer leur origine
des sens, aussi-tôt les esprits sevoltent contre
une opinion qui leur paroît si étrange. Quelle est
la couleur de la pensée, lui demande t-on, pour
venir à l' ame par la vue ? Qu' elle en est la
saveur, qu' elle en est l' odeur, etc. Pour être dûe
au goût, à l' odorat ? Etc. Enfin, on l' accable de
mille difficultés de cette sorte, avec toute la
confiance que donne un préjugé généralement reçu.
Le philosophe, qui s' est hâté de prononcer, avant
d' avoir démêlé la génération de toutes nos idées,
est embarrassé ; on ne doute pas que
p110
ce ne soit une preuve de la fausseté de son sentiment.
La philosophie fait un nouveau pas : elle découvre
que nos sensations ne sont pas les qualités mêmes
des objets, et qu' au contraire elles ne sont que
des modifications de notre ame. Elle examine chaque
sensation en particulier ; et comme elle trouve peu
de difficultés dans cette recherche, elle paroît à
peine faire une découverte.
De-là il étoit aisé de conclure que nous
n' appercevons rien qu' en nous-mêmes ; et que par
conséquent un homme bor à l' odorat, n' eût été
qu' odeur ; borné au goût, saveur ; à l' ouie, bruit
ou son ; à la vue, lumiere et couleur. Alors le plus
difficile eût été d' imaginer comment nous contractons
l' habitude de rapporter au-dehors des sensations,
qui sont en nous. En effet, il paroît bien
étonnant qu' avec des sens, qui n' éprouvent rien
qu' en eux-mêmes, et qui n' ont aucun moyen pour
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soupçonner un espace au-dehors, on t rapporter
ses sensations aux objets qui les occasionnent.
Comment le sentiment peut-il s' étendre au-delà de
l' organe, qui l' éprouve, et qui le limite ?
Mais en considérant les propriétés du toucher, on
eût reconnu qu' il est capable de découvrir cet
espace, et d' apprendre aux autres sens à rapporter
leurs sensations aux corps qui y sont répandus.
Dès-lors les personnes mêmes, que le pjugé
éloignoit davantage de cette vérité, eussent
commenà former au moins quelque doute. On seroit
tombé d' accord qu' avec l' odorat, ou le goût, on ne
se seroit cru qu' odeur, ou saveur. L' ouie eût
souffert un peu plus de difficulté, par l' habitude
nous sommes d' entendre le bruit, comme s' il
étoit hors de nous. Mais ce sens a tant de peine à
juger des distances et des situations, et il s' y
trompe si souvent, qu' on fut enfin convenu, qu' il
n' en juge point par lui-me. On l' eût regar
comme un éleve, qui a mal retenu les leçons du
toucher.
p112
Mais la vue, comment aura-t-elle pû être instruite
par le tact, elle qui juge des distances auxquelles
il ne peut atteindre ; elle qui embrasse en un
instant des objets, qu' il ne parcourt que lentement,
ou dont même il ne peut jamais saisir l' ensemble ?
L' analogie eût pû faire présumer qu' il doit en être
d' elle comme des autres sens : l' impression de la
lumiere, la sensation étant toute dans les yeux,
l' on pouvoit conjecturer qu' ils doivent ne voir
qu' en eux-mêmes, lorsqu' ils n' ont point encore appris
à rapporter leurs sensations au-dehors. En effet,
s' ils ne voyoient que comme ils sentent, pourroient-ils
soupçonner qu' il y a un espace, et dans cet espace
des objets qui agissent sur eux ?
On eût donc supposé qu' ils n' ont par eux-mêmes
connoissance que de la lumiere et des couleurs ; et
après avoir dans cette hypothese rendu raison de
tous les phénomenes, après avoir expliqué comment
avec le secours du tact, ils parviennent à juger des
objets qui sont dans
p113
l' espace ; il n' eût manq que des expériences,
pour achever de détruire tous nos préjus.
On doit rendre à M Molineux la justice d' avoir
le premier formé des conjectures sur la question
que nous traitons. Il communiqua sa pensée à un
philosophe ; c' étoit le seul moyen de se faire
un partisan. Locke convint avec lui qu' un
aveugle-né, dont les yeux s' ouvriroient à la
lumiere, ne distingueroit pas à la vue un globe
d' un cube. Cette conjecture a été depuis confirmée
par les expériences de M Cheselden, auxquelles
elle a donné occasion ; et il me semble qu' on peut
aujourd' hui démêler à-peu-près ce qui appartient aux
yeux, et ce qu' ils doivent au tact.
La statue n' apperçoit les couleurs que comme des
manieres d' être d' elle-même. Je crois donc être
autorisé à dire que notre statue ne voit que de la
lumiere et des couleurs, qu' elle ne peut
p114
pas juger qu' il y a quelque chose hors d' elle.
Cela étant, elle n' apperçoit dans l' action des
rayons, que des manieres d' être d' elle-même. Elle
est avec ce sens, comme elle a été avec ceux, dont
nous avons déjà examiné les effets ; et elle
acquiert les mêmes facultés.
Au premier instant, elle les voit confusément. Si dès
le premier instant elle apperçoit également plusieurs
couleurs, il me semble qu' elle n' en peut encore
remarquer aucune en particulier : son attention
trop partagée les embrasse confusément. Voyons
comment elle peut apprendre à les démêler.
Comment elle les discerne ensuite les unes après
les autres. L' oeil est de tous les sens celui,
dont nous connoissons le mieux le méchanisme.
Plusieurs expériences nous ont appris à suivre
les rayons de la lumiere jusques
p115
sur la rétine ; et nous savons qu' ils y font des
impressions distinctes. à larité, nous ignorons
comment ces impressions se transmettent par le
nerf optique jusqu' à l' ame. Mais il paroît hors
de doute, qu' elles y arrivent sans confusion :
car l' auteur de la nature auroit-il pris la
précaution de les déler avec tant de soin sur
la rétine, pour permettre qu' elles se confondissent
à quelques lignes au-delà ? Et si d' ailleurs cela
arrivoit, comment l' ame apprendroit-elle jamais à
en faire la différence ?
Les couleurs sont donc par leur nature des
sensations, qui tendent à se démêler ; et voici
comment j' imagine que notre statue parviendra à
en remarquer un certain nombre.
Parmi les couleurs, qui se répandent au premier
instant dans son oeil, et qui en occupent le fond ;
il peut y en avoir une qu' elle distingue d' une
maniere particuliere, qu' elle voit comme à part :
ce sera celle à laquelle le plaisir déterminera
p116
son attention avec un certain degré de vivacité.
Si elle ne la remarquoit pas plus que les autres,
elle ne la mêleroit point encore. C' est ainsi
que nous ne discernerions rien dans une campagne,
nous voudrions tout voir à la fois et également.
Si elle en pouvoit considérer avec la même vivacité
deux ensemble, elle les remarqueroit avec la même
facilité qu' une seule ; si elle en pouvoit consirer
trois de la sorte, elle les remarqueroit également.
Mais c' est de quoi elle ne me paroît pas encore
capable : il faut que le plaisir de les considérer
l' une après l' autre, la prépare au plaisir d' en
considérer plusieurs à la fois.
Il est vraisemblable qu' elle est par rapport à deux
ou trois couleurs, qui s' offrent à elle avec quantité
d' autres ; comme nous sommes nous-mêmes par rapport
à un tableau un peu composé, et dont le sujet ne
nous est pas familier. D' abord nous en appercevons
les détails confusément. Ensuite nos yeux se fixent
sur une
p117
figure, puis sur une autre ; et ce n' est qu' après
les avoir remarquées successivement, que nous
parvenons à juger de toutes ensemble.
La vue confuse du premier coup-d' oeil n' est pas
l' effet d' un nombre d' objets absolu et détermi ;
ensorte que ce qui est confus pour moi, doive
l' être pour tout autre. Elle est l' effet d' une
multitude trop grande par rapport au peu d' exercice
de mes yeux. Un peintre et moi nous voyons
également toutes les parties d' un tableau : mais
tandis qu' il les mêle rapidement, je les découvre
avec tant de peine, qu' il me semble que je voye à
chaque instant ce que je n' avois point encore vu.
Ainsi donc qu' il y a dans ce tableau plus de choses
distinctes pour ses yeux, et moins pour les miens ;
notre statue, parmi toutes les couleurs, qu' elle voit
au premier instant, n' en peut vraisemblablement
remarquer qu' une seule, puisque ses yeux n' ont
point encore été exercés.
Alors, quoique d' autres couleurs se
p118
pandent distinctement sur sa rétine, et que par
conséquent elle les voye ; elles sont aussi confuses
à son égard, que si elles se confondoientellement.
Tant qu' elle est toute entiere à la couleur qu' elle
remarque, elle n' a donc proprement aucune
connoissance des autres. Cependant ses yeux se
fatiguent, soit parce que cette couleur agit
avec vivacité, soit parce qu' ils ne sauroient
demeurer sans quelque effort dans la situation qui
les fixe sur elle. Ils en changent donc par un
mouvement machinal : ils en changent encore, s' ils
sont par hasard frappés d' une couleur trop vive
pour leur plaire ; et ils ne s' artent, que
lorsqu' ils en rencontrent une qui leur est plus
agréable, parce qu' elle est un repos pour eux.
Après quelque tems, ils se fatiguent encore, et
ils passent à une couleur moins vive. Ainsi ils
arriveront par degrés à mettre leur plus grand
plaisir à ne remarquer que du noir. Enfin, la
lassitude peut être portée à un tel point,
p119
qu' ils se fermeront tout-à-fait à la lumiere.
Si notre statue ayant délé les couleurs dans
cet ordre successif, n' en pouvoit jamais remarquer
plusieurs en même-tems, elle seroit pcisément
avec la vue, comme elle a été avec l' odorat. Car
quoique jusqu' ici elle en ait toujours vu plusieurs
ensemble, toutes celles qu' elle n' a pas remarquées,
sont à son égard, comme si elle ne les avoit point
vues : elle n' en peut tenir aucun compte. Mais il
me paroît qu' elle doit apprendre à enler
plusieurs à la fois.
Comment elle en discerne plusieurs à la fois. Le
rouge, je le suppose, est la premiere couleur, qui
l' a frappée davantage, et qu' elle a remarquée. Son
oeil étant fatigué, il change de situation, et il
rencontre une autre couleur, du jaune, par
exemple : elle se plaît à cette nouvelle maniere
d' être ; mais elle n' oublie pas le rouge, ni le
plaisir qu' il lui a fait.
p120
Son attention se partage donc entre ces deux
couleurs : si elle remarque le jaune, comme une
maniere d' être qu' elle éprouve actuellement ; elle
remarque le rouge, comme une maniere d' être qu' elle
a éprouvée.
Mais le rouge ne peut pas attirer son attention,
et continuer de ne lui paroître que comme une
maniere d' être, qui n' est plus ; si la sensation,
comme je le suppose, lui en est aussi présente
que celle du jaune. Après s' être rappelé qu' elle
a été rouge et jaune successivement ; elle remarque
donc qu' elle est rouge et jaune tout à la fois.
Qu' ensuite son oeil fatigué se porte sur une
troisieme couleur, sur du verd, par exemple, son
attention déterminée à cette maniere d' être, se
détourne des deux premieres. Cependant elle n' y
est pasterminée, au point de lui faire tout-à-fait
oublier ce qu' elle a été. Elle remarque donc encore
le rouge et le jaune,
p121
comme deux manieres d' être, qui ont précédé.
Ce souvenir prend sur l' attention, à proportion
que l' organe, fixé sur le verd, se fatigue.
Insensiblement il y a à peu près autant de part
que la couleur actuellement remarquée : ainsi la
statue démêle qu' elle a été du rouge et du jaune
avec la même vivacité qu' elle démêle qu' elle est
du verd. Dès-lors elle remarque qu' elle est
tout à la fois ces trois couleurs. Et comment se
borneroit-elle à en considérer deux comme passées ;
lorsque ces sensations sont toutes trois en
me-tems dans ses yeux, et qu' elles y sont d' une
maniere distincte ?
C' est donc par le secours de la mémoire que l' oeil
parvient à remarquer jusqu' à deux ou trois couleurs,
qui se présentent ensemble. Si lorsqu' il remarque
la seconde, la premiere s' oublioit totalement,
jamais il ne parviendroit à juger qu' il est tout
à la fois de deux manieres. Mais dès que
p122
le souvenir en reste, l' attention se partage entre
l' une et l' autre ; et aussi-tôt qu' il a remarqué
qu' il a été successivement de deux manieres, il
juge qu' il est de deux tout-à-la-fois.
Bornes de son discernement à ce sujet. Comme nous
lui avons appris à conntre successivement trois
couleurs, nous lui apprendrons à en connoître un
plus grand nombre. Mais dans toute cette succession
il ne s' en représentera jamais que trois
distinctement : car les idées de notre statue sur
les nombres ne sont pas plus étendues, qu' elles
l' étoient avec l' odorat.
Si nous lui offrons ensuite toutes ces couleurs
ensemble, elle n' en démêlera également que trois
à la fois, et elle ne pourra déterminer le nombre des
autres. Ayant démontré que l' oeil a besoin de la
moire pour les distinguer, il est hors
p123
de doute qu' il n' en distinguera pas plus que la
moire même.
Elle a avec ce sens un moyen de plus pour se
procurer ce qu' elle desire. Notre statue portant
la vue d' une couleur à une autre, ne jouit pas
toujours de la maniere d' être, qu' elle se souvient
lui avoir été plus agréable. Son imagination faisant
effort, pour lui repsenter vivement l' objet de
son desir, ne peut manquer d' agir sur les yeux. Elle
y produit donc à leur insçu un mouvement, qui leur
fait parcourir plusieurs couleurs, jusqu' à ce qu' ils
ayent rencontré celle qu' ils cherchent. La statue
a par conséquent avec ce sens un moyen de plus
qu' avec les précédens, pour obtenir la jouissance
de ce qu' elle desire. Il se pourrame qu' ayant
d' abord retrouvé, comme par hasard, une couleur,
ses yeux prennent l' habitude du mouvement propre
à la leur faire retrouver encore : et cela arrivera,
p124
pourvu que les objets qui leur sont présens, ne
changent pas de situation.
Comment elle se sent en quelque sorte étendue. Les
couleurs se distinguent à nos yeux, parce qu' elles
paroissent former une surface, dont elles occupent
chacune une partie. Notre statue jugeant qu' elle
est tout-à-la-fois plusieurs couleurs, se
sentiroit-elle donc comme une espece de surface
colorée ?
Avec les autres sens nous l' avons vue odeur, son,
saveur, c' étoit là une existence bien légere :
actuellement elle deviendroit une espece de
surface ; cette existence seroit bien légere encore :
mais elle n' est pas même une surface.
L' idée de l' étendue suppose la perception de
plusieurs choses les unes hors des autres. Or, on
ne peut refuser cette perception à la statue ;
car elle sent qu' elle se répete hors d' elle-même,
autant de fois
p125
qu' il y a de couleurs qui la modifient. En tant
qu' elle est le rouge, elle se sent hors du verd ;
en tant qu' elle est le verd, elle se sent hors du
rouge ; et ainsi du reste.
Mais pour avoir l' idée distincte et précise d' une
grandeur, il faut voir comment les choses apperçues
les unes hors des autres, se lient, se terminent
mutuellement ; et comment toutes ensemble elles ont
des bornes qui les circonscrivent.
Or, le moi de la statue ne sauroit se sentir
circonscrit dans des limites ; il faudroit pour cela
qu' il connût quelque chose hors de lui-même.
Mais ne pourra-t-il pas se sentir au moins terminé
dans une couleur ? Qu' il soit modifié par une
surface bleue lirée de blanc, ne s' appercevra-t-il
pas comme un bleu terminé ? On seroit d' abord tenté
de le croire ; cependant le sentiment contraire est
beaucoup plus vraisemblable.
La statue ne peut se sentir étendue à
p126
l' occasion de cette surface, qu' autant que chaque
partie lui donne la même modification : chacune
doit produire la sensation du bleu. Mais si elle
est modifiée de la même maniere par un pied de cette
surface, par un pouce, par une ligne, etc. Elle ne
peut pas se représenter dans cette modification une
grandeur plutôt qu' une autre. Elle ne s' en
représente donc aucune. Une sensation de couleur
ne porte donc pas avec elle une idée d' étendue.
Il est vrai que cette sensation est répétée autant
de fois qu' il y a de parties sensibles sur cette
surface : mais pétée plusieurs fois ou produite
une seule, elle n' est jamais qu' une maniere d' être ;
et la statue ne sauroit se douter de cette
pétition. Chaque couleur ne lui paroîtra étendue,
que quand le tact ayant instruit la vue, ses yeux
se seront fait une habitude de rapporter sur toutes
les parties d' une surface la modification simple et
unique, qu' elles répetent chacune dans l' être sentant.
p127
Mais actuellement qu' elle ne regarde une couleur,
que comme une de ses manieres d' être, je n' imagine
pas comment elle pourroit la sentir étendue.
Nous n' avons point de terme, pour rendre avec
précision le sentiment, qu' a d' elle-même la statue
modifiée par plusieurs couleurs à la fois. Mais
enfin elle connoît qu' elle existe de plusieurs
manieres ; elle s' apperçoit en quelque sorte
comme un point coloré, au-delà duquel il en est
d' autres, elle se retrouve ; et à cet égard,
on peut dire qu' elle se sent étendue. Mais
puisqu' elle ne peut pas déterminer le nombre des
couleurs qui la modifient en me tems, puisque
ces couleurs ne se terminent point mutuellement, et
que toutes ensemble elles ne sauroient être
circonscrites ; il faut conclure que le sentiment
qu' elle a de son étendue est vague, qu' il ne
marque de bornes nulle part. Elle se sent comme un
être qui se multiplie sans fin ; et ne
p128
connoissant rien au-delà, elle est par rapport à
elle comme si elle étoit immense : elle est
par-tout, elle est tout.
Elle n' a point d' idée de figure. Dans une idée
aussi imparfaite de l' étendue, on ne sauroit se
représenter aucune trace de figures, aucune
grandeur terminée. Cela est évident. Mais quand
me on supposeroit, contre ce que nous venons de
dire, que chaque couleur considérée comme une
modification de l' ame, peut représenter une
étendue figurée, il me semble que la statue ne se
feroit encore l' idée d' aucune figure.
Pour en être convaincu, l faut se rappeler le
principe que nous avons établi, et qui est consta
par notre expérience. C' est que nous n' avons pas
toutes les idées que nos sensations renferment ;
nous n' avons que celles que nous y savons remarquer.
Ainsi nous voyons tous lesmes objets ; mais
parce que nous n' avons pas
p129
le même plaisir, le même intérêt à les observer,
nous en avons chacun des ies bien différentes.
Vous remarquez ce qui m' échappe, et souvent lorsque
vous en pouvez rendre un compte exact, je suis
moi-même comme si je n' avois rien vu.
Or, la lumiere et les couleurs étant le côté le
plus sensible, parla statue se connoît, par
elle jouit d' elle-même ; elle sera plus portée à
considérer ses modifications, comme éclairées et
colorées, que comme figurées. Toute occupée à
juger des couleurs, par les nuances, qui les
distinguent, elle ne pensera donc pas aux
différentes manieres, dont nous les supposons
termies.
D' ailleurs il ne suffit pas à l' oeil de voir toute
une figure, pour s' en former une idée ; comme il
lui suffit de voir une couleur, pour la connoître.
Il ne saisit l' ensemble de la plus simple, qu' après
en avoir parcouru toutes les parties. Il lui faut un
p130
jugement pour chacune en particulier, et un autre
jugement pour les réunir : il faut se dire, voilà
un côté, en voilà un second, en voilà un
troisieme ; voilà l' intervalle qui les pare, et
de tout cela résulte ce triangle.
Ainsi donc que les yeux n' ont appris à démêler trois
couleurs à la fois, que parce que les ayant
considérées successivement, ils les remarquent dans
l' impression qu' elles font ensemble : de même, ils
n' apprendront à démêler les trois côtés d' un
triangle, qu' autant que les ayant remarqués l' un
après l' autre, ils les remarqueront tous ensemble,
et jugeront de la maniere dont ils se réunissent.
Mais c' est là un jugement que la statue n' aura
point occasion de former.
Les figures, nous le supposons, sont renfermées
dans les sensations qu' elle éprouve. Mais notre
expérience nous démontre assez que nous n' avons pas
toutes les idées que nos sensations portent avec
elles. Nos
p131
connoissances se bornent uniquement aux idées que
nous avons appris à remarquer : nos besoins sont la
seule cause quitermine notre attention aux unes
plutôt qu' aux autres ; et celles qui demandent un
plus grand nombre de jugemens, sont aussi celles
que nous acquérons les dernieres. Or, je
n' imagine pas quelle sorte de besoin pourroit
engager notre statue à former tous les jugemens
nécessaires, pour avoir l' idée de la figure la
plus simple.
D' ailleurs quel heureux hasard gleroit le
mouvement de ses yeux, pour leur en faire suivre
le contour ? Et lors même qu' ils le suivroient,
comment pourroit-elle s' assurer de ne pas passer
continuellement d' une figure à une autre ? à quoi
pourra-t-elle juger que trois côtés, qu' elle a vus
l' un après l' autre, forment un triangle ? Il est
bien plus vraisemblable que sa vue obéissant
uniquement à l' action de la lumiere, errera dans
un chaos de figures :
p132
tableau mouvant, dont les parties lui échapent
tour-à-tour.
Il est vrai que nous ne remarquons pas les
jugemens que nous portons, pour saisir l' ensemble
d' un cercle, ou d' un quarré. Mais nous ne
remarquons pas davantage ceux qui nous font voir
les couleurs hors de nous. Cependant il sera
démontré que cette apparence est l' effet de certains
jugemens que l' habitude nous a rendu familiers.
Qu' on nous offre un tableau fort composé, l' étude
que nous en faisons, ne nous échappe pas : nous
nous appercevons que nous comptons les personnages,
que nous en parcourons les attitudes, les traits,
que nous portons sur toutes ces choses une suite
de jugemens, et que ce n' est qu' après toutes ces
opérations, que nous les embrassons d' un même
coup-d' oeil. Or, les yeux de notre statue seroient
obligés de faire, pour voir une figure entiere, ce
que les nôtres font, pour voir un tableau entier.
Nous l' avons fait
p133
sans doute nous mêmes la premiere fois que nous
avons appris à voir un quarré. Mais aujourd' hui
la rapidité avec laquelle nous en parcourons par
habitude les côtés, ne nous permet plus de nous
appercevoir de la suite de nos jugemens. Il est
raisonnable de penser, que lorsque nos yeux n' étoient
point exercés, ils ont été dans la nécessité de se
conduire, pour voir les objets les plus simples,
comme ils se conduisent actuellement, pour en voir
de plus composés.
Elle n' a point d' idée de situation ni de mouvement.
Nous ne jugeons des situations, que parce que nous
voyons les objets dans un lieu, ils occupent
chacun un espace termi; et nous ne jugeons
du mouvement, que parce que nous les voyons changer
de situation. Or, la statue ne sauroit rien
observer de semblable dans les sensations qui la
modifient. Si
p134
c' est au tact à donner de l' étendue à chaque
couleur, c' est encore à lui à leur donner la
propriété de représenter des situations et du
mouvement.
N' ayant qu' une idée confuse et indétermie
d' étendue, privée de toute idée de figure, de
lieu, de situation et de mouvement, la statue
sent seulement qu' elle existe de bien des manieres.
Si plusieurs objets changent de place sans disparoître
à ses yeux, elle continue d' être les mêmes couleurs
qu' elle étoit auparavant. Le seul changement qu' elle
peut éprouver, c' est d' être plus sensiblement
tantôt l' une tantôt l' autre, suivant les différentes
situations, par où le mouvement fait passer les
objets : étant tout-à-la-fois par exemple, le
jaune, le pourpre et le blanc ; elle sera dans un
moment plus le jaune ; dans un autre, plus le
pourpre ; et dans un troisieme plus le blanc.
PARTIE 1 CHAPITRE 12
p135
de la vue avec l' odorat, l' ouie et le gout.
effets produits par la réunion de ces sens. La
union de la vue, de l' odorat, de l' ouie et du
goût, augmente le nombre des manieres d' être de
notre statue : la chaîne de ses idées en est plus
étendue et plus variée : les objets de son
attention, de ses desirs et de sa jouissance se
multiplient ; elle remarque une nouvelle classe
de ses modifications, et il lui semble qu' elle
apperçoit en elle une multitude d' êtres tout
différens. Mais elle continue à ne voir qu' elle,
et rien ne la peut encore arracher à elle-même,
pour la porter au-dehors.
Ignorance d' où la statue ne peut sortir. Elle ne
soupçonne donc pas qu' elle
p136
doive ses manieres d' être à des causes étrangeres ;
elle ignore qu' elles lui viennent par quatre sens.
Elle voit, elle sent, elle gte, elle entend,
sans savoir qu' elle a des yeux, un nez, une bouche,
des oreilles : elle ne sait pas qu' elle a un corps.
Enfin, elle ne remarque qu' elle éprouve ensemble
ces différentes especes de sensations, qu' après
les avoir étudiées séparément.
Jugemens qu' elle pourroit porter. Si, supposant
qu' elle est continûment la même couleur, nous
faisions sucder en elle les odeurs, les saveurs et
les sons, elle se regarderoit comme une couleur,
qui est successivement odoriférante, savoureuse et
sonore. Elle se regarderoit comme une odeur
savoureuse, sonore et colorée, si elle étoit
constamment la me odeur ; il faut faire la même
observation sur toutes les suppositions de cette
espece. Car c' est dans la maniere d' être, elle
p137
se retrouve toujours, qu' elle doit sentir ce
moi , qui lui paroît le sujet de toutes les
modifications, dont elle est susceptible.
Or, quand nous sommes portés à regarder l' étendue,
comme le sujet de toutes les qualités sensibles,
est-ce parce qu' en effet elle en est le sujet, ou
seulement parce que cette idée étant toujours,
par une habitude que nous avons contractée,
par-tout les autres sont ; et étant la même,
quoique les autres varient, elle paroît en être
modifiée, sans l' être ?
De me, quand des philosophes assurent qu' il n' y a
que de l' étendue, est-ce qu' il n' existe point d' autre
substance ? Est-ceme que l' étendue en est une ?
Ou n' en jugent-ils ainsi que parce que cette idée
leur est familiere, et qu' ils la retrouvent
par-tout ? La statue auroit autant de raison de
croire qu' elle n' est qu' une couleur, ou qu' une
odeur ; et que cette couleur,
p138
ou cette odeur est son être, sa substance. Mais ce
n' est pas le lieu de m' arrêter sur de pareils
systêmes ; et c' est assez lesfuter, que de faire
voir qu' ils ne sont pas mieux fondés que les
jugemens que nous venons de faire porter à notre
statue.
PARTIE 2
p139
du toucher, ou du seul sens qui juge par lui-même
des objets extérieurs.
PARTIE 2 CHAPITRE 1
du moindre degré de sentiment, où l' on peut
duire un homme borné au sens du toucher.
sentiment fondamental de la statue. Notre statue
privée de l' odorat, de l' ouie, du goût, de la vue,
et bore au sens du toucher, existe d' abord
par le sentiment qu' elle a de l' action des
p140
parties de son corps les unes sur les autres, et
sur-tout des mouvemens de la respiration : voi
le moindre degré de sentiment, où l' on puisse la
duire. Je l' appelerai sentiment fondamental ;
parce que c' est à ce jeu de la machine que commence
la vie de l' animal : elle en dépend uniquement.
Il est susceptible de modification. étant exposée
ensuite aux impressions de l' air environnant, et
de tout ce qui peut la heurter, son sentiment
fondamental est susceptible de bien des
modifications dans toutes les parties du corps.
Il est la même chose que le moi . Enfin, nous
remarquerons qu' elle pourroit dire moi ,
aussi-tôt qu' il est arrivé quelque changement à son
sentiment fondamental. Ce sentiment et son moi
ne sont, par conséquent, dans l' origine, qu' une
me chose ; et pour découvrir ce dont elle peut
être capable avec le seul secours du tact, il suffit
d' observer
p141
les différentes manieres, dont le sentiment
fondamental, ou le moi , peut être modifié.
PARTIE 2 CHAPITRE 2
cet homme borné au moindre degré de sentiment,
n' a aucune idée d' étendue, ni de mouvement.
existence bornée au sentiment fondamental. Si notre
statue n' est frappée par aucun corps, et si nous
la plaçons dans un air tranquille, tempéré, et où
elle ne sente ni augmenter, ni diminuer sa chaleur
naturelle ; elle sera bornée au sentiment
fondamental, et elle ne connoîtra son existence que
par l' impression confuse, qui résulte du mouvement,
auquel elle doit la vie.
Ce sentiment ne donne aucune idée d' étendue. Ce
sentiment est uniforme
p142
et par conséquent simple à son égard ; elle n' y
sauroit remarquer les différentes parties de son
corps. Elle ne les sent donc point les unes hors
des autres. Elle est comme si elle n' existoit que
dans un point, et il ne lui est pas encore possible
de découvrir qu' elle est étendue.
p143
Devenu plus vif, il n' en donne point encore. Rendons
ce sentiment plus vif ; mais conservons-lui son
uniformité ; échauffons, par exemple, l' air, ou
refroidissons-le, elle aura de tout son corps une
sensation égale de chaud, ou de froid ; et je ne
vois pas qu' il en résulte autre chose, sinon qu' elle
sentira plus vivement son existence. Car une seule
sensation, quelque vive qu' elle soit, ne peut pas
donner une ie d' étendue à un être, qui ne sachant
p144
pas qu' il est étendu lui-même, n' a pas appris à
étendre cette sensation, en la rapportant aux
différentes parties de son corps.
Par conséquent, si notre statue ne vivoit que par
une suite de sentimens uniformes, elle seroit aussi
bornée dans ses opérations et dans ses connoissances
qu' elle l' a été avec le sens de l' odorat.
Il peut même n' en pas donner, quoique modifié. Si je
la frappe successivement à la tête et aux pieds, je
modifie à diverses reprises son sentiment
fondamental : mais ces modifications sont elles-mes
uniformes. Aucune ne lui peut donc faire remarquer
qu' elle est étendue. On demandera peut-être, si
étant frappée tout-à-la-fois à la tête et aux pieds,
elle ne sentira pas que ces modifications sont
distantes.
Lorsque je la touche, ou la sensation qu' elle
éprouve, occupe si fort sa capacité
p145
de sentir, qu' elle attire l' attention toute entiere ;
ou l' attention continue encore de se porter au
sentiment fondamental des autres parties. Dans le
premier cas, notre statue ne sauroit se représenter
un intervalle entre sa tête et ses pieds ; car
elle ne remarque point ce qui les sépare. Dans le
second, elle ne le peut pas davantage ; puisque le
sentiment fondamental ne donne aucune idée d' étendue.
Dans cet état, la statue n' a point d' idée de
mouvement. J' agite son bras, et son moi roit
une nouvelle modification : acquerra-t-elle donc
une idée de mouvement ? Non, sans doute, car elle
ne sait pas encore qu' elle a un bras, qu' il occupe
un lieu, ni qu' il en peut changer. Ce qui lui arrive
en ce moment, c' est de sentir plus particulierement
son existence dans la sensation que je lui donne,
sans jamais pouvoir se rendre raison de ce qu' elle
éprouve.
Il en sera de même, si je la transporte
p146
dans les airs. Tout alors se réduit en elle à une
impression, qui modifie le sentiment fondamental
tout entier ; et elle ne peut encore apprendre
qu' elle a un corps qui se meut.
PARTIE 2 CHAPITRE 3
comment cet homme demeurant immobile, commence
à se sentir en quelque sorte étendu.
la statue ne démêle les sensations qu' elle éprouve
à la fois, qu' après les avoir remarquées
successivement. Que le sentiment de notre statue
cesse d' être uniforme ; et modifions-le en
me-tems avec la même vivacité ; mais différemment
dans toutes les parties de son corps ; il me paroît
qu' elle n' aura point encore d' idée d' étendue. Ces
sensations venant à la fois, il en résulte
p147
un sentiment confus, où la statue ne les sauroit
démêler ; parce que ne les ayant pas encore
remarquées l' une après l' autre, elle n' a pas appris
à en remarquer plusieurs ensemble.
Mais si la chaleur et le froid se font sentir
successivement, elle les distinguera, et conservera
une idée de chacun de ces sentimens. Qu' ensuite
elle les éprouve ensemble, elle comparera
l' impression qu' lle sent avec les idées que la
moire lui rappele ; et elle reconnoîtra qu' elle
est tout-à-la-fois de deux manieres différentes.
Nous pouvons également lui donner des idées de
plusieurs autres especes de plaisir et de douleur :
car à mesure qu' elle apprendra à remarquer des
sensations qui se succedent, elle s' accoutumera à
les remarquer, lorsqu' elles viennent plusieurs
ensemble ; et elle parviendra même à en démêler
au même instant un si grand nombre, qu' il ne lui
sera pas possible de le déterminer.
p148
Supposons, par exemple, qu' elle sente en même-tems
de la chaleur à un bras, du froid à l' autre, une
douleur à la tête, un chatouillement aux pieds,
un frémissement dans les entrailles, etc. Je crois
qu' elle remarquera ces manieres d' être ; pourvu
qu' elle les ait connues parément, et qu' aucune ne
dominant sur les autres, l' attention se partage
également entre elles. Il faut appliquer ici les
principes que nous avons établis en parlant de la vue.
Sentiment qu' elle a de son étendue. Or, elle ne peut
avoir ensemble toutes ces sensations, les distinguer
et les remarquer, qu' elle ne les apperçoive en
quelque sorte les unes hors des autres. En effet,
si le sentiment, tant qu' il a été uniforme, et si
les sensations, tant qu' elles n' ont pu se démêler ;
l' ont privée de toute idée d' étendue, elles ne
l' en privent pas absolument, lorsque cette
uniformité et cette confusion cessent.
Mais cette idée, comme nous l' avons
p149
remarqué ailleurs, est tout-à-fait vague. La statue
n' apperçoit pas une grandeur absolue ; car nous ne
connoissons point de pareille grandeur : elle
n' apperçoit pas non plus une grandeur relative ;
car elle n' a pas fait les comparaisons nécessaires
à cet effet. Cette idée n' est donc pour elle que la
perception de plusieurs manieres d' être qui
coexistent, et qui se distinguent ; perception
dans laquelle elle ne sauroit trouver la notion
d' aucun corps ; parce que n' ayant encore rien
touché, elle ne sait pas que ses manieres d' être
tiennent à une matiere solide.
PARTIE 2 CHAPITRE 4
p150
comment cet homme ayant l' usage de ses mains,
commence à découvrir son corps, et apprend qu' il
y a quelque chose hors de lui.
le bras de la statue se meut. Je donne l' usage de
ses mains à notre statue : mais quelle cause
l' engagera à les mouvoir ? Ce ne peut pas être le
dessein de s' en servir. Car elle ne sait pas encore
qu' elle est composée de parties qui peuvent se
replier les unes sur les autres, ou se porter sur
les objets extérieurs. Il faudra donc qu' une
impression vive de plaisir ou de douleur contractant
ses muscles, elle agite ses bras, sans se proposer
de les agiter, sans avoir même aucune ie de ce
qu' elle fait.
Sensation à laquelle elle doit la connoissance des
corps. Je suppose qu' obéissant à ce
p151
mouvement machinal, elle porte la main sur elle-même ;
il est évident qu' elle ne couvrira qu' elle a un
corps, qu' autant qu' elle en distinguera les
différentes parties, et qu' elle se reconnoîtra
dans chacune pour le même être sentant.
Or, elle doit les distinguer à la sensation de
sistance ou de solidité, qu' elles se donnent
mutuellement, toutes les fois qu' elles se touchent.
Si portant une main chaude sur une partie froide
de son corps, elle n' éprouvoit pas cette sensation
de solidité, rien ne l' avertiroit que le chaud et
le froid appartiennent à des parties différentes ;
elle se sentiroit dans ses manieres d' être, sans y
trouver aucune consistance. Mais dès que la
sensation de solidité se joint aux deux autres, elle
sent en elle quelque chose de solide et de chaud,
qui résiste à quelque chose de solide et de froid.
Tant qu' elle a été immobile, elle n' a pu avoir
aucune idée de cette résistance : la solidité de
son corps ne lui donnoit que
p152
le sentiment uniforme, que nous nommons pesanteur.
Mais dès qu' elle se meut, se touche, ou saisit
d' autres objets, elle sent de lasistance et
de la solidité. Or, cette sensation est propre à
lui faire distinguer les choses, parce qu' au lieu
d' être uniforme, elle est modifiée différemment
par le dur, le mou, le rude, le poli ; en un mot,
par toutes les impressions, dont le tact nous rend
susceptibles ; et elle est propre encore à les lui
faire distinguer comme étendues ; parce qu' elle les
lui représente comme étantcessairement dans des
lieux différens : dès que deux choses sont solides,
chacune exclut l' autre du lieu qu' elle occupe.
Par conséquent, pour donner du corps aux manieres
d' être, il suffit que des organes mobiles et
flexibles ajoutent à chacune cette résistance et
cette solidité. Telle est sur-tout la main : dès
qu' elle touche, elle a une sensation de solidité,
qui enveloppe toutes les autres sensations qu' elle
éprouve, qui les renferme dans de certaines
p153
bornes, qui les mesure, qui les circonscrit. C' est
donc à cette sensation que commencent pour la
statue, son corps, les objets et l' espace.
à quoi elle reconnoît le sien. Elle apprend à
connoître son corps, et à se reconnoître dans toutes
les parties qui le composent ; parce qu' aussi-tôt
qu' elle porte la main sur une d' elles, le même être
sentant sepond en quelque sorte de l' une à
l' autre ; c' est moi . Qu' elle continue de se
toucher, par-tout la sensation de solidité mettra
de la résistance entre les manieres d' être, et
par-tout aussi le me être sentant sepondra,
c' est moi, c' est encore moi . Il se sent dans
toutes les parties du corps. Ainsi il ne lui arrive
plus de se confondre avec ses modifications, et de
se multiplier comme elles : il n' est plus la chaleur
et le froid, mais il sent la chaleur dans une partie,
et le froid dans une autre.
p154
Comment elle découvre qu' il y en a d' autres. Tant
que la statue ne porte les mains que sur elle-même,
elle est à son égard, comme si elle étoit tout ce
qui existe. Mais si elle touche un corps étranger,
le moi , qui se sent modifié dans la main, ne se
sent pas modifié dans ce corps. Si la main dit moi ,
elle ne reçoit pas la même réponse. La statue juge
par-là ses manieres d' être tout-à-fait hors d' elle.
Comme elle en a formé son corps, elle en forme tous
les autres objets. La sensation de solidité, qui
leur a donné de la consistance dans un cas, leur en
donne aussi dans l' autre ; avec cette différence,
que le moi , qui se répondoit, cesse de se
pondre.
à quoi se duit l' idée qu' elle a des corps. Elle
n' apperçoit donc pas les corps en eux-mêmes ; elle
n' apperçoit que ses propres sensations. Quand
plusieurs sensations distinctes et coexistantes sont
circonscrites par le toucher dans des bornes,
p155
le moi sepond à lui-même, elle prend
connoissance de son corps ; quand plusieurs
sensations distinctes et coexistantes sont
circonscrites par le toucher dans des bornes, où
le moi ne se répond pas, elle a l' idée d' un
corps différent du sien. Dans le premier cas, ses
sensations continuent d' être des qualités à elle ;
dans le second, elles deviennent les qualités d' un
objet tout différent.
Son étonnement de n' être pas tout ce qu' elle touche.
Lorsqu' elle vient d' apprendre qu' elle est quelque
chose de solide, elle est, je m' imagine, bien
étonnée de ne pas se trouver dans tout ce qu' elle
touche. Elle étend les bras, comme pour se chercher
hors d' elle ; et elle ne peut encore juger si elle
ne s' y retrouvera point : l' expérience pourra seule
l' en instruire.
Effet de cet étonnement. De cet étonnement, naît
l' inquiétude de savoir elle est, et, si j' ose
p156
m' exprimer ainsi, jusqu' elle est. Elle prend
donc, quitte et reprend tout ce qui est autour
d' elle : elle se saisit, elle se compare avec les
objets qu' elle touche ; et à mesure qu' elle se
fait des idées plus exactes, son corps, et les
objets lui paroissent se former sous ses mains.
à chaque chose qu' elle touche, elle croit toucher
tout. Mais je conjecture qu' elle sera long-tems,
avant d' imaginer quelque chose, au-delà des corps,
que sa main rencontre. Il me semble, que lorsqu' elle
commence à toucher, elle doit croire toucher tout ;
et que ce ne sera qu' après avoir passé d' un lieu
dans un autre, et avoir manié bien des objets, qu' elle
pourra soupçonner qu' il y a des corps au-delà de
ceux qu' elle saisit.
Comment elle a appris à toucher. Mais comment
apprend-elle à toucher ? C' est que des mouvemens
faits au hasard lui ayant procuré successivement
p157
des sensations agréables et désagréables, elle veut
jouir des unes, et écarter les autres. Sans doute
que dans les commencemens elle ne connoît pas encore
l' art de régler ses mouvemens. Souvent même elle
trouve ce qu' elle ne cherche pas, ou ce qu' il seroit
de son intérêt de fuir. Elle ne sait seulement pas
comment elle doit conduire sa main pour la porter sur
une partie de son corps, plutôt que sur une autre.
Elle fait des essais, elle se prend, elle réussit :
elle remarque les mouvemens qui l' ont trompée, et
elle les évite ; elle remarque ceux qui ont répondu
à ses desirs, et elle les répete. Enfin, ayant
plusieurs fois saisi, quitté, repris le même objet,
elle se fait une habitude des mouvemens propres
à le saisir encore. D' abord elle s' est dit suivant
les cas je dois rapprocher, éloigner, étendre,
élever, etc. Le bras ; ensuite elle le conduit par
habitude, sans paroître y donner aucune attention,
sans paroître former aucun jugement ; et c' est alors
qu' il y a dans le
p158
corps des mouvemens, qui correspondent aux desirs
de l' ame, c' est alors que la statue se meut à sa
volonté.
PARTIE 2 CHAPITRE 5
du plaisir, de la douleur, des besoins, et des
desirs dans un homme borné au sens du toucher.
la statue a du plaisir à démêler les différentes
parties de son corps. Donnons à notre statue
l' usage de tous ses membres ; et avant de faire
la recherche des connoissances qu' elle acquerra,
voyons quels sont ses besoins.
Les différentes especes de plaisir et de douleur
en seront la source : car il faut raisonner sur le
toucher, comme nous avons fait sur les autres sens.
D' abord son plaisir, ainsi que son existence,
p159
lui a paru concentré en un point. Mais ensuite il
s' est peu à peu étendu avec le même progrès que le
sentiment fondamental. Car elle a du plaisir à
remarquer ce sentiment, lorsqu' il se démêle dans les
parties de son corps ; pourvu qu' il ne soit
accompagné d' aucune sensation douloureuse.
à se mouvoir. Le plus grand bonheur des enfans
paroît consister à se mouvoir : les chûtes mêmes
ne les dégoûtent pas. Un bandeau sur les yeux les
chagrineroit moins qu' un lien, qui leur ôteroit
l' usage des pieds et des mains. En effet, c' est au
mouvement qu' ils doivent la conscience la plus vive
qu' ils ayent de leur existence. La vue, l' ouie, le
goût, l' odorat semblent la borner dans un organe ;
mais le mouvement la répand dans toutes les parties,
et fait jouir du corps dans toute son étendue.
Si l' exercice est pour eux le plaisir qui
p160
a le plus d' attrait, il en aura encore plus pour
notre statue : car non-seulement elle ne connoît
rien qui puisse l' en distraire ; mais encore elle
en éprouvera que le mouvement peut seul lui
procurer tous les plaisirs, dont elle est capable.
à manier les objets. Elle aimera sur-tout les corps,
qui ne l' offensent point : elle sera fort sensible
au poli et à la douceur de leur surface : et elle
se plaira à y trouver au besoin de la fraîcheur ou
de la chaleur.
Tantôt les objets lui feront plus de plaisir,
à proportion qu' elle les maniera plus facilement :
tels sont ceux qui par leur grandeur et leur figure
s' accommoderont mieux à l' étendue et à la forme
de sa main. D' autres fois ils lui plairont par
l' étonnement où elle sera de leur volume, et par
la difficulté de les manier. La surprise, que lui
donnera, par exemple, l' espace qu' elle découvrira
autour d' elle, contribuera à lui rendre agréable le
transport
p161
de son corps d' un lieu dans un autre.
La solidité et la fluidité, la dureté et la mollesse,
le mouvement et le repos, seront pour elle des
sentimens agréables : car plus ils contrastent,
plus ils attirent son attention, et se font
remarquer.
à s' en faire des idées. Mais ce qui deviendra pour
elle une source de plaisirs, c' est l' habitude
qu' elle se fera de comparer et de juger. Alors elle
ne touchera pas les objets pour le seul plaisir de
les manier ; elle en voudra connoître les rapports,
et elle passera par autant de sentimens agréables,
qu' elle se formera d' idées nouvelles. En un mot, les
plaisirs naîtront sous ses mains, sous ses pas. Ils
augmenteront, ils se multiplieront, jusqu' à ce que
ses forces soient excédées. Alors ils commenceront
à être mêlés de fatigue ; peu à peu ils
s' évanouiront ; enfin il ne lui restera plus que de
la lassitude, et le repos deviendra son plus
grand plaisir.
p162
Elle est plus exposée à la douleur qu' avec les
autres sens. Quant à la douleur, elle y sera avec
le sens du toucher plus fréquemment exposée qu' avec
les autres ; souvent même elle en trouvera la
vivacité bien supérieure à celle des plaisirs qu' elle
connoît. Mais l' avantage dont elle jouit, c' est
que le plaisir est à sa disposition, et que la
douleur ne se fait sentir que par intervalles.
En quoi consistent ses desirs. Avec les autres sens
son desir consistoit principalement dans l' effort
des facultés de l' ame, pour lui retracer une idée
agréable le plus vivement qu' il étoit possible. Cette
idée étoit la seule jouissance qu' elle pouvoit par
elle-même se procurer ; puisqu' il n' étoit pas en
son pouvoir de se donner des sensations. Mais
l' espece de desir dont elle est capable avec le
toucher, embrasse l' effort de toutes les parties
du corps, qui tendent à se mouvoir,
p163
et qui vont, pour ainsi dire, chercher des
sensations sur tous les objets palpables.
Nous-mêmes, lorsque nous desirons vivement, nous
sentons que nos desirs enveloppent cette double
tendance des facultés de l' ame, et des facultés du
corps. Dès-lors la jouissance ne se borne plus aux
idées que l' imagination représente, elle s' étend
au-dehors sur tous les objets qui sont à portée ;
et les desirs, au lieu de concentrer notre statue
dans ses manieres d' être, comme il arrivoit avec
les autres sens, l' entraîne continuellement tout
autour d' elle.
Quel en est l' objet. Par conséquent son amour, sa
haine, sa volonté, son esrance, sa crainte n' ont
plus ses propres manieres d' être pour seul objet :
ce sont les choses palpables qu' elle aime, qu' elle
hait, qu' elle espere, qu' elle craint, qu' elle veut.
Elle n' est donc pas bornée à n' aimer qu' elle : mais
son amour pour les corps,
p164
est un effet de celui qu' elle a pour elle-même :
elle n' a d' autre dessein en les aimant, que la
recherche du plaisir, ou la fuite de la douleur ;
et c' est là ce qui va lui apprendre à se conduire
dans l' espace qu' elle commence à découvrir.
PARTIE 2 CHAPITRE 6
de la maniere dont un homme borné au sens du
toucher, commence à découvrir l' espace.
le plaisir regle les mouvemens de la statue. Puisque
les desirs consistent dans l' effort que les parties
du corps font de concert avec les facultés de l' ame,
notre statue ne peut desirer une sensation, qu' au
me instant elle ne se meuve pour chercher l' objet,
qui peut la lui procurer. Elle sera donc terminée
à se mouvoir, toutes les fois qu' elle se rappelera
les sensations
p165
agréables, dont le mouvement lui a donla
jouissance.
D' abord elle s' agite au hasard, et cette agitation
est elle-me un sentiment dont elle jouit avec
plaisir ; car elle en sent mieux son existence.
Si sa main rencontre ensuite un objet, qui fasse
sur elle une impression agréable de chaleur ou de
fraîcheur ; aussi-tôt tous ses mouvemens sont
suspendus, et elle se livre toute entiere à ce
nouveau sentiment. Plus il lui paroît agréable, plus
elle y fixe son attention ; elle voudroit me
toucher de toutes les parties de son corps, l' objet
qui l' occasionne : et ce desir reproduit en elle
des mouvemens, qui, au lieu de se faire au hasard,
tendent tous à lui procurer la jouissance la plus
complette.
Cependant cet objet perd son degré de chaleur ou de
fraîcheur ; et la jouissance cesse d' en être
agréable. Alors la statue se souvient des premiers
mouvemens qui lui ont plu, elle les desire ; et
s' agitant une seconde fois, sans autre dessein que
p166
de s' agiter, elle change peu à peu de place, et
touche de nouveaux corps.
Un des premiers objets de sa surprise, c' est sans
doute l' espace qu' elle découvre à chaque instant
autour d' elle. Il lui semble qu' elle le tire du
sein de son être, que les objets ne s' étendent
sous ses mains qu' aux dépens de son propre corps ;
et plus elle se compare avec l' espace qui
l' environne, plus elle sent ses bornes se resserrer.
à chaque fois qu' elle découvre un nouvel espace,
et touche de nouveaux objets, elle suspend ses
mouvemens, ou les regle, pour mieux jouir des
sensations qui lui plaisent ; et elle recommence à
se mouvoir pour le seul plaisir de se mouvoir,
aussi-tôt qu' elle cesse de les trouver agréables.
Lorsque par ce moyen elle a couvert un certain
espace, et qu' elle a éprouvé un certain nombre de
sensations, elle se rappele au moins confusément
tout ce dont elle a joui. Se souvenant d' un côté
qu' elle le doit à ses mouvemens, sentant
p167
de l' autre que ses mouvemens sont à sa disposition ;
elle desire de parcourir encore cet espace, et de
se procurer lesmes sensations, qu' elle a appris
à connoître. Elle ne se meut donc plus pour le
seul plaisir de se mouvoir.
Mais comme elle ne passe pas toujours par les
mes endroits, elle éprouve de temps en temps des
sentimens qui lui étoient tout-à-fait inconnus. à
mesure qu' elle en fait l' expérience, elle juge que
ses mouvemens sont propres à lui procurer de nouveaux
plaisirs, et cet espoir devient le principe qui la
meut.
Elle devient capable de curiosité. Elle commence
donc à juger qu' il y a des découvertes à faire
pour elle ; elle apprend que les mouvemens, qui
sont à sa disposition, lui donnent le moyen d' y
ussir ; et elle devient capable de curiosité.
En effet, la curiosité n' est que le desir de quelque
chose de nouveau ; et ce desir ne peut naître, que
lorsqu' on a déjà fait
p168
des découvertes, et qu' on croit avoir des moyens,
pour en faire encore. Il est vrai qu' on peut se
tromper sur les moyens. Devenu curieux par habitude,
on s' occupe souvent à des recherches, il est
impossible de faire des progrès. Mais c' est une
prise, l' on ne seroit pas tombé, si dans
d' autres occasions on n' avoit pas eu des succès
plus favorables.
Elle ne l' étoit pas avec les autres sens. Il n' étoit
peut-être pas impossible, que lorsque notre statue
recevoit successivement les autres sens, l' habitude
de passer par des manieres d' être toujours
différentes, ne lui en fît soupçonner d' autres,
dont elle pourroit encore jouir : mais ne sachant
pas comment elles devoient lui arriver, et n' ayant
aucun moyen, pour en obtenir la jouissance, elle ne
pouvoit pas s' occuper à découvrir en elle une
nouvelle maniere d' être. Il étoit bien plus naturel
qu' elle tournât tous ses desirs vers les sentimens
agréables, qu' elle connoissoit.
p169
C' est pourquoi je ne lui ait point supposé de
curiosité.
La curiosité est un des principaux motifs de ses
actions. On sent que la curiosité devient pour
elle un besoin, qui la fera continuellement passer
d' un lieu dans un autre. Ce sera souvent l' unique
mobile de ses actions. Sur quoi il faut remarquer
que je ne m' écarte point de ce que j' ai établi,
lorsque j' ai dit que le plaisir et la douleur sont
la seule cause du développement de ses facultés.
Car elle n' est curieuse que dans l' espérance de se
procurer les sentimens agréables, ou d' en éviter,
qui lui déplaisent. Ainsi ce nouveau principe est
une conséquence du premier, et le confirme.
La douleur suspend le desir qu' elle a de se mouvoir.
Dans les commencemens, elle ne fait que se traîner ;
elle va ensuite sur ses pieds et sur ses mains ;
et rencontrant
p170
enfin une élévation, elle est curieuse de découvrir
ce qui est au-dessus d' elle, et elle se trouve
comme par hasard, sur ses pieds. Elle chancele, elle
marche, en s' appuyant sur tout ce qui est propre
à la soutenir ; elle tombe, se heurte, et ressent
de la douleur. Elle n' ose plus se soulever, elle
n' ose presque plus changer de place : la crainte de
la douleur balance l' espérance du plaisir. Si
cependant elle n' a point encore été blessée par les
corps sur lesquels elle a porté la main, elle
continuera d' étendre les bras sans défiance : mais
à la premiere piquure, cette confiance
l' abandonnera, et elle demeurera immobile.
Ce desir renaît accompagné de crainte. Peu à peu
sa douleur se dissipe, et le souvenir, qui lui en
reste, trop foible pour contenir le desir de se
mouvoir, est assez fort pour la faire mouvoir avec
crainte. Ainsi il ne faut que disposer des objets
qui l' environnent, et nous
p171
lui rendrons sa premiere sécurité par des plaisirs
capables d' effacer jusqu' au souvenir de sa douleur,
ou nous renouvellerons sa défiance par des sentimens
douloureux.
Si nous laissons les choses à leur cours naturel,
les accidens pourront être si fréquens, que la
défiance ne la quittera plus.
Circonstances la crainte l' auroit entierement
étouffé. Si même au premier instant nous l' avions
plae dans un lieu, où elle n' eût pu se mouvoir
sans s' exposer à des douleurs vives, le mouvement
auroit cessé d' être un plaisir pour elle ; elle
fût demeurée immobile, et ne se fût jamais élevée
à aucune connoissance des objets extérieurs.
Crainte qui donne occasion à une sorte d' industrie.
Mais si nous veillons sur elle, pour qu' elle
n' éprouve que de légeres douleurs,
p172
et que ces douleurs soientme encore assez rares ;
alors elle desirera de se mouvoir, et ce desir
sera seulement accompagde tems en tems de quelque
défiance de ses mouvemens. Elle ne sera donc plus
dans le cas de demeurer pour toujours immobile :
si elle craint un changement de situation, elle le
desire, toutes les fois qu' il peut la soulager, et
elle obéit tour à tour à ces deux sentimens.
De-là naîtra une sorte d' industrie, c' est-à-dire
l' art de régler ses mouvemens avec précaution, et
de faire usage des objets, qu' elle découvrira
pouvoir servir à prévenir les accidens auxquels
elle est exposée. Le même hasard, qui lui fera
saisir un bâton, lui apprendra peu à peu qu' il
peut l' aider à se soutenir, à juger des corps,
contre lesquels elle pourroit se heurter, et à
connoître les endroits, où elle peut porter le
pied en toute assurance.
PARTIE 2 CHAPITRE 7
p173
des idées que peut acquérir un homme borné au
sens du toucher.
le plaisir et la douleur égalementcessaires à
l' instruction de la statue. Sans le plaisir, notre
statue n' auroit jamais la volonté de se mouvoir :
sans la douleur, elle se transporteroit avec
curité, et périroit infailliblement. Il faut
donc qu' elle soit toujours exposée à des sensations
agréables ou désagréables. Voilà le principe et la
regle de tous ses mouvemens. Le plaisir l' attache
aux objets, l' engage à leur donner toute l' attention,
dont elle est capable, et à s' en former des idées
plus exactes. La douleur l' écarte de tout ce qui
peut lui nuire, la rend encore plus sensible au
plaisir, lui fait saisir les moyens d' en jouir sans
danger, et
p174
lui donne des leçons d' industrie. En un mot, le
plaisir et la douleur sont ses seuls maîtres.
Ils déterminent seuls le nombre et l' étendue de
ses connoissances. Le nombre des idées, qui peuvent
venir par le tact, est infini : car il comprend
tous les rapports des grandeurs, c' est-à-dire, une
science que les plus grands mathématiciens
n' épuiseront jamais. Il ne s' agit donc pas
d' expliquer ici la génération des idées qu' on
peut devoir au toucher : il suffit de découvrir
celles que notre statue acquerra elle-même. Les
observations que nous avons faites nous fournissent
le principe qui doit nous conduire dans cette
recherche : c' est qu' elle ne remarquera dans ses
sensations que les idées, auxquelles le plaisir et
la douleur lui feront prendre quelque intérêt.
L' étendue de cet intérêt déterminera l' étendue de
ses connoissances.
Ordre dans lequel elle acquerra des idées. Quant
à l' ordre, dans lequel
p175
elle acquerra, il aura deux causes. L' une sera la
rencontre fortuite des objets, l' autre la simplici
des rapports ; car elle n' aura des notions exactes
de ceux qui supposent un certain nombre de
comparaisons, qu' après avoir étudié ceux qui en
demandent moins.
Il est possible de suivre les progrès que la
seconde de ces causes pourra lui faire faire ; il
n' en est pas de même de ceux qu' elle devra à la
premiere. Mais c' est une chose assez inutile, et
chacun peut faire à ce sujet les suppositions qu' il
jugera à propos.
Premieres ies qu' elle acquiert. Ses idées sur la
solidité, la dureté, la chaleur, etc. Ne sont
point absolues ; c' est-à-dire, qu' elle ne juge qu' un
corps est solide, dur, chaud, qu' autant qu' elle le
compare avec d' autres, qui ne le sont pas au même
degré, ou qui ont des qualités différentes. Si tous
les objets étoient également solides, durs, chauds, etc.
p176
Elle auroit les sensations de solidité, de dureté
et de chaleur, sans le remarquer ; elle confondroit
tous les corps à cet égard. Mais parce qu' elle
rencontre tour à tour de la solidité et de la
fluidité, de la dureté et de la mollesse, de la
chaleur et du froid ; elle donne son attention à
ces différences, elle les compare, elle en juge, et
ce sont autant d' idées, par où elle apprend à
distinguer les corps. Plus elle exercera ses
jugemens à ce sujet, plus son tact acquerra de
finesse ; et elle se rendra peu à peu capable de
discerner dans une même qualité jusqu' aux nuances
les plus légeres. Voilà les idées, qui demandent
le moins de comparaisons, et par conséquent les
premieres qu' elle aura occasion de remarquer.
Sa curiosité en devient plus grande. Ces connoissances
appliquent avec une nouvelle vivacité son attention
sur les objets qu' elle touche, elles les lui font
considérer sous tous les rapports, qui la
p177
frappent sensiblement. Plus elle en découvre, plus
elle se fait une habitude de juger qu' elle en
découvrira encore, et la curiosité devient pour
elle un besoin plus pressant.
Combien elle a d' activité. Ce besoin sera le
principal ressort des progrès de son esprit.
Cependant je n' entreprendrai pas d' en suivre tous
les effets ; parce que je craindrois de m' égarer
dans trop de conjectures. J' observerai seulement
que la curiosité doit être chez elle bien plus
active, que chez le commun des hommes. L' éducation
l' étouffe souvent en nous, par le peu de soin qu' on
prend à la satisfaire ; et dans l' âge où nous sommes
abandonnés à nous-mêmes, la multitude des besoins
la contraint, et ne nous permet pas de suivre
tous les goûts qu' elle nous inspireroit. Mais dans
la statue je ne vois rien qui ne tende à
l' augmenter. Les sentimens agréables qu' elle éprouve
p178
souvent, et les sentimens sagréables auxquels elle
est quelquefois exposée, doivent l' intéresser
vivement à pouvoir reconnoître, aux plus légeres
différences, les objets qui les produisent. Elle va
donc se livrer à l' étude des corps.
La statue se fait des idées de figure. Lorsqu' elle
n' avoit que le sens de la vue, nous avons observé
que son oeil appercevoit des couleurs, sans pouvoir
remarquer l' ensemble d' aucune figure, sans avoir même
proprement aucune ie d' étendue. La main a au
contraire cet avantage, qu' elle ne peut manier un
objet, qu' elle ne remarque l' étendue et l' ensemble
des parties, qui le composent. Il suffit pour cet
effet, qu' elle en sente la solidité. En serrant un
caillou, notre statue se fait l' idée d' un corps
différent d' un bâton, qu' elle a touché dans toute
sa longueur : elle sent dans
p179
un cube des angles, qu' elle ne peut trouver dans
un globe : elle n' apperçoit pas la me direction
dans un arc et dans un jonc bien droit. En un mot,
elle distingue les choses solides, suivant la forme
que chacune fait prendre à sa main ; et elle
considere, comme formant un seul tout, les portions
d' étendue, qu' elle ne peut séparer, ou qu' elle
pare difficilement. Elle acquiert donc les idées
de ligne droite, de ligne courbe, et de plusieurs
sortes de figures.
En comparant les qualités contraires. Mais si les
premiers corps, qu' elle a occasion de toucher,
faisoient tous prendre la même forme à sa main, si
elle ne rencontroit, par exemple, que des globes de
me volume, elle se borneroit à remarquer que l' un
seroit rude, l' autre poli, l' un chaud, l' autre
froid, et elle ne donneroit aucune attention à la
forme, que sa main prendroit constamment. Ainsi
elle toucheroit des globes, sans jamais s' en
p180
faire aucune idée. Qu' elle manie au contraire
tour-à-tour des globes, des cubes, et d' autres
figures de diverses grandeurs, elle sera frappée
de la différence des formes, que prennent ses mains.
Alors elle commence à juger que toutes les figures
ne se ressemblent pas. Sa curiosité la porte
aussi-tôt à chercher tous les côtés, par où elle
differe, et elle s' en forme peu à peu des notions
exactes. Pour acquérir l' idée d' une figure, il faut
donc qu' elle en remarque plusieurs, qui au premier
attouchement contrastent par quelque endroit d' une
maniere sensible : il faut qu' une premiere différence
apperçue lui fasse naître le desir d' en appercevoir
d' autres. Elle ne desire, par exemple, de connoître
un cube, qu' après l' avoir comparé avec un globe,
et avoir trouvé dans l' un des angles qu' elle ne
trouve pas dans l' autre. En un mot, elle ne cherche
de nouvelles idées dans ses sensations, qu' autant
qu' elle est prévenue par les premieres différences,
qui s' offrent à elle, lorsqu' elle
p181
touche successivement plusieurs objets.
Comment on peut juger des idées qu' elle se fait
des corps. La notion d' un corps est plus complexe,
à proportion qu' elle rassemble en plus grand nombre
les perceptions et les rapports, que le tactmêle.
Pour connoître quelles ies notre statue se
formera des objets sensibles ; il faut donc observer
dans quel ordre elle jugera de ces perceptions et
de ces rapports, et comment elle en fera différentes
collections.
Deux sortes de sensations qu' elle peut comparer. Ou
les sensations qu' elle comparera sont simples à son
égard ; parce que ce sont des impressions uniformes,
dans lesquelles elle ne sauroit distinguer plusieurs
perceptions ; telle est le chaud ou le froid : ou
ce sont des sensations composées de plusieurs autres,
qu' elle
p182
peut démêler ; telle est l' impression d' un corps,
il y a tout à la fois solidité, chaleur, figure,
etc.
Ses jugemens sur les sensations simples. Les
sensations simples sont de même, ou de différente
espece : c' est par exemple de la chaleur et de la
chaleur, ou de la chaleur et du froid. Les
jugemens qu' elle peut porter à leur occasion, sont
bien bornés.
Si les sensations sont deme espece, elle sent
qu' elles sont distinctes et semblables ; elle sent
encore si les degrés en sont les mêmes, ou differens.
Cependant elle n' a pas de moyen pour les mesurer,
et elle n' en juge que par des idées vagues de plus
et de moins. Elle sent que la chaleur de sa main
droite n' est pas la même que la chaleur de sa main
gauche ; mais elle n' en connoît qu' imparfaitement
les rapports.
Si les sensations sont d' especes différentes, elle
apperçoit seulement que l' une
p183
n' est pas l' autre ; elle juge que le chaud n' est pas
le froid : mais dans les commencemens elle ignore
que ce sont deux sensations contraires ; et pour le
découvrir, il faut qu' elle ait occasion de
remarquer que le chaud et le froid ne peuvent pas se
trouver en me-tems dans le même corps, et que l' un
détruit toujours l' autre. Ainsi ce jugement, le
chaud et le froid sont des sensations contraires,
ne lui est pas aussi naturel qu' il paroît l' être ;
elle le doit à l' expérience.
Dans toutes ces occasions il est évident qu' il lui
suffit de donner son attention à deux sensations,
pour former tous les jugemens, qu' elle est capable
de porter.
Ses jugemens sur les sensations composées. Quand
deux objets font chacun une sensation composée, elle
apperçoit d' abord que l' un n' est pas l' autre : c' est
là son premier jugement.
Mais nous avons vu que l' attention diminue, à
proportion du nombre des perceptions,
p184
entre lesquelles elle se partage. Elle ne peut
donc embrasser toutes celles que produisent deux
corps, qu' elle ne soit foible à l' égard de chacune.
La statue ne se formera par conséquent les notions
des deux objets qu' autant que le plaisir bornera
successivement son attention aux différentes
perceptions qu' elle en reçoit, et les lui fera
remarquer chacune en particulier. Elle juge d' abord
de leur chaleur, en ne les considérant qu' à cet
égard : elle juge ensuite de leur grandeur, en ne
les considérant que sous ce rapport : et parcourant
de la sorte toutes les idées qu' elle y remarque,
elle forme une suite de jugemens, dont elle conserve
le souvenir. Delà résulte le jugement total,
qu' elle porte de l' un et de l' autre, et qui réunit
dans chacun les perceptions, qu' elle y a
successivement observées.
Pour les uns et pour les autres l' opération de
l' esprit est la même. Les jugemens, qui lui donnent
p185
les notions composées de deux corps, ne sont donc
qu' une répétition de ce qu' elle a fait sur les
perceptions qu' elle regarde comme simples. C' est
l' attention donnée d' abord à deux idées, ensuite à
deux autres, et ainsi successivement à toutes celles
qu' elle est capable d' y remarquer : et s' il en
reste, dont elle n' a pas jugé, c' est qu' elle ne
leur a point encore don d' attention, c' est qu' elle
ne les a pas remarquées.
Par conséquent, lorsqu' elle compare deux objets,
qu' elle en juge, et qu' elle s' en forme des notions
complexes ; il n' y a point en elle d' autre
opération, que lorsqu' elle juge de deux perceptions
simples : car elle ne fait jamais que donner son
attention.
La statue devient capable de réflexion. Quand elle
n' avoit que l' odorat, elle conduisoit son attention
d' une idée à une autre, elle en remarquoit la
différence : mais elle ne faisoit pas des
p186
collections, dont elle déterminât les rapports.
Avec la vue elle pouvoit à la vérité distinguer
plusieurs couleurs qu' elle éprouvoit ensemble :
mais elle ne remarquoit pas qu' elles formassent des
tous figurés. Elle sentoit seulement qu' elle étoit
tout à la fois de plusieurs manieres.
Ce n' est qu' avec le tact, que détachant ces
modifications de son moi , et les jugeant hors
d' elle, elle en fait des tous différemment
combinés, où elle peut démêler une multitude de
rapports.
L' attention dont elle est capable avec le toucher,
produit donc des effets bien différens de l' attention,
dont elle étoit capable avec les autres sens. Or,
cette attention, qui combine les sensations, qui en
fait au-dehors des tous, et qui réfléchissant, pour
ainsi dire, d' un objet sur un autre, les compare
sous différens rapports ; c' est ce que j' appele
flexion . Ainsi l' on voit pourquoi notre
p187
statue, sans réflexion avec les autres sens,
commence à réfléchir avec le toucher.
Ce qu' est un corps à son égard. Un corps qu' elle
touche, n' est donc à son égard que les perceptions
de grandeur, de solidité, de dureté, etc. Qu' elle
juge réunies : c' est là tout ce que le tact lui
découvre, et elle n' a pas besoin, pour former un
pareil jugement, de donner à ces qualités un sujet,
un soutien, ou, comme parlent les philosophes, un
substratum . Il lui suffit de les sentir
ensemble.
De quelles qualités elle compose les objets. Autant
elle remarque de collections
p188
de cette espece, autant elle distingue d' objets ; et
elle ne les compose pas seulement des idées de
grandeur, de solidité, de dureté, elle y fait encore
entrer la chaleur ou le froid, le plaisir ou la
douleur, et en général tous les sentimens que le
tact lui apprend à rapporter au-dehors. Ses propres
sensations deviennent donc les qualités des objets.
Si elles sont vives, telle qu' une chaleur violente,
elle les juge en même-tems dans sa main et dans le
corps qu' elle touche. Si elles sont foibles, telle
qu' une chaleur douce, elle ne les juge que dans ces
corps. Ainsi elle peut bien quelquefois cesser de les
regarder comme à elles : mais elle ne cessera plus
de les attribuer aux objets qui les occasionnent.
C' est une erreur, où les autres sens n' ont pu la
faire tomber ; puisqu' elle n' appercevoit jamais ses
sensations, que comme son moi modifié
différemment.
Elle se fait des idées abstraites. Nous venons de
voir que,
p189
pour rassembler dans les objets les qualités qui
leur conviennent, elle a été obligée de les
considérer chacune à part. Elle a donc fait des
abstractions : car abstraire, c' est séparer une
idée de plusieurs autres, qui entrent avec elle
dans la composition d' un tout.
En ne donnant, par exemple, son attention qu' à la
solidité d' un corps, elle pare cette qualité des
autres auxquelles elle n' a point d' égard. Elle fait
de la même maniere les idées abstraites de figure,
de mouvement, etc. Et aussi-tôt chacune de ces
notions se généralise, parce qu' elle remarque qu' il
n' en est point qui ne convienne à plusieurs objets,
ou qui ne se retrouve dans plusieurs collections.
On voit par là, et par ce que nous avons dit en
traitant des autres sens, que les idées abstraites
naissent nécessairement de l' usage que nous voulons
faire de nos organes ; que par conséquent elles ne
sont pas aussi éloignées de l' intelligence des
hommes qu' on paroît le croire ; et que
p190
leur génération n' est pas assez difficile à comprendre,
pour supposer que nous ne puissions les tenir que
de l' auteur de la nature.
On n' en sauroit déterminer le nombre. Lorsque la
statue étoit bornée aux autres sens, elle ne pouvoit
faire des abstractions que sur ses propres manieres
d' être : elle en séparoit certains accessoires,
communs à plusieurs ; elle enparoit, par exemple,
le contentement ou le mécontentement qui les
accompagnoient, et elle faisoit par ce moyen les
notionsnérales de manieres d' être agréables, et
de manieres d' être désagréables.
Mais actuellement qu' elle s' est accoutumée à prendre
ses sensations pour les qualités des objets sensibles,
c' est-à-dire, pour des qualités, qui existent hors
d' elle, et pour ainsi dire, par grouppes ; elle peut
les détacher chacune des collections, dont elles
font partie, les considérer à part,
p191
et former des abstractions sans nombre. Mais n' ayant
pas déterminé l' étendue de sa curiosité, nous
n' entreprendrons pas de la suivre ici dans toutes
ces orations.
Elle étend ses idées sur les nombres. Sa curiosité
ne la bornera pas à n' étudier que les objets, qui
l' environnent. Elle se touchera elle-me, et elle
étudiera sur-tout la forme de cet organe, avec
lequel elle manie les corps. Elle examinera ses
doigts, lorsqu' ils s' écartent, se rapprochent, se
plient ; frappée de la ressemblance, qu' elle
commence à découvrir entre ses mains, elle sera
curieuse d' en juger encore mieux ; elle observera ses
doigts un à un, deux à deux, etc. Par là, elle
multipliera ses notions abstraites sur les nombres,
et pourra apprendre que sa main droite a autant de
doigts que sa main gauche.
Qu' elle considere alors un corps, elle juge qu' il
est un, comme un de ses doigts : qu' elle en
considere deux, elle juge qu' ils
p192
sont deux, comme deux de ses doigts. Voilà donc ses
doigts devenus les signes des nombres. Mais nous ne
pouvons assurer, jusqu' où elle portera ces sortes
d' idées. Il me suffit de prouver par ces détails,
qu' elles sont toutes renfermées dans le toucher ;
et que notre statue les y remarquera, suivant le
besoin qu' elle aura de les acquérir.
Ses autres idées en sont plus distinctes. Ayant
étendu ses idées sur les nombres, elle sera plus
en état de se rendre compte de ses notions abstraites.
Elle pourra, par exemple, remarquer qu' elle forme
sur unme objet, jusqu' à cinq ou six abstractions :
ou, pour parler autrement, qu' elle y peut observer
parément, jusqu' à cinq ou six qualités différentes.
Auparavant elle en appercevoit seulement une
multitude, qu' il ne lui étoit pas possible de
déterminer : ce qui ne pouvoit manquer d' y répandre
de la confusion. Ses progrès sur les nombres
p193
contribueront donc à ceux de toutes ses autres
connoissances.
Elle ne s' éleve pas aux notions abstraites d' être
et de substance. Mais quelle que soit la multitude
des objets qu' elle découvre, quelque combinaisons
qu' elle en fasse ; elle ne s' élévera jamais aux
notions abstraites d' être, de substance, d' essence,
de nature, etc. Ces sortes de phanmes ne sont
palpables qu' au tact des philosophes. Dans
l' habitude où elle est de juger que chaque corps
est une collection de plusieurs qualités, il lui
paroîtra tout naturel qu' elles existent réunies,
et elle ne songera pas à chercher quel en peut être
le lien ou le soutien. L' habitude nous tient souvent
lieu de raison à nous-mêmes, et il faut convenir
qu' elle vaut bien quelquefois les explications des
philosophes.
Les philosophes à ce sujet, n' en savent pas plus
qu' elle. Mais supposé que la statue
p194
fut curieuse de découvrir comment ces qualités
existent dans chaque collection, elle seroit portée
comme nous, à imaginer quelque chose qui en est le
sujet ; et si elle pouvoit donner un nom à ce
quelque chose, elle auroit une réponse toute prête
aux questions des philosophes. Elle en sauroit
donc autant qu' eux ; c' est-à-dire, qu' ils n' en
savent pas plus qu' elle. En effet leurs définitions
expliquées clairement n' apprennent à un enfant
me, que ce que les sens lui ont appris.
Idées qu' elle se fait de la durée. Parmi les notions
abstraites qu' elle acquiert, il y en a deux, qui
ritent quelques considérations particulieres :
ce sont celles de durée et d' espace.
Dans le vrai, elle ne connoît la durée que par la
succession de ses idées. Mais elle pourra se la
représenter si sensiblement, en imaginant le pas
par un espace qu' elle a parcouru, et l' avenir pour
un espace à parcourir, que le tems sera à son
p195
égard comme une ligne, suivant laquelle elle se
meut. Cette maniere d' en juger, lui paroîtra même
si naturelle, qu' elle pourra bien tomber dans
l' erreur de croire, qu' elle ne connoît la durée,
qu' autant qu' elle réfléchit sur le mouvement d' un
corps. Quand on a plusieurs moyens pour se
représenter une chose, on est ordinairement porté
à regarder comme le seul, celui qui est plus
sensible. C' est une méprise, que les philosophes
mes ont peine à éviter. Aussi Locke est-il le
premier, qui ait démontré que nous ne connoissons
la durée que par la succession de nos ies.
De l' espace. Comme elle connoît la durée par la
succession de ses idées, elle connoît l' espace
par la coexistence de ses idées. Si le toucher ne
lui transmettoit pas à la fois plusieurs sensations
qu' il distingue, qu' il rassemble, qu' il circonscrit
dans de certaines limites, et dont en un mot, il
fait un corps, elle n' auroit l' idée d' aucune
p196
grandeur. Elle ne trouve donc cette ie que dans
la coexistence de plusieurs sensations. Or, dès
qu' elle connoît une grandeur, elle a de quoi en
mesurer d' autre ; elle a de quoi mesurer l' intervalle
qui les sépare, celui qu' elles occupent ; en un mot,
elle a l' idée de l' espace. Comme elle n' auroit
donc aucune idée de durée, si elle ne se souvenoit
pas d' avoir eu successivement plusieurs sensations ;
elle n' auroit aucune idée d' étendue ni d' espace, si
elle n' avoit jamais plusieurs sensations à la fois.
Par-tout où elle ne trouve point de résistance, elle
juge qu' il n' y a rien, et elle se fait l' idée d' un
espace vuide. Cependant ce n' est pas une preuve
pour qu' il existe un espace sans matiere : elle n' a
qu' à se mouvoir avec quelque vivacité, pour sentir
au moins un fluide qui lui résiste.
De l' immensité. D' abord elle n' imagine rien au-delà
de l' espace qu' elle découvre autour d' elle ; et en
conséquence elle ne
p197
croit pas qu' il y en ait d' autre. Dans la suite
l' expérience lui apprend peu à peu qu' il s' étend
plus loin. Alors l' idée de celui qu' elle parcourt
devient un modele, d' après lequel elle imagine
celui qu' elle n' a point encore parcouru, et
lorsqu' elle a une fois imaginé un espace où elle
ne s' est point transportée, elle en imagine plusieurs
les uns hors des autres. Enfin ne concevant point
de bornes, au-delà desquelles elle puisse cesser
d' en imaginer ; elle est comme forcée d' en imaginer
encore, et elle croit appercevoir l' immensité me.
De l' éternité. Il en est deme de la durée. Au
premier moment de son existence elle n' imagine rien
ni avant ni après. Mais lorsqu' elle s' est fait une
longue habitude des changemens auxquels elle est
destinée, le souvenir d' une succession d' idées est un
modele d' après lequel elle imagine une durée
antérieure et une durée postérieure ; de sorte que ne
trouvant point d' instant
p198
dans le passé ni dans l' avenir, au-delà duquel elle
ne puisse pas en imaginer d' autres, il lui semble
que sa pensée embrasse toute l' éternité. Elle se
croit même éternelle, car elle ne se rappele pas
qu' elle ait commencé, et elle ne soupçonne pas qu' elle
doit finir.
Les deux dernieres ne sont qu' une illusion de son
imagination. Cependant elle n' a dans le vrai, ni
l' idée de l' éternité, ni celle de l' immensité. Si
elle juge le contraire, c' est que son imagination
lui fait illusion en lui représentant comme
l' éternité et l' immensité me, une durée et un
espace vagues, dont elle ne peut fixer les bornes.
Les sensations sont des idées pour la statue. à
chaque découverte qu' elle fait, elle éprouve que le
propre de chaque sensation est de lui faire prendre
connoissance ou de quelque sentiment qu' elle juge
en elle, ou de quelque qualité qu' elle juge
au-dehors : c' est-à-dire, que le propre
p199
de chaque sensation est pour elle ce que nous
appelons idée ; car toute impression qui donne
une connoissance, est une idée.
En quoi elles different des idées intellectuelles.
Si elle considere ses sensations comme passées,
elle ne les apperçoit plus que dans le souvenir
qu' elle en conserve, et ce souvenir est encore une
idée ; car il redonne ou rappele une connoissance.
J' appelerai ces sortes d' idées pures ou
intellectuelles , ou simplement idées , pour
les distinguer des autres, que je continuerai de
nommer sensations . Une ie intellectuelle est
donc le souvenir d' une sensation. L' idée intellectuelle
de solidité, par exemple, est le souvenir d' avoir
senti de la solidité dans un corps qu' on a touché ;
l' idée intellectuelle de chaleur est le souvenir
d' une certaine sensation qu' on a eue ; et l' idée
intellectuelle de corps est le souvenir d' avoir
remarqué dans une même
p200
collection de l' étendue, de la figure, de la
dureté, etc.
Différence que la statue met entre ses idées et
ses sensations. Or, notre statue sent une différence
entre éprouver actuellement des sensations, et se
souvenir de les avoir eues. Elle les distingue
donc de ce que j' appele idée pure .
Elle remarque qu' elle a de ces sortes d' idées, sans
rien toucher, et qu' elle n' a des sensations qu' autant
qu' elle touche. La raison qui lui a fait juger ses
sensations dans les objets, ne peut lui faire porter
le même jugement sur ses idées intellectuelles.
Celles-ci lui paroissent donc comme si elle ne les
avoit qu' en elle-même.
Si les sensations sont la source de ses connoissances,
les idées en deviennent le fond. Par les sensations,
elle ne connoît que les objets présens au tact, et
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c' est par les ies qu' elle connoît ceux qu' elle a
touchés, et qu' elle ne touche plus. Elle ne juge
me bien des objets qu' elle touche, qu' autant
qu' elle les compare avec ceux qu' elle a touchés :
et comme les sensations actuelles sont la source
de ses connoissances, le souvenir de ses sensations
passées ou les idées intellectuelles en sont tout
le fond : c' est par leur secours que les nouvelles
sensations se délent, et se développent toujours
de plus en plus.
Sans les idées, elle jugeroit mal des objets qu' elle
touche. En effet, lorsqu' elle touche un objet, elle
ne jugeroit point de sa grandeur, ni de ses degrés
de dureté, de chaleur, etc. Si elle ne se
souvenoit pas d' avoir manié d' autres grandeurs,
elle a trouvé d' autres degrés de dureté et de
chaleur. Mais dès qu' elle s' en souvient, elle
juge par comparaison cet objet plus ou moins grand,
plus ou moins dur, plus
p202
ou moins chaud. C' est donc au souvenir ou à l' idée
intellectuelle, qu' elle conserve de certaines
grandeurs, de certains degrés de dureté et de
chaleur, qu' elle juge des nouveaux objets qu' elle
rencontre : c' est ce souvenir, qui lui faisant
faire des comparaisons, lui fait remarquer les
différentes idées ou connoissances, que les
sensations actuelles lui transmettent.
Elle ne remarque pas que dans l' origine les idées
et les sensations sont la même chose. Cependant,
puisque nous avons vu que le souvenir n' est qu' une
maniere de sentir, c' est une conséquence que les
idées intellectuelles ne different pas
essentiellement des sensations mêmes. Mais
vraisemblablement notre statue n' est pas capable
de faire cette réflexion. Tout ce qu' elle peut
savoir, c' est qu' elle a des idées qui lui servent
pour régler ses jugemens, et qui ne sont pas des
sensations. Supposez donc qu' elle eût occasion de
fléchir sur l' origine de ses connoissances,
p203
voici, je pense, comment elle raisonneroit.
Mauvais raisonnemens qu' elle pourroit faire. " mes
idées sont bien difrentes de mes sensations,
puisque les unes sont en moi, et les autres au
contraire dans les objets. Or, connoître, c' est
avoir des idées. Mes connoissances ne pendent
donc d' aucune sensation. D' ailleurs je ne juge
des objets qui font sur moi des impressions
différentes, que par la comparaison que j' en fais
aux idées que j' ai déjà. J' ai donc des idées,
avant d' avoir des sensations. Mais ces idées, me
les suis-je données à moi-même ? Non sans doute :
comment cela seroit-il possible ? Pour se donner
l' idée d' un triangle, ne faudroit-il pas déjà
l' avoir ? Or, si je l' avois, je ne me la donne pas.
Je suis donc un être, qui par moi-même, ai
naturellement des idées : elles sontes avec moi " .
Les idées étant le fond de toutes nos
p204
connoissances, elles constituent plus
particulierement ce que nous nommons l' être
pensant : et quoique les sensations soient le
principe de la pensée, et n' appartiennent dans
le vrai qu' à l' ame, elles paroissent s' arrêter
dans le corps, et être tout-à-fait inutiles à
la génération des idées. Notre statue ne manqueroit
donc pas de tomber dans l' erreur des idées innées,
si elle étoit capable, comme nous, de se perdre
dans de vaines spéculations. Mais ce n' est pas la
peine d' en faire un philosophe, pour lui apprendre
à raisonner si mal.
p205
Conclusion de ce chapitre. N' ayant pas terminé
jusqu' elle portera sa curiosité, principal
mobile des opérations de son ame ; je n' entreprends
pas d' entrer dans un plus grand détail des
connoissances que la réflexion peut lui faire
acquérir. Il suffit d' observer que tous les rapports
des grandeurs étant renfermés dans les sensations
du tact, elle les remarquera, lorsqu' elle sera
intéressée à les connoître. Mon objet n' est pas
d' expliquer la génération de toutes ses idées : je
me borne à démontrer qu' elles lui viennent par les
sens ; et que ce sont ses besoins, qui lui
apprennent à les démêler.
PARTIE 2 CHAPITRE 8
p206
observations propres à faciliter l' intelligence
de ce qui sera dit en traitant de la vue.
objet de ce chapitre. Après les tails où nous
venons d' entrer, ce chapitre paroîtra tout-à-fait
inutile ; et j' avoue qu' il le seroit, s' il ne
préparoit pas le lecteur à se convaincre des
observations que nous ferons sur la vue. La
maniere, dont les mains jugent des objets par le
moyen d' un bâton, de deux, ou d' un plus grand
nombre, ressemble si fort à la maniere, dont les
yeux en jugent, par le moyen des rayons, que depuis
Descartes on explique communément l' un de ces
problêmes par l' autre. Le premier sera l' objet de
ce chapitre.
p207
Comment la statue peut juger des distances et des
situations à l' aide d' un bâton. La premiere fois
que la statue saisit unton, elle n' a
connoissance que de la partie qu' elle tient :
c' est là qu' elle rapporte toutes les sensations
qu' il fait sur elle.
Elle ne sait donc pas qu' il est étendu ; et par
conséquent, elle ne peut pas juger de la distance
des corps, sur lesquels elle le porte.
Ce bâton peut être incliné différemment, et dès-lors
il fait sur sa main des impressions différentes.
Mais ces impressions ne lui apprennent pas qu' il est
incliné, tant qu' elle ignore qu' il est étendu. Elles
ne sauroient donc encore lui découvrir les
différentes situations des objets.
Pour juger par ce moyen des distances, il faut
qu' elle l' ait touché dans toute sa longueur ; et
pour juger des situations par l' impression qu' elle
en reçoit, il faut
p208
que pendant qu' elle le tient d' une main, elle en
étudie de l' autre la direction.
Avec deux. Tant qu' elle ne saura pas juger de la
direction de deuxtons, dont la longueur lui est
connue, et qu' elle tient, l' un de la main droite,
l' autre de la main gauche ; elle ne pourra pas
découvrir s' ils se croisent quelque part, ni même
si leurs extrémités s' éloignent, ou si elles se
rapprochent. Elle croira souvent toucher deux
corps, lorsqu' elle n' en touchera qu' un : elle
croira en haut ce qui est en bas ; en bas ce qui
est en haut. Mais dès qu' elle sera capable de
remarquer les différentes directions, suivant la
différence des impressions ; alors elle connoîtra
la situation destons, et par-là, elle jugera de
celle des corps.
Ce jugement ne sera d' abord qu' un raisonnement fort
lent. Elle se dira en quelque sorte : cestons ne
peuvent se croiser,
p209
que l' extrémi de celui que je tiens de la main
droite ne soit à ma gauche ; et que l' extrémité de
celui que je tiens de la main gauche, ne soit à
ma droite. Par conséquent les corps qu' ils touchent,
sont dans une situation contraire à celle de mes
mains ; et je dois juger à droite ce que je sens
de la main gauche, et à gauche, ce que je sens
de la main droite. Dans la suite ce raisonnement
lui deviendra si familier, et se fera si
rapidement, qu' elle jugera de la situation des
corps, sans paroître faire la moindre attention à
celle de ses mains.
Elle rapporte sa sensation à l' extrémité opposée à
celle qu' elle saisit. Ce n' est plus à l' extrémité
qui agit sur sa main, qu' elle rapporte les
sensations qu' un bâton lui transmet ; elle sent au
contraire à l' extrémité opposée, la dureté ou la
mollesse des corps, sur lesquels elle le porte ; et
cette habitude lui fera distinguer
p210
des sensations, qu' elle ne distinguoit pas
auparavant.
Supposons qu' elle appuye la paume de la main sur
trois joncs d' égale longueur, et réunis comme s' ils
n' en formoient qu' un seul ; elle aura une sensation
confuse, ou elle ne délera pas l' action de chaque
jonc. écartons ces joncs seulement par le bas :
aussi-tôt elle apperçoit distinctement trois points
de résistance, et par-là, elle discerne l' impression
que chaque jonc fait sur elle.
Mais il faut bien remarquer qu' elle ne fait cette
différence, que parce qu' elle a appris à juger de
l' inclinaison par la sensation. Si elle n' avoit pas
fait les expériences nécessaires pour porter ce
jugement, elle sentiroit dans sa main un seul point
de résistance, soit que les joncs fussent réunis
par le bas, soit qu' ils fussent écartés. Cette
expérience confirme le sentiment que j' ai adopté
sur la vue. Car ne se peut-il pas que, comme la
main, l' oeil ne
p211
confonde des sensations semblables, lorsqu' il ne
les juge qu' en lui-même ; et qu' il ne commence à
en faire la différence, qu' autant qu' il
s' accoutume à les rapporter au-dehors ? Il suffit de
considérer que les rayons font sur lui l' effet, que
les joncs font sur la main.
Elle se fait une espece de géométrie. Pour déterminer
l' intervalle que laissent entr' elles les extrémités
de deux bâtons qui se croisent, il suffit à un
géomêtre de déterminer la grandeur des angles, et
celle des côtés.
La statue ne peut pas suivre une méthode, où il y
ait autant de précision. Mais elle sait à peu près
quelle est la grandeur des bâtons, combien ils sont
inclinés, le point où ils se croisent ; et elle juge
que les extrémités qui portent sur les objets,
s' écartent, ou se rapprochent dans la même
proportion que les extrémités qu' elle saisit. On
imagine donc comment à force de tâtonner, elle se
fera une espece de géotrie,
p212
et jugera de la grandeur des corps à l' aide de
deux bâtons.
Si elle avoit quatre mains, elle pourroit par le
me artifice, juger tout-à-la fois de la hauteur
et de la largeur d' un objet ; et si elle en avoit
un plus grand nombre, elle pourroit l' appercevoir
sous une plus grande quantité de rapports. Il
suffiroit qu' elle contractât l' habitude de porter
des jugemens sur les impressions que lui
transmettroient dix bâtons ou davantage.
C' est ainsi, que sans aucune connoissance de la
géométrie, elle se conduiroit, en tâtonnant, d' après
les principes de cette science ; et, pour dire
encore plus, c' est ainsi que dans le développement
de nos facultés, il y a des principes qui nous
échappent, au moment même qu' ils nous guident. Nous
ne les remarquons pas, et cependant, nous ne faisons
rien que par leur influence.
Aussi la connoissance des principes de laotrie
seroit-elle tout-à-fait inutile à
p213
notre statue. Ce ne seroit jamais qu' en tâtonnant,
qu' elle en pourroit faire l' application aux bâtons,
dont elle se sert. Or, dès qu' elle tâtonne, elle
porte nécessairement lesmes jugemens, que si
elle raisonnoit d' après ces principes. Il auroit
donc été superflu de lui supposer des idées innées
sur les grandeurs et sur les situations : c' est
assez qu' elle ait des mains.
PARTIE 2 CHAPITRE 9
du repos, du sommeil, et du réveil dans un homme
borné au sens du toucher.
le repos de la statue. Le mouvement paroît à notre
statue un état si naturel, et elle a une si grande
curiosité de se transporter partout,
p214
et de tout manier, qu' elle ne prévoit pas sans
doute l' inaction, où elle ne peut manquer de
tomber. Mais peu-à-peu ses forces l' abandonnent ;
et commençant à sentir de la lassitude, elle la
combat quelque tems par le desir qu' elle a encore
de se mouvoir ; enfin, le repos devient le plus
pressant de ses besoins, elle sent que malgré elle,
sa curiosité cede ; elle étend les bras, et reste
immobile.
Son sommeil. Cependant, l' activité de sa mémoire
se conserve encore ; il lui semble qu' elle ne vit
plus que par le souvenir de ce qu' elle a été : mais
la mémoire se repose à son tour ; les idées qu' elle
retrace, s' affoiblissent insensiblement, et
paroissent se perdre dans un éloignement, d' elles
jettent à peine une lueur qui va s' éteindre. Enfin,
toutes les facultés sont assoupies : et c' est pour
la statue l' état de sommeil.
p215
Son réveil. Au bout de quelques heures le repos
commence à lui rendre ses forces. Ses idées
reviennent lentement, passent rapidement ; et son
ame suspendue entre le sommeil et la veille, se sent
comme une vapeur légere, qui, d' un moment à l' autre,
se dissipe et se reproduit. Cependant le mouvement
renaît peu-à-peu dans toutes les parties de son
corps, ses idées se fixent, ses habitudes se
renouvellent, son ame lui est rendue toute entiere,
elle croit vivre pour la seconde fois.
Ce réveil lui paroît délicieux. Elle porte les
mains sur elle avec étonnement, elle les porte
sur tout ce qui l' environne : charmée de se
retrouver et de retrouver encore les objets, qui
lui sont familiers ; sa curiosité et tous ses desirs
renaissent avec plus de vivacité. Elle s' y livre
toute entiere, se transporte de côté et d' autre,
reconnoît ce qu' elle a déjà connu, et acquiert de
nouvelles connoissances. Elle se
p216
fatigue donc pour la seconde fois ; et cédant à la
lassitude, elle s' abandonne encore au sommeil.
Elle prévoit qu' elle repassera par ces états. En
passant à plusieurs reprises par ces différens
états, elle se fera une habitude de les prévoir ;
et ils lui deviendront si naturels, qu' elle
s' endormira et se réveillera sans être étonnée.
à quoi elle les distingue. C' est au souvenir d' avoir
passé de l' un à l' autre, qu' elle les distingue. Elle
a d' abord senti ses forces l' abandonner
insensiblement : elle les a senties ensuite se
renouveller tout-à-coup. Ce passage brusque d' une
inaction totale à l' exercice de toutes ses facultés
la frappe, la surprend, et par-là, lui paroît une
seconde vie. Il suffit donc de l' opposition qui est
entre l' instant de foiblesse, qui a immédiatement
précédé le sommeil, et l' instant de force où elle
se réveille, pour qu' elle se sente, comme si elle
avoit cessé d' être. Si elle avoit repris
p217
l' usage de ses facultés par des degrés insensibles,
elle n't rien pu remarquer de semblable.
Elle ne se fait pas d' idée de l' état du sommeil.
Cependant, elle ne se représente pas ce que ce
peut être que l' état d' où elle sort au réveil. Elle
ne juge point quelle en a été la durée, elle ne
sait pasme s' il a duré. Car rien ne peut lui
faire soupçonner qu' il y ait eu en elle ni au
dehors quelque succession. Elle n' a donc aucune
notion de l' état de sommeil, et elle n' en distingue
l' état de veille, que par la secousse que lui
donnent toutes ses facultés, au moment que les
forces lui sont rendues.
PARTIE 2 CHAPITRE 10
p218
de la mémoire, de l' imagination et des songes
dans un homme borné au sens du toucher.
comment les idées se lient dans la mémoire de la
statue. Les sensations qui viennent par le tact sont
de deux especes : les unes sont l' étendue, la
figure, l' espace, la solidité, la fluidité, la
dureté, la mollesse, le mouvement, le repos ; les
autres sont la chaleur et le froid, et différentes
especes de plaisirs et de douleurs. Les rapports de
celles-ci sont naturellement indéterminés. Elles
ne se conservent donc dans la mémoire, que parce que
les organes les ont transmises à plusieurs reprises.
Mais celles-là ont des rapports, qui se connoissent
avec plus d' exactitude.
p219
Notre statue mesure le volume des corps avec ses
mains ; elle mesure l' espace en se transportant
d' un lieu dans un autre ; elle détermine les
figures, lorsqu' elle en compte les côtés, et qu' elle
en suit le contour ; elle juge à la résistance de la
solidité, ou de la fluidité, de la dureté, ou de la
mollesse ; enfin, elle saisit une différence
sensible entre le mouvement et le repos, lorsqu' elle
considere si un corps change ou ne change pas de
situation par rapport à d' autres. Voilà donc de
toutes les idées, celles qui se lient le plus
fortement, et le plus facilement dans sa mémoire.
Elles se lient toutes à celles de l' étendue. D' un
té, elle s' est fait une habitude de rapporter
toutes ses sensations à l' étendue ; puisqu' elle les
regarde comme les qualités des objets, qu' elle
touche. Toutes ses idées ne sont que de l' étendue
chaude ou froide, solide ou fluide, etc. Par-là
celles dont les rapports
p220
sont les plus vagues, comme celles dont les rapports
se terminent le mieux, sont toutes liées à une
me idée. En un mot, toutes ses sensations ne sont
à son égard, que des modifications de l' étendue.
Le souvenir en est plus fort et plus durable. D' un
autre té, la sensation de l' étendue est telle,
que notre statue ne la peut perdre que dans un
sommeil profond. Lorsqu' elle est éveillée, elle sent
toujours qu' elle est étendue ; car elle sent toutes
les parties de son corps, qui pesent sur le lieu où
elles reposent, et qui le mesurent. Tant qu' elle est
éveillée, elle ne peut donc pas avec le tact, comme
avec les autres sens, être entiérement privée de
toute espece de sensations. Il lui en reste toujours
une à laquelle toutes les autres sont liées ; et
que je regarde, par cette raison, comme la base de
toutes les idées dont elle conserve le souvenir.
Tout prouve donc que la moire des idées qui
viennent par le tact, doit être plus forte et durer
p221
beaucoup plus, que celle des idées qui viennent par
les autres sens.
En quoi consiste l' imagination de la statue. Les
idées peuvent se retracer avec plus ou moins de
vivacité. Lorsqu' elles seveillent foiblement, la
statue se souvient seulement d' avoir touché tel ou
tel objet : mais lorsqu' elles se réveillent avec
force, elle se souvient des objets, comme si elle
les touchoit encore. Or, j' ai appelé imagination
cette mémoire vive, qui fait paroître présent ce
qui est absent.
La réflexion se joint à l' imagination. Si nous
joignons à cette faculté la réflexion, ou cette
opération qui combine les idées ; nous verrons
comment la statue pourra se représenter dans un
objet les qualités, qu' elle aura remarquées dans
d' autres. Supposons qu' elle desire de jouir
tout-à-la-fois de plusieurs qualités, qu' elle n' a
point encore rencontrées ensemble ; elle les imaginera
unies, et son imagination
p222
lui procurera une jouissance, qu' elle ne pourroit
pas obtenir par le tact.
Sens le plus étendu, dans lequel on peut prendre le
mot imagination . Voilà la signification la
plus étendue qu' on donne au mot imagination :
c' est de le considérer comme le nom d' une faculté,
qui combine les qualités des objets, pour en faire
des ensembles, dont la nature n' offre point de
modeles. Par-là, elle procure des jouissances, qui
à certains égards l' emportent sur la réalité même :
car elle ne manque pas de supposer dans les objets
dont elle fait jouir, toutes les qualités qu' on
desire y trouver.
Jouissance à laquelle le toucher et l' imagination
concourent. Mais la jouissance, par le toucher,
peut se réunir à celle qui se fait par l' imagination ;
et ce sera alors pour la statue, les plus grands
plaisirs, dont elle puisse avoir connoissance.
Lorsqu' elle touche un objet, rien n' empêche que
l' imagination ne le lui représente quelquefois avec
des qualités agréables qu' il n' a pas, et
p223
ne fasse dispartre celles par où il pourroit lui
déplaire. Il suffira pour cela d' un desir vif d' y
rencontrer les unes, et de n' y pas trouver les autres.
Excès où l' imagination fait tomber la statue.
L' imagination ne peut lui offrir tant d' attraits de
la part des objets, qu' elle ne lui fasse souvent
trouver du plaisir à se mouvoir, lors me que ses
membres fatigués commencent à se refuser à ses
desirs : elle lui retrace me quelquefois ce
plaisir avec tant de vivacité, qu' elle la distrait
de la lassitude de ses organes. Alors, il n' y a
qu' un excès de fatigue, qui puisse lui faire goûter
le repos. Un état de peine et de douleur sera le
fruit d' un desir, auquel elle s' est livrée avec
trop peu de modération ; et lorsqu' elle en aura
souvent fait l' épreuve, elle apprendra à se méfier
des attraits du plaisir, et sera plus attentive à
consulter ses forces.
état de songe. Entre la veille et le sommeil profond,
nous pouvons distinguer deux
p224
états mitoyens : l' un la mémoire ne rappele les
idées que d' une maniere fort légere ; l' autre où
l' imagination les rappele avec tant de vivacité, et
en fait des combinaisons si sensibles, qu' on croit
toucher les objets qu' on ne fait qu' imaginer.
Lorsque la statue s' est endormie dans un lieu, où
elle a appris à se conduire sans danger ; elle peut
imaginer qu' il est se d' épines, de cailloux,
qu' elle marche, et qu' à chaque pas, elle se déchire,
tombe, se heurte, et ressent de la douleur. Quoi
qu' étonnée de ce changement, elle n' en peut douter ;
et son état est le même pour elle, que si elle
étoit éveillée, et que ce lieu fût en effet tel
qu' il lui paroît.
Cause des songes et du désordre dans lequel ils
retracent les idées. Pour découvrir la cause de ce
songe, il suffit de considérer, qu' avant le sommeil,
elle avoit les idées d' un lieu où elle pouvoit se
promener sans crainte ; celles d' épines, de
cailloux, de déchiremens,
p225
de chûte, de douleur ; enfin, celles d' un lieu, où
elle avoit fait l' épreuve de toutes ces choses. Or,
qu' arrive-t-il dans le sommeil ? C' est que cette
derniere idée ne se réveille point du tout. Celles
d' épines, de cailloux, dechiremens, de cte, de
douleur, et du lieu où elle n' a rien connu de
semblable, se retracent avec la même vivacité, que
si les objets étoient psens ; et se réunissant,
il faut que la statue croye que ce lieu est devenu
tel, que son imagination le lui représente. Si elle
se fût rappelé le lieu, elle s' est déchirée, où
elle a fait des chûtes, elle net pas tombée dans
cette erreur. Il ne se fait donc dans les songes des
associations si bisarres et si contraires à la
rité, que parce que les idées qui rétabliroient
l' ordre, se trouvent interceptées.
Il n' est pas étonnant, qu' alors les idées se
reproduisent dans un désordre, qui rapproche et
unit celles qui sont les plus étrangeres. Ainsi
que le sommeil est le repos du corps, il est celui
de la mémoire,
p226
de l' imagination et de toutes les facultés de l' ame ;
et ce repos a différens degrés. Si ces facultés
sont entiérement assoupies, le sommeil est profond.
Si elle ne le sont que jusqu' à un certain point, la
moire et l' imagination assez éveillées, pour
rappeler certaines idées, ne le sont pas assez pour
en rappeler d' autres : dès lors celles qui se
présentent, forment les ensembles les plus
extraordinaires.
Sentiment de la statue au réveil. Je frappe la
statue au milieu de son rêve, et je l' arrache au
sommeil. Son premier sentiment est la crainte ;
osant à peine se mouvoir, elle étend les bras
avec méfiance ; et toute étonnée de ne point
retrouver les objets, dont elle a cru recevoir
des blessures, elle se souleve et hasarde de marcher.
Peu à peu elle se rassure ; elle ne sait pas si
elle se trompe actuellement, ou si elle s' est
trompée le moment précédent. Sa confiance augmente,
et elle oublie l' état où elle s' est trouvée en
p227
songe, pour jouir uniquement de celui elle est
au réveil.
Son embarras sur l' état de songe et sur celui de
veille. Cependant le sommeil lui devient encore
nécessaire. Elle s' y livre, elle a de nouveaux
songes, et au réveil ils sont suivis du même
étonnement.
En effet, ces illusions doivent lui paroître bien
étranges. Elle ne sauroit soupçonner qu' elles se
sont offertes à elle dans le tems qu' elle dormoit,
puisqu' elle n' a aucune idée de la durée de son
sommeil. Au contraire elle ne doute pas qu' elle ne
fut éveillée : car veiller pour elle, c' est toucher
et réfléchir sur ce qu' elle touche. Ses songes ne
lui paroissent donc pas des songes, et elle n' en
doit avoir que plus d' inquiétude. Elle ne comprend
pas pourquoi elle porte sur les mêmes objets des
jugemens si différens ; elle ne sait où est l' erreur,
et elle passe tour-à-tour de la fiance que lui
donnent ses songes, à la confiance que lui rend
l' état de veille.
p228
Pourquoi elle a des songes dont elle se souvient,
et d' autres qu' elle a oubliés. Il n' est pas
possible qu' elle se souvienne de toutes les idées,
qu' elle a eues, étant éveillée ; il doit en être
de même de celles qu' elle a eues dans le sommeil.
Quant à la cause qui lui rappele quelques uns de
ses songes, voici mes conjectures.
Si l' impression en a été vive, et s' ils ont offert
les idées dans un sordre, qui contredise d' une
maniere frappante les jugemens qui ont précédé le
tems où elle s' est endormie, son étonnement en ce cas
lie ces idées à la chaîne de ses connoissances.
Au réveil le même étonnement qui subsiste encore,
lui fait faire des efforts pour se les rappeler en
détail, et elle se les rappele. Elle n' en aura au
contraire aucun souvenir, si l' intervalle du songe
au réveil a é assez long, et rempli par un
sommeil assez profond, pour effacer toute
l' impression
p229
de l' étonnement où elle a été. Enfin, s' il ne lui
reste que peu de surprise, quelquefois elle ne se
rappelera qu' une partie de son rêve, d' autres fois
elle se souviendra seulement d' avoir eu des idées
fort extraordinaires.
Ses songes ne se gravent donc dans sa mémoire, que
parce qu' ils se lient à des jugemens d' habitude
qu' ils contredisent ; et c' est la surprise elle
est encore à son réveil, qui l' engage à se les
rappeler.
PARTIE 2 CHAPITRE 11
du principal organe du toucher.
la mobilité et la flexibilité des organes est
nécessaire pour acquérir des idées par le tact.
Les détails des chapitres précédensmontrent
assez que la main est le principal organe du tact.
C' est en effet celui qui s' accommode le mieux à
toutes
p230
sortes de surfaces. La facilité d' étendre, de
racourcir, de plier, de séparer, de joindre les
doigts, fait prendre à la main bien des formes
différentes. Si cet organe n' étoit pas aussi mobile
et aussi flexible, il faudroit beaucoup plus de tems
à notre statue pour acquérir les idées des figures :
et combien ne seroit-elle pas bornée dans ses
connoissances, si elle en étoit privée !
Si ses bras étoient, par exemple, terminés au
poignet, elle pourroit découvrir qu' elle a un corps,
et qu' il y en a d' autres hors d' elle : elle pourroit,
en les embrassant, se faire quelque idée de leur
grandeur et de leur forme ; mais elle ne jugeroit
qu' imparfaitement de lagularité ou de
l' irrégularité de leurs figures.
Elle sera encore plus bornée, si nous ne laissons
aucune articulation dans ses membres. Réduite au
sentiment fondamental, elle se sentira comme dans
un point, s' il est uniforme ; et s' il est varié,
elle se sentira seulement de plusieurs manieres
à la fois.
p231
Mais plus de mobilité et de flexibilité que nous
n' en avons, y seroit inutile, oume contraire.
Les organes du toucher étant moins parfaits, moins
propres à transmettre des idées, à proportion qu' ils
sont moins mobiles et moins flexibles, n' en
pourroit-on pas conclure que la main seroit d' un
plus grand secours, si elle étoit composée de vingt
doigts, qui eussent chacun un grand nombre
d' articulations ? Et si elle étoit divisée en une
infinité de parties toutes également mobiles et
flexibles, un pareil organe ne seroit-il pas une
espece de géométrie universelle ?
p232
Ce n' est pas assez que les parties de la main
soient flexibles et mobiles, il faut encore que
la statue puisse les remarquer les unes aps les
autres, et s' en faire des idées exactes. Quelle
connoissance auroit-elle des corps par le tact, si
elle ne pouvoit connoître qu' imparfaitement l' organe
avec lequel elle les touche ? Et quelle idée se
formeroit-elle de cet organe, si le nombre des
parties en étoit infini ? Elle appliqueroit la
main sur une infinité de
p233
petites surfaces. Mais qu' en résulteroit-il ? Une
sensation si composée, qu' elle n' y pourroit rien
démêler. L' étude de ses mains seroit trop étendue
pour elle ; elle s' en serviroit sans pouvoir
jamais bien les connoître ; et elle n' acquerroit
que des notions confuses.
Je dis plus : vingt doigts ne lui seroient peut-être
pas si commodes que cinq. Il falloit que l' organe,
qui devoit lui donner la connoissance des figures
les plus composées, fût peu compolui-même ;
sans quoi, il lui eût été difficile de s' en former
une notion distincte ; et par conséquent, ç' eût été
un obstacle aux progrès de ses connoissances : en
pareil cas, elle auroit eu besoin d' un organe plus
simple, qui étant connu plus facilement, l' eût mis
en état de se faire une idée du plus composé.
Il ne manque donc rien à la statue à cet égard.
Je crois donc qu' elle n' a rien
p234
à desirer à cet égard. En effet, que manque-t-il
à ses mains ? S' il y a des idées qu' elles ne lui
donnent pas immédiatement, elles la mettent sur la
voie pour les acquérir. Quand on supposeroit, ce
qui n' est pas possible, qu' ayant un grand nombre
de doigts très-fins et très-déliés, elle démêleroit
toutes les impressions qu' ils lui transmettroient
à la fois, elle n' en connoîtroit pas mieux les
grandeurs, qui sont l' objet des mathématiques.
Elle remarqueroit seulement sur la surface des
corps des inégalités, qui lui échappent aujourd' hui ;
mais qui ne lui échapperont plus, lorsqu' elle
jouira du sens de la vue.
PARTIE 3
p1
comment le toucher apprend aux autres sens à
juger des objets extérieurs.
PARTIE 3 CHAPITRE 1
du toucher avec l' odorat.
jugemens de la statue sur les odeurs. Joignons
l' odorat au toucher, et rendant à notre statue
le souvenir des jugemens qu' elle a portés,
lorsqu' elle étoit bornée au premier de ces sens,
conduisons-la dans un parterre semé de fleurs ;
p2
aussi-tôt toutes ses habitudes se renouvellent,
et elle se croit toutes les odeurs qu' elle sent.
Elle n' imagine pas quelle peut être la cause de
ces sensations. étonnée de se trouver ce qu' elle
a cessé d' être depuis si long-tems, elle n' en
sauroit encore soupçonner la cause. Elle ignore
qu' elle vient de recevoir un nouvel organe ; et
si le tact lui a appris qu' il y a des objets
palpables, il ne lui apprend pas encore qu' aucun
d' eux soit le principe des sentimens que nous
venons de lui rendre.
Elle en juge au contraire d' après l' habitude où
elle a été de les regarder comme des manieres
d' être, qu' elle ne doit qu' à elle-même. Il lui
paroît tout naturel d' être tantôt une odeur, tantôt
une autre : elle n' imagine pas que les corps y
puissent contribuer : elle ne leur connoît que les
qualités, que le tact seul y fait découvrir.
p3
Elle est deux êtres différens. La voilà
tout-à-la-fois deux êtres bien différens : l' un,
qu' elle ne peut saisir, et qui paroît lui échapper
à chaque instant ; l' autre, qu' elle touche, et
qu' elle peut toujours retrouver.
Elle commence à soupçonner que les odeurs lui
viennent des corps. Portant au hasard la main sur
les objets qu' elle rencontre, elle saisit une
fleur qui lui reste dans les doigts. Son bras,
sans dessein, l' approche et l' éloigne
tour-à-tour de son visage : elle se sent d' une
certaine maniere, avec plus ou moins de vivacité.
étonnée, elle répete cette expérience avec dessein.
Elle prend et quitte plusieurs fois cette fleur.
Elle se confirme qu' elle est, ou cesse d' être d' une
certaine maniere, suivant qu' elle l' approche ou
l' éloigne. Enfin, elle commence à soupçonner qu' elle
lui doit le sentiment dont elle est modifiée.
p4
Elle découvre en elle l' organe de l' odorat. Elle
donne toute son attention à ce sentiment, elle
observe avec quelle vivacité il augmente, elle en
suit les degrés, les compare avec les différens
points de distance, la fleur est de son visage ;
et l' organe de l' odorat ayant été plus affecté,
lorsqu' il a été touché par le corps odoriférant,
elle découvre en elle un nouveau sens.
Elle juge les odeurs dans les corps. Elle
recommence ces expériences : elle approche la fleur
de ce nouvel organe, elle l' en éloigne : elle
compare la fleur présente avec le sentiment produit,
la fleur absente avec le sentiment éteint : elle
se confirme qu' il lui vient de la fleur, elle juge
qu' il y est.
Elle les sent dans les corps. à force de répéter
ce jugement, elle s' en fait une si grande
habitude, qu' elle le porte aume instant qu' elle
sent. Dès-lors, il se confond si bien
p5
avec la sensation, qu' elle n' en sauroit faire la
différence. Elle ne se borne plus à juger l' odeur
dans la fleur, elle l' y sent.
Les odeurs deviennent les qualités des corps. Elle
se fait une habitude des mêmes jugemens, à
l' occasion de tous les objets qui lui donnent des
sentimens de cette espece ; et les odeurs ne sont
plus ses propres modifications : ce sont des
impressions que les corps odoriférans font sur
l' organe de l' odorat ; ou plutôt ce sont les
qualités mêmes de ces corps.
Combien elle a de peine à se familiariser avec ces
jugemens. Ce n' est pas sans surprise, qu' elle se
voit engagée à porter des jugemens aussi différens
de ceux qui lui ont été auparavant si naturels ;
et ce n' est qu' après des expériences souvent
réitérées, que le toucher truit les habitudes
contractées avec l' odorat. Elle a autant de peine
à mettre les odeurs au nombre des qualités des
objets, que nous en avons
p6
nous-mêmes à les regarder comme nos propres
modifications.
Elle distingue deux especes de corps. Mais enfin
familiarisée peu-à-peu avec ces sortes de jugemens,
elle distingue les corps auxquels elle juge que
les odeurs appartiennent, de ceux auxquels elle
juge qu' elles n' appartiennent pas. Ainsi l' odorat,
uni au toucher, lui fait découvrir une nouvelle
classe d' objets palpables.
Et plusieurs especes de corps odoriférans.
Remarquant ensuite la même odeur dans plusieurs
fleurs, elle ne la regarde plus comme une idée
particuliere ; elle la regarde au contraire comme
une qualité commune à plusieurs corps. Elle distingue
par conséquent autant de classes de corps
odoriférans, qu' elle découvre d' odeurs différentes ;
et elle se forme une plus grande quantité de notions
abstraites ou générales, que lorsqu' elle étoit
bornée au sens de l' odorat.
p7
Discernement qu' acquiert le sens de l' odorat.
Curieuse d' étudier de plus en plus ces nouvelles
idées, tantôt elle sent les fleurs une à une,
tantôt elle en sent plusieurs ensemble. Elle
remarque la sensation qu' elles font séparément, et
celle qu' elles font après leur réunion. Elle
distingue plusieurs odeurs dans un bouquet, et son
odorat acquiert un discernement qu' il n' eût point
eu, sans le secours du tact.
Mais ce discernement aura des bornes, si les odeurs
lui viennent d' une certaine distance, si elles sont
en grand nombre, et si sur-tout le mêlange en est
tel, qu' elles ne dominent point les unes sur les
autres ; elles se confondront dans l' impression
qu' elles feront ensemble, et il lui sera impossible
d' en reconnoître aucune. Cependant il y a lieu de
conjecturer que son discernement à cet égard sera
plus étendu que le nôtre : car les odeurs ayant
plus d' attrait pour elle que pour nous, qui
p8
sommes partagés entre toutes les jouissances des
autres sens, elle s' exercera davantage à en démêler
les différences.
Ces deux sens, par l' exercice qu' ils se procurent
mutuellement, produisent donc, étant réunis,
des connoissances et des plaisirs qu' ils ne
donnoient pas, étant séparés.
Jugemens qui se confondent avec les sensations. Pour
appercevoir sensiblement comment les jugemens se
distinguent des sensations, ou s' y confondent,
parfumons des corps dont la figure peu composée soit
familiere à notre statue, et psentons-les-lui au
premier moment que nous lui donnons le sens de
l' odorat. Qu' une certaine odeur soit, par exemple,
toujours dans un triangle, une autre dans un
quarré ; chacune se liera avec la figure qui lui
est particuliere ; et dès-lors, la statue ne pourra
plus être frappée de l' une ou de l' autre,
qu' aussi-tôt elle ne se représente un triangle
p9
ou un quarré : elle croira sentir une figure
dans une odeur, et toucher une odeur dans une
figure.
Elle remarquera que s' il y a des figures qui n' ont
point d' odeur, il n' y a point d' odeur qui
n' emporte constamment une certaine figure ; et elle
attribuera à l' odorat des idées qui n' appartiennent
qu' au toucher. Pour bouleverser ensuite toutes
ses notions, il n' y auroit qu' à parfumer de
différentes odeurs des corps deme figure, et
à parfumer de la me odeur des corps de figure
différente.
Jugemens qui ne s' y confondent pas. Le jugement
qui lie une figure triangulaire à une odeur, peut
se ter rapidement, toutes les fois que
l' occasion s' en présente ; parce qu' il n' a pour
objet que des ies peu composées. C' est pourquoi
il est propre à se confondre avec la sensation.
Mais si la figure étoit compliquée, il faudroit un
plus grand nombre
p10
de jugemens pour la lier à l' odeur. La statue ne
se la représenteroit plus avec la même facilité ;
elle ne jugeroit plus que la figure et l' odeur lui
sont connues par le même sens.
Lorsqu' elle étudie, par exemple, une rose au
toucher, elle lie l' odeur à l' ensemble des feuilles,
à leur tissu, et à toutes les qualités par où le
tact la distingue des autres fleurs qui lui sont
connues. Par-là, elle s' en fait une notion
complexe, qui suppose autant de jugemens, qu' elle
y remarque de qualités propres à la lui faire
reconnoître. à la vérité elle en jugera quelquefois
à la premiere impression qu' elle sentira, en y
portant la main. Mais elle y sera si souvent
trompée, qu' elle s' appercevra bientôt que, pour
éviter toute méprise, elle est obligée de se
rappeler l' idée la plus distincte que le tact lui
en a donnée ; de se dire, la rose differe de
l' oeillet, parce qu' elle a telle forme, tel
tissu, etc. Or, ces jugemens étant en grand
p11
nombre, il ne lui est plus possible de les
péter tous, au moment qu' elle sent cette fleur.
Au lieu donc de sentir les qualités palpables
dans l' odeur, elle s' apperçoit qu' elle se les
rappele peu-à-peu ; et elle ne tombe plus dans
l' erreur d' attribuer à l' odorat des idées qu' elle
ne doit qu' au toucher.
Sesprises sont fort sensibles, lorsqu' à
l' occasion des odeurs, elle répete, sans le
remarquer, des jugemens dont elle a contracté
l' habitude. Elle en fera qui le seront beaucoup
moins, quand nous lui donnerons le sens de la vue.
PARTIE 3 CHAPITRE 2
p12
de l' ouie, de l' odorat et du tact réunis.
état de la statue, au moment où nous lui rendons
l' ouie. Notre statue sera, comme dans le chapitre
précédent, étone de se trouver ce qu' elle a été,
si au moment que nous ajoutons l' ouie à l' odorat
et au toucher, elle reprend toutes les habitudes
qu' elle a contractées avec le premier de ces sens.
Ici elle est le chant des oiseaux, là, le bruit
d' une cascade, plus loin, celui des arbres agités,
un moment après, le bruit du tonnerre ou d' un
orage terrible.
Toute entiere à ces sentimens, son tact et son
odorat n' ont plus d' exercice. Qu' un silence
profond succede tout-à-coup, il lui semblera qu' elle
est enlevée à elle-même. Elle est quelque tems
sans pouvoir
p13
reprendre l' usage de ses premiers sens. Enfin
rendue peu-à-peu à elle, elle recommence à s' occuper
des objets palpables et odoriférans.
Elle découvre en elle l' organe de l' ouie. Elle
trouve ce qu' elle ne cherchoit pas : car ayant
saisi un corps sonore, elle l' agite sans en avoir
le dessein ; et l' ayant par hasard tour-à-tour
approché et éloigné de son oreille, c' en est assez
pour la déterminer à le rapprocher et à l' éloigner
à plusieurs reprises. Guie par les différens
degrés d' impression, elle l' applique à l' organe de
l' ouie ; et après avoir répété cette expérience,
elle juge les sons dans cette partie, comme elle a
jugé les odeurs dans une autre.
Elle juge les sons dans les corps. Cependant, elle
observe que son oreille n' est modifiée qu' à
l' occasion de ce corps : elle entend des sons,
lorsqu' elle l' agite, elle n' entend plus rien,
lorsqu' elle
p14
cesse de l' agiter. Elle juge donc que ces sons
viennent de lui.
Elle les y entend. Elle répete ce jugement, et
elle parvient à le faire avec tant de promptitude,
qu' elle ne remarque plus d' intervalle entre le
moment où ces sons lui frappent l' oreille, et celui
elle juge qu' ils sont dans ce corps. Entendre
ces sons et les juger hors d' elle, sont deux
opérations qu' elle ne distingue plus. Au lieu donc
de les appercevoir comme des manieres d' être
d' elle-même, elle les apperçoit comme des manieres
d' être du corps sonore. En un mot, elle les entend
dans ce corps.
Elle se fait une habitude de cette maniere
d' entendre. Si nous lui faisons faire la me
expérience sur d' autres sons, elle portera encore
les mes jugemens, et elle les confondra avec
la sensation. Dans la suite cette maniere de sentir
lui deviendra même si familiere, que son oreille
p15
n' aura plus besoin des leçons du tact. Tout son
lui paroîtra venir de dehors, même dans les
occasions où elle ne pourra pas toucher les corps
qui le transmettent. Car un jugement ayant été
confondu par habitude avec une sensation, il doit
se confondre avec toutes les sensations de même
espece.
Discernement de son oreille. Si plusieurs sons que
la statue a étudiés, raisonnent ensemble, elle les
discernera, non-seulement parce que son oreille
est capable d' en saisir jusqu' à un certain point
la différence ; mais sur-tout, parce qu' elle vient
de contracter l' habitude de les juger dans les
corps qu' elle distingue. C' est ainsi que le toucher
contribue à augmenter le discernement de l' ouie.
Par conséquent, plus elle s' aidera du toucher pour
faire la différence des sons, plus elle apprendra
à les distinguer. Mais elle les confondra toutes les
fois que les
p16
corps qui les produisent, cesseront de se démêler
au tact.
Le discernement de l' ouie a donc des bornes, parce
qu' il y a des cas où le toucher lui-même ne sauroit
toutmêler. Je ne parle pas des bornes qui ont
pour cause un défaut de conformation.
Elle juge à l' ouie des distances et des situations.
C' est sur les objets qui sont à la portée de sa
main, que la statue commence à faire des expériences.
En conséquence il lui semble d' abord, à chaque
bruit qui frappe son oreille, qu' elle n' a qu' à
étendre le bras pour saisir le corps qui le rend :
car elle n' a pas encore appris à le juger plus
éloigné. Mais comme elle y est trompée, elle fait
un pas, elle en fait un second ; et à mesure qu' elle
avance, elle observe que le bruit augmente,
jusqu' au moment où le corps qui le produit, est
aussi près d' elle qu' il peut l' être.
p17
Ces expériences lui apprennent peu-à-peu à juger
des différens éloignemens de ce corps ; et ces
jugemens, devenus familiers, se petent si
rapidement, que se confondant avec la sensation
me, elle reconnoît enfin les distances à l' ouie.
Elle apprendra de la même maniere, si un corps
est à sa droite ou à sa gauche. En un mot elle
appercevra la distance et la situation d' un objet
à l' ouie, toutes les fois que l' une et l' autre
seront les mêmes, que dans les cas, où elle a eu
occasion de faire beaucoup d' expériences. N' ayant
me que ce moyen pour s' en assurer, au défaut
du tact, elle en fera si souvent usage, qu' elle
jugera quelquefois aussi sûrement, que nous
jugeons nous-mêmes avec les yeux.
Mais elle courra risque de s' y méprendre, toutes
les fois qu' elle entendra des corps dont elle
n' aura pas encore étudié la variété des sons,
suivant la variété des situations et des distances.
Il faut donc qu' elle s' accoutume à porter autant
de jugemens
p18
différens, qu' il y a d' especes de corps sonores
et de circonstances où ils se font entendre.
Erreurs où l' on pourroit la faire tomber. Si elle
n' avoit jamais entendu le même son, qu' elle n' eût
touché la même figure et réciproquement ; elle
croiroit que les figures emportent avec elles les
idées des sons, et que les sons emportent avec eux
les idées des figures ; et elle ne sauroit repartir
au toucher et à l' ouie les idées qui appartiennent
à chacun de ces sens. De même si chaque son eût
constamment été accompagné d' une certaine odeur, et
chaque odeur d' un certain son ; il ne lui seroit
pas possible de distinguer les idées qu' elle doit
à l' odorat, de celles qu' elle doit à l' ouie. Ces
erreurs sont semblables à celles où nous l' avons
fait tomber dans le chapitre précédent ; et elles
préparent aux observations que nous allons faire
sur la vue.
PARTIE 3 CHAPITRE 3
p19
comment l' oeil apprend à voir la distance,
la situation, la figure, la grandeur et le
mouvement des corps.
état de la statue, lorsque la vue lui est rendue.
L' étonnement de notre statue est encore la
premiere chose à remarquer, au moment que nous
lui rendons la vue. Mais il est vraisemblable que
les expériences qu' elle a faites sur les sensations
de l' odorat, de l' ouie et du toucher, lui feront
bientôt soupçonner que ce qui lui paroît encore
des manieres d' être d' elle-même, pourroit être
des qualités qu' un nouveau sens va lui faire
découvrir dans les corps.
Pourquoi l' oeil ne peut être instruit que par le
toucher. Nous avons vu qu' étant bornée
p20
au tact, elle ne pouvoit pas juger des grandeurs,
des situations et des distances, par le moyen de
deux bâtons, dont elle ne connoissoit ni la
longueur ni la direction. Or, les rayons sont à
ses yeux, ce que les bâtons sont à ses mains ; et
l' oeil peut être regardé comme un organe, qui a en
quelque sorte une infinité de mains, pour saisir une
infinité de bâtons. S' il étoit capable de connoître
par lui-même la longueur et la direction des
rayons, il pourroit, comme la main, rapporter à
une extrémité ce qu' il sentiroit à l' autre ; et
juger des grandeurs, des distances et des situations.
Mais bien loin que le sentiment qu' il éprouve lui
apprenne la longueur et la direction des rayons ;
il ne lui apprend pas seulement s' il y en a. L' oeil
n' en sent l' impression, que comme la main sent
celle du premier bâton qu' elle touche par l' un
des bouts.
Quand même nous accorderions à notre statue une
connoissance parfaite de l' optique, elle n' en
seroit pas plus avane.
p21
Elle sauroit, qu' ennéral, les rayons font
des angles plus ou moins grands, à proportion de
la grandeur et de la distance des objets. Mais
il ne lui seroit pas possible de mesurer ces angles.
Si, comme il est vrai, les principes de l' optique
sont insuffisans, pour expliquer la vision ; ils
le sont à plus forte raison, pour nous apprendre
à voir.
D' ailleurs cette science n' instruit point sur la
maniere, dont il faut mouvoir les yeux. Elle suppose
seulement qu' ils sont capables de différens
mouvemens, et qu' ils doivent changer de forme,
suivant les circonstances.
L' oeil a donc besoin des secours du tact, pour se
faire une habitude des mouvemens propres à la
vision ; pour s' accoutumer à rapporter ses
sensations à l' extrémité des rayons, ou à peu près ;
et pour juger par-là des distances, des grandeurs,
des situations et des figures. Il s' agit de
découvrir ici quelles sont les expériences les plus
propres à l' instruire.
p22
Elle sent les couleurs au bout de ses yeux. Soit
hasard, soit douleur occasionnée par une lumiere
trop vive, la statue porte la main sur ses yeux ;
à l' instant les couleurs disparoissent. Elle
retire la main, les couleurs se reproduisent.
Dès-lors elle cesse de les prendre pour ses
manieres d' être. Il lui semble que ce soit quelque
chose d' impalpable, qu' elle sent au bout de ses
yeux, comme elle sent au bout de ses doigts les
objets qu' elle touche. Mais comme nous l' avons vu,
chacune est une modification simple, qui ne donne
par elle-même aucune idée d' étendue. Une couleur,
par conséquent, ne peut représenter des dimensions,
qu' aux yeux qui ont appris à la rapporter sur
toutes les parties d' une surface. Quelque
considérable que soit la superficie du corps qui
la réfléchit, ils ne verront que le diatre d' une
ligne, s' ils n' ont pas appris à voir davantage.
Ils ne verront rien, s' ils n' ont
p23
pas appris à voir au dehors ; ils se sentiront
seulement modifiés d' une certaine maniere. Le
toucher leur fait contracter l' habitude de juger
une couleur sur toute une surface, comme il y juge
lui-même le chaud ou le froid. Or, ces dernieres
sensations ne portent pas avec elles l' idée
d' étendue : mais elles s' étendent, suivant toutes
les dimensions des corps auxquels nous les
rapportons.
Elle leur voit former une surface. Comme les
couleurs sont enlevées à la statue, lorsqu' elle
porte la main sur la surface extérieure de l' organe
de la vue, c' est sur cette même surface, qu' elle
croit d' abord les voir paroître ou disparoître :
c' est-là qu' elle commence à leur donner de
l' étendue.
Quand les corps s' éloignent ou s' approchent, elle
ne juge donc point encore ni de leur distance, ni
de leur mouvement. Elle apperçoit seulement des
couleurs
p24
qui paroissent plus ou moins, ou qui disparoissent
tout-à-fait.
Cette surface lui paroît immense. Cette surface
lumineuse est égale à la surface extérieure de
l' oeil : elle est par conséquent, fort peu
étendue. Mais c' est tout ce que voit la statue ; et
ses yeux n' appercevant rien au-delà, elle n' imagine
pas comment quelque chose pourroit lui paroître
plus grand ou plus petit. Elle n' ymêle donc point
de bornes, elle la voit immense.
Tout y est peint confusément. Tout est confus dans
cette surface. Les couleurs ne portant point avec
elles l' idée d' étendue, l' oeil n' y peut discerner
des grandeurs, des figures et des situations,
qu' autant qu' il les applique sur des objets dont
la grandeur, la figure et la situation lui sont
connues par quelqu' autre voie. Or, il n' a aucune
connoissance de ces choses, lorsqu' il ne voit encore
p25
les couleurs, que comme une surface qui le touche
immédiatement : il faut que le tact lui apprenne
à les éloigner de lui, et à les voir sur les objets
dont il connt lui-même la grandeur, la figure
et la situation.
La statue juge cette surface loin d' elle. Par
curiosité, ou par inquiétude, la statue continue
de porter la main devant ses yeux : elle l' éloigne,
elle l' approche ; et la surface qu' elle voit, en est
plus lumineuse ou plus obscure. Aussi-tôt elle juge
que le mouvement de sa main est la cause de ces
changemens ; et comme elle sait qu' elle la meut à
une certaine distance, elle soupçonne que cette
surface n' est pas aussi près d' elle qu' elle l' a
crue.
Elle voit les couleurs sur les corps. Alors elle
touche par hasard un corps qu' elle a devant les
yeux, et le couvrant avec la main, et elle substitue
une couleur à une autre. Elle laisse tomber
p26
les bras, la premiere couleur reparoît. Il lui
semble donc que sa main fait, à une certaine
distance, succéder ces deux couleurs.
Une autre fois elle la promene sur une surface, et
voyant une couleur qui se meut sur une autre couleur,
dont les parties paroissent et disparoissent
tour-à-tour ; elle juge sur ce corps la couleur
immobile, et sur sa main la couleur qui se meut.
Ce jugement lui devient familier ; et elle voit
les couleurs s' éloigner de ses yeux, et se porter
sur sa main et sur les objets qu' elle touche.
Expériences qui achevent de lui faire contracter
cette habitude. étonnée de cette découverte, elle
cherche autour d' elle, si elle ne touchera pas
tout ce qu' elle voit. Sa main rencontre un corps
d' une nouvelle couleur, son oeil apperçoit une
autre surface, et les mes exriences lui font
porter les mes jugemens.
Curieuse de découvrir s' il en est deme
p27
de toutes les sensations de cette espece, elle
porte la main sur tout ce qui l' environne ; et
touchant un corps peint de plusieurs couleurs, son
oeil contracte l' habitude de les démêler sur une
surface qu' il juge éloignée.
C' est sans doute par une succession de sentimens
bien agréables pour elle, qu' elle conduit ses
yeux dans ce cahos de lumieres et de couleurs.
Engagée par le plaisir, elle ne se lasse point
de recommencer les mêmes expériences, et d' en
faire de nouvelles. Elle accoutume peu-à-peu ses
yeux à se fixer sur les objets qu' elle touche ;
ils se font une habitude de certains mouvemens ;
et bientôt ils percent comme à travers un nuage,
pour voir dans l' éloignement les objets que la
main saisit, et sur lesquels elle semble répandre
la lumiere et les couleurs.
Elle voit les objets à la distance où elle les
touche. En conduisant tour-à-tour sa main de ses
yeux sur les corps, et des
p28
corps sur ses yeux, elle mesure les distances. Elle
approche ensuite ces mêmes corps, et les éloignent
alternativement. Elle étudie les différentes
impressions que son oeil reçoit à chaque fois ; et
s' étant accoutumée à lier ces impressions avec les
distances connues par le tact, elle voit les objets
tantôt plus près, tantôt plus loin, parce qu' elle
les voit où elle les touche.
Elle apprend à voir un globe. La premiere fois
qu' elle porte la vue sur un globe, l' impression
qu' elle en reçoit, ne représente qu' un cercle plat,
lé d' ombre et de lumiere. Elle ne voit donc
pas encore un globe, elle ne mêle pas me un
cercle. Car son oeil n' a point encore appris à
régler ses mouvemens, pour saisir l' ensemble d' une
figure. Mais elle touche le globe, et conduisant
de la main sa vue sur toute la surface, elle juge
que la couleur qu' elle voit, s' étend et prend de la
rondeur et du relief.
p29
Elle réitere cette expérience, et elle répete le
me jugement. Par-là, elle lie les idées de
rondeur et de convexité à l' impression que fait
sur elle un certain lange d' ombre et de lumiere.
Elle essaye ensuite de juger d' un globe, qu' elle
n' a pas encore touché. Dans les commencemens, elle
s' y trouve sans doute quelquefois embarrassée :
mais le tact leve l' incertitude ; et par l' habitude
qu' elle se fait de juger qu' elle voit un globe,
elle forme ce jugement avec tant de promptitude et
d' assurance, et lie si fort l' idée de cette figure
à une surface, où l' ombre et la lumiere sont dans
une certaine proportion, qu' enfin elle ne voit
plus à chaque fois, que ce qu' elle s' est dit si
souvent qu' elle doit voir.
Elle le distingue d' un cube. Elle apprend également
à voir un cube, lorsque ses yeux faisant une étude
des impressions qu' ils reçoivent au moment que la
main sent les angles et
p30
les faces de cette figure, elle contractera
l' habitude de remarquer dans les différens degrés
de lumiere les mêmes angles et les mêmes faces ;
et ce n' est qu' alors qu' elle discernera un globe
d' un cube.
Comment ses yeux sont en cela guidés par le toucher.
L' oeil ne parvient donc à voir distinctement une
figure, que parce que la main lui apprend à en
saisir l' ensemble. Il faut que le dirigeant sur les
différentes parties d' un corps, elle lui fasse donner
son attention d' abord à une, puis à deux, peu-à-peu
à un plus grand nombre ; et enme-tems aux
différentes impressions de la lumiere. S' il
n' étudioit pas séparément chaque partie, il ne verroit
jamais la figure entiere ; et s' il n' étudioit pas
avec quelle variété la lumiere agit sur lui, il ne
verroit que des surfaces plates. Ainsi la statue ne
parvient à voir tant de choses à la fois, que
parce que les ayant remarquées séparément, elle se
rappele en un
p31
instant tous les jugemens qu' elle a portés l' un
après l' autre.
Secours qu' ils tirent de la mémoire. Notre
expérience peut nous convaincre combien la mémoire
est nécessaire pour parvenir à saisir l' ensemble
d' un objet fort composé. Au premier coup-d' oeil
qu' on jette sur un tableau, on le voit fort
imparfaitement : mais on porte la vue d' une figure
à l' autre, et même on n' en regarde pas une toute
entiere. Plus on la fixe, plus l' attention se borne
à une de ses parties : on n' apperçoit, par exemple,
que la bouche.
Par-là, nous contractons l' habitude de parcourir
rapidement tous les détails du tableau ; et nous le
voyons tout entier, parce que la mémoire nous
présente à la fois tous les jugemens, que nous avons
portés successivement.
Mais cela est encore très-borné à notre égard.
Si j' entre, par exemple dans un grand cercle, il
ne me donne d' abord
p32
qu' une idée vague de multitude. Je ne sais que je
suis au milieu de dix ou douze personnes, qu' après
les avoir comptées ; c' est-à-dire, qu' après les
avoir parcourues une à une avec une lenteur, qui
me fait remarquer la suite de mes jugemens. Si
elles n' avoient été que trois, je ne les aurois
pas moins parcourues ; mais c' eût été avec une
rapidité, qui ne m' eût pas permis de m' en appercevoir.
Si nos yeux n' embrassent une multitude d' objets
qu' avec le secours de la moire, ceux de notre
statue auront besoin du même secours, pour saisir
l' ensemble de la figure la plus simple. Car n' étant
pas exercés, cette figure est encore trop composée
pour eux.
Ils jugent des situations. C' est la main, qui fixant
successivement la vue sur les différentes parties
d' une figure, les grave toutes dans la mémoire :
c' est elle qui conduit, pour ainsi dire, le
pinceau ; lorsque les yeux
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commencent à répandre au-dehors la lumiere et les
couleurs, qu' ils ont d' abord senties en eux-mêmes.
Ils les apperçoivent, où le toucher leur apprend
qu' elles doivent être : ils voyent en haut ce qu' il
leur fait juger en haut, en bas ce qu' il leur fait
juger en bas : en un mot, ils voyent les objets
dans la même situation, que le tact les représente.
Le renversement de l' image n' y met aucun obstacle ;
parce que tant qu' ils n' ont pas été instruits, il
n' y a pas proprement pour eux ni haut ni bas. Le
toucher, qui peut seul découvrir ces sortes de
rapports, peut seul aussi leur apprendre à en juger.
D' ailleurs ne voyant au-dehors, que parce qu' ils
rapportent les couleurs sur les objets que la main
touche ; il faut nécessairement qu' ils s' accordent
à porter sur les situations les mes jugemens que le
toucher.
Ils ne voyent point double. Chacun fixe l' objet
que la main
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saisit, chacun rapporte les couleurs à la même
distance, aume lieu ; et comme le renversement
de l' image ne leur empêche pas de voir un objet
dans sa vraie situation, la me image, quoique
double, ne leur empêche pas de le voir simple. La
main les force à juger d' après ce qu' elle sent en
elle-même. En les obligeant de rapporter au-dehors
les sensations qu' ils éprouvent en eux ; elle les
leur fait rapporter à chacun sur l' unique objet
qu' elle touche, et au seul endroit me où elle le
touche. Il n' est donc pas naturel qu' ils le voient
double.
Ils jugent des grandeurs. Par la même raison, elle
leur apprend au même instant à juger des grandeurs.
Dès qu' elle leur fait voir les couleurs sur ce qu' elle
touche, elle leur apprend à les étendre chacune
sur toutes les parties qui les leur envoient ; elle
dessine devant eux une surface, dont elle marque
les bornes.
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Ainsi, soit qu' elle éloigne ou qu' elle approche
un objet, il leur paroît de la même grandeur,
quoiqu' alors l' image augmente ou diminue ; comme
il leur paroît simple et dans sa situation, quoique
l' image soit double et renversée.
Et du mouvement. Enfin, elle leur fait voir le
mouvement des corps ; parce qu' elle les accoutume
à suivre les objets, qu' elle fait passer d' un point
de l' espace à l' autre.
Ils ne voyent pas encore hors de la portée de la
main. Jusqu' ici la statue n' a étudié à la vue que les
objets qui sont à la portée de sa main : car c' est
par-là qu' elle doit nécessairement commencer. Elle
n' a donc point encore appris à voir au-delà, et elle
se voit comme renfermée dans un court espace. à la
rité, le transport de son corps lui a appris que
l' espace doit être beaucoup plus grand : mais elle
n' imagine pas comment il pourra lui paroître aux
p36
yeux. En vain se diroit-elle, il y a de l' étendue
au-delà de celle que je vois : un pareil jugement
ne peut la lui rendre visible. Ainsi qu' elle ne voit
jusqu' à la portée de la main, que parce qu' ayant
en même-tems vu et touché à plusieurs reprises les
objets qui sont dans cet espace ; elle a si fort
lié les jugemens du tact avec les sensations de
lumiere, que voir et juger se font tout à la fois,
et se confondent : elle ne verra plus loin, que
lorsque de nouvelles expériences lui feront
confondre avec ces mêmes sensations, les jugemens
qu' elle portera sur d' autres distances.
Elle apperçoit donc un espace, qui s' étend environ
à deux pieds autour d' elle. Son oeil instruit par le
tact en mesure les parties, détermine la figure et
la grandeur des objets qui y sont renfers, les
place à différentes distances, juge de leur
situation, de leur mouvement et de leur repos.
p37
Comment les objets qui sont au-delà se montrent à
eux. Quant à ceux qui sont plus éloignés, elle les
voit tous à l' extrémité de cette enceinte qui borne
sa vue. Elle les apperçoit comme sur une surface
lumineuse, concave et immobile. Ils lui paroissent
figurés, parce que les expériences qu' elle a faites
sur ceux qui sont à la portée de la main, suffisent
à cet effet. S' ils se meuvent horisontalement, elle
les voit passer d' une partie de la surface à
l' autre : s' ils s' approchent ou s' ils s' éloignent
d' elle, elle les voit seulement augmenter et
diminuer d' une maniere fort sensible. Mais elle ne
juge point de leur vraie grandeur : car elle n' a
appris à connoître à la vue les objets renfermés
dans le court espace seul visible pour elle, que
parce que le tact lui a fait lier différentes
idées de grandeurs aux différentes impressions
qui se font sur ses yeux. Or, ces impressions
varient à proportion des
p38
distances, puisque les images diminuent ou
augmentent dans la me proportion. N' ayant donc
fait aucune exrience pour lier ces impressions
avec les grandeurs qui sont à quelques pas d' elle,
elle ne peut juger des objets éloignés, que d' après
les habitudes qu' elle a contractés. L' impression
causée par de petites images, doit, par conséquent,
les lui faire paroître petits, et l' impression
causée par de grandes images, doit les lui faire
paroître grands : car c' est ainsi qu' elle juge de
ceux que le tact a mis à la portée de ses yeux. Les
liaisons qu' elle a formées pour juger à la vue des
grandeurs qui sont à un pied ou à deux, ne suffisent
donc pas pour juger de celles qui sont au-delà.
Elles ne peuvent, à ce sujet, que la jetter dans
l' erreur.
Cette surface qui termine sa vue, est précisément
le même phénomene, que la voûte du ciel, à laquelle
tous les astres semblent attachés, et qui paroît
porter de tous côtés sur les extrémités des terres
la vue peut s' étendre. Elle la voit immobile,
p39
tant qu' elle l' est elle-même : elle la voit qui
fuit devant elle, ou qui la suit, lorsqu' elle
change de place. C' est ainsi que le ciel à
l' horison nous paroît se mouvoir.
Ils apprennent à voir hors de la portée de la
main. Cependant, elle étend les bras pour saisir
ce qu' elle voit. Surprise de ne rien toucher, elle
avance. Enfin, elle rencontre un corps : aussi-tôt
les jugemens de la vue s' accordent avec ceux du
tact. Un moment après, elle recule : d' abord l' objet
ne lui paroît pas en être plus loin d' elle. Mais
ayant essayé d' y porter la main, et n' ayant pu
l' atteindre, elle va encore à lui ; et s' en étant
éloignée et rapprochée à plusieurs reprises, elle
s' accoutume peu-à-peu à le voir hors de la portée
de la main.
Le mouvement qu' elle a fait pour s' en éloigner,
lui donne à-peu-près une ie de l' espace qu' elle
laisse entr' elle et lui :
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elle sait quelle en étoit la grandeur, quand elle
le touchoit ; et si le tact lui a appris à le voir
à deux pieds d' une certaine grandeur, le souvenir
qui lui reste de cette grandeur, lui apprend à la
lui conserver à une plus grande distance.
Alors elle peut juger à la vue s' il s' éloigne ou
s' il s' approche, ou s' il se meut dans quelqu' autre
direction ; car elle en voit les mouvemens dans les
changemens qui arrivent aux impressions qui se font
sur ses yeux. Il est vrai que ces changemens sont
les mes, soit qu' elle aille à lui, ou qu' il
vienne à elle, soit qu' elle passe devant lui dans
une certaine direction, ou qu' il passe devant elle
dans une direction contraire : mais le sentiment
qu' elle a de son propre mouvement ou de son propre
repos, ne lui permet pas de s' y tromper.
Elle s' accoutume donc à lier différentes idées de
distance, de grandeur et de mouvement aux différentes
impressions de lumiere. Elle ne sait pas, à la
rité, que les
p41
images qui se tracent au fond de l' oeil, diminuent
à proportion des distances. Elle ne sait pas même
s' il y a de pareilles images. Mais elle éprouve des
sensations différentes, et les jugemens dont elle
se fait une habitude suivant les circonstances,
venant à se confondre avec ces sensations, ce n' est
plus dans ses yeux qu' elle sent la lumiere et les
couleurs ; elle les sent à l' autre extrémité des
rayons, comme elle sent la solidité, la fluidité,
etc. Au bout du bâton avec lequel elle touche les
corps.
Ainsi plus ses yeux reglent leurs jugemens d' après
les leçons du toucher, plus l' espace leur paroît
prendre de profondeur. Elle apperçoit la lumiere
et les couleurs, qui, répandues sur les objets, en
dessinent la grandeur, la figure, en tracent le
mouvement dans l' espace ; en un mot, elle les voit,
ou elle juge qu' elles doivent être.
Pourquoi les objets qui s' éloignent, leur paroissent
diminuer insensiblement. Cependant, quelque
souvenir
p42
qu' elle ait de la grandeur d' un objet, elle ne peut
l' empêcher de diminuer à ses yeux, à mesure qu' il
s' éloigne d' elle. Voici la raison de ce pnomene.
Un objet n' est visible, qu' autant que l' angle, qui
détermine l' étendue de son image sur la rétine, est
d' une certaine grandeur. Je suppose qu' il doive être
au moins d' une minute : mais c' est uniquement pour
fixer nos idées ; car la chose doit varier suivant
les yeux.
Dans cette supposition, on conçoit aisément, qu' un
objet vu distinctement à une certaine distance,
ne peut s' éloigner, qu' à chaque instant les angles,
qui faisoient voir les moindres parties, ne
deviennent plus petits, et que plusieurs ne se
trouvent au-dessous d' une minute. Il faut même que
dans quelques-uns les côtés se rapprochent au point
de se confondre en une seule ligne. Ainsi de plusieurs
angles il s' en formera un, dont les côtés se
confondront encore, si l' objet continue à s' éloigner.
Il y aura donc des parties
p43
qui cesseront de se retracer sur la rétine. Elles
se ramasseront, se pénétreront, se confondront
avec celles qui se peindront encore ; et les
extrémités de l' objet se rapprocheront. L' image,
par exemple, de la tête d' un homme se fera sans
distinction de traits.
Or, le toucher n' apprend à l' oeil à voir les objets
dans leur véritable grandeur, que parce qu' il lui
apprend à en déler les parties, et à les
appercevoir les unes hors des autres. C' est ce
qu' il ne peut faire, qu' autant qu' elles sont
tracées distinctement sur la rétine. Car les yeux
ne sauroient parvenir à remarquer dans leurs
sensations ce qui n' y seroit pas. Ils doivent donc
juger un objet plus ramassé et plus petit, quand il
est dans un éloignement, ou quantité de traits de
son image se confondent. Par conséquent, à quelque
distance que soit un objet, il continue de paroître
de la même grandeur, tant que la diminution des
angles n' altere pas sensiblement l' image qui se
peint sur la rétine ;
p44
et c' est parce que cette altération se fait par
des degrés insensibles, qu' un objet qui s' éloigne,
paroît diminuer insensiblement.
Comment ils apprennent à se passer du secours du
tact. Non-seulement les yeux de la statue démêlent
les objets qu' elle ne touche plus, ils démêlent
encore ceux qu' elle n' a pas touchés ; pourvu qu' ils
en reçoivent des sensations semblables, ou à peu
près. Car le tact ayant une fois lié différens
jugemens à différentes impressions de lumiere, ces
impressions ne peuvent plus se reproduire, que les
jugemens ne se répetent, et ne se confondent avec
elles. C' est ainsi qu' elle s' accoutume peu à peu
à voir sans le secours du toucher.
Pourquoi ils se tromperont. Cependant, les
expériences qui lui ont appris à voir la distance,
la grandeur la figure d' un corps, ne suffiront
pas toujours pour lui apprendre à
p45
voir la distance, la grandeur et la figure de tout
autre. Il faut qu' elle fasse autant d' observations
qu' il y a d' objets qui réfléchissent différemment la
lumiere ; il faut même que sur chaque objet, elle
multiplie ses observations suivant les différens
degrés de distance ; et encore, malgré toutes ces
précautions, se trompera-t-elle souvent sur les
grandeurs, sur les distances et sur les figures.
Ce n' est, par conséquent, qu' après bien des études,
qu' elle commencera à s' assurer mieux des jugemens
de sa vue : mais il lui sera impossible d' éviter
absolument toute méprise. Souvent elle sera trompée
par les expériences mêmes, auxquelles elle croit
devoir se fier davantage. Accoutumée, par exemple,
à lier l' idée de proximité à la vivacité de la
lumiere, et l' idée de l' éloignement à son obscurité ;
quelquefois des corps lumineux lui paroîtront plus
proches qu' ils ne sont, et au contraire, des corps
peu éclairés lui paroîtront plus éloignés.
p46
Ils seront en contradiction avec le toucher. Il
pourroit même arriver à ses yeux d' être en
contradiction, au point de ne pouvoir plus s' accorder
à porter avec lui les mêmes jugemens. Ils verront,
par exemple, de la convexité sur un relief peint,
la main n' appercevra qu' une surface platte. Sans
doute étonnée de ce nouveau phénomene, elle ne sait
lequel croire de ces deux sens : en vain le tact
releve l' erreur de la vue ; les yeux accoutumés à
juger par eux-mêmes, ne consultent plus leur
maître. Ayant appris de lui à voir d' une maniere,
ils ne peuvent plus apprendre à voir différemment.
En effet, ils ont contracté une habitude, qui ne
peut leur être enlevée ; parce que les jugemens qui
leur font voir de la convexité dans une certaine
impression d' ombre et de lumiere, sont devenus
naturels. Car ayant été faits à bien des reprises,
ils se pétent rapidement, et se confondent avec
la sensation, toutes les
p47
fois que la même impression d' ombre et de lumiere
a lieu.
Si l' on disposoit les choses de maniere, que parmi
les objets que notre statue auroit occasion de
toucher, il y eût autant de reliefs peints sur des
surfaces plattes, que de corps véritablement
convexes ; elle seroit fort embarrase pour
distinguer à la vue ceux qui ont de la convexité,
de ceux qui n' en ont pas. Elle y seroit trompée
si souvent, qu' elle n' oseroit s' en rapporter à ses
yeux ; elle n' en croiroit plus que le toucher.
Une glace mettroit encore ces deux sens en
contradiction. La statue ne douteroit pas qu' il n' y
eût au-delà un grand espace. Elle seroit fort
étonnée d' être arrêtée par un corps solide, et elle
le seroit encore autant, lorsqu' elle commenceroit à
reconnoître les objets qu' il lui répete. Elle
n' imagine pas comment ils se doublent à la vue ; et
elle ne sait pas s' ils ne pourroient pas aussi se
doubler au tact.
p48
Et même avec eux. Non-seulement la vue sera en
contradiction avec le toucher, elle le sera encore
avec elle-même. La statue juge, par exemple, qu' une
tour est ronde et fort petite, quand elle en est à
une certaine distance. Elle approche, et elle en
voit sortir des angles, elle la voit grandir à ses
yeux. Se trompe t-elle, ou s' est-elle trompée ?
C' est ce qu' elle ne saura, que lorsqu' elle sera à
portée de toucher la tour. Ainsi le tact, qui seul
a instruit les yeux, peut aussi lui seul faire
discerner les occasions l' on peut compter sur
leur témoignage.
Ils jugent de la distance par la grandeur. Mais si
la statue est privée de ce secours, elle s' aidera de
toutes les connoissances qu' elle a acquises. Tantôt
elle jugera de la distance par la grandeur. Un objet
lui paroît-il aussi grand à la vue qu' au toucher,
elle le voit près ; lui paroît-il
p49
plus petit, elle le voit loin. Car elle a remarqué
que les apparences des grandeurs varient suivant les
distances.
Par la netteté des images. D' autres fois, elle
détermine les distances par le degré de netteté des
figures qui s' offrent à ses yeux. Ayant souvent
observé qu' elle voit plus confusément les objets
qui sont éloignés, et plus distinctement ceux qui
sont proches ; elle lie l' idée d' éloignement à la
vue confuse d' une figure, et l' ie de proximité à
la vue distincte. Elle prend donc l' habitude de voir
un objet fort loin, quand elle le voit peu
distinctement ; et de le voir près, quand elle en
distingue mieux les parties.
Ils jugent des grandeurs par la distance. Alors
jugeant de la grandeur par la distance, comme elle
juge dans d' autres occasions de la distance par la
grandeur, elle voit plus grand ce qu' elle croit
plus loin. Deux arbres, par exemple, qui lui enverront
des images deme
p50
étendue, ne lui paroîtront point égaux, ni à la
me distance, si l' un se peint plus confusément
que l' autre : elle verra plus grand et plus loin
celui où elle discernera moins de choses. Une mouche
encore lui paroîtra un oiseau dans l' éloignement,
si passant rapidement devant ses yeux, elle ne laisse
appercevoir qu' une image confuse, semblable à celle
d' un oiseau éloigné.
Ces principes sont connus de tout le monde, et la
peinture les confirme. Un cheval qui occupe sur la
toile le même espace qu' un mouton, paroîtra plus
grand et dans l' enfoncement, pourvu qu' il soit peint
d' une maniere plus confuse.
C' est ainsi que les idées de distance, de grandeur
et de figure, d' abord acquises par le toucher, se
prêtent ensuite des secours, pour rendre les
jugemens de la vue plus sûre.
Ils jugent des distances et des grandeurs par les
objets intermédiaires. Notre statue voyant l' espace
p51
prendre de la profondeur à ses yeux, a encore un
moyen pour connoître avec plus de précision les
distances, et par conséquent les grandeurs. C' est
de porter la vue sur les objets, qui sont entr' elle
et celui qu' elle fixe. Elle le voit plus loin et
plus grand, si elle en est séparée par des champs, des
bois, des rivieres. Car l' étendue des champs, des
bois et des rivieres lui étant connue, c' est une
mesure qui détermine combien elle en est éloignée.
Mais si quelque élévation lui cache les objets
intermédiaires, elle ne jugera de sa distance,
qu' autant que quelque circonstance lui en rappelera
la grandeur. Un cheval immobile peut, par exemple,
lui paroître assez petit et assez près. Il se meut :
à ses mouvemens elle le reconnoît : aussi-tôt elle
le juge de la grandeur ordinaire, et elle l' apperçoit
dans l' éloignement.
Elle le croit d' abord assez petit et assez près,
parce qu' aucun objet intermédiaire ne lui en fait
voir la distance, et qu' aucune
p52
circonstance ne lui apprend ce que ce peut être.
Mais dès que le mouvement le lui fait reconnoître,
elle le voit à peu près de la grandeur qu' elle sait
appartenir à cet animal ; et elle le voit loin d' elle,
parce qu' elle juge que l' éloignement est la seule
cause qui ait pu le rendre si confus à ses yeux.
Casils ne jugent plus des grandeurs ni des
distances. Avec ces secours, elle discerne donc
assez bien à l' oeil les distances : mais elle n' y
ussit plus, aussi-tôt qu' ils viennent à lui
manquer ; et sa vue est bornée là, où elle cesse de
voir des objets intermédiaires, et où elle n' appeoit
que des corps, dont le tact ne lui a pas appris la
grandeur. Les cieux lui paroissent former une voûte,
qui ne s' éleve pas au-dessus des montagnes, et qui
ne s' étend pas au-delà des terres que son oeil
embrasse. Faites-lui voir d' autres objets au-dessus
de ces montagnes et au-delà de ces terres ; cette
voûte aura plus de hauteur et plus
p53
d' étendue. Mais elle en auroit eu moins, si on avoit
supposé les montagnes moins élevées, et les terres
resserrées dans des bornes plus étroites. Le faîte
d' un arbre lui auroit paru toucher le ciel.
Ce phénomene est donc, comme nous l' avons dit, le
me que celui qui bornoit sa vue à deux pieds
d' elle : et puisque n' ayant aucun moyen pour juger de
l' éloignement des astres, ils lui paroissent tous à
la même distance ; c' est une preuve que dans la
supposition, que nous avons faite plus haut, tous les
objets ont dû lui paroître à la portée de sa main.
Effets qui résultent des grandeurs comparées.
Cependant, familiarisée avec les grandeurs, elle les
compare ; et cette comparaison influe sur les
jugemens qu' elle en porte. Dans les commencemens elle
ne juge pas un objet absolument grand, ni
absolument petit ; mais elle en juge par rapport
à des grandeurs, qui lui étant plus familieres, sont
p54
à son égard la mesure de toutes les autres. Elle
voit grand, par exemple, tout ce qui est au-dessus
de sa hauteur, et petit tout ce qui est au-dessous.
Ces comparaisons se font ensuite si rapidement,
qu' elle ne les remarque plus ; et dès-lors la
grandeur et la petitesse deviennent pour elle des
idées absolues. Une pyramide de vingt pieds, qu' elle
aura trouvée absolument grande à côté d' une de dix,
elle la jugera absolument petite à côté d' une de
quarante ; et elle ne soupçonnera pas que ce soit la
me.
Au reste, il n' est pas nécessaire pour ces
expériences, que les objets soient deme espece :
il suffit que l' oeil ait occasion de comparer
grandeur à grandeur. C' est pourquoi dans une plaine
fort étendue, les mêmes objets lui paroîtront plus
petits, que dans un pays coupé par des côteaux.
Cette maniere de comparer les grandeurs est encore
une cause qui contribue à les diminuer aux yeux,
suivant qu' elles sont plus éloignées, et sur-tout
plus élevées.
p55
Car l' oeil ne peut suivre un objet qui fuit devant
lui, ou qui s' éleve dans l' air, qu' il ne le compare
avec un plus grand espace, à proportion qu' il le voit
à une plus grande distance.
L' entier usage de la vue nuit à la sagacité des
autres sens. Tels sont les moyens par où la statue
apprendra à juger à la vue de l' espace, des distances,
des situations, des figures, des grandeurs et du
mouvement. Plus elle se sert de ses yeux, plus
l' usage lui en devient commode. Ils enrichissent la
moire des plus belles idées, suppléent à
l' imperfection des autres sens, jugent des objets
qui leur sont inaccessibles ; et se portent dans
un espace, auquel l' imagination peut seule ajouter.
Aussi leurs idées se lient si fort à toutes les
autres, qu' il n' est presque plus possible à la
statue de penser aux objets odoriférans, sonores,
ou palpables, sans les revêtir aussi-tôt de lumiere
et de couleur. Par l' habitude qu' ils contractent de
saisir tout
p56
un ensemble, d' en embrasser même plusieurs, et de
juger de leurs rapports ; ils acquierent un
discernement si supérieur, que la statue les consulte
par préférence. Elle s' applique donc moins à
reconnoître au son les situations et les distances, à
discerner les corps par les nuances des odeurs qu' ils
exhalent, ou par les différences que la main peut
découvrir sur leur surface. L' ouie, l' odorat et le
toucher en sont, par conséquent, moins exercés. Peu
à peu devenus plus paresseux, ils cessent d' observer
dans les corps toutes les différences qu' ils y
démêloient auparavant ; et ils perdent de leur
finesse, à proportion que la vue acquiert plus de
sagacité.
PARTIE 3 CHAPITRE 4
p57
pourquoi on est porté à attribuer à la vue des
idées qu' on ne doit qu' au toucher. Par quelle
suite deflexions on est parvenu à détruire ce
préjugé.
pourquoi on a de la peine à se persuader que l' oeil
a besoin d' apprentissage. Il nous est devenu si
naturel de juger à l' oeil des grandeurs, des figures,
des distances et des situations, qu' on aura peut-être
encore bien de la peine à se persuader que ce ne
soit-là qu' une habitude due à l' expérience. Toutes
ces idées paroissent si intimément liées avec les
sensations de couleur, qu' on n' imagine pas qu' elles
en ayent jamais étéparées. Voilà, je pense,
l' unique cause qui peut retenir dans le préju. Mais
pour le détruire
p58
tout-à-fait, il suffit de faire des suppositions
semblables à celles que nous avonsjà faites.
Suppositions qui achevent de détruire ce pjugé.
Notre statue croiroit infailliblement que les
odeurs et les sons lui viennent par les yeux, si
lui donnant tout-à-la-fois la vue, l' ouie et
l' odorat, nous supposions que ces trois sens fussent
toujours exercés ensemble ; en sorte qu' à chaque
couleur qu' elle verroit, elle sentît une certaine
odeur, et entendît un certain son ; et qu' elle
cessât de sentir et d' entendre, lorsqu' elle ne
verroit rien.
C' est donc parce que les odeurs et les sons se
transmettent, sans se mêler avec les couleurs,
qu' elle mêle si bien ce qui appartient à l' ouie
et à l' odorat. Mais comme le sens de la vue et celui
du toucher agissent en même tems, l' un pour nous
donner les idées de lumiere et de couleur, l' autre
pour nous donner celles
p59
de grandeur, de figure, de distance et de situation ;
nous distinguons difficilement ce qui appartient à
chacun de ces sens, et nous attribuons à un seul ce
que nous devrions partager entr' eux.
Ainsi la vue s' enrichit auxpens du toucher,
parce que n' agissant qu' avec lui, ou qu' en
conséquence des leçons qu' elle en a reçues, ses
sensations se mêlent avec les idées, qu' elle lui
doit. Le tact au contraire agit souvent seul, et
ne nous permet pas d' imaginer que les sensations de
lumiere et de couleur lui appartiennent.
Mais si la statue ne voyoit jamais que les corps
qu' elle toucheroit, et ne touchoit jamais que ceux
qu' elle verroit, il lui seroit impossible de
discerner les sensations de la vue de celles du
toucher. Elle ne soupçonneroit seulement pas qu' elle
eût des yeux. Ses mains lui paroîtroient voir et
toucher tout ensemble.
Ce sont donc des jugemens d' habitude, qui nous font
attribuer à la vue des idées, que nous ne devons
qu' au tact.
p60
Soupçons et réflexions qui ont amené cette
découverte. Il me semble que lorsqu' une découverte
est faite, il est curieux de connoître les premiers
soupçons des philosophes, et sur-tout les réflexions
de ceux qui ont été sur le point de saisir la
rité.
Mallebranche est, je crois, le premier, qui ait
dit qu' il se mêle des jugemens dans nos sensations.
Il remarque que bien des lecteurs seront choqués de
ce sentiment. Mais ils le seront sur-tout, quand
ils verront les explications que ce philosophe en
donne. Car il n' évite un préjugé, que pour tomber
dans une erreur. Ne pouvant comprendre comment nous
formerions nous-mêmes ces jugemens, il les attribue
à Dieu : maniere de raisonner fort commode, et
presque toujours la ressource des philosophes.
" je crois devoir avertir, dit-il,... etc. "
p61
il explique encore plus au long dans un éclaircissement
sur l' optique, comment il imagine que Dieu forme
pour nous ces jugemens.
Locke n' étoit pas capable de faire de pareils
systêmes. Il reconnoît que nous ne voyons des figures
convexes, qu' en vertu d' un jugement que nous
formons nous-mêmes, et dont nous nous sommes fait
p62
une habitude. Mais la raison qu' il en donne n' est
pas satisfaisante.
" comme nous nous sommes, dit-il, accoutumés... etc. "
peut-on supposer que les hommes connoissent les
images que les corps convexes produisent en eux, et
les changemens qui arrivent dans la réflexion de la
lumiere,
p63
selon la différence des figures sensibles des corps ?
Molineux, en proposant un problême qui a donné
occasion de développer tout ce qui concerne la vue,
paroît n' avoir saisi qu' une partie de la rité.
" supposez, lui fait dire Locke, un aveugle de
naissance,... etc. "
les conditions que les deux corps soient de même
tal et de même grosseur, sont superflues ; et la
derniere paroît supposer que la vue peut, sans le
secours du tact, donner differentes idées de
grandeur. Cela étant, on ne voit pas pourquoi
Locke et
p64
Molineux nient qu' elle puisse toute seule discerner
les figures.
D' ailleurs, ils auroient dû raisonner sur les
distances, les situations et les grandeurs, comme
sur les figures ; et conclure, qu' au moment où un
aveugle-né ouvriroit les yeux à la lumiere, il ne
jugeroit d' aucune de ces choses. Car elles se
retrouvent toutes en petit dans la perception des
différentes parties d' un globe et d' un cube. C' est
se contredire, que de supposer qu' un oeil, qui
discerneroit les situations, les grandeurs et les
distances, ne sauroit discerner les figures. Le
docteur Barclai est le premier qui ait pensé que
la vue par elle-me ne jugeroit d' aucune de ces
choses.
Une autre conquence qui n' auroit pas échapper
à Locke, c' est que des yeux sans expérience, ne
verroient qu' en eux-mêmes la lumiere et les
couleurs ; et
p65
que le tact peut seul leur apprendre à voir
au-dehors.
Enfin, Locke auroit dû remarquer qu' il se le des
jugemens dans toutes nos sensations, par quelque
organe qu' elles soient transmises à l' ame. Mais il
dit précisément le contraire.
Tout cela prouve qu' il faut bien du tems, bien des
prises et bien des demi-vues, avant d' arriver à
la vérité. Souvent on est tout auprès, et on ne sait
pas la saisir.
PARTIE 3 CHAPITRE 5
p66
d' un aveugle-né, à qui les cataractes ont été
abaissées.
l' aveugle-né ne vouloit pas se prêter à l' opération.
Monsieur Chezelden, fameux chirurgien de Londres,
a eu plusieurs fois occasion d' observer des
aveugles-nés, à qui il a abaissé les cataractes.
Comme il a remarqué, que tous lui ont à peu près
dit les mes choses ; il s' est borné à rendre
compte de celui dont il a tiré le plus de détails.
C' étoit un jeune homme de treize à quatorze ans.
Il eut de la peine à se prêter à l' opération ; il
n' imaginoit pas ce qui pouvoit lui manquer. En
connoîtrai-je
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mieux, disoit-il, mon jardin ? M' y promenerai-je
plus librement ? D' ailleurs, n' ai-je pas sur les
autres l' avantage d' aller la nuit avec plus
d' assurance ? C' est ainsi que les compensations qu' il
trouvoit dans son état lui faisoient présumer qu' il
étoit tout aussi bien partagé que nous. En effet,
il ne pouvoit regretter un bien qu' il ne connoissoit
pas.
Invité à se laisser abattre les cataractes, pour
avoir le plaisir de diversifier ses promenades, il
lui paroissoit plus commode de rester dans les lieux
qu' il connoissoit parfaitement ; car il ne pouvoit
pas comprendre qu' il pût jamais lui être aussi
facile de se conduire à l' oeil dans ceux où il n' avoit
pas été. Il n' eût donc point consenti à l' opération,
s' il n' eût souhaité de savoir lire et écrire. Ce
seul motif le décida ; et l' on commença par abaisser
la cataracte à l' un de ses yeux.
état de ses yeux avant l' opération. Il faut
remarquer qu' il n' étoit
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point si aveugle, qu' il ne distinguât le jour d' avec
la nuit. Il discernoit même à une grande lumiere,
le blanc, le noir et le rouge. Mais ces sensations
étoient si différentes de celles qu' il eut dans
la suite, qu' il ne les put pas reconnoître.
Après l' opération, les objets lui paroissent au
bout de l' oeil. Quand il commença à voir, les objets
lui parurent toucher la surface extérieure de son
oeil. La raison en est sensible.
Avant qu' on lui abaissât les cataractes, il avoit
souvent remarqué, qu' il cessoit de voir la lumiere,
aussi-tôt qu' il portoit la main sur ses yeux. Il
contracta donc l' habitude de la juger au-dehors.
Mais parce que c' étoit une lueur foible et confuse,
il ne discernoit pas assez les couleurs, pour
découvrir les corps qui les lui envoyoient. Il ne les
jugeoit donc pas à une certaine distance ; il ne lui
étoit donc pas possible d' y démêler de la
profondeur :
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et par conséquent, elles devoient lui paroître
toucher immédiatement ses yeux. Or, l' opération ne
put produire d' autre effet, que de rendre la
lumiere plus vive et plus distincte. Ce jeune
homme devoit donc continuer de la voir, où il l' avoit
jugée jusqu' alors, c' est-à-dire, contre son oeil.
Par conséquent, il n' appercevoit qu' une surface
égale à la grandeur de cet organe.
Et fort grands. Mais il prouva la vérité des
observations que nous avons faites : car tout ce
qu' il voyoit, lui paroissoit d' une grandeur
étonnante. Son oeil n' ayant point encore compa
grandeur à grandeur, il ne pouvoit avoir à ce sujet
des idées relatives. Il ne savoit donc point encore
démêler les limites des objets, et la surface,
qui le touchoit, devoit, comme à la statue, lui
paroître immense. Aussi nous assure-t-on qu' il fut
quelque tems, avant de
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concevoir qu' il y eût quelque chose au-delà de ce
qu' il voyoit.
Il ne les discerne ni à la forme, ni à la grandeur.
Il appercevoit tous les objets pêle-mêle et dans
la plus grande confusion, et il ne les distinguoit
point, quelque différentes qu' en fussent la forme
et la grandeur. C' est qu' il n' avoit point encore
appris à saisir à la vue aucun ensemble ; c' est que
les yeux ne démêlent les figures, que lorsqu' ils
savent appliquer les couleurs sur des objets éloignés.
Mais à mesure qu' il s' accoutuma à donner de la
profondeur à la lumiere, et à créer, pour ainsi
dire, un espace au-devant de ses yeux ; il plaça
chaque objet à différentes distances, assigna à
chacun le lieu qu' il devoit occuper ; et commença
à juger à l' oeil de leur forme et de leur grandeur
relative.
Il n' imagine pas comment l' un peut être à la vue
plus petit que l' autre. Tant qu' il ne se fut point
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encore familiarisé avec ces idées, il ne les
comparoît que difficilement ; et il étoit bien
éloigné d' imaginer comment les yeux pourroient être
juges des rapports de grandeur. C' est pourquoi
n' étant point encore sorti de sa chambre, il disoit,
que quoiqu' il lat plus petite que la maison, il
ne comprenoit pas comment elle pourroit le lui
paroître à la vue. En effet, son oeil n' avoit point
fait jusques-là de comparaisons de cette espece.
C' est aussi par cette raison, qu' un objet d' un
pouce, mis devant son oeil, lui paroissoit aussi
grand que la maison.
Il n' apprend à voir qu' à force d' étude. Des
sensations aussi nouvelles, et dans lesquelles il
faisoit à chaque instant des découvertes, ne
pouvoient manquer de lui donner la curiosité de
tout voir, et de tout étudier à l' oeil. Aussi
lorsqu' on lui montroit des objets qu' il reconnoissoit
au toucher ; il les observoit avec soin, pour les
reconnoître une autre fois à
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la vue. Il y apportoit même d' autant plus d' attention,
qu' il ne les avoit d' abord reconnus ni à leur forme
ni à leur grandeur : mais il avoit tant de choses
à retenir, qu' il oublioit la maniere de voir quelques
objets, à mesure qu' il apprenoit à en voir d' autres.
J' apprends, disoit il, mille choses en un jour,
et j' en oublie tout autant.
Objets qu' il voyoit avec plus de plaisir. Dans cette
situation, les objets qui réfléchissent le mieux la
lumiere, et dont l' ensemble se saisit plus
facilement, devoient lui plaire plus que les autres.
Tels sont les corps polis et réguliers. Aussi
nous assure-t-on, qu' ils lui paroissoient les plus
agréables : mais il ne put en rendre raison. Ils
lui plaisoient mêmejà davantage dans un tems,
il ne savoit point encore bien dire, quelle en
étoit la forme.
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Son étonnement à la vue d' un relief peint. Comme le
relief des objets n' est pas aussi sensible dans la
peinture, que dans la réalité ; ce jeune homme fut
quelque tems à ne regarder les tableaux, que comme
des plans différemment colorés : ce ne fut qu' au
bout de deux mois, qu' ils lui parurent représenter
des corps solides ;
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et ce fut une découverte, qu' il parut faire
tout-à-coup. Surpris de ce phénomene, il les
regardoit, il les touchoit ; et il demandoit quel
est le sens qui me trompe ? Est-ce la vue ou le
toucher ?
à la vue d' un portrait en miniature. Mais un prodige
pour lui, ce fut le portrait en miniature de son
pere. Cela lui paroissoit aussi extraordinaire,
que de mettre un muid dans une pinte : c' étoit
son expression. Son étonnement avoit pour cause
l' habitude que son oeil avoit prise, de lier la
forme à la grandeur d' un objet. Il ne s' étoit pas
encore accoutumé à juger que ces deux choses
peuvent être séparées.
Prévention où il étoit. Nous avons du penchant
à nous pvenir, et nous présumons volontiers que
tout est bien dans un objet, qui nous a plu par
quelqu' endroit. Aussi ce jeune homme paroissoit-il
surpris que les personnes qu' il aimoit le mieux,
ne fussent
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pas les plus belles : et que les mets qu' il gtoit
davantage, ne fussent pas les plus agréables à l' oeil.
Il y avoit pour lui plusieurs manieres de voir. Plus
il exerçoit sa vue, plus il se félicitoit d' avoir
consenti à se laisser abaisser la cataracte ; et il
disoit que chaque nouvel objet étoit pour lui un
délice nouveau. Il parut sur-tout enchanté, lorsqu' on
le conduisit à Epsom, où la vue est très-belle et
très-étendue. Il appeloit ce spectacle une nouvelle
maniere de voir. Il n' avoit pas tort ; car il y a en
effet autant de manieres de voir, qu' il entre de
jugemens différens dans la vision : et combien n' y
en doit-il pas entrer à la vue d' une campagne fort vaste
et fort variée ! Il le sentoit mieux que nous, parce
qu' il les formoit avec peu de facilité.
Le noir lui étoit désagréable. On remarque que le
noir lui étoit désagréable, et que même il se sentit
saisi d' horreur, la premiere fois qu' il vit
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un negre, c' est peut-être parce que cette couleur
lui rappeloit son premier état.
Comment il vit, lorsque l' oration eut été faite
sur les deux yeux. Enfin, plus d' un an après, on
fit l' oration sur l' autre oeil, et elle réussit
également. Il vit de cet oeil tout en grand, mais
moins qu' il n' avoit fait avec le premier. Je crois
démêler la raison de cette différence. C' est que ce
jeune homme pvenu qu' il devoit voir de la même
maniere avec celui-ci, mêla aux sensations qu' il lui
transmettoit, les jugemens dont il s' étoit fait une
habitude avec celui, par on avoit commen
l' opération. Mais comme il n' y pouvoit pas porter
du premier coup la même précision, il vit de cet oeil
les objets encore trop grands. La me prévention
put aussi les lui faire voir moins confusément, qu' il
n' avoit fait avec le premier. Mais on n' en dit rien.
Lorsqu' il commença à regarder un objet
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des deux yeux, il crut le voir une fois plus grand.
C' est qu' il étoit plus naturel que l' oeil, qui voyoit
en petit, ajoutât aux grandeurs qu' il appercevoit ;
qu' il n' étoit naturel que celui, qui voyoit en
grand, en retranchât.
Mais ses yeux ne virent point double ; parce que le
toucher, en apprenant à celui qui venoit de s' ouvrir
à la lumiere, à démêler les objets, les lui fit voir
il les faisoit voir à l' autre.
Difficulté qu' il avoit à diriger ses yeux. Au reste,
M Chezelden remarque que ce qui embarrassoit
beaucoup les aveugles-nés, à qui il a abaissé les
cataractes ; c' étoit de diriger les yeux sur les
objets, qu' ils vouloient regarder. Cela devoit être :
jusqu' alors n' ayant pas eu besoin de les mouvoir, ils
n' avoient pu se faire une habitude de les conduire.
Il n' est pas possible qu' il n' y ait des choses à
desirer dans des observations qu' on fait pour la
premiere fois sur des pnomenes,
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il entre mille détails difficiles à saisir. Mais
elles servent au moins à donner des vues pour
observer une autre fois avec plus de succès. Je
hasarderai les miennes dans le chapitre suivant.
PARTIE 3 CHAPITRE 6
comment on pourroit observer un aveugle-né, à qui
on abaisseroit les cataractes.
précaution à prendre. Une précaution à prendre avant
l' opération des cataractes, ce seroit de faire
fléchir l' aveugle-né sur les ies qu' il a reçues
par le toucher ; en sorte qu' étant en état d' en
rendre compte, il pût assurer, si la vue les lui
transmet, et dire de lui-même ce qu' il voit, sans
qu' on fût presque obligé de lui faire des questions.
Observations à faire. Les cataractes étant abaissées,
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il seroit nécessaire de lui défendre l' usage de ses
mains, jusqu' à ce qu' ont reconnu les idées
auxquelles le concours du toucher est inutile. On
observeroit si la lumiere qu' il apperçoit, lui
paroît fort étendue ; s' il lui est possible d' en
déterminer les bornes ; si elle est si confuse, qu' il
n' y puisse pas distinguer plusieurs modifications.
Après lui avoir montré deux couleurs séparément, on
les lui montreroit ensemble, et on lui demanderoit,
s' il reconnoît quelque chose de ce qu' il a vu. Tantôt
on en feroit passer successivement un plus grand
nombre sous ses yeux, tantôt on les lui offriroit
en même-tems, et on chercheroit combien il en peut
démêler à la fois ; on examineroit sur-tout, s' il
discerne les grandeurs, les figures, les situations,
les distances et le mouvement. Mais il faudroit
l' interroger avec adresse, et éviter toutes les
questions, qui indiquent la réponse. Lui demander s' il
voit un triangle ou un quar, ce seroit lui dire
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comment il doit voir et donner des leçons à ses yeux.
Moyen à employer. Un moyen bien r pour faire des
expériences capables de dissiper tous les doutes, ce
seroit d' enfermer, dans une loge de glace, l' aveugle
à qui on viendroit d' abatre les cataractes. Car ou
il verra les objets qui sont au-delà, et jugera de
leur forme et de leur grandeur ; ou il n' appercevra
que l' espace bor par les côtés de sa loge, et ne
prendra tous ces objets que pour des surfaces
différemment colorées, qui lui partront s' étendre,
à mesure qu' il y portera la main.
Dans le premier cas, ce sera une preuve que l' oeil
juge, sans avoir tiré aucun secours du tact ; et
dans le second, qu' il ne juge qu' après l' avoir
consulté.
Si, comme je le présume, cet homme ne voit point
au-delà de sa loge, il s' ensuit que l' espace qu' il
découvre à l' oeil, sera moins considérable, à mesure
que
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sa loge sera moins grande : il sera d' un pied, d' un
demi-pied, ou plus petit encore. Par-là, on sera
convaincu qu' il n' auroit pas pu voir les couleurs
hors de ses yeux, si le toucher ne lui avoit pas
appris à les voir sur les côtés de sa loge.
PARTIE 3 CHAPITRE 7
de l' idée que la vue jointe au toucher donne
de la durée.
étonnement de la statue, la premiere fois qu' elle
remarque le passage du jour à la nuit, et de la
nuit au jour. Quand notre statue commence à jouir
de la lumiere, elle ne sait pas encore que le
soleil en est le principe. Pour en juger, il faut
qu' elle ait remarqué, que le jour cesse presque
aussi-tôt que cet astre a disparu. Cet énement
la surprend sans doute beaucoup, la premiere fois
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qu' il arrive. Elle croit le soleil perdu pour toujours.
Environnée d' épaisses ténebres, elle appréhende que
tous les objets qu' il éclairoit, ne se soient perdus
avec lui : elle ose à peine changer de place, il lui
semble que la terre va manquer sous ses pas. Mais au
moment qu' elle cherche à la reconnoître au toucher,
le ciel s' éclaircit, la lune répand sa lumiere, une
multitude d' étoiles brille dans le firmament. Frappée
de ce spectacle, elle ne sait, si elle en doit croire
ses yeux.
Bientôt le silence de toute la nature l' invite au
repos : un calme délicieux suspend ses sens : sa
paupiere s' appesantit : ses idées fuyent, échapent :
elle s' endort.
à son réveil, quelle est sa surprise de retrouver
l' astre, qu' elle croyoit s' être éteint pour jamais.
Elle doute qu' il ait disparu ; et elle ne sait que
penser du spectacle qui lui a succédé.
Bientôt ces révolutions lui paroissent naturelles.
Cependant, ces révolutions
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sont trop fréquentes, pour ne pas dissiper enfin
ses doutes. Elle juge que le soleil paroîtra et
disparoîtra encore, parce qu' elle a remarqué qu' il
a paru et disparu plusieurs fois ; et elle porte ce
jugement avec d' autant plus de confiance, qu' il a
toujours été confir par l' événement. La succession
des jours et des nuits devient donc à son égard
une chose toute naturelle. Ainsi dans l' ignorance où
elle est, ses idées de possibilité n' ont pour
fondement que des jugemens d' habitude. C' est ce que
nous avons déjà observé, et ce qui ne peut manquer
de l' entraîner dans bien des erreurs. Une chose, par
exemple, impossible aujourd' hui, parce que le
concours des causes qui peuvent seules la produire,
n' a pas lieu ; lui paroîtra possible, parce qu' elle
est arrivée hier.
Le cours du soleil devient la mesure de sa due.
Les révolutions du soleil attirent
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de plus en plus son attention. Elle l' observe
lorsqu' il se leve, lorsqu' il se couche, elle le
suit dans son cours ; et elle juge à la succession
de ses idées, qu' il y a un intervalle entre le lever
de cet astre et son coucher, et un autre intervalle
entre son coucher et son lever.
Ainsi le soleil dans sa course devient pour elle la
mesure du tems, et marque la durée de tous les états,
par elle passe. Auparavant une même idée, une
me sensation qui ne varioit point, avoit beau
subsister, ce n' étoit pour elle qu' un instant
indivisible ; et quelqu' inégalité qu' il y eût entre
les instans de sa durée, ils étoient tous égaux à
son égard : ils formoient une succession, où elle ne
pouvoit remarquer ni lenteur, ni rapidité. Mais
actuellement jugeant de sa propre durée par l' espace
que le soleil a parcouru, elle lui paroît plus lente
ou plus rapide. Ainsi, après avoir jugé des
volutions solaires par sa durée, elle juge de sa
durée par les révolutions solaires ; et ce jugement
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lui devient si naturel, qu' elle ne soupçonne plus
que la durée lui soit connue par la succession de
ses idées.
Elle en a une ie plus distincte de la durée. Plus
elle rapportera aux différentesvolutions du
soleil les événemens, dont elle conserve quelque
souvenir, et ceux qu' elle est accoutumée à prévoir ;
plus elle en saisira toute la suite. Elle verra donc
mieux dans le paset dans l' avenir.
En effet, qu' on nous enleve toutes les mesures
du tems, n' ayons plus d' idée d' année, de mois, de
jour, d' heure, oublions-en jusqu' aux noms ; alors
bornés à la succession de nos idées, la durée se
montrera à nous fort confusément. C' est donc à ces
mesures, que nous en devons les idées les plus
distinctes.
Dans l' étude de l' histoire, par exemple, la suite des
faits retrace le tems confusément ; la division de
la durée en siecles,
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en années, en mois, en donne une idée plus distincte ;
enfin la liaison de chaque événement à son siecle,
à son année, à son mois, nous rend capables de les
parcourir dans leur ordre. Cet artifice consiste
sur-tout à se faire des époques ; on conçoit que
notre statue peut en avoir.
Au reste, il n' est pas nécessaire que les révolutions,
pour servir de mesure, soient d' égale durée ; il
suffit que la statue le suppose. Nous n' en jugeons
pas nous-mêmes autrement.
Trois choses concourent à l' idée de la durée. Trois
choses concourent donc aux jugemens, que nous portons
sur la durée : premierement, la succession de nos
idées ; en second lieu, la connoissance des
volutions solaires ; enfin, la liaison des
événemens à ces révolutions.
D' viennent les apparences des jours longs, et
des années courtes, des jours courts et des années
longues. C' est de-là que naissent pour
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le commun des hommes les apparences des jours si
longs et des années si courtes ; et pour un petit
nombre les apparences des jours courts et des années
longues.
Que la statue soit quelque tems dans un état, dont
l' uniformité l' ennuie ; elle en remarquera davantage
le tems que le soleil sera sur l' horison, et chaque
jour lui paroîtra d' une longueur insupportable.
Si elle passe de la sorte une année, elle voit que
tous ses jours ont été semblables, et sa mémoire
n' en marquant pas la suite par une multitude
d' événemens, ils lui semblent s' être écoulés avec une
rapidité étonnante.
Si ses jours au contraire, passés dans un état où
elle se plaît, pouvoient être chacun l' époque d' un
événement singulier, elle remarqueroit à peine le
tems que le soleil est sur l' horison, et elle les
trouveroit d' une briéveté surprenante. Mais une
année lui paroîtroit longue, parce qu' elle se la
retraceroit comme la succession
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d' une multitude de jours distingués par une suite
d' événemens.
Voilà pourquoi dans lesoeuvrement nous nous
plaignons de la lenteur des jours et de la rapidité
des années. L' occupation au contraire fait paroître
les jours courts et les années longues : les jours
courts, parce que nous ne faisons pas attention au
tems, dont lesvolutions solaires font la mesure ;
les années longues, parce que nous nous les
rappelons par une suite de choses, qui supposent une
durée consirable.
PARTIE 3 CHAPITRE 8
p89
comment la vue, ajoue au toucher, donne quelque
connoissance de la durée du sommeil, et apprend
à distinguer l' état de songe de l' état de veille.
comment la vue fait connoître la durée du sommeil.
Si notre statue, s' étant endormie, quand le soleil
étoit à l' orient, se réveille, quand il descend
vers l' occident, elle jugera que son sommeil a eu
une certaine durée ; et si elle ne se rappele aucun
songe, elle croira avoir duré, sans avoir pen.
Mais il se pourroit que ce fût une erreur : car
peut-être le sommeil n' a-t-il pas été assez profond,
pour suspendre entiérement l' action des facultés
de l' ame.
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Et fait connoître l' illusion des songes. Si au
contraire elle se souvient d' avoir eu des songes, elle
a un moyen de plus pour s' assurer de la durée de
son sommeil. Mais à quoi reconnoîtra-t-elle
l' illusion des songes ? à la maniere frappante dont
ils contredisent les connoissances qu' elle avoit
avant de s' endormir, et dans lesquelles elle se
confirme à son réveil.
Supposez, par exemple, qu' elle ait cru, pendant le
sommeil, voir des choses fort extraordinaires ; et
qu' au moment elle en va sortir, il lui parut être
dans des lieux où elle n' a point encore été. Sans
doute elle est étonnée de ne pas s' y trouver au
veil ; de reconnoître au contraire l' endroit, où
elle s' est couchée, d' ouvrir les yeux, comme s' ils
avoient été long-tems fermés à la lumiere ; et de
reprendre enfin l' usage de ses membres, comme si
elle sortoit d' un repos parfait. Elle ne sait
encore, si elle s' est trompée, ou si
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elle se trompe. Il semble qu' elle ait également
raison de croire, qu' elle a changé de lieu, et
qu' elle n' en a pas chan. Mais enfin ayant eu
fréquemment des songes, elle y remarque un désordre,
ses idées sont toujours en contradiction avec
l' état de veille qui les suit, comme avec celui qui
les a précédés ; et elle juge que ce ne sont que
des illusions. Car accoutumée à rapporter ses
sensations hors d' elle, elle n' y trouve de la
réalité, qu' autant qu' elle découvre des objets,
auxquels elle les peut rapporter encore.
PARTIE 3 CHAPITRE 9
p92
de la chaîne des connoissances, des abstractions
et des desirs, lorsque la vue est ajoutée au
toucher, à l' ouie et à l' odorat.
idée principale, à laquelle les sensations de la
vue se lient. Nous avons prouvé que ce sont des
jugemens qui lient aux sensations de lumiere et
de couleur les idées d' espace, de grandeur et de
figure. D' abord ces jugemens se font à l' occasion des
corps, qui agissent en même-tems sur la vue et sur
le tact : ensuite ils deviennent si familiers, que
la statue les répete, lors même que l' objet ne fait
impression que sur l' oeil ; et elle se forme les
mes idées que si la vue et le toucher continuoient
de juger ensemble.
p93
Par ce moyen, la lumiere et les couleurs deviennent
les qualités des objets ; et elles se lient à la
notion de l' étendue, base de toutes les ies dont
se forme la mémoire.
La chaîne des connoissances en est donc plus étendue,
les combinaisons en varient davantage, et les idées
interceptées occasionnent dans le sommeil mille
associations différentes ; quoique dans lesnebres,
la statue verra en songe les objets éclairés de la
me lumiere, et peints des mêmes couleurs, qu' au
grand jour.
Depuis la réunion de la vue au toucher, l' ie de
sensation est plus générale. Elle aura une notion
plusnérale de ce que nous appelons sensation .
Car sachant que la lumiere et les couleurs lui
viennent par un organe particulier, elle les
considérera sous ce rapport, et distinguera quatre
especes de sensations.
Chaque couleur devient une idée abstraite. Quand
elle étoit bornée à la
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vue, une couleur n' étoit qu' une modification
particuliere de son ame. Actuellement chaque couleur
devient une idée abstraite et générale ; car elle
la remarque sur plusieurs corps. C' est un moyen qu' elle
a de plus, pour distribuer les objets dans différentes
classes.
La vue devient active. La vue presque passive, quand
elle étoit le seul sens de la statue, est plus
active, depuis qu' elle est jointe au toucher. Car
elle a appris à employer la force, qui lui a été
donnée pour fixer les objets. Elle n' attend pas
qu' ils agissent sur elle, elle va au-devant de leur
action.
Elle en est plus sensiblement le siege du desir.
Puisque l' activité de la vue augmente, elle en sera
plus sensiblement le siege du desir. Nous avons vu
que le desir est dans l' action des facultés,
excitées par l' inquiétude que produit la privation
d' un plaisir.
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L' imagination s' exerce moins à retracer les couleurs.
Aussi l' imagination cessera-t-elle de retracer les
couleurs avec la même vivacité ; parce que, plus il
est facile de se procurer les sensations mêmes,
moins on s' exerce à les imaginer.
Empire des sens les uns sur les autres. Enfin la
statue capable d' attention par la vue, ainsi que
par les trois autres sens, pourra se distraire des
sons et des odeurs, en s' appliquant à considérer
vivement un objet coloré. C' est ainsi que les sens
ont les uns sur les autres le même empire, que
l' imagination a sur tous.
PARTIE 3 CHAPITRE 10
p96
du goût réuni au toucher.
ce sens n' a presque pas besoin d' apprentissage. Le
sens du goût s' instruit si promptement, qu' à peine
s' apperçoit-on qu' il ait besoin d' apprentissage. Cela
devoit être, puisqu' il estcessaire à notre
conservation, dès les premiers momens de notre
naissance.
La faim sentie pour la premiere fois, n' a point
d' objet déterminé. La faim ne peut encore avoir
d' objet déterminé, lorsque la statue en éprouve
pour la premiere fois le sentiment : car les moyens,
propres à la soulager, lui sont tout-à-fait inconnus.
Elle ne desire donc aucune espece de nourriture,
elle desire seulement de sortir d' un
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état qui lui déplaît. Dans cette vue, elle se livre
à toutes les sensations agréables dont elle a
connoissance. C' est le seul remede dont elle puisse
faire usage, il la distrait quelque peu de sa peine.
Elle fait saisir indifféremment tout ce qui se
présente. Cependant l' inquiétude redouble, se répand
dans toutes les parties de son corps, et passe d' une
maniere plus particuliere sur ses levres, dans sa
bouche. Alors elle porte la dent sur tout ce qui
s' offre à elle, mord les pierres, la terre, broute
l' herbe, et son premier choix est de se nourrir des
choses qui sistent moins à ses efforts. Contente
d' une nourriture qui l' a soulagée, elle ne songe pas
à en chercher de meilleure. Elle ne connoît encore
d' autre plaisir à manger, que celui de dissiper sa
faim.
La statue découvre des nourritures qui lui sont
propres. Mais trouvant une autre fois
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des fruits, dont les couleurs et les parfums
charment ses sens ; elle y porte la main. L' inquiétude
qu' elle ressent, toutes les fois que la faim se
renouvelle, lui fait naturellement saisir tous les
objets qui peuvent lui plaire. Ce fruit lui reste
dans les doigts : elle le fixe, elle le sent avec
une attention plus vive. Sa faim augmente, elle
le mord, sans en attendre d' autre bien, qu' un
soulagement à sa peine. Mais quel est son
ravissement ! Avec quel plaisir ne savoure-t-elle
pas ces sucs délicieux ! Et peut-elle résister à
l' attrait d' en manger, et d' en manger encore ?
Elle en fait l' objet de ses desirs. Ayant fait cette
expérience
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à plusieurs reprises, elle se connoît un nouveau
besoin,couvre par quel organe elle y peut satisfaire,
et apprend quels objets y sont propres. Alors la
faim n' est plus, comme auparavant, un sentiment
qui n' a point d' objet déterminé : mais elle porte
toutes les facultés à procurer la jouissance de
tout ce qui la peut dissiper.
PARTIE 3 CHAPITRE 11
observations générales sur la réunion des cinq
sens.
avec le besoin de nourriture, notre statue va
devenir l' objet de bien des observations. Mais avant
d' entrer dans le détail de toutes les circonstances
qui y donneront
p100
lieu, il faut considérer ce qui est commun à la
union de chaque sens avec le toucher.
Idées générales que la statue se fait de ses
sensations. Lorsqu' elle jouit tout-à-la-fois du
tact et de l' odorat, elle remarque les qualités
des corps par les rapports qu' elles ont à ces deux
sens, et elle se fait les idées générales des deux
especes de sensations ; sensations du toucher,
sensations de l' odorat : car elle ne sauroit alors
confondre en une seule classe des impressions, qui
se font sur des organes si différens.
Il en est de même, lorsque nous ajoutons l' ouie,
la vue et le goût à ces deux sens. Elle se connoît
donc en général cinq especes de sensations.
Si pour lors nous supposons que réfléchissant sur les
corps, elle en considere les qualités, sans avoir
égard aux cinq manieres différentes, dont ils
agissent sur ses organes ; elle aura la notion
générale de sensation ;
p101
c' est-à-dire, qu' elle ne formera qu' une classe de
toutes les impressions que les corps font sur elle.
Et cette idée est plus générale, lorsqu' elle a trois
sens, que lorsqu' elle est bornée à deux ; lorsqu' elle
en a quatre, que lorsqu' elle est bore à trois, etc.
Comment son imagination perd de son activité. Privée
du toucher, elle étoit dans l' impuissance d' exercer
par elle-même aucun des autres sens ; et elle ne
pouvoit se procurer la jouissance d' une odeur, d' un
son, d' une couleur et d' une saveur, qu' autant que
son imagination agissoit avec une force capable de les
lui rendre présentes. Mais actuellement la
connoissance des corps odoriférans, sonores, palpables
et savoureux, et la facilité de s' en saisir, lui sont
un moyen si commode pour obtenir ce qu' elle desire,
que son imagination n' a pas besoin de faire les
mes efforts. Plus, par conséquent,
p102
ces corps seront à sa portée, moins son imagination
s' exercera sur les sensations, dont ils ont donné
la connoissance. Elle perdra donc de son activité :
mais puisque l' odorat, l' ouie, la vue et le goût
en seront plus exercés, ils acquerront un
discernement plus fin et plus étendu. Ainsi ce que
ces sens gagnent par leur réunion avec le toucher,
dédommage avantageusement la statue de ce qu' elle a
perdu du côté de l' imagination.
Liaison de toutes les especes de sensations dans
la mémoire. Ses sensations étant devenues à son égard
les qualités mêmes des objets, elle ne peut s' en
rappeler, en imaginer, ou en éprouver, qu' elle ne se
représente des corps. Par-là elles entrent toutes
dans quelques-unes des collections que le tact lui
a fait faire, deviennent des propriétés de l' étendue,
se lient étroitement à la chaîne des connoissances
par la même idée fondamentale, que les sensations
p103
du toucher ; et la mémoire, ainsi que l' imagination,
en sont plus riches, que lorsqu' elle n' avoit pas
encore l' usage de tous ses sens.
Activité qu' acquiert la statue par la union du
toucher aux autres sens. Nous avons remarqué, quand
nous considérions l' odorat, l' ouie, la vue et le
goût, chacun séparément, que notre statue étoit toute
passive par rapport aux impressions qu' ils lui
transmettoient. Mais actuellement elle peut être
active à cet égard dans bien des occasions : car elle
a en elle des moyens pour se livrer à l' impression
des corps, ou pour s' y soustraire.
Comment ses desirs embrassent l' action de toutes les
facultés. Nous avons aussi remarqué, que le desir ne
consistoit que dans l' action des facultés de l' ame,
qui se portoient à une odeur, dont il restoit
quelque souvenir. Mais depuis la union de l' odorat
au toucher, il peut encore embrasser l' action de
toutes les facultés propres à lui
p104
procurer la jouissance d' un corps odoriférant. Ainsi
lorsqu' elle desire une fleur, le mouvement passe de
l' organe de l' odorat dans toutes les parties du
corps ; et son desir devient l' action de toutes
les facultés, dont elle est capable.
Il faut remarquer la même chose à l' occasion des
autres sens. Car le toucher les ayant instruit,
continue d' agir avec eux, toutes les fois qu' il
peut leur être de quelque secours. Il prend part
à tout ce qui les intéresse ; leur apprend à s' aider
tous réciproquement ; et c' est à lui que tous nos
organes, toutes nos facultés doivent l' habitude de
se porter vers les objets propres à notre conservation.
PARTIE 4
p105
des besoins de l' industrie et des idées d' un
homme seul, qui jouit de tous ses sens.
PARTIE 4 CHAPITRE 1
comment cet homme apprend à satisfaire à ses
besoins avec choix.
la statue sans besoin. Si nous imaginons que la
nature dispose les choses de maniere à prévenir
tous les besoins de notre statue, et que voulant
la toucher avec les précautions
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d' une mere qui craint de blesser ses enfans, elle
en écarte jusqu' aux plus légeres inquiétudes, et
se réserve à elle seule le soin de veiller à sa
conservation ; cet état nous paroîtra peut-être
digne d' envie. Néanmoins que seroit-ce qu' un homme
de cette espece ? Un animal enseveli dans une
profonde létargie. Il est, mais il reste comme il
est ; à peine se sent-il. Incapable de remarquer les
objets qui l' environnent, incapable d' observer ce
qui se passe en lui-même ; son ame se partage
indifféremment entre toutes les perceptions,
auxquelles ses sens ouvrent un passage. En quelque
sorte semblable à une glace, sans cesse il reçoit de
nouvelles images, et jamais il n' en conserve aucune.
En effet, quelle occasion auroit cet homme de
s' occuper de lui, ou de ce qui est au-dehors ? La
nature a tout pris sur elle, et elle a si fort
prévenu ses besoins, qu' elle ne lui laisse rien à
desirer. Elle a voulu éloigner de lui toute
inquiétude, toute
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douleur : mais pour avoir craint de le rendre
malheureux, elle le borne à des sensations, dont
il ne peut connoître le prix, et qui passent comme
une ombre.
Avec des besoins faciles à satisfaire. J' exige donc
qu' elle paroisse moins occue du soin de prévenir
les maux, dont il peut être menacé ; qu' elle s' en
repose quelque peu sur lui ; et qu' elle se contente
de mettre à sa portée toutes les choses nécessaires
à ses besoins.
Dans cette abondance, la statue forme des desirs ;
mais elle a dans le moment toujours de quoi se
satisfaire. Toute la nature semble encore veiller
sur elle : à peine a-t-elle permis que son repos
fût interrompu par le moindre malaise, qu' elle
paroît s' en repentir, et qu' elle donne tous ses
soins à prévenir une plus grande inquiétude. Par
cette vigilance, elle la met à l' abri de bien des
maux, mais aussi elle la frustre de bien des plaisirs.
Le malaise est léger, le desir qui le suit est peu
de chose,
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la prompte jouissance ne permet pas qu' aucun besoin
augmente consirablement, et le plaisir, qui en
fait tout le prix, est proportionné à la foiblesse
du besoin.
Le repos de notre statue étant aussi peu troublé,
l' équilibre s' entretient presque toujours également
dans toutes les parties de son corps, et son
tempérament souffre à peine quelque altération.
Elle doit, par conséquent, se conserver long-tems :
mais elle vit dans un degré bien foible, et qui
n' ajoute à l' existence que le moins qu' il est possible.
Difficiles à satisfaire. Changeons la scene, et
supposons que la statue ait des obstacles à surmonter,
pour obtenir la possession de ce qu' elle desire. Alors
les besoins subsistent longtems avant d' être
soulagés. Le malaise, foible dans son origine, devient
insensiblement plus vif ; il se change en inquiétude,
il se termine quelquefois à la douleur.
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Tant que l' inquiétude est légere, le desir a peu
de force : la statue se sent peu pressée de jouir :
une sensation vive peut la distraire et suspendre
sa peine. Mais le desir augmente avec l' inquiétude ;
il vient un moment, où il agit avec tant de violence,
qu' on ne trouve de remede que dans la jouissance :
il se change en passion.
La statue encore sans prévoyance. La premiere fois
que la statue satisfait à un besoin, elle ne devine
pas qu' elle doive l' éprouver encore. Le besoin
soulagé, elle s' abandonne à sa premiere tranquillité.
Ainsi, sans précaution, pour l' avenir, elle ne
songe qu' au présent ; elle ne songe qu' à écarter
la peine que produit un besoin, au moment qu' elle
souffre.
Comment elle en devient capable. Elle demeure à peu
près dans cet état, tant que ses besoins sont
foibles, en petit nombre, et qu' elle trouve peu
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d' obstacles à les soulager. Accoutumée à régler ses
desirs sur l' intérêt, qui naît du contraste des
plaisirs et des peines, il n' y a que l' expérience
des maux qu' elle souffre, pour ne les avoir pas
prévus, qui puisse lui faire porter ses vues
au-delà de sa situation présente. Le paspeut
seul lui apprendre à lire dans l' avenir.
Elle ne peut donc remarquer la fréquence de ses
besoins, et les tourmens qu' elle a essuyés, toutes
les fois qu' elle n' a pas eu assez-tôt de quoi y
redier, qu' elle ne se fasse bientôt une habitude de
les prévoir, et de prendre des précautions pour
les prévenir, ou pour les soulager de bonne heure.
Dans le tems même, où elle n' a pas le moindre malaise,
l' imagination lui rappele tous les maux auxquels
elle a été exposée, et les lui représente comme
prêts à l' accabler encore. Aussi-tôt elle ressent
une inquiétude de la me espece, que celle que le
besoin pourroit produire ; elle souffre d' avance
quelque chose de semblable à ce qu' elle souffriroit,
si le besoin étoit présent.
p111
Combien l' imagination ne la rendroit-elle pas
malheureuse, si elle bornoit là ses effets ! Mais
elle lui retrace bientôt les objets, qui ont servi
plusieurs fois à la soulager. Dès-lors elle lui fait
presque goûter les mêmes plaisirs, que la jouissance ;
et l' on diroit qu' elle ne lui a donné de l' inquiétude
pour un mal éloigné, qu' afin de lui procurer une
jouissance qui anticipe sur l' avenir.
Ainsi, tandis que la crainte la menace de maux
semblables à ceux qu' elle a déjà soufferts,
l' espérance la flatte de les prévenir, ou d' y
redier : l' une et l' autre lui dérobent à l' envi
le sentiment du moment présent pour l' occuper d' un
tems, qui n' est point encore, ou qui même ne sera
jamais ; et de ces deux passions naissent le besoin
de précautions, et l' adresse à en prendre. Elle
passe donc, tour-à-tour de l' une à l' autre, suivant
que les dangers sepetent, et qu' ils sont plus ou
moins difficiles à éviter ; et ces passions
acquierent tous les jours de nouvelles forces.
p112
Elle s' effraye ou se flatte à tous propos. Dans
l' espérance, l' imagination lui leve tous les
obstacles, lui présente les objets par les plus
beaux côtés, et lui fait croire qu' elle en va
jouir : illusion qui souvent la rend plus heureuse,
que la jouissance. Dans la crainte, elle voit tous
les maux ensemble, elle en est menacée, elle touche
au moment elle en doit être accablée, elle ne
connoît aucun moyen de les éviter, et peut-être
seroit-elle moins malheureuse de les ressentir.
C' est ainsi que l' imagination lui présente tous
les objets, qui ont quelque rapport à l' esrance
ou à la crainte. Tantôt l' une de ses passions
domine, tantôt l' autre ; et quelquefois elles se
balancent si bien, qu' on ne sauroit déterminer
laquelle des deux agit davantage. Destinées à rendre
la statue plus industrieuse sur les mesures
nécessaires à sa conservation, elles paroissent
veiller à ce qu' elle ne soit ni trop heureuse, ni
trop malheureuse.
p113
Progrès de sa raison à cet égard. Instruite par
l' expérience des moyens qui peuvent soulager ou
prévenir ses besoins, elle réfléchit sur les choix
qu' elle a à faire. Elle examine les avantages et
les inconvéniens des objets, qu' elle a jusqu' à
présent fuis ou recherchés. Elle se rappele les
prises elle est tombée, pour s' être souvent
déterminée trop à la hâte, et avoir obéi
aveuglément au premier mouvement de ses passions.
Elle regrette de ne s' être pas mieux conduite. Elle
sent que désormais, il dépend d' elle de se gler
d' après les connoissances qu' elle a acquises : et
s' accoutumant à en faire usage, elle apprend
peu-à-peu à résister à ses desirs, et même à les
vaincre. C' est ainsi qu' intéressée à éviter la
douleur, elle diminue l' empire des passions, pour
étendre celui que la raison doit avoir sur sa
volonté, et pour devenir libre.
p114
L' ordre de ses études est déterminé par ses besoins.
Dans cette situation, elle étudie d' autant plus les
objets, qui peuvent contribuer à ses plaisirs ou
à ses peines, qu' elle sait avoir souffert, pour ne les
avoir pas assez connus ; et que l' expérience lui
prouve qu' il est à sa disposition de les mieux
connoître. Ainsi l' ordre de ses études est
déterminé par ses besoins. Les plus vifs et les
plus fréquens sont donc ceux qui l' engagent dans
les premieres recherches qu' elle fait.
Et principalement par le besoin de nourriture. Tel
est le besoin de nourriture, comme plus nécessaire
à sa conservation. En soulageant sa faim, elle
renouvelle ses forces ; et elle sent qu' il lui est
important de les renouveller, pour jouir de toutes ses
facultés. Tous ses autres besoins cedent à celui-là.
La vue, le toucher, l' ouie et l' odorat ne semblent
faits que
p115
pour découvrir et procurer ce qui peut flatter le
goût. Elle prend donc un nouvel intérêt à tout ce
que la nature offre à ses regards. Sa curiosité ne
se borne plus à mêler la couleur des objets, leur
odeur, leur figure, etc. Si elle les étudie par ces
qualités, c' est sur-tout pour apprendre à reconnoître
ceux qui sont propres à la nourrir. Elle ne voit
donc point un fruit, dont elle a mangé, elle ne le
touche point, elle ne le sent point ; sans juger
s' il est bon ou mauvais au goût. Ce jugement
augmente le plaisir qu' elle a de le voir, de le
toucher, de le sentir ; et ce sens contribue à lui
rendre les autres d' un plus grand prix. Il a sur-tout
beaucoup d' analogie avec l' odorat. Le parfum des
fruits l' intéressoit bien moins, avant qu' elle eût
l' organe du gt ; et le gt perdroit toute sa
finesse, si elle étoit privée de l' odorat. Mais dès
qu' elle a ces deux sens, leurs sensations se
confondent, et en deviennent plus délicieuses.
Elle donne à ses idées un ordre bien
p116
différent de celui qu' elles avoient auparavant ;
parce que le besoin qui détermine ses facultés,
est lui-même bien différent de ceux qui l' ont mue
jusqu' alors. Elle s' applique avec intérêt à des
objets, auxquels elle n' avoit point encore don
d' attention ; et ceux dont elle peut se nourrir,
sont aussi ceux qu' elle distingue en plus de classes.
Elle s' en fait des idées complexes, en les considérant
comme ayant telle couleur, telle odeur, telle forme
et telle saveur à la fois ; et elle se forme à leur
occasion des idées abstraites et générales, en
considérant les qualités qui sont communes à
plusieurs.
Jugemens qui donnent plus d' étendue à ce besoin.
Elle les compare les uns avec les autres, et elle
desire d' abord de se nourrir par préférence de ces
fruits, où elle se souvient d' avoir trouvé un
goût, qui lui a plu davantage. Dans la suite elle
s' accoutume peu-à-peu à cette nourriture ;
p117
et l' habitude qu' elle s' en fait, devient quelquefois
si grande, qu' elle influe autant dans son choix, que
le plaisir même.
Elle mêle donc bientôt des jugemens au plaisir qu' elle
trouve à en faire usage. Si elle n' en mêloit pas,
elle ne seroit portée à manger, que pour se nourrir.
Mais ce jugement, il est bon, il est excellent,
il est meilleur que tout autre, lui fait un
besoin de la sensation qu' un fruit peut produire.
Ce qui suffit alors à la nourrir, ne suffit pas à
son plaisir. Il y a en elle deux besoins, l' un
causé par la privation de nourriture, l' autre par
la privation d' une saveur qui mérite la pférence ;
et ce dernier est une faim, qui la trompe quelquefois,
et qui la fait manger au-delà du nécessaire.
Excès où tombe la statue. Cependant son goût se
blase pour certains fruits : alors ou elle s' en
dégoûte tout-à-fait ; ou si elle desire encore
p118
d' en manger, ce n' est plus que par habitude. Dans
ce dernier cas, elle s' en nourrit, en espérant
toujours de le savourer, comme elle a fait
auparavant. Elle y est si fort accoutumée, qu' elle
s' imagine toujours, qu' elle va retrouver un plaisir,
pour lequel elle n' est plus faite ; et cette idée
contribue à entretenir son desir.
Frustrée dans son espérance, son desir n' en devient
que plus violent. Elle fait de nouveaux essais, et
elle en fait jusqu' à ce qu' il ne lui soit plus
possible de continuer. C' est ainsi que les excès où
elle tombe, ont souvent pour cause une habitude
contractée, et l' ombre d' un plaisir que l' imagination
lui retrace sans cesse, et qui lui échappe toujours.
Elle en est punie. La douleur l' avertit bientôt
que le but du plaisir n' est pas uniquement de la
rendre heureuse pour le moment, mais encore de
concourir à sa conservation ; ou plutôt detablir
ses
p119
forces, pour lui rendre l' usage de ses facultés :
car elle ne sait pas ce que c' est que se conserver.
Combien il étoit nécessaire de l' avertir par la
douleur. Si la nature, par affection pour elle,
n' eût attaché à ces effets que des sentimens
agréables, elle l' eût trompée et se fût trompée
elle-même : la statue, croyant chercher son bonheur,
n' eût couru qu' à sa perte.
Mais ces avertissemens ne peuvent sepéter, qu' elle
n' apprenne enfin qu' elle doit mettre un frein à ses
desirs. Car rien n' est si naturel que de regarder,
comme l' effet d' une chose, ce qui vient
constamment à sa suite.
Dès-lors, elle n' éprouvera plus de pareils desirs,
que l' imagination ne lui retrace aussi-tôt tous les
maux qu' elle a soufferts. Cette vue lui fait craindre
jusqu' aux objets qui lui plaisent davantage ; et elle
est entre deux inquiétudes qui se combattent.
p120
Si l' idée des peines se réveille avec peu de
vivacité, la crainte sera foible, et ne fera que
peu de résistance. Si elle est vive, la crainte sera
forte, et tiendra plus long-tems en suspens. Enfin
cette idée pourra être à un point, éteignant
tout-à-fait le desir, elle inspirera du dégoût pour
un objet, qui avoit été souhaité avec ardeur.
C' est ainsi, que voyant tout-à-la-fois du plaisir
et du danger, à préférer les fruits qu' elle aime
davantage, elle apprendra à se nourrir avec plus
de choix ; et que trouvant plus d' obstacles à
satisfaire ses desirs, elle en sera exposée à des
besoins plus grands. Car ce n' est pas assez qu' elle
redie à l' inquiétude causée par le besoin de
nourriture, il faut encore qu' elle appaise
l' inquiétude que produit la privation d' un plaisir,
et qu' elle l' appaise sans danger.
PARTIE 4 CHAPITRE 2
p121
de l' état d' un homme abandonné à lui-même, et
comment les accidens auxquels il est exposé,
contribuent à son instruction.
circonstances où la statue ne se borne pas à l' étude
des objets propres à la nourrir. La statue étant
instruite des objets propres à la nourrir, sera
plus ou moins occupée du soin de sa nourriture,
suivant les obstacles qu' elle aura à surmonter. Ainsi
nous pouvons la supposer dans un séjour, toute
entiere à ce besoin, elle n' acquerroit point d' autres
connoissances.
Si nous diminuons les obstacles, elle sera aussi-tôt
appelée par les plaisirs qui s' offrent à chacun
de ses sens. Elle s' intéressera à tout ce qui les
frappe. Par conséquent,
p122
tout entretiendra sa curiosité, l' excitera,
l' augmentera ; et elle passera tour-à-tour de l' étude
des objets propres à la nourrir, à l' étude de tout
ce qui l' environne.
Elle s' étudie. Tantôt la curiosité la porte à
s' étudier elle-même. Elle observe ses sens, les
impressions qu' ils lui transmettent ; ses plaisirs,
ses peines ; ses besoins, les moyens de les
satisfaire ; et elle se fait une espece de plan de ce
qu' elle a à fuir ou à rechercher.
Elle étudie les objets. D' autres fois elle étudie
plus particulierement les objets qui attirent son
attention. Elle en fait différentes classes, suivant
les différences qu' elle y remarque ; et le nombre
de ses notions abstraites augmente, à proportion que
sa curiosité est excitée par le plaisir de voir, de
sentir, de gter, d' entendre, de toucher.
La curiosité lui fait-elle porter les yeux
p123
sur les animaux : elle voit qu' ils se meuvent et se
nourrissent, comme elle ; qu' ils ont des organes,
pour saisir ce qui leur convient ; des yeux, pour
se conduire ; des armes, pour attaquer, ou pour se
défendre ; de l' agilité ou de l' adresse, pour
échapper au danger ; de l' industrie, pour tendre des
piéges : et elle les distingue par la figure, les
couleurs, et sur-tout par les qualités qui
l' étonnent davantage.
Surprise des combats qu' ils se livrent, elle l' est
bien plus encore, lorsqu' elle remarque que les
plus foibles déchirés par les plus forts, répandent
leur sang, et perdent tout mouvement. Cette vue lui
peint sensiblement le passage de la vie à la mort :
mais elle ne pense pas qu' elle puisse être destinée
à finir de la même maniere. La vie lui paroît une
chose si naturelle, qu' elle n' imagine pas comment elle
en pourroit être privée. Elle sait seulement qu' elle
est exposée à la douleur ; qu' il y a des corps,
qui peuvent l' offenser, la
p124
déchirer. Mais l' expérience lui a appris à les
connoître et à les éviter.
Elle vit donc dans la plus grande sécurité, au
milieu des animaux qui se font la guerre. L' univers
est un théâtre où elle n' est que spectateur ; et elle
ne prévoit pas qu' elle en doive jamais ensanglanter
la scene.
Accidens auxquels elle est exposée. Cependant un
ennemi vient à elle. Ignorant le péril qui la menace,
elle ne songe point à l' éviter, et elle en fait une
cruelle expérience. Elle sefend. Heureusement
assez forte pour se soustraire à une partie des
coups qui lui sont portés, elle échappe : elle n' a
reçu que des blessures peu dangereuses. Mais l' idée
de cet animal reste présente à sa mémoire ; elle se lie
à toutes les circonstances, où elle en a été
assaillie. Est-ce dans un bois ? La vue d' un arbre,
le bruit des feuilles mettra sous ses yeux l' image
du danger. Elle a une vive frayeur, parce qu' elle est
foible ; elle
p125
la sent se renouveller, parce qu' elle ignore encore
les précautions que sa situation demande ; tout
devient pour elle un objet de terreur, parce que
l' idée du ril est si fort liée à tout ce qu' elle
rencontre, qu' elle ne sait plus discerner ce qu' elle
doit craindre. Un mouton l' épouvante, et pour oser
l' attendre, il lui faudroit un courage qu' elle ne
peut encore avoir.
Revenue de son premier trouble, elle est presque
étonnée de voir des animaux qui fuyent devant elle.
Elle les voit fuir encore, et elle s' assure enfin
qu' elle n' en a rien à craindre.
à peine commence-t-elle à secouer son inquiétude, que
son premier ennemi reparoît, ou qu' elle est même
attaquée par un autre. Elle échappe encore, non sans
en avoir ru quelque offense.
Comment elle apprend à s' en garantir. Ces sortes
d' accidens l' inquiettent, la troublent à proportion
qu' ils se multiplient davantage, et que les suites en
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sont plus fâcheuses. La frayeur qu' elle en a,
occasionne dans toutes les parties de son corps de
violens frémissemens. Les dangers passent ; mais les
frémissemens durent, ou se renouvellent à chaque
instant, et en retracent l' image. Incapable de faire
la différence des circonstances, suivant qu' il est
plus ou moins probable qu' elle est à l' abri de pareils
événemens, elle a la même inquiétude pour un péril
éloigné, et pour celui qui la menace de près : souvent
me elle en a une plus grande. Elle les fuit
également tous deux ; parce qu' elle sent toute sa
foiblesse, quand elle a attendu trop tard, pour se
garantir. Ainsi sa crainte devenant plus active que
son espérance, elle en suit davantage les
mouvemens : et elle prend bien plus de précautions
contre les maux, auxquels elle est exposée, que de
mesures pour obtenir les biens dont elle peut jouir.
Elle s' applique donc à reconnoître les animaux, qui
lui font la guerre ; elle fuit les lieux, qu' ils
paroissent habiter : elle
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juge de ce qu' elle en a à craindre par les coups
qu' elle leur voit porter à ceux qui sont foibles
comme elle. La frayeur de ces derniers redouble la
sienne ; leur fuite, leurs cris l' avertissent du
danger qui la menace. Tantôt elle s' étudie à l' éviter
par adresse : tantôt elle se saisit pour sa défense
de tout ce que le hasard lui psente ; supplée par
industrie, mais avec bien de la lenteur, aux armes
que la nature lui a refusées ; apprend peu-à-peu à
se fendre ; sort victorieuse du combat ; et flattée
de ses sucs, elle commence à se sentir un courage
qui la met quelquefois au-dessus duril, ou qui
me, la rend téméraire. Alors tout prend pour elle
une face nouvelle ; elle a de nouvelles vues, de
nouveaux intérêts : sa curiosité change d' objets ;
et souvent plus occupée de sa défense, que du
besoin de nourriture, elle ne s' applique qu' à
combattre avec avantage.
Autres accidens. Elle est bientôt exposée à de
p128
nouveaux maux. La saison change presque tout-à-coup,
les plantes se dessechent, le pays devient aride, et
elle respire un air qui la blesse de toute part ;
elle apprend à se vêtir de tout ce qui peut entretenir
sa chaleur, et à sefugier dans les lieux, où elle
est plus à l' abri des injures du ciel.
Cependant souvent exposée à souffrir long-tems par
la privation de toute sorte de nourriture, c' est
alors qu' elle use de la suriorité que l' adresse ou
la force lui donne sur quelques animaux : elle les
attaque, les saisit, les dévore. N' ayant plus d' autre
moyen pour se nourrir, elle imagine des ruses, des
armes : elle réussit d' autant plus dans cet art, que
le combat lui devient aussi essentiel que la
nourriture. La voilà donc en guerre avec tous les
animaux, soit pour attaquer, soit pour se défendre.
C' est ainsi que l' expérience lui donne des leçons,
qu' elle lui fait souvent payer de son sang. Mais
pouvoit-elle l' instruire à moins de frais ?
p129
Conclusion. Se nourrir, se pcautionner contre tout
accident, ou s' en défendre et satisfaire sa
curiosité : voilà tous les besoins naturels de notre
statue. Ils déterminent tour-à-tour ses facultés, et
ils sont le principe des connoissances qu' elle
acquiert. Tantôt supérieure aux circonstances, elle
ouvre une libre carriere à ses desirs ; d' autres fois
subjuguée par les circonstances, elle trame elle-même
ses malheurs. Si les succès sont traversés par des
revers, les revers sont aussi réparés par des
succès ; et les objets semblent tour-à-tour conspirer
à ses peines et à ses plaisirs. Elle flotte donc entre
la confiance et l' incertitude, et traînant ses
espérances et ses craintes, elle touche d' un moment
à l' autre à son bonheur et à sa ruine. L' expérience
seule la met insensiblement au-dessus des dangers,
l' éleve aux connoissancescessaires à sa
conservation, et lui fait contracter toutes les
habitudes,
p130
qui la doivent gouverner. Mais comme sans exrience,
il n' y auroit point de connoissances ; il n' y auroit
point d' expérience sans les besoins, et il n' y auroit
point de besoins sans l' alternative des plaisirs et
des peines. Tout est donc le fruit du principe que
nous avons établi, dès l' entrée de cet ouvrage.
Nous allons traiter des jugemens que la statue porte
des objets, suivant la part qu' ils ont à ses plaisirs
ou à ses peines.
PARTIE 4 CHAPITRE 3
des jugemens qu' un homme abandon à lui-même
peut porter de la bonté et de la beauté des
choses.
définition des mots bonet beau. Les
mots bonté et beauté , expriment les qualités,
par les choses contribuent à nos plaisirs. Par
conséquent,
p131
tout être sensible a des idées d' une bonté et d' une
beauté relatives à lui.
En effet on appele bon , tout ce qui plaît à
l' odorat ou au goût ; et on appele beau , tout
ce qui plaît à la vue, à l' ouie ou au toucher.
Le bon et le beau sont encore relatifs aux passions
et à l' esprit. Ce qui flatte les passions est bon ;
ce que l' esprit goûte est beau ; et ce qui plaît
en même-tems aux passions et à l' esprit, est bon
et beau tout ensemble.
La statue a des idées du bon et du beau. Notre
statue connoît des odeurs et des saveurs agréables,
et des objets qui flattent ses passions : elle a
donc des idées du bon. Elle connoît aussi des objets
qu' elle voit, qu' elle entend, qu' elle touche, et
que son esprit conçoit avec plaisir : elle a donc
encore des ies du beau.
Le bon et le beau ne sont pas absolus. Une
conséquence qui se présente, c' est que le bon et
le beau ne sont
p132
point absolus : ils sont relatifs au caractere de
celui qui en juge, et à la maniere dont il est
organisé.
Ils se prêtent mutuellement des secours. Le bon
et le beau se ptent des secours mutuels. Une
pêche que voit la statue, lui plaît par la vivacité
des couleurs : elle est belle à ses yeux. Aussi-tôt
la saveur s' en retrace à son imagination : elle est
vue avec plus de plaisir, elle en est plus belle.
La statue mange cette pêche ; alors le plaisir de la
voir se le à celui de la goûter : elle en est
meilleure.
L' utilité contribue à l' un et à l' autre. L' utilité
contribue à la bonté
p133
et à la beauté des choses. Les fruits bons et
beaux, par le seul plaisir de les voir et de les
savourer, sont meilleurs et plus beaux, lorsque nous
pensons qu' ils sont propres à rétablir nos forces.
La nouveauté et la rareté y contribuent aussi. La
nouveauté et la rareté y contribuent aussi : car
l' étonnement que donne un objet déjà bon et beau
par lui-même, joint à la difficulté de le posséder,
augmente le plaisir d' en jouir.
Deux sortes de bontés et de beautés. La bonté et la
beauté des choses consistent dans une seule idée, ou
dans une multitude d' idées qui ont certains rapports
entr' elles. Une seule saveur, une seule odeur
peuvent être bonnes : la lumiere est belle, un son
pris tout seul peut être beau.
Mais lorsqu' il y a multitude d' idées, un objet est
meilleur ou plus beau, à proportion que les idées
se mêlent davantage,
p134
et que leurs rapports sont apperçus : car on jouit
avec plus de plaisir. Un fruit où l' on reconnoît
plusieurs saveurs, également agréables, est meilleur
qu' une seule de ces saveurs : un objet dont les
couleurs se prêtent mutuellement de l' éclat, est
plus beau que la lumiere seule.
Les organes ne peuvent saisir distinctement qu' un
certain nombre de sensations ; l' esprit ne peut
comparer à la fois qu' un certain nombre d' idées :
une trop grande multitude fait confusion. Elle nuit
donc au plaisir, et par conséquent à la bonté et à
la beauté des choses.
Une petite quantité de sensations ou d' idées se
confondent encore si quelqu' une domine trop sur les
autres. Il faut donc pour la plus grande bonté et
pour la plus grande beauté, que le mêlange en soit
fait suivant certaines proportions.
Comment la statue y est sensible. C' est à l' exercice
de ses organes et de son esprit, que notre statue
p135
doit l' avantage d' embrasser plus d' idées et plus de
rapports. Le bon et le beau sont donc encore
relatifs à l' usage qu' elle a appris à faire de
ses facultés. Telle chose qui dans un tems, a été
fort bonne ou fort belle, cessera de l' être ; tandis
qu' une autre à laquelle elle n' avoit donné aucune
attention, deviendra de la plus grande bonté ou de
la plus grande beauté.
En cela, comme en toute autre chose, elle ne jugera
que par rapport à elle. D' abord, elle prend ses
modeles dans les objets qui contribuent plus
directement à son bonheur ; ensuite elle juge des
autres objets par ces modeles, et ils lui paroissent
plus beaux, lorsqu' ils leur ressemblent davantage.
Car après cette comparaison, elle trouve à les voir,
un plaisir qu' elle n' avoit point gté jusqu' alors.
Un arbre, par exemple, chargé de fruits, lui plaît,
et lui rend agreable la vue d' un autre qui n' en porte
point, mais qui a quelque ressemblance avec lui.
p136
Pourquoi elle a à ce sujet moins d' idées que nous.
Il n' est pas possible d' imaginer tous les différens
jugemens qu' elle portera suivant les circonstances :
ce seroit d' ailleurs une recherche assez inutile. Il
suffit d' observer qu' il y a pour elle, comme pour
nous, une bonté et une beauté réelles ou arbitraires ;
et que si elle a à ce sujet moins d' idées, c' est
qu' aussi elle a moins de besoins, moins de
connoissances et moins de passions.
PARTIE 4 CHAPITRE 4
des jugemens qu' un homme abandon à lui-même
peut porter des objets dont il dépend.
la statue croit que tout ce qui agit sur elle, agit
avec dessein. La statue sent à chaque instant la
dépendance,elle est de tout
p137
ce qui l' environne. Si les objets répondent souvent
à ses voeux, ils traversent presque aussi souvent
ses projets : ils la rendent malheureuse, ou ne lui
accordent qu' une partie du bonheur qu' elle desire.
Persuadée qu' elle ne fait rien, sans avoir intention
de le faire ; elle croit voir un dessein, par-tout
elle découvre quelque action. En effet, elle n' en
peut juger que d' après ce qu' elle remarque en
elle-même ; et il lui faudroit bien des observations,
pour parvenir à mieux régler ses jugemens. Elle
pense donc que ce qui lui plaît, a en vue de lui
plaire ; et que ce qui l' offense, a en vue de
l' offenser. Par-là, son amour et sa haine
deviennent des passions d' autant plus violentes, que
le dessein de contribuer à son bonheur ou à son
malheur, se montre plus sensiblement dans tout ce
qui agit sur elle.
Superstitions, où ce préjugé l' entraîne. Alors elle
ne se borne plus à desirer la jouissance des plaisirs,
que les
p138
objets peuvent lui procurer ; et l' éloignement des
peines, dont ils la menacent : elle souhaite qu' ils
ayent intention de la combler de biens, et de
détourner de dessus sa tête toute sorte de maux :
elle souhaite en un mot qu' ils lui soient favorables,
et ce desir est une sorte de priere.
Elle s' adresse en quelque sorte au soleil ; et
parce qu' elle juge que s' il l' éclaire et l' échauffe,
il a dessein de l' éclairer et de l' échauffer, elle
le prie de l' éclairer et de l' échauffer encore. Elle
s' adresse aux arbres, et elle leur demande des fruits,
ne doutant pas qu' il dépend d' eux d' en porter ou de
n' en pas porter. En un mot, elle s' adresse à toutes
les choses dont elle croit dépendre.
Souffre-t-elle sans en découvrir la cause dans ce
qui frappe ses sens ? Elle s' adresse à la douleur,
comme à un ennemi invisible, qu' il lui est
important d' appaiser. Ainsi l' univers se remplit
d' êtres visibles et invisibles, qu' elle prie de
travailler à son bonheur.
p139
Telles sont ses premieres idées, lorsqu' elle
commence à réfléchir sur sa pendance. D' autres
circonstances donneront lieu à d' autres jugemens,
et multiplieront ses erreurs. J' ai fait voir ailleurs
les égaremens, où l' on peut être entraîné par la
superstition : mais je renvoie aux ouvrages des
philosophes éclairés, pour s' instruire des découvertes
que la raison bien conduite peut faire à ce sujet.
PARTIE 4 CHAPITRE 5
p140
de l' incertitude des jugemens que nous portons
sur l' existence des qualités sensibles.
nos jugemens sur l' existence des qualités sensibles,
pourroient absolument être faux. Notre statue, je
le suppose, se souvient qu' elle a été elle-même
son, saveur, odeur, couleur : elle sait combien
elle a eu de peine à s' accoutumer à rapporter ces
sensations au-dehors. Y a-t-il donc dans les
objets des sons, des saveurs, des odeurs, des
couleurs ? Qui peut l' en assurer ? Ce n' est
certainement ni l' ouie, ni l' odorat, ni le goût,
ni la vue : ces sens par eux-mêmes ne peuvent
l' instruire que des modifications qu' elle éprouve.
Elle n' a d' abord senti que son être, dans les
impressions dont ils sont susceptibles ; et s' ils
les lui font aujourd' hui sentir dans les
p141
corps, c' est qu' ils ont contracté l' habitude de
juger d' après le témoignage du tact. Y a-t-il donc
au moins de l' étendue ? Mais lorsqu' elle a le
sentiment du toucher, qu' apperçoit-elle si ce n' est
encore ses propres modifications ? Le toucher n' est
donc pas plus croyable que les autres sens :
et puisqu' on reconnoît que les sons, les saveurs,
les odeurs et les couleurs n' existent pas dans
les objets, il se pourroit que l' étendue n' y
existât pas davantage.
p143
Plus de certitude à cet égard nous seroit inutile.
La statue ne s' artera vraisemblablement pas à ces
doutes. Peut-être les jugemens, dont elle s' est fait
une habitude, ne lui permettront-ils pas de les
former. Elle en seroit cependant plus capable que
nous, parce qu' elle
sait mieux comment elle a appris à voir, à entendre,
à sentir, à goûter, à toucher. Quoi qu' il en soit,
il lui est inutile d' avoir plus de certitude à cet
égard. L' apparence des qualités sensibles suffit pour
lui donner des desirs, pour éclairer sa conduite, et
pour faire son bonheur ou son malheur ; et la
dépendance où elle est des objets auxquels elle est
obligée de les rapporter, ne lui permet pas de
douter qu' il existe des êtres hors d' elle. Mais
quelle est la nature de ces êtres ? Elle l' ignore,
et nous l' ignorons nous-mes. Tout ce que nous
savons, c' est que nous les appelons corps .
PARTIE 4 CHAPITRE 6
considérations sur les idées abstraites et
générales, que peut acquérir un homme qui vit
hors de toute société.
l' histoire que nous venons de faire des connoissances
de notre statue, montre
p144
sensiblement comment elle distribue les êtres en
différentes classes, suivant leurs rapports à ses
besoins ; et, par conséquent, comment elle se fait
des notions abstraites et générales. Mais pour mieux
connoître la nature de ses idées, il est important
d' entrer dans de nouveaux tails.
La statue n' a point d' idée rale, qui n' ait été
particuliere. Elle n' a point d' idée générale, qui
n' ait d' abord été particuliere. L' idée générale
d' orange, par exemple, n' est dans son origine que
l' idée de telle orange.
En quoi consiste l' ie qu' elle a d' un objet présent.
L' idée particuliere, lorsqu' un objet est présent aux
sens, c' est la collection de plusieurs qualités qui
se montrent ensemble. L' idée de telle orange c' est la
couleur, la forme, la saveur, l' odeur, la solidité,
le poids, etc.
D' un objet absent. Cette idée particuliere, quand
p145
l' objet n' agit plus sur les sens, c' est le souvenir
qui reste de ce qu' on a connu à la vue, au goût, à
l' odorat, etc. Fermez les yeux ; l' idée de la
lumiere est le souvenir d' une impression que vous
avez éprouvée : ne touchez rien ; l' idée de solidité
est le souvenir de la résistance que vous avez
rencontrée, en maniant des corps : ainsi du reste.
Comment de particulieres ses idées deviennent
générales. Substituons successivement et une à une,
plusieurs oranges à la premiere, et qu' elles soient
toutes semblables ; notre statue croira toujours voir
la même, et elle n' aura à ce sujet qu' une idée
particuliere.
En voit-elle deux à la fois ? Aussi-tôt elle
reconnoît dans chacune la même idée particuliere, et
cette idée devient un modele, auquel elle les compare,
et avec lequel elle voit qu' elles conviennent l' une et
l' autre.
p146
Elle découvrira de la même maniere que cette idée
est commune à trois, quatre, cinq, six oranges, et
elle la rendra aussi gérale qu' elle peut l' être.
L' idée particuliere d' un cheval et celle d' un oiseau
deviendront également générales, lorsque les
circonstances feront comparer plusieurs chevaux et
plusieurs oiseaux ; et ainsi de tous les objets
sensibles.
Ayant les notions générales d' orange, de cheval,
d' oiseau ; notre statue les distinguera, par la
me raison, qu' elle distingue une orange d' un oiseau,
un oiseau d' un cheval. Elle rapportera donc chacun
de ces individus au modelenéral dont elle s' est
fait l' idée, c' est-à-dire, à la classe, à l' espece
à laquelle il appartient.
Or, comme un modele qui convient à plusieurs individus,
est une ie générale ; de même deux, trois modeles,
sous lesquels on arrange des individus tous différens,
sont différentes classes, ou pour
p147
parler le langage des philosophes, différentes
especes de notions générales.
Comment d' une idéerale, elle descend à de moins
générales. Lorsqu' elle jette les yeux sur une
campagne, elle apperçoit quantité d' arbres, dont
elle ne remarque point encore la différence ; elle
voit seulement ce qu' ils ont de commun : elle voit
qu' ils portent chacun des branches, des feuilles,
et qu' ils sont arrêtés à l' endroit ils croissent.
Voilà le modele de l' idée générale d' arbre.
Elle va ensuite des uns aux autres : elle observe la
différence des fruits, elle se fait des modeles, par
elle distingue autant de sortes d' arbres, qu' elle
remarque d' especes de fruits ; et ce sont-là des
idées moins gérales que la premiere.
Elle se fera de même l' idée nérale d' animal, si
elle voit dans l' éloignement plusieurs animaux,
dont la différence lui
p148
échappe ; et elle les distinguera en plusieurs
especes, lorsqu' elle sera à portée de voir en quoi
ils different.
Elle généralise, à proportion qu' elle voit plus
confusément. Elle généralise donc davantage à
proportion qu' elle voit d' une maniere plus confuse ;
et elle se fait des notions moins générales, à
proportion qu' elle démêle plus de différence dans les
choses.
D' abord toutes les pommes, par exemple, lui paroissent
conformes au même modele. Mais dans la suite, elle ne
trouve pas
p149
à chacune une saveur également agréable.s-lors,
le desir du plaisir et la crainte du dégoût les lui
font comparer, sous les rapports qu' elle y peut
découvrir : elle apprend à les distinguer à la vue,
à l' odorat, au toucher ; elle s' en forme différens
modeles propres à éclairer son choix ; et elle les
distribue en autant de classes, qu' elle y remarque
de différences.
Objets dont elle ne prend aucune connoissance.
Quant aux objets qui ne l' intéressent ni par le
plaisir, ni par la peine, ils restent confondus
dans la foule, et elle n' en acquiert aucune
connoissance.
Il ne faut que réfléchir sur nous, pour se convaincre
de cette vérité. Tous les hommes ont les mêmes
sensations ; mais le peuple occupé à des travaux
pénibles, l' homme du monde tout entier à des objets
frivoles, et le philosophe, qui s' est fait un besoin
de l' étude de la nature, ne
p150
sont sensibles ni aux mêmes plaisirs, ni auxmes
peines. Aussi tirent-ils desmes sensations des
connoissances bien différentes.
Dans quel ordre elle se fait des idées d' espece.
Voici donc l' ordre dans lequel notre statue se fait
des idées d' espece. D' abord elle n' appeoit que
les différences les plus sensibles, et elle a des
idées très-gérales ; mais en petit nombre.
Si c' est la couleur, qui la frappe davantage, elle
ne fera qu' une classe de plusieurs especes de
fleurs : si c' est le volume, un levreau et un chat
ne seront pour elle qu' une seule espece d' animal.
Les besoins lui donnent ensuite occasion de
considérer les objets par d' autres qualités, elle
fera des especes subordonnées aux premieres. D' une
notion gérale, il s' en formera plusieurs qui le
seront moins.
Elle passe donc tout d' un coup des idées
p151
particulieres aux plus générales ; d' où elle descend
à de moins générales, à mesure qu' elle remarque la
différence des choses. C' est ainsi qu' un enfant,
après avoir appelé or , tout ce qui est jaune,
acquiert ensuite les idées de cuivre, de tombac ; et
d' une idée générale en fait plusieurs qui le sont
moins.
Son ignorance sur la nature des choses. Par la
génération de ces idées, il est évident qu' elles
ne présenteront à notre statue que des qualités
différemment combinées. Elle voit, par exemple, la
solidité, l' étendue, la divisibilité, la figure,
la mobilité, etc. Réunies dans tout ce qu' elle
touche ; et elle a, par conséquent, l' idée de corps.
Mais si on lui demandoit ce que c' est qu' un corps,
et qu' elle pût répondre ; elle en montreroit un, et
diroit, c' est cela : c' est-à-dire, cela où vous
trouvez tout-à-la-fois de la solidité, de l' étendue,
de la divisibilité, de la figure, etc.
p152
Commune aux philosophes. Un philosophe répondroit ;
c' est un être, une substance étendue, solide,
etc. Comparons ces deux réponses, et nous verrons
qu' il ne connoît pas mieux qu' elle la nature du
corps. Son seul avantage, si c' en est un, c' est de
s' être fait un langage, qui ne paroît savant, que
parce qu' il n' est pas celui de tout le monde. Car
dans le vrai, les mots être, substance , ne
signifient rien de plus, que le mot cela .
Les idées qu' elle a des objets, sont confuses.
De-là, il faut conclure que les idées qu' elle a
des objets sensibles, sont confuses ; car j' appele
confuse, toute idée qui ne représente pas d' une
maniere distincte toutes les qualités de son objet.
Or, il n' est point de corps, dont elle ait une
connoissance aussi parfaite ; elle n' y voit que
les propriétés, que ses besoins lui donnent
occasion d' y remarquer.
p153
Avec plus de sagacité elle en démêleroit un plus
grand nombre, et si elle pouvoit pénétrer jusques
dans la nature des êtres, elle n' en trouveroit pas
deux parfaitement semblables. Elle ne suppose donc
que plusieurs ne different point entr' eux, que
parce qu' elle les voit confusément.
Ses idées abstraites, sont de deux especes. Quant
à ses notions abstraites, il y en a de confuses et
de distinctes. Les unes confuses. Elle connoît par
exemple assez bien un son, pour le distinguer d' une
odeur, d' une saveur, et de tout autre son ; mais
il lui paroît simple, quoi que multiple. Plusieurs
couleurs, mêlées ensemble, ne produisent à son
égard que l' apparence d' une seule. Il en est de
me de toutes les impressions
p154
des sens. Elle nemêle donc pas tout ce qu' elles
renferment ; et elle est encore plus éloignée de
découvrir toutes les causes qui concourent à chaque
sensation. Elle n' a donc à ce sujet, que des notions
fort confuses.
Les autres distinctes. Mais ces mêmes sensations lui
donnent des idées de grandeur et de figure ; et si
elle ne peut assurer qu' elle est précisément la
grandeur et la figure des corps, ni déterminer
exactement les rapports qu' ils ont entr' eux ; elle
sait comment une grandeur peut être le double, ou
la moitié d' une autre, et elle connoît fort bien
une ligne, un triangle, un quarré. Elle a donc, en
pareil cas, des idées distinctes. Il suffit pour
cela qu' elle considere les grandeurs, en faisant
abstraction des objets.
Elle connoît deux sortes de vérités. De ces deux
sortes d' idées naissent deux sortes de rités.
Lorsque la
p155
statue remarque qu' un corps est triangulaire, elle
porte un jugement qui peut devenir faux ; car ce
corps peut changer de figure. Mais lorsqu' elle
remarque qu' un triangle a trois côtés, son jugement
est vrai, et le sera toujours ; puisque trois côtés
déterminent l' idée du triangle. Elle apperçoit donc
des vérités qui changent, ou qui peuvent changer
toutes les fois qu' elle veut juger de ce que les
choses sont en elles-mes ; elle apperçoit au
contraire desrités qui ne changent point, toutes
les fois qu' elle se borne à juger des idées
distinctes et abstraites, qu' elle a des grandeurs.
Elle a, par conséquent, avec le seul secours des
sens, des connoissances de toute espece.
PARTIE 4 CHAPITRE 7
p156
d' un homme trou dans les forêts de Lithuanie.
circonstances où le besoin de nourriture engourdit
toutes les facultés de l' ame. Notre statue, comme
nous l' avons remarqué, pourroit être si fort occupée
du soin de sa nourriture, qu' elle n' auroit pas un
moment à donner à l' étude des objets, dont elle
étoit curieuse avant qu' elle eût l' organe du goût.
Ne vivant que pour satisfaire à ce pressant besoin,
les plaisirs des autres sens n' auroient plus d' attrait
pour elle : elle ne remarqueroit plus les objets
qui pourroient les produire. Sans étonnement, sans
curiosité, elle cesseroit defléchir sur ce qu' elle
a su, elle en oublieroit bientôt une partie, elle
oublieroit comment elle a appris ce qu' elle sait
encore ;
p157
et elle ne douteroit pas qu' elle n' eût toujours
senti, entendu, vu et touché comme elle sent, entend,
voit et touche. Toute entiere à la recherche d' une
nourriture, que je suppose extrêmement rare, elle
meneroit une vie purement animale. A-t-elle faim ?
Elle se meut, elle va partout où elle se souvient
d' avoir trouvé des alimens. Sa faim est-elle
dissipée ? Le repos devient son besoin le plus
pressant ; elle reste où elle est, elle s' endort.
Dans de pareilles circonstances, le besoin de
nourriture engourdit donc à certains égards les
facultés de son ame : il tourne vers lui toute
leur action. Il est même vraisemblable, qu' au lieu
de se conduire d' après sa propre réflexion, elle
prendroit des leçons des animaux, avec qui elle
vivroit plus familierement. Elle marcheroit comme
eux, imiteroit leurs cris, brouteroit l' herbe, ou
dévoreroit ceux dont elle auroit la force de se
saisir. Nous sommes si fort portés à l' imitation,
qu' un Descartes à sa place n' apprendroit pas à
marcher
p158
sur ses pieds : tout ce qu' il verroit, suffiroit
pour l' en détourner.
Enfant trouvé dans les forêts de Lithuanie. Tel
étoit vraisemblablement le sort d' un enfant d' environ
dix ans, qui vivoit parmi les ours, et qu' on trouva
en 1694, dans les forêts qui confinent la Lithuanie
et la Russie. Il ne donnoit aucune marque de
raison, marchoit sur ses pieds et sur ses mains,
n' avoit aucun langage, et formoit des sons qui ne
ressembloient en rien à ceux d' un homme. Il fut
long-tems avant de pouvoir proférer quelques
paroles, encore le fit-il d' une maniere bien barbare.
Aussi-tôt qu' il put parler, on l' interrogea sur son
premier état ; mais il ne s' en souvint non plus que
nous nous souvenons de ce qui nous est arrivé au
berceau.
Pourquoi on dit qu' il ne donnoit aucun signe de
raison. Quand on dit que cet enfant ne donnoit
aucun signe de raison, ce n' est
p159
pas qu' il ne raisonnât suffisamment pour veiller
à sa conservation ; mais c' est que sa réflexion,
jusqu' alors appliquée nécessairement à ce seul
objet, n' avoit point eu occasion de se porter sur
ceux dont nous nous occupons. Il n' avoit aucune des
idées que notre statue a acquises, lorsqu' elle
connoissoit d' autres besoins que celui de chercher
des alimens : il manquoit de toutes les connoissances
que les hommes doivent à leur commerce réciproque.
En un mot, il paroissoit sans raison, non
qu' absolument il n' en t point ; mais parce qu' il
en avoit moins que nous.
Pourquoi il oublia son premier état. Quelquefois
notre conscience partagée entre un grand nombre de
perceptions, qui agissent sur nous avec une force
à-peu-près égale, est si foible, qu' il ne nous reste
aucun souvenir de ce que nous avons éprouvé. à peine
sentons-nous pour lors que nous existons : des
p160
jours s' écouleroient comme des momens, sans que nous en
fissions la différence ; et nous éprouverions des
milliers de fois la même perception, sans remarquer
que nous l' avonsjà eue. Un homme qui a acquis
beaucoup d' idées, et qui se les est rendues
familieres, ne peut pas demeurer long-tems dans
cette espece de létargie. Plus la provision de ses
idées est grande, plus il y a lieu de croire que
quelqu' une aura occasion de se réveiller, d' exercer
son attention d' une maniere particuliere, et de le
retirer de cet assoupissement. Cet enfant n' avoit
pas un pareil secours. Ses facultés engourdies ne
pouvoient être secouées, que par le besoin de
chercher de la nourriture ; et sa vie ressembloit
à un sommeil, qui ne seroit interrompu que par des
songes. Il étoit donc naturel qu' il oubliât son
premier état.
Cependant, il n' est pas vraisemblable qu' il en
perdît tout-à-coup le souvenir. Si au bout de
quelques jours, on l' t ramené
p161
dans les bois où on l' avoit pris, il eût sans doute
reconnu les lieux où il avoit vécu ; il se fût
rappelé les alimens dont il s' étoit nourri ; et les
moyens qu' il avoit employés pour se les procurer :
il n' eût pas eu besoin de s' instruire une seconde
fois de toutes ces choses. Mais le souvenir en fut
effacé par de nouvelles idées, et sur-tout par le
long intervalle qui s' écoula jusqu' au moment où il
fut en état de répondre aux questions qu' on lui fit.
Néanmoins, pour mieux s' en assurer, il eût fallu le
reconduire dans les forêts, où il avoit été trouvé.
Quoi qu' il ne se souvînt pas de ces lieux, quand
on lui en parloit, peut-être auroit-il su les
reconnoître, quant il les auroit vus.
PARTIE 4 CHAPITRE 8
p162
d' un homme qui se souviendroit d' avoir reçu
successivement l' usage de ses sens.
en supposant que notre statue se souvînt de l' ordre
dans lequel les sens lui ont été accordés ; il
suffiroit de la faire réfléchir sur elle-même,
pour remettre sous les yeux les principales vérités
que nous avonsmontrées.
La statue compare l' état où elle est à celui où elle
étoit, quand elle ne connoissoit rien hors d' elle.
Que suis-je, diroit-elle, et qu' ai-je été ? Qu' est-ce
que ces sons, ces odeurs, ces saveurs, ces couleurs,
que j' ai pris successivement pour mes manieres d' être,
et que les objets paroissent aujourd' hui m' enlever ?
Qu' est-ce que cette étendue, que je découvre en
moi, et au-de
p163
sans bornes ? Ne seroit-ce que différentes manieres
de me sentir ? Avant que la vue me fût rendue, l' espace
des cieux m' étoit inconnu : avant que j' eusse
l' usage de mes membres, j' ignorois qu' il yt
quelque chose hors de moi. Que dis-je ! Je ne savois
pas que je fusse étendue : je n' étois qu' un point,
lorsque j' étois réduite au sentiment uniforme. Quelle
est donc cette suite de sentimens, qui m' a fait ce
que je suis ; et qui peut-être a fait ce qu' est à
mon égard tout ce qui m' environne ?
Je ne sens que moi, et c' est dans ce que je sens
en moi, que je vois au-dehors : ou plutôt je ne vois
pas au-dehors ; mais je me suis fait une habitude de
certains jugemens, qui transportent mes sensations
elles ne sont pas.
Au premier moment de mon existence, je ne savois
point ce qui se passoit en moi ; je n' y démêlois
rien encore ; je n' avois aucune conscience de
moi-même ; j' étois, mais sans desirs, sans crainte,
je jouissois
p164
à peine de moi : et si j' eusse continué d' exister
de la sorte, je n' aurois jamais soupçonné que mon
existence pût embrasser deux instans.
Mais j' éprouve successivement plusieurs sensations :
elles occupent ma capacité de sentir, à proportion
des degrés de peine ou de plaisir, qui les
accompagnent. Par-là elles restent présentes à ma
moire, lorsqu' elles ne le sont plus à mon organe.
Mon attention étant partagée entr' elles, je les
compare, je juge de leurs rapports, je m' en fais
des idées abstraites, je connois des vérités générales.
Alors, toute l' activité dont je suis capable, se
porte aux manieres d' être qui m' ont plu davantage ;
j' ai des besoins, je forme des desirs, j' aime, je
hais, j' espere, je crains, j' ai des passions ; et ma
moire m' obéit quelquefois avec tant de vivacité,
que je m' imagine éprouver des sensations, que je
ne fais que me rappeler.
étonné de ce qui se passe en moi, je
p165
m' observe avec encore plus d' attention. à chaque
instant je sens que je ne suis plus ce que j' ai
été. Il me semble que je cesse d' être moi, pour
redevenir un autre moi-même. Jouir et souffrir
font tour-à-tour mon existence ; et par la
succession de mes manieres d' être, je m' apperçois
que je dure. Il falloit donc que ce moi variât
à chaque instant, au hasard de se changer souvent
contre un autre, où il m' est douloureux de me
retrouver.
Plus je compare mes manieres d' être, plus la
jouissance ou la souffrance m' en est sensible. Le
plaisir et la douleur continuent à l' envi d' attirer
mon attention : l' un et l' autre développent toutes
mes facultés : je ne me fais des habitudes, que
parce que je leur obéis ; et je ne vis plus que
pour desirer ou pour craindre.
Elle se rappele comment elle a découvert son corps
et d' autres objets. Mais bientôt je suis à-la-fois de
p166
plusieurs manieres. Accoutumée à les remarquer,
lorsqu' elles se succedent, je les remarque encore,
lorsque je les éprouve ensemble ; et mon existence
me paroît se multiplier dans un me moment.
Cependant je porte les mains sur moi-même, je les
porte sur ce qui m' environne. Aussi-tôt une
nouvelle sensation semble donner du corps à toutes
mes manieres d' être. Tout prend de la solidité
sous mes mains. étonnée de ce nouveau sentiment, je
le suis encore plus de ne me pas retrouver dans tout
ce que je touche. Je me cherche je ne suis pas :
il me semble que j' avois seule le droit d' exister ;
et que tout ce que je rencontre, se formant aux
dépens de mon être, ne se fait connoître à moi, que
pour meduire à des limites toujours plus étroites.
Que deviens-je en effet, lorsque je compare le point
je suis, avec l' espace que remplit cette multitude
d' objets que je découvre ?
Dès ce moment, il me semble que
p167
mes manieres d' être cessent de m' appartenir : j' en
fais des collections hors de moi : j' en forme tous les
objets, dont je prends connoissance. Des idées qui
demandent moins de comparaisons, je m' éleve aux ies,
que je n' acquiers qu' autant que je combine. Je conduis
mon attention d' un objet à un autre, et rassemblant
dans la notion que je me forme de chacun, les idées
et les rapports que j' y remarque, jefléchis sur eux.
Si je me suis d' abord mue par le seul plaisir de me
mouvoir, je me meus bientôt dans l' espérance de
rencontrer de nouveaux plaisirs ; et devenant
capable de curiosité, je passe continuellement de la
crainte à l' espérance, du mouvement au repos :
quelquefois j' oublie ce que j' ai souffert, d' autres
fois je me pcautionne contre les maux dont je suis
menacée : enfin le plaisir et la douleur, seuls
principes de mes desirs, m' apprennent à me conduire
dans l' espace, et à me faire à toute occasion de
nouvelles idées.
p168
Elle se rappele comment le toucher instruit les
autres sens. Pourrois-je avoir d' autres facultés
que celles de me mouvoir et de manier des corps ?
Je ne l' imaginois pas ; car j' avois totalement
perdu le souvenir de ce que j' ai été. Quelle fut
donc ma surprise, lorsque je me retrouvai son,
saveur, odeur, lumiere et couleur ! Bientôt il me
semble que je me suis laissé séduire à une illusion,
que le toucher paroît dissiper. Je juge que toutes
ces manieres d' être me viennent des corps ; et je me
fais une si grande habitude de les sentir, comme si
elles y étoient en effet, que j' ai peine à croire
qu' elles ne leur appartiennent pas.
Quoi de plus simple que la maniere dont j' ai appris
à me servir de mes sens !
J' ouvre les yeux à la lumiere, et je ne vois d' abord
qu' un nuage confus. Je touche, j' avance, je touche
encore : un chaos se débrouille insensiblement à mes
p169
regards. Le tactcompose en quelque sorte la
lumiere ; il sépare les couleurs, les distribue sur
les objets,mêle un espace éclairé, et dans cet
espace des grandeurs et des figures, conduit mes yeux
jusqu' à une certaine distance, leur ouvre le chemin
par ils doivent se porter au loin sur la terre,
et s' élever jusqu' aux cieux : devant eux, en un mot,
il déploie l' univers. Alors ils paroissent se jouer
dans des espaces immenses ; ils manient les objets,
auxquels le toucher ne peut atteindre ; ils les
mesurent ; et les parcourant avec une rapidité
étonnante, ils semblent enlever ou donner à mon g
l' existence à toute la nature. Au seul mouvement de
ma paupiere, je ce ou j' anéantis tout ce qui
m' environne.
Quand je ne jouissois pas de ce sens, aurois-je
jamais pu comprendre, comment ne changeant point
de place, il m' auroit été possible de connoître ce
qui est hors de la portée de ma main ? Quelle idée
me serois-je fait d' un organe, qui saisit
p170
à une si grande distance les formes et les
grandeurs ? Est-ce un bras qui s' allonge d' une
maniere extraordinaire pour aller jusqu' à elles, ou
viennent-elles jusqu' à lui ? Pourquoi se porte-t-il
au-delà de certains corps, tandis qu' il est arrêté
par d' autres ? Comment touche-t-il dans les eaux les
mes objets, qu' il touche encore au-dehors ?
Est-ce une illusion, ou en effet toute la nature
se reproduit-elle ?
Il me semble qu' à chaque objet que j' étudie, je me fais
une nouvelle maniere de voir, et me procure un
nouveau plaisir. Ici c' est une plaine vaste, uniforme,
ma vue passant par-dessus tout ce qui est près de
moi, se porte à une distance indéterminée ; et se perd
dans un espace qui m' étonne. Là, c' est un pays coupé
et plus borné, mes yeux après s' être reposés sur
chaque objet, embrassent un tableau plus distinct et
plus varié. Des tapis de verdure, des bosquets de
fleurs, des massifs de bois, où le soleil pénetre à
peine ; des eaux qui coulent lentement ou qui se
précipitent avec violence, embellissent ce
p171
paysage, que paroît animer une lumiere qui répand
sur lui mille couleurs différentes. Immobile à cette
vue, tout appele mes regards. à peine, je les
détourne, que je ne sais, si je les dois fixer sur
les objets que je viens de découvrir, ou les reporter
sur ceux que je viens de perdre. Je les conduis avec
inquiétude des uns aux autres ; et mieux je démêle
toutes les sensations dont je jouis, plus je suis
sensible au plaisir de voir.
Curieuse, je parcours avec empressement des lieux,
dont le premier aspect m' a ravie ; et j' aime à
reconnoître à l' ouie, à l' odorat, au goût et au
toucher, les objets qui me frappent les yeux de toute
part. Toutes mes sensations semblent craindre deder
les unes aux autres. La variété et la vivacité des
couleurs le disputent au parfum des fleurs ; les
oiseaux me paroissent plus admirables par leur forme,
leur mouvement et leur plumage, que par leurs chants.
Et qu' est-ce que le murmure des
p172
eaux comparé à leur cours, leurs cascades et leur
brillant crystal !
Tel est le sens de la vue : à peine instruit par le
toucher, il dispense les trésors dans la nature ; il
les prodigue pour décorer les lieux, que son guide lui
découvre ; et il fait des cieux et de la terre un
spectacle enchanteur, qui n' a de magnificence, que
parce qu' il y répand ses propres sensations.
Elle se rappele comment les plaisirs et les peines ont
été le premier mobile de ses facultés. Que serois-je
donc, si toujours concentrée en moi-même, je n' avois
jamais su transporter mes manieres d' être hors de
moi ? Mais dès que le toucher instruit mes autres
sens, je vois au-dehors des objets qui attirent mon
attention par les plaisirs ou par les peines qu' ils
me causent. Je les compare, j' en juge, je sens le
besoin de les rechercher, ou de les fuir ; je les
desire, je les aime, je
p173
les hais, je les crains : chaque jour j' acquiers de
nouvelles connoissances ; et tout ce qui m' environne
devient l' instrument de ma mémoire, de mon
imagination et de toutes les opérations de mon ame.
Pourquoi faut-il que je trouve des obstacles à mes
desirs ? Pourquoi faut-il que mon bonheur soit
traversé par des peines ? Mais que dis-je !
Jouirois-je proprement des biens qui me sont offerts,
si je n' avois jamais de victoire à remporter ? En
jouirois-je si les maux, dont je me plains, ne m' en
faisoient pas conntre le prix ? Mon malheur même
contribue à mon bonheur ; et la plus grande jouissance
des biens naît de l' idée vive des maux auxquels je
les compare. C' est au retour des uns et des autres,
que je dois toutes mes connoissances, que je dois
tout ce que je suis.
De là, mes besoins, mes desirs et les différens
intérêts qui sont le mobile de mes actions ; en sorte
que je n' étudie les choses qu' à proportion que j' y
crois découvrir des plaisirs à rechercher, ou des
p174
peines à fuir. Voilà la lumiere qui éclaire les
objets, suivant les rapports qu' ils ont à moi : elle
pand sur eux différens jours, pour me les faire
distribuer en différentes classes ; et ceux qui sont
soustraits à ses rayons, sont ensevelis dans des
ténébres, où je ne puis les découvrir.
J' étudie les fruits, et tout ce qui est propre à me
nourrir ; je cherche les moyens de m' en procurer la
jouissance : j' étudie les animaux, j' observe ceux
qui peuvent me nuire, j' apprends à me garantir de
leurs coups : enfin j' étudie tout ce qui flatte ma
curiosité : je me fais, selon mes passions, des regles
pour juger de la bonté et de la beauté des choses.
Tantôt je prends des précautions que je crois
nécessaires à mon bonheur ; tantôt j' invite les
objets à y travailler eux-mêmes : et il me semble
que je ne suis entourée que d' êtres amis ou ennemis.
Instruite par l' expérience, j' examine, je libere
avant d' agir. Je n' obéis plus aveuglément à mes
passions, je leur résiste,
p175
je me conduis d' après mes lumieres, je suis libre ;
et je fais un meilleur usage de ma liberté, à
proportion que j' ai acquis plus de connoissances.
Elle réfléchit sur les jugemens dont elle s' est fait
une habitude. Mais quelle est la certitude de ces
connoissances ? Je ne vois proprement que moi, je ne
jouis que de moi : car je ne vois que mes manieres
d' être, elles sont ma seule jouissance ; et si mes
jugemens d' habitude me donnent tant de penchant à
croire qu' il existe des qualités sensibles au-dehors,
ils ne me lemontrent pas. Je pourrois donc être
telle que je suis, avoir les mêmes besoins, les
mes desirs, les mêmes passions ; quand me les
objets que je recherche ou que j' évite, n' auroient
aucune de ces qualités. En effet, sans le toucher,
j' aurois toujours regardé les odeurs, les saveurs,
les couleurs et les sons comme à moi ; jamais je
n' aurois jugé qu' il y a des corps
p176
odoriférans, sonores, colorés, savoureux. Comment
donc pourrois-je être assurée de ne me pas tromper,
lorsque je juge qu' il y a de l' étendue ?
Mais il m' importe peu de savoir avec certitude, si
ces choses existent ou n' existent pas. J' ai des
sensations agréables ou désagréables : elles
m' affectent autant que si elles exprimoient les
qualités mêmes des objets auxquels je suis portée
à les attribuer ; et c' en est assez pour veiller à
ma conservation. à la vérité les idées que je me
forme des choses sensibles, sont confuses ; je n' en
marque les rapports qu' imparfaitement. Mais je n' ai
qu' à faire quelques abstractions, pour avoir des idées
distinctes, et pour appercevoir des rapports plus
exacts. Aussi-tôt je remarque deux sortes de vérités :
les unes peuvent cesser d' être ; les autres ont été,
sont et seront toujours.
Elle réfléchit sur l' ignorance où elle est d' elle-même.
Cependant, si je connois imparfaitement
p177
les objets extérieurs, je ne me connois pas mieux
moi-même. Je me vois formée d' organes propres à
recevoir différentes impressions ; je me vois
environnée d' objets qui agissent tous sur moi, chacun
à sa maniere ; enfin dans le plaisir et dans la
peine qui accompagnent constamment les sensations
que j' éprouve, je crois appercevoir le principe de
ma vie et de toutes mes facultés.
Mais ce moi qui prend de la couleur à mes yeux,
de la solidité sous mes mains ; se connoît-il mieux
pour regarder aujourd' hui comme à lui toutes les
parties de ce corps auxquelles il s' intéresse, et
dans lesquelles il croit exister ? Je sais qu' elles
sont à moi, sans pouvoir le comprendre : je me vois,
je me touche, en un mot, je me sens, mais je ne sais
ce que je suis ; et si j' ai cru être son, saveur,
couleur, odeur, actuellement je ne sais plus ce que
je dois me croire.
PARTIE 4 CHAPITRE 9
p178
conclusion.
dans l' ordre naturel, tout vient des sensations.
Nous ne saurions nous appliquer toutes les
suppositions que j' ai faites : mais elles prouvent au
moins, que toutes nos connoissances viennent des sens,
et particulierement du toucher ; parce que c' est lui
qui instruit les autres. Si en ne supposant que des
sensations dans notre statue, elle a acquis des idées
particulieres et générales, et s' est rendue capable
de toutes les orations de l' entendement ; si elle a
formé des desirs, et s' est fait des passions,
auxquelles elle obéit ou résiste ; enfin si le plaisir
et la douleur sont l' unique principe du développement
de ses facultés : il est raisonnable de conclure
que nous
p179
n' avons d' abord eu que des sensations, et que nos
connoissances et nos passions sont l' effet des plaisirs
et des peines qui accompagnent les impressions des
sens.
En effet, plus on y réfléchira, plus on se convaincra,
que c' est-là l' unique source de notre lumiere et de
nos sentimens. Suivons la lumiere : aussi-tôt nous
jouissons d' une vie nouvelle, et bien différente de
celle que procuroient auparavant des sensations
brutes, si j' ose m' exprimer ainsi. Suivons le
sentiment, observons-le sur-tout lorsqu' il s' accroît
de tous les jugemens que nous nous sommes accoutumés
à confondre avec les impressions des sens : aussi-tôt
de ces sensations, qui ne présentoient d' abord qu' un
petit nombre de plaisirs grossiers, vont naître des
plaisirs délicats, qui se sucderont dans une
variété étonnante. Ainsi plus nous nous éloignerons
de ce que les sensations étoient au commencement,
plus la vie de notre être se développera, se
variera : elle s' étendra à tant de choses, que nous
aurons de
p180
la peine à comprendre, comment toutes nos facultés
peuvent avoir un principe commun dans la sensation.
Cette source n' est pas également abondante pour
tous les hommes. Tant que les hommes ne remarquent
encore dans les impressions des sens que des
sensations, où ils n' ont su mêler que peu de
jugemens, la vie de l' un est à peu-ps semblable
à celle de l' autre : il n' y a presque de différence
que dans le degré de vivacité, avec lequel ils
sentent. L' expérience et laflexion seront pour eux,
ce qu' est le ciseau entre les mains du sculpteur,
qui découvre une statue parfaite dans une pierre
informe ; et suivant l' art avec lequel ils manieront
ce ciseau, ils verront sortir de leurs sensations une
nouvelle lumiere et de nouveaux plaisirs.
Si nous les observons, nous connoîtrons comment, ces
matériaux restent grossiers ou sont mis en oeuvre ;
et considérant l' intervalle que les hommes laissent
p181
entr' eux, nous serons étonnés combien dans unme
espace de tems les uns vivent plus que les autres :
car vivre, c' est proprement jouir, et la vie est
plus longue pour qui sait davantage multiplier les
objets de sa jouissance.
Nous avons vu que la jouissance peut commencer à la
premiere sensation agréable. Au premier moment, par
exemple, que nous accordons la vue à notre statue,
elle jouit ; ses yeux ne fussent-ils frappés que
d' une couleur noire. Car il ne faut pas juger de ses
plaisirs par les nôtres. Plusieurs sensations nous
sont indifférentes, oume désagréables, soit parce
qu' elles n' ont rien de nouveau pour nous, soit parce
que nous en connoissons de plus vives. Mais sa
situation est bien différente ; et elle peut être
transportée, lorsqu' elle éprouve des sentimens que
nous ne daignons pas remarquer, ou que nous ne
remarquons qu' avec dégoût.
Observons la lumiere, quand le toucher apprend à
l' oeil à répandre les couleurs
p182
dans toute la nature : voilà autant de nouveaux
sentimens, et par conséquent autant de nouveaux
plaisirs, autant de nouvelles jouissances.
Il faut raisonner de même sur tous les autres sens
et sur toutes les opérations de l' ame. Car nous
jouissons non-seulement par la vue, l' ouie, le goût,
l' odorat, le toucher ; nous jouissons encore par
la mémoire, l' imagination, la réflexion, les passions,
l' espérance, en un mot, par toutes nos facultés. Mais
ces principes n' ont pas la me activité chez tous
les hommes.
L' homme n' est rien qu' autant qu' il a acquis. Ce sont
les plaisirs et les peines comparés, c' est-à-dire, nos
besoins qui exercent nos facultés. Par conséquent,
c' est à eux que nous devons le bonheur que nous avons
à jouir. Autant de besoins, autant de jouissances
différentes ; autant de degrés dans le besoin, autant
de degrés dans la jouissance. Voilà le germe de tout
ce que nous sommes, la source de
p183
notre malheur ou de notre bonheur. Observer
l' influence de ce principe, c' est donc le seul
moyen de nous étudier nous-mêmes.
L' histoire des facultés de notre statue rend
sensible le progrès de toutes ces choses. Lorsqu' elle
étoit bornée au sentiment fondamental, une sensation
uniforme étoit tout son être, toute sa connoissance,
tout son plaisir. En lui donnant successivement de
nouvelles manieres d' être et de nouveaux sens, nous
l' avons vue former des desirs, apprendre de
l' expérience à les régler ou à les satisfaire, et
passer de besoins en besoins, de connoissances en
connoissances, de plaisirs en plaisirs. Elle n' est
donc rien qu' autant qu' elle a acquis. Pourquoi n' en
seroit-il pas de même de l' homme ?
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