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Traité d'économie politique [Document électronique] / par J.-B. Say ; publ. par
Horace Say
DISCOURS PRELIMINAIRE
p1
Une science ne fait de véritables progrès que
lorsqu' on est parvenu à bien déterminer le champ
peuvent s' étendre ses recherches et l' objet qu' elles
doivent se proposer ; autrement on saisit çà et
un petit nombre de vérités sans en connaître la
liaison, et beaucoup d' erreurs sans en pouvoir
découvrir la fausseté.
On a long-temps confondu la politique proprement
dite, la science de l' organisation des sociétés,
avec l' économie politique, qui enseigne comment
se forment, se distribuent et se consomment les
richesses qui satisfont aux besoins des sociétés.
Cependant les richesses sont essentiellement
indépendantes de l' organisation politique. Sous
toutes les formes de gouvernement, un état peut
prospérer, s' il est bien administré. On a vu des
nations s' enrichir sous des monarques absolus : on en
a vu se ruiner sous des conseils populaires. Si la
liberté politique est plus favorable au développement
des richesses, c' est indirectement, de même qu' elle
est plus favorable à l' instruction.
En confondant dans les mêmes recherches les principes
qui constituent un bon gouvernement, et ceux sur
lesquels se fonde l' accroissement des richesses, soit
publiques, soit privées, il n' est pas étonnant qu' on
ait embrouillé bien des idées au lieu de les
éclaircir. C' est le reproche qu' on peut faire à
Steuart, qui a intitulé son premier chapitre : du
gouvernement du genre humain ; c' est le reproche
qu' on peut faire aux économistes du dix-huitième
siècle, dans presque tous leurs écrits, et à J J
Rousseau dans l' encyclopédie (art économie
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politique ).
Il me semble que depuis Adam Smith on a constamment
distingué
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ces deux corps de doctrine, réservant le nom
d' économie politique à la science qui traite des
richesses, et celui de politique seul, pour
désigner les rapports qui existent entre le
gouvernement et le peuple, et ceux des gouvernemens
entre eux.
Après avoir, au sujet de l' économie politique, fait
des incursions dans la politique pure, on a cru
devoir à plus forte raison en faire dans l' agriculture,
le commerce et les arts, qui sont les véritables
fondemens des richesses, sur lesquelles les lois n' ont
qu' une influence accidentelle et indirecte. Dès-lors
que de divagations ! Car si le commerce, par exemple,
fait partie de l' économie politique, tous les genres
de commerce en font partie, par conséquent le commerce
maritime, par conséquent la navigation, la
géographie... s' arrêter ! Toutes les connaissances
humaines se tiennent. Il faut donc s' attacher à
trouver, à bien terminer le point de contact,
l' articulation qui les lie. On a ainsi une connaissance
plus précise de chacune de leurs branches ; on sait
elle se rattache ; ce qui est toujours une partie de
ses propriétés.
L' économie politique ne considère l' agriculture, le
commerce et les arts, que dans les rapports qu' ils ont
avec l' accroissement ou la diminution des richesses, et
non dans leurs procédés d' exécution. Elle indique les
cas où le commerce est véritablement productif, ceux
ce qu' il rapporte à l' un est ravi à l' autre,
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ceux il est profitable à tous ; elle enseigne me
à apprécier chacun de ses procédés, mais seulement
dans leurs résultats. Elle s' arrête là. Le surplus de
la science du gociant se compose de la connaissance
des procédés de son art. Il faut qu' il connaisse les
marchandises qui sont l' objet de son trafic, leurs
qualités, leursfauts, le lieu d' on les tire,
leurs débouchés, les moyens de transport, les valeurs
qu' il peut donner en échange, la manière de tenir ses
comptes.
On en peut dire autant de l' agriculteur, du
manufacturier, de l' administrateur : tous ont besoin
de s' instruire dans l' économie politique, pour
connaître la cause et les résultats de chaque
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phénomène ; et chacun, pour être habile dans sa
partie, doit y joindre l' étude des procédés de son art.
Smith n' a pas confondu ces différens sujets de
recherche ; mais, ni lui, ni les écrivains qui l' ont
suivi, ne se sont tenus en garde contre une autre
sorte de confusion qui demande à être expliquée ; les
développemens qui en résulteront ne seront pas
inutiles aux progrès des connaissances humaines en
général, et de celle qui nous occupe en particulier.
En économie politique, comme en physique, comme en
tout, on a fait des systèmes avant d' établir des
rités ; c' est-à-dire qu' on a donné pour la vérité
des conceptions gratuites, de pures assertions. Plus
tard, on a appliqué à cette science les méthodes qui
ont tant contribué, depuis Bacon, aux progrès de
toutes les autres ; c' est-à-dire la méthode
expérimentale, qui consiste essentiellement à
n' admettre comme vrais que les faits dont l' observation
et l' expérience ont démontré la réalité, et comme des
rités constantes que les conclusions qu' on en peut
tirer naturellement ; ce qui exclut totalement ces
préjugés, ces autorités qui, en science comme en
morale, en littérature comme en administration,
viennent s' interposer entre l' homme et la vérité. Mais
sait-on bien tout ce qu' on doit entendre par ce mot
faits, si souvent employé ?
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Il me semble qu' il désigne tout à la fois les
choses qui existent et les choses qui
arrivent ; ce qui introduit dédeux ordres de
faits : c' est un fait que telle chose est ainsi ;
c' est un fait que tel événement s' est passé de telle
manière.
Les choses qui existent, pour qu' elles puissent
servir de base à des raisonnemensrs, il faut les
voir telles qu' elles sont, sous toutes leurs faces,
avec toutes leurs propriétés. Sans cela, croyant
raisonner de la même chose, on pourrait discourir,
sous le même nom, de deux choses diverses.
Le second ordre de faits, les choses qui
arrivent, consiste dans les phénomènes qui se
manifestent lorsqu' on observe comment les choses se
passent. C' est un fait que lorsqu' on expose les
taux à une certaine chaleur, ils deviennent fluides.
La manière dont les choses sont et dont les choses
arrivent, constitue ce qu' on appelle la nature des
choses ; et l' observation exacte de la nature des
choses est l' unique fondement de toute vérité.
De là naissent deux genres de sciences : les sciences
qu' on peut nommer descriptives, qui consistent à
nommer et à classer les choses, comme la botanique ou
l' histoire naturelle ; et les sciences
expérimentales, qui nous font connaître les actions
ciproques que les choses exercent les unes sur les
autres, ou en d' autres termes la liaison des effets
avec leurs causes ; telles sont la physique et la
chimie.
Ces dernières exigent qu' on étudie la nature intime
des choses, car c' est en vertu de leur nature qu' elles
agissent et produisent des effets : c' est parce qu' il
est dans la nature du soleil d' être lumineux et dans
la nature de la lune d' être opaque, que lorsque la
lune passe devant le soleil, ce dernier astre est
éclipsé. Une analyse scrupuleuse suffit quelquefois
pour nous faire connaître la nature d' une chose ;
d' autres fois elle ne nous est complètement révélée
que par ses effets ; et, de
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toutes manières, l' observation, quand nous ne pouvons
avoir recours à des expériences faites exprès, est
nécessaire pour confirmer ce que l' analyse a pu nous
apprendre.
Ces principes, qui m' ont guidé, m' aideront à
distinguer deux sciences qu' on a presque toujours
confondues : l' économie politique, qui est une
science expérimentale, et la statistique, qui n' est
qu' une science descriptive.
L' économie politique, telle qu' on l' étudie à présent,
est tout entière fondée sur des faits ; car la nature
des choses est un fait, aussi bien que l' événement qui
en résulte. Les phénomènes dont elle cherche à faire
connaître les causes et les résultats, peuvent être
considérés ou comme des faits généraux et constans
qui sont toujours les mêmes dans tous les cas
semblables, ou comme des faits particuliers qui
arrivent bien aussi en vertu de lois générales, mais
plusieurs lois agissent à la fois et se modifient
l' une par l' autre sans se détruire ; comme dans les
jets-d' eau de nos jardins, où l' on voit les lois de la
pesanteur modifiées par celles de l' équilibre, sans
pour cela cesser d' exister. La science ne peut
prétendre à faire connaître toutes ces modifications
qui se renouvellent chaque jour et varient à l' infini ;
mais elle en expose les lois générales et les
éclaircit par des exemples dont chaque lecteur peut
constater la réalité.
La statistique ne nous fait connaître que les faits
arrivés ; elle expose l' état des productions et des
consommations d' un lieu particulier, à une époque
désignée, deme que l' état de sa population, de ses
forces, de ses richesses, des actes ordinaires qui s' y
passent et qui sont susceptibles d' énumération. C' est
une description très-détaillée. Elle peut plaire à la
curiosité, mais elle ne la satisfait pas utilement
quand elle n' indique pas l' origine et les
conséquences des faits qu' elle consigne ; et
lorsqu' elle en montre l' origine et les conséquences,
elle devient de l' économie politique. C' est sans
doute la raison pour
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laquelle on les a confondues jusqu' à ce moment.
L' ouvrage de Smith n' est qu' un assemblage confus des
principes les plus sains de l' économie politique,
appuyés d' exemples lumineux et des notions les plus
curieuses de la statistique, mêlées de flexions
instructives ; mais ce n' est un traité complet ni de
l' une ni de l' autre : son livre est un vaste chaos
d' idées justes,le-mêle avec des connaissances
positives.
Nos connaissances en économie politique peuvent être
complètes, c' est-à-dire, que nous pouvons parvenir à
découvrir toutes les lois qui régissent les
richesses ; il n' en saurait être de même de nos
connaissances en statistique ; les faits qu' elle
rapporte, comme ceux que rapporte l' histoire, sont
plus ou moins incertains et nécessairement incomplets.
On ne peut donner que des essais détachés et
très-imparfaits sur la statistique des temps qui nous
ont précédés, et sur celle des pays éloignés. Quant au
temps présent, il est bien peu d' hommes qui réunissent
les qualités d' un bon observateur à une position
favorable pour observer. On n' a jamais eu un état de
population véritable. L' inexactitude des rapports
auxquels on est obligé d' avoir recours, la défiance
inquiète de certains gouvernemens, et même des
particuliers, la mauvaise volonté, l' insouciance,
opposent des obstacles souvent insurmontables aux
soins qu' on prend pour recueillir des particularités
exactes ; et, parvint-on à les avoir, elles ne seraient
vraies qu' un instant ; aussi Smith avoue-t-il qu' il
n' ajoute pas grand' foi à l' arithmétique politique,
qui n' est autre chose que le rapprochement de
plusieurs données de statistique.
L' économie politique, au contraire, est établie sur des
fondemens inébranlables, du moment que les principes
qui lui servent de base sont des déductions rigoureuses
de faits généraux incontestables. Les faits généraux
sont, à la vérité, fondés sur l' observation des faits
particuliers, mais on a pu
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choisir les faits particuliers les mieux observés, les
mieux constatés, ceux dont on a été soi-même le
témoin ; et lorsque les résultats en ont été
constamment les mêmes, et qu' un raisonnement solide
montre pourquoi ils ont été lesmes, lorsque les
exceptions mêmes sont la confirmation d' autres
principes aussi bien constatés, on est fondé à donner
ces résultats comme des lois générales, et à les livrer
avec confiance au creuset de tous ceux qui, avec des
qualités suffisantes, voudront de nouveau les mettre
en expérience. Un nouveau fait particulier, s' il est
isolé, si le raisonnement ne démontre pas la liaison
qu' il a avec ses antécédens et ses conséquens, ne
suffit point pour ébranler une loi générale ; car, qui
peut répondre qu' une circonstance inconnue n' ait pas
produit la différence qu' on remarque entre deux
sultats ? Je vois une plume légère voltiger dans les
airs, et s' y jouer quelquefois long-temps avant de
retomber à terre : en conclurai-je que la gravitation
universelle n' existe pas pour cette plume ? J' aurais
tort. En économie politique, c' est un fait général que
l' intérêt de l' argent s' élève en proportion des risques
que court le prêteur de n' être pas remboursé.
Conclurai-je que le principe est faux, pour avoir vu
prêter à bas intérêt dans des occasions hasardeuses ?
Le prêteur pouvait ignorer son risque, la
reconnaissance ou la peur pouvait lui commander des
sacrifices ; et la loi générale, troublée en un cas
particulier, devait reprendre tout son empire du
moment que les causes de perturbation auraient cessé
d' agir. Enfin, combien peu de faits particuliers sont
complètement avérés ! Combien peu d' entre eux sont
observés avec toutes leurs circonstances ! Et, en les
supposant bien avérés, bien observés et bien décrits,
combien n' y en a-t-il pas qui ne prouvent rien, ou
qui prouvent le contraire de ce qu' on veut établir.
Aussi, n' y a-t-il pas d' opinion extravagante qui
n' ait été appuyée
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sur des faits, et c' est avec des faits qu' on a souvent
égaré l' autorité publique. La connaissance des faits,
sans la connaissance des rapports qui les lient, n' est
que le savoir non digéré d' un commis de bureau ; et
encore le commis de bureau le plus instruit ne connaît
guère complètement qu' une série de faits, ce qui ne lui
permet d' envisager les questions que d' un seul côté.
C' est une opposition bien vaine que celle de la
théorie et de la pratique ! qu' est-ce donc que
la théorie, sinon la connaissance des lois qui lient
les effets aux causes, c' est-à-dire, des faits à des
faits ? Qui est-ce qui connaît mieux les faits que le
théoricien qui les connaît sous toutes leurs faces, et
qui sait les rapports qu' ils ont entre eux ? Et
qu' est-ce que la pratique sans la théorie,
c' est-à-dire, l' emploi des moyens sans savoir comment
ni pourquoi ils agissent ? Ce n' est qu' un empirisme
dangereux, par lequel on applique les mêmes méthodes à
des cas opposés qu' on croit semblables, et par où l' on
parvient où l' on ne voulait pas aller.
C' est ainsi qu' après avoir vu le système exclusif en
matière de commerce (c' est-à-dire, l' opinion qu' une
nation ne peut gagner que ce qu' une autre perd),
adopté presque généralement en Europes la
renaissance des arts et des lumières ; après avoir vu
des impôts constans, et toujours croissans, s' étendre
sur certaines nations jusqu' à des sommes effrayantes ;
et après avoir vu ces nations plus riches, plus
populeuses, plus
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puissantes qu' au temps elles fesaient librement le
commerce, et où elles ne supportaient presque point de
charges, le vulgaire a conclu qu' elles étaient riches
et puissantes, parce qu' on avait surchargé d' entraves
leur industrie, et parce qu' on avait grevé d' impôts
les revenus des particuliers ; et le vulgaire a
prétendu que cette opinion était fondée sur des faits,
et il a relégué parmi les imaginations creuses et
systématiques toute opinion différente.
Il est bien évident, au contraire, que ceux qui ont
soutenu l' opinion opposée, connaissaient plus de faits
que le vulgaire, et les connaissaient mieux. Ils
savaient que l' effervescence très-marquée de
l' industrie dans les états libres de l' Italie au
moyen-âge, et dans les villes anséatiques du nord de
l' Europe, le spectacle des richesses que cette
industrie avait procurées aux uns et aux autres,
l' ébranlement opéré par les croisades, les progrès des
arts et des sciences, ceux de la navigation, la
découverte de la route des Indes et du continent de
l' Arique, et une foule d' autres circonstances moins
importantes que celles-là, sont les véritables causes
qui ont multiplié les richesses des nations les plus
ingénieuses du globe. Ils savaient que si cette
activité a reçu successivement des entraves, elle a
été débarrassée, d' un autre côté, d' obstacles plus
fâcheux encore. L' autorité des barons et des
seigneurs, en déclinant, ne pouvait plus empêcher les
communications de province à province, d' état à état ;
les routes devenaient meilleures et plus sûres, la
législation plus constante ; les villes affranchies ne
relevaient plus que de l' autorité royale intéressée à
leurs progrès ; et cet affranchissement, que la force
des choses et les progrès de la civilisation étendit
aux campagnes, suffisait pour rendre les produits de
l' industrie la propriété des producteurs ; la sûreté
des personnes devenait assez généralement garantie en
Europe, sinon par la bonne organisation des sociétés,
du moins par les
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moeurs publiques ; certains pjugés, tels que l' idée
d' usure attachée au prêt à intérêt, celle de noblesse
attachée à l' oisiveté, allaient en s' affaiblissant.
Ce n' est pas tout : de bons esprits ont remarqué,
non-seulement tous ces faits, mais l' action de
beaucoup d' autres faits analogues ; ils ont senti que
le déclin des préjugés avait été favorable aux progrès
des sciences, à une connaissance plus exacte des lois
de la nature ; que les progrès des sciences avaient
été favorables à ceux de l' industrie, et ceux de
l' industrie à l' opulence des nations. Voilà par quelle
combinaison ils ont été en état de conclure, avec bien
plus de sûreté que le vulgaire, que si plusieurs états
modernes ont prospéré au milieu des entraves et des
impôts, ce n' est pas en conséquence des impôts et des
entraves, c' est malgré ces causes de découragement ;
et que la prospérité des mêmes états serait bien plus
grande s' ils avaient été assujettis à un régime plus
éclairé.
Il faut donc, pour parvenir à la vérité, connaître,
non beaucoup de faits, mais les faits essentiels et
ritablement influens, les envisager sous toutes leurs
faces, et surtout en tirer des conséquences justes,
être assuré que l' effet qu' on leur attribue vient
réellement d' eux, et non d' ailleurs. Toute autre
connaissance de faits est un amas d' il ne résulte
rien, une érudition d' almanach. Et remarquez que ceux
qui possèdent ce mince avantage, qui ont unemoire
nette et un jugement obscur, qui déclament contre les
doctrines les plus solides, fruits d' une
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vaste expérience et d' un raisonnement sûr, qui crient
au système chaque fois qu' on sort de leur routine,
sont précisément ceux qui ont le plus de systèmes, et
qui les soutiennent avec l' opiniâtreté de la sottise,
c' est-à-dire, avec la crainte d' être convaincus,
plutôt qu' avec le désir d' arriver au vrai.
Ainsi, établissez sur l' ensemble des phénomènes de la
production et sur l' expérience du commerce le plus
relevé, que les communications libres entre les
nations sont mutuellement avantageuses, et que la
manière de s' acquitter envers l' étranger qui convient
le mieux aux particuliers, est aussi celle qui convient
le mieux aux nations : les gens à vues étroites et à
présomption large vous accuseront de système.
Questionnez-les sur leurs motifs : ils vous parleront
balance du commerce ; ils vous diront qu' il est clair
qu' on se ruine si l' on donne son numéraire contre des
marchandises... et cela même est un système. D' autres
vous diront que la circulation enrichit un état, et
qu' une somme d' argent qui passe dans vingt mains
différentes équivaut à vingt fois sa valeur... c' est
encore un système. D' autres vous diront que le luxe est
favorable à l' industrie, que l' économie ruine tout
commerce... c' est toujours un système ; et tous diront
qu' ils ont les faits pour eux ; semblables à ce pâtre
qui, sur la foi de ses yeux, affirme que le soleil,
qu' il voit se lever le matin et se coucher le soir,
parcourt dans la joure toute l' étendue des cieux,
et traite en conséquence de rêveries toutes les lois
du monde planétaire.
D' autres personnes habiles dans d' autres sciences, et
trop étrangères à celle-ci, s' imaginent, de leur
té, qu' il n' y a d' idées positives que les vérités
mathématiques et les observations faites avec soin
dans les sciences naturelles ; elles s' imaginent qu' il
n' y a pas de faits constans et derités incontestables
dans les sciences morales et politiques ; qu' elles ne
sont point par conséquent de véritables sciences, mais
seulement des
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corps d' opinions hypothétiques, plus ou moins
ingénieux, mais purement individuels. Ces savans se
fondent sur ce qu' il n' y a pas d' accord entre les
écrivains qui en traitent, et sur ce que quelques-uns
d' entre eux professent de véritables extravagances.
Quant aux extravagances et aux hypothèses, quelle
science n' a pas eu les siennes ? Y a-t-il beaucoup
d' années que les plus avancées d' entre elles sont
dégagées de tout système ? Que dis-je ? Ne voit-on pas
encore des cervelles contrefaites en attaquer les bases
les plus inébranlables ? Il n' y a pas quarante ans
qu' on est parvenu à analyser l' eau qui soutient la vie
de l' homme, et l' air il est perpétuellement
plongé ; et tous les jours encore on attaque les
expériences et les démonstrations qui fondent cette
doctrine, quoiqu' elles aient été mille fois répétées en
divers pays, et par les hommes les plus instruits et les
plus judicieux. Le défaut d' accord existe sur des
faits bien plus simples, bien plus évidens que ne le
sont la plupart des faits moraux. La chimie, la
physique, la botanique, la minéralogie, la physiologie,
ne sont-elles pas des champs clos où les opinions
viennent se heurter, tout comme dans l' économie
politique ? Chaque parti voit bien les mêmes faits,
mais il les classe différemment et les explique à sa
manière ; et remarquez bien qu' on n' observe pas dans
ces débats que les vrais savans soient d' un côté et
les charlatans de l' autre : Leibnitz et Newton,
Linné et Jussieu, Priestley et Lavoisier, De
Saussure et Dolomieu, étaient tous gens de mérite, et
n' ont pu s' accorder. Les sciences qu' ils ont professées
n' existaient-elles pas, parce qu' ils se sont
combattus ?
De me, les lois générales dont se composent les
sciences politiques et morales existent en dépit des
disputes. Tant mieux pour qui saura découvrir ces lois
par des observations judicieuses et multipliées, en
montrer la liaison, enduire les conséquences. Elles
dérivent de la nature des choses, tout aussi sûrement
que les lois du monde physique ; on ne les imagine
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pas, on les trouve ; elles gouvernent les gens qui
gouvernent les autres, et jamais on ne les viole
impunément.
Les lois générales qui règlent la marche des choses,
se nomment des principes, du moment qu' il s' agit
de leur application ; c' est-à-dire, du moment qu' on
s' en sert pour juger les circonstances qui s' offrent,
et pour servir de règle à ses actions. La connaissance
des principes donne seule cette marche assurée qui se
dirige constamment et avec succès vers un bon but.
L' économie politique, de même que les sciences
exactes, se compose d' un petit nombre de principes
fondamentaux et d' un grand nombre de corollaires, ou
déductions de ces principes. Ce qu' il y a d' important
pour les progrès de la science, c' est que les
principescoulent naturellement de l' observation ;
chaque auteur multiplie ensuite ou réduit à son gré le
nombre des conséquences, suivant le but qu' il se
propose. Celui qui voudrait montrer toutes les
conséquences, donner toutes les explications, ferait
un ouvrage colossal et nécessairement incomplet. Et
me, plus cette science sera perfectionnée et
pandue, et moins on aura de conséquences à tirer,
parce qu' elles sauteront aux yeux ; tout le monde sera
en état de les trouver soi-me et d' en faire des
applications. Un traité d' économie politique se
duira alors à un petit nombre de principes, qu' on
n' aura pas même besoin d' appuyer de preuves, parce
qu' ils ne seront que l' énon de ce que tout le monde
saura, arrangé dans un ordre convenable pour en saisir
l' ensemble et les rapports.
Mais ce serait vainement qu' on s' imaginerait donner
plus de précision et une marche plus sûre à cette
science, en appliquant les mathématiques à la solution
de ses problèmes. Les valeurs et les quantités dont
elle s' occupe, étant susceptibles de plus et de moins,
sembleraient devoir entrer dans le domaine des
mathématiques ; mais elles sont en même temps
soumises à
p14
l' influence des facultés, des besoins, des volontés
des hommes ; or, on peut bien savoir dans quel sens
agissent ces actions diverses, mais on ne peut pas
apprécier rigoureusement leur influence ; de
l' impossibilité d' y trouver des données suffisamment
exactes pour en faire la base d' un calcul.
L' observateur ne peut même acquérir la certitude
qu' aucune circonstance inconnue ne mêle son influence
à toutes les autres. Que doit donc faire un esprit
sage en s' occupant de ces matières compliquées ? Ce
qu' il fait dans toutes les circonstances qui
déterminent la plupart des actions de la vie. Il
posera nettement les questions, cherchera les élémens
immédiats dont elles se composent, et, après les avoir
établis avec certitude, il évaluera approximativement
leurs influences réciproques avec le coup d' oeil d' une
raison éclairée, qui n' est elle-même qu' un instrument
au moyen duquel on apprécie le résultat moyen d' une
foule de probabilités qu' on ne saurait calculer
exactement.
p15
D' autres considérations non moinslicates se
rattachent à ce qui précède. Quelques écrivains du
dix-huitième siècle et de l' école dogmatique de
Quesnay d' une part, et des économistes anglais de
l' école de David Ricardo d' une autre part, sans
employer les formules algébriques trop évidemment
inapplicables à l' économie politique, ont voulu y
introduire un genre d' argumentation auquel je crois,
en thèse générale, qu' elle se refuse deme que
toutes les sciences qui ne reconnaissent pour
fondement que l' expérience : je veux dire
l' argumentation qui repose sur des abstractions.
Condillac a remarqué judicieusement qu' un
raisonnement abstrait n' est qu' un calcul avec d' autres
signes. Mais un argument ne fournit pas plus qu' une
équation, les données qui, dans les sciences
expérimentales, sont indispensables pour parvenir à la
découverte de la vérité. La meilleure dialectique
aussi bien que le calcul le plus exact, s' ils partent
d' une donnée incertaine, arrivent à des résultats
douteux. Quand on admet pour fondement, au lieu d' un
fait bien observé, un
p16
principe qui n' est fondé lui-même que sur une
argumentation, on risque d' imiter les scolastiques du
moyen-âge, qui discutaient sur des mots, au lieu de
discuter sur des choses, et qui prouvaient tout, hors
la vérité.
Il est impossible de se dissimuler que Ricardo a
fondé un principe sur une argumentation, lorsqu' il a
dit que le revenu des propriétaires fonciers ne fait
pas partie du prix des choses. De ce principe il tire
plusieurs conséquences ; de ces conséquences il en
tire d' autres, comme si elles étaient des faits
constans ; tellement que si, comme il est permis de le
croire, la première donnée n' est pas exacte, tous les
raisonnemens dont elle est la base, en les supposant
irréprochables, ne peuvent conduire à une instruction
ritable. Dans le fait, les sultats obtenus par
l' auteur anglais sont fréquemment démentis par
l' expérience.
Il s' en est suivi d' interminables discussions, les
contendans semblent avoir eu pour but, non de répandre
l' instruction, mais de se convertir mutuellement ; où
chacun, en oubliant le public, n' a cherché qu' à
soutenir son dire ; de là des controverses quelquefois
peu intelligibles, souvent ennuyeuses,
p17
et qui ont eu ce fâcheux effet que les gens du monde,
ignorant les solides bases sur lesquelles l' économie
politique repose, ont pu croire qu' elle était
retombée sous l' empire des systèmes et des opinions
individuelles, que l' on n' était d' accord sur rien ;
quoiqu' en effet les bons auteurs s' accordent sur
toutes les bases essentielles, conviennent des mêmes
faits et indiquent les mêmes moyens pour parvenir au
but des vrais publicistes : la plus grande prospéri
des nations.
Ces considérations sur la nature et les moyens de
l' économie politique, et sur la meilleure méthode
pour parvenir à une solide connaissance de ses
principes, nous fourniront les moyens d' apprécier les
efforts qui ont été faits jusqu' à ce moment pour
avancer cette science.
Les écrits des anciens, leur législation, leurs traités
de paix, leur administration des provinces conquises,
annoncent qu' ils n' avaient aucune idée juste sur la
nature et les fondemens de la richesse, sur la manière
dont elle se distribue, et sur les résultats de sa
consommation. Ils savaient ce qu' on a su de tout
temps, et partout la propriété a été reconnue par
les lois, que les biens s' augmentent par l' économie et
se diminuent par lespenses. Xénophon préconise
l' ordre, l' activité, l' intelligence, comme des moyens
de prospérité, mais sans déduire ses préceptes
d' aucune loi générale, sans pouvoir montrer la liaison
qui rattache les effets aux causes. Il conseille aux
athéniens de protéger le commerce et d' accueillir les
étrangers ; et il sait si peu pourquoi et jusqu' à quel
point il a raison, qu' il met en doute dans un autre
endroit, si le commerce est véritablement profitable à
la république.
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à la vérité, Platon et Aristote apeoivent quelques
rapports constans entre les différentes manières de
produire et les résultats qu' on en obtient. Platon
esquisse assez fidèlement les effets de la séparation
des occupations sociales ; mais seulement pour
expliquer la sociabilité de l' homme, et la nécessité
il est, ayant des besoins aussi multipliés et aussi
compliqués à satisfaire, de former des nations où
chacun puisse s' occuper exclusivement d' un seul genre
de production. Cette vue est toute politique. Il n' en
tire aucune autre conséquence.
Aristote, dans sa politique, va plus loin : il
distingue une production naturelle et une artificielle.
Il appelle naturelle celle qui crée les objets de
consommation dont la famille a besoin, et tout au plus
celle qui les obtient par des échanges en nature. Nul
autre gain, selon lui, n' a sa source dans une
production véritable ; c' est un gain artificiel qu' il
prouve. Du reste, il n' appuie ces opinions d' aucun
raisonnement fondé lui-même sur des observations
exactes. Par la manière dont il s' exprime sur l' épargne
et le prêt à intérêt, on voit qu' il ne sait rien
touchant la nature et l' emploi des capitaux.
Que pouvait-on attendre de nations moins avancées
encore que les grecs ? On se rappelle qu' une loi
d' égypte prescrivait à un fils d' embrasser la
profession de son père. C' était, dans certains cas,
prescrire de créer des produits au-delà de ce qu' en
clamait l' état de la société ; c' était prescrire de
se ruiner pour obéir à la loi, et de continuer ses
fonctions productives, soit qu' on eût ou qu' on n' eût
pas de capitaux ; tout cela est absurde. Les romains
décelaient la me ignorance lorsqu' ils traitaient
avec mépris les arts industriels, en exceptant, on ne
sait pourquoi,
p19
l' agriculture. Leurs opérations sur les monnaies sont
au nombre des plus mauvaises qui se soient faites.
Les modernes pendant long-temps n' ont pas été plus
avancés, même après s' être décrassés de la barbarie du
moyen-âge. Nous aurons occasion de remarquer la
stupidité d' une foule de lois sur les juifs, sur
l' intérêt de l' argent, sur les monnaies. Henri Iv
accordait à ses favoris, à ses maîtresses, comme des
faveurs qui ne lui coûtaient rien, la permission
d' exercer mille petites exactions, et de percevoir à
leur profit mille petits droits sur diverses branches
de commerce ; il autorisa le comte de Soissons à
lever un droit de 15 sous sur chaque ballot de
marchandises qui sortirait du royaume !
En tous genres les exemples ont devancé les préceptes.
Les entreprises heureuses des portugais et des
espagnols au quinzième siècle, l' industrie active de
Venise, de Gênes, de Florence, de Pise, des
provinces de Flandre, des villes libres d' Allemagne
à cette même époque, dirigèrent petit à petit les
idées de quelques philosophes vers la théorie des
richesses.
L' Italie en eut l' initiative, comme elle l' eut, depuis
la renaissance des lettres, dans presque tous les
genres de connaissances et dans les beaux-arts. Dès le
seizième siècle, Botero s' était occupé à chercher les
ritables sources de la prosrité publique. En 1613,
Antonio Serra fit un traité dans lequel il avait
signalé le pouvoir productif de l' industrie ; mais son
titre seul indique ses erreurs : les richesses pour lui
étaient les seules matières d' or et d' argent.
Davanzati écrivit sur les monnaies et sur les
changes ; et, au commencement du dix-huitième siècle,
cinquante ans avant Quesnay, Bandini de Sienne,
avait montré, par le raisonnement et par l' expérience,
qu' il n' y avait jamais
p20
eu de disette que dans les pays le gouvernement
s' était mêlé d' approvisionner les peuples. Belloni,
banquier de Rome, écrivit en 1750 une dissertation
sur le commerce, qui annonce un homme versé dans les
changes et dans les monnaies, du reste coiffé de la
balance du commerce. Le pape le fit marquis pour cela.
Carli, avant Smith, prouva que la balance du commerce
n' apprenait rien et ne prouvait rien. Algarotti, que
Voltaire a fait connaître sous d' autres rapports,
écrivit aussi sur l' économie politique, et le peu
qu' il a laissé dénote beaucoup de connaissances
positives et d' esprit. Il se tient si près des faits,
et s' appuie si constamment sur la nature des choses,
que, sans être parvenu à saisir la preuve et la
liaison des principes de la science, il se garantit
néanmoins de toute idée fausse et systématique. En
1764, Genevosi commença un cours public d' économie
politique, dans la chaire fondée à Naples par les
soins du respectable et savant Intieri. D' autres
chaires d' économie politique furent, à cet exemple,
instituées depuis à Milan, et plus récemment dans
plusieurs universités d' Allemagne et en Russie.
En 1750, l' abbé Galiani, si connu depuis par ses
relations avec plusieurs philosophes français, et par
ses dialogues sur le commerce des grains, mais
bien jeune encore, publia un traides monnaies
qui décèle un savoir et un talent d' exécution
consommés, et où l' on soupçonne qu' il fut aidé par
l' abbé Intieri et par le marquis Rinuccini. On n' y
trouve cependant que les différens genres de rite
que cet auteur a toujours déployés depuis : de l' esprit
et des connaissances, le soin de toujours remonter à
la nature des choses, un style aniet élégant.
Ce que cet ouvrage a de singulier, c' est qu' on y
trouve quelques-uns des fondemens de la doctrine de
Smith, et entre autres que le travail est le seul
créateur de la valeur des choses,
p21
c' est-à-dire des richesses ; principe qui n' est pas
rigoureusement vrai, comme on le verra dans cet
ouvrage, mais qui, poussé jusqu' à ses dernières
conséquences, aurait pu mettre Galiani sur la voie de
découvrir et d' expliquer complètement le phénone de
la production. Smith, qui était vers le même temps
professeur à Glascow, et qui enseignait la doctrine
qui depuis lui a acquis tant de célébrité, n' avait
probablement pas connaissance d' un livre italien publié
à Naples par un jeune homme alors sans nom, et qu' il
n' a point cité. Mais en eût-il eu connaissance, une
rité n' appartient pas à celui qui la trouve, mais à
celui qui la prouve, et qui sait en voir les
conséquences. Keppler et Pascal avaient deviné la
gravitation universelle, et la gravitation n' en
appartient pas moins à Newton.
p22
En Espagne, Alvarez Osorio et Martinez De Mata
ont fait des discours économiques dont la publication
est due au patriotisme éclairé de Campomanes.
Moncada, Navarrete, Ustariz, Ward, Ulloa, ont
écrit sur le me sujet. Ces estimables écrivains,
comme ceux d' Italie, ont eu des pensées solides, ont
constaté des faits importans, ont fourni des calculs
élaborés ; mais, faute de pouvoir s' appuyer sur les
principes fondamentaux de la science qui n' étaient pas
connus encore, ils se sont mépris souvent sur le but
et sur les moyens, et, à travers beaucoup d' inutilités,
n' ont répandu qu' une lumière incertaine et trompeuse.
En France, on ne considéra d' abord l' économie
politique que sous le rapport des finances publiques.
Sully dit bien que l' agriculture et le commerce sont
les deux mamelles de l' état, mais vaguement et par un
sentiment confus. On peut faire la même observation
sur Vauban, esprit juste et droit, philosophe à
l' armée, et militaire ami de la paix, qui,
profondément affligé des maux où la vaine grandeur de
Louis Xiv avait plongé la France, proposa des
moyens de soulager les peuples par une répartition
plus équitable des charges publiques.
Sous l' influence du régent, toutes les idées se
brouillèrent ; les billets de la banque, où l' on
croyait voir une source inépuisable de richesses, ne
furent qu' un moyen de dévorer des capitaux, de
dépenser ce qu' on ne possédait pas, de faire
banqueroute de ce qu' on devait. La modération et
l' économie furent
p23
tournées en ridicule. Les courtisans du prince, moitié
par persuasion, moitié par perversité, l' excitaient à
la profusion. C' est là que fut réduite en système
cette maxime que le luxe enrichit les états : on mit du
savoir et de l' esprit à soutenir ce paradoxe en
prose ; on l' habilla en beaux vers ; on crut de bonne
foi mériter la reconnaissance de la nation en
dissipant ses trésors. L' ignorance des principes
conspira avec la dissolution du duc d' Orléans pour
ruiner l' état. La France se releva un peu sous la
longue paix maintenue par le cardinal de Fleury,
ministre faible pour le mal comme pour le bien, et
dont l' administration insignifiante prouva du moins
qu' à la tête d' un gouvernement, c' est déjà faire
beaucoup de bien que de ne pas faire de mal.
Les progrès toujours croissans des difrens genres
d' industrie, ceux des sciences, dont on verra plus
tard l' influence sur les richesses, la pente de
l' opinion, décidée enfin à compter pour quelque chose
le bonheur des nations, firent entrer l' économie
politique dans les spéculations d' un grand nombre
d' écrivains. On n' en connut pas encore les vrais
principes, mais, puisque, suivant l' observation de
Fontenelle, notre condition est telle qu' il ne nous
est pas permis d' arriver tout d' un coup à rien de
raisonnable, et qu' il faut auparavant que nous
passions par diverses sortes d' erreurs et par divers
degrés d' impertinences, doit-on regarder comme
absolument inutiles les faux pas qui nous ont enseigné
une marche plusre ?
Montesquieu, qui voulait considérer les lois sous tous
leurs rapports, chercha leur influence sur la richesse
des états. Il fallait commencer par connaître la
nature et les sources de cette richesse, et
Montesquieu ne s' en formait aucune idée. Mais on a
l' obligation à ce grand écrivain d' avoir porté la
philosophie dans la législation ; et, sous ce rapport,
il est peut-être le maître des écrivains anglais, qui
passent pour être lestres ;
p24
de même que Voltaire a été le maître de leurs bons
historiens, qui sont dignes eux-mêmes maintenant de
servir de modèles.
Vers le milieu du dix-huitième siècle, quelques
principes sur la source des richesses, mis en avant par
le médecin Quesnay, firent un grand nombre de
prosélytes. L' enthousiasme de ceux-ci pour leur
fondateur, le scrupule avec lequel ils ont toujours
depuis suivi les mêmes dogmes, leur chaleur à les
défendre, l' emphase de leurs écrits, les ont fait
considérer comme une secte, et ils ont été appelés du
nom d' économistes. au lieu d' observer d' abord la
nature des choses, c' est-à-dire la manière dont les
choses se passent, de classer leurs observations, et
d' en déduire des généralités, ils commencèrent par poser
des généralités abstraites, qu' ils qualifiaient du nom
d' axiomes, et où ils croyaient voir briller par
elle-même l' évidence. Ils cherchaient ensuite à y
ramener les faits particuliers, et en déduisaient des
règles ; ce qui les engagea dans la défense de maximes
évidemment contraires au bon sens et à l' expérience
des siècles, ainsi qu' on le verra dans plusieurs
endroits de ce livre. Leurs antagonistes ne s' étaient
pas fordes idées plus claires des choses sur
lesquelles ils disputaient. Avec beaucoup de
connaissances et de talens de part et d' autre, on
avait tort, on avait raison par hasard : on contestait
les points qu' il fallait accorder, on convenait de ce
qui était faux ; on se battait dans les ténèbres.
Voltaire, qui savait très-bien trouver le ridicule
partout où il était, se moqua du système des
économistes dans son homme aux quarante écus ;
mais, en montrant ce que l' ennuyeux fatras de
Mercier De La Rivière, ce que l' ami des
hommes de Mirabeau, avaient d' impertinent, il ne
pouvait pas dire en quoi leurs auteurs avaient tort.
p25
Il est indubitable que les économistes ont fait du
bien en proclamant quelquesrités importantes, en
dirigeant l' attention sur des objets d' utilité
publique, en provoquant des discussions qui, quoique
vaines encore, étaient un acheminement à des idées
plus justes. Lorsqu' ils représentaient comme
productive de richesses l' industrie agricole, ils ne
se trompaient pas ; et peut-être que la nécessité
dans laquelle ils se sont mis, de démêler la nature
de la production, a fait pénétrer plus avant dans cet
important phénone, et a conduit ceux qui leur ont
succédé à le développer pleinement. Mais, d' un autre
té, les économistes ont fait du mal en décriant
plusieurs maximes utiles, en fesant supposer par leur
esprit de secte, par le langage dogmatique et abstrait
de la plupart de leurs écrits, par leur ton
d' inspiration, que tous ceux qui s' occupaient de
semblables recherches, n' étaient que des rêveurs dont
les théories, bonnes au plus pour rester dans les
livres, étaient inapplicables dans la pratique.
p26
Ce que personne n' a refusé aux économistes, et ce qui
suffit pour leur donner des droits à la reconnaissance
et à l' estime générales, c' est que leurs écrits ont
tous été favorables à la plus sévère morale et à la
liberté que chaque homme doit avoir de disposer à son
gré de sa personne, de ses talens et de ses biens,
liberté sans laquelle le bonheur individuel et la
prospérité publique sont des mots vides de sens. Je ne
crois pas qu' on puisse compter parmi eux un homme de
mauvaise foi ni un mauvais citoyen.
C' est sans doute pour cette raison que presque tous les
écrivains français de quelque réputation, et qui se
sont occupés de matières analogues à l' économie
politique depuis l' année 1760, sans marcher
positivement sous les bannières des économistes, se
sont néanmoins laissé dominer par leurs opinions ; tels
que Raynal, Condorcet et plusieurs autres. On peut
me compter parmi eux Condillac, quoiqu' il ait
cherché à se faire un système particulier sur une
matière qu' il n' entendait pas. Il y a quelques bonnes
idées à recueillir parmi le babil ingénieux de son
livre ; mais, comme les économistes, il fonde presque
toujours un principe sur une supposition gratuite, et
il en fait l' aveu dans sa préface ; or, une
supposition peut bien servir d' exemple pour expliquer
ce que démontre le raisonnement appuyé sur
l' expérience, mais ne suffit pas pour établir une
rité fondamentale. L' économie politique n' est devenue
une science qu' en devenant une science d' observation.
Turgot était trop bon citoyen pour ne pas estimer
sincèrement d' aussi bons citoyens que les économistes ;
et lorsqu' il fut puissant, il crut utile de les
soutenir. Ceux-ci à leur tour
p27
trouvaient leur compte à faire passer un homme aussi
savant et un ministre d' état pour un de leurs
adeptes ; mais Turgot ne jugeait pas d' après leur
code : il jugeait d' après les choses ; et, bien qu' il
se soit trompé sur plusieurs points importans de
doctrine, ses opérations administratives, faites ou
projetées, sont au nombre des plus belles qu' aucun
homme d' état ait jamais conçues ; aussi rien n' accuse
plus le défaut de capacité de son prince que de n' avoir
pas su les apprécier, ou, s' il a pu les apprécier, de
n' avoir pas su les soutenir.
Ce n' est pas seulement sur les écrivains français que
les économistes exercèrent quelque influence ; ils en
eurent une très-marquée sur des écrivains italiens qui
les surpassèrent. Beccaria, dans un cours public à
Milan, analysa pour la première fois les vraies
fonctions des capitaux productifs. Le comte de Verri,
compatriote et ami de Beccaria, et digne de l' être, à
la fois grand administrateur et bon écrivain, dans ses
meditazioni sull' economia politica, publiées en
1771, s' est approcplus que personne avant Smith,
des véritables lois qui dirigent la production et la
consommation des richesses. Filangieri, quoiqu' il
n' ait donné qu' en 1780 son traité des lois politiques
et économiques, paraît n' avoir pas eu connaissance
de l' ouvrage de Smith, publié quatre années auparavant.
Il suit les principes de Verri, et même leur donne un
degré de développement de plus ; mais il ne va point,
guidé par le flambeau de l' analyse et de la déduction,
des plus heureuses prémisses aux conséquences
immédiates qui les confirment en me temps qu' elles en
montrent l' application et l' utilité.
Tous ces écrits ne pouvaient conduire à un grand
sultat.
p28
Comment, en effet, connaître les causes qui procurent
l' opulence aux nations, quand on n' a pas des idées
claires sur la nature des richesses elles-mêmes ? Il
faut connaître le but avant de chercher les moyens. En
1776, Adam Smith, sorti de cette école écossaise qui
a donné tant de littérateurs, d' historiens, de
philosophes et de savants du premier ordre, publia son
livre intitulé : recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations. il démontra que
la richesse était la valeur échangeable des choses ;
qu' on était d' autant plus riche qu' on avait plus de
choses qui eussent de la valeur ; et que, comme la
valeur pouvait être donnée, ajoutée à une matière, la
richesse pouvait se créer, se fixer dans des choses
auparavant dépourvues de valeur, s' y conserver,
s' accumuler, se détruire.
Cherchant ce qui donne aux choses cette valeur, Smith
trouve que c' est le travail de l' homme, qu' il aurait
appeler industrie, parce que le mot industrie
embrasse des parties que le mot travail n' embrasse
pas. Il tire de cette démonstration féconde, des
conséquences multipliées et importantes sur les causes
qui, nuisant au développement des facultés productives,
nuisent à la multiplication des richesses ; et comme ce
sont des conséquences rigoureuses d' un principe
incontestable, elles
p29
n' ont été attaquées que par des personnes trop légères
pour avoir bien conçu le principe, ou par des esprits
naturellement faux, et par conséquent incapables de
saisir la liaison et le rapport de deux ies.
Lorsqu' on lit Smith comme il mérite d' être lu, on
s' aperçoit qu' il n' y avait pas avant lui d' économie
politique.
Dès-lors l' argent et l' or monnayés ne sont devenus
qu' une portion, et même une petite portion de nos
richesses, une portion peu importante en ce qu' elle
est peu susceptible de s' accroître, et parce que ses
usages peuvent être plus facilement suppléés que
ceux de beaucoup d' autres choses également précieuses ;
d' où il résulte que la société, deme que les
particuliers, ne sont nullement intéressés à s' en
procurer par-dece qu' exigent les besoins bornés
qu' ils en ont.
On conçoit que ces vues ont mis Smith en état de
déterminer le premier, dans toute leur étendue, les
vraies fonctions de la monnaie dans la société ; et
les applications qu' il en fait aux billets de banque
et aux papiers-monnaie, sont de la plus grande
importance dans la pratique. Elles lui ont fourni les
moyens de prouver qu' un capital productif ne consiste
point dans une somme d' argent, mais dans la valeur
des choses qui servent à la production. Il classe, il
analyse ces choses qui composent les capitaux
productifs de la société, et en montre les véritables
fonctions.
Avant Smith, on avait avancé plusieurs fois des
principes très vrais : il a montré le premier pourquoi
ils étaient vrais. Il a
p30
fait plus : il a donné la vraie méthode de signaler
les erreurs ; il a appliqué à l' économie politique la
nouvelle manière de traiter les sciences, en ne
recherchant pas ses principes abstractivement, mais en
remontant des faits les plus constamment observés, aux
lois générales dont ils sont une conséquence. De ce
qu' un fait peut avoir telle cause, l' esprit de système
conclut la cause : l' esprit d' analyse veut savoir
pourquoi telle cause a produit cet effet, et
s' assurer qu' il n' a pu être produit par aucune autre
cause. L' ouvrage de Smith est une suite de
démonstrations qui ont élevé plusieurs propositions au
rang de principes incontestables, et en ont plongé un
bien plus grand nombre dans ce gouffre où les idées
vagues et hypothétiques, les imaginations extravagantes,
se débattent un certain temps avant de s' engloutir
pour toujours.
On a dit que Smith avait de grandes obligations à
Steuart, qu' il n' a pas cité une seule fois, même pour
le combattre. Je ne vois pas en quoi consistent ces
obligations. Il a conçu son sujet bien autrement que
Steuart ; il plane au-dessus d' un terrain où l' autre
se traîne. Steuart a soutenu un système déjà embras
par Colbert, adopté ensuite par tous les écrivains
français et étrangers qui ont écrit sur le commerce
jusqu' aux économistes du dix-huitième siècle,
constamment suivi par la plupart des gouvernemens
européens, et qui fait dépendre les richesses d' un
pays, non du montant de ses productions, mais du
montant de ses ventes à l' étranger. Smith a consacré
une
p31
partie importante de son livre à confondre ce système.
S' il n' a pas réfuté Steuart en particulier, c' est que
Steuart n' est pas chef d' école, et qu' il s' agissait
de combattre l' opinion générale d' alors, plutôt que
celle d' un écrivain qui n' en avait point qui lui t
propre.
Avec plus de raison les économistes français du
dix-huitième siècle ont réclamé quelque influence sur
les idées de Smith qui, en effet, a pu apprendre
d' eux que la richesse ne consiste pas uniquement dans
le prix qu' on tire d' une chose, mais dans la chose me
qui a un prix. Il a pu facilement étendre à la
création de tous les produits, la multiplication des
richesses, que les sectateurs de Quesnay
n' attribuaient qu' aux seuls produits agricoles. De là
aux nombreuses conséquences découvertes par Smith, on
n' aperçoit rien qui passe la portée d' un esprit juste
et réfléchi ; mais qui peut élever la prétention
d' avoir exclusivement for un grand homme ? était-il
demeuétranger aux progrès que l' esprit humain avait
faits avant lui ? N' est-il pas toujours l' oeuvre de la
nature et des circonstances ? L' événement le plus
commun a pu être pour lui le germe d' une découverte
importante : c' est à la chute d' une pomme que nous
devons la connaissance des lois de la gravitation
universelle. L' homme de génie a des obligations aux
notions éparses qu' il a recueillies, aux erreurs qu' il
a détruites, aux antagonistes mêmes qui l' ont attaqué,
parce que tout a contribué à former ses idées ; mais
lorsque ensuite il se rend propres ses conceptions,
qu' elles sont vastes, qu' elles sont utiles à ses
contemporains, à la postérité, il faut savoir convenir
de ce qu' on lui doit, et non lui reprocher ce qu' il
doit aux autres. Smith, au reste, ne fesait nulle
difficulté d' avouer qu' il avait profité dans ses
conversations avec les hommes les plus éclairés de
France, le pays du monde où il y a peut-être le moins
de préjugés, et dans son commerce d' amitié avec son
compatriote
p32
Hume, dont les essais contiennent beaucoup de vues
saines sur l' économie politique comme sur beaucoup
d' autres sujets.
Après avoir montré, autant qu' on peut le faire dans une
esquisse aussi rapide, les progrès que l' économie
politique doit à Smith, il ne sera peut-être pas
inutile d' indiquer aussi sommairement quelques-uns des
points sur lesquels il paraît s' être trompé, et de
ceux qu' il a laissés à éclaircir.
Il attribue au seul travail de l' homme le pouvoir de
produire des valeurs. Une analyse plus complète prouve,
ainsi qu' on le verra dans le cours de cet ouvrage, que
ces valeurs sont dues à l' action du travail ou plutôt
de l' industrie de l' homme, combinée avec l' action des
agens que lui fournit la nature, et avec celle des
capitaux. Je ne crains pas d' avancer que Smith n' avait
pas envisagé sous toutes ses faces le grand phénone
de la production. N' attribuant que peu de choses à
l' action de la terre et rien aux services rendus par
les capitaux, il exagère l' influence de la division du
travail, ou plutôt de la séparation des occupations ;
non que cette influence soit nulle, ni même médiocre,
mais les plus grandes merveilles en ce genre ne sont
pas dues à la nature du travail ; on les doit à l' usage
qu' on fait des forces de la nature. Ce principe
connu l' empêche d' établir la vraie théorie des
machines par rapport à la production des richesses.
Le phénomène de la production mieux connu, a permis de
distinguer et d' assigner la différence qui se trouve
entre un renchérissement réel et un renchérissement
relatif ; différence qui donne la solution d' une foule
de problèmes absolument inexplicables sans cela, et
tels, par exemple, que ceux-ci : un impôt, ou tout
autre fléau, en fesant renchérir les denrées,
augmente-t-il
p34
la somme des richesses ? -les frais de production
composant le revenu des producteurs, comment les
revenus ne sont-ils pas altérés par une diminution
dans les frais de production ? or, c' est la
faculté de pouvoirsoudre ces questions épineuses,
qui constitue pourtant la science de l' économie
politique.
Smith a borné le domaine de cette science en réservant
exclusivement le nom de richesses aux valeurs
fixées dans des substances matérielles. Il devait y
comprendre aussi des valeurs qui, bien qu' immatérielles,
n' en sont pas moins réelles, comme sont tous les
talens naturels ou acquis. De deux personnes également
dépourvues de biens, celle qui a le plus de talent est
moins pauvre que l' autre. Celle qui a acquis un talent
au prix d' un sacrifice annuel, jouit d' un capital
accumulé ; et cette richesse, quoique immatérielle, est
néanmoins si peu fictive, qu' on échange journellement
l' exercice de son art contre de l' argent et de l' or.
Smith, qui explique avec tant de sagacité la manière
dont la production a lieu, et les circonstances
elle a lieu, dans l' agriculture et les arts, ne donne
que des idées confuses sur la manière dont le commerce
est productif ; ce qui l' empêche de déterminer avec
précision pour quelle raison et jusqu' à quel point la
facilité des communications contribue à la production.
Il ne soumet pas à l' analyse les différentes opérations
comprises sous le nom général d' industrie, ou, comme il
l' appelle, de travail, et ne peut par conséquent
apprécier l' importance de chacune de ces opérations
dans l' oeuvre de la production.
Il n' offre rien de complet, rien de bien lié sur la
manière dont les richesses se distribuent dans la
société, et je remarquerai que cette partie de
l' économie politique offrait un champ presque neuf à
défricher ; car les écrivains économiques, se fesant
des idées trop peu justes de la production des
richesses, ne pouvaient en avoir d' exactes sur leur
distribution.
Enfin, quoique le pnomène de la consommation des
richesses
p35
ne soit que la contre-partie de celui de la
production, et que la doctrine de Smith conduise à
l' envisager sous son vrai point de vue, cet auteur ne
le développe point ; ce qui l' empêche d' établir
plusieurs vérités importantes. C' est ainsi que, ne
caractérisant pas les deux sortes de consommations,
l' improductive et la reproductive, il ne prouve point
d' une manière satisfesante que la consommation des
valeurs épargnées et accumulées pour former des
capitaux, est aussi réelle que la consommation des
valeurs qu' on dissipe. Mieux on connaîtra l' économie
politique, et mieux on appréciera l' importance des
pas qu' il a fait faire à cette science, et de ceux
qu' il lui a laissés à faire.
La forme de son livre, c' est-à-dire la manière dont la
doctrine y est présentée, donne lieu à des reproches
non moins graves.
Smith manque de clarté en beaucoup d' endroits, et de
thode presque partout. Pour le bien entendre, il
faut être habitué soi-me à coordonner ses idées, à
s' en rendre compte ; et ce travail met le livre hors
de la portée de la plupart des lecteurs, du moins dans
quelques-unes de ses parties ; tellement que des
personnes éclairées d' ailleurs, fesant profession de
le connaître et de l' admirer, ont écrit sur des
matières qu' il a traitées, sur l' impôt, par exemple,
sur les billets de banque, comme supplément de la
monnaie, sans avoir entendu un seul mot de sa théorie
sur ces matières, laquelle forme cependant une des
plus belles parties de son livre.
Ses principes fondamentaux ne sont point établis
dans des
p36
parties consacrées à leur développement. On en trouve
plusieurs répandus dans les deux excellentes
futations qu' il a faites, d' une part, du système
exclusif ou mercantile, et de l' autre, du
système des économistes, et ils ne se trouvent
point ailleurs. Les principes qui ont rapport au prix
réel et au prix nominal des choses, se trouvent dans
une dissertation sur la valeur des métaux précieux
dans les quatre derniers siècles ; les notions sur les
monnaies se trouvent dans le chapitre des traités de
commerce.
On a encore reproché avec raison au même auteur ses
longues digressions. Sans doute l' histoire d' une loi,
d' une institution, est instructive en elle-même, comme
un dépôt de faits ; mais dans un livre consacré au
développement des principes généraux, les faits
particuliers, quand ils ne servent pas uniquement
d' exemples et d' éclaircissemens, ne font que
surcharger inutilement l' attention. C' est un
magnifique hors-d' oeuvre que le tableau qu' il trace des
progrès des nations d' Europe après la chute de
l' empire romain. On en peut dire autant de cette
discussion pleine d' un vrai savoir, de philosophie, et
me de finesse, et si prodigieusement instructive
elle-même, sur l' instruction publique.
Quelquefois ces dissertations ne tiennent que par un
fil à son sujet. à l' occasion des dépenses publiques,
il donne une histoire très-curieuse des différentes
façons de faire la guerre chez différens peuples et à
diverses époques, et il explique par là les succès
militaires qu' ils ont obtenus et qui ont décidé de la
civilisation de plusieurs contrées de la terre.
Quelquefois même ces longues digressions sont
dépourvues d' intérêt pour tout autre peuple que pour
les anglais. Telle est la longue estimation des
avantages que recueillerait la Grande-Bretagne, si
elle admettait toutes ses possessions à se faire
représenter dans le parlement.
p37
L' excellence d' un ouvrage littéraire se compose autant
de ce qui ne s' y trouve pas que de ce qui s' y trouve.
Tant de détails grossissent le livre, non pas
inutilement, mais inutilement pour son objet principal,
qui est le développement des principes de l' économie
politique. Deme que Bacon a fait sentir le vide de
la philosophie d' Aristote, Smith a fait sentir la
fausseté de tous les systèmes d' économie ; mais il n' a
pas plus éle l' édifice de cette science, que Bacon
n' a créé la logique. C' est déjà une assez belle
obligation que nous avons à l' un comme à l' autre, que
d' avoir ôté à leurs successeurs la malheureuse
possibilité de marcher long-temps avec succès dans une
mauvaise route.
Cependant on n' avait pas encore de véritable trai
d' économie politique ; on n' avait point d' ouvrage où
de bonnes observations fussent ramenées à des principes
généraux qui pussent être avoués de tous les hommes
judicieux ; où ces observations et ces principes
fussent complétés et coordonnés de manière à se
fortifier les uns par les autres, et à pouvoir être
étudiés avec fruit dans tous les temps et dans tous
les lieux. Pour me mettre en état d' essayer cet utile
ouvrage, j' ai dû étudier
p38
ce qu' on avait écrit avant moi, et l' oublier ensuite :
l' étudier pour profiter des observations de beaucoup
d' hommes capables qui m' ont précédé ; l' oublier pour
n' être égaré par aucun système, et pouvoir toujours
librement consulter la nature et la marche des choses,
telles que la société nous les présente. élevé dans le
commerce, et pour le commerce, mais appelé par les
événemens, à m' occuper des affaires publiques, j' y ai
porté quelque expérience que n' ont pas toujours les
administrateurs et les gens de lettres. On peut donc
regarder ce livre comme le fruit de la pratique aussi
bien que de l' étude. En l' écrivant, je n' ai eu aucune
vue d' intérêt personnel ; je n' avais aucun système à
soutenir, aucune thèse à prouver ; mon but était
simplement d' exposer comment les richesses se forment,
se pandent et se détruisent : de quelle manière
pouvais-je acquérir la connaissance de ces faits ? En
les observant. C' est lesultat de ces observations
que je donne. Tout le monde peut les refaire.
Quant aux conclusions générales que j' en tire, tout le
monde en est juge.
Ce qu' on était en droit d' attendre des lumières du
siècle et de cette méthode qui a tant contribué aux
progrès des autres sciences, c' est que je remontasse
constamment à la nature des choses, et que je ne
posasse jamais aucun principe métaphysique qui ne fût
immédiatement applicable dans la pratique ; de manière
que, toujours comparé avec des faits connus, on pût
facilement trouver sa confirmation dans ce qui
découvre en même temps son utilité.
Ce n' est pas tout : il fallait exposer et prouver
brièvement et clairement les solides principes posés
avant moi, établir ceux qui n' avaient pas encore é
posés, et lier le tout de manière qu' on pût s' assurer
qu' il ne s' y trouve plus de lacune importante, plus
de principe fondamental à découvrir. Il fallait
nettoyer
p39
la science de beaucoup de préjugés, mais ne s' attacher
qu' aux erreurs accréditées, et aux auteurs qui se sont
fait un nom. Quel mal peut faire un écrivain inconnu ou
une sottise décriée ? Il fallait préciser les
expressions au point que chaque mot ne pût jamais être
entendu de deux façons différentes, et réduire les
questions à leurs termes les plus simples, pour qu' on
pût découvrir avec facilité toutes les erreurs, et
surtout les miennes. Il fallait enfin rendre la
doctrine tellement populaire, que tout homme doué d' un
sens droit pût la saisir dans son ensemble et dans ses
détails, et en appliquer les principes à toutes les
circonstances de la vie.
On m' a combattu surtout dans ce que j' ai dit de la
valeur des choses comme mesure des richesses. C' était
ma faute ; il fallait qu' on ne t pas s' y méprendre.
La seuleponse utile était de me rendre plus clair,
et c' est ce que j' ai tâché de faire. Je demande pardon
aux acquéreurs des premières éditions de cet ouvrage,
des nombreuses corrections que j' ai faites à celle-ci :
mon premier devoir, dans un sujet si important pour le
bonheur des hommes, était de rendre mon livre le moins
imparfait qu' il était possible.
Depuis les premières éditions qui en ont été faites,
plusieurs écrivains, dont quelques-uns jouissent d' une
juste célébrité,
p40
ont publié de nouveaux traités d' économie politique. Il
ne m' appartient pas de les juger dans leur ensemble, et
de décider s' ils contiennent, ou non, une exposition
claire, complète et bien liée des principes sur lesquels
repose cette science. Ce que je puis dire avec
sincérité, c' est que plusieurs de ces ouvrages
renferment des vérités et des développemens propres à
avancer beaucoup la science, et que je me suis
perfectionné à leur lecture ; mais j' ai pu, comme tout
écrivain en a le droit, remarquer en quoi quelques-uns
de leurs principes, spécieux au premier abord, sont
démentis par une étude plus scrupuleuse des faits.
Peut-être est-on fondé à reprocher à David Ricardo
de raisonner quelquefois sur des principes abstraits
auxquels il donne trop de généralité. Une fois placé
dans une hypothèse qu' on ne peut attaquer, parce
qu' elle est fondée sur des observations non contestées,
il pousse ses raisonnemens jusqu' à leurs dernières
conséquences, sans comparer leurs résultats avec ceux
de l' exrience ; semblable à un savant mécanicien qui,
par des preuves irrécusables tirées de la nature du
levier, démontrerait l' impossibilité des sauts que les
danseurs exécutent journellement sur nos théâtres.
Comment cela se fait-il ? Le raisonnement marche en
ligne droite ; mais une force vitale, souvent
inaperçue et toujours incalculable, fait dévier les
faits loin de nos calculs. Dès-lors rien dans le livre
ne représente ce qui arrive réellement dans la nature.
Il ne suffit pas de partir des faits : il faut se
placer dedans, marcher avec eux, et comparer
incessamment les conséquences que l' on tire avec les
effets qu' on observe. L' économie politique, pour être
ritablement utile, ne doit pas enseigner, fût-ce par
des raisonnemens justes, et en partant de prémisses
certaines, ce qui doit nécessairement arriver ;
elle doit montrer comment ce qui arrive réellement est
la conséquence d' un autre faitel. Elle doit
découvrir la chaîne qui les lie, et toujours constater
par l' observation
p41
l' existence des deux points où la chaîne des
raisonnemens se rattache.
Depuis la mort de Ricardo, cet auteur a fait secte.
Ses partisans ont prétendu qu' il avait changé la face
de la science, comme si l' on pouvait hanger des faits
décrits et caractéris, à moins de prouver qu' ils sont
faux ; ce que Ricardo n' a pas fait ni pu faire. Mais
pour montrer qu' il avait fait une révolution dans la
science, ils ont exagéré les défauts qu' on peut lui
reprocher : ils ont tiré toutes leurs conséquences d' un
petit nombre de principes, en fesant abstraction de
tous les autres, et sont arrivés en effet à des
sultats différens des cas réels, qui sont les
conséquences de l' action combinée d' un grand nombre de
lois. Ils ont regardé les cas réels comme des
exceptions et n' en ont tenu compte. Affranchis du
contrôle de l' expérience, ils se sont jetés dans une
taphysique sans application ; ils ont transfor
l' économie politique en une science de mots et
d' argumens ; sous prétexte de l' étendre, ils l' ont
poussée dans le vide. Mais cette méthode n' est pas de
notre siècle, qui veut qu' on ne s' écarte pas de
l' expérience et du simple bon sens ; et les
économistes les plus capables de l' Angleterre, tels
que Mm Thomas Tooke, Robert Hamilton, et
plusieurs autres, sont demeurés fidèles à la méthode
expérimentale de Smith.
Quelques vieux pjugés, comme celui de la balance du
commerce ou de l' utilité des maîtrises, qui ne sont
fondés que sur des notions démontrées fausses depuis
qu' on a mieux connu la nature des choses, sont encore
reproduits de temps en temps ; mais ils tiennent
évidemment soit à des intérêts particuliers
p42
opposés à l' intérêt général, soit à l' ignorance où
leurs auteurs sont encore des derniers progrès de
l' économie politique. Ils exercent peu d' influence ;
le siècle les abandonne ; et pour les combattre, il
suffit d' exposer de plus en plus clairement les saines
doctrines, et de s' en remettre au temps du soin de les
pandre. On se jetterait autrement dans des
controverses interminables qui n' apprendraient rien au
public éclairé, et qui feraient croire au public
ignorant que rien n' est prouvé, parce qu' on dispute
sur tout.
Des champions-nés de toute espèce d' ignorance, ont
remarqué, avec une confiance doctorale, que les nations
et les particuliers savent fort bien augmenter leur
fortune sans connaître la nature des richesses, et que
c' était une connaissance purement spéculative et
inutile. Il convient à l' homme sensé de porter ses vues
plus loin. Tous les calculs qui conduisent à la
richesse peuvent suffire à l' intérêt personnel
dépourvu de moralité ; peu lui importe que ce soit aux
dépens d' autrui : l' honnête homme et le publiciste
veulent que les biens acquis ne soient pas des
dépouilles. Les ressources ruineuses ne suffisent pas
à l' entretien de la société ; elles sont funestes
me à ceux qui en profitent ; car chez un peuple
l' on se dépouillerait mutuellement, il ne resterait
bientôt plus personne à dépouiller. Les biens qui
fournissent une ressource constante sont ceux qu' on
crée incessamment. Il est donc utile que l' on sache
ce qui est favorable ou contraire à la production de
ces biens, par qui seuls le corps social peut être
entretenu ; qui seuls contribuent à son développement,
à son bien-être. Chacun de nous est intéressé à le
savoir ; car le corps social est un corps vivant dont
nous sommes les membres, et quand il souffre, nous
souffrons. Sans doute il vit par lui-même et sans que
la plupart des hommes sache comment ; mais le corps
humain subsiste de même : cependant est-il indifférent
à l' humanité
p43
que le corps humain soit soustrait aux recherches qui
tendent à le faire mieux connaître ? L' affirmative
n' est pas soutenable ; mais que dirait-on si elle était
soutenue par des docteurs qui, tout en décriant la
decine, vous soumettraient eux-mêmes à un traitement
fondé sur un vieil empirisme et sur les plus sots
préjugés ? S' ils écartaient tout enseignement
thodique et régulier ? S' ils fesaient malgré vous,
sur votre corps, de sanglantes expériences ? Si leurs
ordonnances étaient accompagnées de l' appareil et de
l' autorité des lois ? Et enfin s' il les fesaient
exécuter par des armées de commis et de soldats ?
On a dit encore à l' appui des vieilles erreurs,
qu' il faut bien qu' il y ait quelque fondement à des
idées si généralement adoptées par toutes les
nations ; ne doit-on pas se défier d' observations et
de raisonnemens qui renversent ce qui a été tenu
pour constant jusqu' à ce jour, ce qui a été admis par
tant de personnages que rendaient recommandables
leurs lumières et leurs intentions ? cet argument,
je l' avoue, est digne de faire une profonde impression,
et pourrait jeter du doute sur les points les plus
incontestables, si l' on n' avait vu tour à tour les
opinions les plus fausses, et que maintenant on
reconnaît généralement pour telles, reçues et
professées par tout le monde pendant une longue suite
de siècles. Il n' y a pas encore bien long-temps que
toutes les nations, depuis la plus grossière jusqu' à
la plus éclairée, et que tous les hommes, depuis le
portefaix jusqu' au philosophe le plus savant,
admettaient quatre élémens. Personne n' eût songé même
à contester cette doctrine, qui pourtant est fausse ;
tellement qu' aujourd' hui il n' y a pas d' aide-naturaliste
qui ne se décriât, s' il regardait la terre, l' eau,
l' air et le feu comme des élémens.
p44
Combien d' autres opinions biengnantes, bien
respectées, passeront de même ! Il y a quelque chose
d' épidémique dans les opinions des hommes ; ils sont
sujets à être attaqués de maladies morales dont
l' espèce entière est infectée. Il vient des époques
, deme que la peste, la maladie s' use et perd
d' elle-même sa malignité ; mais il faut du temps. à
Rome, on consultait les entrailles des victimes,
trois cents ans encore après que Cicéron avait dit
que deux augures ne pouvaient déjà plus se regarder
sans rire.
En voyant cette fluctuation d' opinions qui se
succèdent, on serait tenté de ne plus rien admettre
d' assuré, et de se jeter dans le doute universel ; on
aurait tort. Les faits observés à plusieurs reprises
par des hommes en état de les voir sous toutes leurs
faces, une fois qu' ils sont bien constatés et bien
décrits, sortent du domaine de l' opinion pour entrer
dans celui de la vérité. Quelle que soit l' époque
l' on ait montré que la chaleur dilate les corps, cette
rité n' a pu être ébranlée. Les sciences morales et
politiques offrent des vérités tout aussi
incontestables, quoique d' une démonstration plus
difficile ; et parmi ces sciences, l' économie
politique est peut-être celle où l' on est parvenu à
établir le plus de ces principes qui ont le caractère
de la certitude. Les personnes qui les révoquent en
doute sont demeurées étrangères aux élémens de cette
science.
Certains écrivains sont doués de la déplorable facilité
de faire des articles de journaux, des brochures et
jusqu' à des volumes, sur des matières qu' ils
n' entendent pas, me de leur aveu. Qu' arrive-t-il ?
Ils répandent sur la science les nuages de leur
esprit ; ils rendent obscur ce qui commençait à
s' éclaircir ; le
p45
public insouciant aime mieux les croire sur parole que
de se mettre en état de les juger. Quelquefois on lui
présente un appareil de chiffres, et cela lui impose,
comme si les nombres seuls prouvaient quelque chose,
comme si tout ne pendait pas du choix des données et
des conclusions qu' on en peut tirer ! Lorsqu' une fois
un auteur a manifesté une opinion, la vanité, la plus
universelle des infirmités humaines, veut qu' il la
soutienne. L' intérêt personnel se joint quelquefois à
l' amour-propre ; et l' on sait quelle influence il
exerce, même à notre insu, sur nos opinions. De là les
doctrines hasardées qu' on voit naître chaque jour et
les objections qu' on reproduit après qu' elles ont é
cent fois réfutées.
Bien des personnes, dont l' esprit n' a jamais entrevu un
meilleur état social, affirment qu' il ne peut exister ;
elles conviennent des maux de l' ordre établi, et s' en
consolent en disant qu' il n' est pas possible que les
choses soient autrement. Cela rappelle cet empereur du
Japon qui pensa étouffer de rire lorsqu' on lui dit que
les hollandais n' avaient point de roi. Quoique
plusieurs nations de l' Europe soient dans une
situation assez florissante en apparence, et qu' il y en
ait qui dépensent 14 à 1500 millions par an pour payer
leur gouvernement seulement, il ne faut cependant pas
se persuader que leur situation ne laisse rien à
désirer. Un riche sybarite habitant à son choix son
palais de ville ou son palais de campagne, goûtant à
grands frais, dans l' un comme dans l' autre, toutes les
recherches de la sensualité, se transportant
commoment et avec vitesse partout l' appellent de
nouveaux plaisirs, disposant des bras et des talens
d' un nombre infini de serviteurs et de complaisans, et
crevant dix chevaux pour satisfaire une fantaisie, peut
trouver que les choses vont assez bien et que l' économie
politique est portée à sa perfection. Mais dans les
pays que nous nommons florissans, combien
compterez-vous de personnes en état
p46
de se procurer de pareilles jouissances ? Une sur cent
mille tout au plus ; et il n' y en aura peut-être pas
une sur mille, à qui il soit permis de jouir de ce
qu' on appelle une honnête aisance. Partout on voit
l' exténuation de la misère à côté de la satiété de
l' opulence, le travail forcé des uns compenser
l' oisiveté des autres, des masures et des colonnades,
les haillons de l' indigence mêlés aux enseignes du
luxe ; en un mot, les plus inutiles profusions au
milieu des besoins les plus urgens.
Il y a sans doute dans l' état social des maux qui
tiennent à la nature des choses, et dont il n' est pas
permis de s' affranchir entièrement ; mais il y en a un
grand nombre d' autres auxquels il est non-seulement
possible, mais facile de redier. On s' en convaincra
en lisant plusieurs endroits de ce livre. Je pourrais
ajouter même que beaucoup d' abus pourraient être
corrigés chez presque toutes les nations, sans qu' il en
coûtât le moindre sacrifice aux privilégiés qui en
profitent, ou qui s' imaginent en profiter. Bien plus :
il y a des changemens qui seraient dans les intérêts de
tous, qu' aucun danger ne saurait accompagner, et qu' on
repousse uniquement parce qu' onconnaît à beaucoup
d' égards l' économie des sociétés. La plupart des hommes
ignorent la part importante qu' ils peuvent retirer des
avantages communs à tous. Ils sefient des livres,
parce qu' il y en a malheureusement plus de mauvais que
de bons ; parce que ceux qui ne présentent que de
vaines spéculations, au lieu d' offrir l' image du monde
réel, ne conduisent qu' à des résultats douteux ; et
enfin, parce qu' il s' en trouve qui paraissent inspirés
par des vues personnelles plutôt que par l' amour du
vrai et le désir du bien.
On a cru très-long-temps que l' économie politique était
à l' usage seulement du petit nombre d' hommes qui
règlent les affaires de l' état. Je sais qu' il importe
que les hommes élevés en pouvoir soient plus éclairés
que les autres ; je sais que les
p47
fautes des particuliers ne peuvent jamais ruiner qu' un
petit nombre de familles, tandis que celles des
princes et des ministres répandent lasolation sur
tout un pays. Mais les princes et les ministres
peuvent-ils être éclairés, lorsque les simples
particuliers ne le sont pas ? Cette question vaut la
peine d' être faite. C' est dans la classe mitoyenne,
également à l' abri de l' enivrement de la grandeur et
des travaux forcés de l' indigence ; c' est dans la
classe où se rencontrent les fortunes honnêtes, les
loisirs mêlés à l' habitude du travail, les libres
communications de l' amitié, le goût de la lecture et
la possibilité de voyager ; c' est dans cette classe,
dis-je, que naissent les lumières ; c' est de
qu' elles se répandent chez les grands et chez le
peuple : car les grands et le peuple n' ont pas le
temps de méditer ; ils n' adoptent les vérités que
lorsqu' elles leur parviennent sous la forme d' axiomes
et qu' elles n' ont plus besoin de preuves.
Et quand même un monarque et ses principaux ministres
seraient familiarisés avec les principes sur lesquels
se fonde la prospérité des nations, que feraient-ils
de leur savoir, s' ils n' étaient secons dans tous
les degrés de l' administration par des hommes capables
de les comprendre, d' entrer dans leurs vues, et de
réaliser leurs conceptions ? La prospérité d' une ville,
d' une province, dépend quelquefois d' un travail de
bureau, et le chef d' une très-petite administration,
en provoquant une décision importante, exerce souvent
une influence supérieure à celle du législateur
lui-même.
Dans les pays l' on a le bonheur d' avoir un
gouvernement représentatif, chaque citoyen est bien
plus encore dans l' obligation de s' instruire des
principes de l' économie politique, puisque là tout
homme est appelé à délibérer sur les affaires de
l' état.
Enfin, en supposant que tous ceux qui prennent part au
p48
gouvernement, dans tous les grades, pussent être habiles
sans que la nation le fût, ce qui est tout-à-fait
improbable, quelle résistance n' éprouverait pas
l' accomplissement de leurs meilleurs desseins ? Quels
obstacles ne rencontreraient-ils pas dans les préjugés
de ceux mêmes que favoriseraient le plus leurs
opérations ?
Pour qu' une nation jouisse des avantages d' un bon
système économique, il ne suffit pas que ses chefs
soient capables d' adopter les meilleurs plans, il faut
de plus que la nation soit en état de les recevoir.
On voit que dans toutes les suppositions le bien public
exige que les particuliers connaissent les principes de
l' économie politique aussi bien que les hommes d' état.
Il leur convient de s' en instruire comme intéressés
pour leur part au bien public ; cela leur convient
encore s' ils veulent s' éclairer sur leurs intérêts
privés. De justes notions sur la nature et la marche
des valeurs leur donnent de grands avantages pour juger
sainement les entreprises où ils sont intéressés, soit
comme partie principale, soit comme actionnaires ;
pour prévoir les besoins de ces entreprises et quels
seront leurs produits ; pour imaginer les moyens de les
faire prospérer, et y faire valoir leurs droits ; pour
choisir les placemens les plus solides, pvoir
l' issue des emprunts et des autres actes de
l' administration ; pour améliorer
p49
leurs terres à propos, balancer avec connaissance de
cause les avances certaines avec les produits
présumés ; pour connaître les besoinsnéraux de la
société, et faire choix d' un état ; pour discerner les
symptômes de prospérité ou de déclin du corps
social, etc., etc.
L' opinion que l' étude de l' économie politique ne
convient qu' aux hommes d' état, toute fausse qu' elle
est, a été cause que presque tous les auteurs,
jusqu' à Smith, se sont imaginé que leur principale
vocation était de donner des conseils à lautorité ;
et comme ils étaient loin d' être d' accord entre eux,
que les faits, leur liaison et leurs conséquences,
étaient fort imparfaitement connus par eux, et
tout-à-fait méconnus du vulgaire, on a dû les regarder
comme des rêveurs de bien public ; de là le dain que
les gens en place affectaient pour tout ce qui
ressemblait à un principe.
Mais depuis que l' économie politique est devenue la
simple exposition des lois qui président à l' économie
des sociétés, les véritables hommes d' état ont compris
que son étude ne pouvait leur être indifférente. On a
été obligé de consulter cette science pour prévoir les
suites d' une opération, comme on consulte les lois de
la dynamique et de l' hydraulique, lorsqu' on veut
construire avec succès un pont ou une écluse. Quand
l' administration adopte de fausses mesures, elle est
nécessairement versatile : il faut bien changer de
route lorsqu' on rencontre des difficultés
insurmontables qu' on n' a pas su prévoir.
C' est peut-être à cette cause qu' il faut attribuer les
inconséquences qui ont travaillé la France depuis
deux siècles ; c' est-à-dire depuis qu' elle s' est vue à
portée d' atteindre le haut point de prospérité où
l' appelaient son sol, sa position et le génie de ses
habitans. Semblable à un navire voguant sans boussole
et sans carte, selon le caprice des vents et la folie
des pilotes, ne sachant d' où il part ni où il veut
arriver, elle avançait au
p50
hasard, parce qu' il n' y avait point dans la nation
d' opinion arrêtée sur les causes de la prospéri
publique. Une semblable opinion aurait étendu son
influence sur plusieurs administrateurs
successivement : ne l' eussent-ils pas partagée, ils
ne l' auraient pas du moins heurtée trop directement, et
le vaisseau français n' aurait pas été exposé à ces
changemens de manoeuvres dont il a si cruellement
souffert.
La versatilité a des effets si funestes, qu' on ne peut
passer me d' un mauvais système à un bon sans de
graves inconvéniens. Sans doute le régime prohibitif et
exclusif nuit prodigieusement aux développemens de
l' industrie et aux progrès de la richesse des nations ;
cependant on ne pourrait, sans causer de grands maux,
supprimer brusquement les institutions qu' il a fondées.
Il faudrait des mesures graduelles, ménagées avec un
art infini, pour parvenir sans inconvéniens à un ordre
de choses plus favorable ; de même que, lorsque des
voyageurs, parcourant les climats du nord, ont quelques
membres surpris par la gelée, ce n' est que par des
gradations insensibles qu' on les préserve des dangers
d' une guérison trop brusque, et qu' on parvient à
rendre aux parties malades la vie et la santé.
Les meilleurs principes ne sont pas toujours
applicables. L' essentiel est qu' on les connaisse ; on
en prend ensuite ce qu' on peut, ou ce qu' on veut. Il
n' est pas douteux qu' une nation neuve, et qui pourrait
les consulter en tout, ne parvînt promptement à un
très-grand éclat ; toute nation peut néanmoins
p51
atteindre un degré de prospérité satisfesant, en les
violant à plusieurs égards. L' action puissante de la
force vitale fait grandir et prospérer le corps humain,
malgré les excès de jeunesse, les accidens, les
blessures même qu' on lui fait subir. Il n' y a point
dans la pratique de perfection absolue hors de
laquelle tout soit mal et ne produise que du mal ; le
mal est partout mélangé aec le bien. Quand le premier
l' emporte, on décline ; quand c' est le bien, on fait
des pas plus ou moins rapides vers la prospérité, et
rien ne doit décourager dans les efforts qu' on tente
pour connaître et propager les bons principes. Le
plus petit pas qu' on fait vers eux, est déjà un bien
et porte d' heureux fruits.
On doit se décourager d' autant moins, qu' en économie
politique, comme en tout, ce sont les connaissances
élémentaires qui servent le plus dans la pratique.
C' est la théorie de la chaleur, celle du levier,
celle du plan incliné, qui ont mis la nature entière
à la disposition de l' homme. C' est celle des échanges
et des débouchés qui changera la politique du monde.
Nous devons donc faire en sorte de répandre les
notions avérées plutôt que de poursuivre leurs
dernières conséquences, et chercher à étendre la base
des sciences plutôt qu' à en élever le faîte. Mais que
cette tâche est grande encore, et que les nations
qu' on dit civilisées sont encore ignorantes et
barbares ! Parcourez des provinces entières de cette
Europe si vaine de son savoir ; questionnez cent
personnes, mille, dix mille : à peine sur ce nombre
en trouverez-vous deux, une peut-être, qui ait quelque
teinture de ces connaissances si relevées dont le
siècle se glorifie. On n' en ignore pas seulement les
hautes vérités, ce qui n' aurait rien d' étonnant ; mais
les élémens les plus simples, les plus applicables à
la position de chacun. Quoi de plus rare même que les
qualités nécessaires pour s' instruire ! Qu' il est peu
de gens capables seulement d' observer ce qu' ils voient
tous les
p52
jours, et qui sachent douter de ce qu' ils ne savent
pas !
Cependant il faut tout attendre du temps : de me que
la chaleur ne nètre que par degrés une masse
considérable et en gagnant successivement les molécules
dont elle se compose, les lumières ne se pandent que
de proche en proche dans ces masses d' hommes que nous
nommons des nations. Rien ne peut suppléer à l' action
du temps ; mais son influence est infaillible. Elle
nous paraît lente parce que nous ne vivons qu' un
instant ; mais elle est rapide si nous considérons la
vie des nations.
La physique de Newton, unanimement rejetée en France
durant cinquante années, est maintenant enseignée dans
toutes nos écoles. On s' apercevra enfin qu' il est des
études plus importantes encore que celle-là, si l' on
mesure leur importance d' après l' influence qu' elles
exercent sur le sort des hommes.
Maintenant on enseigne l' économie politique partout
l' on fait quelque cas des lumières. Elle était
déjà professée dans les universités de l' Allemagne,
de l' écosse et de l' Italie ; elle le sera
dorénavant avec beaucoup plus d' avantages et avec
tous les caractères des études les plus certaines.
Tandis que l' université d' Oxford se traîne encore
sur ses vieux erremens, on crée à Londres une
nouvelle université où l' on ne professera que les
connaissances usuelles, comme pour montrer l' extrême
ridicule des institutions de ce genre où, à une
époque remarquable par les plus étonnans progrès de
l' esprit humain, on n' enseigne cependant que ce qu' on
enseignait il y a trois siècles. Des cours particuliers
d' économie politique ont lieu dans plusieurs villes,
entre autres à Genève. Le gouvernement français s' est
honoré en ordonnant l' établissement d' une chaire pour
cette science à l' école de droit de Paris, sa
place était marquée ; et, ce qui
p53
est plus important encore, nos jeunes publicistes
couronnent leurs études en s' initiant, par des
travaux particuliers, aux vérités qui leur dévoilent le
canisme des sociétés. On est étonné de leurs progrès,
quand on compare la plupart des écrits périodiques de
l' époque où nous sommes, de me que les ouvrages qui
se publient sur la politique, l' histoire, les voyages,
les finances, le commerce et les arts, avec les écrits
dume genre publiés seulement dix ans auparavant.
Ceux de ces ouvrages qui décèlent une ignorance
complète des principes de l' économie politique, ne
fixent pas un instant les regards du public. Lorsque
les jeunes gens qui maintenant sont des élèves, se
trouveront répandus dans toutes les classes de la
société, et élevés aux principaux postes de
l' administration, les opérations publiques seront bien
meilleures que par le passé. Les gouvernans comme les
gouvernés, prendront pour règle des principes plus
uniformes ; ce qui amènera tout naturellement moins
d' oppression d' un côté et plus de confiance de l' autre.
Mais ce qui a surtout contribué aux progrès de
l' économie politique, ce sont les circonstances graves
dans lesquelles le monde civilisé s' est trouvé
enveloppé depuis quarante ans. Les dépenses des
gouvernemens se sont accrues à un point scandaleux ;
les appels que, pour subvenir à leurs besoins, ils ont
été forcés de faire à leurs sujets, ont averti ceux-ci
de leur importance ; le concours de la volonté
générale, ou du moins de ce qui en a l' air, a été
clamé, sinon établi, presque partout. Des
contributions énormes, levées sur les peuples sous des
prétextes plus ou moins spécieux, n' ayant pas même été
suffisantes, il a fallu avoir recours au crédit ; pour
obtenir du crédit, il a fallu montrer les besoins comme
les ressources des états ; et la publicité de leurs
comptes, la nécessité de justifier aux yeux du public
les actes de l' administration, ont produit dans la
politique une révolution morale dont la marche ne peut
plus s' arrêter.
p54
Dans le même temps, de grands bouleversemens, de
grands malheurs ont offert de grandes expériences.
L' abus des papiers-monnaies, des interruptions
commerciales, et d' autres encore, ont fait apercevoir
les dernières conséquences de presque tous les excès.
Et tout à coup des digues imposantes rompues, de
colossales invasions, des gouvernemens détruits,
d' autres créés, des empires nouveaux formés dans un
autre misphère, des colonies devenues indépendantes,
un certain élan général des esprits, si favorable à
tous les développemens des facultés humaines, de belles
espérances et de grandscomptes, ont certainement
beaucoup étendu le cercle de nos idées, d' abord chez
les hommes qui savent observer et penser, et par suite,
chez tout le monde.
C' est ainsi que les espérances marchent de front avec
les obstacles, et que l' impulsion qui porte les
sociétés humaines vers un meilleur avenir, aura tout
son effet.
LIVRE 1 PRODUCTION DES RICHESSES
p55
Chapitre premier.
Ce qu' il faut entendre par production.
Les hommes jouissent de certains biens que la nature
leur accorde gratuitement, tels que l' air, l' eau, la
lumière du soleil ; mais ce ne sont pas ces biens
auxquels, dans l' acception commune, ils donnent le
nom de richesses. ils le réservent pour ceux qui
ont une valeur qui leur est propre, et qui sont devenus
la propriété exclusive de leurs possesseurs, tels que
des terres, destaux, des monnaies, des grains, des
étoffes, des marchandises de toutes les sortes. Si l' on
donne aussi le nom de richesses à des contrats de
rentes, à des effets de commerce, il est évident que
c' est parce qu' ils renferment un engagement pris de
livrer des choses qui ont une valeur par elles-mêmes.
La richesse est en proportion de cette valeur : elle
est grande, si la somme des valeurs dont elle se
compose est considérable ; elle est petite, si les
valeurs le sont.
Suivant l' usage ordinaire, on n' appelle riches que les
personnes qui possèdent beaucoup de ces biens ; mais
lorsqu' il s' agit d' étudier comment les richesses se
forment, se distribuent et se consomment, on nomme
p56
également des richesses les choses qui méritent ce
nom, soit qu' il y en ait beaucoup ou peu ; de même
qu' un grain de blé est du blé, aussi bien qu' un sac
rempli ce cette denrée.
La valeur de chaque chose est arbitraire et vague tant
qu' elle n' est pas reconnue. Le possesseur de cette
chose pourrait l' estimer très-haut, sans en être plus
riche. Mais du moment que d' autres personnes consentent
à donner en échange, pour l' acquérir, d' autres choses
pourvues de valeur de leur côté, la quantité de ces
dernières que l' on consent à donner, est la mesure de
la valeur de la première ; car on consent à en donner
d' autant plus, que celle-ci vaut davantage.
Parmi les choses qui peuvent être données en échange
de celle qu' on veut acquérir, se trouve la monnaie.
la quantité de monnaie que l' on consent à donner pour
obtenir une chose, se nomme son prix ; c' est son
prix courant dans un lieu don, à une époque
donnée, si le possesseur de la chose est assuré de
pouvoir en obtenir ce prix-là, au cas qu' il veuille
s' en défaire.
Or, la connaissance de la vraie nature des richesses
ainsi désignées, des difficultés qu' il faut surmonter
pour s' en procurer, de la marche qu' elles suivent en
se distribuant dans la société, de l' usage qu' on en
peut faire, ainsi que des conséquences qui résultent
de ces faits divers, compose la science qu' on est
maintenant convenu d' appeler l' économie politique.
p57
la valeur que les hommes attachent aux choses, a son
premier fondement dans l' usage qu' ils en peuvent
faire. Les unes servent d' alimens, les autres de
temens ; d' autres nous défendent de la rigueur du
climat, comme les maisons ; d' autres, telles que les
ornemens, les embellissemens, satisfont des goûts
qui sont une espèce de besoin. Toujours est-il vrai
que si les hommes attachent de la valeur à une chose,
c' est en raison de ses usages : ce qui n' est bon à
rien, ils n' y mettent aucun prix.
Cette faculté qu' ont certaines choses de pouvoir
satisfaire aux divers besoins des hommes, qu' on me
permette de la nommer utilité.
je dirai que créer des objets qui ont une utilité
quelconque, c' est créer des richesses, puisque
l' utilité de ces choses est le premier fondement de
leur valeur, et que leur valeur est de la richesse.
p58
Mais on ne crée pas des objets : la masse des matières
dont se compose le monde, ne saurait augmenter ni
diminuer. Tout ce que nous pouvons faire, c' est de
reproduire ces matières sous une autre forme qui les
rende propres à un usage quelconque qu' elles n' avaient
pas, ou seulement qui augmente l' utilité qu' elles
pouvaient avoir. Alors il y a création, non pas de
matière, mais d' utilité ; et comme cette utilité leur
donne de la valeur, il y a production de richesses.
c' est ainsi qu' il faut entendre le mot production
en économie politique, et dans tout le cours de cet
ouvrage. La production n' est point une création de
matière, mais une création d' utilité. Elle ne se
mesure point suivant la longueur, le volume ou le
poids du produit, mais suivant l' utilité qu' on lui a
donnée.
De ce que le prix est la mesure de la valeur des
choses, et de ce que leur valeur est la mesure de
l' utilité qu' on leur a donnée, il ne faudrait pas
tirer la conséquence absurde qu' en fesant monter leur
prix par la violence, on accroît leur utilité. La
valeur échangeable, ou le prix, n' est une indication
de l' utilité que les hommes reconnaissent dans une
chose, qu' autant que le marcqu' ils font ensemble
n' est soumis à aucune influence étrangère à cette même
utilité ; deme qu' un baromètre n' indique la
pesanteur de l' atmosphère qu' autant qu' il n' est soumis
à aucune action autre que celle de la pesanteur de
l' atmosphère.
En effet, lorsqu' un homme vend à un autre un produit
quelconque, il lui vend l' utilité qui est dans ce
produit ; l' acheteur ne l' achète qu' à cause de son
utilité, de l' usage qu' il en peut faire. Si, par une
cause quelconque, l' acheteur est obligé de le payer
au-delà de ce que vaut pour lui cette utilité, il paie
une valeur qui n' existe pas, et qui, par conséquent,
ne lui est pas livrée.
C' est ce qui arrive quand l' autorité accorde à une
certaine classe degocians le privilége exclusif de
faire un certain commerce, celui des marchandises de
l' Inde, par exemple ; le prix de ces marchandises en
est plus élevé, sans que leur utilité, leur valeur
intrinsèque soit plus grande.
p59
Cet excédant de prix est un argent qui passe de la
bourse des consommateurs dans celle des négocians
privilégiés, et qui n' enrichit les uns qu' en
appauvrissant inutilement les autres exactement de la
me somme.
De me, quand le gouvernement met sur le vin un impôt
qui fait vendre 15 sous une bouteille qui sans cela se
serait vendue 10 sous, que fait-il autre chose que
faire passer, pour chaque bouteille, 5 sous de la main
des producteurs ou des consommateurs de vin dans celle
du percepteur ? La marchandise n' est ici qu' un moyen
d' atteindre plus ou moins commodément le contribuable,
et sa valeur courante est composée de deux élémens,
savoir : en premier lieu, sa valeur réelle fondée sur
son utilité, et ensuite la valeur de l' impôt que le
gouvernement juge à propos de faire payer pour la
laisser fabriquer, passer ou consommer.
Il n' y a donc véritablement production de richesse que
là où il y a création ou augmentation d' utilité.
Sachons comment cette utilité est produite.
Chapitre ii.
Des différentes sortes d' industries, et comment elles
concourent à la production.
Les objets que la nature ne livre pas tout préparés
pour satisfaire nos besoins, peuvent y être rendus
propres par notre industrie.
Lorsqu' elle se borne à les recueillir des mains de la
nature, on la nomme industrie agricole, ou
simplement agriculture.
lorsqu' elle pare, mélange, façonne les produits de
la nature, pour les approprier à nos besoins, on la
nomme industrie manufacturière.
lorsqu' elle met à notre portée les objets de nos
besoins qui n' y seraient pas sans cela, on la nomme
industrie commerciale, ou simplement commerce.
c' est au moyen seulement de l' industrie que les hommes
peuvent être
p60
pourvus, avec quelque abondance, des choses qui leur
sont nécessaires, et de cette multitude d' autres
objets dont l' usage, sans être d' une nécessité
indispensable, marque cependant la différence d' une
société civilisée à une horde de sauvages. La nature,
abandonnée à elle-même, ne fournirait qu' imparfaitement
à l' existence d' un petit nombre d' hommes. On a vu des
pays fertiles, mais déserts, ne pouvoir nourrir
quelques infortus que la tempête y avait jetés par
hasard ; tandis que, grâce à l' industrie, on voit en
beaucoup d' endroits une nombreuse population subsister
à l' aise sur le sol le plus ingrat.
On donne le nom de produits aux choses que
l' industrie a su créer. Leurs auteurs deviennent par
là possesseurs d' une nouvelle portion de richesses
dont ils peuvent jouir, soit immédiatement, soit aps
l' avoir échangée contre tout autre objet de valeur
équivalente.
Il est rare qu' un produit soit le résultat d' un seul
genre d' industrie. Une table est un produit de
l' industrie agricole qui a abattu l' arbre dont elle
est faite, et de l' industrie manufacturière qui l' a
façonnée. Le café est pour l' Europe un produit de
l' agriculture qui a planté et recueilli cette graine
en Arabie ou ailleurs, et de l' industrie commerciale
qui la met entre les mains du consommateur.
Ces trois sortes d' industrie, qu' on peut, si l' on
veut, diviser en une foule de ramifications,
concourent à la production exactement de la même
manière. Toutes donnent une utilité à ce qui n' en
avait point, ou accroissent celle qu' une chose avait
déjà. Le laboureur, en semant un grain de blé, en
fait germer vingt autres ; il ne les tire pas du
néant : il se sert d' un outil puissant qui est la
terre, et il dirige une opération par laquelle
différentes substances, auparavant répandues dans le
sol, dans l' eau, dans l' air, se changent en grains de
blé.
La noix de galle, le sulfate de fer, la gomme
arabique, sont des substances répandues dans la
nature ; l' industrie du négociant, du manufacturier,
les réunit, et leur mélange donne cette liqueur noire
qui fixe nos pensées sur le papier. Ces opérations du
négociant, du manufacturier, sont analogues à celles
du cultivateur, et celui-ci se propose un but et
emploie des moyens du même genre que les deux autres.
Personne n' a le don de créer de la matière ; la nature
me ne le peut pas. Mais tout homme peut se servir
des agens que lui offre la nature pour donner de
l' utilité aux choses, et même toute industrie ne
consiste que dans l' usage qu' on fait des agens fournis
par la nature ; le produit du travail le plus parfait,
celui dont presque toute la valeur est en
p61
main-d' oeuvre, n' est-il pas ordinairement le résultat
de l' action de l' acier dont les propriétés sont un don
de la nature, s' exerçant sur une matière quelconque,
autre don de la nature ?
C' est pour avoirconnu ce principe, que les
économistes du dix-huitième siècle, qui comptaient
parmi eux des écrivains d' ailleurs très-éclairés, sont
tombés dans de graves erreurs. Ils n' accordaient le nom
de productive qu' à cette industrie qui nous procure de
nouvelles matières, à l' industrie de l' agriculteur, du
pêcheur, du mineur. Ils ne faisaient pas attention que
ces matières ne sont des richesses qu' en raison de leur
valeur, car de la matière sans valeur n' est pas
richesse ; témoin l' eau, les cailloux, la poussière.
Or, si c' est uniquement la valeur de la matière qui
fait la richesse, il n' est nullement nécessaire de
tirer de nouvelles matières du sein de la nature, pour
créer de nouvelles richesses ; il suffit de donner une
nouvelle valeur aux matières qu' on a déjà, comme lorsque
l' on transforme de la laine en drap.
à cet argument, les économistes répliquaient que la
valeur additionnelle répandue sur un produit par un
manufacturier ou ses ouvriers, est balancée par la
valeur que ce manufacturier a consommée pendant sa
fabrication. Ils disaient que la concurrence des
manufacturiers entre eux ne leur permet pas d' élever
leur prix au-delà de ce qui est nécessaire pour les
indemniser de leurs propres consommations ; et qu' ainsi
leurs besoins détruisant d' un côté ce que leur travail
produit de l' autre, il ne résulte de ce travail aucun
accroissement de richesses pour la société.
p62
Il aurait fallu que les économistes prouvassent, en
premier lieu, que la production des artisans et
manufacturiers estcessairement balancée par leurs
consommations. Or, ce n' est point un fait. Dans un
pays anciennement civilisé et très-industrieux, le
nombre et l' importance des entreprises de commerce et
de manufactures procurent une somme de revenus plus
considérables que l' agriculture ; et les épargnes
qu' on y fait annuellement excèdent probablement, au
contraire, celles qui se font parmi les propriétaires
des terres.
En second lieu, les profitssultans de la production
manufacturière, pour avoir été consommés et avoir
servi à l' entretien des manufacturiers et de leurs
familles, n' en ont pas moins été réels et acquis. Ils
n' ont même servi à leur entretien que parce que
c' étaient des richesses réelles, et tout aussi réelles
que celles des propriétaires fonciers et des
agriculteurs, qui se consomment de me en servant à
l' entretien de ces classes.
L' industrie commerciale concourt à la production de
me que l' industrie manufacturière, en élevant la
valeur d' un produit par son transport d' un lieu dans
un autre. Un quintal de coton du Brésil a acquis la
faculté de pouvoir servir, et vaut davantage dans un
magasin d' Europe que dans un magasin de Fernambouc.
C' est une façon que le commerçant donne aux
marchandises ; une façon qui rend propres à l' usage,
des choses qui, autrement placées, ne pouvaient être
employées ; une façon non moins utile, non moins
compliquée et non moins hasardeuse qu' aucune de celles
que donnent les deux autres industries. Le commerçant
se sert aussi, et pour un résultat analogue, des
propriétés naturelles du bois, des métaux dont ses
navires sont construits, du chanvre qui compose ses
voiles, du vent qui les enfle, de tous les agents
naturels qui peuvent concourir à ses desseins, de la
me manière qu' un agriculteur se sert de la terre,
de la pluie et des airs.
p63
Ainsi, lorsque Raynal a dit du commerce, l' opposant
à l' agriculture et aux arts : le commerce ne
produit rien par lui-même, il ne s' était pas formé
une idée complète du phénomène de la production.
Raynal a commis dans cette occasion, relativement au
commerce, la me erreur que les économistes
relativement au commerce et aux manufactures. Ils
disaient : l' agriculture seule produit ; Raynal
prétend que l' agriculture et les arts industriels seuls
produisent. Il se trompe un peu moins, mais se
trompe encore.
Condillac s' égare aussi lorsqu' il veut expliquer de
quelle manière le commerce produit. Il prétend que
toutes les marchandises, valant moins pour celui qui
les vend que pour celui qui les achète, elles
augmentent de valeur par cela seul qu' elles passent
d' une main dans une autre. C' est une erreur ; car une
vente étant un échange où l' on reçoit une marchandise,
de l' argent, par exemple, en retour d' une autre
marchandise, la perte que chacun des contractans
ferait sur l' une des deux, compenserait le gain qu' il
ferait sur l' autre, et il n' y aurait point dans la
société de valeur produite par le commerce.
Lorsqu' on achète à Paris du vin d' Espagne,
p64
on donne bien réellement valeur égale pour valeur
égale : l' argent qu' on paie et le vin qu' on reçoit
valent autant l' un que l' autre ; mais le vin ne valait
pas autant avant d' être parti d' Alicante ; sa valeur
s' est véritablement accrue entre les mains du
commerçant, par le transport, et non pas au moment de
l' échange ; le vendeur ne fait point un métier de
fripon, ni l' acheteur un rôle de dupe, et Condillac
n' est point fondé à dire que si l' on échangeait
toujours valeur égale pour valeur égale, il n' y
aurait point de gain à faire pour les contractans.
dans certains cas, les autres industries produisent
d' une façon analogue à celle du commerce, en donnant
une valeur à des choses auxquelles elles n' ajoutent
absolument aucune qualité nouvelle que celle de les
approcher du consommateur. Telle est l' industrie du
mineur. Letal et la houille existent dans la terre
aussi complets qu' ils peuvent l' être, et ils y sont
sans valeur. Le mineur les en tire, et cette opération,
les rendant propres à l' usage, leur donne une valeur.
Il en est ainsi du hareng : dans la mer, hors de l' eau,
c' est le même poisson ; mais sous cette dernière forme
il a acquis une utilité, une valeur qu' il n' avait pas.
Les exemples pourraient se multiplier à l' infini, et
tous se fondraient par nuances les uns dans les autres,
comme les êtres naturels que le naturaliste
p65
pare néanmoins en différentes classes pour avoir plus
de facilité à les décrire.
L' erreur fondamentale où sont tombés les économistes,
et que je montre avoir été partagée même par leurs
antagonistes, les a conduits à d' étranges conséquences.
Selon eux, les manufacturiers et les négocians, ne
pouvant rien ajouter à la masse commune des richesses,
ne vivent qu' aux dépens de ceux qui seuls produisent,
c' est-à-dire, des propriétaires et des cultivateurs des
terres ; s' ils ajoutent quelque valeur aux choses, ce
n' est qu' en consommant une valeur équivalente qui
provient des véritables producteurs ; les nations
manufacturières et commerçantes ne vivent que du
salaire que leur paient les nations agricoles ; ils
donnent pour preuve que Colbert ruina la France parce
qu' il protégea les manufactures, etc.
Le fait est que, quelle que soit l' industrie qu' on
exerce, on vit des profits qu' on fait en vertu de la
valeur ou portion de valeur, quelle qu' elle soit,
qu' on donne à des produits. La valeur tout entière des
produits sert de cette manière à payer les gains des
producteurs. Ce n' est pas le produit net seulement
qui satisfait aux besoins des hommes ; c' est le
produit brut, la totalité des valeurs créées.
Une nation, une classe d' une nation, qui exercent
l' industrie manufacturière, ou commerciale, ne sont ni
plus ni moins salariées que d' autres qui exercent
l' industrie agricole. Les valeurs créées par les unes
ne sont pas d' une autre nature que les valeurs créées
par les autres. Deux valeurs égales se valent l' une
l' autre, quoiqu' elles proviennent de deux industries
différentes ; et quand la Pologne change sa principale
production, qui est du blé, contre la principale
production de la Hollande, qui se compose de
marchandises des deux-Indes, ce n' est pas plus la
Pologne qui salarie la Hollande que ce n' est la
Hollande qui salarie la Pologne.
Cette Pologne, qui exporte pour 10 millions de blé
par an, fait précisément
p66
ce qui, selon les économistes, enrichit le plus une
nation ; et cependant elle reste pauvre et dépeuplé.
C' est parce qu' elle borne son industrie à
l' agriculture, tandis qu' elle devrait être en me
temps manufacturière et commerçante : elle ne salarie
pas la Hollande ; elle serait plutôt salariée par
elle pour fabriquer, si je peux m' exprimer ainsi,
chaque année pour 10 millions de blé. Elle n' est pas
moinspendante que les nations qui lui achètent son
blé ; car elle a autant besoin de le vendre que ces
nations ont besoin de l' acheter.
Enfin, il n' est pas vrai que Colbert ait ruiné la
France. Il est de fait, au contraire, que, sous
l' administration de Colbert, la France sortit de la
misère l' avaient plongée deuxgences et un
mauvais règne. Elle fut, à la vérité, ensuite ruinée
de nouveau ; mais c' est au faste et aux guerres de
Louis Xiv qu' il faut imputer ce malheur, et les
dépenses mêmes de ce prince prouvent l' étendue des
ressources que Colbert lui avait procurées. Elles
auraient, à la vérité, été plus grandes encore, s' il
eût protégé l' agriculture autant que les autres
industries.
On voit que les moyens d' étendre et d' accroître ses
richesses sont, pour chaque nation, bien moins bornés
que ne l' imaginaient les économistes. Une nation,
selon eux, ne pouvait produire annuellement d' autres
valeurs que le produit net de ses terres, et il
fallait que là-dedans se trouvassent, non-seulement
l' entretien des propriétaires et des oisifs, mais
celui des négocians, des manufacturiers, des artisans,
et les consommations du gouvernement ; tandis qu' on
vient de voir que le produit annuel d' une nation se
compose non-seulement du produit net de son
agriculture, mais du produit brut de son agriculture,
de ses manufactures et de son commerce unis.
N' a-t-elle pas, en effet, à consommer la valeur totale,
c' est-à-dire, la valeur brute de tout ce qu' elle a
produit ? Une valeur produite en est-elle moins une
richesse parce qu' elle doit être nécessairement
consommée ? Sa valeur ne vient-elle me pas de ce
qu' elle doit être consommée ?
L' anglais Steuart, qu' on peut regarder comme le
principal écrivain du système exclusif, du système
qui suppose que les uns ne s' enrichissent que de ce que
les autres perdent, Steuart ne s' est pas moins
pris de
p67
son côté, lorsqu' il a dit qu' une fois que le commerce
extérieur cesse, la masse des richesses intérieures ne
peut être augmentée. Il semblerait que la richesse ne
peut venir que du dehors. Mais au dehors, d' où
viendrait-elle ? Encore du dehors. Il faudrait donc,
en la cherchant de dehors en dehors, et en supposant
les mines épuisées, sortir de notre globe ; ce qui est
absurde.
C' est sur ce principe évidemment faux que Forbonnais,
aussi, bâtit son système prohibitif, et, disons-le
franchement, qu' est fondé le système exclusif des
négocians peu éclairés, celui de tous les gouvernemens
de l' Europe et du monde. Tous s' imaginent que ce qui
est gagné par un particulier estcessairement perdu
par un autre, que ce qui est gagné par un pays est
inévitablement perdu par un autre pays ; comme si les
choses n' étaient pas susceptibles de croître en
valeur, et comme si la propriété de plusieurs
particuliers et des nations ne pouvait pas s' accroître
sans être dérobée à personne. Si les uns ne pouvaient
être riches qu' aux dépens des autres, comment tous les
particuliers dont se compose un état pourraient-ils en
me temps être plus riches à une époque qu' à l' autre,
comme ils le sont évidemment en France, en
Angleterre, en Hollande, en Allemagne,
comparativement à ce qu' ils étaient ? Comment toutes
les nations en même temps seraient-elles de nos jours
plus opulentes et mieux pourvues de tout, qu' elles ne
l' étaient au septième siècle ? D' où auraient-elles
tiré les richesses qu' elles possèdent maintenant, et
qui alors n' étaient nulle part ? Serait-ce des mines
du nouveau-monde ? Mais elles étaientjà plus riches
avant que l' Amérique fût découverte. D' ailleurs,
qu' ont produit les mines du nouveau-monde ? Des
valeurs métalliques. Mais les autres valeurs que
possèdent les nations de plus qu' au moyen-âge, d' où
les ont-elles tirées ? Il est évident que ce sont des
richesses créées.
Concluons donc que les richesses, qui consistent dans
la valeur que l' industrie humaine, à l' aide des
instrumens qu' elle emploie, donne aux choses, que les
richesses, dis-je, sont susceptibles d' être créées,
détruites, d' augmenter, de diminuer dans le sein même
de chaque nation, et indépendamment de toute
communication au dehors, selon la manière dont on s' y
prend pour opérer de tels effets. Vérité importante,
puisqu' elle met à la portée des hommes les biens dont
ils sont avides avec raison, pourvu qu' ils sachent et
qu' ils veuillent employer les vrais moyens de les
obtenir. Le développement de ces moyens est le but de
cet ouvrage.
p68
Chapitre iii.
Ce que c' est qu' un capital productif, et de quelle
manière les capitaux concourent à la production.
En continuant à observer les procédés de l' industrie,
on ne tarde pas à s' apercevoir que seule, abandonnée
à elle-même, elle ne suffit point pour créer de la
valeur aux choses. Il faut, de plus, que l' homme
industrieux possède des produits déjà existans, sans
lesquels son industrie, quelque habile qu' on la
suppose, demeurerait dan l' inaction. Ces choses sont :
1 les outils, les instrumens des différens arts. Le
cultivateur ne saurait rien faire sans sa pioche ou sa
bêche, le tisserand sans son métier, le navigateur
sans son navire.
2 les produits qui doivent fournir à l' entretien de
l' homme industrieux, jusqu' à ce qu' il ait achevé sa
portion de travail dans l' oeuvre de la production. Le
produit dont il s' occupe, ou le prix qu' il en tirera,
doit, à la vérité, rembourser cet entretien ; mais il
est obligé d' en faire continuellement l' avance.
3 les matières brutes que son industrie doit
transformer en produits complets. Il est vrai que ces
matières lui sont quelquefois données gratuitement par
la nature ; mais le plus souvent elles sont des
produits jà créés par l' industrie, comme des
semences que l' agriculture a fournies, des métaux que
l' on doit à l' industrie du mineur et du fondeur, des
drogues que le commerçant apporte des extrémités du
globe. L' homme industrieux qui les travaille est de
me obligé de faire l' avance de leur valeur.
La valeur de toutes ces choses compose ce qu' on
appelle un capital productif.
il faut encore considérer comme un capital productif
la valeur de toutes les constructions, de toutes les
améliorations répandues sur un bien-fonds et qui en
augmentent le produit annuel, la valeur des bestiaux,
des usines, qui sont des espèces de machines propres
à l' industrie.
Les monnaies sont encore un capital productif toutes
les fois qu' elles servent aux échanges sans lesquels
la production ne pourrait avoir lieu. Semblables à
l' huile qui adoucit les mouvemens d' une machine
compliquée, les monnaies, répandues dans tous les
rouages de l' industrie humaine, facilitent des
mouvemens qui ne s' obtiendraient point sans elles.
Mais,
p69
comme l' huile qui se rencontre dans les rouages d' une
machine arrêtée, l' or et l' argent ne sont plus
productifs dès que l' industrie cesse de les employer.
Il en est de même, au reste, de tous les autres outils
dont elle se sert.
On voit que ce serait une grande erreur de croire que
le capital de la société ne consiste que dans sa
monnaie. Un commerçant, un manufacturier, un
cultivateur, ne possèdent ordinairement, sous la forme
de monnaie, que la plus petite partie de la valeur qui
compose leur capital ; et même, plus leur entreprise
est active, et plus la portion de leur capital qu' ils
ont en numéraire est petite, relativement au reste. Si
c' est un commerçant, ses fonds sont en marchandises
sur les routes, sur les mers, dans les magasins,
pandus partout ; si c' est un fabricant, ils sont
principalement sous la forme de matières premières à
différens degrés d' avancement, sous la forme d' outils,
d' instrumens, de provisions pour ses ouvriers ; si
c' est un cultivateur, ils sont sous la forme de
granges, de bestiaux, de clôtures. Tous évitent de
garder de l' argent au-delà de ce que peuvent en exiger
les usages courans.
Ce qui est vrai d' un individu, de deux individus, de
trois, de quatre, l' est de la société tout entière.
Le capital d' une nation se compose de tous les
capitaux des particuliers et de ceux qui appartiennent
en commun à toute la nation et à son gouvernement ; et
plus la nation est industrieuse et prospère, plus son
numéraire est peu de chose, comparé avec la totalité
de ses capitaux. Necker évalue à 2 milliards
200 millions la valeur du numéraire circulant en
France vers 1784, et cette évaluation paraît exagérée
par des raisons qui ne peuvent trouver leur place ici ;
mais, qu' on estime la valeur de toutes les
constructions, clôtures, bestiaux, usines, machines,
bâtimens de mer, marchandises et provisions de toute
espèce, appartenant à des français ou à leur
gouvernement dans toutes les parties du monde ; qu' on
y joigne les meubles et les ornemens, les bijoux,
l' argenterie et tous les effets de luxe ou d' agrément
qu' ils possédaient à la même époque, et l' on verra que
les 2 milliards 200 millions de numéraire ne sont
qu' une assez petite portion de toutes ces valeurs.
Beeke évaluait, en 1799, la totalité des capitaux de
l' Angleterre à 2 milliards
p70
300 millions sterling (plus de 55 milliards de nos
francs), et la valeur totale des espèces qui
circulaient en Angleterre avant cette époque,
suivant les personnes qui l' ont portée le plus haut,
n' excédait pas 47 millions sterling, c' est-à-dire,
la cinquantième partie de son capital environ. Smith
ne l' évaluait qu' à 18 millions : ce ne serait pas la
cent vingt-septième partie de son capital.
Nous verrons plus loin comment les valeurs capitales
consommées dans les opérations productives, se
perpétuent par la reproduction. Contentons-nous, quant
à présent, de savoir que les capitaux sont entre les
mains de l' industrie un instrument indispensable sans
lequel elle ne produirait pas. Il faut, pour ainsi
dire, qu' ils travaillent de concert avec elle. C' est
ce concours que je nomme le service productif des
capitaux.
chapitre iv.
Des agens naturels qui servent à la production des
richesses, et notamment des fonds de terre.
Indépendamment des secours que l' industrie tire des
capitaux, c' est-à-dire des produits qu' elle a déjà
créés, pour en créer d' autres, elle emploie le service
et la puissance de divers agens qu' elle n' a point
créés, que lui offre la nature, et tire de l' action de
ces agens naturels une portion de l' utilité qu' elle
donne aux choses.
Ainsi, lorsqu' on laboure et qu' on ensemence un champ,
outre les connaissances et le travail qu' on met dans
cette opération, outre les valeurs déjà formées dont
on fait usage, comme la valeur de la charrue, de la
herse, des semences, des vêtemens et des alimens
consommés par les travailleurs pendant la production a
lieu, il y a un travail exécuté par le sol, par l' air,
par l' eau, par le soleil, auquel l' homme n' a aucune
part, et qui pourtant concourt à la création d' un
nouveau produit qu' on recueillera au moment de la
colte. C' est ce travail que je nomme le service
productif des agens naturels.
p71
cette expression, agens naturels, est prise ici
dans un sens fort étendu ; car elle comprend
non-seulement les corps inanimés dont l' action
travaille à créer des valeurs, mais encore les lois du
monde physique, comme la gravitation qui fait
descendre le poids d' une horloge, le magnétisme qui
dirige l' aiguille d' une boussole, l' élasticité de
l' acier, la pesanteur de l' atmosphère, la chaleur qui
se dégage par la combustion, etc.
Souvent la faculté productive des capitaux s' allie si
intimement avec la faculté productive des agens
naturels, qu' il est difficile et même impossible
d' assigner exactement la part que chacun de ces agens
prend à la production. Une serre l' on cultive des
gétaux précieux, une terre où d' habiles irrigations
ont répandu une eau fécondante, doivent la majeure
partie de leur facul productive à des travaux, à
des constructions qui sont le fait d' une production
antérieure, et qui font partie des capitaux consacs
à la production actuelle. Il en est de même des
défrichemens, des bâtimens de ferme, des clôtures, et
de toutes les améliorationspandues sur un fonds de
terre. Ces valeurs font partie d' un capital, quoiqu' il
soit désormais impossible de les séparer du fonds sur
lequel elles sont fies.
Dans le travail des machines par le moyen desquelles
l' homme ajoute tant à sa puissance, une partie du
produit obtenu est due à la valeur capitale de la
machine, et une autre partie à l' action des forces de
la nature. Qu' on suppose qu' en place des ailes d' un
moulin à vent il y ait une roue à marcher que dix
hommes feraient tourner : alors le produit du moulin
pourrait être considéré comme le fruit du service
d' un capital, qui serait la valeur de la machine, et
du service des dix hommes qui la feraient tourner ; et
si l' on substitue des ailes à la roue à marcher, il
devient évident que le vent, qui est un agent fourni
par la nature, exécute l' ouvrage de dix hommes.
Dans ce cas-ci, l' action d' un agent naturel pourrait
être suppléée par une autre force ; mais, dans beaucoup
de cas, cette action ne saurait être suppléée par rien,
et n' en est pas moins réelle. Telle est la force
gétative
p72
du sol ; telle est la force vitale qui concourt au
développement des animaux dont nous sommes parvenus à
nous emparer. Un troupeau de moutons est le résultat,
non-seulement des soins du maître et du berger, et des
avances qu' on a faites pour le nourrir, l' abriter, le
tondre ; mais il est aussi le résultat de l' action des
viscères et des organes de ces animaux, dont la nature
a fait les frais.
C' est ainsi que la nature est presque toujours en
communauté de travail avec l' homme etses instrumens ;
et dans cette communauté nous gagnons d' autant plus,
que nous réussissons mieux à épargner notre travail et
celui de nos capitaux, qui est nécessairement coûteux,
et que nous parvenons à faire exécuter, au moyen des
services gratuits de la nature, une plus grande part
des produits.
Smith s' est donné beaucoup de peine pour expliquer
l' abondance des produits dont jouissent les peuples
civilisés, comparée avec la pénurie des
p73
nations grossières, et nonobstant la multitude de
désoeuvrés et de travailleurs improductifs dont
fourmillent nos sociétés. Il a cherché dans la
division du travail la source de cette abondance ; et
il n' y a pas de doute que la séparation des
occupations, ainsi que nous le verrons d' après lui,
n' ajoute beaucoup à la puissance productive du
travail ; mais elle ne suffit pas pour expliquer ce
phénomène, qui n' a plus rien de surprenant quand on
considère le pouvoir des agens naturels que la
civilisation et l' industrie font travailler à notre
profit.
Smith convient que l' intelligence humaine et la
connaissance des lois de la nature permettent à l' homme
d' employer avec plus d' avantages les ressources
qu' elle lui présente ; mais il attribue à la séparation
des occupations l' intelligence même et le savoir de
l' homme ; et il a raison jusqu' à un certain point,
puisqu' un homme, en s' occpant exclusivement d' un art
ou d' une science, a eu plus de moyens d' en avancer les
progrès. Cependant le procédé de la nature une fois
connu, la production qui en résulte n' est pas le
produit du travail de l' inventeur. Le premier homme qui
a su amollir les taux par le feu, n' est pas le
créateur actuel de l' utilité que ce procédé ajoute au
tal fondu. Cette utilité est le résultat de l' action
physique du feu jointe à l' industrie et aux capitaux
de ceux qui emploient le procédé. D' ailleurs, n' y
a-t-il pas des procédés que l' homme doit au hasard, ou
qui sont tellement évidens par eux-mêmes, qu' il n' a
fallu aucun art pour les trouver ? Lorsqu' on abat un
arbre, produit spontané de la nature, la société
n' est-elle pas mise en possession d' un produit
supérieur à ce que la seule industrie du bûcheron est
capable de lui procurer ?
J' ai donc lieu de croire que Smith n' a pas en ce point
donné une idée complète du phénomène de la
production ; ce qui l' a entraîné dans cette fausse
conséquence : c' est l' idée que toutes les valeurs
produites représentent un travail récent ou ancien de
l' homme, ou, en d' autres termes, que la richesse n' est
que du travail accumulé ; d' où, par une seconde
conséquence qui me paraît également contestable, le
travail est la seule mesure des richesses ou des
valeurs produites.
On voit que ce système est l' opposé de celui des
économistes du dix-huitième
p74
siècle, qui prétendaient au contraire que le travail ne
produit aucune valeur sans consommer une valeur
équivalente ; que, par conséquent, il ne laisse aucun
excédant, aucun produit net, et que la terre seule,
fournissant gratuitement une valeur, peut seule donner
un produit net. Il y a du système dans l' une et l' autre
thèse ; je ne le fais remarquer que pour qu' on se mette
en garde contre les conséquences dangereuses qu' on peut
tirer d' une première erreur, et pour ramener la science
à la simple observation des faits. Or, les faits nous
montrent que les valeurs produites sont dues à l' action
et au concours de l' industrie, des capitaux et des
agens naturels, dont le principal, mais non pas le seul
à beaucoup près, est la terre cultivable, et que nulle
autre que ces trois sources ne produit une valeur, une
richesse nouvelle.
Parmi les agens naturels, les uns sont susceptibles
d' appropriation,
p75
c' est-à-dire de devenir la propriété de ceux qui s' en
emparent, comme un champ, un cours d' eau ; d' autres ne
peuvent s' approprier, et demeurent à l' usage de tous,
comme le vent, la mer et les fleuves qui servent de
hicule, l' action physique ou chimique des matières
les unes sur les autres, etc.
Nous aurons occasion de nous convaincre que cette
double circonstance d' être et de ne pas être
susceptibles d' appropriation pour les agens de la
production, est très-favorable à la multiplication
des richesses. Les agens naturels, comme les terres,
qui sont susceptibles d' appropriation, ne
produiraient pas à beaucoup près autant, si un
propriétaire n' était assuré d' en recueillir
exclusivement le fruit, et s' il n' y pouvait, avec
reté, ajouter des valeurs capitales qui accroissent
singulièrement leurs produits. Et, d' un autre côté,
la latitude indéfinie laissée à l' industrie de
s' emparer de tous les autres agens naturels, lui
permet d' étendre indéfiniment ses progrès. Ce n' est
pas la nature qui borne le pouvoir productif de
l' industrie ; c' est l' ignorance ou la paresse des
producteurs et la mauvaise administration des états.
Ceux des agens naturels qui sont susceptibles d' être
possédés deviennent des fonds productifs de
valeurs, parce qu' ils ne cèdent pas leur concours
sans tribution, et que cette rétribution fait partie,
ainsi que nous le verrons plus tard des revenus de
leurs possesseurs. Contentons-nous, quant à présent,
de comprendre l' action productive des agens naturels,
quels qu' ils soient, déjà connus ou qui sont encore à
découvrir.
Chapitre v.
Comment se joignent l' industrie, les capitaux et les
agens naturels pour produire.
Nous avons vu de quelle manière l' industrie, les
capitaux et les agens naturels concourent, chacun en
ce qui les concerne, à la production ;
p76
nous avons vu que ces trois élémens de la production
sont indispensables pour qu' il y ait des produits
créés ; mais pour cela, il n' est point nécessaire
qu' ils appartiennent à la même personne.
Une personne industrieuse peut prêter son industrie
à celle qui ne possède qu' un capital et un fonds de
terre.
Le possesseur d' un capital peut le prêter à une
personne qui n' a qu' un fonds de terre et de l' industrie.
Le propriétaire d' un fonds de terre peut le prêter à
la personne qui ne possède que de l' industrie et un
capital.
Soit qu' on prête de l' industrie, un capital ou un fonds
de terre, ces choses concourant à créer une valeur,
leur usage a une valeur aussi, et se paie pour
l' ordinaire.
Le paiement d' une industrie prêtée se nomme un
salaire.
le paiement d' un capital prêté se nomme un intérêt.
le paiement d' un fonds de terre prêté se nomme un
fermage ou un loyer.
le fonds, le capital et l' industrie se trouvent
quelquefois réunis dans lesmes mains. Un homme qui
cultive à ses propres frais le jardin qui lui
appartient, possède le fonds, le capital et
l' industrie. Il fait, lui seul, le bénéfice du
propriétaire, du capitaliste et de l' homme industrieux.
Le remouleur, qui exerce une industrie pour laquelle il
ne faut point de fonds de terre, porte sur son dos tout
son capital, et toute son industrie au bout de ses
doigts : il est à la fois entrepreneur, capitaliste et
ouvrier.
Il est rare qu' il y ait des entrepreneurs si pauvres
qu' ils ne possèdent pas en propre une portion au moins
de leur capital. L' ouvrier lui-même en fournit presque
toujours une partie : le maçon ne marche point sans sa
truelle ; le garçon tailleur se présente muni de son
et de ses aiguilles : tous sont vêtus, plus ou moins
bien ; leur salaire doit suffire, à la vérité, à
l' entretien constant de leur habit ; mais enfin ils en
font l' avance.
Lorsque le fonds n' est la propriété de personne,
comme certaines carrières d' où l' on tire des pierres,
comme les rivières, les mers, où l' industrie va chercher
du poisson, des perles, du corail, etc., alors on peut
obtenir des produits avec de l' industrie et des
capitaux seulement.
L' industrie et le capital suffisent également,
lorsque l' industrie s' exerce sur des produits d' un fonds
étranger, et qu' on peut se procurer avec des capitaux
seuls ; comme lorsqu' elle fabrique chez nous des
étoffes de
p77
coton, et beaucoup d' autres choses. Ainsi, toute espèce
de manufacture donne des produits, pourvu qu' il s' y
trouve industrie et capital : le fonds de terre
n' est pas absolument nécessaire, à moins qu' on ne donne
ce nom au local où sont placés les ateliers, et qu' on
tient à loyer ; ce qui serait juste à la rigueur. Mais
si l' on appelle un fonds de terre le local où
s' exerce l' industrie, on conviendra du moins que, sur
un bien petit fonds, on peut exercer une bien grande
industrie, pourvu qu' on ait un gros capital.
On peut tirer de là cette conséquence, c' est que
l' industrie d' une nation n' est point bornée par
l' étendue de son territoire, mais bien par l' étendue
de ses capitaux.
Un fabricant de bas, avec un capital que je suppose
égal à 20000 fr, peut avoir sans cesse en activité dix
tiers à faire des bas. S' il parvient à avoir un
capital de 40000 francs, il pourra mettre en activité
vingt métiers ; c' est-à-dire qu' il pourra acheter dix
tiers de plus, payer un loyer double, se procurer une
double quantité de soie ou de coton propres à être
ouvrés, faire les avances qu' exige l' entretien d' un
nombre double d' ouvriers, etc., etc.
Toutefois, la partie de l' industrie agricole qui
s' applique à la culture des terres, estcessairement
bornée par l' étendue du territoire. Les particuliers et
les nations ne peuvent rendre leur territoire ni plus
étendu, ni plus fécond que la nature n' a voulu ; mais
ils peuvent sans cesse augmenter leurs capitaux, par
conséquent étendre presque indéfiniment leur industrie
manufacturière et commerciale, et par là multiplier des
produits qui sont aussi des richesses.
On voit des peuples, comme les genevois, dont le
territoire ne produit pas la vingtième partie de ce
qui est nécessaire à leur subsistance, vivre néanmoins
dans l' abondance. L' aisance habite dans les gorges
infertiles du Jura, près de Neufchâtel, parce qu' on
y exerce plusieurs arts mécaniques. Au treizième
siècle, on vit la république de Venise, n' ayant pas
encore un pouce de terre en Italie, devenir assez
riche par son commerce, pour conquérir la Dalmatie,
la plupart des îles de la Grèce, et Constantinople.
L' étendue et la fertilité du territoire d' une nation
tiennent au bonheur de sa position. Son industrie et
ses capitaux tiennent à sa conduite. Toujours il
dépend d' elle de perfectionner l' une et d' accroître
les autres.
Les nations qui ont peu de capitaux ont un désavantage
dans la vente de leurs produits ; elles ne peuvent
accorder à leurs acheteurs de l' intérieur
p78
ou du dehors de longs termes, des facilités pour le
paiement. Celles qui ont moins de capitaux encore ne
sont pas toujours en état de faire l' avance même de
leurs matières premières et de leur travail. Voilà
pourquoi on est obligé, aux Indes et en Russie,
d' envoyer quelquefois le prix de ce qu' on achète six
mois et même un an avant le moment où les commissions
peuvent être exécutées. Il faut que ces nations soient
bien favorisées à d' autres égards pour faire des
ventes si considérables malgré ce désavantage.
Après avoir vu de quelle manière trois grands agens de
la production, l' industrie humaine, les capitaux et
les agens que nous offre la nature, concourent à
créer des produits, c' est-à-dire des choses à l' usage
de l' homme,nétrons plus avant dans l' action de
chacun en particulier. Cette recherche est importante,
puisqu' elle nous conduira insensiblement à savoir ce
qui est plus ou moins favorable à la production,
source de l' aisance des particuliers et de la
puissance des nations.
Chapitre vi.
Des opérations communes à toutes les industries.
En observant en eux-mêmes les procédés de l' industrie
humaine, quel que soit le sujet auquel elle
s' applique, on s' aperçoit qu' elle se compose de trois
opérations distinctes.
Pour obtenir un produit quelconque, il a fallu d' abord
étudier la marche et les lois de la nature,
relativement à ce produit. Comment aurait-on fabriqué
une serrure, si l' on n' était parvenu à connaître les
propriétés du fer, et par quels moyens on peut le tirer
de la mine, l' épurer, l' amollir et le façonner ?
Il a fallu ensuite appliquer ces connaissances à un
usage utile, juger qu' en façonnant le fer d' une
certaine façon, on en ferait un produit qui aurait
pour les hommes une certaine valeur.
Enfin, il a fallu exécuter le travail manuel indiqué
par les deux opérations précédentes, c' est-à-dire
forger et limer les différentes pièces dont se
compose une serrure.
Il est rare que ces trois opérations soient exécutées
par la même personne.
Le plus souvent un homme étudie la marche et les lois
de la nature. C' est le savant.
p79
Un autre profite de ces connaissances pour créer des
produits utiles. C' est l' agriculteur, le manufacturier
ou le commerçant ; ou, pour les désigner par une
dénomination commune à tous les trois, c' est
l' entrepreneur d' industrie, celui qui entreprend de
créer pour son compte, à son profit et à ses risques,
un produit quelconque.
Un autre enfin travaille suivant les directions
données par les deux premiers. C' est l' ouvrier.
Qu' on examine successivement tous les produits : on
verra qu' ils n' ont pu exister qu' à la suite de ces
trois opérations.
S' agit-il d' un sac de blé ou d' un tonneau de vin ? Il
a fallu que le naturaliste ou l' agronome connussent la
marche que suit la nature dans la production du grain
ou du raisin, le temps et le terrain favorables pour
semer ou pour planter, et quels sont les soins qu' il
faut prendre pour que ces plantes viennent à maturité.
Le fermier ou le propriétaire ont appliqué ces
connaissances à leur position particulière, ont
rassemblé les moyens d' en faire éclore un produit
utile, ont écarté les obstacles qui pouvaient s' y
opposer. Enfin, le manouvrier a remué la terre, l' a
ensemencée, a lié et taillé la vigne. Ces trois genres
d' orations étaient nécessaires pour que le blé ou
le vin fussent entièrement produits.
Veut-on un exemple fourni par le commerce extérieur ?
Prenons l' indigo. La science du géographe, celle du
voyageur, celle de l' astronome, nous font connaître le
pays où il se trouve, et nous montrent les moyens de
traverser les mers. Le commerçant arme des bâtimens, et
envoie chercher la marchandise. Le matelot, le
voiturier, travaillent mécaniquement à cette production.
Que si l' on considère l' indigo seulement comme une des
matières premières d' un autre produit, d' un drap bleu,
on s' aperçoit que le chimiste fait connaître la nature
de cette substance, la manière de la dissoudre, les
mordans qui la font prendre sur la laine. Le
manufacturier rassemble les moyens d' opérer cette
teinture ; et l' ouvrier suit ses ordres.
p80
Partout l' industrie se compose de la théorie, de
l' application, de l' exécution. Ce n' est qu' autant
qu' une nation excelle dans ces trois genres
d' orations, qu' elle est parfaitement industrieuse. Si
elle est inhabile dans l' une ou dans l' autre, elle ne
peut se procurer des produits qui sont tous les
sultats de toutes les trois. Dès-lors on aperçoit
l' utilité des sciences qui, au premier coup d' oeil, ne
paraissent destinées qu' à satisfaire une vaine
curiosité.
Les nègres de la côte d' Afrique ont beaucoup
d' adresse : ils réussissent dans tous les exercices du
corps et dans le travail des mains ; mais ils
paraissent peu capables des deux premières opérations
de l' industrie. Aussi sont-ils obligés d' acheter des
européens les étoffes, les armes, les parures dont ils
ont besoin. Leur pays est si peu productif, malgré sa
fécondité naturelle, que les vaisseaux qui allaient
chez eux pour s' y procurer des esclaves, n' y
trouvaient pas même les provisions nécessaires pour
les nourrir pendant la route, et étaient obligés de
s' en pourvoir d' avance.
Les modernes, plus que les anciens, et les européens
plus que les autres habitans du globe, ont possédé les
qualités favorables à l' industrie. Le plus mince
habitant de nos villes jouit d' une infinité de douceurs
dont un monarque de sauvages est obligé de se passer.
Les vitres seules qui laissent entrer dans sa chambre
la lumière enme temps qu' elles le préservent des
intempéries de l' air, les vitres sont le résultat
admirable d' observations, de connaissances recueillies,
perfectionnées depuis plusieurs siècles. Il a fallu
savoir quelle espèce de sable était susceptible de se
transformer en une matière étendue, solide et
transparente ; par quels mélanges, par quels degrés
de chaleur on pouvait obtenir ce produit. Il a fallu
connaître la meilleure forme à donner aux fourneaux.
La charpente seule qui couvre une verrerie, est le
fruit des connaissances les plus
p81
relevées sur la force des bois et sur les moyens de
l' employer avec avantage.
Ces connaissances ne suffisaient pas. Elles pouvaient
n' exister que dans la mémoire de quelques personnes
ou dans les livres. Il a fallu qu' un manufacturier
vînt avec les moyens de les mettre en pratique. Il a
commenpar s' instruire de ce qu' on savait sur cette
branche d' industrie ; il a rassemblé des capitaux,
des constructeurs, des ouvriers, et il a assigné à
chacun son emploi.
Enfin, l' adresse des ouvriers, dont les uns ont
construit l' édifice et les fourneaux, dont les autres
ont entretenu le feu, oré le lange, soufflé le
verre, l' ont coupé, étendu, assorti, posé, cette
adresse, dis-je, a complété l' ouvrage ; et l' utilité,
la beauté du produit qui en est résulté, passe tout
ce que pourraient imaginer des hommes qui ne
connaîtraient point encore cet admirable présent de
l' industrie humaine.
Par le moyen de l' industrie, les plus viles matières
ont été pourvues d' une immense utilité. Les chiffons,
rebuts de nos ménages, ont été transformés en
feuilles blanches et légères, qui portent au bout du
monde les commandes du commerce et les procédés des
arts. Dépositaires des conceptions du génie, elles
nous transmettent l' expérience des siècles. Elles
conservent les titres de nos propriétés ; nous leur
confions les plus nobles comme les plus doux sentimens
du coeur, et nous réveillons par elles, dans l' âme de
nos semblables, des sentimens pareils. En facilitant à
un point inconcevable toutes les communications des
hommes entre eux, le papier doit être considéré comme
un des produits qui ont le plus alioré le sort de
l' espèce. Plus heureuse encore si un moyen
d' instruction si puissant n' était jamais le véhicule
du mensonge et l' instrument de la tyrannie !
Il convient d' observer que les connaissances du savant,
si nécessaires au développement de l' industrie,
circulent assez facilement d' une nation chez les
autres. Les savans eux-mêmes sont intéressés à les
pandre ; elles servent à leur fortune, et
établissent leur réputation qui leur est plus chère
que leur fortune. Une nation, par conséquent, où les
sciences seraient peu cultivées, pourrait néanmoins
porter son industrie assez loin en profitant des
lumières venues d' ailleurs. Il n' en est pas ainsi de
l' art d' appliquer les connaissances de l' homme à ses
besoins, et du talent de l' exécution. Ces qualités ne
profitent qu' à ceux qui les ont ; aussi un pays où
il y a beaucoup de négocians, de manufacturiers et
d' agriculteurs habiles, a plus de moyens de prospérité
que celui qui se distingue principalement
p82
par la culture de l' esprit. à l' époque de la renaissance
des lettres en Italie, les sciences étaient à
Bologne ; les richesses étaient à Florence, à Gênes,
à Venise.
L' Angleterre, de nos jours, doit ses immenses
richesses moins aux lumières de ses savans,
quoiqu' elle en possède de très-recommandables, qu' au
talent remarquable de ses entrepreneurs pour les
applications utiles, et de ses ouvriers pour la bonne
et prompte exécution. L' orgueil national qu' on
reproche aux anglais ne les empêche pas d' être la
plus souple des nations lorsqu' il s' agit de se ployer
aux besoins des consommateurs ; ils fournissent de
chapeaux le nord et le midi, parce qu' ils savent les
faire légers pour le midi, et chauds pour le nord. La
nation qui ne sait les faire que d' une façon n' en vend
pas ailleurs que chez elle.
L' ouvrier anglais seconde l' entrepreneur ; il est en
général laborieux et patient ; il n' aime pas que
l' objet de son travail sorte de ses mains avant d' avoir
reçu de lui toute la précision, toute la perfection
qu' il comporte. Il n' y met pas plus de temps ; il y
met plus d' attention, de soin, de diligence, que la
plupart des ouvriers des autres nations.
Au reste, il n' est point de peuple qui doive
désespérer d' acquérir les qualités qui lui manquent
pour être parfaitement industrieux. Il y a cent
cinquante ans que l' Angleterre elle-même était si peu
avancée qu' elle tirait de la Belgique presque toutes
ses étoffes, et il n' y en a pas quatre-vingts que
l' Allemagne fournissait des quincailleries à une
nation qui maintenant en fournit au monde entier.
J' ai dit que l' agriculteur, le manufacturier, le
négociant profitaient des connaissances acquises,
et les appliquaient aux besoins des hommes ; pour
le faire avec succès, ils ont besoin de quelques
autres connaissances, qu' ils ne peuvent guère
acquérir que dans la pratique de leur industrie, et
qu' on pourrait appeler la science de leur état. Le
plus habile naturaliste, s' il voulait amender
lui-même sa terre, réussirait probablement moins bien
que son fermier, quoiqu' il en sache beaucoup plus que
lui. Un mécanicien très-distingué, quoiqu' il connût
bien le mécanisme des machines à filer le coton,
ferait probablement un assez mauvais fil
p83
avant d' avoir fait son apprentissage. Il y a dans les
arts une certaine perfection qui naît de l' expérience
et de plusieurs essais faits successivement, dont les
uns ont échoué et les autres ont réussi. Les sciences
ne suffisent donc pas à l' avancement des arts : il
faut de plus des expériences plus ou moins hasardeuses,
dont le succès ne dédommage pas toujours de ce
qu' elles ont coûté ; lorsqu' elles réussissent, la
concurrence ne tarde pas à modérer les bénéfices de
l' entrepreneur ; mais la société demeure en possession
d' un produit nouveau, ou, ce qui revient exactement au
me, d' un adoucissement sur le prix d' un produit
ancien.
En agriculture, les expériences, outre la peine et
les capitaux qu' on y consacre, coûtent la rente du
terrain ordinairement pendant une année, et quelquefois
pour plus long-temps.
Dans l' industrie manufacturière, elles reposent sur des
calculs plus sûrs, occupent moins long-temps les
capitaux, et, lorsqu' elles réussissent, les procédés
étant moins exposés aux regards, l' entrepreneur a plus
long-temps la jouissance exclusive de leur succès. En
quelques endroits, leur emploi exclusif est garanti
par un brevet d' invention. Aussi les progrès de
l' industrie manufacturière sont-ils en général plus
rapides et plus variés que ceux de l' agriculture.
Dans l' industrie commerciale, plus que dans les autres,
les essais seraient hasardeux si les frais de la
tentative n' avaient pas en même temps d' autres objets.
Mais c' est pendant qu' il fait un commerce éprou
qu' ungociant essaie de transporter le produit d' un
certain pays dans un autre où il est inconnu. C' est
ainsi que les hollandais, qui fesaient le commerce de
la Chine, essayèrent, sans compter sur beaucoup de
succès, vers le milieu du dix-septième siècle, d' en
rapporter une petite feuille sèche dont les chinois
tiraient une infusion, chez eux d' un grand usage. De
là le commerce du thé, dont on transporte actuellement
en Europe chaque année au-delà de 45 millions de
livres pesant, qui y sont vendues pour une somme de
plus de 300 millions.
Hors les cas extraordinaires, la sagesse conseille
peut-être d' employer aux essais industriels, non les
capitaux réservés pour une production éprouvée, mais
les revenus que chacun peut, sans altérer sa fortune,
dépenser selon sa fantaisie. Elles sont louables les
fantaisies qui dirigent vers un but utile des revenus
et un loisir que tant d' hommes consacrent à
p84
leur amusement ou à quelque chose de pis. Je ne crois
pas qu' il y ait un plus noble emploi de la richesse et
des talens. Un citoyen riche et philanthrope peut
ainsi faire à la classe industrieuse et à celle qui
consomme, c' est-à-dire au monde entier, des présens
qui surpassent de beaucoup la valeur de ce qu' il
donne, et même de sa fortune, quelque grande qu' elle
soit. Qu' on calcule, si l' on peut, ce qu' a valu aux
nations l' inventeur inconnu de la charrue !
Un gouvernement éclairé sur ses devoirs, et qui
dispose de ressources vastes, ne laisse pas aux
particuliers toute la gloire des découvertes
industrielles. Les dépenses que causent les essais,
quand le gouvernement les fait, ne sont pas prises
sur les capitaux de la nation, mais sur ses revenus,
puisque les impôts ne sont, ou du moins ne devraient
jamais être levés que sur les revenus. La portion
des revenus qui, par cette voie, se dissipe en
expériences, est peu sensible, parce qu' elle est
partie sur un grand nombre de contribuables ; et
les avantages qui résultent des succès étant des
avantages généraux, il n' est pas contraire à
l' équité que les sacrifices au prix desquels on les
a obtenus, soient supportés par tout le monde.
Chapitre vii.
Du travail de l' homme, du travail de la nature, et
de celui des machines.
J' appelle travail l' action suivie à laquelle on
se livre pour exécuter une des opérations de
l' industrie, ou seulement une partie de ces
opérations.
Quelle que soit celle de ces opérations à laquelle
le travail s' applique, il est productif, puisqu' il
concourt à la création d' un produit. Ainsi le
travail du savant qui fait des expériences et des
livres, est productif ; le travail de l' entrepreneur,
bien qu' il ne mette pas immédiatement la main à
p85
l' oeuvre, est productif ; enfin, le travail du
manouvrier, depuis le journalier qui bêche la terre,
jusqu' au matelot qui manoeuvre un navire, est encore
productif.
Il est rare qu' on se livre à un travail qui ne soit
pas productif, c' est-à-dire qui ne concoure pas aux
produits de l' une ou de l' autre industrie. Le travail,
tel que je viens de le définir, est une peine ; et
cette peine ne serait suivie d' aucune compensation,
d' aucun profit ; quiconque la prendrait commettrait
une sottise ou une extravagance. Quand cette peine
est employée à dépouiller, par force ou par adresse,
une autre personne des biens qu' elle possède, ce
n' est plus une extravagance : c' est un crime. Le
sultat n' en est pas une production, mais un
déplacement de richesse.
Nous avons vu que l' homme force les agens naturels,
et même les produits de sa propre industrie, à
travailler de concert avec lui à l' oeuvre de la
production. On ne sera donc point surpris de l' emploi
de ces expressions : le travail ou les services
productifs de la nature, le travail ou les
services productifs des capitaux.
les services productifs des agens naturels et les
services productifs des produits auxquels nous avons
donné le nom de capital, ont entre eux la plus
grande analogie, et sont perpétuellement confondus ;
car les outils et les machines qui font partie d' un
capital, ne sont en général que des moyens plus ou
moins ingénieux de tirer parti des forces de la
nature. La machine à vapeur n' est qu' un moyen
compliqué de tirer parti alternativement de
l' élasticité de l' eau vaporisée et de la pesanteur
de l' atmospre ; de façon qu' on obtient réellement
d' une machine à vapeur une quantité d' utilité plus
grande que celle qu' on obtiendrait d' un capital
égal, mais qui ne mettrait pas en jeu les puissances
de la nature.
Cela nous indique sous quel point de vue nous devons
considérer toutes les machines, depuis le plus simple
outil jusqu' au plus compliqué, depuis une lime
jusqu' au plus vaste appareil ; car les outils ne
sont que des machines simples, et les machines ne
sont que des outils compliqués que nous ajoutons à
nos bras pour en augmenter la puissance ; et les uns
et les autres ne sont, à beaucoup d' égards, que des
moyens d' obtenir le concours des agens naturels.
Leur résultat est évidemment de donner
p86
moins de travail pour obtenir la me quantité
d' utilité, ou, ce qui revient au même, d' obtenir plus
d' utilité pour la même quantité de travail humain.
Les outils et les machines étendent le pouvoir de
l' homme ; ils mettent les corps et les forces
physiques au service de son intelligence ; c' est dans
leur emploi que consistent les plus grands progrès de
l' industrie.
L' introduction des nouveautés les plus précieuses est
toujours accompagnée de quelques inconvéniens ;
quelques intérêts sont toujours liés à l' emploi d' une
thode vicieuse, et ils se trouvent froissés par
l' adoption d' une méthode meilleure. Lorsqu' une
nouvelle machine, ou en général un procédé expéditif
quelconque, remplace un travail humain déjà en
activité, une partie des bras industrieux dont le
service est utilement suppléé, demeurent momentanément
sans ouvrage. Et l' on a tiré de là des argumens assez
graves contre l' emploi des machines ; en plusieurs
lieux, elles ont été repoussées par la fureur
populaire, et même par des actes de l' administration.
Ce serait toutefois un acte de folie que de repousser
des améliorations à jamais favorables à l' humanité, à
cause des inconvéniens qu' elles pourraient avoir dans
l' origine ; inconvéniens d' ailleurs atténués par les
circonstances qui les accompagnent ordinairement.
1) c' est avec lenteur que s' ecutent les nouvelles
machines, et que leur usage s' étend ; ce qui laisse
aux industrieux dont les intérêts peuvent en être
affectés, le loisir de prendre leurs précautions, et
à l' administration le temps de préparer des remèdes.
p87
2) on ne peut établir des machines sans beaucoup de
travaux qui procurent de l' ouvrage aux gens laborieux
dont elles peuvent détruire les occupations. Si l' on
remplace par une machine hydraulique le travail des
porteurs d' eau employés dans une grande ville, il
faut, par exemple, donner, pour un temps du moins, de
l' occupation aux ouvriers charpentiers, maçons,
forgerons, terrassiers, qui construiront les édifices,
qui poseront les tuyaux de conduite, les
embranchemens, etc.
3) le sort du consommateur, et par conséquent de la
classe ouvrière qui souffre, est alioré par la
baisse de la valeur du produit même, auquel elle
concourait.
Au surplus, ce serait vainement qu' on voudrait éviter
le mal passager qui peut résulter de l' invention d' une
machine nouvelle, par la défense d' en faire usage. Si
elle est avantageuse, elle est ou sera exécutée
quelque part ; ses produits seront moins chers que
ceux que vos ouvriers continueront à créer
laborieusement ; et tôt ou tard leur bon marché
enlèvera nécessairement à ces ouvriers leurs
consommateurs et leur ouvrage. Si les fileurs de
coton au rouet qui, en 1789, brisèrent les machines
à filature qu' on introduisait alors en Normandie,
avaient continué sur le même pied, il aurait fallu
renoncer à fabriquer chez nous des étoffes de coton ;
on les aurait toutes tirées du dehors ou remplacées
par d' autres tissus ; et les fileurs de Normandie,
qui pourtant finirent par être occupés en majeure
partie dans les grandes filatures, seraient demeurés
encore plus dépourvus d' occupation.
Voilà pour ce qui est de l' effet prochain qui
sulte de l' introduction des nouvelles machines.
Quant à l' effet ultérieur, il est tout à l' avantage
des machines.
En effet, si, par leur moyen, l' homme fait une
conquête sur la nature, et oblige les forces
naturelles, les diverses propriétés des agens naturels,
à travailler pour son utilité, le gain est évident. Il
y a toujours augmentation de produit, ou diminution de
frais de production. Si le prix vénal du produit ne
baisse pas, cette conquête est au profit du
producteur, sans rien coûter au consommateur. Si le
prix baisse, le consommateur fait son profit de tout
le montant de la baisse, sans que ce soit aux dépens
du producteur.
D' ordinaire la multiplication d' un produit en fait
baisser le prix : le bon marché en étend l' usage ; et
sa production, quoique devenue plus expéditive, ne
tarde pas à occuper plus de travailleurs
qu' auparavant. Il n' est pas douteux que le travail du
coton occupe plus de bras en Angleterre,
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en France et en Allemagne, dans ce moment, qu' avant
l' introduction des machines, qui ont singulièrement
abrégé et perfectionné ce travail.
Un exemple assez frappant encore du même effet, est
celui que présente la machine qui sert à multiplier
rapidement les copies d' unme écrit ; je veux dire
l' imprimerie.
Je ne parle pas de l' influence qu' a eue l' imprimerie
sur le perfectionnement des connaissances humaines et
sur la civilisation ; je ne veux la considérer que
comme manufacture et sous ses rapports économiques. Au
moment où elle fut employée, une foule de copistes
durent rester inoccupés ; car on peut estimer qu' un
seul ouvrier imprimeur fait autant de besogne que
deux cents copistes. Il faut donc croire que cent
quatre-vingt-dix-neuf ouvriers sur deux cents
restèrent sans ouvrage. Eh bien, la facilité de lire
les ouvrages imprimés, plus grande que pour les
ouvrages manuscrits, le bas prix auquel les livres
tombèrent, l' encouragement que cette invention donna
aux auteurs pour en composer en bien plus grand nombre,
soit d' instruction, soit d' amusement ; toutes ces
causes firent qu' au bout de très-peu de temps, il y
eut plus d' ouvriers imprimeurs employés qu' il n' y
avait auparavant de copistes. Et si à présent on
pouvait calculer exactement, non-seulement le nombre
des ouvriers imprimeurs, mais encore des industrieux
que l' imprimerie fait travailler, comme graveurs de
poinçons, fondeurs de caractères, fabricans de papier,
voituriers, correcteurs, relieurs, libraires, on
trouverait peut-être que le nombre des personnes
occupées par la fabrication des livres est cent fois
plus grand que celui qu' elle occupait avant
l' invention de l' imprimerie.
Qu' on me permette d' ajouter ici que si nous comparons
en grand l' emploi des bras avec l' emploi des
machines, et dans la supposition extrême les
machines viendraient à remplacer presque tout le
travail manuel, le nombre des hommes n' en serait pas
duit, puisque la somme des productions ne serait
pas diminuée, et il y aurait peut-être moins de
souffrances à redouter pour la classe indigente et
laborieuse ; car alors, dans les fluctuations qui,
par momens, font souffrir les diverses branches
d' industrie, ce seraient des machines principalement,
c' est-à-dire des capitaux, qui chômeraient plutôt que
des bras, plutôt que des hommes ; or, des machines ne
meurent pas de faim ; elles cessent de rapporter un
profit à leurs entrepreneurs, qui, en général, sont
moins près du besoin que de simples ouvriers.
Mais quelque avantage que présente définitivement
l' emploi d' une nouvelle machine pour la classe des
entrepreneurs et même pour celle
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des ouvriers, ceux qui en retirent le principal profit
sont les consommateurs ; et c' est toujours la classe
essentielle, parce qu' elle est la plus nombreuse,
parce que les producteurs de tout genre viennent s' y
ranger, et que le bonheur de cette classe, composée
de toutes les autres, constitue le bien-être général,
l' état de prospérité d' un pays. Je dis que ce sont les
consommateurs qui retirent le principal avantage des
machines : en effet, si leurs inventeurs jouissent
exclusivement pendant quelques années du fruit de leur
découverte, rien n' est plus juste ; mais il est sans
exemple que le secret ait pu être gardé long-temps.
Tout finit par être su, principalement ce que
l' intérêt personnel excite à découvrir, et ce qu' on
est obligé de confier à la discrétion de plusieurs
individus qui construisent la machine ou qui s' en
servent. Dès-lors la concurrence abaisse la valeur
du produit de toute l' économie qui est faite sur les
frais de production ; c' est alors que commence le
profit du consommateur. La mouture du blé ne rapporte
probablement pas plus aux meûniers d' à présent qu' à
ceux d' autrefois ; mais la mouture coûte bien moins
aux consommateurs.
Le bon marcn' est pas le seul avantage que
l' introduction des procédés expéditifs procure aux
consommateurs : ils y gagnent en général plus de
perfection dans les produits. Des peintres pourraient
exécuter au pinceau les dessins qui ornent nos
indiennes, nos papiers pour tentures ; mais les
planches d' impression, mais les rouleaux qu' on
emploie pour cet usage, donnent aux dessins une
régularité, aux couleurs une uniformité que le plus
habile artiste ne pourrait jamais atteindre.
En poursuivant cette recherche dans tous les arts
industriels, on verrait que la plupart des machines
ne se bornent pas à suppléer simplement le travail
de l' homme, et qu' elles donnent un produit réellement
nouveau en donnant une perfection nouvelle. Le
balancier, le laminoir exécutent des produits que
l' art et les soins du plus habile ouvrier
n' accompliraient jamais sans ces puissantes machines.
Enfin les machines font plus encore : elles
multiplient même les produits auxquels elles ne
s' appliquent pas. On ne croirait peut-être pas, si l' on
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ne prenait la peine d' y réfléchir, que la charrue, la
herse et d' autres semblables machines, dont l' origine
se perd dans la nuit des temps, ont puissamment
concouru à procurer à l' homme une grande partie,
non-seulement des nécessités de la vie, maisme des
superfluités dont il jouit maintenant, et dont
probablement, sans ces instrumens, il n' aurait jamais
seulement conçu l' idée. Cependant, si les diverses
façons que réclame le sol ne pouvaient se donner que
par le moyen de la bêche, de la houe et d' autres
instrumens aussi peu expéditifs ; si nous ne pouvions
faire concourir à ce travail des animaux qui,
considérés en économie politique, sont des espèces
de machines, il est probable qu' il faudrait employer,
pour obtenir les denrées alimentaires qui soutiennent
notre population actuelle, la totalité des bras qui
s' appliquent actuellement aux arts industriels. La
charrue a donc permis à un certain nombre de personnes
de se livrer aux arts, même les plus futiles, et, ce
qui vaut mieux, à la culture des facultés de l' esprit.
Les anciens ne connaissaient pas les moulins : de leur
temps c' étaient des hommes qui broyaient le froment
dont on fesait le pain ; on estime que la chute d' eau
qui fait aller un moulin, équivaut à la force de cent
cinquante hommes. Or, les cent cinquante hommes que
les anciens étaient forcés d' employer de plus que
nous, en place de chacun de nos moulins, peuvent de
nos jours trouver à subsister comme autrefois,
puisque le moulin n' a pas diminué les produits de la
société ; et en même temps leur industrie peut
s' appliquer à créer d' autres produits qu' elle donne
en échange du produit du moulin, et multiplie ainsi
la masse des richesses.
p91
Chapitre viii.
Des avantages, des inconvéniens et des bornes qui se
rencontrent dans la séparation des travaux.
Nous avons déjà remarqque ce n' est pas ordinairement
la même personne qui se charge des différentes
opérations dont l' ensemble compose une même industrie :
ces orations exigent pour la plupart des talens
divers, et des travaux assez considérables pour occuper
un homme tout entier. Il est même telle de ces
opérations qui se partage en plusieurs branches, dont
une seule suffit pour occuper tout le temps et toute
l' attention d' une personne.
C' est ainsi que l' étude de la nature se partage entre
le chimiste, le botaniste, l' astronome et plusieurs
autres classes de savans.
C' est ainsi que, lorsqu' il s' agit de l' application des
connaissances de l' homme à ses besoins, dans l' industrie
manufacturière, par exemple, nous trouvons que les
étoffes, les faïences, les meubles, les quincailleries,
etc., occupent autant de différentes classes de
fabricans.
Enfin, dans le travail manuel de chaque industrie, il
y a souvent autant de classes d' ouvriers qu' il y a de
travaux différens. Pour faire le drap d' un habit, il
a fallu occuper des fileuses, des tisseurs, des
fouleurs, des tondeurs, des teinturiers, et plusieurs
autres sortes d' ouvriers, dont chacun exécute toujours
la même opération.
Le célèbre Adam Smith a le premier fait remarquer que
nous devions à cette séparation des différens travaux,
une augmentation prodigieuse dans la production, et une
plus grande perfection dans les produits.
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Il cite comme un exemple, entre beaucoup d' autres, la
fabrication des épingles. Chacun des ouvriers qui
s' occupent de ce travail ne fait jamais qu' une partie
d' une épingle. L' un passe le laiton à la filière, un
autre le coupe, un troisième aiguise les pointes ; la
tête seule de l' épingle exige deux ou trois opérations
distinctes, exécutées par autant de personnes
différentes.
Au moyen de cetteparation d' occupations diverses,
une manufacture assez mal montée, et où dix ouvriers
seulement travaillaient, était en état de fabriquer
chaque jour, au rapport de Smith, quarante-huit mille
épingles.
Si chacun de ces dix ouvriers avait été obligé de faire
des épingles les unes après les autres, en commençant
par la première opération et en finissant par la
dernière, il n' en aurait peut-être terminé que vingt
dans un jour ; et les dix ouvriers n' en auraient fait
que deux cents au lieu de quarante-huit mille.
Smith attribue ce prodigieux effet à trois causes.
première cause. -l' esprit et le corps acquièrent
une habileté singulière dans les occupations simples et
souventpétées. Dans plusieurs fabrications, la
rapidité avec laquelle sont exécutées certaines
opérations passe tout ce qu' on croirait pouvoir
attendre de la dextérité de l' homme.
deuxième cause. -on évite le temps perdu à passer
d' une occupation à une autre, à changer de place, de
position et d' outils. L' attention, toujours
p93
paresseuse, n' est point tenue à cet effort qu' il faut
toujours faire pour se porter vers un objet nouveau,
pour s' en occuper.
troisième cause. -c' est la séparation des
occupations qui a fait découvrir les procédés les plus
expéditifs ; elle a naturellement réduit chaque
opération à une tâche fort simple et sans cesse
pétée : or, ce sont de pareilles tâches qu' on
parvient plus aisément à faire exécuter par des
outils ou machines.
Les hommes d' ailleurs trouvent bien mieux les
manières d' atteindre un certain but, lorsque ce but
est proche, et que leur attention est constamment
tournée dume côté. La plupart des découvertes,
me celles que les savans ont faites, doivent être
attribuées originairement à la subdivision des
travaux, puisque c' est par une suite de cette
subdivision que des hommes se sont occupés à étudier
certaines branches de connaissances exclusivement à
toutes les autres ; ce qui leur a permis de les suivre
beaucoup plus loin.
Ainsi les connaissances nécessaires pour la prospérité
de l' industrie commerciale, par exemple, sont bien
plus perfectionnées quand ce sont des hommes différens
qui étudient :
l' un, la géographie, pour connaître la situation des
états et leurs produits ;
l' autre, la politique, pour connaître ce qui a rapport
à leurs lois, à leurs moeurs, et quels sont les
inconvéniens ou les secours auxquels on doit
s' attendre en trafiquant avec eux ;
l' autre, la géométrie, la mécanique, pour déterminer
la meilleure forme des navires, des chars, des
machines ;
l' autre, l' astronomie, la physique, pour naviguer avec
succès, etc.
S' agit-il de la partie de l' application dans la même
industrie commerciale, on sentira qu' elle sera plus
parfaite lorsque ce seront des négocians difrens qui
feront le commerce d' une province à l' autre, le
commerce de la Méditerranée, celui des Indes
orientales, celui d' Amérique, le commerce en détail,
etc., etc.
Cela n' empêche nullement de cumuler les opérations
qui ne sont pas
p94
incompatibles, et surtout celles qui se prêtent un
appui mutuel. Ce ne sont point deux négocians différens
qui transportent dans un pays les produits que ce pays
consomme, et qui rapportent les produits qu' il fournit,
parce que l' une de ces opérations n' exclut pas
l' autre, et qu' elles peuvent, au contraire, être
exécutées en se prêtant un appui mutuel.
La séparation des travaux, en multipliant les produits
relativement aux frais de production, les procure à
meilleur marché. Le producteur, obligé par la
concurrence d' en baisser le prix de tout le montant de
l' économie qui en résulte, en profite beaucoup moins
que le consommateur ; et lorsque le consommateur met
obstacle à cette division, c' est à lui-même qu' il
porte pjudice.
Un tailleur qui voudrait faire non-seulement ses
habits, mais encore ses souliers, se ruinerait
infailliblement.
On voit des personnes qui font, pour ce qui les
regarde, les fonctions du commerçant, afin d' éviter de
lui payer les profits ordinaires de son industrie ;
elles veulent, disent-elles, mettre ce bénéfice dans
leur poche. Elles calculent mal : la séparation des
travaux permet au commerçant d' exécuter pour elles ce
travail à moins de frais qu' elles ne peuvent le faire
elles-mêmes. Comptez, leur dirais-je, la peine que
vous avez prise, le temps que vous avez perdu, les
faux frais, toujours plus considérables à proportion
dans les petites opérations que dans les grandes ; et
voyez si ce que tout cela vous coûte n' excède pas deux
ou trois pour cent que vous épargnerez sur un ctif
objet de consommation, en supposant encore que ce
bénéfice ne vous ait pas été ravi par la cupidité de
l' agriculteur ou du manufacturier avec qui vous avez
traité directement, et qui ont dû se prévaloir de
votre inexpérience.
Il ne convient pas me à l' agriculteur et au
manufacturier, si ce n' est dans des circonstances
très-particulières, d' aller sur les brisées du
commerçant, et de chercher à vendre sans intermédiaire
leurs denrées au consommateur. Ils se détourneraient
de leurs soins accoutumés, et perdraient un temps
qu' ils peuvent employer plus utilement à leur affaire
principale ; il faudrait entretenir des gens, des
chevaux, des voitures dont les frais surpasseraient
les néfices du négociant, communément très-réduits
par la concurrence.
On ne peut jouir des avantages attachés à la
subdivision des travaux que dans certains produits, et
lorsque la consommation des produits s' étend au-de
d' un certain point.
Dix ouvriers peuvent fabriquer quarante-huit mille
épingles dans un
p95
jour ; mais ce ne peut être que là où il se consomme
chaque jour un pareil nombre d' épingles ; car, pour
que la division s' étende jusque-là, il faut qu' un
seul ouvrier ne s' occupe absolument que du soin d' en
aiguiser les pointes, pendant que chacun des autres
ouvriers s' occupe d' une autre partie de la fabrication.
Si l' on n' avait besoin dans le pays que de vingt-quatre
mille épingles par jour, il faudrait donc qu' il
perdît une partie de sa journée, ou qu' il changeât
d' occupation ; dès-lors la division du travail ne
serait plus aussi grande.
Par cette raison, elle ne peut être poussée à son
dernier terme que lorsque les produits sont
susceptibles d' être transportés au loin, pour étendre
le nombre de leurs consommateurs, ou lorsqu' elle
s' exerce dans une grande ville qui offre par elle-même
une grande consommation. C' est par la même raison que
plusieurs sortes de travaux, qui doivent être consommés
en même temps que produits, sont exécutés par une même
main dans les lieux où la population est bornée.
Dans une petite ville, dans un village, c' est souvent
le même homme qui fait l' office de barbier, de
chirurgien, dedecin et d' apothicaire ; tandis que
dans une grande ville, non-seulement ces occupations
sont exercées par des mains différentes, mais l' une
d' entre elles, celle de chirurgien, par exemple, se
subdivise en plusieurs autres, et c' est là seulement
qu' on trouve des dentistes, des oculistes, des
accoucheurs, lesquels, n' exerçant qu' une seule partie
d' un art étendu, y deviennent beaucoup plus habiles
qu' ils ne pourraient jamais l' être sans cette
circonstance.
Il en est de même relativement à l' industrie
commerciale. Voyez un épicier de village : la
consommation bornée de ses denrées l' oblige à être en
me temps marchand de merceries, marchand de papier,
cabaretier, que sais-je ? écrivain public peut-être,
tandis que, dans les grandes villes, la vente, non pas
des seules épiceries, mais même d' une seule drogue,
suffit pour faire un commerce. à Amsterdam, à
Londres, à Paris, il y a des boutiques l' on ne
vend autre chose que du thé, ou des huiles, ou des
vinaigres ; aussi chacune de ces boutiques est bien
mieux assortie dans ces diverses denrées que les
boutiques où l' on vend en même temps un grand nombre
d' objets différens.
C' est ainsi que, dans un pays riche et populeux, le
voiturier, le marchand en gros, en demi-gros, en
détail, exercent différentes parties de l' industrie
commerciale, et qu' ils y portent et plus de perfection
et plus d' économie. Plus d' économie, bien qu' ils
gagnent tous ; et si les explications qui en ont é
données ne suffisaient pas, l' expérience nous
fournirait
p96
son témoignage irrécusable ; car c' est dans les lieux
toutes les branches de l' industrie commerciale
sont divisées entre plus de mains que le consommateur
achète à meilleur marché. à qualités égales, on
n' obtient pas dans un village une denrée venant de la
me distance à un aussi bon prix que dans une grande
ville ou dans une foire.
Le peu de consommation des bourgs etvillages,
non-seulement oblige les marchands à y cumuler
plusieurs occupations, mais elle est même insuffisante
pour que la vente de certaines denrées y soit
constamment ouverte. Il y en a qu' on n' y trouve que
les jours de marcou de foire ; il s' en achète ce
jour-là seul tout ce qui s' en consomme dans la
semaine, ou même dans l' année. Les autres jours le
marchand va faire ailleurs son commerce, ou bien
s' occupe d' autre chose. Dans un pays très-riche et
très-populeux, les consommations sont assez fortes
pour que le débit d' un genre de marchandise occupe
une profession pendant tous les jours de la semaine.
Les foires et les marchés appartiennent à un état
encore peu avancé de prospérité publique, de même que
le commerce par caravanes appartient à un état encore
peu avancé des relations commerciales ; mais ce genre
de relations vaut encore mieux que rien.
De ce qu' il faut nécessairement une consommation
considérable pour que la séparation des occupations
soit poussée à son dernier terme, il résulte qu' elle
ne peut pas s' introduire dans la fabrique des
produits qui,
p97
par leur haut prix, ne sont qu' à la portée d' un petit
nombre d' acheteurs. Elle se réduit à peu de chose dans
la bijouterie, surtout dans la bijouterie recherchée ;
et, comme nous avons vu qu' elle est une des causes de
la découverte et de l' application des procédés
ingénieux, il arrive que c' est précisément dans les
productions d' un travail exquis que de tels procédés
se rencontrent plus rarement. En visitant l' atelier
d' un lapidaire, on sera étonné de la richesse des
matériaux, de la patience et de l' adresse du metteur
en oeuvre ; mais c' est dans les ateliers où se
préparent en grand les choses d' un usage commun,
qu' on sera frappé d' une méthode heureusement imaginée
pour expédier la fabrication et la rendre plus parfaite.
En voyant un collier fait en cheveux, on se
représentera tant bien que mal le métier sur lequel
il a été natté, la patience de l' ouvrier, les petites
pinces dont il s' est aidé, mais en voyant un lacet de
fil, il est peu de personnes qui se doutent qu' il ait
été fabriqué par un cheval aveugle ou par un courant
d' eau ; ce qui est pourtant vrai.
L' industrie agricole est celle des trois qui admet le
mois de division dans les travaux. Un grand nombre de
cultivateurs ne sauraient se rassembler dans un même
lieu pour concourir tous ensemble à la fabrication
d' un me produit. La terre qu' ils sollicitent est
étendue sur tout le globe, et les force à se tenir à
de grandes distances les uns des autres. De plus,
l' agriculture n' admet pas la continuité d' uneme
opération. Un même homme ne saurait labourer toute
l' année tandis qu' un autre récolterait constamment.
Enfin, il est rare qu' on puisse s' adonner à une même
culture dans toute l' étendue de son terrain, et la
continuer pendant plusieurs années de suite ; la terre
ne la supporterait pas ; et si la culture était
uniforme sur toute une propriété, les façons à donner
aux terres et les récoltes tomberaient aux mêmes
époques, tandis que dans d' autres instans les ouvriers
resteraient oisifs.
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La nature des travaux et des produits de la campagne
veut encore qu' il convienne au cultivateur de produire
lui-même les légumes, les fruits, les bestiaux, et
me une partie des instrumens et des constructions
qui servent à la consommation de sa maison, quoique ces
productions soient d' ailleurs l' objet des travaux
exclusifs de plusieurs professions.
Dans les genres d' industrie qui s' exercent en ateliers,
et où le même entrepreneur donne toutes les façons à un
produit, il ne peut, sans de gros capitaux, subdiviser
beaucoup ses opérations. Cette subdivision réclame de
plus fortes avances en salaires, en matières premières,
en outils. Si dix-huit ouvriers ne fesaient que vingt
épingles chacun, c' est-à-dire, trois cent soixante
épingles à la fois, pesant à peine une once, une once
de cuivre successivement renouvelée suffirait pour les
occuper. Mais si, au moyen de la séparation des
occupations, les dix-huit ouvriers font par jour,
ainsi qu' on vient de le voir, quatre-vingt-six mille
quatre cents épingles, la matière première nécessaire
pour occuper ces dix-huit ouvriers devra être
constamment du poids de deux cent quarante onces ; elle
exigera par conséquent une avance plus considérable. Et
si l' on considère qu' il se passe peut-être deux ou
trois mois, depuis le moment où le manufacturier
achète le cuivre jusqu' à celui où il rentre dans cette
avance par la vente des épingles, on sentira qu' il est
obligé d' avoir, pour fournir constamment de
l' occupation à ses ouvriers, soixante ou quatre-vingts
fois deux cent quarante onces de cuivre en fabrication
à différens degrés, et que la portion de son capital,
occupée par cette matière première seulement, doit
être égale par conséquent à la valeur de douze cents
livres pesant de métal de cuivre. Enfin, laparation
des occupations ne peut avoir lieu qu' au moyen de
plusieurs instrumens et machines qui sont eux-mêmes une
partie importante du capital. Aussi voit-on
fréquemment, dans les pays pauvres, le même travailleur
commencer et achever toutes les opérations qu' exige un
me produit, faute d' un capital suffisant pour bien
parer les occupations.
Mais il ne faut pas s' imaginer que la séparation des
travaux ne puisse avoir lieu qu' au moyen des capitaux
d' un seul entrepreneur et dans l' enceinte d' un même
établissement. Toutes les façons d' une paire de
bottes ne sont pas données par le bottier seulement,
mais aussi par le nourrisseur
p99
de bestiaux, par le mégissier, par le corroyeur, par
tous ceux qui fournissent de près ou de loin quelque
matière ou quelque outil propres à la fabrication des
bottes ; et, quoiqu' il y ait une assez grande
subdivision de travail dans la confection de ce
produit, la plupart de ces producteurs y concourent
avec d' assez petits capitaux.
Après avoir examiné les avantages et les bornes de la
subdivision des différens travaux de l' industrie, si
nous voulons avoir une vue complète du sujet, il
convient d' observer les inconvéniens qu' elle traîne à
sa suite.
Un homme qui ne fait, pendant toute sa vie, qu' une
me opération, parvient à coup sûr à l' exécuter mieux
et plus promptement qu' un autre homme ; mais en même
temps il devient moins capable de toute autre
occupation, soit physique, soit morale ; ses autres
facultés s' éteignent, et il en résulte une dégénération
dans l' homme considéré individuellement. C' est un
triste témoignage à se rendre, que de n' avoir jamais
fait que la dix-huitième partie d' une épingle ; et
qu' on ne s' imagine pas que ce soit uniquement l' ouvrier
qui toute sa vie conduit une lime ou un marteau, qui
dégénère ainsi de la dignité de sa nature ; c' est
encore l' homme qui par état exerce les facultés les
plusliées de son esprit. C' est bien par une suite
de la séparation des occupations que près des
tribunaux il y a des procureurs dont l' unique
occupation est de représenter les plaideurs, et de
suivre pour eux tous les détails de la procédure. On
ne refuse pas en général à ces hommes de loi l' adresse
ni l' esprit de ressources dans les choses qui
tiennent à leur métier ; cependant il est tel
procureur, même parmi les plus habiles, qui ignore les
plus simples procédés des arts dont il fait usage à
tout moment : s' il faut qu' il raccommode le moindre de
ses meubles, il ne saura pars' y prendre ; il lui
sera impossible même d' enfoncer un clou sans faire
sourire le plusdiocre apprenti : et qu' on le mette
dans une situation plus importante ; qu' il s' agisse
de sauver la vie d' un ami qui se noie, de préserver sa
ville des embûches de l' ennemi, il sera bien
autrement embarrassé ; tandis qu' un paysan grossier,
l' habitant d' un pays demi-sauvage, se tirera avec
honneur d' une semblable difficulté.
Dans la classe des ouvriers, cette incapacité pour plus
d' un emploi rend plus dure, plus fastidieuse et moins
lucrative la condition des travailleurs. Ils ont moins
de facilité pour réclamer une part équitable dans la
valeur totale du produit. L' ouvrier qui porte dans ses
bras tout untier, peut aller partout exercer son
industrie, et trouver des moyens de subsister ;
l' autre n' est qu' un accessoire qui, séparé de ses
confrères, n' a plus ni
p100
capacité ni indépendance, et qui se trouve forcé
d' accepter la loi qu' on juge à propos de lui imposer.
En sultat, on peut dire que la séparation des
travaux est un habile emploi des forces de l' homme ;
qu' elle accroît en conséquence les produits de la
société, c' est-à-dire, sa puissance et ses jouissances,
mais qu' elle ôte quelque chose à la capacité de chaque
homme pris individuellement.
Cet inconvénient, au reste, est amplement compensé par
les facilités qu' une civilisation plus avancée procure
à tous les hommes pour perfectionner leur intelligence
et leurs qualités morales. L' instruction de la première
enfance mise à la portée des familles d' ouvriers,
l' instruction qu' ils peuvent puiser dans des livres peu
chers, et cette masse de lumières qui circule
perpétuellement au milieu d' une nation civilisée et
industrieuse, ne permettent pas qu' aucun de ses
membres soit abruti seulement par la nature de son
travail. Un ouvrier d' ailleurs n' est pas constamment
occupé de sa profession ; il passe nécessairement une
partie de ses instans à ses repas et ses jours de
repos au sein de sa famille. S' il se livre à des vices
abrutissans, c' est plutôt aux institutions sociales
qu' à la nature de son travail, qu' il faut les
attribuer.
Chapitre ix.
Des différentes manières d' exercer l' industrie
commerciale et comment elles concourent à la
production.
Toutes les denrées ne viennent pas indifféremment
partout. Celles qui sont le produit du sol dépendent
des qualités du sol et du climat, qui varient d' un
endroit à l' autre. Celles qui sont le produit de
l' industrie ne viennent elles-mêmes que dans de
certains lieux plus favorables à leur fabricaton.
Il en résulte que dans des lieux où elles ne
croissent pas naturellement (et n' oublions pas
que j' applique ce mot aux productions de l' industrie
comme aux productions du sol), il en résulte, dis-je,
que, pour parvenir en ces lieux-là, pour y être
complètement produites, pour être mises au point d' y
être consommées, il leur manque une façon, et cette
façon, c' est d' y être transportées.
Elle est l' objet de l' industrie que nous avons
nommée commerciale.
Les négocians qui vont hercher ou qui font venir
des marchandises
p101
de l' étranger, et qui portent ou envoient des
marchandises dans l' étranger, font le commerce
extérieur.
ceux qui achètent des marchandises de leur pays pour
les revendre dans leur pays, font le commerce
intérieur.
ceux qui achètent des marchandises par grosses parties
pour les revendre aux petits marchands, font le
commerce en gros. Ceux qui les achètent en gros pour
les revendre aux consommateurs, font le commerce de
détail.
Le banquier reçoit ou paie pour le compte d' autrui,
ou bien fournit des lettres de change payables en
d' autres lieux que ceux l' on est ; ce qui conduit
au commerce de l' or et de l' argent.
Le courtier cherche pour le vendeur des acheteurs, et
pour les acheteurs des vendeurs.
Tous font le commerce, tous exercent une industrie qui
tend à rapprocher la denrée du consommateur. Le
détailleur qui vend du poivre à l' once, fait un
commerce aussi indispensable pour le consommateur que
le négociant qui envoie, pour l' acheter, un navire
aux Moluques ; et, si ces diverses fonctions ne sont
pas exercées par le même commerçant, c' est parce
qu' elles le sont plus commodément et à moins de frais
par plusieurs. Développer les procédés de toutes ces
industries, serait l' objet d' un traité du
commerce. ici nous devons seulement chercher de
quelle façon et jusqu' à quel point elles influent sur
la production des valeurs.
Nous verrons au second livre comment la demande qu' on
fait d' un produit, fondée sur l' utilité dont il est,
se trouve bornée par l' étendue des frais de production,
et suivant quel principe s' établit en chaque lieu sa
valeur. Il nous suffit ici, pour comprendre ce qui a
rapport au commerce, de regarder la valeur du produit
comme une quantité donnée. ainsi, sans examiner
encore pourquoi l' huile d' olive vaut 30 sous par
livre à Marseille, et 40 sous à Paris, je dis que
celui qui en fait venir de Marseille à Paris
augmente de 10 sous la valeur de chaque livre d' huile.
Et qu' on ne s' imagine pas que sa valeur intrinsèque
n' en soit pas augmentée ;
p102
elle l' est bien réellement, de même que la valeur
intrinsèque de l' argent est plus grande à Paris
qu' elle ne l' est à Lima.
En effet, le transport des marchandises ne peut
s' opérer sans le concours de divers moyens, qui tous
ont leur valeur intrinsèque aussi, et parmi lesquels
le transport proprement dit n' est pas toujours le plus
dispendieux. Ne faut-il pas un établissement commercial
au lieu où l' on rassemble la marchandise, un autre au
lieu où elle arrive, des magasins, des emballages ? Ne
faut-il pas des capitaux pour faire l' avance de sa
valeur ? N' y a-t-il pas des commissionnaires, des
assureurs, des courtiers à payer ? Ce sont là des
services vraiment productifs, puisque sans eux il est
impossible au consommateur de jouir de la denrée, et
que, si on les suppose réduits par la concurrence à
leur taux le plus bas, aucun autre moyen ne pourrait
l' en faire jouir à meilleur marché.
Dans le commerce, de même que dans l' industrie
manufacturière, la découverte d' un procédé expéditif
ou économique, un meilleur emploi des agens naturels,
comme celui d' un canal au lieu d' une grande route, la
destruction d' un obstacle, d' un renchérissement oppo
par la nature ou par les hommes, diminuent les frais
de production, et procurent au consommateur un gain
qui ne coûte rien au producteur. Il baisse alors son
prix sans perte, parce que, s' il fait payer moins
cher, c' est qu' il est tenu à moins dépenser. C' est
par cette raison que les routes, les canaux, les ponts,
l' abolition des douanes intérieures, des ages, des
octrois qui ne sont que des péages, tout ce qui favorise
les communications intérieures, est favorable à la
richesse d' un pays.
Lesmes principes s' appliquent au commerce avec
l' étranger comme au commerce intérieur. Le négociant
qui envoie des soieries en Allemagne, en Russie, et
qui vend à Pétersbourg 8 francs une aune d' étoffe qui
vaut 6 francs à Lyon, crée une valeur de 2 francs par
aune. Si le même négociant fait venir en retour des
fourrures de Russie, et s' il vend au Havre pour
1200 francs, ce qui lui aura coûté à Riga 1000 francs,
ou une valeur équivalente à 1000 francs, il y aura eu
une nouvelle valeur de 200 francs créée et partagée par
les divers agens de cette production, quelles que
soient les nations auxquelles ils appartiennent et
leur importance dans les fonctions productives, depuis
le gros négociant jusqu' au simple crocheteur. La nation
française s' enrichit de ce que gagnent là-dedans
p103
les industrieux et les capitaux français ; la nation
russe, de ce que gagnent les industrieux et les
capitaux russes.
Ce pourrait être même une nation étrangère à la
France et à la Russie qui fit les bénéfices du
commerce mutuel de ces deux nations ; et ces deux
nations n' y perdraient rien, si leurs industrieux
avaient chez eux d' autres emplois également lucratifs
de leur temps et de leurs capitaux. Or, la
circonstance d' un commerce extérieur actif, quels
qu' en soient les agens, est très-propre à vivifier
l' industrie intérieure. Les chinois, qui laissent faire
à d' autres nations tout leur commerce extérieur, n' en
font pas moins des profits considérables, puisqu' ils
suffisent, sur un territoire égal à l' europe en
surface, à l' entretien d' un nombre d' habitans double
de ce qu' en contient l' Europe. Un marchand dont la
boutique est bien achalandée, ne fait pas de moins
bonnes affaires que le porte-balle qui va offrant la
sienne par le pays. Les jalousies commerciales ne
sont guère que des préjugés, des fruits sauvages qui
tomberont quand ils seront parvenus à maturité.
En tout pays, le commerce extérieur qui se fait est
peu considérable, compaau commerce intérieur. Il
suffit, pour s' en convaincre, de remarquer, soit dans
un rassemblement considérable, soit sur les tables
mes les plus somptueuses, combien la valeur des
choses tirées du dehors qu' on peut apercevoir, est
modique, en comparaison de la valeur des choses qui
viennent de l' intérieur, surtout si l' on y comprend,
comme on le doit, la valeur des bâtimens et autres
constructions où l' on habite, et qui sont bien un
produit de l' intérieur.
p104
Il y a un commerce qu' on appelle de spéculation, et
qui consiste à acheter des marchandises dans un temps
pour les revendre au même lieu et intactes, à une
époque l' on suppose qu' elles se vendront plus cher.
Ce commerce lui-même est productif : son utilité
consiste à employer des capitaux, des magasins, des
soins de conservation, une industrie enfin, pour
retirer de la circulation une marchandise lorsque sa
surabondance l' avilirait, en ferait tomber le prix
au-dessous de ses frais de production, et
découragerait par conséquent sa production, pour la
revendre lorsqu' elle deviendra trop rare, et que son
prix étant porté au-dessus de son taux naturel (les
frais de production) elle causerait de la perte à ses
consommateurs. Ce commerce tend, comme on voit, à
transporter, pour ainsi dire, l marchandise d' un
temps dans un autre, au lieu de la transporter d' un
endroit dans un autre. S' il ne donne point de
bénéfice, s' il donne de la perte, c' est une preuve
qu' il était inutile, que la marchandise n' était point
trop abondante au momenton l' achetait, et qu' elle
n' était point trop rare au moment où on l' a revendue.
On a aussi appelé les opérations de ce genre,
commerce de réserve, et cette désignation est
bonne. Lorsqu' elles tendent à accaparer toutes les
denrées d' une même espèce, pour s' en réserver le
monopole et la revente à des prix exagérés, on nomme
cela des accaparemens. ils sont heureusement
d' autant plus difficiles que le pays a plus de
commerce, et par conséquent plus de marchandises de
tout genre dans la circulation.
Le commerce de transport proprement dit, celui que
Smith appelle ainsi carrying trade, consiste à
acheter des marchandises hors de son pays pour les
revendre hors de son pays. Cette industrie est
favorable non-seulement au négociant qui l' exerce,
mais aux deux nations chez lesquelles il va l' exercer,
par les raisons que j' ai exposées en parlant du
commerce extérieur. Ce commerce convient peu aux
nations où les capitaux sont rares, et qui en
manquent pour exercer leur industrie intérieure, celle
qui mérite d' être favorisée de préférence. Les
hollandais, en temps ordinaire, le font avec avantage,
parce qu' ils ont une population et des capitaux
surabondans. Les français l' ont fait avec succès, en
temps de paix, d' un port du Levant à l' autre, leurs
armateurs pouvant se procurer des capitaux à meilleur
compte que les levantins, et se trouvant peut-être
moins exposés aux avanies de leur abominable
gouvernement ; d' autres ont succédé aux fraais, et
ce commerce de transport, loin d' être funeste aux
sujets du turc, contribue à entretenir le peu
d' industrie de ces contrées.
p105
Des gouvernemens, moins sages en cela que celui de
Turquie, ont interdit aux armateurs étrangers le
commerce de transport chez eux. Si les nationaux
pouvaient faire ce transport à meilleur compte que
les étrangers, il était superflu d' en exclure ces
derniers ; si les étrangers pouvaient le faire à moins
de frais, on se privait volontairement du profit qu' il
y avait à les employer.
Rendons cela plus sensible par un exemple.
Le transport des chanvres de Riga au Havre revient,
dit-on, à un navigateur hollandais à 35 francs par
tonneau. Nul autre ne pourrait les transporter si
économiquement ; je suppose que le hollandais peut
le faire. Il propose au gouvernement français, qui
est consommateur du chanvre de Russie, de se charger
de ce transport pour 40 francs par tonneau. Il se
serve, comme on voit, un néfice de 5 francs. Je
suppose encore que le gouvernement français, voulant
favoriser les armateurs de sa nation, préfère employer
des navires français auxquels le même transport
reviendra à 50 francs, et qui, pour se ménager le même
bénéfice, le feront payer 55 francs. Qu' en
sultera-t-il ? Le gouvernement aura fait un
excédant de dépense de 15 francs par tonneau, pour en
faire gagner 5 à ses compatriotes ; et comme ce sont
des compatriotes également qui paient les
contributions sur lesquelles se prennent les dépenses
publiques, cette opération aura coûté 15 francs à des
français, pour faire gagner 5 francs à d' autres
français.
D' autres données donneront d' autres résultats ; mais
telle est, je crois, la méthode à suivre dans ce
calcul.
Il n' est pas besoin d' avertir que j' ai considéré
jusqu' à ce moment l' industrie nautique seulement dans
ses rapports avec la richesse publique ; elle en a
d' autres avec la sûreté de l' état. L' art de la
navigation, qui sert au commerce, sert encore à la
guerre. La manoeuvre d' un bâtiment de mer est une
évolution militaire ; de sorte qu' une nation qui
possède beaucoup d' ouvriers marins est militairement
plus puissante qu' une nation qui en possède peu. Elle
peut trouver au besoin un plus grand nombre de matelots
expérimentés pour manoeuvrer les vaisseaux de l' état.
Il en est résulté que toujours on a vu des
considérations militaires et politiques seler aux
vues industrielles et commerciales dans ce qui a eu
rapport à la navigation ; et lorsque l' Angleterre,
par son acte de navigation, a interdit à tout bâtiment
dont les armateurs et l' équipage ne seraient pas au
moins pour les trois quarts anglais, de faire le
commerce de transport pour elle, son but a été non pas
autant de recueillir lenéfice qui en
p106
pouvait résulter, que d' augmenter ses forces navales et
de diminuer celles des autres puissances,
particulièrement de la Hollande, qui fesait alors un
grand commerce de transport, et qui était à cette
époque le principal objet de la jalousie anglicane.
On ne peut nier que cette vue ne soit celle d' une
habile administration, en supposant toutefois qu' il
convienne à une nation de dominer sur les autres.
Toute cette vieille politique tombera. L' habileté sera
de mériter la préférence, et non de la réclamer de
force. Les efforts qu' on fait pour s' assurer la
domination ne procurent jamais qu' une grandeur factice
qui fait nécessairement de tout étranger un ennemi. Ce
système produit des dettes, des abus, des tyrans et
des révolutions ; tandis que l' attrait d' une convenance
ciproque procure des amis, étend le cercle des
relations utiles ; et la prospérité qui en résulte est
durable, parce qu' elle est naturelle.
Chapitre x.
Quelles transformations subissent les capitaux dans
le cours de la production.
Nous avons vu de quoi se composent les capitaux
productifs d' une nation, et quels sont leurs usages.
Il fallait le dire alors pour embrasser l' ensemble des
moyens de production. Nous allons observer maintenant
ce qui leur arrive dans le cours de la production,
comment ils se conservent et comment ils s' accroissent.
Pour ne point fatiguer l' esprit du lecteur par des
abstractions, je commencerai par des exemples, et je
les choisirai dans les faits les plus communs. Les
principesnéraux en sortiront ensuite d' eux-mêmes,
et le lecteur sentira la possibilité de les appliquer
à tous les autres cas sur lesquels il voudra porter un
jugement sain.
Lorsqu' un cultivateur fait lui-même valoir ses terres,
outre la valeur de sa terre, il doit posséder un
capital, c' est-à-dire une valeur quelconque composée
en premier lieu des défrichemens et constructions,
qu' on peut,
p107
si l' on veut, considérer comme fesant partie de la
valeur du fonds, mais qui sont cependant des produits
de l' industrie humaine et un accroissement de la
valeur du fonds. Cette portion du capital s' use peu ;
quelques parations faites à mesure suffisent pour
lui conserver son entière valeur. Si ce cultivateur
trouve chaque année, sur les produits de l' année, de
quoi subvenir à cesparations, cette portion du
capital se trouve par là perpétuellement maintenue.
Une seconde partie du capital de ce même cultivateur
se compose d' outils aratoires, d' ustensiles, de
bestiaux qui s' usent plus rapidement, mais qui
s' entretiennent et au besoin se renouvellent de même
auxpens des produits annuels de l' entreprise, et
conservent ainsi leur valeur entière.
Enfin, il faut des provisions de plusieurs espèces,
des semences, des denrées, des fourrages pour
l' entretien des hommes et des animaux, de l' argent
pour le salaire des manouvriers, etc. Remarquez que
cette portion du capital se dénature tout-à-fait dans
le cours d' une année, et même plusieurs fois par an.
L' argent, les grains, les provisions de tous genres
se dissipent en totalité ; mais il le faut, et nulle
partie du capital n' est perdue, si le cultivateur,
indépendamment des profits qui paient le service
productif du terrain (ou le fermage), le service
productif du capital lui-même (ou l' intérêt), et le
service productif de l' industrie qui les a mis en jeu,
est parvenu, au moyen de ses produits de l' année, à
rétablir
p108
ses approvisionnemens en argent, en grains, en
bestiaux, fût-ce même en fumier, jusqu' à former une
valeur égale à celle avec laquelle il a commen
l' année d' auparavant.
On voit que, bien que presque toutes les parties du
capital aient reçu des atteintes, et que quelques-unes
aient même été anéanties tout-à-fait, le capital a
néanmoins été conservé ; car un capital ne consiste pas
en telle ou telle matière, mais en une valeur qui
n' est pas altérée toutes les fois qu' elle reparaît en
d' autres matières d' une égale valeur.
On conçoit même aisément, si cette terre a été assez
vaste et son exploitation conduite avec assez d' ordre,
d' économie et d' intelligence, que les profits du
cultivateur, après que son capital a été rétabli dans
son entière valeur, et que toutes ses dépenses et
celles de sa famille ont été payées, lui aient fourni
un excédant à mettre de côté. Les conséquences qui
sulteront de l' emploi de cet excédant sont fort
importantes, et feront la matière du chapitre suivant.
Il suffit, quant à présent, de bien concevoir que la
valeur du capital, quoique consommée, n' est point
détruite, parce qu' elle a été consommée de manière à
se reproduire, et qu' une entreprise peut se perpétuer
et donner tous les ans de nouveaux produits avec le
me capital, quoiqu' il soit consommé sans cesse.
Après avoir suivi les transformations que subit un
capital dans l' industrie agricole, on suivra sans
peine les transformations qu' il subit dans les
manufactures et le commerce.
Dans les manufactures, il y a, comme dans l' agriculture,
des portions du capital qui durent plusieurs années,
comme les bâtimens des usines, les machines et
certains outils, tandis que d' autres portions changent
totalement de forme ; c' est ainsi que les huiles, la
soude, que consomment les savonniers, cessent d' être
de l' huile, de la soude, pour devenir du savon. C' est
ainsi que les drogues pour la teinture cessent d' être
de l' indigo, du bois d' Inde, du rocou, et font partie
des étoffes qu' elles colorent. Les salaires et
l' entretien des ouvriers sont dans le même cas.
Dans le commerce, la presque totalité des capitaux
subit, et souvent plusieurs fois par année, des
transformations complètes. Un négociant, avec des
espèces, achète des étoffes et des bijoux : première
transformation. Il les envoie à Buenos-Ayres, où on
les vend : seconde transformation. Il donne ordre d' en
employer le montant en peaux d' animaux : troisième
transformation. Cette marchandise, arrivée au lieu de
sa destination, est vendue à son tour ; la valeur en
est remise en effets de commerce sur Paris ; et ces
valeurs, changées en espèces, reproduisent le
p109
capital, et probablement avec bénéfice, sous sa
première forme, celle d' une monnaie française.
On voit que les choses fesant office de capital sont
innombrables ; si, dans un moment donné, on voulait
connaître de quoi se compose le capital d' une nation,
on trouverait qu' il consiste en une multitude
d' objets, de denrées, de matières dont il serait
absolument impossible d' assigner avec quelque
exactitude la valeur totale, et dont quelques-unes
me sont à plusieurs milliers de lieues de ses
frontières. On voit en même temps que les denrées les
plus fugitives et les plus viles sont non-seulement
une partie, mais une partie souvent indispensable de
ce capital ; que, quoique perpétuellement consommées
et détruites, elles ne supposent point que le capital
lui-même soit consommé ettruit, pourvu que sa
valeur soit conservée ; et que, par conséquent,
l' introduction, l' importation qui peut avoir lieu de
ces denrées viles et fugitives, peut avoir le même
avantage que l' introduction des marchandises plus
durables et plus précieuses, comme l' or et l' argent ;
qu' elles en ont vraisemblablement davantage du moment
qu' on les préfère ; que les producteurs sont les seuls
juges compétens de la transformation, de l' extraction,
de l' introduction de ces diverses denrées et matières,
et que toute autorité qui intervient-dedans, tout
système qui veut influer sur la production, ne peut
qu' y être nuisible.
Il y a des entreprises où le capital est entièrement
rétabli, et recommence de nouveaux produits plusieurs
fois par année. Dans les manufactures trois mois
suffisent pour confectionner et vendre un produit
complet, le même capital peut remplir le me office
quatre fois par an. Le profit qu' il rapporte est
ordinairement proportionné au temps qu' il est occupé.
On comprend qu' un capital qui rentre au bout de trois
mois ne rapporte pas un profit aussi grand que celui
qui n' est rétabli qu' au bout d' une année ; si cela
était, le profit serait quadruple dans l' année, et
attirerait dans cet emploi une masse de capitaux
dont la concurrence ferait baisser les profits.
Par la raison du contraire, les produits qui exigent
plus d' une année de confection, comme les cuirs,
doivent, indépendamment du rétablissement de la valeur
capitale, rendre les profits de plus d' une année ;
autrement, qui voudrait s' en occuper ?
Dans le commerce que l' Europe fait avec l' Inde et la
Chine, le capital est occupé pendant deux ou trois
années avant de se remontrer. Et, dans le commerce,
dans les manufactures, comme dans l' entreprise agricole
p110
que nous avons prise pour exemple, il n' est point
nécessaire qu' un capital soitalisé et transformé en
numéraire, pour reparaître dans son intégrité ; la
plupart des négocians et des manufacturiers
alisent en espèces la totalité de leur capital,
tout au plus au moment ils quittent les affaires ;
et ils n' en savent pas moins chaque fois qu' ils
veulent le savoir, au moyen d' un inventaire de toutes
les valeurs qu' ils possèdent, si leur capital est
diminué ou s' il est augmenté.
La valeur capitale employée à une production, n' est
jamais qu' une avance destinée à payer des services
productifs, et que rembourse la valeur du produit
qui en résulte.
Un mineur tire du minerai du sein de la terre ; un
fondeur le lui paie. Voilà sa production terminée
et soldée par une avance prise sur le capital du
fondeur.
Celui-ci fond le minerai, l' affine, et en fait de
l' acier qu' un coutelier lui achète. Le prix de cet
acier rembourse au fondeur l' avance qu' il avait faite
en achetant la matière, de même que l' avance des
frais de la nouvelle façon qu' il y a ajoutée.
à son tour le coutelier fabrique des rasoirs avec
cet acier, et le prix qu' il en tire lui rembourse
ses avances et lui paie la nouvelle valeur qu' il a
ajoutée au produit.
On voit que la valeur des rasoirs a suffi pour
rembourser tous les capitaux employés à leur
production, et payer cette production elle-même ; ou
plutôt les avances ont pales services productifs,
et le prix du produit a remboursé les avances. C' est
comme si la valeur entière du produit, sa valeur
brute, avait directement payé les frais de sa
production. C' est même ainsi que le fait s' exprime
ordinairement ; mais il était bon d' observer après
quelles cascades arrive ce résultat.
Chapitre xi.
De quelle manière se forment et se multiplient les
capitaux.
Le chapitre qui précède a montré comment les capitaux
productifs, perpétuellement occupés, tourmentés, usés
pendant la production, s' en tirent lorsqu' elle est
terminée avec leur valeur entière. Or, comme c' est la
valeur de la matière, et non la matière elle-même qui
constitue la richesse, on a compris, j' espère,
comment le capital productif, quoiqu' il ait plusieurs
fois changé de forme matérielle, est cependant toujours
le même capital.
p111
On comprendra avec lame facilité que, comme c' est
la valeur produite qui a remplacé la valeur consommée,
cette valeur produite a pu être moindre, égale, ou
supérieure à la valeur consommée. Si elle a été égale,
le capital a été seulement rétabli et entretenu ; si
elle a été moindre, le capital a été enta ; et si
elle a été supérieure, il y a eu augmentation,
accroissement de capital. C' est la position où nous
avons laissé l' entrepreneur-cultivateur qui nous a
servi d' exemple au chapitre précédent. Nous avons
supposé qu' après avoir rétabli son capital dans son
entière valeur, tellement entière, qu' il pouvait
recommencer une autre année avec des moyens égaux, ce
cultivateur a eu un excédant de ses produits sur ses
consommations pour une valeur quelconque, que nous
ferons monter à mille écus, pour fixer nos idées.
Observons maintenant tous les emplois qu' il peut faire
de cet excédant de mille écus, et ne méprisons point
une observation qui paraît si simple : j' avertis qu' il
n' en est point qui exerce une aussi grande influence
sur le sort des hommes, et point dont les résultats
soient plus méconnus.
Quels que soient les produits qui composent cet
excédant, dont nous estimons la valeur mille écus, il
peut l' échanger contre de la monnaie d' or et d' argent,
et l' enfouir dans la terre pour la retrouver au
besoin. Cet enfouissement ôte-t-il mille écus à la
masse des capitaux de la société ? Non, puisque nous
venons de voir que la valeur de son capital a été
auparavant rétablie complètement. A-t-il fait tort de
cette somme à quelqu' un ? Pas davantage ; car il n' a
volé ni dupersonne, et n' a jamais reçu aucune
valeur qu' il n' ait donné une valeur égale en échange.
On dira peut-être : il a donné du blé en échange des
mille écus enfouis ; ce blé n' a pas tarà être
consommé, et les mille écus n' en demeurent pas moins
soustraits au capital de la société. mais le blé
vendu ne fesait plus partie du capital de notre
cultivateur, puisqu' il n' était plus sa propriété ;
c' était l' argent reçu en échange du blé qui en fesait
partie. Le blé devenu la propriété d' une autre
personne, peut au surplus faire partie du capital de
son nouveau possesseur, si celui-ci le consomme
reproductivement ; car on sait que des matières
consommables et fugitives peuvent faire partie d' un
capital aussi bien que les plus durables, aussi
long-temps qu' on les consomme de manière à en
reproduire la valeur.
Du moment donc que le capital de notre cultivateur
a été rétabli dans son ancienne valeur, et qu' il
recommence avec les mêmes moyens qu' auparavant, les
mille écus d' excédant qu' il a épargnés, fussent-ils
jetés à la mer, le capital social ne serait pas moins
égal à ce qu' il était auparavant.
p112
Mais continuons toutes les suppositions possibles
relativement à l' emploi des mille écus.
Par une nouvelle supposition, ils n' ont pas été
enfouis ; le cultivateur s' en est servi pour donner
une très-belle fête. Cette valeur a été détruite dans
une soirée ; un festin magnifique, les ornemens d' un
bal, et un feu d' artifice, ont absorbé la somme. Cette
valeur, ainsi détruite, n' est point restée dans la
société ; elle n' a plus continué à faire partie de
la richesse générale ; car les personnes entre les
mains de qui les mille écus en esces ont passé, ont
fourni une valeur équivalente en viandes, en vins, en
rafraîchissemens, en poudre, et de toute cette valeur
il ne reste rien ; mais la masse des capitaux n' a pas
été diminuée par cet emploi plus que par le précédent.
Il y avait eu un excédant de valeur produite, cet
excédant a été détruit. Les choses sont restées au
me point.
Par une troisième supposition, les mille écus ont
servi à acheter des meubles, du linge, de l' argenterie.
Point encore de diminution dans le capital productif
de la nation ; mais aussi point d' accroissement. Il
n' y a de plus, dans cette supposition, que les
jouissances additionnelles que procure au cultivateur
et à sa famille le supplément de mobiliers qu' ils ont
acquis.
Enfin, par une quatrième supposition, qui est la
dernière, le cultivateur ajoute à son capital
productif les mille écus qu' il a épargnés,
c' est-à-dire les réemploie productivement selon les
besoins de sa ferme ; il achète quelques bestiaux,
nourrit un plus grand nombre d' ouvriers, et il en
sulte, au bout de l' année, un produit qui a conservé
ou rétabli avec profit l' entière valeur des mille
écus, de manière qu' ils peuvent servir l' année
suivante, et perpétuellement, à donner chaque année un
nouveau produit.
C' est alors, et seulement alors, que le capital
productif de la société est véritablement augmenté de
la valeur de cette somme. L' accumulation qui forme un
nouveau capital, ne commence qu' après que l' ancien
capital est complètement tabli.
Il est bien essentiel qu' on remarque que, de manière
ou d' autre, soit qu' on dépense improductivement une
épargne, soit qu' on la dépense productivement, elle
est toujourspensée et consommée ; et ceci détruit
une opinion bien fausse, quoique bien généralement
pandue, c' est que l' épargne nuit à la consommation.
Toute épargne, pourvu qu' on en fasse l' objet d' un
placement, ne diminue en rien la consommation, et, au
contraire, elle donne lieu à une consommation qui se
reproduit et se renouvelle à perpétuité, tandis
qu' une consommation improductive ne se
p113
pète point. On voit que l' accumulation, présentée
sous ses véritables traits, n' a rien qui doive la
rendre odieuse ; on sentira tout à l' heure au
contraire les bons effets dont elle est suivie.
Je prie aussi de remarquer que la forme sous laquelle
la valeur épargnée se trouve être épargnée et
réemployée, ne change rien au fond de la question ;
elle l' est avec plus ou moins d' avantage, selon
l' intelligence et la position de l' entrepreneur. Rien
ne s' oppose à ce que cette portion de capital ait été
accumulée sans avoir été un seul instant sous la
forme de monnaie d' argent. Un des produits épargnés
peut avoir été planté ou semé avant d' avoir subi aucun
échange ; le bois, qui aurait inutilement chauffé des
appartemens superflus, peut se montrer en palissades,
s' élever en charpente, et, d' une portion de revenu
qu' il était au moment de la coupe, devenir un capital
après avoir été employé.
La nature des besoins de chaque nation, se position
géographique, et le génie de ses habitans, déterminent
commument la forme sous laquelle s' amassent ses
capitaux. La plus grande partie des accumulations d' une
société naissante consiste en constructions, en outils
d' agriculture, en bestiaux, en améliorations de son
fonds de terre ; la plupart de celles d' une nation
manufacturière consistent en matières brutes, ou qui
sont dans un état plus ou moins ouvragé, entre les
mains de ses fabricans. Ses capitaux se composent
encore des usines et des machines propres à façonner
les produits.
Chez une nation principalement commerçante, la plus
grande partie des capitaux accumulés est en
marchandises brutes ou manufacturées que les négocians
ont achetées, et qu' ils se proposent de revendre. Les
navires et autres bâtimens de commerce, les magasins,
les chars, les chevaux, font aussi une partie
importante des capitaux d' une telle nation.
Une nation qui cultive à la fois l' industrie agricole,
l' industrie manufacturière et l' industrie commerciale,
voit son capital composé de produits de toutes ces
différentes sortes, de cette masse de provisions de
tout genre que nous voyons actuellement entre les
mains des peuples policés, et qui, employés avec
intelligence, sont perpétuellement entretenus, et même
augmentés, malgré l' immense consommation qui s' en fait,
pourvu que l' industrie de ces peuples produise plus de
valeurs que leur consommation n' en détruit.
Ce n' est point à dire que chaque nation ait précisément
produit et mis en réserve les choses qui composent
actuellement son capital ; elle a pu mettre en réserve
des valeurs quelconques, qui, par la voie des
transmutations,
p114
ont pris la forme qui lui convenait le mieux ; un
boisseau de blé épargné peut nourrir également un
maçon et un brodeur. Dans le premier cas, le boisseau
de blé reparaîtra sous la forme d' une portion de
bâtiment, produit durable fesant partie d' un capital ;
dans le second cas, il reparaîtra dans un habit brodé
qui ne durera qu' un temps.
Tout entrepreneur d' industrie, fesant lui-même
travailler son capital, trouve avec facilité les
moyens d' occuper productivement ses épargnes. S' il est
cultivateur, il acte des portions de terre, ou
augmente par des bonifications le pouvoir productif de
celles qu' il a. S' il est négociant, il achète et
revend une plus grande masse de marchandises. Les
capitalistes ont à peu près les mêmes moyens ; ils
augmentent de tout le montant de leurs épargnes leur
capital placé, ou bien ils cherchent de nouveaux
placemens, pour eux d' autant plus faciles à trouver,
que, connus pour avoir des fonds à placer, ils
reçoivent plus que d' autres des propositions pour
l' emploi de leurs épargnes. Mais les propriétaires de
terres affermées, et les personnes qui vivent de leurs
rentes ou du salaire de leur main-d' oeuvre, n' ont pas
la même facilité, et ne peuvent placer utilement un
capital qu' autant qu' il se monte à une certaine somme.
Beaucoup d' épargnes sont, par cette raison, consommées
improductivement, qui auraient pu être consommées
reproductivement, et grossir les capitaux particuliers,
et par conséquent la somme du capital national. Les
caisses et les associations qui se chargent de
recevoir, de réunir et de faire valoir les petites
épargnes des particuliers, sont en conséquence (toutes
les fois qu' elles offrent une sûreté parfaite)
très-favorables à la multiplication des capitaux.
L' accroissement des capitaux est lent de sa nature ;
car il n' a jamais lieu que là où il y a des valeurs
ritablement produites, et des valeurs ne se créent
pas sans qu' on y mette, outre les autres élémens, du
temps et de la peine. Et comme les producteurs, tout
en créant des valeurs, sont obligés d' en consommer,
ils ne peuvent jamais accumuler, c' est-à-dire,
employer reproductivement que la portion des valeurs
produites qui excède
p115
leurs besoins ; c' est le montant de cet excédant qui
constitue l' enrichissement des particuliers et des
sociétés. Un pays marche d' autant plus rapidement vers
la prosrité, que chaque année il s' y trouve plus de
valeurs épargnées et employées reproductivement. Ses
capitaux augmentent ; la masse d' industrie mise en
mouvement devient plus considérable ; et de nouveaux
produits pouvant être créés par cette addition de
capitaux et d' industrie, de nouvelles épargnes
deviennent toujours plus faciles.
Toute épargne, tout accroissement de capital, ppare
un gain annuel et perpétuel, non-seulement à celui qui
a fait cette accumulation, mais à tous les gens dont
l' industrie est mise en mouvement par cette portion du
capital. Elle prépare un intérêt annuel au capitaliste
qui a fait l' épargne, et des profits annuels aux
industrieux qu' elle fait travailler. Perpétuellement
consommée, elle est autant de fois reproduite pour
être consommée de nouveau, de même que les profits
qu' elle fait naître. Aussi le célèbre Adam Smith
compare-t-il un homme frugal, qui augmente ses
capitaux productifs, net-ce que dans une seule
occasion, à l' un des fondateurs d' une maison
d' industrie où une société d' hommes laborieux seraient
nourris à perpétuité des fruits de leur travail ; et
un prodigue, au contraire, qui mange une partie de son
capital, est comparé par lui à l' administrateur
infidèle qui dilapiderait les biens d' une fondation
pieuse, et laisserait sans ressources, non-seulement
ceux qui y trouvaient leur subsistance, mais tous ceux
qui l' y auraient trouvée par la suite. Il n' hésite pas
à nommer le dissipateur un fléau public, et tout
homme frugal et rangé, un bienfaiteur de la société.
Il est heureux que l' intérêt personnel veille sans
cesse à la conservation des capitaux des particuliers,
et qu' on ne puisse en aucun temps distraire
p116
un capital d' un emploi productif, sans se priver d' un
revenu proportionné.
Smith pense qu' en tout pays, la profusion ou
l' imritie de certains particuliers, et des
administrateurs de la fortune publique, est plus que
compensée par la frugalité de la majorité des
citoyens, et par le soin qu' ils prennent de leurs
intérêts. Il paraît certain du moins que, de notre
temps, presque toutes les nations européennes
croissent en opulence ; ce qui ne peut avoir lieu sans
que chacune, prise en masse, ne consomme
inproductivement moins qu' elle ne produit. Les
volutions modernes même, n' ayant pas été suivies
d' invasions durables, de ravages prolongés, comme les
anciennes, et d' un autre côté ayant détruit certains
préjugés, aiguisé les esprits et renversé d' incommodes
barrières, semblent avoir été favorables plutôt que
contraires aux progrès de l' opulence. Mais cette
frugalité dont Smith fait honneur aux particuliers
n' est-elle pas, en raison de quelques vices dans
l' organisation politique, forcée chez la classe la
plus nombreuse ? Est-il bien sûr que sa part des
produits soit exactement proportionnée à la part qu' elle
prend à la production ? Dans les pays qu' on regarde
comme les plus riches, combien d' individus vivent dans
une disette perpétuelle ! Combien de ménages, dans les
villes comme dans les campagnes, dont la vie entière se
compose de privations, et qui, entourés de tout ce qui
est capable d' exciter les désirs, sontduits à ne
pouvoir satisfaire que leurs besoins les plus grossiers,
comme s' ils vivaient dans un temps de barbarie, au
milieu des nations les plus indigentes ! Ce ne sont pas
les misérables qui font des épargnes ; car qui n' a pas
de quoi vivre ne met guère de côté : c' est à leurs
dépens que les épargnes sont faites. Un riche
sinécuriste enrichi des faveurs de la cour, fait des
accumulations qui sont prises sur les impôts. Les
impôts écrasent les entreprises
p117
industrielles, qui ne peuvent se soutenir qu' en
diminuant le salaire des ouvriers.
J' en conclus que, quoiqu' il y ait incontestablement,
dans presque tous les états de l' Europe, des produits
épargnés chaque année, cette épargne ne porte pas en
général sur les consommations inutiles, ainsi que le
voudraient la politique et l' humanité, mais sur des
besoins véritables ; ce qui accuse le système politique
et économique de beaucoup de gouvernemens.
Smith pense encore que les richesses des modernes sont
dues plutôt à l' étendue des économies qu' à
l' accroissement de la production. Je sais bien que
certaines profusions folles sont peut-être plus rares
qu' autrefois ; mais qu' on fasse attention au petit
nombre de personnes à qui de semblables profusions
étaient permises ; qu' on prenne la peine de considérer
combien les jouissances d' une consommation plus
abondante et plus variée se sont répandues, surtout
parmi la classe mitoyenne de la société ; on trouvera,
ce me semble, que les cnsommations et les économies se
sont accrues en même temps ; ce qui n' est pas
contradictoire : combien
p118
d' entrepreneurs, en tous les genres d' industrie, dans
les temps prospères, produisent assez pour augmenter
à la fois leurs dépenses et leurs épargnes ! Ce qui
est vrai d' une entreprise particulière peut l' être de
la majeure partie des entreprises d' une nation. Les
richesses de la France s' accrurent pendant les
quarante premières anes dugne de Louis Xiv,
malgré les profusions du gouvernement et des
particuliers, excitées par le faste de la cour. Le
mouvement imprimé à la production par Colbert
multipliait les ressources plus vite encore que la cour
ne les dissipait. Quelques personnes s' imaginent
qu' elles se multipliaient par la raison que la cour
les dissipait ; c' est une erreur grossière, et la
preuve en est, qu' après la mort de Colbert, les
profusions de la cour allant du me pas, et la
production ne pouvant plus les suivre, le royaume tomba
dans un épuisement affreux. Rien ne fut plus triste que
la fin de ce règne.
Depuis la mort de Louis Xiv, les dépenses publiques
et particulières ont encore augmenté, et il me paraît
inontestable que les richesses de la France ont
augmenté aussi : Smith lui-même en convient ; et ce
qui est vrai de la France, l' est, à différens degrés,
de la plupart des autres états de l' Europe.
Turgot partage l' opinion de Smith. Il croit qu' on
épargne plus qu' on ne fesait autrefois, et fonde cette
opinion sur le raisonnement suivant : le taux de
l' intérêt, en temps ordinaire, est, dans la plupart des
pays de l' Europe, plus bas qu' il n' a jamais été ;
cela indique qu' il y a plus de capitaux qu' il n' y en a
jamais eu ; donc on a plus épargné pour les amasser
qu' on ne l' a fait à aucune autre époque.
Cela prouve ce dont on convient, c' est-à-dire, qu' il
y a plus de capitaux qu' autrefois ; mais cela ne
prouve rien sur la manière dont ils ont été acquis,
et je viens de montrer qu' ils peuvent l' avoir été par
une production supérieure, aussi bien que par une
économie plus grande.
p119
Je ne nie pas au surplus qu' on n' ait, à beaucoup
d' égards, perfectionné l' art d' épargner comme l' art
de produire. On n' aime pas à se procurer moins de
jouissances qu' autrefois ; mais il y en a plusieurs
qu' on sait se procurer à moins de frais. Quoi de plus
joli, par exemple, que les papiers-tentures qui
ornent les murs de nos appartemens ? La grâce des
dessins y reçoit un nouveau lustre de la fraîcheur des
nuances. Autrefois on n' avait chez les classes de la
société qui font maintenant usage de papiers peints,
que des murs blanchis ou des tapisseries en points
de Hongrie fort laides, et d' un prix supérieur à la
plupart de nos tentures actuelles.
Dans ces dernières années, on est parvenu, en détruisant
par l' acide sulfurique la partie mucilagineuse des
huiles végétales, à pouvoir les brûler dans les
lampes à double courant d' air, qu' on ne pouvait, avant
cette découverte, alimenter qu' avec de l' huile de
poisson, qui coûte deux ou trois fois autant. Cette
seule économie a mis en France ce bel éclairage à la
portée de presque toutes les fortunes.
Cet art d' épargner est aux progès de l' industrie
qui, d' une part, a découvert un grand nombre de
procédés économiques, et qui, de l' autre, a partout
sollicité des capitaux et offert aux capitalistes,
petits et grands, de meilleures conditions et des
chances plus sûres. Dans les temps où il n' y avait
encore que peu d' indstrie, un capital, ne portant
aucun profit, n' était presque jamais qu' un trésor
enfermé dans un coffre-fort ou caché dans la terre,
et qui se conservait pour le moment du besoin ; que
ce trésor fût considérable ou non, il ne donnait pas
un profit plus ou moins grand, puisqu' il n' en
donnait aucun ; ce n' était autre chose qu' une
p120
précution plus ou moins grande. Mais quand le trésor
a pu donner un profit proportionné à sa masse, alors
on a été doublement intéressé à le grossir ; et ce
n' a pas été en vertu d' un intérêt éloigné, d' un
intérêt de précaution, mais d' un intérêt actuel,
sensible à tous les instans, puisque le profit donné
par le capital a pu, sans rien ôter au fonds, être
consomet procurer de nouvelles jouissances.
Dès-lors on a plus étroitement songé qu' on ne l' avait
fait auparavant, à se créer un capital productif
quand on n' en avait point, à l' augmenter quand on en
avait un ; et l' on a consides fonds portant
l' intérêt comme une propriété aussi lucrative et
quelquefois aussi solide qu' une terre rapportant un
fermage.
Que si l' on s' avisait de regarder l' accumulation des
capitaux comme un mal, en ce qu' elle tend à
augmenter l' inégalité des fortunes, je prierais
d' observer que si l' accumulation tend sans cesse à
accroître les grandes fortunes, la marche de la
nature tend sans cesse à les diviser. Un homme qui a
augmenté son capital et celui de son pays, finit par
mourir, et il est rare qu' une succession ne devienne
pas le partage de plusieurs héritiers ou légataires,
excepté dans les pays les lois reconnaissent des
substitutions et des droits de primogéniture. Hors
les pays où de pareilles lois exercent leur funeste
influence, et partout où la marche bienfesante de la
nature n' est pas contrariée, les richesses se
divisent naturellement, pétrent dans toutes les
ramifications de l' arbre social, et portent la vie et
la santé jusqu' à ses extrémités les plus éloignées.
Le capital total du pays s' augmente en même temps que
les fortunes particulières se divisent.
p121
On doit donc non-seulement voir sans jalousie, mais
regarder comme une source de prospérité générale,
l' enrichissement d' un homme, toutes les fois que son
bien, acquis légitimement, s' emploie d' une façon
productive. Je dis acquis légitimement, car une
fortune fruit de la rapine n' est pas un accroissement
de fortune pour l' état ; c' est un bien qui était dans
une main et qui a passé dans une autre, sans qu' il
mette en jeu plus d' industrie qu' auparavant. Il est
me, au contraire, assez commun qu' un capital mal
acquis soit mal dépensé.
La faculté d' amasser des capitaux, ou, si l' on veut
maintenant, des valeurs, est, ce me semble, une des
causes de la très-grande suriorité de l' homme sur
les animaux. Les capitaux sont entre ses mains des
instrumens pour multiplier ses forces ; tandis que
les alimens dont certains animaux font des magasins,
ne sont pour eux que des approvisionnemens pour
passer une mauvaise saison ; ainsi, en leur
supposant même le degré d' intelligence qu' ils n' ont
pas, cette intelligence demeurerait à peu près sans
effets, faute d' instrumens suffisans pour la mettre
en oeuvre.
Remarquez en outre qu' il est impossible d' assigner
une limite à la puisance qui résulte pour l' homme
de la faculté de former des capitaux ; car les
capitaux qu' il peut amasser avec le temps, l' épargne
et son industrie, n' ont point de bornes.
Chapitre xii.
Des capitaux improductifs.
Nous avons vu que les valeurs produites peuvent être
consacrées, soit à la satisfaction de ceux qui les
ont acquises, soit à une nouvelle production. Elles
peuvent encore, après avoir été soustraites à une
consommation iproductive, n' être pas consacrées à une
consommation reproductive, demeurer cachées, enfouies.
Le propriétaire de ces valeurs, après s' être privé,
en les épargnant, des jouissances, de la satisfaction
que cette consommation lui aurait procurées, se prive
encore des profits qu' il pourrait retirer du service
productif de son capital épargné. Il prive en même
temps l' industrie des profits qu' elle pourrait faire
en le mettant en oeuvre.
Parmi beaucoup d' autres causes de la misère et de la
faiblesse l' on voit les états soumis à la
domination ottomane, on ne peut douter que la
p122
quantité de capitaux qui y sont retenus dans
l' inaction n' en soit une des principales. La défiance,
l' incertitude où chacun est sur son sort futur,
engagent les gens de tous les ordres, depuis le pacha
jusqu' au paysan, à soustraire une partie de sa
propriété aux regards avides du pouvoir ; or, on ne
peut soustraire une valeur à la vue que par son
inaction. C' est un malheur partagé à différens degrés
par tous les pays soumis au pouvoir arbitraire,
surtout lorsqu' il est violent. Aussi remarque-t-on
dans les vicissitudes que présentent les orages
politiques, un certain resserrement de capitaux, une
stagnation d' industrie, une absence de profits, une
gêne universelle, lorsque la crainte s' empare des
esprits ; et, au contraire, un mouvement, une
activité très-avorables à la prospérité publique, du
moment que la confiance renaît.
Les madones, les saints des pays superstitieux, les
idoles richement ornées et pompeusement servies des
peuples de l' orient, ne fécondent point d' entreprises
agricoles ou manufacturières. Avec les richesses qui
les couvrent, et le temps qu' on perd à les solliciter,
on se procurerait en réalité les biens que ces images
n' ont garde d' accorder à de stériles prières.
Il y a beaucoup de capitaux oisifs dans les pays où
les moeurs obligent à mettre beaucoup d' argent en
meubles, en habits, en ornemens. Le vulgaire, qui,
par sa sotte admiration, encourage les emplois
improductifs, se fait tort à lui-même ; car le riche
qui place cent mille francs en dorures, en vaisselles,
en un mobilier immense, ne peut plus placer à
intérêt cette somme, qui, dès-lors, n' entretient
aucune industrie. La nation perd le revenu annuel de
ce capital, et le profit annuel de l' industrie que ce
capital aurait anie.
Jusqu' à ce moment nous avons considéré l' espèce de
valeur qu' on pouvait, après l' avoir créée, attacher
pour ainsi dire à la matière, et qui, ainsi
incorporée, était susceptible de se conserver plus ou
moins long-temps. Mais toutes les valeurs produites
par l' industrie humaine n' ont pas cette propriété. Il
en est de très-réelles, puisqu' on les paie fort bien,
et en échange desquelles on donne des matières
précieuses et durables, mais qui ne sont pas de nature
à pouvoir durer elles-mêmes au-delà du moment de leur
production. Ce sont celles qui vont être définies
dans le chapitre suivant, et auxquelles nous donnerons
le nom de produits immatériels.
p123
chapitre xiii.
Des produits immatériels, ou des valeurs qui sont
consommée au moment de leur production.
Un decin vient visiter un malade, observe les
symptômes de son mal, lui prescrit un rede, et sort
sans laisser aucun produit que le malade ou sa
famille puissent transmettre à d' autres personnes, ni
me conserver pour la consommation d' un autre temps.
L' industrie dudecin a-t-elle été improductive ?
Qui pourrait le penser ? Le malade a été sauvé. Cette
production était-elle incapable de devenir la matière
d' un échange ? Nullement, puisque le conseil du
decin a été échangé contre ses honoraires ; mais le
besoin de cet avis a cessé dès le moment qu' il a é
donné. Sa production était de le dire ; sa
consommation, de l' entendre ; il a été consom en
me temps que produit.
C' est ce que je nomme un produit immatériel.
l' industrie d' un musicien, d' un acteur, donne un
produit du même genre ; elle vous procure un
divertissement, un plaisir, qu' il vous est impossible
de conserver, de retenir, pour le consommer plus tard,
ou pour l' échanger de nouveau contre d' autres
jouissances. Celle-ci a bien son prix ; mais elle ne
subsiste plus, si ce n' est dans le souvenir, et n' a
plus aucune valeur échangeable, passé le moment de sa
production.
Smith refuse aux résultats de ces industries le nom
de produits. il donne au travail auquel elles se
livrent le nom d' improductif, et c' est une
conséquence du sens qu' il attache au mot richesse ;
au lieu de donner ce nom à toutes les choses qui ont
une valeur échangeable, il ne le donne qu' aux choses
qui ont une valeur échangeable susceptible de se
conserver, et par conséquent il le refuse aux
produits dont la consommation a lieu à l' instant même
de leur création. Cependant l' industrie d' un médecin,
et, si l' on veut multiplier les exemples, l' industrie
d' un administrateur de la chose publique, d' un avocat,
d' un juge, qui sont dume genre, satisfont
p124
à des besoins tellement nécessaires, que, sans leurs
travaux, nulle société ne pourrait subsister. Les
fruits de ces travaux ne sont-ils pas réels ? Ils
sont tellement réels, qu' on se les procure au prix
d' un autre produit qui est matériel, auquel Smith
accorde le nom de richesse, et que, par ces échanges
pétés, les producteurs de produits immatériels
acquièrent des fortunes.
Si l' on descend aux choses de pur agrément, on ne peut
nier que la représentation d' une bonne comédie ne
procure un plaisir aussi réel qu' une livre de bonbons,
ou une fusée d' artifice, qui, dans la doctrine de
Smith, portent le nom de produits. je ne trouve
pas raisonnable de prétendre que le talent du peintre
soit productif, et que celui du musicien ne le soit
pas.
Smith a combattu les économistes qui n' appelaient du
nom de richesse que ce qu' il y avait dans chaque
produit de valeur en matière brute ; il a fait faire
un grand pas à l' économie politique, en démontrant
que la richesse était cette matière, plus la valeur
qu' y ajoutait l' industrie ; mais puisqu' il a élevé au
rang des richesses une chose abstraite, la valeur,
pourquoi la compte-t-il pour rien, bien que réelle et
échangeable, quand elle n' est fixée dans aucune
matière ? Cela est d' autant plus surprenant, qu' il va
jusqu' à considérer le travail, en fesant abstraction
de la chose travaillée, qu' il examine les causes qui
influent sur sa valeur, et qu' il propose cette valeur
comme la mesure la plus sûre et la moins variable de
toutes les autres.
p125
De la nature des produits immatériels, il résulte qu' on
ne saurait les accumuler, et qu' ils ne servent point à
augmenter le capital national. Une nationil se
trouverait une foule de musiciens, de prêtres,
d' employés, pourrait être une nation fort divertie,
bien endoctrinée, et admirablement bien administrée ;
mais voilà tout. Son capital ne recevrait de tout le
travail de ces hommes industrieux aucun accroissement
direct, parce que lurs produits seraient consommés à
mesure qu' ils seraient créés.
En conséquence, lorsqu' on trouve le moyen de rendre
pluscessaire le travail d' une de ces professions,
on ne fait rien pour la prospérité publique ; en
augmentant ce genre de travail productif, on en
augmente en même temps la consommation. Quand cette
consommation est une jouissance, on peut s' en
consoler ; mais quand elle-même est un mal, il faut
convenir qu' un semblable système est déplorable.
C' est ce qui arrive partout l' on complique la
législation. Le travail desgens de loi, devenant plus
considérable et plus difficile, occupe plus de monde
et se paie plus cher. Qu' y gagne-t-on ? D' avoir ses
droits mieux défendus ? Non, certes : la complication
des lois est bien plutôt favorable à la mauvaise foi,
en lui offrant de nouveaux subterfuges, tandis qu' elle
n' ajoute presque jamais rien à la solidité du bon
droit. On y gagne de plaider plus souvent et plus
long-temps.
On peut appliquer le même raisonnement aux places
superflues instituées dans l' administration publique.
Administrer ce qui devrait être abandonné à soi-même,
c' est faire du mal aux administrés, et leur faire
payer le mal qu' on leur fait comme si c' était un bien.
Il est donc impossible d' admettre l' opinion de
Garnier, qui conclut de ce que le travail des
decins, des gens de loi et autres persones
semblables, est productif, qu' il est aussi avantageux
à une nation de le multiplier que tout autre. On est
heureux sans doute de pouvoir se procurer un bon
decin lorsqu' on n' a pu éviter une maladie ; mais il
vaut mieux encore n' être pas malade. Compliquer les
lois pour les faire débrouiller par les légistes,
c' est se donner un mal pour prendre la peine de le
guérir. Les produits immatériels, comme le autres, ne
sont des produits qu' autant que l' avantage qui en
sulte ne peut être acquis à moins de
p126
frais ; or, la voie la plus simple d' être affranchi
d' un inconvénient, c' est de ne pas s' y soumettre de
propos délibéré.
Les produits immatériels sont le fruit de l' industrie
humaine, puisque nous avons appelé industrie toute
espèce de travail productif. On voit moins clairement
comment ils sont en même temps le fruit d' un capital.
Cependant la plupart de ces produits sont le
sultat d' un talent ; tout talent suppose une étude
préalable, et aucune étude n' a pu avoir lieu sans
des avances.
Pour que le conseil dudecin ait été donné et reçu,
il a fallu que le médecin ou ses parens aient fait,
pendant plusieurs années, les frais de son
instruction ; il a fallu que l' étudiant ait été
entretenu tout le temps qu' ont duré ses études ; il a
fallu acheter des livres, faire des voyages
peut-être : ce qui suppose l' emploi d' un capital
précédemment accumulé.
Il en est de même de la consultation de l' avocat, de
la chanson du musicien, etc. : ces produits ne
peuvent avoir lieu sans le concours d' une industrie
et d' un capital. Le talent d' un fonctionnaire public
lui-même est un capital accumulé. Les frais
nécessaires pour élever un ingénieur civil ou
militaire sont dume genre que les avances qu' il a
fallu faire pour élever un decin. Il est même à
supposer qu' on trouve bien placés les fonds qui
mettent un jeune homme en état de devenir
fonctionnaire public, et bien payés les travaux qui
composent son industrie, puisqu' il y a dans presque
toutes les parties de l' administration plus de
postulans que de places, dans les paysme où les
places sont plus multipliées qu' elles ne devraient
l' être.
On retrouve dans l' industrie qui donne des produits
immatériels les mêmes opérations que nous avons
remarquées, dans l' analyse qui a été faite, au
commencement de cet ouvrage, des opérations de toute
espèce d' industrie. Prouvons cela par un exemple :
pour qu' une simple chanson
p127
fût exécutée, il a fallu que l' art du compositeur
et celui du musicien exécutant fussent des arts
professés et connus, de même que les méthodes
convenables pour les acquérir : voilà lesultat
des travaux scientifiques. L' application de cet art,
de ces méthodes, a été faite par le compositeur et
le musicien, qui ont jugé, l' un en composant son air,
l' autre en l' exécutant, qu' il en pouvait résulter un
plaisir auquel les hommes attacheraient un prix
quelconque. Enfin l' exécution offre la dernière des
opérations de l' industrie.
Il est cependant des productions immatérielles où les
deux premières opérations jouent un si petit rôle,
qu' on peut n' en tenir aucun compte. Tel es le
service d' un domestiqu. La science du service est
rien ou peu de chose ; et l' application des talens du
serviteur étant faite par celui qui l' emploie, il ne
reste guère au serviteur que l' exécution servile,
qui est la moins relevée des opérations de l' industrie.
Par une conséquence nécessaire, dans ce genre
d' industrie, et dans quelques autres dont on trouve
des exemples dans les dernières classes de la
société, comme dans l' industrie des portefaix, des
courtisanes, etc., l' apprentissage se réduisant à
rien, les produits peuvent être regardés
non-seulement comme les fruits d' une industrie
très-grossière, mais encore comme des productions où
les capitaux n' ont aucune part ; car je ne pense pas
que les avances nécessaires pour élever la personne
industrieuse depuis sa première enfance jusqu' au
moment où elle se tire d' affaire elle-même, doivent
être regardées comme un capital dont les profits
qu' elle fait ensuite paient les intérêts. J' en dirai
les raisons en parlant des salaires.
Les plaisirs dont on jouit au prix d' un travail
quelconque sont des produits immatériels consommés,
au moment de leur production, par la personne même
qui les a créés. Tels sont les plaisirs que procurent
les arts qu' on ne cultive que pour son agrément. Si
j' apprends la musique, je consacre à cette étude un
petit capital, une portion de mon temps et quelque
travail ; c' est au prix de toutesces choses que je
goûte le plaisir de chanter u air nouveau ou de
faire ma partie dans un concert.
p128
Le jeu, la danse, la chasse, sont des travaux dume
genre. L' amusement qui en résulte est consommé à
l' instant me par ceux mêmes qui les ont exécutés.
Quand un amateur fait pour son amusement un tableau,
ou quand il exécute un ouvrage de menuiserie ou de
serrurerie, il crée à la fois un produit de valeur
durable, et un produit immatériel qui est son
amusement.
Nous avons vu, en traitant des capitaux, que les uns
contribuent à la création de produits matériels, et
que d' autres sont absolument improductifs. Il en est
d' autres encore qui sont productifs d' utilité ou
d' agrément, et qu' on ne peut par conséquent mettre
ni dans la classe des capitaux servant à la
production d' objets matériels, ni dans celle des
capitaux absolument inutiles. De ce nombre sont les
maisons d' habitation, les meubles, les ornemens, qui
ne servent qu' à augmenter les agrémens de la vie.
L' utilité qu' on en tire est un produit immatériel.
Quand un jeune ménage s' établit, l' argenterie dont
il se pourvoit ne peut pas être considérée comme un
capital absolument inutile, puisque la famille s' en
sert habituellement ; elle ne peut pas êt
considérée non plus comme un capital productif de
produits matériels, puisqu' il n' en sort aucun objet
qu' il soit possible de réserver pour la consommation
d' un autre temps ; ce n' est pas non plus un objet de
consommation annuelle, car cette vaisselle peut durer
pendant la vie des époux et passer à leurs enfans ;
c' est un capital productif d' utilité et d' agrément.
Ce sont des valeurs accumulées, c' est-à-dire,
soustraites à la consommation improductive,
soustraites à la consommation reproductive, et à ce
titre ne donnant point de profit, d' intérêt, mais
productives d' un service, d' une utilité que l' on
consomme à mesure ; utilité qui n' en a pas moins une
valeur positive, puisqu' on la paie dans l' occasion ;
témoin ce que coûte le loyer d' une maison, d' un
meuble.
Si c' est mal entendre ses intérêts que de laisser la
plus petite partie de
p129
son capital sous une forme absolument improductive,
ce n' est pas les méconnaître que de placer une partie
de son capital, proportionnée à sa fortune, sous une
forme productive d' utilité ou d' agrément. Depuis les
meubles grossiers d' unnage indigent, jusqu' aux
ornemens recherchés, aux bijoux éblouissans du riche,
il y a une foule de degrés dans la quantité de
capitaux que chacun consacre à cet usage. Quand un
pays est riche, la famille la plus pauvre y possède
un capital de cette espèce, non pas considérable,
mais suffisant pour satisfaire dessirs modestes
et des besoins peu recherchés. Quelques meubles
utiles et agréables qu' on rencontre dans toutes les
habitations ordinaires, annoncent par tout pays une
bien plus grande masse de richesse, que cet amas
d' ameublemens magnifiques et d' ornemens fastueux qui
remplissent seulement les palais de quelques hommes
à grande fortune, ou que ces diamans et ces parures
qui peuvent éblouir lorsqu' on les voit accumulés
dans une grande ville, et quelquefois rassemblés
presque tous à la fois dans l' enceinte d' un
spectacle ou d' une fête ; mais dont la valeur est
peu de chose, comparée au mobilier de toute une
grande nation.
Les choses qui composent le capital productif
d' utilité ou d' agrément, quoiqu' elles s' usent
lentement, s' usent néanmoins. Lorsqu' on ne prend pas
sur ses revenus annuels de quoi entretenir ce
capital, il se dissipe, et la fortune s' altère.
Cette observation paraît triviale, et cependant
combien de gens croient ne manger que leurs revenus,
lorsqu' ils consomment en me temps une partie de
leur fonds ! Qu' une famille, par exemple, habite une
maison qu' elle aura fait bâtir ; si la maison a
coûté cent mille francs à établir, et si elle doit
durer cent ans, elle coûte à cette famille, outre les
intérêts de cent mille francs, une somme de mille
francs par année, puisqu' au bout de cent ans il ne
restera rien, ou il ne restera du moins que peu de
chose de ce capital de cent mille francs.
Ce me raisonnement peut être appliqué à toute autre
partie d' un capital productif d' utilité et d' agrément,
à un meuble, à un bijou, à tout ce que la pensée peut
ranger sous cette dénomination.
Par la raison contraire, quand on prend sur ses
revenus annuels, quelle qu' en soit la source, pour
augmenter son capital utile ou agréable, on augmente
ses capitaux, sa fortune, quoiqu' on n' augmente pas
ses revenus.
Les capitaux de cette sorte se forment, commetous
les autres sans exception, par l' accumulation d' une
partie des produits annuels. Il n' y a pas d' autre
manière d' avoir des capitaux, que de les accumuler
soi-même,
p130
ou de les tenir de quelqu' un qu les a accumulés.
Ainsi je renvoie, à ce sujet, au chapitre xi, où
j' ai traité de l' accumulation des capitaux.
Un édifice public, un pont, une grande route, sont
des revenus épargnés, accumulés, formant un capital
dont la rente est un produit immatériel consompar
le public. Si la construction d' un pont ou d' une
route, jointe à l' acquisition du fonds de terre sur
lequel s' est faite cette construction, a coûté un
million, le paiement de l' usage que le public en fait
chaque année peut être évalué cinquante mille francs.
Il y a des produits immatériels auxquels un fonds de
terre a la principale part. Telle est la jouissance
qu' on retire d' un parc, d' un jardin d' agrément. Cette
jouissane est le fruit d' un service journalier rendu
par le jardin d' agrément, et qui se consomme à mesure
qu' il est produit.
On voit qu' il ne faut pas confondre un terrain
productif d' agrément avec des terres absolument
improductives, des terres en friche. Nouvelle analogie
qui se trouve entre les fonds de terre et les
capitaux, puisqu' on vient de voir que, parmi ceux-ci,
il s' en trouve qui sont deme productifs de produits
immatériels, et d' autres qui sont absolument inactifs.
Dans les jardins et les parcs d' agrément, il y a
toujours quelquepense faite en embellissement.
Dans ce cas, il y a un capital réuni au fonds de terre
pour donner un produit immatériel.
Il y a des parcs d' agrément qui produisent en me
temps des bois et des pâturages. Ceux-là donnent des
produits de l' un et de l' autre genre. Les anciens
jardins français ne donnaient aucun produit matériel.
Les jardins modernes sont un peu plus profitables ;
ils le seraient davantage, si les produits du potager
et ceux du verger s' y montraient un peu plus souvent.
Sans doute ce serait être trop sévère que de
reprocher à un propriétaire aisé les portions de son
héritage qu' il consacre au pur agrément. Les doux
momens qu' il y passe entouré de sa famille, le
salutaire
p131
exercice qu' il y prend, la gaîté qu' il y respire, sont
des biens aussi, et ce ne sont pas les moins précieux.
Qu' il dispose donc son terrain selon sa fantaisie ;
qu' on y voie l' empreinte de son goût, et même de son
caprice : mais si, jusque dans ses caprices, il y a
un but d' utilité ; si, sans recueillir moins de
jouissances, il recueille aussi quelques fruits, alors
son jardin a bien un autre mérite ; le philosophe et
l' homme d' état s' proneront avec plus de plaisir.
J' ai vu un petit nombre de jardins riches de cette
doble production. Le tilleul, le marronnier, le
sycomore, les autres arbres d' agrément n' en étaient
point exclus, non plus que les fleurs et les gazons ;
mais les arbres fruitiers embellis de fleurs au
printemps, et de fruits en été, contribuaient à la
variété des teintes et à la beauté du lieu. Tout en
cherchant l' exposition qui leur était favorable, ils
suivaient les sinuosités des clôtures et des allées.
Les plates-bandes, les planches garnies de légumes
n' étaient pas constamment droites, égales, uniformes,
mais se prêtaient aux légères ondulations des
plantations et du terrain ; on pouvait se promener
dans la plupart des sentiers tracés pour la commoité
de la culture. Jusqu' au puits couronné de vigne,
le jardinier venait remplir ses arrosoirs, était un
ornement. Tout semblait avoir été mis là pour
convaincre que ce qui est joli peut être utile, et
que le plaisir peut croître au même lieu que la
richesse.
Un pys tout entier peut de même s' enrichir de ce qui
fait son ornement. Si l' on plantait des arbres
partout où ils peuvent venir sans nuire à d' autres
produits, non-seulement le pays en serait fort embelli,
non-seulement il serait rendu plus salubre,
non-seulement ces arbres multipliés provoqueraient des
pluies fécondantes ; mais le seul produit de leur
p132
bois, dans une contrée un peu étendue, s' élèverait à
des valeurs considérables.
Les arbres ont cet avantage que leur production est
due presque entièrement au travail de la nature, celui
de l' homme se bornant à l' acte de la plantation. Mais
planter e suffit pas : il faut n' être pas tourmenté
du désir d' abattre. Alors cette tige, maigre et frêle
dans l' origine, se nourrit peu à peu des sucs
précieux de la terre et de l' atmosphère ; sans que
l' agriculture s' en le, son tronc s' enfle et se
durcit, sa taille s' élève, ses vastes rameaux se
balancent dans l' air. L' arbre ne demande à l' homme que
d' en être oublié pendant quelques années ; et pour
compense (lorsme qu' il ne donne pas de récoltes
annuelles), parvenu à l' âge de la force, il livre à
la charpente, à la menuiserie, au charronnage, à nos
foyers, le trésorde son bois.
De tout temps, la plantation et le respect des arbres
ont été fortement recommandés par les meilleurs
esprits. L' historien de Cyrus met au nombre des
titres de gloire de ce prince, d' avoir planté toute
l' Asie-Mineure. En certains pays, quand un
cultivateur se voit père d' une fille, il plante un
petit bois qui grandit avec l' enfant, et fournit sa
dot au moment où elle se marie. Sully, qui avait
tant de vues économiques, a planté, dans presque
toutes les provinces de France, un très-grand nombre
d' arbres : j' en ai vu plusieurs auxquels la vénération
publique attachait encore son nom, et ils me
rappelaient ce mot d' Addison, qui, chaque fois qu' il
voyait une plantation, s' écriait : un homme utile
a passé par-là.
jusqu' ici, nous nous sommes occupés des agens
essentiels de la producton, des agens sans lesquels
l' homme n' aurait d' autres moyens d' exister et de
jouir que ceux que lui offre spontanément la nature,
et qui sont bien rares et bien peu variés. Après
avoir exposé la manière dont ces agens, chacun en ce
qui les concerne, et tous réunis, concourent à la
production, nous avons repris l' examen de l' action
de chacun d' eux en particulier, pou en acquérir
une connaissance plus complète. Nous allons examiner
maintenant les causes accidentelles et étrangères à
la production, qui favorisent ou contrarient l' action
des agens productifs.
Chapitre xiv.
Du droit de propriété.
Le philosophe spéculatif peut s' occuper à chercher
les vrais fondemens
p133
du droit de propriété ; le jurisconsulte peut établir
les règles qui président à la transmission des
choses possédées ; la science politique peut montrer
quelles sont les plus sûres garanties de ce droit ;
quant à l' économie politique, elle ne considère la
propriété que comme le plus puissant des
encouragemens à la multiplication des richesses. Elle
s' occupera peu de ce qui la fonde et la garantit,
pourvu qu' elle soit assurée. On sent, en effet, que
ce serait en vain que les lois consacreraient la
propriété, si le gouvernement ne savait pas faire
respecter les lois, s' il était au-dessus de son
pouvoir de réprimer le brigandage ; s' il l' exerçait
lui-même ; i la complication des dispositions
législatives et les subtiliés de la chicane rendaient
tout le monde incertain dans sa possession. On ne
peut dire que la propriété existe que là où elle
existe non-seulement de droit, mais de fait. C' est
alors seulement que l' industrie obtient sa
compense naturelle et qu' elle tire le plus grand
parti possible de ses instrumens : les capitux et
les terres.
Il y a des vérités tellement évidentes, qu' il paraît
tout-à-fait superflu d' entreprendre de les prouver.
Celle-là est du nombre. Qui ne sait que la certitude
de jouir du fruit de ses terres, de ses capitaux, de
son labeu, ne soit le plus puissant encouragement
qu' on puisse trouver à les faire valoir ? Qui ne sait
qu' en général nul ne connaît mieux que le propriétaire
le parti qu' on peut tirer de sa chose, et que nul ne
met plus de diligence à la conserver ? Mais en même
temps combien, dans la pratique, ne s' écarte-t-on pas
de ce respect des propriétés qu' on juge si avantageux
en théorie ! Sur quels faibles motifs n' en propose-t-on
pas souvent la violation ! Et cette violation, qui
devrait exciter naturellement quelque indignation,
qu' elle est facilement excusée par ceux qui n' en sont
pas victimes ! Tant il y a peu de gens qui sentent
avec quelque vivacité ce qui ne les blesse pas
directement, ou qui, sentant vivement, sachent agir
comme ils savent penser !
Il n' y a point de propriété assurée partout un
despote peut s' emparer, sans leur consentement, de la
propriété de ses sujets. La propriété n' est guère plus
assurée, lorsque le consentement n' est qu' illusoire.
Si,
p134
en Angleterre, où les impôts ne peuvent être établis
que par les représentans de la nation, le ministère
disposait de la majorité des votes, soit au moyen de
l' influence qu' il exerce sur les élections, soit en
raison de la multitude de places dont on lui a
imprudemment laissé la distribution, alors l' impôt ne
serait réellement pas voté par des représentans de la
nation ; ceux qu' on qualifierait ainsi ne seraient,
dans le fait, que les représentans du ministère ; et
le peuple anglais ferait forcément des sacrifices
énormes pour soutenir une politique qui ne lui serait
nullement favorable.
Je remarquerai qu' on peut violer le droit de
propriété, non-seulement en s' emparant des produits
qu' un homme doit à ses terres, à ses capitaux, ou à
son industrie, mais encore en lenant dans le libre
emploi de ces mêmes moyens de production ; car le
droit de propriété, ainsi que le définissent les
jurisconsultes, est le droit d' user, et même d' abuser.
Ainsi, c' est violer la propriété territoriale que de
prescrire à un propriétaire ce qu' il doit semer ou
planter, que de lui interdire telle culture ou tel
mode de culture.
C' est violer la propriété du capitaliste que de lui
interdire tel ou tel emploi de capitaux, comme
lorsqu' on ne lui permet pas de faire des magasins de
blé, ou lorsqu' on l' oblige de porter son argenterie
à la monnaie, ou bien qu' on l' empêche de bâtir sur
son terrain, ou lorsqu' on lui prescrit la manière
de bâtir.
On viole encore la propriété du capitaliste, lorsque,
après qu' il a des fonds engagés dans une industrie
quelconque, on prohibe ce genre d' industrie, ou qu' on
le surcharge de droits tellement onéreux, qu' ils
équivalent à une prohibition. C' est ce qui est arrivé
sous le gouvernement de Bonaparte relativement au
sucre de canne, dont la consommation fut réduite des
quatre cinquièmes. Le me gouvernement s' empara de
la fabrication exclusive du tabac, au grand détriment
de la culture et des manufactures qui s' occupaient de
ce produit.
p135
C' est violer la propriété industrielle d' un homme que
de lui interdire l' usage de ses talens et de ses
facultés, si ce n' est dans le cas ils attentent
aux droits d' un autre homme.
C' est encore violer la propriété industrielle que de
mettre un homme en réquisition pour certains travaux,
lorsqu' il a jugé à propos de se consacrer à d' autres
travaux ; comme lorsqu' on force un homme qui a étudié
les arts ou le commerce, à suivre le métier de la
guerre, ou simplement à faire un service militaire
accidentel.
Je sais fort bien que le maintien de l' ordre social,
qui garantit la propriété, passe avant la propriété
me ; mais il ne faut pas que la conservation de
l' ordre puisse servir de prétexte aux vexations du
pouvoir, ni que la subordination donne naissance au
privilége. L' industrie a besoin de garanties contre
ces abus, et jamais on ne lui voit prendre un
ritable développement dans les lieux commande une
autorité sans contrepoids.
p136
Les contributions publiques, même lorsqu' elles sont
consenties par la nation, sont une violation des
propriétés, puisqu' on ne peut lever des valeurs qu' en
les prenant sur celles qu' ont produites les terres,
les capitaux et l' indutrie des particuliers ; aussi
toutes les fois qu' elles excèdent la somme
indispensable pour la conservation de la société, il
est permis de les considérer comme une spoliation.
Il y a quelques autres cas excessivement rares, où
l' on peut, avec quelque avantage, intervenir entre le
particulier et sa propriété. C' est ainsi que, dans
les pays où l' on reconnaît ce malheureux droit de
l' homme sur l' homme, droit qui blesse tous les autres,
on pose cependant certaines bornes au pouvoir du
maître sur l' esclave ; c' est encore ainsi que l
crainte de provoquer le dessèchement des cours d' eau,
ou la nécessité de procurer à la société des bois de
marine ou de charpente dont on ne saurait se passer,
fait tolérer des réglemens relatifs à la coupe des
forêts particulières ; et que la crainte de perdre les
minéraux qu' enferme le sol, impose quelquefois au
gouvernement l' obligation de se mêler de l' exploitation
des mines. On sent en effet que, si la manière
d' exploiter restait entièrement libre, un défaut
d' intelligence, une avidité trop impatiente, ou des
capitaux insuffisans, pourraient conseiller à un
propriétaire des fouilles superficielles qui
épuiseraient les portions les plus apparentes et
souvent les moins fécondes d' une veine, et feraient
perdre la trace des plus riches filons. Quelquefois
une veine minérale passe au-dessous du sol de
plusieurs propriétaires, mais l' accès n' en est
praticable que par une seule propriété ; il faut
bien, dans ce cas, vaincre la volonté d' un
propriétaire récalcitrant, etterminer le mode
d' exploitation ; encore
p137
n' oserais-je pas répondre qu' il ne fût préférable de
respecter son travers, et que la société ne gagnât
davantage à maintenir inviolablement les droits d' un
propriétaire, qu' à jouir de quelques mines de plus.
Enfin, la sûreté publique exige quelquefois
impérieusement le sacrifice de la propriété
particulière, et l' indemnité qu' on donne en pareil
cas n' empêche pas qu' il n' y ait violation de
propriété : car le droit de propriété embrasse la
libre disposition du bien ; et le sacrifice du bien,
moyennant une indemnité, est une disposition forcée.
Lorsque l' autorité publique n' est pas spoliatrice
elle-même, elle procure aux nations le plus grand des
bienfaits, celui de les garantir des spoliateurs.
Sans cette protection, qui prête le secours de tous
aux besoins d' un seul, il est impossible de concevoir
aucn développement important des facultés
productives de l' homme, des terres et des captaux ;
il est impossible de concevoir l' existence des
capitaux eux-mêmes, puisqu' ils ne sont que des valeurs
accumulées et travaillant sous la sauvegarde de
l' autorité publique. C' est pour cette raison que
jamais aucune nation n' est parvenue à quelque degré
d' opulence sans avoir été soumise à un gouvernement
régulier ; c' est à la sûreté que procure l' organisation
politique que les peuples policés doivent,
non-seulement les productions innombrables et variées
qui satisfont à leurs besoins, mais encore les
beaux-arts, les loisirs, fruits de uelques
accumulations, et sans lesquels ils ne pourraient pas
cultiver les dons de l' esprit, ni par conséquent
s' élever à toute la dignité que comporte la nature de
l' homme.
Le pauvre lui-même, celui qui ne possède rien, n' est
pas moins intéressé que le riche au respect des droits
de la propriété. Il ne peut tirer parti de ses
facultés qu' à l' aide des accumulations qui ont été
faites et protégées ; tout ce qui s' oppose à ces
accumulations, ou les dissipe, nuit essentiellement à
ses moyens de gagner ; et la misère, le périssement
des classes indigentes, suit toujours le pillage et
la ruine des classes riches. C' est par un sentiment
confus de cette utilité du droit de propriété, autant
qu' à cause de l' intérêt privé des riches, que, chez
toutes les nations civilisées, l' atteinte portée aux
propriétés est poursuivie et punie comme un crime.
L' étude de l' économie politique est très-propre à
justifier et à fortifier cette législation, et elle
explique pourquoi les heureux
p138
effets du droit de propriété sont d' autant plus
frappans, qu' il est mieux garanti par la constitution
politique.
Chapitre xv.
Des débouchés.
Les entrepreneurs des diverses branches d' industrie
ont coutume de dire que la difficulté n' est pas de
produire, mais de vendre ; qu' on produirait toujours
assez de marchandises, si l' on pouvait facilement en
trouver le débit. Lorsque le placement de leurs
produits est lent, pénible, peu avantageux, ils disent
que l' argent est rare ; l' objet de leurs désirs
est une consommation active qui multiplie les ventes
et soutienne les prix. Mais si on leur demande
quelles circonstances, quelles causes sont favorables
au placement de leurs produits, on s' apeoit que le
plus grand nombre n' a que des idées confuses sur ces
matières, observ mal les faits et les explique plus
mal encore, tient pour constant ce qui est douteux,
souhaite ce qui est directement contraire à ses
intérêts, et cherche à obtenir de l' autorité une
protection féconde en mauvais résultats.
Pour nous former des idées plusres, et d' une haute
application, relativement à ce qui ouvre des
débouchés aux produits de l' industrie, poursuivons
l' analyse des faits les plus connus, les plus
constans ; rapprochons-les de ce que nous avons déjà
appris par la même voie ; et peut-être découvrirons-nous
des vérités neuves, importantes, propres à éclairer
les désirs des hommes industrieux, et de nature à
assurer la marche des gouvernemens jaloux de les
protéger.
L' homme dont l' industrie s' applique à donner de la
valeur aux choses en leur créant un usage quelconque,
ne peut espérer que cette valeur sera appréciée et
payée, que là ou d' autres hommes auront les moyens d' en
faire l' acquisition. Ces moyens, en quoi
consistent-ils ? En d' autres valeurs, d' autres produits,
fruits de leur industrie, de leurs capitaux, de leurs
terres : d' où il résulte, quoiqu' au premier aperçu cela
semble un paradoxe, que c' est la production qui ouvre
desbouchés aux produits.
Que si un marchand d' étoffes s' avisait de dire : ce
ne sont pas d' autres produits que je demande en
échange des miens, c' est de l' argent, on lui
prouverait aisément que son acheteur n' est mis en état
de le payer en argent que par des marchandises qu' il
vend de son côté. " tel fermier, peut-on lui répondre,
achètera vos étoffes si ses récoltes sont bonnes ;
p139
il achètera d' autant plus qu' il aura produit davantage.
Il ne pourra rien acheter, s' il ne produit rien.
" vous-mêmes, vous n' êtes mis àme de lui acheter son
froment et ses laines, quautant que vous produisez des
étoffes. Vous prétendez que c' est de l' argent qu' il
vous faut : je vous dis, moi, que ce sont d' autres
produits. En effet, pourquoi désirez-vous cet argent ?
N' est-ce pas dans le but d' acheter des matières
premières pour votre industrie, ou des comestibles
pour votre bouche ? Vous voyez bien que ce sont des
produits qu' il vous faut, et non de l' argent. La
monnaie d' argent qui aura servi dans la vente de vos
produits, et dans l' achat que vous aurez fait des
produits d' un autre, ira, un moment après, servir au
me usage entre deux autres contractans ; elle
servira ensuite à d' autres ; et à d' autres encore,
sans fin : de même qu' une voiture qui, après avoir
transporté le produit que vous aurez vendu, en
transportera un autre, puis un autre. Lorsque vous ne
vendez pas facilement vos produits, dites-vous que
c' est parce que les acquéreurs manquent de voitures
pour les emporter ? Eh bien ! L' argent n' est que la
voiture de la valeur des produits. Tout son usage a
té de voiturer chez vous la valeur des produits que
l' acheteur avait vendus pour acheter les vôtres ; de
me, il transportera chez celui auquel vous ferez
un achat, la valeur des produits que vous aurez
vendus à d' autres.
" c' est donc avec la valeur de vos produits, transformée
momentanément en une somme d' argent, que vous achetez,
que tout le monde achète les choses dont chacun à
besoin. Autrement comment ferait-on pour acheter
maintenant en France, dans une année, six ou huit fois
plus de choses qu' on n' en achetait sous le règne
misérable de Charles Vi ? Il est évident que c' est
parce qu' on y produit six ou huit fois plus de
choses, et qu' on achète ces choses les unes avec les
autres. "
lors donc qu' on dit : la vente ne va pas, parce que
l' argent est rare, on prend le moyen pour la
cause ; on commet une erreur qui provient de ce que
presque tous les produits se résolvent en argent
avant de s' échanger contre d' autres marchandises, et
de ce qu' une marchandise qui se
p140
montre si souvent, paraît au vulgaire être la
marchandise par excellence, le terme de toutes les
transactions dont elle n' est que l' intermédiaire. On
ne devrait pas dire : la vente ne va pas, parce que
l' argent est rare, mais parce que les autres produits
le sont. Il y a toujours assez d' argent pour servir
à la circulation et à l' échange réciproque des autres
valeurs, lorsque ces valeurs existent réellement.
Quand l' argent vient à manquer à la masse des
affaires, on y supplée aisément, et la nécessité d' y
suppléer est l' indication d' une circonstance bien
favorable : elle est une preuve qu' il y a une grande
quantité de valeurs produites, avec lesquelles on
désire se procurer une grande quantité d' autres
valeurs. La marchandise intermédiaire, qui facilite
tous les échanges (la monnaie), se remplace
aisément dans ce cas-là par des moyens connus des
négocians, et bientôt la monnaie afflue, par la
raison que la monnaie est une marchandise, et que
toute espèce de marchandise se rend aux lieux où l' on
en a besoin. C' est un bon signe quand l' argent manque
aux transactions, de même que c' est un bon signe
quand les magasins manquent aux marchandises.
Lorsqu' une marchandise surabondante ne trouve point
d' acheteurs, c' est si peu le défaut d' argent qui en
arrête la vente, que les vendeurs de cette marchandise
s' estimeraient heureux d' en recevoir la valeur en ces
denrées qui servent à leur consommation, évaluées au
cours du jour ; ils ne chercheraient point de
numéraire, et n' en auraient nul besoin, puisqu' ils ne
le souhaitaient que pour le transformer en denrées de
leur consommation.
Le producteur qui croirait que ses consommateurs se
composent, outre ceux qui produisent de leur côté, de
beaucoup d' autres classes qui ne produisent pas
matériellement, comme des fonctionnaires publics, des
decins, des gens de loi, des prêtres, etc., et qui
de là tirerait cette induction, qu' il y a des
débouchés autres que ceux que présentent les
personnes qui produisent elles-mêmes ; le producteur,
dis-je, qui raisonnerait
p141
ainsi, prouverait qu' il s' attache aux apparences, et
ne pénètre pas le fond des choses. En effet, un prêtre
va chez un marchand pour y acheter une étole ou un
surplis. La valeur qu' il y porte est sous la forme
d' une somme d' argent : de qui la tient-il ? D' un
percepteur qui l' avait levée sur un contribuable. De
qui le contribuable la tenait-il ? Elle avait été
produite par lui. C' est cette valeur produite,
échangée d' abord contre des écus, puis donnée à un
prêtre, qui a permis à celui-ci d' aller faire son
achat. Le prêtre a été substitué au producteur ; et
le producteur, sans cela, aurait pu acheter pour
lui-même, avec la valeur de son produit, non pas une
étole ou un surplis, mais tout autre produit plus
utile. La consommation qui a été faite du produit
appelé surplis, a eu lieu aux dépens d' une autre
consommation. De toute manière, l' achat d' un produit
ne peut être fait qu' avec la valeur d' un autre.
La première conséquence qu' on peut tirer de cette
importante vérité, c' est que, dans tout état, plus
les producteurs sont nombreux et les productions
multipliées, et plus les débouchés sont faciles,
variés et vastes.
Dans les lieux qui produisent beaucoup, se crée la
substance avec laquelle seule on acte : je veux
dire la valeur . L' argent ne remplit qu' un office
passager dans ce double échange ; et, les échanges
terminés, il se trouve toujours qu' on a payé des
produits avec des produits.
Il est bon de remarquer qu' un produit terminé offre,
s cet instant, unbouché à d' autres produits
pour tout le montant de sa valeur. En effet, lorsque
le dernier producteur a terminé un produit, son plus
grand
p142
désir est de le vendre, pour que la valeur de ce
produit ne chôme pas entre ses mans. Mais il n' est
pas moins empressé de se défaire de l' argent que lui
procure sa vente, pour que la valeur de l' argent ne
chôe pas non plus. Or, on ne peut se défaire de son
argent qu' en demandant à acheter un produit quelconque.
On voit donc que le fait seul de la formation d' un
produit ouvre,s l' instant même, unbouché à
d' autres produits.
C' est pour cela qu' une bonne récolte n' est pas
seulement favorable aux cultivateurs, et qu' elle
l' est en même temps aux marchands de tous les autres
produits. On achète davantage toutes les fois qu' on
recueille davantage. Une mauvaise récolte, au
contraire, nuit à toutes les ventes. Il en est de
me des récoltes faites par les arts et le commerce.
Une branche de commerce qui prospère fournit de quoi
acheter, et procure conséquemment des ventes à tous
les autres commerces ; et d' un autre côté, quand une
partie des anufactures ou des genres de commerce
devient languissante, la plupart des autres en
souffrent.
Cela étant ainsi, d' où vient, demandera-t-on, cette
quantité de marchandises qui, à certaines époques,
encombrent la circulation, sans pouvoir trouver
d' acheteurs ? Pourquoi ces marchandises ne
s' achètent-elles pas les unes les autres ?
Je répondrai que des marchandises qui ne se vendent
pas, ou qui se vendent à perte, excèdent la somme
des besoins qu' on a de ces marchandises, soit parce
qu' on en a produit des quantités trop considérables,
soit plutôt parce que d' autres productions ont
souffert. Certains produits surabondent, parce que
d' autres sont venus à manquer.
En termes plus vulgaires, beaucoup de gens ont moins
acheté, parce qu' ils ont moins gagné ; et ils ont
moins gagné, parce qu' ils ont trouvé des difficultés
dans l' emploi de leurs moyens de production, ou bien
parce que ces moyens leur ont manqué.
Aussi l' on peut remarquer que les temps certaines
denrées ne se vendent pas bien, sont précisément ceux
d' autres denrées montent à des prix excessifs ; et
comme ces prix éles seraient des motifs pour
p143
en favoriser la production, il faut que des causes
majeures ou des moyens violens, comme des désastres
naturls ou politiques, l' avidité ou l' impéritie des
gouvernemens, maintiennent forcément d' un té cette
pénurie, qui cause un engorgement de l' autre. Cette
cause de maladie politique vient-elle à cesser, les
moyens de production se portent vers les routes
la production est demeurée en arrière ; en avançant
dans ces voies-là, elle favorise l' avancementde la
production dans toutes les autres. Un genre de
production devancerait rarement les autres, et ses
produits seraient rarement avilis, si tous étaient
toujours laissés à leur entière liberté.
p144
Une seconde conséquence du me principe, c' est que
chacun est intéressé à la prospérité de tous, et que
la prosrité d' un genre d' industrie est favorable à
la prosrité de tous les autres. En effet, quels
que soient l' industrie qu' on cultive, le talent qu' on
exerce, on en trouve d' autant mieux l' emploi, et l' on
en tire un profit d' autant meilleur, qu' on est plus
entouré de gens qui gagnent eux-mêmes. Un homme à
talent, que vous voyez tristement végéter dans un
pays qui décline, trouverait mille emplois de ses
facultés dans un pays productif, où l' on pourrait
employer et payer sa capacité. Un marchand, placé
dans une ville industrieuse et riche, vend pour des
sommes bien plus considérables que celui qui habite
un canton pauvre où dominent l' insouciance et la
paresse. Que feraient un actif manufacturier, un
habile négociant dans une ville mal peuplée et mal
civilisée de certaines portions de l' Espagne ou de
la Pologne ? Quoiqu' il n' y rencontrât aucun
concurrent, il y vendrait peu, parce qu' on y produit
peu ; tandis qu' à Paris, à Amsterdam, à Londres,
malgré la concurrence de cent marchands comme lui,
il pourra faire d' immenses affaires. La raison en
est simple : il est entouré de gens qui produisent
beaucoup dans une multitude de genres, et qui font
des achats avec ce qu' ils ont produit, c' est-à-dire,
avec l' argent provenant de la vente de ce qu' ils ont
produit.
Telle est la source des profits que les gens des
villes font sur les gens des campagnes, et que
ceux-ci font sur les premiers : les uns et les autres
ont d' autant plus de quoi acheter qu' ils produisent
davantage. Une ville entourée de riches campagnes, y
trouve de nombreux et riches acheteurs, et dans le
voisinage d' une ville opulente, les produits de la
campagne ont bien plus de valeur. C' est par une
distinction futile qu' on classe les nations en
nations agricoles, manufacturières et commerçantes.
Si une nation réussit dans l' agriculture, c' est une
raison pour que ses manufactures et son commerce
prospèrent ; si ses manufactures et son commerce
sont florissans, son agriculture s' en trouvera
mieux.
p145
Une nation, par rapport à la nation voisine, est dans
le même cas qu' une province par rapport à une autre
province, qu' une ville par rapport ax campagnes :
elle est intéressée à la voir prospérer, et assurée
de profiter de son opulence. C' est donc avec raison
que les états-Unis ont toujours cherché à donner
de l' industrie aux tribus sauvages dont ils sont
entourés : ils ont voulu qu' elles eussent quelque
chose à donner en échange, car on ne gagne rien
avec des peuples qui n' ont rien à vous donner. Il
est précieux pour l' humanité qu' une nation, entre
les autres, se conduise, en chaque circonstance,
d' après des principes libéraux. Il sera démontré,
par les brillans résultats qu' elle en obtiendra,
que les vains systèmes , les funestes
théories , sont les maximes exclusives et
jalouses des vieux états de l' Europe qu' ils
décorent effrontément du nom de vérités
pratiques , parce qu' ils les mettent malheureusement
en pratique. L' union américaine aura la gloire de
prouver, par l' expérience, que la plus haute
politique est d' accord avec la modération et avec
l' humanité.
Une troisième conséquence de ce principe fécond,
c' est que l' importation
p146
des produits étrangers est favorable à la vente des
produits indigènes ; car nous ne pouvons acheter
les marchandises étrangères qu' avec des produits de
notre industrie, de nos terres et de nos capitaux,
auxquels ce commerce par conséquent procure un
débouché. -c' est en argent, dira-t-on, que nous
payons les marchandises étrangères. -quand cela
serait, notre sol ne produisant point d' argent, il
faut acheter cet argent avec des produits de notre
industrie ; ainsi donc, soit que les achats qu' on
fait à l' étranger soient acquittés en marchandises
ou en argent, ils procurent à l' industrie nationale
desbouchés pareils.
Par une quatrième conséquence du même principe, la
consommation pure et simle, celle qui n' a d' autre
objet que de provoquer de nouveaux produits, ne
contribue point à la richesse du pays. Elle détruit
d' un côté ce qu' elle fait produire d' un autre côté.
Pour que la consommation soit favorable, il faut
qu' elle remplisse son objet essentiel, qui est de
satisfaire à des besoins. Lorsque Napoléon exigeait
qu' on parût à sa cour avec des habits brodés, il
causait à ses courtisans une perte égale, tout au
moins, aux gains qu' il procurait à ses brodeurs.
C' était pis encore lorsqu' il autorisait par des
licences un commerce clandestin avec l' Angleterre,
à la charge d' exporter en marchandises françaises
une valeur égale à celle qu' on voulait importer.
Les négocians qui fesaient usage de ces licences,
chargeaient sur leurs navires des marchandises qui,
ne pouvant être admises de l' autre côté du détroit,
étaient jetées à la mer en sortant du port. Le
gouvernement, tout-à-fait ignorant en économie
politique, s' applaudissait de cette manoeuvre comme
étant favorable à nos manufactures. Mais quel en
était l' effet réel ? Le négociant, obligé de perdre
la valeur entière des marchandises françaises
qu' il exportait, vendait en conséquence le sucre et
le café qu' il rapportait d' Angleterre, le
consommateur français payait le montant des produits
dont il n' avait pas joui. C' était comme si, pour
encourager les fabriques, on avait acheté, aux dépens
des contribuables, les produits manufacturés pour les
jeter à la mer.
Pour encourager l' industrie, il ne suffit pas de la
consommation pure et
p147
simple ; il faut favoriser le développement des goûts
et des besoins qui font naître parmi les popuuations
l' envie de consommer ; de me que, pour favoriser la
vente, il faut aider les consommateurs à faire des
gains qui les mettent en état d' acheter. Ce sont les
besoins généraux et constans d' une nation qui
l' excitent à produire, afin de se mettre en pouvoir
d' acheter, et qui par là donnent lieu à des
consommations constamment renouvelées et favorables
au bien-être des familles.
Après avoir compris que la demande des produits en
général est d' autant plus vive que la production est
plus active, vérité constante malgré sa tournure
paradoxale, on doit peu se mettre en peine de savoir
vers quelle branche d' industrie il est à désirer que
la production se dirige. Les produits créés font
naître des demandes diverses, déterminées par les
moeurs, les besoins, l' état des capitaux, de
l' industrie, des agens naturels du pays ; les
marchandises les plus demandées sont celles qui
présentent, par la concurrence des demandeurs, de
plus forts intérêts pour les capitaux qui y sont
consacrés, de plus gros profits pour les
entrepreneurs, de meilleurs salaires pour les
ouvriers ; et ce sont celles-là qui sont produites
de préférence.
On voudra savoir peut-être quel serait le terme d' une
production croissante et des produits, chaque
jour plus considérables, s' échangeraient constamment
les uns contre les autres ; car enfin ce n' est que
dans les quantités abstraites qu' il y a des
progressions infinies, et dans la pratique la nature
des choses met des bornes à tous les excès. Or,
c' est l' économie politique pratique que nous
étudions ici.
L' expérience ne nous a jamais offert encore l' exemple
d' une nation complètement pourvue de tous les
produits qu' elle est en état de créer et de
consommer ; mais nous pouvons étendre par la pensée
à tous les produits
p148
successivement, ce que nous avons observé sur
quelques-uns. Au-delà d' un certain point, les
difficultés qui accompagnent la production, et qui
sont enral surmontées par les services
productifs, s' accroissent dans une proportion plus
rapide, et ne tardent pas à srpasser la satisfaction
qui peut résulter de l' usage qu' on fait du produit.
Alors on peut bien créer une chose utile, mais son
utilité ne vaut pas ce qu' elle coûte, et elle ne
remplit pas la condition essentielle d' un produit,
qui est d' égaler tout au moins en valeur ses frais de
production. Quand on a obtenu d' un territoire toutes
les denrées alimentaires qu' on en peut obtenir, si
l' on fait venir de plus loin de nouvelles denrées
alimentaires, leur production peut se trouver
tellement dispendieuse que la chose procurée ne
vaille pas ce qu' elle coûte. Si le travail de trente
journées d' hommes ne pouvait les nourrir que pendant
vingt jours, il ne serait pas possible de se livrer
à une semblable production ; elle ne favoriserait
pas le développement de nouveaux individus, qui par
conséquent ne formeraient pas la demande de nouveaux
temens, de nouvelles habitations, etc.
à la vérité, le nombre des consommateurs étant borné
par les denrées alimentaires, leurs autres besoins
peuvent se multiplier indéfiniment, et les produits
capables de les satisfaire peuvent se multiplier de
me et s' échanger entre eux. Ils peuvent se
multiplier également pour former des accumulations
et des capitaux. Toutefois, les besoins devenant de
moins en moins pressans, on conçoit que les
consommateurs feraient graduellement moins de
sacrifices pour les satisfaire ; c' est-à-dire qu' il
serait de plus en plus difficile de trouver dans le
prix des produits une juste indemnité de leurs frais
de production. Toujours est-il vrai que les produits
se vendent d' autant mieux que les nations ont plus
de besoins, et qu' elles peuvent offrir plus
d' objets en échange ; c' est-à-dire qu' elles sont
plusnéralement civilisées.
Chapitre xvi.
Quels avantages résultent de l' activité de
circulation de l' argent et des marchandises.
On entend souvent vanter les avantages d' une active
circulation, c' est-à-dire
p149
de ventes rapides et multipliées. Il s' agit de les
apprécier à leur juste valeur.
Les valeurs employées dans le cours de la production
ne peuvent se réaliser en argent, t servir à
une production nouvelle, que lorsqu' elles sont
parvenues à l' état de produit complet, et vendues au
consommateur. Plus tôt un produit est terminé et
vendu, plus tôt aussi cette portion de capital peut
être appliquée à un nouvel usage productif. Ce
capital, occupé moins long-temps, coûte moins
d' intérêts, il y a économie sur les frais de
production ; dès-lors il est avantageux que les
transactions qui ont lieu dans le cours de la
production, se fassent activement.
Suivons, dans l' exemple d' une pièce de toile peinte,
les effets de cette activité de circulation.
Un négociant fait un envoi de marchandises d' Europe
au Brésil et en fait venir des cotons. Il lui
convient que ses agens en Arique fassent
promptement ses ventes, ses achats et ses
expéditions. Son coton arrivé, il doit désirer de
le vendre promptement à un négociant français,
afin de rentrer plus tôt dans ses avances, et de
pouvoir recommencer une opération nouvelle et
également lucrative. Et si legociant français ne
garde pas long-temps dans son magasin ce même
coton ; s' il le vend promptement au fileur ; si le
fileur, après l' avoir réduit en fil, le vend
promptement au tisseur ; si celui-ci vend
promptement sa toile à l' indienneur ; si ce dernier
la vend sans beaucoup de retard au marchand
détailleur, et le détailleur au consommateur, cette
circulation active aura occupé moins long-temps la
portion de capital employée par ces différens
producteurs ; il y aura eu moins d' intérêts perdus,
par conséquent moins de frais, et le capital, plus
promptement rendu à de nouvelles fonctions, aura pu
concourir à quelque nouveau produit.
Toutes ces différentes ventes, tous ces achats, et
bien d' autres que je supprime pour abréger, ont été
nécessaires pour que le coton du Brésil
p150
fût porté en robes de toile peinte ; ce sont autant
de façons productives données à ce produit ; et
plus ces façons auront été rapides, plus cette
production se sera faite avec avantage ; mais si,
dans une même ville, on achetait et vendait
plusieurs fois, une année durant, la même marchandise,
sans lui doner une nouvelle façon, cette circulation
serait funeste au lieu d' être avantageuse, et
augmenterait les frais au lieu de les épargner. On
ne peut acheter et revendre sans y employer un
capital ; et l' on ne peut employer un capital sans
qu' il en coûte un intérêt, inpendamment duchet
que peut subir la marchandise.
C' est ainsi que l' agiotage sur les marchandises
cause nécessairement une perte, soit à l' agioteur,
si l' agiotage ne fait pas renchérir la denrée, soit
au consommateur, s' il la fait renchérir.
La circulation est aussi active qu' elle peut l' être
utilement, quand une marchandise, du moment qu' elle
est en état de subir une nouvelle façon, passe aux
mains d' un nouvel agent de production, et que, du
moment qu' elle a subi toutes ses façons, elle passe
aux mains de celui qui doit la consommer. Toute
agitation, tout mouvement qui ne marche pas vers ce
but, loin d' être un accroissement d' activité dans
la circulation, est un retard dans la marche du
produit, un obstacle à la circulation, une
circonstance à éviter.
Quant à la rapidité qu' une industrie plus parfaite
peut introduire dans la confection des produits,
c' est une augmentation de rapidité, non dans la
circulation, mais dans les opérations productives.
L' avantage qui en résulte est, au reste, dume
genre : c' est un emploi moins prolongé des capitaux.
Je n' ai fait nulle différence entre la circulation
des marchandises et celle de la monnaie, parce
qu' en effet il n' y en a aucune. Quand une somme
d' argent séjourne dans les coffres d' un négociant,
c' est une portion de son capital qui reste oisive,
de même que la portion de son capital qui est dans
son magasin sous la forme de marchandses en état
d' être vendues.
p151
Le meilleur des encouragemens pour la circulation
utile, est lesir que chacun a, surout les
producteurs, de ne perdre que le moins possible
l' intérêt des fonds engagés dans l' exercice de
leur industrie. La circulation estnible là
une industrie imparfaite ne sait créer que des
produits de peu d' usage ou trop chers, là des
impôts lourds et nombreux renchérissent les produits
et obligent la plupart des consommateurs à s' en
passer. Elle se ralentit bien plutôt par les
contrariétés qu' elle éprouve, que par le défaut
d' encouragement qu' elle roit. Ce sont les guerres,
les embargos, les droits pénibles à acquitter, le
danger ou la difficulté des communications qui
l' entravent. Elle est lente encore dans les momens
de crainte et d' incertitude, quand l' ordre public
est menacé, et que toute espèce d' entreprise est
hasardeuse. Elle est lente quand on se croit exposé
aux contributions arbitraires, et que chacun
s' efforce de cacher ses facultés. Elle est lente
dans un temps d' agiotage, où les variations subites
occasionnées par le jeu sur les marchandises, font
espérer à quelques personnes un bénéfice fondé sur
une simple variation dans les prix ; alors la
marchandise attend à l' affût d' une hausse, l' argent
à l' affût d' une baisse : des deux parts ; capitaux
oisifs, inutiles à la production.
à de telles époques, il n' existe guère de
circulation que celle des produits qui risqueraient
de se détériorer dans l' attente, comme les fruits,
les légumes, les grains, et tout ce qui se gâte à
être gardé. On aime mieux alors passer par-dessus
les inconvéniens attachés à la vente, que risquer
de perdre une portion considérable, et quelquefois
la totalité des denrées qu' on possède. Et quand
c' est la monnaie qui se détériore, on cherche à
l' échanger, à s' en défaire par toutes sortes de
moyens. C' est en partie ce motif qui fut cause de
la prodigieuse circulation qui eut lieu pendant que
le discrédit des assignats allait en croissant.
Tout le monde était ingénieux à trouver un emploi
pour un papier-monnaie dont la valeur s' évaporait
d' heure en heure : on ne le recevait que pour le
placer ; il semblait qu' il brûlât quiconque le
touchait. Dans ce temps-là des personnes qui
n' avaient jamais fait le commerce, s' en mêlèrent ;
on fonda des manufactures, ontit, on répara des
maisons, on meubla ses appartemens ; on n' avait
regret à aucune dépense, même pour ses plaisirs,
jusqu' à ce qu' enfin on eut achevé de consommer, ou
de placer, ou de perdre tout ce qu' on avait de
valeurs sous forme d' assignats.
p152
Chapitre xvii.
Des effets des réglemens de l' administration qui ont
pour objet d' influer sur la production.
Il n' est, à vrai dire, aucun acte du gouvernement qui
n' exerce quelque influence sur la production ; je me
contenterai, dans ce chapitre, de parler de ceux qui
ont pour objet spécial d' y influer, me réservant de
développer les effets du système monétaire, des
emprunts, des impôts, quand je traiterai de ces
matières pour elles-mêmes.
L' obet des gouvernemens, en cherchant à influer sur
la production, est, ou de déterminer la production
de certains produits qu' ils croient plus dignes d' être
favrisés que d' autres, ou bien de prescrire des
manières de produire qu' ils jugent préférables à
d' autres manières. Les résultats de cette double
prétention, relativement à la richesse nationale,
seront examinés dans les deux premiers paragraphes de
ce chapitre. Dans les deux paragraphes suivans,
j' appliquerai les mes principes à deux cas
particuliers, les compagnies privilégiées, et le
commerce des grains, à cause de leur grande
importance, et afin de fournir de nouvelles preuves
et de nouveaux développemens aux principes. Chemin
fesant, nous verrons quelles sont les circonstances
des raisons suffisantes semblent commander quelques
déviations dans la marche que prescrivent les
principesnéraux. En administration, les grands
maux ne viennent pas des exceptions qu' on croit devoir
faire aux règles ; ils viennent des fausses notions
qu' on se forme de la nature des choses, et des
fausses règles qu' on s' impose en conséquence. Alors
on fait le mal en grand, on agit systématiquement de
travers ; car il est bon de savoir que nul n' a plus
de systèmes que les gens qui se vantent de n' en point
avoir.
p153
I-effets des réglemens qui déterminent la nature
des produits.
La nature des besoins de la société détermine à
chaque époque, et selon les circonstances, une
demande plus ou moins vive de tels ou tels produits.
Il en résulte que, dans ces genres de production,
les services productifs sont un peu mieux payés que
dans les autres branches de la production,
c' est-à-dire que les profits qu' on y fait sur
l' emploi de la terre, des capitaux et du travail, y
sont un peu meilleurs. Ces profits attirent de ce
té des producteurs, et c' est ainsi que la nature
des produits se conforme toujours naturellement aux
besoins de la société. On a déjà vu que ces besoins
sont d' autant plus étendus que la production est
plus grande, et que la société ennéral achète
d' autant plus qu' elle a plus de quoi acheter.
Lorsqu' au travers de cette marche naturelle des
choses, l' autorité se montre et dit : le produit
qu' on veut créer, celui qui donne les meilleurs
profits, et par conséquent celui qui est le plus
recherché, n' est pas celui qui convient ; il faut
qu' on s' occupe de tel autre, elle dirige
évidemment une partie des moyens de production vers
un genre dont le besoin se fait moins sentir, aux
dépens d' un autre dont le besoin se fait sentir
davantage.
Un arrêt du conseil du roi, rendu en 1737, obligeait
les propriétaires qui voulaient planter un terrain
en vignes, d' en obtenir la perission de l' intendant
de la province, comme si le propriétaire ne savait
pas mieux que l' intendant, le genre de culture où
son terrain lui rapporterait le plus ; et comme si
le produit qui devai rapporter le plus, n' était pas
celui dont le besoin se fesait le plus sentir.
En 1794, il y eut en France des personnes
persécutées, et même conduites à l' échafaud, pour
avoir transformé des terres labourées en prairies
artificielles. Cependant, du moment que ces peronnes
trouvaient plus d' avantages à élever des bestiaux
qu' à cultiver des grains, on peut être certain que
les besoins de la société réclamaient plus de
bestiaux que de grains, et qu' elles pouvaient
produire une plus grande valeur dans la première
de ces denrées que dans la seconde.
L' administration disait que la valeur produite
importait moins que la nature des produits, et
qu' elle préférait qu' un arpent de terre produisît
p154
pour vingt francs de blé plutôt que pour trente
francs de fourrage. Elle calculait mal ; car si le
terrain produisait un hectolitre de blé valant
vingt francs, ce me arpent cultivé en prairie,
et donnant un produit de trente francs, aurait
procuré un hectolitre et demi de blé au lieu d' un
hectolitre. Que si le blé était assez rare et assez
cher pour que l' hectolitre valût plus que le
fourrage, l' ordonnance était superflue : l' intérêt
du producteur suffisait pour lui faire cultiver du
blé.
Il ne reste donc plus qu' à savoir qui, de
l' administration ou du cultivateur, sait le mieux
quel genre de culture rapportera davantage ; et il
est permis de supposer que le cultivateur qui vit
sur le terrain, l' étudie, l' interroge, qui plus que
personne est intéressé à en tirer le meilleur parti,
en sait à cet égard plus que l' administration.
Si on insiste, et si l' on dit que le cultivateur ne
connaît que le prix-courant du marché, et ne saurait
prévoir, comme l' administration, les besoins futurs
du peuple, on peut répondre que l' un des talens des
producteurs, talent que leur intérêt les oblige de
cultiver avec soin, est non-seulement de connaître,
mais de prévoir les besoins.
Lorsqu' à une autre époque, on a forcé les
particuliers à planter des betteraves ou du
pastel dans des terrains qui produisaient du
blé, on a causé un mal du même genre ; et je
ferai remarquer, en passant, que c' est un bien
mauvais calcul que de vouloir obliger la zone
tempérée à fournir des produits de la zone
torride. Nos terres produisent péniblement, en
petite quantité et en qualités médiocres, des
matières sucrées et colorantes qu' un autre climat
donne avec profusion ; mais elles produisent,
p155
au contraire, avec facilité, des fruits, des
réales, que leur poids et leur volume ne
permettent pas de tirer de bien loin. Lorsque
nous condamnons nos terres à nous donner ce
qu' elles produisent avec désavantage, aux dépens
de ce qu' elles produisent plus volontiers ;
lorsque nous achetons par conséquent fort cher ce
que nous ierions à fort bon marché si nous le
tirions des lieux où il est produit avec avantage,
nous devenons nous-mêmes victimes de notre propre
folie. Le comble de l' habileté est de tirer le
parti le plus avantageux des forces de la nature,
et le comble de lamence est de lutter contre
elles ; car c' est employer nos peines à détruire
une partie des forces que la nature voudrait
nous prêter.
On dit encore qu' il vaut mieux payer plus cher un
produit, lorsque son prix ne sort pas du pays, que
de le payer moins cher lorsqu' il faut l' acheter au
dehors. Mais qu' on se reporte aux procédés de la
production que nous avons analysés : on y verra
que les produits ne s' obtiennent que par le
sacrifice, la consommation d' une certaine quantité
de matières et de services productifs, dont la
valeur est, par ce fait, aussi complètement
perdue pour le pays que si elle était envoyée
au dehors.
Je ne présume pas qu' un gouvernement quelconque
veuille objecter ici que le profit résultant d' une
meilleure production lui est indifférent,
puisqu' il devient le partage des particuliers ;
les plus mauvais gouvernemens, ceux qui séparent
leurs intérêts des intérêts de la nation, savent
maintenant que les revenus des particuliers sont
la source se puisent
p156
les tributs du fisc ; et que, même dans les pays
gouvernés despotiquement ou militairement, et où
les impôts ne sont qu' un pillage organisé, les
particuliers ne peuvent payer qu' avec ce qu' ils
gagnent.
Les raisonnemens que nous venons d' appliquer à
l' agriculture sont applicables aux manufactures.
Quelquefois un gouvernement s' imagine que le
tissage des étoffes faites avec une matière
première indigène, est plus favorable à l' industrie
nationale que celui des étoffes fabriquées avec une
matière d' origine étrangère. Nous avons vu,
conformément à ce système, favoriser les tissus de
laine et de lin préférablement aux tissus de coton.
C' était borner, relativement à nous, les bienfaits
de la nature : elle nous fournit en différens
climats une foule de matières dont les propriétés
variées s' accommodent à nos divers besoins. Chaque
fois que nous parvenons à répandre sur ces matières,
soit par leur transport au milieu de nous, soit par
les préparations que nous leur fesons subir, une
valeur qui est le résultat de leur utilité, nous
fesons un acte profitable et qui contribue à
l' accroissement de la richesse nationale. Le
sacrifice au prix duquel nous obtenons des
étrangers cette matière première, n' a rien de plus
fâcheux que le sacrifice des avances et des
consommations que nous fesons en chaque genre de
production pour obtenir un nouveau produit.
L' intérêt personnel est toujours le meilleur juge
de l' étendue de ce sacrifice et de l' étendue du
dédommagement qu' on peut s' en promettre ; et quoique
l' intérêt personnel se trompe quelquefois, c' est,
au demeurant, le juge le moins dangereux, et celui
dont les jugemens coûtent le moins.
p157
Mais l' intérêt personnel n' offre plus aucune
indication, lorsque les intérêts particuliers ne
servent pas de contre-poids les uns pour les autres.
Du moment qu' un particulier, une classe de
particuliers peuvent s' étayer de l' autorité pour
s' affranchir d' une concurrence, ils acquièrent un
privilége aux dépens de la société ; ils peuvent
s' assurer des profits qui ne dérivent pas entièrement
des services productifs qu' ils ont rendus, mais
dont une partie est unritable imt mis à leur
profit sur les consommateurs ; impôt dont ils
partagent presque toujours quelque portion avec
l' autorité, qui leur a prêté son injuste appui.
Le législateur a d' autant plus de peine à se
défendre d' accorder ces sortes de priviléges, qu' ils
sont vivement sollicités par les producteurs qui
doivent en profiter, et qui peuvent représenter,
d' une manière assez plausible, leurs gains comme un
gain pour la classe industrieuse et pour la nation,
puisque leurs ouvriers et eux-mêmes font partie de
la classe industrieuse et de la nation.
Lorsqu' on commença à fabriquer des cotonnades en
France, le commerce tout entier des villes
d' Amiens, de Reims, de Beauvais, etc., se mit en
clamation, et représenta toute l' industrie de ces
villes comme détruite. Il ne paraît pas cependant
qu' elles soient moins industrieuses ni moins riches
qu' elles ne l' étaient il y a un demi-siècle ;
tandis que l' opulence de Rouen et de la Normandie
a reçu un grand accroissement des manufactures de
coton.
Ce fut bien pis quand la mode des toiles peintes
vint à s' introduire : toutes les chambres de
commerce se mirent en mouvement ; de toutes parts
il y eut des convocations, des délibérations, des
moires, des députations, et beaucoup d' argent
pandu. Rouen peignit à son tour la misère qui
allait assiéger ses portes, les enfans, les
femmes, les vieillards dans la désolation, les
terres les mieux cultivées du royaume restant en
friche, et cette belle et riche province devenant
unsert .
p158
La ville de Tours fit voir les députés de tout le
royaume dans les gémissemens, et prédit une
commotion qui occasionnera une convulsion dans
le gouvernement politique ... Lyon ne voulut
point se taire sur un projet qui répandait la
terreur dans toutes les fabriques . Paris ne
s' était jamais présenté au pied du trône, que le
commerce arrosait de ses larmes, pour une
affaire aussi importante. Amiens regarda la
permission des toiles comme le tombeau dans lequel
toutes les manufactures du royaume devaient être
anéanties . Son mémoire, délibéré au bureau des
marchands des trois corps réunis, et signé de tous
les membres, était ainsi terminé : au reste, il
suffit, pour proscrire à jamais l' usage des toiles
peintes, que tout le royaume frémit d' horreur
quand il entend annoncer qu' elles vont être
permises . Vox populi, vox dei.
" or, existe-t-il maintenant, dit à ce sujet Roland
De La Platière, qui avait recueilli ces plaintes
comme inspecteur-général des manufactures,
existe-t-il un seul homme assez insensé pour dire
que les manufactures de toiles peintes n' ont pas
pandu en France une main-d' oeuvre prodigieuse,
par la préparation et la filature des matières
premières, le tissage, le blanchîment, l' impression
des toiles ? Ces établissemens ont plus hâté le
progrès des teintures en peu d' années, que toutes
les autres manufactures en un siècle. "
je prie qu' on s' arrête un moment à considérer ce
qu' il faut de fermeté dans une administration, et
de vraies lumières sur ce qui fait la prospérité de
l' état, pour résister à une clameur qui paraît si
générale, et qui est appuyée auprès des agens
principaux de l' autorité par d' autres moyens encore
que par des motifs d' utilité publique...
quoique les gouvernements aient trop souvent
présuqu' ils pouvaient, utilement pour la
richesse générale, déterminer les produits de
l' agriculture et des manufactures, ils s' en sont
cependant beaucoup moins lés que des produits
commerciaux, surtout des produits commerciaux
étrangers. C' est la suite d' un système général,
qu' onsigne par le nom de système exclusif
ou mercantile , et qui fonde les gains d' une
nation sur ce qu' on appelle dans ce système une
balance favorable du commerce.
Avant d' observer le véritable effet des réglemens
qui ont pour objet
p159
d' assurer à une nation cette balance favorable, il
convient de nous former une idée de ce qu' elle est
en réalité, et du but qu' elle se propose. Ce sera
l' objet de la digression suivante.
Digression
sur ce qu' on nomme la balance du commerce.
La comparaison que fait une nation de la valeur des
marchandises qu' elle vend à l' étranger, avec la
valeur des marchandises qu' elle achète de
l' étranger, forme ce qu' on appelle la balance de
son commerce. Si elle a envoyé au dehors plus de
marchandises qu' elle n' en a reçu, on s' imagine
qu' elle a un exdant à recevoir en or ou en
argent ; on dit que la balance du commerce lui
est favorable : dans le cas opposé, on dit que
la balance du commerce lui est contraire.
Le système exclusif suppose, d' une part, que le
commerce d' une nation est d' autant plus
avantageux qu' elle exporte plus de
marchandises, qu' elle en importe mois, et qu' elle
a un plus fort excédant à recevoir de l' étranger
en numéraire ou en métaux précieux ; et, d' une
autre part, il suppose que, par le moyen des
droits d' entrées, des prohibitions et des primes,
un gouvernement peut rendre la balance plus
favorable, ou moins contraire à sa nation.
Ce sont ces deux suppositions qu' il s' agit
d' examiner ; et d' abord il convient de savoir
comment se passent les faits.
Quand un négociant envoie des marchandises à
l' étranger, il les y fait vendre, et reçoit de
l' acheteur, par les mains de ses correspondans,
le montant de la vente en monnaie étrangère. S' il
espère pouvoir gagner sur les retours des produits
de sa vente, il fait acheter une marchandise à
l' étranger, et se la fait adresser. L' opération
est à peu ps la même quand elle commence par la
fin, c' est-à-dire lorsqu' un négociant fait d' abord
acheter à l' étranger, et paie ses achats par les
marchandises qu' il y envoie.
Ces opérations ne sont pas toujours exécutées
pour le compte du même négociant. Celui qui fait
l' envoi quelquefois ne veut pas faire l' oration
du retour ; alors il fait des traites ou lettres
de change sur le correspondant qui a vendu sa
marchandise ; il négocie ou vend ces traites à
une personne qui les envoie dans l' étranger, où
elles servent à acquérir d' autres marchandises
que cette dernière personne fait venir.
p160
Dans l' un et l' autre cas, une valeur est envoyée,
une autre valeur revient en échange ; mais nous
n' avons point encore examiné si une portion des
valeurs envoyées ou revenues, était composée de
taux précieux. On peut raisonnablement supposer
que lorsque les négocians sont libres de choisir
les marchandises sur lesquelles portent leurs
spéculations, ils préfèrent celles qui leur
présentent le plus d' avantage, c' est-à-dire celles
qui, rendues à leur destination, auront le plus de
valeur. Ainsi, lorsqu' ungociant français envoie
en Angleterre des eaux-de-vie, et que, par suite
de cet envoi, il a mille livres sterling à faire
venir, il compare ce que produiront en France ces
mille livres sterling dans le cas où il les fera
venir en métaux précieux, avec ce qu' elles
produiront s' il les fait venir en quincailleries.
p161
Si ce négociant trouve son avantage à faire venir
des marchandises plutôt que des espèces, et si nul
ne peut lui disputer d' entendre mieux ses intérêts
que qui que ce soit, il ne reste plus à examiner
que la question de savoir si, dans l' intérêt du
pays, les retours en espèces, quoique moins
favorables à ce négociant, seraient plus favorables
à la France que des retours d' un autre genre ;
s' il est à désirer pour la France que les
taux précieux y abondent, plutôt que toute autre
marchandise.
Quelles sont les fonctions des métaux précieux dans
la société ? Façonnés en bijoux, en ustensiles, ils
servent à l' ornement de nos personnes, de nos
maisons, et à plusieurs usages domestiques. Les
boîtes de nos montres, nos cuillères, nos
fourchettes, nos plats, nos cafetières, en sont
faits ; étendus en feuilles minces, ils embellissent
plusieurs sortes d' encadremens ; ils relèvent la
reliure de nos livres, etc. Sous ces formes diverses,
ils font partie du capital de la société, de cette
portion du capital qui ne porte point d' intérêt, ou
plutôt qui est productive d' utilité ou d' agrément.
Il est sans doute avantageux pour une nation que
les matières dont se compose ce capital soient à
bon compte et en abondance. La jouissance qui en
sulte est alors acquise à meilleur marché ; elle
est plus répandue. Beaucoup de modestes ménages
qui ont actuellement des couverts
p162
d' argent, n' en auraient pas si l' Amérique n' avait
pas été découverte. Mais il ne faut pas estimer
cet avantage au-delà de sa véritable valeur : il y
a des utilités supérieures à celles-là. Le verre
des vitres qui nous défendent contre les rigueurs
de l' hiver, nous est d' un bien plus grand service
que quelque ustensile d' argent que ce soit. On ne
s' est pourtant jamais avisé d' en favoriser
l' importation ou la production par des faveurs
spéciales.
L' autre usage des taux précieux est de servir à
la fabrication des monnaies, de cette portion du
capital de la société, qui s' emploie à faciliter
les échanges que les hommes font entre eux des
valeurs qu' ils possèdent déjà. Pour cet usage,
est-il avantageux que la matière dont on se sert
soit abondante et peu chère ? La nation où cette
matière abonde est-elle plus riche que celle où
cette matière est rare ?
Ici je suis forcé de regarder comme déjà prouvé un
fait qui ne le sera que dans le chapitre 23, je
traite de la valeur des monnaies. C' est que la
somme des échanges qui se consomment dans un pays
exige une certaine valeur de marchandise-monnaie,
quelle qu' elle soit. Il se vend en France chaque
jour pour une certaine valeur de blé, de bestiaux,
de combustibles, de meubles et d' immeubles ; toutes
ces ventes réclament l' usage journalier d' une
certaine valeur en numéraire , parce que c' est
d' abord
p163
contre cette somme de numéraire que chaque chose
s' échange, pour s' échanger de nouveau contre
d' autres objets. Or, quelle que soit l' abondance
ou la rareté du numéraire, comme on a besoin d' une
certaine somme pour consommer tous les échanges,
le numéraire augmente en valeur à mesure qu' il
décline en quantité, et décline en valeur à mesure
qu' il augmente en quantité. S' il y a pour
2 milliards de numéraire en France, et qu' un
événement quelconque réduise cette quantité de
francs à 1500 millions, les 1500 millions
vaudront tout autant que les 2 milliards
pouvaient valoir. Ls besoins de la circulation
exigent un agent dont la valeur égale ce que
valent actuellement 2 milliards, c' est-à-dire
(en supposant le sucre à 20 sous la livre) une
valeur égale à 2 milliards de livres de sucre,
ou bien (en supposant que le blé vaut actuellement
20 francs l' hectolitre) une valeur égale à celle
de 100 millions d' hectolitres de blé. Le numéraire,
quelle que sot sa masse, égalera toujours cette
valeur. La matière dont se compose le numéraire
vaudra, dans le second cas, un tiers de plus que
dans le premier ; une once d' argent, au lieu
d' acheter six livres de sucre, en achètera huit :
il en sera de me de toutes les autres
marchandises, et les 1500 millions de numéraire
vaudront autant que les 2 milliards valaient
auparavant. La nation n' en sera ni plus riche ni
plus pauvre. Il faudra porter moins d' argent au
marché, et l' argent qu' on y portera y achètera
toutes lesmes choses. Une nation qui, pour
agent de la circulation, emploie des monnaies d' or,
n' est pas moins riche que celle qui se sert de
monnaie d' argent, quoiqu' elle porte au marcune
bien moins grande quantité de la marchandise qui
lui sert de monnaie. Si l' argent devenait chez
nous quinze fois plus rare qu' il n' est,
c' est-à-dire aussi rare que l' or, une once
d' argent nous servirait, comme numéraire, autant
qu' une once d' or nous sert à présent, et nous
serions aussi riches en numéraire que nous le
sommes. Comme si l' argent devenait aussi abondant
que le cuivre, nous n' en serions pas plus riches
en numéraire ; seulement il faudrait porter au
marché un bien plus grand nombre de sacs.
En sumé, l' abondance des métaux précieux rend
plus abondans les ustensiles qui en sont faits,
et les nations plus riches sous ce seul rapport.
Sous le rapport du numéraire, elle ne les rend
pas plus riches. Le vulgaire
p164
est accoutu à juger plus riche celui qui a le
plus d' argent ; et comme la nation se compose des
particuliers, il est porté à conclure que la
nation est plus riche quand tous les particuliers
ont beaucoup d' argent. Mais la matière ne fait
pas la richesse ; c' est la valeur de la matière.
Si beaucoup d' argent ne vaut pas plus que peu,
peu d' argent vaut autant que beaucoup. Une valeur
en marchandise vaut autant que la même valeur en
argent.
Non, ajoute-t-on, à égalité de valeur, l' argent
est préféré à la marchandise. -arrêtons-nous un
instant ; ceci demande une explication. On verra,
quand je parlerai des monnaies, la raison qui fait
qu' en général, à égalité de valeur, on préfère le
numéraire aux marchandises. On verra qu' avec le
tal monnayé on peut se procurer les choses dont
on a besoin, par un seul échange au lieu de deux.
Il n' est pas nécessaire alors, comme lorsqu' on
possède toute autre espèce de marchandise, de
vendre sa marchandise-monnaie d' abord, pour en
racheter ce qu' on veut avoir : on achète
immédiatement ; ce qui, avec la facilité que
donne la monnaie par ses coupures, de la
proportionner exactement à la valeur de la chose
achetée, la rend éminemment propre aux échanges ;
elle a donc pour consommateurs tous ceux qui ont
quelque échange à faire, c' est-à-dire, tout le
monde ; et c' est la raison pour laquelle tout le
monde est disposé à recevoir, à valeur égale, de
la monnaie plutôt que tout autre marchandise.
Mais cet avantage de la monnaie, dans les
relations entre particuliers, n' en est plus un de
nation à nation. Dans ces dernières relations, la
monnaie, et encore plus les métaux non monnayés,
perdent l' avantage que leur qualité de monnaie
leur donne aux yeux des particuliers ; ils
rentrent dans la
p165
classe des autres marchandises. Le négociant qui
a des retours à attendre de l' étranger, ne
considère autre chose que le gain qu' il pourra
faire sur ces retours, et ne regarde les métaux
précieux qu' il en pourrait recevoir, que comme
une marchandise dont il sefera avec plus ou
moins de bénéfice ; il ne redoute point, lui,
une marchandise parce qu' elle réclamera encore un
échange, puisque son métier est de faire des
échanges, pourvu qu' ils lui soient profitables.
Un particulier aime encore à recevoir de l' argent
plutôt que de la marchandise, parce qu' il sait
mieux ainsi la valeur de ce qu' il reçoit ; mais
un négociant, qui connaît le prix-courant des
marchandises dans les principales villes du
monde, ne se méprend pas sur la valeur qu' on lui
paie, quelle que soit la forme matérielle sous
laquelle on lui présente cette valeur.
Un particulier peut être appelé à liquider sa
fortune pour lui donner une autre direction, pour
faire des partages, etc. : une nation n' est
jamais dans ce cas-là ; et quant aux liquidations,
aux ventes que les particuliers ont à faire, que
leur importe la valeur de la monnaie ? Si elle
est rare et chère, on leur en donne moins pour ce
qu' ils ont à vendre, mais ils en donnent moins
pour ce qu' ils ont à cheter. Quelle qu' ait été
dans
p166
un achat, dans une liquidation, la valeur de la
monnaie qu' on a employée, on l' a donnée pour ce
qu' on l' a reçue, et, l' affaire terminée, on n' en
est ni plus pauvre ni plus riche. La perte ou le
gain viennent de la valeur relative des eux
marchandises vendues et achetées, et non de
l' intermédiaire dont on s' est servi.
De toutes manières, les avantages que les
particuliers trouvent à recevoir du numéraire
préférablement à des marchandises, ne sont rien
pour les nations. Lorsqu' une nation n' en a pas
la quantité qui lui est nécessaire, sa valeur
augmente, et les étrangers comme les nationaux
sont intéressés à lui en apporter ; lorsqu' il
est surabondant, sa valeur baisse par rapport aux
autres marchandises, et il convient de l' envoyer
au loin,il peut procurer des valeurs
supérieures à ce qu' il peut procurer dans le
pays. Si on le force à rester, on force à garder
des matières qui sont à charge à leurs
possesseurs.
p167
On pourrait peut-être en rester là sur la balance
du commerce ; mais ces idées sont encore si peu
familières, je ne dirai pas au vulgaire seulement,
mais même à des écrivains et à des administrateurs
recommandables par la pureté de leurs intentions
et par des connaissances d' ailleurs très-variées,
qu' il peut être à propos de mettre le lecteur à
portée de signaler le vice de certains raisonnemens,
bien fréquemment opposés aux principes libéraux, et
qui malheureusement servent de base à la législation
des principaux états de l' Europe. Je réduirai
toujours les objections aux termes les plus simples
et les plus clairs, afin qu' on juge plus aisément de
leur importance.
On dit qu' en augmentant, par une balance favorable
du commerce, la masse du numéraire, on augmente la
masse des capitaux du pays ; et qu' en le laissant
écouler, on la diminue. Il faut donc répéter ici,
en premier lieu, que la totalité du numéraire d' un
pays ne fait pas partie de ses capitaux : l' argent
qu' un cultivateur reçoit pour le prix de ses
produits, qu' il porte ensuite au percepteur des
contributions, qui parvient au trésor public, qui
est employé ensuite à payer un militaire ou un
juge, qui est dépensé par eux pour la satisfaction
de leurs besoins, ne fait partie d' aucun capital.
En second lieu, et en supposant même que tout le
numéraire d' un pays fît partie de ses capitaux, il
n' en formerait que la plus petite partie. Le
lecteur a vu que les capitaux consistent dans la
valeur de cet ensemble de matériaux, d' outils, de
marchandises qui servent à la reproduction.
Orsqu' on veut employer un capital dans une
entreprise quelconque, ou lorsqu' on veut le prêter,
on commence, à larité, par le réaliser, et par
transformer en argent comptant les différentes
valeurs dont on peut disposer. La valeur de ce
capital, qui se trouve ainsi passagèrement sous la
forme d' une somme d' argent, ne tarde pas à se
transformer, par des échanges, en diverses
constructions et en matières consommables
nécessaires à l' entreprise projetée. L' argent
comptant, momentanément employé, sort de nouveau
de cette affaire, et va servir à d' autres échanges,
après avoir rempli son office passager, de même ue
beaucoup d' autres matières sous la forme desquelles
s' est trouvée successivement cette valeur capitale.
Ce n' est donc point perdre ou altérer un capital que
de disposer de sa valeur, sous quelque forme
matérielle qu' elle se trouve, pourvu qu' on en
dispose de manière à s' assurer le remplacement
de cette valeur.
p168
Qu' un français, négociant en marchandises d' outre-mer,
envoie dans l' étraner un capital de cent mille
francs en espèces pour avoir du coton : son coton
arrivé, il possède cent mille francs en coton au lieu
de cent mille francs en espèces (sans parler du
bénéfice). Quelqu' un a-t-il perdu cette somme de
numéraire ? Non, certes ; le spéculateur l' avait
acquise à titregitime. Un fabricant de cotonnades
achète cette marchandise, et la paie en numéraire :
est-ce lui qui perd la somme ? Pas davantage. Au
contraire, cette valeur de cent mille francs sera
portée à deux cent mille francs entre ses mains ; ses
avances payées, il y gagnera encore. Si aucun des
capitalistes n' a perdu les cent mille fracs du
numéraire exporté, qui peut dire que l' état les a
perdus ? Le consommateur les perdra, dira-t-on. En
effet, les consomateurs perdront la valeur des
étoffes qu' ils achèteront et qu' ils consommeront ;
mais les cent mille francs de numéraire n' eussent
pas été exportés, et les consommateurs auraient
consomen place des étoffes de lin et de laine,
pour une valeur équivalente, qu' il y aurait toujours
eu une valeur de cent mille francs détruite, perdue,
sans qu' il fût sorti un sou du pays. La perte de
valeur dont il est ici question n' est pas le fait de
l' exportation, mais de la consommation qui aurait eu
lieu tout de même. Je suis donc fondé à dire que
l' exportation du numéraire n' a rien fait perdre à
l' état.
p169
On insiste ; on prétend que si l' exportation de cent
mille francs de nuraire n' avait pas eu lieu, la
France possèderait cette valeur de plus. On croit
que la nation a perdu deux fois cent mille francs :
l' argent exporté d' abord, la marchandise consommée
ensuite ; tandis qu' en consommant des étoffes d' un
produit entièrement indigène, elle n' aurait perdu
qu' une fois cent mille francs. -je répète que
l' exportation des espèces n' a pas été une perte,
qu' elle a été balancée par une valeur importée, et
qu' il est tellement vrai qu' il n' y a eu que les cent
mille francs de marchandises consommées qui aient
été perdues, que je défie qu' on trouve de perdans
autres que les consommateurs de la marchandise
consommée. S' il n' y a pas eu de perdant, il n' y a
pas eu de perte.
Vous voulez, dites-vous, empêcher les capitaux de
sortir : vous ne les arrêterez point en
emprisonnant le numéraire. Celui qui veut envoyer
ses capitaux au dehors, y réussit aussi bien en
expédiant des marchandises dont l' exportation est
permise. Tant mieux, dites-vous ; ces marchandises
auront fait gagner nos fabricans. Oui ; mais la
valeur de ces marchandises exportées est, pour le
pays, une perte de capital, puisqu' elle n' entraîne
point de retours. Elle féconde l' industrie
étrangère au lieu de la vôtre. Voilà un vrai sujet
de crainte. Les capitaux cherchent les lieux où
ils trouvent de la sûreté et des emplois lucratifs,
et abandonnent peu à peu les lieuxl' on ne sait
pas leur offrir de tels avantages ; mais, pour
déserter, ils n' ont nul besoin de se transformer en
numéraire.
Si l' exportation du numéraire ne fait rien perdre
aux capitaux de la nation, pourvu qu' elle amène des
retours, son importation ne leur fait rien gagner.
En effet, on ne peut faire entrer du nuraire
sans l' avoir acheté par une valeur équivalente, et
il a fallu exporter celle-ci pour importer l' autre.
On dit à ce sujet que si l' on envoie à l' étranger
des marchandises au lieu de numéraire, on procure
par là à ces marchandises un débouché
p170
qui fait gagner à leurs producteurs les profits de
cette production. Je réponds que lorsqu' on envoie
du nuraire à l' étranger, c' est précisément comme
si l' on y envoyait des produits de notre industrie ;
car les métaux pcieux dont nous fesons commerce,
ne nous sont pas donnés gratuitement et sont
toujours acquis en échange de nos produits, soit
d' avance, soit après coup. En général, une nation ne
peut payer une autre nation qu' avec ses produits,
par une raison bien claire ; c' est qu' elle n' a pas
d' autre chose à donner.
Il vaut mieux, dit-on encore, envoyer à l' étranger
des denrées qui se consomment, comme des produits
manufacturés, et garder les produits qui ne se
consomment pas, ou qui se consomment lentement,
comme le numéraire. Mais les prduits qui se
consomment vite, s' ils sont les plus recherchés,
sont plus profitables que les produits qui se
consomment lentement. Forcer un producteur à
remplacer une portion de son capital soumise à
une consommation rapide, par une autre valeur
d' une consommation plus lente, serait lui rendre
souvent un fort mauvais service. Si un maître de
forges avait fait un marché pour qu' on lui livrât
à une époque détermie des charbons, et que, le
terme étant arrivé, et dans l' impossibilité de
les lui livrer, on lui en donnât la valeur en
argent, on serait fort mal venu à lui prouver
qu' on lui a rendu service, en ce que l' argent
qu' on lui offre est d' une consommation plus
lente que le charbon.
Si un teinturier avait donné dans l' étranger une
commission pour de la cochenille, on lui ferait
un tort réel de lui envoyer de l' or, sous
prétexte qu' à égalité de valeur c' est une
marchandise plus durable. Il a besoin, non d' une
marchandise durable, mais de celle qui, périssant
dans sa cuve, doit bientôt reparaître dans la
teinture de ses étoffes.
S' il ne fallait importer que la portion la plus
durable des capitaux productifs,
p171
d' autres objets très-durables, le fer, les pierres,
devraient partager cette faveur avec l' argent et
l' or.
Ce qu' il importe de voir durer, ce n' est aucune
matière en particulier : c' est la valeur du
capital. Or, la valeur du capital se perpétue,
malgré le fréquent changement des formes
matérielles dans lesquelles réside cette valeur.
Il ne peut même rapporter un profit, un intérêt,
que lorsque ces formes changent perpétuellement ;
et vouloir le conserver en argent, ce serait le
condamner à être improductif.
Après avoir montré qu' il n' y a aucun avantage à
importer de l' or et de l' argent préférablement à
toute autre marchandise, j' irai plus loin, et je
dirai que, dans la supposition il serait
désirable qu' on obtînt constamment une balance en
numéraire, il serait impossible d' y parvenir.
L' or et l' argent, comme toutes les autres matières
dont l' ensemble forme les richesses d' une nation,
ne sont utiles à cett nation que jusqu' au point
ils n' excèdent pas les besoins qu' elle en a. Le
surplus, occasionnant plus d' offres de cette
marchandise qu' il n' y en a de demandes, en avilit
la valeur d' autant plus que l' offre est plus
grande, et il en résulte un puissant encouragement
pour en tirer parti au dehors avec bénéfice.
Rendons ceci sensible par un exemple.
Supposons pour un instant que les communications
intérieures d' un pays et l' état de ses richesses
soient tels, qu' ils exigent l' emploi constant de
mill voitures de tout genre ; supposons que, par
un système commercial quelconque, on parvint à y
faire entrer plus de voitures qu' il ne s' en
détruirait annuellement, de manière qu' au bout
d' un an il s' en trouvât quinze cents au lieu de
mille : n' est-il pas évident qu' il y aurait dès-lors
cinq cents voitures ioccupées sous différentes
remises, et que les propriétaires de ces voitures,
plutôt que d' en laisser dormir la valeur,
chercheraient à s' en défaire au rabais les uns des
autres, et, pour peu que la contrebande en fût
aisée, les feraient passer à l' étranger pour en
tirer un meilleur parti ? On aurait beau faire des
traités de commerce pour assurer une plus grande
importation de voitures, on aurait beau favoriser
à grands frais l' exportation de beaucoup de
marchandises pour en faire rentrer la valeur sous
forme de voitures, plus la législation chercherait
à en faire entrer, et plus les particuliers
chercheraient à en faire sortir.
Ces voitures sont le nuraire. On n' en a besoin
que jusqu' à un certain point ; nécessairement il
ne forme qu' une partie des richesses sociales. Il
ne peut pas composer toutes les richesses sociales,
parce qu' on a besoin d' autre chose que de
numéraire. Il en faut plus ou moins selon la
p172
situation des richesses générales, deme qu' il
faut plus de voitures à une nation riche qu' à
une nation pauvre. Quelles que soient les qualités
brillantes ou solides de cette marchandise, elle
ne vaut que d' après ses usages, et ses usages sont
bornés. Ainsi que les voitures, elle a une valeur
qui lui est propre, valeur qui diminue si elle
est abondante par rapport aux objets avec lesquels
on l' échange, et qui augmente si elle devient rare
par rapport aux mes objets.
On dit qu' avec de l' or et de l' argent on peut se
procurer de tout : c' est vrai ; mais à quelles
conditions ? Ces conditions sont moins bonnes
quand, par des moyens forcés, on multiplie cette
denrée au-delà des besoins ; de là les efforts
qu' elle fait pour s' employer au dehors. Il était
défendu de faire sortir de l' argent d' Esagne,
et l' Espagne en fournissait à toute l' Europe.
En 1812, le papier-monnaie d' Angleterre ayant
rendu superflu tout l' or qui servait de monnaie,
et les matières d' or en général étant dès-lors
devenues surabondantes par rapport aux emplois qui
restaient pour cette marchandise, sa valeur
relative avait baissé dans ce pays-là ; les
guinées passaient d' Angleterre en France, malgré
la facilité de garder les frontières d' une île, et
malgré la peine de mort infligée aux contrebandiers.
à quoi servent donc tous les soins que prennent
les gouvernemens pour faire pencher en faveur de
leur nation la balance du commerce ? à peu près à
rien, si ce n' est à former de beaux tableaux
démentis par les faits.
Pourquoi faut-il que des notions si claires, si
conformes au simple bon sens, et à des faits
constatés par tous ceux qui s' occupent de
commerce, aient néanmoins été rejetées dans
l' application par tous les gouvernemens de
l' Europe, et combattues par plusieurs écrivains
qui ont fait preuve
p173
d' ailleurs et de lumières et d' esprit ? C' est,
disons-le, parce que les premiers princips de
l' économie politique sont encore presque
généralement ignorés ; parce qu' on élève sur de
mauvaises bases des raisonnemens ingénieux dont
se paient trop aisément, d' une part, les passions
des gouvernemens (qui emploient les prohibitions
comme une arme offensive ou comme une ressource
fiscale), et d' une autre part l' avidité de
plusieurs classes degocians et de manufacturiers
qui trouvent dans les priviléges un avantage
particulier, et s' inquiètent peu de savoir si
leurs profits sont le résultat d' une production
réelle ou d' une perte supportée par d' autres classes
de la nation.
Vouloir mettre en sa faveur la balance du
commerce, c' est-à-dire, vouloir donner des
marchandises et se les faire payer en or, c' est
ne vouloir point e commerce ; car le pays avec
lequel vous commercez ne peut vous donner en échange
que ce qu' il a. Si vous lui demandez exclusivement
destaux précieux, il est fondé à vous en
demander aussi ; et du moment qu' on prétend de part
et d' autre à la me marchandise, l' échange
devient impossible. Si l' accaparement destaux
précieux était exécutable, il ôterait toute
possibilité de relations commerciales avec la
plupart des états du monde.
Lorsqu' un pays vous donne en échange ce qui vous
convient, que demandez-vous de plus ? Que peut l' or
davantage ? Pourquoi voudriez-vous avoir de l' or,
si ce n' est pour acheter ensuite ce qui vous
convient ?
Un temps viendra l' on sera bien éton qu' il ait
fallu se donner tant de peine pour prouver la
sottise d' un système aussi creux, et pour lequel
on a livré tant de guerres.
Fin de la digression sur la balance du commerce.
p174
Nous venons de voir que les avantages qu' on
cherche par le moyen d' une balance favorable du
commerce, sont absolument illusoires, et que,
fussent-ils réels, aucune nation ne pourrait les
obtenir d' une manière permanente. Quel effet
produisent donc en réalité les réglemens faits
dans ce but ? C' est ce qui nous reste à examiner.
Un gouvernement quifend absolument l' introduction
de certaines marchandises étrangères, établit un
monopole en faveur de ceux qui produisent cette
marchandise dans l' intérieur, contre ceux qui
la consomment ; c' est-à-dire que ceux de l' intérieur
qui la produisent, ayant le privilége exclusif de la
vendre, peuvent en élever le prix au-dessus du taux
naturel, et que les consommateurs de l' intérieur,
ne pouvant l' acheter que d' eux, sont obligés de la
payer plus cher.
Quand, au lieu d' une prohibition absolue, on oblige
seulement l' importateur à payer un droit, alors on
donne au producteur de l' intérieur le privilége
d' élever les prix des produits analogues, de tout
le montant du droit, et l' on fait payer cette
prime par le consommateur. Ainsi, quand, à
l' introduction d' une douzaine d' assiettes de
faïence qui vaut trois francs, on fait payer à la
douane un franc, le négociant qui les fait venir,
quelle que soit sa nation, est forcé d' exiger
quatre francs du consommateur ; ce qui permet au
fabricant de l' intérieur de faire payer les
assiettes de même
p175
qualité jusqu' à quatre francs la douzaine. Il ne
le pourrait pas s' il n' y avait point de droits,
puisque le consommateur en trouverait de pareilles
pour trois francs : on donne donc au fabricant une
prime au droit, et cette prime est payée par le
consommateur.
Dira-t-on qu' il est bon que la nation supporte
l' inconnient de payer plus cher la plupart des
denrées, pour jouir de l' avantage de les produire ;
que du moins alors nos ouvriers, nos capitaux
sont employés à ces productions, et que nos
concitoyens en retirent les profits ?
Je répondrai que les produits étrangers que nous
aurions achetés n' auraient pu l' être
gratuitement ; nous les aurions payés avec des
valeurs de notre propre création, qui auraient
employé de même nos ouvriers et nos capitaux ; il
ne faut pas perdre de vue u' en résultat nous
achetons toujours des produits avec des produits.
Ce qui nous convient le plus, c' est d' employer nos
producteurs, non aux productions où l' étranger
ussit mieux que nous, mais à celles où nous
ussissons mieux que lui, et avec celles-ci
d' acheter les autres. C' est ici le cas du
particulier qui voudrait faire lui-même ses
souliers et ses habits. Que dirait-on si, à la
porte de chaque maison, on établissait un droit
d' entrée sur les souliers et sur les habits, pour
mettre le propriétaire dans l' heureuse nécessité
de les fabriquer lui-même ? Ne serait-il pas
fondé à dire : laissez-moi faire mon commerce,
et acheter ce qui m' est nécessaire avec mes
produits, ou, ce qui revient au même, avec l' argent
de mes produits ? -ce serait exactement le même
système, mais seulement poussé plus loin.
On s' étonnera que chaque nation soit si empressée
à solliciter des prohibitions, s' il est vrai
qu' elle n' en recueille point de profit ; et, se
fondant sur ce que le propriétaire d' une maison
n' a garde de solliciter pour sa maison une
pareille faveur, on en voudra conclure peut-être
que les deux cas ne sont pas parfaitement
semblables.
La seule différence vient de ce que le propriétaire
est un être unique, qui ne saurait avoir deux
volonté, et qui est encore plus intéressé, comme
consommateur de ses habits, à les acheter à bon
marché hors de chez lui, qu' à jouir, en sa qualité
de producteur, d' un monopole qui ne pèserait que
sur lui.
Qui est-ce qui sollicite des prohibitions ou de
forts droits d' entrée dans un état ? Ce sont les
producteurs de la denrée dont il s' agit de prohiber
la concurrence, et non pas ses consommateurs. Ils
disent : c' est pour l' intérêt de l' état ; mais il
est clair que c' est pour le leur uniquemnt.
-n' est-ce pas la même chose ? Continuent-ils, et
ce que nous gagnons
p176
n' est-il pas autant de gagné pour notre pays ?
-point du tout : ce que vous gagnez de cette
manière est tiré de la poche de votre voisin, d' un
habitant du même pays ; et, si l' on pouvait compter
l' excédant de dépense fait par les consommateurs,
en conséquence de votre monopole, on trouverait
qu' il surpasse le gain que le monopole vous a valu.
L' intérêt particulier est ici en opposition avec
l' intérêt général, et l' intérêt général lui-même
n' est bien compris que par les personnes
très-instruites. Faut-il être surpris que le
système prohibitif soit vivement soutenu et
mollement repoussé ?
On fait en général beaucoup trop peu d' attention
au grave inconnient de faire payer chèrement
les denrées aux consommateurs. Ce mal ne frappe
guère les yeux, parce qu' il se fait sentir très
en détail et par petites portions chaque fois
qu' on achète quelque chose ; mais il devient
bien important par sa fréquente répétition, et
parce qu' il pèse universellement. La fortune de
chaque consommateur est perpétuellement en
rivalité avec tout ce qu' il achète. Il est
d' autant plus riche, qu' il achète à bon marché,
et d' autant plus pauvre, qu' il paie plus cher.
Quand il n' y aurait qu' une seule denrée qui
renchérît, il serait plus pauvre relativement à
cette seule denrée. Si toutes les denrées
renchérissent, il estplus pauvre relativement
à toutes les denrées ; et comme la classe des
consommateurs embrasse la nation tout entière,
dans ces cas-là, la nation entière est plus
pauvre. On la prive en outre de l' avantage de
varier ses jouissances, de recevoir les produits
ou les qualités de produits qui lui manquent, en
échange de ceux avec lesquelles elle aurait pu
les payer.
Qu' on ne dise pas que, dans le rencrissement des
denrées, ce que l' un perd l' autre le gagne : cela
n' est vrai que dans les monopoles (et encore ce
n' est que très partiellement vrai, parce que les
monopoleurs ne profitent jamais de la totalité de
ce qui est payé par les consommateurs). Quand
c' est le droit d' entrée ou l' impôt, sous quelque
forme que ce soit, qui renchérit la denrée, le
producteur qui vend plus cher n' en profite pas
(c' est le contraire, ainsi que nous le verrons
ailleurs) ; de sorte qu' en sa qualité de
producteur, il n' en est pas plus riche ; et en sa
qualité de consommateur, il est plus pauvre.
C' est une de causes les plus générales de
l' appauvrissement des nations, ou du moins une
des causes qui contrarient le plus essentiellement
les progrès qu' elles font d' ailleurs.
p177
Par la me raison, on sentira qu' on ne doit pas
avoir plus de répugnance à tirer de l' étranger
les objets qui servent à nos consommations
stériles, que celles qui servent de matières
premières à nos manufactures. Soit que nous
consommions des produits de l' intérieur ou du
dehors, nous détruisons une portion de richesses ;
c' est une brèche que nous fesons à la richesse
nationale ; mais cette perte est le fait de notre
consommation, et non pas de notre achat à
l' étranger ; et quant à l' encouragement qui en
sulte pour la production nationale, il est
encore le même dans les deux cas. Car, avec quoi
ai-je acheté le produit de l' étranger ? Avec le
produit de notre sol, ou avec de l' argent qui
lui-même ne peut être acquis qu' avec des produits
de notre sol. Lorsque j' achète à l' étranger, je
ne fais donc en réalité qu' envoyer à l' étranger un
produit indigène au lieu de le consommer, et je
consomme en place celui que l' étranger m' envoie
en retour. Si ce n' est moi qui fais cette
opération, c' est le commerce. Notre pays ne peut
rien acheter des autres pays qu' avec ses propres
produits.
Défendant toujours les droits d' entrée, on insiste
et l' on dit : " l' intérêt de l' argent est élevé chez
nous ; il est bas chez l' étranger ; il faut donc
balancer par un droit d' entrée l' avantage qu' a
l' étranger sur nos producteurs. " le bas intérêt
est pour le producteur étranger un avantage pareil
à celui d' un sol plus fécond. S' il en résulte un
bon prix pour les produits dont il s' occupe, il
est fort à propos d' en faire jouir nos
consommateurs. On peut appliquer ici le
raisonnement qui doit nous faire préférer de tirer
le sucre et l' indigo des contrées équinoxiales,
plutôt que de les produire sur notre sol.
" mais les capitaux étant nécessaires dans tous les
genres de production, l' étranger qui trouve des
capitaux à bas intérêt, a sur nous l' avantage
relativement à tous les produits ; et si nous en
permettons la libre introduction, il aura la
préférence sur tous nos producteurs. " -avec quoi
paierez-vous alors ses produits ? -" avec de
l' argent, et c' est là le malheur. " -et avec quoi
vous procurerez-vous l' argent dont vous paierez
l' étranger ? -" nous le paierons avec l' argent que
nous avons, qu' il épuisera, et nous tomberons dans
la dernière misère. " -la dernière mire consiste,
non à manquer d' argent, mais à manquer des choses
que l' on se procure avec de l' argent. De 1798 à
1814, l' Angleterre avait exporté tout son or
monnayé, et n' avait jamais été plus riche. Ses
billets de banque lui tenaient lieu de monnaie.
Mais quand on a une monnaie métallique, on ne
manque jamais d' argent ; car pour peu qu' il se
fasse des paiemens à l' étranger en numéraire, le
numéraire hausse de prix relativement
p178
aux marchandises, c' est-à-dire que les
marchandises baissent relativement à l' argent ;
dès-lors tout le monde est intéressé à exporter
des marchandises, et à importer de l' argent.
La peur que l' on conçoit de payer les
marchandises étrangères avec des métaux
précieux, est une peur frivole. Les métaux
précieux ne vont jamais d' un pays dans l' autre
pour acquitter de prétendus soldes, mais pour
chercher le marché où ils se vendent le plus cher.
Il nous convient toujours de consommer les
produits que l' étranger fournit meilleurs ou à
meilleur compte que nous, bien assurés que nous
sommes que l' étranger se paiera par les choses
que nous produisons à meilleur compte que lui. Je
dis qu' il se paiera ainsi , parce que la
chose ne peut se passer d' aucune autre manière .
On a dit (car que n' a-t-on pas dit pour obscurcir
toutes ces questions ! ) que la plupart des
consommateurs étant enme temps producteurs, les
prohibitions, les monopoles leur font gagner, sous
cette dernière qualité, ce qu' ils perdent sous
l' autre ; que le producteur qui fait un
gain-monopole sur l' objet de son industrie, est
victime d' un gain de la me espèce fat sur les
denrées qui sont l' objet de sa consommation, et
qu' ainsi la nation se compose de dupeurs et de
dupés qui n' ont plus rien à se reprocher. Et il
est bon de remarquer que chacun se croit plutôt
dupeur que dupé ; car, quoique chacun soit
consommateur en même temps qu' il est producteur,
les profits excessifs qu' on fait sur une seule
espèce de denrée, celle qu' on produit, sont bien
plus sensibles que les pertes multipliées, mais
petites, qu' on fait sur mille denrées différentes
que l' on consomme. Qu' on mette un droit d' entrée
sur les toiles de coton : c' est, pour un citoyen
d' une fortune médiocre, une augmentation de
dépense de 12 à 15 francs par an, tout au plus ;
augmentation de dépnse qui n' est même pas, dans
son esprit, bien claire et bien assurée, et qui le
frappe peu, quoiqu' elle soit répétée plus ou moins
sur chacun des objets de sa consommation ; tandis
que si ce particulier est fabricant de chapeaux,
et qu' on mette un droit sur les chapeaux étrangers,
il saura fort bien que ce droit enchérira les
chapeaux de sa manufacture, et augmentera
annuellement ses profits peut-être de plusieurs
milliers de francs.
C' est ainsi que l' intérêt personnel, lorsqu' il est
peu éclairé (même en supposant tout le monde
frappé dans sa consommation, plus encore que
favorisé dans sa production), se déclare en faveur
des prohibitions.
Mais, même sous ce point de vue, le système
prohibitif est fécond en injustices. Tous les
producteurs ne sont pas à portée de profiter du
système
p179
de prohibition que j' ai supposé général, mais qui
ne l' est pas, et qui, quand il le serait par les
lois, ne le serait pas par le fait. Quelques droits
d' entrée qu' on mît sur l' introduction en France
des vins de Champagne ou de Bordeaux, de tels
droits ne feraient pas que les propriétaires de ces
vins parvinssent à les mieux vendre, car ils en
possèdent déjà le monopole. Une foule d' autres
producteurs, tels que les maçons, les charpentiers,
les marchands en boutique, etc., n' ont absolument
rien à gagner par l' exclusion donnée aux
marchandises étrangères, et cependant ils souffrent
de cette exclusion. Les producteurs de produits
immatériels, les fonctionnaires publics, les
rentiers, sont dans le même cas.
En second lieu, les gains du monopole ne se
partagent pas équitablement entre tous ceux qui
concourent à la production que favorise le monopole :
les chefs d' entreprises, soit agricoles, soit
manufacturières, soit commerciales, exercent un
monopole non-seulement à l' égard des consommateurs,
mais encore, et par d' autres causes, à l' égard des
ouvriers et de plusieurs agens de la production,
ainsi qu' on le verra au livre ii. Il est possible
que nos couteliers gagnent un peu plus en raison
de la prohibition des couteaux anglais, mais lurs
ouvriers et beaucoup d' autres agens de cette
industrie ne profitent en aucune façon de cette
prohibition ; de manière qu' ils participent, avec
tous les autres consommateurs, au désavantage de
payer les couteaux plus cher, et ne participent
pas aux gains forcés des chefs d' entreprises.
Quelquefois les prohibitions non-seulement blessent
les intérêts pécuniaires des consommateurs, mais
les soumettent à des privations
p180
pénibles. On a vu, j' ai honte de le dire, des
fabricans de chapeaux de Marseille solliciter la
prohibition d' entrée des chapeaux de paille venant
de l' étranger, sous prétexte qu' ils nuisaient au
débit de leurs chapeaux de feutre ! C' était vouloir
priver les gens de la campagne, ceux qui cultivent
la terre à l' ardeur du soleil, d' une coiffure
légère, fraîche, peu coûteuse, et qui les garantit
bien, lorsqu' au contraire il serait à désirer que
l' usage s' en propageât et s' étendît partout.
Quelquefois l' administration, pour satisfaire à des
vues qu' elle croit profondes, ou bien à des
passions qu' elle croit légitimes, interdit ou change
le cours d' un commerce, et porte des coups
irréparables à la production. Lorsque Philippe Ii,
devenu maître du Portugal, défendit à ses nouveaux
sujets toute communication avec les hollandais
qu' il détestait, qu' en arriva-t-il ? Les
hollandais, qui allaient chercher à Lisbonne les
marchandises de l' Inde, dont ils procuraient un
immense débit, voyant cette ressource manquer à
leur industrie, allèrent chercher ces mêmes
marchandises aux Indes mêmes, d' où ils finirent
par chasser les portugais ; et cette malice, faite
dans le dessein de leur nuire, fut l' origine de
leur grandeur. Le commerce, suivant une expression
de Fénelon, est semblable aux fontaines naturelles
qui tarissent bien souvent quand on veut en changer
le cours.
Tels sont les principaux inconvéniens des entraves
mises à l' importation, et qui sont portés au plus
haut degré par les prohibitions absolues. On voit
des nations prospérer même en suivant ce système,
parce que, chez elles, les causes de prospérité
sont plus fortes que les causes de dépérissement.
Les nations ressemblent au corps humain ; il
existe en nous un principe de vie qui rétablit
sans cesse notre santé, que nos excès tendent à
altérer sans cesse. La nature cicatrise les
blessures et guérit les maux que nous attirent
notre maladresse et notre intempérance. Ainsi les
états marchent, souvent même prospèrent, enpit
des plaies de tous
p181
genres qu' ils ont à supporter de la part de leurs
ennemis. Remarquez que ce sont les nations les
plus industrieuses qui reçoivent le plus de ces
outrages, parce que ce sont les seules qui
peuvent les supporter. On dit alors : notre
système est le bon, puisque la prospérité va
croissant . Mais, lorsqu' on observe d' un oeil
éclairé les circonstances qui, depuis trois
siècles, ont favorisé le veloppement des
facultés humaines, lorsqu' on mesure des yeux de
l' esprit les progrès de la navigation, les
découvertes, les inventions importantes qui ont
eu lieu dans les arts ; le nombre des végétaux,
des animaux utiles propagés d' un hémisphère dans
l' autre ; lorsqu' on voit les sciences et leurs
applications qui s' étendent et se consolident
chaque jour par des méthodes plusres, on
demeure convaincu, au contraire, que notre
prospérité est peu de chose comparée à ce qu' elle
pourrait être, qu' elle sebat dans les liens et
sous les fardeaux dont on l' accable, et que les
hommes, même dans les parties du globe où ils se
croient éclairés, passent une grande partie de
leur temps et usent une partie de leurs facultés
à détruire une portion de leurs ressources au
lieu de les multiplier, et à se piller les uns
les autres au lieu de s' aider mutuellement ; le
tout faute de lumières, faute de savoir en quoi
consistent leurs vrais intérêts.
Revenons à notre sujet. Nous venons de voir
quelle est l' espèce de tort que reçoit un pays
des entraves qui empêchent les denrées étrangères
de pénétrer dans son intérieur. C' est un tort du
me genre que l' on cause au pays dont on prohibe
les marchandises : on le prive de la faculté de
tirer le parti le plus avantageux de ses
capitaux et de son industrie ; mais il ne faut
pas s' imaginer qu' on le ruine, qu' on lui ôte
toute ressource, comme Bonaparte s' imaginait le
faire en fermant le continent aux produits de
l' Angleterre. Outre que le blocus el et complet
d' un pays est une entreprise impossible, parce
que tout le monde est intéressé à violer une
semblable restriction, un pays n' est jamais
exposé qu' à changer la nature de ses produits. Il
peut toujours se les acheter
p182
tous lui-même, parce que les produits, ainsi
qu' il a été prouvé, s' achètent toujours les uns
par les autres. Vous réduiez l' Angleterre à ne
plus exporter pour un million d' étoffes de
laine ; croyez-vous l' empêcher de produire une
valeur d' un million ? Vous êtes dans l' erreur ;
elle emploiera les mêmes capitaux, une
main-d' oeuvre équivalente, à fabriquer, au lieu
de casimirs peut-être, des esprits ardens avec ses
grains et ses pommes de terre ; dès-lors elle
cessera d' acheter avec ses casimirs des
eaux-de-viede France. De toutes manières un
pay consomme toujours les valeurs qu' il produit,
soit directement, soit après un échange, et il ne
saurait consommer que cela. Vous rendez l' échange
impossible : il faut donc qu' il produise des
valeurs telles qu' il puisse les consommer
directement. Voilà le fruit des prohibitions : on
est plus mal accommodé de part et d' autre, et l' on
n' en est pas plus riche.
Napoléon fit certainement tort à l' Angleterre et
au continent, en gênant, autant qu' il dépendit de
lui, les relations réciproques de l' une et de
l' autre : mais, d' un autre côté, il fit
involontairement du bien au continent de l' Europe,
en facilitant, par cette aggrégation d' états
continentaux, fruit de son ambition, une
communication plus intime entre ces différens états.
Il ne restait plus de barrières entre la Hollande,
la Belgique, une partie de l' Allemagne, l' Italie
et la France, et de faibles barrières s' élevaient
entre les autres états, l' Angleterre exceptée. Je
juge du bien qui résulta de ces communications par
l' état decontentement et de dépression du
commerce qui est résulté du régime qui a suivi, et
chaque état s' est retranché derrière une triple
ligne de douaniers. Chacun a bien conserles
mes moyens de production, mais d' une production
moins avantageuse.
Personne ne nie que la France ait beaucoup gagné
à la suppression, opérée par la révolution, des
barrières qui séparaient ses provinces ;
l' Europe avait gagné à la suppression, partielle
du moins, des barrières qui séparaient les états
de la république continentale ; et le monde
gagnerait beaucoup plus encore à la suppression des
barrières qui tendent à séparer les états qui
composent la république universelle.
Je ne parle point de plusieurs autres inconvéniens
très-graves, tels que celui de créer un crime de
plus : la contrebande ; c' est-à-dire de rendre
criminelle par les lois une action qui est innocente
en elle-même, et d' avoir à punir des gens qui, dans
le fait, travaillent à la prospérité générale.
Smith admet deux circonstances qui peuvent
déterminer un gouvernement sage à avoir recours
aux droits d' entrée.
p183
La première est celle où il s' agit d' avoir une
branche d' industrie nécessaire à la fense du
pays, et pour laquelle il ne serait pas prudent
de ne pouvoir compter que sur des approvisionnemens
étrangers. C' est ainsi qu' un gouvernement peut
prohiber l' importation de la poudre à canon, si
cela estcessaire à l' étblissement des
poudrières de l' intérieur ; car il vaut mieux payer
cette denrée plus cher, que de s' exposer à en
être privé au moment du besoin.
La seconde est celle où un produit intérieur, d' une
consommation analogue, est déjà chargé de quelque
droit. On sent qu' alors un produit extérieur par
lequel il pourrait être remplacé, et qui ne serait
chargé d' aucun droit, aurait sur le premier un
ritable privilége. Faire payer un droit dans ce
cas, ce n' est point détruire les rapports naturels
qui existent entre les diverses branches de
production : c' est les rétablir.
En effet, on ne voit pas pour quel motif la
production de valeur qui s' opère par le commerce
extérieur, devrait êtrechargée du faix des
impôts que supporte la production qui s' opère
par le moyen de l' agriculture ou des manufactures.
C' est un malheur que d' avoir un impôt à payer ; ce
malheur, il convient de le diminuer tant qu' on
peut : mais une fois qu' une certaine somme de
contributions est reconnue nécessaire, ce n' est
que justice de la faire payer proportionnellement
à tous les genres de production. Le vice que je
signale ici est de vouloir nous faire considérer
cette sorte d' impôt comme favorable à la richesse
publique. L' impôt n' est jamais favorable au public
que par le bon emploiqu' on fait de son produit.
Telles sont les considérations qu' il ne faudrait
jamais perdre de vue lorsqu' on fait des traités de
commerce. Les traités de commerce ne sont bons que
pour protéger une industrie et des capitaux qui se
trouvent engagés dans de fausses routes par l' effet
d mauvaises lois. C' est un mal qu' il faut tendre
à guérir et non à perpétuer. L' état de santé
relativement à l' industrie et à la richesse, c' est
l' état de liberté, c' est l' état où les intérêts se
protégent eux-mêmes. L' autorité publique ne les
protége utilement que contre la violence. Elle ne
peut faire aucun bien à la nation par ses entraves
et ses impôts. Ils peuvent être un inconvénient
nécesaire ; mais c' est méconnaître les fondemens
de la prospérité des états, c' est
p184
ignorer l' économie politique ; que de les
supposer utiles aux intérêts des administrés.
Souvent on a considéré les droits d' entrée et les
prohibitions comme une représaille : votre
nation met des entraves à l' introduction des
produits de la nôtre ; ne sommes-nous pas
autorisés à charger des mêmes entraves les
produits de la vôtre ? tel est l' argument qu' on
fait valoir le plus souvent, et qui sert de base à
la plupart des traités de commerce ; on se trompe
sur l' objet de la question. On prétend que les
nations sont autorisées à se faire tout le mal
qu' elles peuvent : je l' accorde, quoique je n' en
sois pas convaincu ; mais il ne s' agit pas ici de
leurs droits, il s' agit de leurs intérêts.
Une nation qui vous prive de la faculté de
commercer chez elle, vous fait tort
incontestablement : elle vous prive des avantages
du commerce extérieur par rapport à elle ; et en
conséquence, si, en lui fesant craindre pour
elle-même un tort pareil, vous pouvez la
déterminer à renverser les barrières qu' elle vous
oppose, sans doute on peut approuver un tel moyen
comme une mesure purement politique. Mais cette
représaille, qui est préjudiciable à votre rivale,
est aussi préjudiciable à vous-même. Ce n' est
point une défense de vos propres intérêts que vous
opposez à une précaution intéressée prise par vos
rivaux ; c' est un tort que vous vous faites pour
leur en faire un autre. Vous vous interdisez des
relations utiles, afin de leur interdire des
relations utiles. Il ne s' agit plus que de
savoir à quel point vous chérissez la vengeance,
et combien vous consentez qu' elle vous coûte.
Je n' entreprendrai pas de signaler tous les
inconvéniens qui accompagnent les traités de
commerce ; il faudrait en rapprocher les clauses
qu' on y consacre le plus commument, avec les
principes établis partout dans cet ouvrage. Je me
bornerai à remarquer que presque tous les
traités de
p185
commerce qu' on a faits chez les modernes, sont
basés sur l' avantage et la possibilité prétendus
de solder la balance commerciale avec des espèces.
Si cet avantage et cette possibilité sont des
chimères, les avantages qu' on a recueillis des
traités de commerce n' ont pu venir que de
l' augmentation de liberté et de la facilité de
communication qui en sont résultées pour les
nations, et nullement des clauses et des
stipulations qu' ils renfermaient ; à moins
qu' une des puissances ne se soit ervi de sa
prépondérance pour stipuler en sa faveur des
avantages qui ne peuvent passer que pour des
tributs colorés, comme l' Angleterre l' a fait
avec le Portugal. C' est une extorsion comme
une autre.
Je ferai observer encore que les traités de
commerce offrant à une nation étrangère des
faveurs spéciales, sont des actes sinon hostiles,
du moins odieux à toutes les autres nations. On
ne peut faire valoir une concession qu' on fait
aux uns qu' en la refusant aux autres. De là des
causes d' inimitiés, des germes de guerre toujours
fâcheux. Il est bin plus simple, et j' ai mont
qu' il serait bien plus profitable, de traiter
tous les peuples en amis, et de ne mettre, sur
l' introduction des marchandises étrangères, que
des droits analogues à ceux dont est chargée la
production intérieure.
Malgré les inconvéniens que j' ai signalés dans
les prohibitions de denrées étrangères, il serait
sans doute téraire de les abolir brusquement.
Un malade ne se guérit pas dans un jour. Une
nation veut être traitée avec de semblables
nagemens, même dans le bien qu' on lui fait. Que
de capitaux, que de mains industrieuses employés
dans des fabrications monopoles, qu' il faut
dès-lorsnager, quoiqu' elles soient des abus !
Ce n' est que peu à peu que ces capitaux et cette
main-d' oeuvre peuvent trouver des emplois plus
avantageusement productifs pour la nation.
Peut-être n' est-ce pas trop de toute l' habileté
d' un grand homme d' état pour cicatriser les plaies
qu' occasionne l' extirpation de cette loupe
dévorante du système réglementaire et exclusif ;
et quand on considère mûrement le tort qu' il cause
quand il est établi, et les maux auxquels on peut
être exposé en l' abolissant, on est conduit
naturellement à cette réflexion : s' il est si
difficile de rendre la liberté à l' industrie,
combien ne doit-on pas être réservé lorsqu' il s' agit
de l' ôter !
Les gouvernemens ne se sont pas contentés de
mettre des entraves à l' introduction des produits
étrangers. Toujours persuadés qu' il fallait que
leur nation vendît sans acheter, comme si la
chose était possible, en même
p186
temps qu' ils ont assujetti à une espèce d' amende
ceux qui achetaient de l' étranger, ils ont souvent
offert des gratifications, sous le nom de primes
d' encouragement, à celui qui vendait à
l' étranger.
Le gouvernement anglais surtout, plus jaloux encore que
les autres de favoriser l' écoulement es
produits du commerce et des manufactures de
la Grande-Bretagne, a fait grand usage de ce
moyen d' encouragement. On comprend que le
négociant qui reçoit une gratification à la
sortie, peut, sans perte pour lui-même, donner
dans l' étranger sa marchandise à un prix inférieur
à celui auquel elle lui revient lorsqu' elle y est
rendue. " nous ne pouvons, dit Smith à ce sujet,
forcer les étrangers à acheter de nous
exclusivement les objets de leur consommation ;
en conséquence nous les payons pour qu' ils nous
accordent cette faveur. "
en effet, si une certaine marchandise envoyée par
un négociant anglais en France, y revient à ce
négociant, en y comprenant le profit de son
industrie, à 100 francs, et si ce prix n' est pas
au-dessous de celui auquel on peut se procurer
la même marchandise en France, il n' y aura pas
de raison pour qu' il vende la sienne exclusivement
à toute autre. Mais si le gouvernement anglais
accorde, au moment de l' exportation, une prime
de 10 francs, et si, au moyen de cette prime, la
marchandise est donnée pour 90 francs au lieu de
100 qu' elle vaudrait, elle obtient la
préférence ; mais n' est-ce pas un cadeau de
10 francs que le gouvernement anglais fait au
consomateur français ?
On conçoit que le négociant puisse trouver son
compte à cet ordre de choses. Il fait le même
profit que si la nation française payait la chose
selon sa pleine valeur ; mais la nation anglaise
perd, à ce marché, dix pour cent avec la nation
française. Celle-ci n' envoie qu' un retour de la
valeur de 90 francs en échange de la marchandise
qu' on lui a envoyée, qui en vaut 100.
Quand une prime est accordée, non au moment de
l' exportation, mais dès l' origine de la production,
le produit pouvant être vendu aux nationaux de même
qu' aux étrangers, c' est un présent dont profitent
les consommateurs nationnaux comme ceux de
l' étranger. Si, comme cela arrive quelquefois, le
producteur met la prime dans sa poche, et n' en
maintient pas moins la marchandise à son prix
naturel, alors c' est un présent fait par le
gouvernement au producteur, qui est en outre payé
du profit ordinaire de son industrie.
Quand une prime engage à créer, soit pour l' usage
intérieur, soit pour l' usage de l' étranger, un
produit qui n' aurait pas lieu sans cela, il
p187
en résulte une production fâcheuse, car elle coûte
plus qu' elle ne vaut.
Qu' on suppose une marchandise qui, terminée, puise
se vendre 24 francs et rien de plus ; supposons
encore qu' elle coûte en frais de production (en y
comprenant toujours le profit de l' industrie qui la
produit) 27 francs : il est clair que personne ne
voudra se charger de la fabriquer, afin de ne pas
supporter une perte de 3 francs. Mais si le
gouvernement, pour encourager cette branche
d' industrie, consent à supporter cette perte,
c' est-à-dire, s' il accorde sur la fabrication de ce
produit une prime de 3 francs, alors la fabrication
aura lieu, et le trésor public, c' est-à-dire la
nation, aura supporté une perte de 3 francs.
On voit, par cet exemple, l' espèce d' avantage qui
sulte d' un encouragement donné à une branche
d' industrie quelconque qui ne peut pas se tirer
d' affaire elle-même. C' est vouloir qu' on s' occupe
d' une production désavantageuse, et où l' on fait un
échange favorable des avances contre les produits.
S' il y a quelque bénéfice à retirer d' une
industrie, elle n' a pas besoin d' encouragement ;
s' il n' y a point de bénéfice à en retirer, elle ne
rite pas d' être encouragée. Ce serait en vain
qu' on dirait que l' état peut profiter d' une
industrie qui ne donnerait aucun bénéfice aux
paticuliers : comment l' état peut-il faire un
profit, si ce n' est par les mains des
particuliers ?
On avancera peut-être que le gouvernement retire
plus en impositions sur tel produit, qu' il ne lui
coûte en encouragemens ; mais alors il paie d' une
main pour recevoir de l' autre ; qu' il diminue
l' imt de tout l montant de la prime, l' effet
demeurera le même pour la production, et l' on
épargnera les frais de l' administration des primes,
et partie de ceux de l' administration des impôts.
Quoique les primes soient une dépense qui diminue
la masse des richesses que possède une nation, il
est cependant des cas il lui convient d' en
faire le sacrifice, comme celui, par exemple, où
l' on veut s' assurer des produits nécessaires à la
reté de l' état, dussent-ils coûter au-delà de
leur valeur. Louis Xiv, voulant remonter la
marine française, accorda 5 francs par chaque
tonneau à tous ceux qui équiperaient des navires.
Il voulait créer des matelots.
Tel est encore le cas où la prime n' est que le
remboursement d' un droit
p188
précédemment payé. C' est ainsi qu' en Angleterre,
en France, on accorde à l' exportation du sucre
raffiné une prime qui n' est au fond que le
remboursement des droits d' entrée payés par les
cassonnades et par les sucres bruts.
Peut-être un gouvernement fait-il bien encore
d' accorder quelques encouragemens à une production,
qui, bien que donnant de la perte dans les
commencemens, doit pourtant donner évidemment des
profits au bout de peu d' années. Smith n' est pas
de cet avis.
" il n' est aucun encouragement, dit-il, qui puisse
porter l' industrie d' une nation au-delà de ce que
le capital de cette nation peut en mettre en
activité. Il ne peut que détourner une portion de
capital d' une certaine production pour la diriger
vers une autre, et il n' est pas à supposer que cette
production forcée soit plus avantageuse à la
société, que celle qui aurait été naturellement
préférée... etc. "
Smith a certainement raison au fond ; mais il est
des circonstances qui peuvent modifier cette
proposition généralement vraie, que chacun est le
meilleur juge de l' emploi de son industrie et de
ses capitaux.
Smith a écrit dans un temps et dans un pays où
l' on était et où l' on est encore fort éclairé
sur ses intérêts, et fort peu disposé à négliger
les profits qui peuvent résulter des emplois de
capitaux et d' industrie, quels qu' ils soient.
Mais toutes les nations ne sont pas encore
parvenues aume point. Combien n' en est-il pas
, par des préjugés que le gouvernement seul
peut vaincre, on est éloigné de plusieurs
excellens emplois de capitaux ! Combien n' y
a-t-il pas de villes et de provinces où l' on
suit routinièrement les mêmes usages pour les
placemens d' argent ! Ici on ne sait placer qu' en
rentes hypothéquées sur des terres ; là, qu' en
maisons ;
p189
plus loin, que dans les charges et les emprunts
publics. Toute application neuve de la puissance
d' un capital est, dans ces lieux-là, un objet de
fiance ou de dédain, et la protection accordée
à un emploi de travail et d' argent vraiment
profitable, peut devenir un bienfait pour le
pays.
Enfin, telle industrie peut donner de la perte à
un entrepreneur qui la mettrait en train sans
secours, et qui pourtant est destinée à procurer
de très-gros bénéfices quand les ouvriers y
seront façonnés, et que les premiers obstacles
auront été surmontés.
On possède actuellement en France les plus
belles manufactures de soieries et de draps
qu' il y ait au monde : peut-être les doit-on aux
sages encouragemens de Colbert. Il avança
2000 francs aux manufacturiers par chaque métier
battant ; et, pour le remarquer en passant, cette
espèce d' encouragement avait un avantage tout
particulier : commument le gouvernement lève,
sur les produits de l' industrie privée, des
contributions dont le montant est perdu pour la
reproduction. Ici une partie des contributions
était réemploe d' une manière productive. C' était
une partie du revenu des particuliers qui allait
grossir les capitaux productifs du royaume. à
peine aurait-on pu espérer autant de la sagesse et
de l' intérêt personnel des particuliers
eux-mêmes.
Ce n' est pas ici le lieu d' examiner combien les
encouragemens, en général, ouvrent d' entrées aux
dilapidations, aux faveurs injustes et à tous les
abus qui s' introduisent dans les affaires des
gouvernemens. Un homme d' état habile, après avoir
conçu le plan le plus évidemment bon, est souvent
retenu par les vices qui doivent cessairement
se glisser dans son exécution. Un de ces
inconvéniens est d' accorder, comme cela arrive
presque toujours, les encouragemens et les autres
faveurs dont les gouvernemens disposent, non à
ceux qui sont habiles à les mériter, mais à ceux
qui sont habiles à les solliciter.
Je ne prétends point, au reste, blâmer les
distinctions ni même les récompenses pécuniaires
accordées publiquement à des artistes ou à des
artisan, pour prix d' un effort extraordinaire de
leur génie ou de leur adresse. Les encouragemens
de ce genre excitent l' émulation et accroissent
p190
la masse des lumières générales, sanstourner
l' industrie et les capitaux de leur emploi le
plus avantageux. Ils occasionnent d' ailleurs une
dépense peu considérable auprès de ce que
coûtent, en général, les autres encouragemens. La
prime pour favoriser l' exportation des blés a
coûté à l' Angleterre, suivant Smith, dans
certaines années, plus de sept millions de nos
francs. Je ne crois pas qu jamais le
gouvernement anglais, ni aucun autre, ait dépen
en prix d' agriculture la cinquantième partie de
cette somme dans une année.
Ii-effets des réglemens qui déterminent le
mode de production.
Lorsque les gouvernemens se sont occupés des
procédés de l' industrie agricole, leur intervention
a presque toujours été favorable. L' impossibilité de
diriger les procédés variés de l' agriculture, la
multiplicité des gens qu' elle occupe souvent
isolément sur toute l' étendue d' un territoire et
dans une multitude d' entreprises séparées,
depuis les grandes fermes jusqu' aux jardins des
plus petits villageois, le peu de valeur ses
produits relativement à leur volume, toutes ces
circonstances, qui tiennent à la nature de la
chose, ont heureusement rendu impossibles les
réglemens qui auraient gêné les industrieux. Les
gouvernemens animés de l' amour du bien public ont
en conséquence se borner à distribuer des prix
et des encouragemens, et à répandre des
instructions qui, souvent, ont contribué
très-efficacement aux progrès de cet art. L' école
térinaire d' Alfort, la ferme expérimentale de
Rambouillet, l' introduction desrinos, sont
pour l' agriculture française de véritables
bienfaits, dont elle doit l' extension et le
perfectionnement à la sollicitude des diverses
administrations qui, du sein des orages politiques,
ont gouverné la France.
Quand l' administration veille à l' entretien des
communications, lorsqu' elle protége les récoltes,
lorsqu' elle punit lesgligences coupables,
comme le défaut d' échenillage des arbres, elle
produit un bien analogue à celui qu' elle opère par
le maintien de la tranquillité et des propriétés,
qui est si favorable, ou plutôt si indispensable
pour la production.
p191
Les réglemens sur l' aménagement des bois en France,
qui, du moins dans plusieurs de leurs parties, sont
peut-être indispensables au maintien de cette
espèce de produit, paraissent à d' autres égards
introduire des gênes décourageantes pour ce genre
de culture, qui convient spécialement dans
certains terrains, dans les sites montueux, qui est
nécessaire pour avoir des pluies suffisantes, et
qui néanmoins décline tous les jours.
Mais aucune industrie n' a été, quant à ses procédés,
en proie à la manie réglementaire autant que celle
qui s' occupe des manufactures.
L' objet de beaucoup de réglemens a été de réduire
le nombre des producteurs, soit en le fixant
d' office, soit en exigeant d' eux certaines
conditions pour exercer leur industrie. C' est de
là que sont nées les jurandes, les maîtrises,
les corps d' arts et métiers . Quel que soit le
moyen employé, l' effet est le même : on établit
par là aux dépens du consommateur une sorte de
monopole, de privilége exclusif dont les
producteurs privilégiés se partagent le néfice.
Ils peuvent d' autant plus aisément concerter des
mesures favorables à leurs intérêts, qu' ils ont
des assemblées légales, des syndics et d' autres
officiers. Dans les réunions de ce genre, on
appelle prospérité du commerce, avantage de
l' état, la prospérité et l' avantage de la
corporation ; et la chose dont on s' y occupe le
moins, c' est d' examiner si les bénéfices qu' on se
promet sont le résultat d' une production
ritable, ou un impôt abusif levé sur les
consommateurs, et qui n' est profitable aux uns
qu' au détriment des autres.
C' est pourquoi les gens exerçant une profession
quelconque, sont ordinairement portés à solliciter
des réglemens de la part de l' autorité publique ;
et l' autorité publique, y trouvant toujours de
son côté l' occasion de lever de l' argent, est
fort disposée à les accorder.
Les réglemens, d' ailleurs, flattent l' amour-propre
de ceux qui disposent du pouvoir ; ils leur
donnent l' air de la sagesse et de la prudence ; ils
confirment leur autorité, qui paraît d' autant plus
indispensable qu' elle est plus souvent exercée.
Aussi n' existe-t-il peut-être pas un seul pays en
Europe où il soit loisible à un homme de disposer
de son industrie et de ses capitaux selon ses
convenances ; dans la plupart, on ne peu changer
de place et de profession à son gré. Il ne suffit
pas qu' on ait la volonté et
p192
le talent nécessaires pour être fabricant et
marchand d' étoffes de laine ou de soie, de
quincailleries ou de liqueurs ; il faut encore
qu' on ait acquis la maîtrise ou qu' on fasse partie
d' un corps de métiers.
Les maîtrises sont de plus un moyen de police ;
non de cette police favorable à lareté des
particuliers et du public, et qui peut toujours
s' exercer à peu de frais et sans vexation, mais
de cette police que les mauvais gouvernemens
emploient, quoiqu' elle cte, pour conserver
l' autorité dans leurs mains et pour l' étendre.
Par des faveurs honorifiques ou pécuniaires,
l' autorité dispose des chefs qu' elle donne à la
corporation des maîtres. Ces chefs ou syndics,
flattés du pouvoir et des distinctions attachés
à leur grade, cherchent à les mériter par leur
complaisance envers l' autorité. Ils se rendent
son interprète auprès des hommes de leur
profession ; ils luisignent ceux dont on doit
craindre la fermeté, ceux dont on peut employer
la souplesse ; on colore ensuite tout cela de
motifs de bien général. Dans les discours qu' on
tient d' office ou qu' on fait tenir en public, on
insère d' assez bonnes raisons pour maintenir des
restrictions contraires à la liberté, ou pour en
établir de nouvelles ; car il n' y a pas de
mauvaise cause en faveur de laquelle on ne puisse
apporter quelque bonne raison.
L' avantage principal, et celui sur lequel on
appuie le plus volontiers, est de procurer au
consommateur des produits d' une exécution plus
parfaite, garantie qui est favorable au commerce
national, et assure la continuation de la faveur
des étrangers.
Mais cet avantage, l' obtient-on par les
maîtrises ? Sont-elles une garantie suffisante
que le corps detier n' est composé, je ne dis
pas seulement d' honnêtes gens, mais que de gens
très-licats, comme il faudrait qu' ils fussent
pour ne jamais tromper ni leurs concitoyens ni
l' étranger ?
Les maîtrises, dit-on, facilitent l' exécution
des réglemens qui vérifient et attestent la bonne
qualité des produits ; mais, même avec les
maîtrises, ces vérifications et ces attestations
ne sont-elles pas illusoires, et, dans le
p193
cas où elles sont absolumentcessaires, n' y
a-t-il aucun moyen plus simple de l' obtenir ?
La longueur de l' apprentissage ne garantit pas
mieux la perfection de l' ouvrage : c' est
l' aptitude de l' ouvrier et un salaire proportion
au mérite de son travail, qui seuls garantissent
efficacement cette perfection. " il n' est point de
profession mécanique, dit Smith, dont les
procédés ne puissent être enseignés en quelques
semaines, et pour quelques-unes des plus
communes, quelques jours sont suffisans... etc. "
en commençant un an plus tard, et en consacrant
cette année aux écoles d' enseignement mutuel,
j' ai peine à croire que les produits fussent
moins parfaits, et, à coup sûr, la classe
ouvrière serait moins grossière.
Si les apprentissages étaient un moyen d' obtenir
des produits plus parfaits, les produits de
l' Espagne vaudraient ceux de l' Angleterre.
N' est-ce pas depuis l' abolition des maîtrises et
des apprentissages forcés, que la France a
ussi à atteindre des perfectionnemens dont elle
était bien loin avant cette époque ?
De tous les arts mécaniques, le plus difficile
peut-être est celui du jardinier et du laboureur,
et c' est le seul qu' on permette partout d' exercer
sans apprentissage. En recueille-t-on des fruits
moins beaux et des légumes moins abondans ? S' il
y avait un moyen de former une corporation de
cultivateurs, on nous aurait bientôt persuadé
qu' il est impossible d' avoir des laitues bien
pommées et des pêches savoureuses, sans de
nombreuxglmens composés de plusieurs centaines
d' articles.
Enfin ces réglemens, en les supposant utiles, sont
illusoires du moment qu' on peut les éluder ; or,
il n' est pas de ville manufacturière où l' on ne
soit dispensé de toutes les épreuves avec de
l' argent ; et elles deviennent ainsi,
non-seulement une garantie inutile, mais une
occasion de passe-droits et d' injustices ; ce qui
est odieux.
Ceux qui soutiennent le système glementaire,
citent, à l' appui de leur
p194
opinion, la prospérité des manufactures
d' Angleterre, où l' on sait qu' il y a beaucoup
d' entraves à l' exercice de l' industrie
manufacturière ; mais ils méconnaissent les
ritables causes de cette prospérité. " les
causes de la prospérité de l' industrie dans la
Grande-Bretagne, dit Smith, sont cette liberté
de commerce, qui, malgré nos restrictions, est
pourtant égale et peut-être supérieure à celle dont
on jouit dans quelque pays du monde que ce
soit... etc. " qu' on y joigne le respect
inviolable de toutes les propriétés, soit de la
part de tous les agens du gouvernement sans
exception, soit de la part des particuliers,
d' immenses capitaux accumulés par le travail et
l' économie, l' habitude enfin, inculquée dès
l' enfance, de mettre du jugement et du soin à ce
qu' on fait, et l' on aura une explication suffisante
de la prospérité manufacturière de l' Angleterre.
Les personnes qui citent l' Angleterre pour
justifier les chaînes dont elles voudraient charger
l' industrie, ignorent que les villes de la
Grande-Bretagne où l' industrie fleurit le plus,
et qui ont porté les manufactures de ce pays à un
très-haut point de splendeur, sont précisément les
villes qui n' ont point de corps de métiers, telles
que Manchester, Birmingham, Liverpool, Glasgow,
qui n' étaient que des bourgades il y a deux
siècles, et qui se placent maintenant,
relativement à la population et aux richesses,
immédiatement après Londres, et fort avant York,
Cantorbéry, et même Bristol, villes anciennes,
favorisées, et capitales des principales provinces,
mais où l' industrie était soumise à de gothiques
entraves.
" la ville et la paroisse de Halifax, dit un
auteur qui passe pour bien connaître l' Angleterre,
ont vu, depuis quarante ans, quadrupler le nombre
de leurs habitans ; et plusieurs villes sujettes
aux corporations ont éprouvé des diminutions
sensibles... etc. "
p195
on connaît la prodigieuse activité des manufactures
de quelques faubourgs de Paris, et principalement
du faubourg saint-Antoine, l' industrie jouissait
de plusieurs franchises. Il y a tel produit qu' on ne
savait faire que là. Comment arrivait-il donc qu' on
y fût plus habile sans apprentissage, sans
compagnonage forcé, que dans le reste de la ville,
l' on était assujetti à ces règles qu' on cherche
à faire envsager comme si essentielles ? C' est que
l' intérêt privé est le plus habile des maîtres.
Quelques exemples feront comprendre mieux que des
raisonnemens, ce que les corporations et les
maîtrises ont de défavorable ax veloppemens de
l' industrie.
Argand, à qui l' on doit les lampes à double
courant d' air, découverte qui a plus que triplé la
quantité de lumière dont nous pouvons jouir, pour
le même prix, en l' absence du soleil, fut attaqué
devant le parlement par la communauté des
ferblantiers, serruriers, taillandiers,
maréchaux-grossiers , qui réclamaient le droit
exclusif de faire des lampes.
Un habile constructeur d' instrumens de physique
et de mathématiques de Paris, Lenoir, avait un
petit fourneau pour modeler les métaux dont il se
servait. Les syndics de la communauté des fondeurs
vinrent eux-mêmes le démolir. Il fut obligé de
s' adresser au roi pour le conserver, et le talent
eut encore besoin de la faveur.
La fabrication des tôles vernies a été expulsée de
France jusqu' à la révolution, parce qu' elle
demande des ouvriers et des outils qui appartiennent
à différentes professions, et qu' on ne pouvait
s' y livrer sans être agrégé à plusieurs
communautés. On remplirait un volume des vexations
décourageantes pour les efforts personnels, qui
ont été exercées dans la ville de Paris par
l' effet du système réglementaire ; et l' on
remplirait un
p196
autre volume des succès qui ont été obtenus
depuis qu' on a été débarrassé de ces entraves
par la révolution.
De me qu' un faubourg prospère à côté d' une ville
à corporations, qu' une ville affranchie d' entraves
prospère au milieu d' un pays où l' autorité se
le de tout, une nation l' industrie serait
débarrassée de tous liens, prospèrerait au milieu
d' autres nations réglementées. Toutes les fois
qu' on y a été garanti des vexations des grands, des
chicanes de la justice et des entreprises des
voleurs, les plus prospères ont toujours été celles
il y a eu le moins de formalités à observer.
Sully, qui passait sa vie à étudier et à mettre en
pratique les moyens de prospérité de la France,
avait la même opinion. Il regarde, dans ses
mémoires, la multiplicité des édits et des
ordonnances, comme un obstacle direct à la
prospérité de l' état.
si toutes les professions étaient libres,
dira-t-on, un grand nombre de ceux qui les
embrasseraient, écrasés par la concurrence, se
ruineraient . Cela pourrait arriver quelquefois,
quoiqu' il fût peu probable qu' un grand nombre de
concurrens se précipitassent dans une carrière
il y aurait peu de chose à gagner ; mais, ce
malheur dût-il arriver de temps en temps, le mal
serait moins grand que de soutenir, d' une manière
permanente, le prix des produits à un taux qui
nuit à leur consommation, et qui appauvrit,
relativement à ces produits, la masse entière des
consommateurs.
Si les principes d' une saine politique condamnent
les actes de l' administration qui limitent la
faculté que chacun doit avoir de disposer en
liberté de ses talens et de ses capitaux, il est
encore plus difficile de justifier
p197
de telles mesures en suivant les principes du droit
naturel. " le patrimoine du pauvre, dit l' auteur de
la richesse des nations, est tout entier dans
la force et l' adresse de ses doigts ; ne pas lui
laisser la libre disposition de cette force et de
cette adresse, toutes les fois qu' il ne l' emploie
pas au préjudice des autres hommes, c' est attenter
à la plus indisputable des propriétés. "
cependant, comme il est aussi de droit natuel
qu' on soumette à desgles une industrie qui, sans
ces règles, pourrait devenir préjudiciable aux
autres citoyens, c' est très-justement qu' on
assujettit les médecins, les chirurgiens, les
apothicaires, à des épreuves qui sont des garans de
leur habileté. La vie de leurs concitoyens dépend
de leurs connaissances : on peut exiger que leurs
connaissances soient constatées ; mais il ne paraît
pas qu' on doive fixer le nombre des praticiens, ni
la manière dont ils doivent s' instruire. La
société a intérêt de constater leur capacité, et
rien de plus.
Par la me raison, les réglemens sont bons et
utiles, lorsqu' au lieu de déterminer la nature des
produits et les procédés de leur fabrication, ils
se bornent à pvenir une fraude, une pratique qui
nuit évidemment à d' autres productions, ou à la
reté du public.
Il ne faut pas qu' un fabricant puisse annoncer sur
son étiquette une qualité supérieure à celle qu' il
a fabriquée ; sa fidélité intéresse le consommateur
indigène à qui le gouvernement doit sa protection ;
elle intéresse le commerce que la nation fait
au-dehors, car l' étranger cesse bientôt de
s' adresser à une nation qui le trompe.
Et remarquez que ce n' est point le cas
d' appliquer l' intérêt personnel du fabricant,
comme la meilleure des garanties. à la veille de
quitter sa profession, il peut vouloir en forcer
les profits aux dépens de la bonne foi, et
sacrifier l' avenir dont il n' a plus besoin, au
présent dont il jouit encore. C' est ainsi que dès
l' année 1783 les draperies françaises perdirent
toute faveur dans le commerce du levant, et
furent supplantées par les draperies allemandes
et anglaises.
Ce n' est pas tout. Le nom seul de l' étoffe, celui
me de la ville une étoffe est fabriqe,
sont souvent une étiquette. On sait, par une longue
expérience, que les étoffes qui viennent de tel
endroit ont telle largeur,
p198
que les fils de la chaîne sont en tel nombre.
Fabriquer, dans la même ville, une étoffe de même
nom, et s' écarter de l' usage reçu, c' est y mettre
une fausse étiquette.
Cela suffit, je crois, pour indiquer jusqu' où peut
s' étendre l' intervention utile du gouvernement. Il
doit certifier la vérité de l' étiquette, et, du
reste, ne se mêler en rien de la production. Je
voudrais même qu' on ne perdît pas de vue que cette
intervention, quoiqu' utile, est un mal. Elle est
un mal, d' abord parce qu' elle vexe et tourmente
les particuliers, et ensuite parce qu' elle est
coûteuse, soit pour le contribuable, quand
l' intervention du gouvernement est gratuite,
c' est-à-dire, quand elle a lieu aux frais du trésor
public ; soit pour le consommateur, quand on
prélève les frais en une taxe sur la marchandise.
L' effet de cette taxe est de la faire renchérir,
et le renchérissement est, pour le consommateur
indigène, une charge de plus, et pour le
consommateur étranger, un motif d' exclusion.
Si l' intervention du gouvernement est un mal, un
bon gouvernement la rendra aussi rare qu' il sera
possible. Il ne garantira point la qualité des
marchandises sur lesquelles il serait moins facile
de tromper l' acheteur que lui-même ; il ne
garantira point celles dont la qualité n' est pas
susceptible d' être vérifiée par ses agens, car un
gouvernement a le malheur d' être toujours obligé
de compter sur la négligence, l' incapacité et
les coupables condescendances de ses agens ; mais
il admettra, par exemple, le contrôle de l' or et
de l' argent. Le titre de ces métaux ne saurait être
constaté que par une opération chimique
très-compliquée, que la plupart des acheteurs ne
sont pas capables d' exécuter, et qui, pussent-ils
en venir à bout, leur coûterait plus qu' ils ne
paient au gouvernement pour l' exécuter à leur place.
En Angleterre, quand un particulier invente un
produit nouveau, ou bien découvre un procédé
inconnu, il obtient un privilége exclusif de
fabriquer ce produit, ou de se servir de ce
procédé, privilége que nous nommons brevet
d' invention.
comme il n' a point dès-lors de concurrens dans ce
genre de production,
p199
il peut, pendant la durée de son brevet, en porter
le prix fort au-dessus de ce qui serait nécessaire
pour le rembourser de ses avances avec les
intérêts, et pour payer les profits de son
industrie. C' est une récompense que le gouvernement
accorde aux dépens des consommateurs du nouveau
produit ; et dans un pays aussi prodigieusement
productif que l' Angleterre, et où, par conséquent,
il y a beaucoup de gens à gros revenus et à l' affût
de tout ce qui peut leur procurer quelque nouvelle
jouissance, cette récompense est souvent
très-considérable.
Un brevet d' invention (patent) en faveur
d' Arkwright, l' inventeur des machines à filer en
grand le coton, lui procura, vers 1778, une immense
fortune. Il y a peu d' années qu' un homme inventa un
ressort en spirale, qui, placé entre les courroies
des soupentes des voitures, en adoucit singulièrement
les secousses. Un privilége exclusif, pour un si
mince objet, a fait la fortune de cet homme.
Qui pourrait raisonnablement se plaindre d' un
semblable privilége ? Il ne détruit ni ne gêne
aucune branche d' industrie précédemment connue.
Les frais n' en sont payés que par ceux qui le
veulent bien ; et quant à ceux qui ne jugent pas à
propos de les payer, leurs besoins, de nécessité
ou d' agrément, n' en sont pas moins complètement
satisfaits qu' auparavant.
Cependant, comme tout gouvernement doit tendre à
améliorer sans cesse le sort de son pays, il ne
peut pas priver à jamais les autres producteurs de
la faculté de consacrer une partie de leurs
capitaux et de leur industrie à cette production, qui,
plus tard, pouvait être inventée par eux ; ni priver
long-temps les consommateurs de l' avantage de s' en
pourvoir au prix la concurrence peut la faire
descendre. Les nations étrangères, sur lesquelles
il n' a aucun pouvoir, admettraient sans restriction
cette branche d' industrie, et seraient ainsi plus
favorisées que la nation où elle aurait pris
naissance.
Les anglais, qui en cela ont été imités par la
France, ont donc fort sagement établi que de tels
priviléges ne durent qu' un certain nombre d' années,
au bout desquelles la fabrication de la marchandise
qui en est l' objet, est mise à la disposition de
tout le monde.
Quand le procédé privilégié est de nature à pouvoir
demeurer secret, le même acte statue que, le terme
du privilége expiré, il sera rendu public.
p200
Le producteur privilégié (qui, dans ce cas,
semblerait n' avoir aucun besoin de privilége) y
trouve cet avantage, que si quelque autre personne
venait à découvrir le procédé secret, elle ne
pourrait néanmoins en faire usage avant l' expiration
du privilége.
Il n' est point nécessaire que l' autorité publique
discute l' utilité du procédé, ou sa nouveauté ; s' il
n' est pas utile, tant pis pour l' inventeur ; s' il
n' est pas nouveau, tout le monde est admis à prouver
qu' il était connu, et que chacun avait le droit de
s' en servir : tant pis encore pour l' inventeur,
qui a payé inutilement les frais du brevet
d' invention.
Les brevets d' invention paraissent avoir été en
Angleterre un encouragement plus effectif qu' en
France, où j' ai vu mettre en doute qu' ils aient
jamais procuré à un inventeur des avantages qu' il
n' aurait pas eus sans eux. Ils ont été la cause de
beaucoup de procès et quelquefois un obstacle à
des améliorations. Le privilége est nul si le
procédé était connu auparavant ; mais comment établir
la preuve qu' un procédé était connu, ou qu' il ne
l' était pas ? Comment établir même l' identité d' une
thode avec une autre ? Une légère différence
constitue-t-elle une méthode différente ? Oui, si
elle est essentielle. Mais aussi quelquefois une
différence, en apparence considérable, n' empêche
pas deux fabrications d' être les mêmes au fond.
En France on accorde aussi des brevets
d' importation ; et l' on a vu des manufacturiers qui
avaient introduit dans leur fabrication des
procédés heureusement imités de l' étranger, mais
qui, n' ayant point pris de brevets parce qu' ils ne
prétendaient à aucun monopole, ont été attaqués en
justice par des agioteurs en brevets d' importation,
qui, après s' être pourvus d' un privilége,
prétendaient que le procédé leur appartenait. Ces
derniers brevets sont décidément mauvais. Les
usages des étrangers sont une source d' instruction
ouverte à tout le monde de me que les livres, et
il est avantageux que le plus de gens possible
soient admis à puiser à toutes les sources de
l' instruction.
Les considérations précédentes sur les réglemens
qui ont rapport, soit à la nature des produits,
soit aux moyens employés pour produire, n' ont pas
pu embrasser la totalité des mesures de ce genre
adoptées dans tous les pays civilisés ; et quand
j' aurais soumis à l' examen la totalité de ces
mesures, dès le lendemain l' examen aurait été
incomplet, parce que chaque jour voit naître de
nouveau réglemens. L' essentiel était d' établir
les principes d' après lesquels on peut prévoir
leurs effets.
p201
Je croisanmoins devoir m' arrêter encore sur deux
genres de commerce qui ont été le sujet de beaucoup
de réglemens : ce sera la matière de deux
paragraphes particuliers.
Iii-des compagnies privilégiées.
Le gouvernement accorde quelquefois à des particuliers,
mais plus souvent à des compagnies de commerce, le
droit exclusif d' acheter et de vendre certaines
denrées, comme le tabac, par exemple, ou de trafiquer
avec une certaine contrée, comme l' Inde.
Gouvernement, les commerçans privilégiés élèvent
leurs prix au-dessus du taux qu' établirait le
commerce libre. Ce taux est quelquefois déterminé par
le gouvernement lui-même, ui met ainsi des bornes
à la faveur qu' il accorde aux producteurs, et à
l' injustice qu' il exerce envers les consommateurs ;
d' autres fois la compagnie privilégiée ne borne
l' élévation de ses prix que lorsque la réduction
dans la quotité des ventes lui cause plus de
préjudice que la cherté des marchandises ne lui
procure de profits. Dans tous les cas, le
consommateur paie la denrée plus cher qu' elle ne
vaut, et communément le gouvernement se réserve
une part dans les profits de ce monopole.
Comme il n' y a pas de mesure fâcheuse qui ne
puisse être et qui n' ait été appuyée par des
argumens plausibles, on a dit que, pour commercer
avec certains peuples, il y a des précautions à
prendre, qui ne peuvent être bien prises que par
des compagnies. Tantôt ce sont des forteresses,
une marine à entretenir ; comme s' il fallait
entretenir un commerce qu' on ne peut faire qu' à
main armée ! Comme si l' on avait besoin d' armée
quand on veut être juste, et comme si l' état
n' entretenait pas déjà à grands frais des forces
pour protéger ses sujets ! Tantôt ce sont des
nagemens diplomatiques à avoir. Les chinois, par
exemple, sont un peuple si attaché à certaines
formes, si soupçonneux, si indépendant des autres
nations par l' éloignement, l' immensité de son
empire et la nature de ses besoins, que ce n' est
que par une faveur spéciale, et qu' il serait facile
de perdre, qu' on peut négocier avec eux. Il faut
nous passer de leur thé, de leurs soies, de leurs
nankins, ou bien prendre les précautions qui seules
peuvent continuer à nous les procurer. Or, des
tracasseries suscitées par des particuliers
pourraient troubler l' harmonie nécessaire au
commerce qui se fait entre les deux nations.
Mais est-il bien r que les agens d' une compagnie,
souvent très-hautains,
p202
et qui se sentent protégés par les forces
militaires, soit de leur nation, soit de leur
compagnie, est-il bien sûr, dis-je, qu' ils soient
plus propres à entretenir des relations de bonne
amitié, que des particuliers nécessairement plus
soumis aux lois des peuples qui les reçoivent ;
que des particuliers à qui l' intérêt personnel
interdit tout mauvais procédé, à la suite duquel
leurs biens, et peut-être leurs personnes
pourraient être exposés ? Enfin, mettant les
choses au pis, et supposant que sans une
compagnie privilégiée le commerce de la Chine
fût impossible, serait-on pour cela privé des
produits de cette contrée ? Non, assurément. Le
commerce des denrées de Chine se fera toujours,
par la raison que ce commerce convient aux chinois
comme à la nation qui le fera. Paiera-t-on ces
denrées un prix extravagant ? On ne doit pas le
supposer, quand on voit les trois quarts des
nations d' Europe qui n' envoient pas un seul
vaisseau à la Chine, et qui n' en sont pas moins
bien pourvues de thé, de soies et de nankin, à des
prix fort raisonnables.
Un autre argument plus généralement applicable, et
dont on a tiré plus de parti, est celui-ci : une
compagnie achetant seule dans les pays dont elle a
le commerce exclusif, n' y établit point de
concurrence d' acheteurs, et par conséquent obtient
les denrées à meilleur marché.
D' abord il n' est pas exact de dire que le privilége
écarte toute concurrence. Il écarte, à la vérité,
la concurrence des compatriotes, qui serait fort
utile à la nation ; mais il n' exclut pas dume
commerce les compagnies privilégiées, ni les
négocians libres des autres états.
En second lieu, il est beaucoup de denrées dont les
prix n' augmenteraient pas en raison de la
concurrence qu' on affecte de redouter, et qui, au
fond, est assez peu de chose.
S' il partait de Marseille, de Bordeaux, de
Lorient, des vaisseaux pour aller acheter du thé
à la Chine, il ne faut pas croire que les
armateurs de tous ces navires réunis, achetassent
plus de thé que la France n' en peut consommer ou
vendre ; ils auraient trop de peur de ne pouvoir
s' en défaire. Or, s' ils n' en achètent pour nous
que ce qui s' en achète pour nous par d' autres
négocians, le débit du thé en Chine n' en sera pas
augmenté :
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cette denrée n' y deviendra pas plus rare. Pour que
nos négocians la payassent plus cher, il faudrait
qu' elle rencrît pour les chinois eux-mêmes ; et
dans un pays où se vend cent fois plus de thé que
n' en consomment tous les européens ensemble, ce ne
serait pas l' enchère de quelques négocians de
France, qui en ferait monter sensiblement le prix.
Mais quand il serait vrai qu' il y eut dans
l' orient des sortes de marchandises que la
concurrence européenne pourrait faire renchérir,
pourquoi serait-ce un motif d' intervertir, à
l' égard de ces contrées seulement, les règles que
l' on suit partout ailleurs ? Afin de payer moins
cher aux allemands les quincailleries et les
merceries que nous leur achetons, donne-t-on à une
compagnie le privilége exclusif d' aller les
acheter en Allemagne et de les revendre parmi nous ?
Si l' on suivait avec l' orient la marche qu' on suit
avec toutes les autres contrées étrangères, le prix
de certaines marchandises n' y resterait pas
long-temps au-dessus du taux les portent
naturellement en Asie les frais de leur
production ; car ce prix trop élevé exciteait à
les produire, et la concurrence des vendeurs se
mettrait bien vite au niveau de celle des acheteurs.
Supposons néanmoins que l' avantage d' acheter à bon
marché fût aussi réel qu' on le représente ; il
faudrait du moins que la nation participât à ce
bon prix, et que les consommateurs nationaux
payassent moins cher ce que la compagnie paie moins
cher. Or c' est exactement le contraire qui arrive,
et la raison en est simple : la compagnie, qui n' est
réellement pasbarrassée de la concurrence
dans ses achats, puisqu' elle a pour concurrens
les autres nations, l' est effectivement dans
ses ventes, puisque ses compatriotes ne peuvent
acheter que d' elle les marchandises qui font
l' objet de son commerce, et que les marchandises
de même sorte qui pourraient être apportées par
des négocians étrangers, sont écartées par une
prohibition. Elle est maîtresse des prix, surtout
lorsqu' elle a soin, comme son intérêt l' y invite,
de tenir le marcnon complètement approvisionné,
understocked, comme disent les anglais, de
manière que, la demande se trouvant un peu
supérieure à l' approvisionnement, la concurrence
des acheteurs soutienne le prix de la marchandise.
C' est ainsi que les compagnies, non-seulement font
un gain usuraire sur le consommateur, mais qu' elles
lui font encore payer les dégâts et
p204
les fraudes inévitables dans une si grande machine,
gouvernée par des directeurs et des agens sans
nombre, dispersés aux deux bouts de la terre. Le
commerce interlope et la contrebande peuvent seuls
mettre des bornes aux énormes abus des compagnies
privilégiées ; et, sous ce rapport, le commerce
interlope et la contrebande ne sont pas sans utilité.
Or ce gain, tel qu' il vient d' être analysé, est-il
un gain pour la nation qui a une compagnie
privilégiée ? Nullement : il est en entier levé
sur cette nation ; toute la valeur que le
consommateur paie au-delà du prix que coûtent les
servics productifs d' une marchandise, n' est plus
une valeur produite ; c' est une valeur dont le
gouvernement gratifie le commerçant aux dépens du
consommateur.
Au moins, ajoutera-t-on peut-être, ce gain reste au
sein de la nation, et s' ypense. -fort bien ;
mais qui est-ce qui le dépense ? Cette question
vaut la peine d' être faite. Si dans une famille un
des membres s' emparait du principal revenu, se fesait
faire les plus beaux habits et mangeait les
meilleurs morceaux, serait-il bien venu à dire aux
autres individus de la même famille : que vous
importe que ce soit vous ou moi qui pensions ?
le même revenu n' est-il pas dépensé ? Tout cela
revient au même ...
ce gain, tout à la fois exclusif et usuraire,
procurerait aux compagnies privilégiées des
richesses immenses, s' il était possible que leurs
affaires fussent bien gérées ; mais la cupidité
des agens, la longueur des entreprises,
l' éloignement des comptables, l' incapacité des
intéressés, sont pour elles des causes sans cesse
agissantes de ruine. L' activité et la clairvoyance
de l' intérêt personnel sont encore plus nécessaires
dans lesaffaires longues et délicates que dans
toutes les autres ; et quelle surveillance active
et clairvoyante peuvent exercer des actionnaires
qui sont quelquefois au nombre de plusieurs
centaines, et qui ont presque tous des intérêts
plus chers à soigner ?
Telles sont les suites des priviléges accordés aux
compagnies commerçantes ; et il est à remarquer
que ce sont des conséquences nécessaires,
sultant de la nature de la chose, tellement que
certaines circonstances
p205
peuvent les modifier, non les détrure. C' est ainsi
que la compagnie anglaise des Indes n' a pas été
si mal que les trois ou quatre compagnies
françaises qu' on a essayé d' établir à différentes
époques ; elle est en même temps souveraine, et
les plus détestables souverainetés peuvent subsister
plusieurs siècles ; témoin celle des mamelucks sur
l' égypte.
Quelques autres inconvéniens d' un ordre inférieur
marchent à la suite des industries privilégiées.
Souvent un privilége exclusif fait fuir et
transporte à l' étranger des capitaux et une
industrie qui ne demandaient qu' à se fixer dans le
pays. Dans les derniers temps du règne de
Louis Xiv, la compagnie des Indes, ne pouvant
se soutenir malgré son privilége exclusif, en céda
l' exercice à quelques armateurs de Saint-Malo,
moyennant une légère part dans leur bénéfice. Ce
commerce commençait à se ranimer sous l' influence
de la liberté, et l' année 1714, époque où expirait
entièrement le privilége de la compagnie, lui
aurait donné toute l' activité que comportait la
triste situation de la France ; mais la compagnie
sollicita une prolongation de privilége et l' obtint,
tandis que des négocians avaient déjà commencé des
expéditions pour leur compte. Un vaisseau marchand,
de Saint-Malo, commandé par un breton nommé
Lamerville, arriva sur les côtes de France,
revenant de l' Inde. Il voulut entrer dans le port ;
on lui dit qu' il n' en avait pas le droit, et que ce
commerce n' était plus libre. Il fut contraint de
poursuivre son chemin jusqu' au premier port de la
Belgique. Il entra dans celui d' Ostende,il
vendit sa cargaison. Le gouverneur de la Belgique,
instruit du profit immense qu' il avait fait,
proposa au même apitaine de retourner dans l' Inde
avec des vaisseaux qu' on équiperait exprès.
Lamerville fit en conséquence plusieurs voyages
pour différens individus, et ce fut là l' origine de
la compagnie d' Ostende.
Nous avons vu que les consommateurs français ne
pouvaient que perdre à ce monopole, et certainement
ils y perdirent ; mais du moins les intéressés
devaient y gagner : ils y perdirent aussi, malgré le
monopole du tabac et celui des loteries, et d' autres
encore que le gouvernement leur accorda. " enfin, dit
Voltaire, il n' est resté aux français, dans l' Inde,
p206
que le regret d' avoir dépensé, pendant plus de
quarante ans, des sommes immenses pour entretenir une
compagnie qui n' a jamais fait le moindre profit,
qui n' a jamais rien payé aux actionnaires, ni à
ses créanciers, du produit de son négoce, et qui,
dans son administration indienne, n' a subsisté que
d' un secret brigandage. "
le privilége exclusif d' une compagnie est
justifiable, quand il est l' unique moyen d' ouvrir
un commerce tout neuf avec des peuples éloignés ou
barbares. Il devient alors une espèce de brevet
d' invention , dont l' avantage couvre les
risques d' une entreprise hasardeuse et les frais de
première tentative ; les consommateurs ne peuvent
pas se plaindre de la cherté des produits, qui
seraient bien plus chers sans cela, puisqu' ils ne
les auraient pas du tout. Mais, de même que les
brevets d' invention, ce privilége ne doit durer
que le tempscessaire pour indemniser
complètement les entrepreneurs de leurs avances et
de leur risque. Passé ce terme, il ne serait plus
qu' un don qu' on leur ferait gratuitement aux
dépens de leurs oncitoyens, qui tiennent de la
nature le droit de se procurer les denrées dont ils
ont envie, où ils peuvent et au plus bas prix
possible.
On pourrait faire sur les manufactures privilégiées
à peu près les mêmes raisonnemens que sur les
priviléges relatifs au commerce. Ce qui fait que
les gouvernemens se laissent entraîner si facilement
dans ces sortes de concessions, c' est, d' une part,
qu' on présente le gain sans s' embarrasser de
rechercher comment et par qui il est payé ; et
d' une autre part, que ces prétendus gains peuvent
être, bien ou mal, à tort ou à raison, appréciés
par des calculs numériques ; tandis que l' inconvénient,
tandis que la perte, affectant plusieurs parties du
corps social, et l' affectant d' une manière indirecte,
compliquée et générale, échappent entièrement au
calcul. On a dit qu' en économie politique, il ne
fallait s' en rapporter qu' aux chiffres ; quand je
vois qu' il n' y a pas d' orationtestable qu' on
n' ait soutenue et déterminée par des calculs
arithmétiques, je croirais plutôt que ce sont les
chiffres qui tuent les états.
Iv-des réglemens relatifs au commerce des grains.
Il semble que des principes aussi généralement
applicables doivent être pour les grains ce qu' ils
sont pour toutes les autres marchandises. Mais le
p207
blé ou l' aliment, quel qu' il soit, qui fait le
fonds de la nourriture d' un peuple, mérite quelques
considérations particulières.
Par tout pays les habitans se multiplient en
proportion des subsistances. Des vivres abondans et
à bon marché favorisent la population ; la disette
produit un effet contraire : mais ni l' un ni
l' autre de ces effets ne saurait être aussi rapide
que la succession des récoltes. Une récolte peut
excéder d' un cinquième, peut-être d' un quart, la
colte moyenne ; elle peut lui rester inférieure
dans la me proportion ; mais un pays comme la
France, qui a trente millions d' habitans cette
année, ne saurait en avoir trente-six l' année
prochaine ; et, s' il fallait que leur nombre tombât
à vingt-quatre-millions dans l' espace d' une année,
ce ne pourrait être sans d' effroyables calamités.
Par un malheur qui tient à la nature des choses, il
faut donc qu' un pays soit approvisionné dans les
bonnes années avec surabondance, et qu' il éprouve
une disette plus ou moins sévère dans les
mauvaises années.
Cet inconvénient, au reste, se fait sentir pour tous
les objets de sa consommation ; mais la plupart
n' étant pas d' une nécessité indispensable, la
privation qu' on en éprouve pour un temps,
n' équivaut pas à la privation de la vie. Le haut
prix d' un produit qui vient à manquer, excite
puissamment le commerce à le faire venir de plus
loin et à plus grands frais : mais quand un produit
est indispensable, comme le blé ; quand un retard
de quelques jours dans son arrivage, est une
calamité ; quand la consommation de ce produit est
tellement considérable, qu' il n' est pas au pouvoir
des moyens commerciaux ordinaires d' y suffire ;
quand son poids et son volume sont tels, qu' on ne
peut lui faire subir un trajet un peu long,
surtout par terre, sans tripler ou quadrupler son
prix moyen, on ne peut guère alors s' en rapporter
entièrement aux particuliers du soin de cet
approvisionnement. S' il faut tirer le blé du dehors,
il peut arriver qu' il soit rare et cher dans les
pays même d' où l' on est dans l' usage de le tirer :
le gouvernement de ces pays peut en défendre la
sortie, une guerre maritime en empêcher l' arrivage.
Et ce n' est pas une denrée dont on puisse se passer,
qu' on puisse attendre seulement quelques jours : le
moindre retard est un arrêt de mort, du moins pour
une partie de la population.
Pour que la quantité moyenne des approvisionnemens
fût comme la récolte moyenne, il faudrait que chaque
famille fît dans les années d' abondance un
approvisionnement, une réserve égale à ce qui peut
manquer
p208
à ses besoins dans une année de disette. Mais on ne
peut attendre une semblable précaution que d' un
bien petit nombre de particuliers. La plupart,
sans parler de leur imprévoyance, ont trop peu de
moyens pour faire l' avance, quelquefois pendant
plusieurs années, de la valeur de leur
approvisionnement ; ils manqueraient de locaux pour
le conserver, et en seraient embarrassés dans leurs
déplacemens.
Peut-on se fier aux spéculateurs du soin de faire
des réserves ? Au premier aperçu, il semble que
leur intérêt devrait suffire pour les y déterminer.
Il y a tant de différence entre le prix où l' on
peut acheter du blé dans une année d' abondance, et
celui où l' on peut le vendre quand une disette
survient ! Mais ces momens sont quelquefois séparés
par de longs intervalles ; de semblables opérations
ne se répètent pas à volonté, et ne donnent pas lieu
à un cours d' affaires régulier. Le nombre et la
grandeur des magasins, l' achat des grains, obligent
à des avances majeures qui coûtent de gros intérêts ;
les manipulations du blé sont nombreuses, la
conservation incertaine, les infidélités faciles,
les violences populaires possibles. Ce sont des
bénéfices rarement répétés qui doivent payer tout
cela ; il est possible qu' ils ne suffisent pas pour
déterminer les particuliers à un genre de
spéculations qui seraient sans doute les plus utiles
de toutes, puisqu' elles sont fondées sur des achats
qui se font au moment où le producteur a besoin de
vendre, et sur des ventes au moment où le
consommateur trouve difficilement à acheter.
à défaut des réserves faites par des consommateurs
eux-mêmes, ou par des spéculateurs, et sur lesquelles
on voit qu' il n' est pas prudent de compter,
l' administration publique, qui représente les
intérêts généraux, ne peut-elle pas en faire avec
succès ? Je sais que dans quelques pays de peu
d' étendue et sous des gouvernemens économes, comme
en Suisse, des geniers d' abondance ont rendu les
services qu' on en pouvait attendre. Je ne les crois
pas exécutables dans les grands états, et lorsqu' il
s' agit d' approvisionner des populations nombreuses.
L' avance du capital et les intérêts qu' il coûte,
sont un obstacle pour les gouvernemens comme pour
les spéculateurs ; un plus grand obstacle même, car
la plupart des gouvernemens n' empruntent pas à
d' aussi bonnes conditions que des particuliers
solvables. Ils ont un bien plus grand désavantage
encore comme gérant une affaire qui, par sa nature,
est commerciale, une affaire où il faut acheter,
soigner et vendre des marchandises. Turgot a fort
bien prouvé, dans ses lettres sur le commerce des
grains, qu' un gouvernement, dans ces sortes
d' affaires, ne pouvait jamais être servi à bon marché,
p209
tout le monde étant intéressé à grossir ses frais,
et personne ne l' étant à les diminuer. Qui peut
pondre qu' une semblable opération sera conduite
comme il convient qu' elle le soit, lorsqu' elle doit
être dirigée par une autorité qui n' admet point de
contrôle, et où les décisions sont généralement
prises par des ministres, par des personnes
constituées en dignités, et par conséquent étrangères
à la pratique des affaires de ce genre ? Qui peut
pondre qu' une terreur panique ne fera pas disposer
des approvisionnemens avant le temps prescrit ; ou
qu' une entreprise politique, une guerre, ne fera pas
changer leur destination ?
Dans un pays vaste et populeux, comme la France, où
il y a encore trop peu de ports de mer, de fleuves
et de canaux navigables, et où par conséquent les
frais de production, dans le commerce des grains,
peuvent aisément, dans certaines anes, en porter
le prix fort au-dessus des facultés du grand nombre,
il faut d' autres moyens encore de subvenir aux
mauvaises récoltes, que le commerce ordinaire. Il ne
faut jamais le contrarier ; mais il lui faut des
auxiliaires. On ne peut, je crois, compter sur des
serves suffisantes, faites dans les années
d' abondance pour les années de disette, que
lorsqu' elles sont faites et conduites par des
compagnies de négocians, jouissant d' une grande
consistance et disposant de tous les moyens
ordinaires du commerce, qui veuillent se charger de
l' achat, de la conservation et du renouvellement des
blés, suivant des règles convenues et moyennant des
avantages qui balancent pour eux les inconvéniens de
l' opération. L' opération serait alors sûre et
efficace, parce que les contractans donneraient des
garanties, et elle coûterait moins au public que de
toute autre manière. On pourrait traiter avec
diverses compagnies pour les villes principales ; et
les villes, étant ainsi, dans les disettes,
approvisionnées par des réserves, cesseraient de
faire des achats dans les campagnes, qui par là se
trouveraient elles-mêmes mieux approvisionnées.
Au surplus les réserves, les greniers d' abondance, ne
sont que des moyens subsidiaires d' approvisionnement,
et pour les temps de disette seulement. Les meilleurs
approvisionnemens et les plus considérables sont
toujours ceux du commerce le plus libre. Celui-ci
consiste principalement à porter le grain des fermes,
jusque dans les principaux marchés ; et ensuite, mais
pour des quantités bien moins grandes, à le
transporter des provinces où il abonde, dans celles
qui en manquent ; comme aussi à l' exporter quand il
est à bon marché, et à l' importer lorsqu' il est cher.
p210
L' ignorance populaire a presqueeu en horreur ceux
qui ont fait le commerce des grains, et les
gouvernemens ont trop souvent partagé les préjugés
et les terreurs populaires. Les prinipaux reproches
qui ont été faits aux commerçans en blé, ont été
d' accaparer cette denrée pour en faire monter le prix,
ou tout au moins de faire, sur l' achat et la vente,
des profits qui ne sont qu' une contribution gratuite
levée sur le producteur et sur le consommateur.
En premier lieu, s' est-on bien rendu compte de ce
qu' on entendait par des accaparemens de grains ?
Sont-ce des réserves faites dans des années
d' abondance et lorsque le grain est à bon marché ?
Nous avons vu que nulles opérations ne sont plus
favorables, et qu' elles sont même l' unique moyen
d' accommoder une production nécessairement inégale,
à des besoins constans. Les grands déts de grains
achetés à bas prix, font la sécurité du public, et
ritent non-seulement la protection, mais les
encouragemens de l' autorité.
Entend-on par accaparemens les magasins formés lorsque
le blé commence à devenir rare et cher, et qui le
rendent plus rare et plus cher encore ? Ceux-là en
effet, comme ils n' augmentent pas les ressources
d' une année auxpens d' une autre année qui avait un
superflu, n' ont pas la même utilité et font payer un
service qu' elles ne rendent pas ; mais je ne crois
pas que cette manoeuvre exécutée sur les blés, ait
jamais eu des effets bien funestes. Le blé est une des
denrées les plus généralement produites ; pour se
rendre maître de son prix, il faudrait ôter à trop de
gens la possibilité de vendre, établir des pratiques
sur un trop vaste espace, mettre en jeu un trop grand
nombre d' agens. C' est de plus une des denrées les plus
lourdes et les plus encombrantes comparativement à son
prix ; une de celles, par conséquent, dont le
voiturage et l' emmagasinement sont le plus difficiles
et le plus dispendieux. Un amas de blé de quelque
valeur ne peut être rassemblé en aucun lieu sans
que tout le monde en soit averti. Enfin, c' est une
denrée sujette à des altérations ; une denrée qu' on
ne garde pas autant qu' on le veut, et qui, dans les
ventes qu' on est forcé d' en faire, expose à des
pertes énormes lorsqu' on spécule sur de fortes
quantités.
p211
Les accaparemens par spéculation sont donc difficiles,
et par conséquent peu redoutables. Les plus fâcheux
et les plus inévitables accaparemens, se composent de
cette multitude de réserves de précaution que chacun
fait chez soi à l' approche d' une disette. Les uns
gardent, par excès de précaution, un peu au-delà de ce
qui serait nécessaire pour leur consommation. Les
fermiers, les propriétaires-cultivateurs, les
meuniers, les boulangers, gens qui par état sont
autorisés à avoir quelque approvisionnement, se
flattant de se défaire plus tard avec profit de leur
excédant, gardent cet excédant un peu plus fort que
de coutume ; et cette foule de petits accaparemens
forment, par leur multiplicité, un accaparement
supérieur à tous ceux que peuvent rassembler les
spéculateurs.
Mais que dirait-on si ces calculs, quelque
préhensibles qu' ils soient, avaient encore leur
utilité ? Quand le blé n' est pas cher, on en consomme
davantage, on le prodigue, on en donne aux animaux.
La crainte d' une disette encore éloignée, un
renchérissement qui n' est pas encore bien
considérable, n' artent pas assez tôt cette
prodigalité. Si alors les détenteurs de grains les
resserrent, cette cherté anticipée met tout le
monde sur ses gardes ; les petits consommateurs
surtout, qui, réunis, font la plus grosse consommation,
y trouvent des motifs d' épargne et de frugalité. On ne
laisse rien perdre d' un aliment qui renchérit ; on
tâche de le remplacer par d' autres alimens. C' est
ainsi que la cupidité des uns remplace la prudence
qui manque aux autres ; et finalement, lorsque les
grains réservés sont mis en vente, l' offre qu' on en
fait tempère en faveur du consommateur le prix
général de la denrée.
Quant au tribut qu' on prétend que le négociant en b
impose au producteur et au consommateur, c' est un
reproche qu' on fait quelquefois, sans plus de
justice, au commerce de quelque nature qu' il soit.
Si, sans aucune avance de fonds, sans magasins, sans
soins, sans combinaisons et sans difficultés, les
produits pouvaient être mis sous la main des
consommateurs, on aurait raison. Mais, si ces
difficultés existent, nul ne peut les surmonter à
moins de frais que celui qui en fait son état. Qu' un
législateur considère d' un peu haut les marchands
grands et petits : il les verra s' agiter en tous
sens sur la surface d' un pays, à l' affût des bons
marchés, à l' affût des besoins, rétablissant par
leur concurrence les prix là où ils sont trop bas
pour la production, et là où ils sont trop élevés pour
la commodité du consommateur. Est-ce du cultivateur,
est-ce du consommateur, est-ce de l' administration
qu' on pourrait attendre cette utile activité ?
p212
Ouvrez des communications faciles, et surtout des
canaux de navigation, seules communications qui
puissent convenir aux denrées lourdes et
encombrantes ; donnez toute sécurité aux trafiquans,
et laissez-les faire. Ils ne rendront pas copieuse
unecolte déficiente, mais ils partiront
toujours ce qui peut être réparti, de la manière la
plus favorable aux besoins, comme à la production.
C' est sans doute ce qui a fait dire à Smith qu' après
l' industrie du cultivateur, nulle n' est plus
favorable à la production des blés, que celle des
marchands de grains.
Des fausses notions qu' on s' est faites sur la
production et le commerce des subsistances, sont nées
une foule de lois, de réglemens, d' ordonnances
fâcheuses, contradictoires, rendues en tous pays,
selon l' exigence du moment, et souvent sollicitées
par la clameur publique. Lepris et le danger
qu' on a attirés par là sur les spéculateurs en blé,
ont souvent livré ce commerce aux trafiquans du plus
bas étage, soit pour les sentimens, soit pour les
facultés, et il en est résulté ce qui arrive
toujours : c' est que le même trafic s' est fait, mais
obscurément, mais beaucoup plus chèrement, parce
qu' il fallait bien que les gens à qui il était
abandonné, se fissent payer les inconvéniens et les
risques de leur industrie.
Lorsqu' on a taxé le prix des grains, on les a fait
fuir ou on les a fait cacher. On ordonnait ensuite
aux fermiers de les porter au marc; on prohibait
toute vente consome dans les maisons, et toutes
ces violations de la propriété, escortées, comme on
peut croire, de recherches inquisitoriales, de
violences et d' injustices, ne procuraient jamais
que de faibles ressources. En administration comme
en morale, l' habileté ne consiste pas à vouloir
qu' on fasse , mais à faire en sorte qu' on
veuille . Les marchés ne sont jamais garnis de
denrées par des gendarmes et des sbires.
Quand l' administration veut approvisionner elle-même
par ses achats, elle ne réussit jamais à subvenir
aux besoins du pays, et elle supprime les
approvisionnemens qu' aurait procurés le commerce
libre. Aucun négociant n' est disposé à faire,
comme elle, le commerce pour y perdre.
Pendant la disette qui eut lieu en 1775 dans
diverses parties de la
p213
France, la municipalité de Lyon et quelques
autres, pour fournir aux besoins de leurs
administrés, fesaient acheter du blé dans les
campagnes, et le revendaient à perte dans la ville.
En même temps elles obtinrent, pour payer les frais
de cette opération, une addition aux octrois, aux
droits que les denrées payaient en entrant aux
portes. La disette augmenta, et il y avait de
bonnes raisons pour cela : on n' offrait plus aux
marchands qu' un marché où les denrées se vendaient
au-dessous de leur valeur, et on leur fesait payer
une amende lorsqu' ils les y apportaient !
Plus une denrée est nécessaire, et moins il convient
d' en faire tomber le prix au-dessous de son taux
naturel. Un renchérissement accidentel du blé est
une circonstance fâcheuse, sans doute, mais qui
tient à des causes qu' il n' est pas ordinairement au
pouvoir de l' homme d' écarter. Il ne faut pas qu' à
ce malheur il en ajoute un autre, et fasse de
mauvaises lois parce qu' il a eu une mauvaise saison.
Le gouvernement neussit pas mieux au commerce
d' importation qu' au commerce intérieur. Malgré les
énormes sacrifices que le gouvernement et la
commune de Paris ont faits en 1816 et 1817, pour
approvisionner cette capitale, par des achats fats
dans l' étranger, le consommateur a payé le pain à
un taux exorbitant ; il n' a jamais eu le poids
annoncé, la qualité du pain a été détestable, et
finalement on en a manqué.
p214
Je ne dirai rien au sujet des primes d' importation.
La plus belle des primes est le haut prix qu' on
offre pour les blés et pour les farines dans les
pays où il y a disette. Si cette prime de 200 ou
300 pour cent ne suffit pas pour en amener, je ne
pense pas qu' aucun gouvernement puisse en offrir
qui soient capables de tenter les importateurs.
Les peuples seraient moins expos aux disettes
s' ils mettaient plus de variété dans leurs mets.
Lorsqu' un seul produit fait le fonds de la
nourriture de tout un peuple, il est misérable du
moment que ce produit vient à manquer. C' est ce
qui arrive quand le blé devient rare en France, ou
le riz dans l' Indostan. Lorsque plusieurs
substances jouent un rôle parmi les alimens, comme
les viandes de boucherie, les animaux de basse-cour,
les racines, les légumes, les fruits, les poissons,
sa subsistance est plus assurée, parce qu' il est
difficile que toutes ces denrées manquent à la fois.
Les disettes seraient plus rares si l' on étendait et
perfectionnait l' art de conserver, sans beaucoup de
frais, les alimens qui abondent dans certaines
saisons et dans certains lieux, comme les poissons :
ce qui s' en trouve de trop dans ces occasions,
servirait dans celles où l' on en manque. Une
très-grande liberté dans les relations maritimes des
nations procurerait, sans beaucoup de frais, à celles
qui occupent des latitudes tempérées, les fruits que
la nature accorde avec tant de profusion à la
p215
zone torride. J' ignore jusqu' à quel point on pourrait
parvenir à conserver et à transporter les bananes ;
mais ce moyen n' est-il pas trouvé pour le sucre,
qui, sous tant de formes, présente un aliment
agréable et sain, et qui est produit avec tant
d' abondance par toute la terre jusqu' au 38 e degré de
latitude, que nous pourrions, sans nos mauvaises
lois, l' obtenir communément, malgré les frais de
commerce, fort au-dessous du prix de la viande, et
sur le même pied que plusieurs de nos fruits et de
nos légumes.
Pour en revenir au commerce des grains, je ne
voudrais pas qu' on se prévalût de ce que j' ai dit
des avantages de la liberté, pour l' appliquer sans
mesure à tous les cas. Rien n' est plus dangereux
qu' un système absolu, et qui ne se ploie jamais,
surtout lorsqu' il s' agit de l' appliquer aux besoins
et aux erreurs de l' homme. Le mieux est de tendre
toujours vers les principes qu' on reconnaît bons, et
d' y ramener par des moyens dont l' action agisse
insensiblement, et par làplus infailliblement.
Lorsque le prix des grains vient à excéder un certain
taux fixé d' avance, on s' est bien trouvé d' en
défendre l' exportation, ou du moins de la soumettre
p216
à un droit un peu fort ; car il vaut mieux que ceux
qui sont déterminés à faire la contrebande, paient
leur prime d' assurance à l' état qu' à des assureurs.
Jusqu' à présent, dans ce paragraphe, la trop grande
cherté des grains a été regardée comme le seul
inconvénient qui fût à craindre. En 1815,
l' Angleterre a redouté d' en voir trop baisser le
prix par l' introduction des grains étrangers. La
production des grains, comme toute autre production,
est beaucoup plus dispendieuse chez les anglais que
chez leurs voisins. Cela dépend de plusieurs causes
qu' il est inutile d' examiner ici, et principalement
de l' énormité des impôts. Les grains étrangers
pouvaient être vendus en Angleterre, par le commerce,
pour les deux tiers du prix auquel ils revenaient au
cultivateur-producteur. Fallait-il laisser
l' importation libre, et, en exposant le cultivateur à
perdre pour soutenir la concurrence des importateurs
de blé, le mettre dans l' impossibilité d' acquitter
son fermage, ses impôts, le détourner de la culture
du blé, et mettre pour sa subsistance l' Angleterre
à la merci des étrangers, et peut-être de ses
ennemis ? Ou bien fallait-il, en prohibant les
grains étrangers, donner aux fermiers une prime aux
dépens des consommateurs, augmenter pour l' ouvrier
la difficulté de subsister, et, par le haut prix
des denrées de première nécessité, renchérir encore
tous les produits manufacturés de l' Angleterre, et
leur ôter la possibilité de soutenir laconcurrence
de ceux de l' étranger ?
Cette question a donné lieu à des débats
très-animés, soit dans les assemblées délibérantes,
soit dans des écrits imprimés ; et cesbats, où
deux partis oppos avaient raison tous deux,
prouvent, par parenthèse, que le vice principal
était hors de la question elle-même : je veux dire
dans l' influence exagérée que l' Angleterre veut
exercer sur la politique du globe, influence qui l' a
obligée à des efforts disproportionnés avec
l' étendue de son territoire. Ces efforts ont dû par
conséquent reposer sur d' énormes emprunts, dont les
intérêts composent la majeure partie de ses chages
annuelles. Les impôts chargent à son tour
l' agriculture de frais de production exagérés.
Si l' Angleterre, par de fortes économies,
remboursait graduellement sa dette, si elle supprimait,
graduellement aussi, la dîme et la taxe des pauvres,
laissant à chaque culte le soin de payer ses prêtres,
elle n' aurait pas besoin de repousser par des
prohibitions le grain étranger.
Quoi qu' il en soit, ces discussions, soutenues de
part et d' autre avec de grandes connaissances et
beaucoup de capacité, ont contribué à jeter un
p217
nouveau jour sur les effets de l' intervention de
l' autorité dans l' approvisionnement, et ont été
peut-être favorables au système de la liberté.
En effet, que disaient de plus fort les partisans
de la prohibition des grains étrangers ?
Qu' il fallait, même auxpens des consommateurs,
encourager la culture du pays, pour qu' il ne pût pas
être affamé par les étrangers. On assignait deux
cas où ce risque était principalement redoutable : le
cas d' une guerreune puissance influente pourrait
empêcher une importation devenue indispensable ; et
le cas la disette se ferait sentir dans les pays
à blé eux-mêmes, et où ils retiendraient, pour leur
subsistance, leurs propres récoltes.
On répondait à cela, que l' Angleterre devenant un
pays régulièrement et constamment importateur de
blé, plusieurs contrées du monde prendraient
l' habitude de lui en vendre ; ce qui favoriserait et
étendrait la culture du froment dans certaines
parties de la Pologne, de l' Espagne, de la
Barbarie, ou de l' Arique septentrionale ; que
dès-lors ces contrées ne pourraient pas plus se
dispenser de vendre, que l' Angleterre d' acheter ;
que Bonaparte lui-même, le plus furieux ennemi de
l' Angleterre, au plus fort des hostilités, lui
avait fait passer du grain pour en recevoir de
l' argent ; que jamais la récolte ne manque à la fois
en plusieurs pays distans les uns des autres ; et
qu' un grand commerce de blé, bien établi, oblige à
des approvisionnemens préparés d' avance, à des
dépôts considérables qui éloigneraient, plus que
toute autre cause, la possibilité des disettes ;
tellement qu' on peut affirmer, d' après le
raisonnement et l' expérience de la Hollande et de
quelques autres états, que ce sont précisément ceux
l' on ne recueille pas de blé, qui ne sont jamais
exposés à des disettes, ni même à des chertés bien
considérables.
On ne peut se dissimuler cependant qu' il n' y ait des
inconvéniens graves à ruiner dans un pays (même dans
celui où les approvisionnemens du commerce sont
faciles) la culture des céréales. La nourriture est
le premier besoin des peuples, et il n' est pas
prudent de se mettre dans la nécessité de la tirer
de trop loin. Des lois qui prohibent l' entrée des
blés pour protéger les intérêts du fermier aux
dépens des manufacturiers, sont des lois fâcheuses,
j' en conviens ; mais des impôts excessifs, des
emprunts,
p218
une diplomatie, une cour, et des armées ruineuses,
sont des circonstances fâcheuses aussi, et qui
pèsent sur le cultivateur plus que sur le
manufacturier. Il faut bien rétablir, par un abus,
l' équilibre naturel rompu par d' autres abus ;
autrement tous les laboureurs se changeraient en
artisans, et l' existence du corps social devindrait
trop précaire.
LIVRE 1 PRODUCTION DES RICHESSES
p218
Chapitre xviii.
Si le gouvernement augmente la richesse nationale
en devenant producteur lui-même.
Une entreprise industrielle quelconque donne de
la perte, lorsque ls valeurs consommées pour la
production, excèdent la valeur des produits. Que
ce soient les particuliers ou bien le
gouvernement qui fasse cette perte, elle n' en
est pas moins réelle pour la nation ; c' est une
valeur qui se trouve de moins dans le pays.
Ce serait en vain qu' on prétendrait que, tandis
que legouvernement y perd, les agens, les hommes
industrieux, les ouvriers qu' il emploie, y ont
gagné. Si l' entreprise ne se soutient pas par
elle-même, ne paie pas ses frais, le déficit qui
en résulte est nécessairement payé par ceux qui
fournissentaux dépenses des gouvernemens : par
les contribuables. Il convient que des
producteurs soient payés par leurs produits, et
non pas soutenus par une contribution gratuite.
La manufacture de tapisseries des Gobelins, qui
est entretenue par le gouvernement de France,
consomme des laines, des soies, des teintures ;
elle consomme la rente de son local, l' entretien
de ses ouvriers ; toutes choses qui devraient
être remboursées par ses produits, et qui sont loin
p219
de l' être. La manufacture des Gobelins, loin
d' être une source de richesses, je ne dis pas
seulement pour le gouvernement, qui sait bien
qu' il y perd, mais pour la nation tout entière,
est pour elle une cause toujours subsistante de
perte. La nation perd annuellement toute la
valeur dont les consommations de cette manufacture,
en y comprenant les traitemens, qui sont une de
ses consommations, excèdent ses produits. On peut
dire la ême chose de la manufacture de porcelaines
de Sèvres, et je crains qu' on n' en puisse dire
autant de toutes les manufactures exploitées pour
le compte des gouvernemens.
On ssure que ce sacrifice est nécessaire pour
fournir au prince le moyen de faire des présens et
d' orner ses palais. Ce n' est point ici le lieu
d' examiner jusqu' à quel point une nation est mieux
gouvernée quand elle fait des présens et quand
elle orne des palais ; je tiens pour assuré,
puisqu' on le veut, que ces ornemens et ces présens
sont nécessaires : dans ce cas, il ne convient pas
à une nation d' ajouter aux sacrifices que
clament a magnificence et sa libéralité, les
pertes qu' occasionne un emploi mal combiné de ses
moyens. Il lui convient d' acheter tout bonnement
ce qu' ell juge à proos de donner ; avec moins d' argent
sacrifié, elle aura probablement un produit aussi
précieux ; car les particuliers fabriqent à
moins de frais que le gouvernement.
Les efforts de l' état pour créer des produits ont
un autre inconvénient ; ils sont nuisibles à
l' industrie des particuliers, non des particuliers
qui traitent avec lui, et qui s' arrangent pour ne
rien perdre ; mais à l' industrie des particuliers
qui sont ses concurrens. L' état est un
agriculteur, un manufacturier, un négociant qui a
trop d' argent à sa disposition, et qui n' est pas
assez intéressé au succès de ses entreprises
industrielles. Il peut consentir à vendre un
produit au-dessous du prix coûtant et recommencer
sur le même pied, parce que la perte qui en
sulte ne sort pas de la poche de celui qui
dirige l' opération. Il peut consommer, produire,
accaparer en peu de temps une quantité de produits
telle, que la proportion
p220
qui s' établit naturellement entre les prix des
choses, soit violemment dérangée ; or, tout
changement brusque dans le prix des choses, est
funeste. Le producteur assied ses calculs sur la
valeur présumable des produits au moment ils
seront achevés. Rien ne le décourage comme une
variation qui se joue de tous les calculs. Les
pertes qu' il fera seront aussi peuritées que
les profits extraordinaires que de telles
variations peuvent lui procurer ; et ss profits,
s' il en fait, seront une charge de plus pour les
consommateurs.
On prétend qu' il y a des entreprises que le
gouvernement ne peut sans imprudence confier à
d' autres qu' à ses agens, telles que la construction
des vaisseaux de guerre, la fabrication de la
poudre à canon, etc. : cependant le gouvernement
anglais confie sans inconvéniens ces travaux à
des entrepreneurs particuliers ; et en France
me ce sont en grande partie des particuliers
qui fournissent les canons, les fusils, les
chariots et les caissons dont l' administration de
la guerre a besoin. Peut-être devrait-on étendre
le même système à tous les objets nécessaires au
service de l' état. Un gouvernement ne peut agir
que par procureurs, c' est-à-dire par l' intermédiaire
de gens qui ont un intérêt particulier différet du
sien, et qui leur est beaucoup plus cher. Si, par
une conséquence de sa position désavantageuse, il
est presque toujours dupe dans les marchés qu' il
conclut, il ne doit pas multiplier les occasions
de l' être, en devenant entrepreneur lui-même,
c' est-à-dire en embrassant une profession qui
multiplie à l' infini les occasions de traiter avec
les particuliers ; et il lui convient d' établir
entre eux une concurrence ouverte à qui le servira
mieux et aux conditions les plus modérées.
Si le gouvernement est un mauvais producteur par
lui-même, il peut du moins favoriser puissamment
la production des particuliers par des établissemens
publics bien conçus, bien exécutés et bien
entretenus, et notamment par les routes, les ponts,
les canaux et les ports.
Les moyens de communication favorsent la
production précisément de la me manière que les
machines qui multiplient les produits de nos
manufactures et en abrégent la production. Ils
procurent le même produit à moins de frais, ce qui
équivaut exactement à un plus grand produit obtenu
avec lesmes frais. Ce calcul, appliqué à
l' immense quantité de marchandises qui couvrent
les routes d' un empire populeux et riche, depuis
les légumes qu' on porte au marcjusqu' aux
produits de toutes les parties du globe, qui, après
avoir été débarqs dans les ports, se répadent
ensuite sur la surface d' un continent ; ce calcul,
dis-je, s' il pouvait
p221
se faire, donnerait pour résultat une économie
presque inappréciable dans les frais e production.
La facilité des communications équivaut à la
richesse natrelle et gratuite qui se trouve en un
produit, lorsque, sans la facilité des
communications, cette richesse naturele serait
perdue. Qu' on suppose des moyens de transporter de
la montagne jusque dans la plaine, de très-beaux
arbres qui se perdent dans certains endroits
escarpés des Alpes et des Pyrénées : dès-lors
l' utilité tout entière des bois qui maintenant se
pourrissent aux lieux où ils tombent, est ôcquise,
et forme une augmentation de revenu, soit pour le
propriétaire du terrain dont le revenu s' accroît
de tout le prix auquel il vend ses arbres, soit
pour les consommateurs de bois dont le revenu
s' accroît de toute la baisse qui résulte par cette
circonstance dans le prix de cet objet de leurs
consommations.
Les acamies, les bibliothèques, les écoles
publiques, les musées, fondés par des gouvernemens
éclairés, contribuent à la production des
richesses en découvrant de nouvelles vérités, en
propageant celles qui sont connues, et en mettant
ainsi les entrepreneurs d' industrie sur la voie
des applications que l' on peut faire des
connaissances de l' homme à ses besoins. On en peut
dire autant des voyages entrepris aux frais du
public, et dont les résultats sont d' autant plus
brillans que, de nos jours, ce sont en général des
hommes d' un mérite éminent qui se vouent à ce
genre de recherches.
Et remarquez bien que les sacrifices qu' on fait
pour reculer les bornes des connaissances
humaines, ou simplement pour en conserver le
dépôt, ne doivent pas être condamnés, même
lorsqu' ils ont rapport à celles dont on n' aperçoit
pas l' utilité imdiate. Toutes les connaissances
se tiennent. Il est nécessaire qu' une science
purement spéculative soit avancée, pour que telle
autre, qui a donné lieu aux plus heureuses
applications, le soit également. Il est impossible
d' ailleurs de prévoir à quel point un phénomène
qui ne paraît que curieux peut devenir utile.
Lorsque le hollandai Otto Guericke tira les
premières étinclles électriques, pouvait-on
soupçonner qu' elles mettraient Franklin sur la
voie de diriger la foudre et d' en préserver nos
édifices ? Entreprise qui semblait excéder de si
loin les efforts du pouvoir de l' homme !
p222
Mais de tous les moyens qu' ont les gouvernemens de
favoriser la production, le plus puissant, c' est
de pourvoir à la sûreté des personnes et des
propriétés, surtout quand ils les garantissent
me des atteintes dupouvoir arbitraire. Cette
seule protection est plus favorable à la prospérité
générale que toutes les entraves inventées jusqu' à
ce jour ne lui ont été contraires. Les entraves
compriment l' essor de la production ; le défaut de
reté la supprime toutà-fait.
Il suffit, pour s' en convaincre, de comparer les
états soumis à la domination ottomane et ceux de
notre Europe occidentale. Voyez l' Arique
presque entière, l' Arabie, la Perse, cette
Asie-Mineure, autrefois couverte de villes si
florissantes, dont, suivant l' expression de
Montesquieu, il ne reste de vestiges que dans
Strabon : on y est pillé par des brigands, par
des pachas ; la richesse et la opulation ont fui,
et les hommes clairsemés qui y restent manquent de
tout. Jetez au contraire les yeux sur l' Europe,
quoiqu' elle soit fort éloignée d' être aussi
florissante qu' elle le deviendra : la plupart des
états y prospèrent, tout accablés qu' ils sont d' une
foule de réglemens et d' impôts, par cela seul qu' on
y est, en général, à l' abri des outrages personnels
et des spoliations arbitraires. La prospérité des
publiques américaines est bien plus marquée
encore, parce qu' à la sûreté s' y trouve jointe une
plus grande liberté, et que les lois, surtout les
lois fiscales, y sont faites, non dans l' intérêt de
la partie gouvernante des nation, mais dans
l' intérêt de tous.
J' ai oublié de parler d' un autre moyen par lequel
un gouvernement peut cntribuer à augmenter
momentanément les richesses de son pays. Ce moyen
consiste à dépouiller les autres nations de leurs
propriétés mobilières pour les rapporter chez soi,
et à leur imposer des tributs énormes pour les
dépouiller des biens encore à naître : c' est ce
que firent les romains vers les derniers temps de
la république, et sous les premiers empereurs ; ce
système est analogue à celui que suivent les gens
qui abusent de leur pouvoir et de leur adresse
pour s' enrichir. Ils ne produisent pas ; ils
ravissent les produits des autres.
p223
Je fais mention de ce moyen d' accroître les
richesses d' une nation pour les embrasser tous, mais
sans prétendre que ce soit le plus honorable, ni
me le plusr. Si les romains avaient suivi avec
la même persévérance un autre système, s' ils avaient
cherché à répandre la civilisation chez les
barbares, et s' ils avaient établi avec eux des
relations d' fussentsultés des besoins
ciproques, il est probable que la puissance
romaine subsisterait encore.
Chapitre xix.
Des colonies et de leurs produits ;
les colonies sont des établissemens formés dans des
pays lointains par une nation plus ancienne qu' on
nomme la métropole. Quand cette nation veut étendre
ses relations dans un pays populeux déjà civilisé,
et dont elle ne serait pas bien venue à envahir le
territoire, elle se borne à y établir un comptoir,
un lieu de négoce, ses facteurs trafiquent
conformément aux lois du pays, comme les européens
ont fait en Chine, au Japon. Quand les colonies
secouent l' autorité du gouvernement de la
tropole, elles cessent de porter le nom de
colonies et deviennent des états indépendans.
Une nation fonde ordinairement des colonies quand
sa nombreuse population se trouve à l' étroit dans
son ancien territoire, et quand la persécution en
chasse certaines classes d' habitans. Ces motifs
paraissent avoir été les seuls qui aient porté les
peuples anciens à fonder des colonies : les peuples
modernes en ont eu d' autres encore. L' art de la
navigation, perfectionné dans leurs mains, leur a
ouvert de nouvelles routes, leur a découvert des
pays inconnus ; ils sont allés jusque dans un autre
hémisphère, et sous des climats ihospitaliers, non
pour s' y fixer eux et leur postérité, mais pour y
recueillir les denrées précieuses, et rapporter
dans leur patrie les fruits d' une production
précipitée et considérable.
Il convient de remarquer ces motifs divers, car ils
entraînent deux systèmes coloniaux très-différens
dans leurs effets. Je serais tenté d' appeler le
premier, système colonial des anciens, et
l' autre, système colonial des modernes, quoique
chez les modernes il y ait eu des colonies fondées
sur les mêmes principes que celles des anciens,
notamment dans l' Amérique septentrionale.
La production dans les colonies formées suivant le
système es anciens
p24
n' est pas d' abord fort grande, mais elle s' accroît
avec rapidité. On ne choisit guère de patrie
adoptive que à le sol est fertile, le climat
favorable, ou la situation convenable pour le
commerce ; c' est pour l' ordinaire un pays tout
neuf, soit qu' auparavant il fût complétement
inhabité, soit qu' il n' eût pour habians que des
peuplades grossières, par conséquent peu nombreuses
et hors d' état d' épuiser les facultés productives
du sol.
Des familles élevées dans un pays civilisé, qui
vont s' établir dans un pays nouveau, y portent les
connaissances théoriques et pratiques, qui sont un
des principaux élémens de l' industrie ; elles y
portent l' habitude du travail, par le moyen duquel
ces facultés sont mises en oeuvre, et l' habiude de
la subordination, sicessaire au maintien de
l' ordre social ; elles y portent quelques
capitaux, non pas en argent, mais en outils, en
provisions variées ; enfin elles ne partagent avec
aucun propriétaire les fruits d' un terrain vierge
dont l' étendue surpasse pendant long-temps ce
qu' elles sont en état de cultiver. à ces causes de
prospérité on doit ajouter peut-être la plus
grande de toutes, c' est-à-dire le désir qu' ont
tous les hommes d' améliorer leur condition, et de
rendre le plus heureux possible le sort qu' ils ont
définitivement embrassé.
L' accroissement des produits, quelque rapide qu' il
ait paru dans toutes les colonies fondées sur ce
principe, aurait été plus remarquable encore si
les colons avaient porté avec eux de vastes
capitaux ; mais, nous l' avons déjà observé, ce ne
sont pas les familles favorisées de la fortune qui
s' expatrient : il est rare que les hommes qui sont
en état de disposer d' un capital suffisant pour
vivre avec quelque douceur dans le pays ils
sont nés, et ils ont passé les années de leur
enfance qui l' embellissent tant à leurs yeux,
renoncent à leurs habitudes, à leurs amis, à leurs
parens, pour courir les chances toujours
incertaines, et supporter les rigueurs toujours
inévitables d' un établissement nouveau. Voilà
pourquoi les colonies, dans leurs commencemens,
manquent de capitaux, et en partie pourquoi
l' intérêt de l' argent y est si élevé.
à la vérité, les capitaux s' y forment plus vite
que dans les états anciennement civilisés. Il
semble que les colons, en quittant leurs pays
natal, y laissent une partie de leurs vices : ils
renoncent au faste, à ce faste qui coûte si cher
en Europe, et qui sert si peu. Là ils vont, on
est forcé de ne plus estimer que les qualités
utiles, et l' on ne consomme plus que ce qu' exigent
les besoins raisonnables, qui sont moins
insatiables que les besoins factices. Ils ont peu
de villes, et surtout n' en ont point de grandes ;
p225
la vie agricole qu' ils sont n général contraints
de mener, est la plus économique de toutes ;
enfin leur industrie est proportionnellement la
plus productive et celle qui exige le moins de
capitaux.
Le gouvernement de la colonie participe aux
qualités qui distinguent les particuliers ; il
s' occupe de son affaire, dissipe fort peu, et ne
cherche querelle à personne : aussi les
contributions y sont-elles modérées, quelquefois
nulles, et, prenant peu de choses ou rien sur les
revenus des administrés, leur permetten d' autant
mieux de multiplier leurs économies, qui
deviennent des capitaux productifs.
C' est ainsi que, même avec peu de capitaux
originaires, les produits annuels des colonies
excèdent promptement leurs consommations. De là
cet accroissement rapide de richesses et de
population qu' on y remarque ; car à mesure qu' il
se forme des capitaux, le travail industriel de
l' homme y devient recherché, et l' on sait que les
hommes naissent partout où il en est besoin.
On peut maintenant s' expliquer pourquoi les progrès
de ces colonies sont si rapides. Chez les anciens,
éphèse et Milet dans l' Asie-Mineure, Tarente
et Crotone en Italie, Syracuse et Agrigente en
Sicile, paraissent avoir surpassé en peu de temps
leurs métropoles. Les colonies anglaises de
l' Arique septentrionale, qui dns nos temps
modernes ressemblent le plus aux colonies des
grecs, ont offert un spectacle de prospérité
peut-être moins éclatant, mais non moins digne de
remarque, et qui n' est pas terminé.
Il est de l' essence des colonies fondées sur ce
principe, c' est-à-dire sans projet de retour dans
l' ancienne patrie, de se donner un gouvernement
indépendant de leur métropole ; et lorsque la
tropole conserve la prétention de leur imposer
des lois, la force des choses l' emporte tôt ou
tard, et ore ce que la justice et l' intérêt bie
entendu conseillaient de faire dès l' origine.
Je passe aux colonies formée suivant le système
colonial des modernes.
Ceux qui les fondèrent furent, pour la plupart,
des aventuriers qui cherchèrent, non une patrie
adoptive, mais une fortune qu' ils pussent
rapporter, pour en jouir, dans leur ancien pays.
p226
Les premiers d' entre eux trouvèrent d' un côté aux
Antilles, au Mexique, au rou, et plus tard au
Brésil, et d' un autre côté aux Indes orientales,
de quoi satisfaire leur cupidité, toute grande
qu' elle était. Après avoir épuisé les ressources
antérieurement amassées par les indigènes, ils
furent obligés de recourir à l' industrie pour
exploiter les mines de ces pays nouveaux, et les
richesses bien plus précieuses de leur agriculture.
De nouveaux colons les remplacèrent, dont la
plupart conservèrent plus ou moins l' esprit de
retour, le désir, non de vivre dans l' aisance sur
leurs terres, et d' y laisser en mourant une famille
heureuse et une réputation sans tache, mais le
désir d' y gagner beaucoup pour aller jouir ailleurs
de la fortune qu' ils y auraient acquise ; ce motif
y a introduit des moyens violens d' exploitation, au
premier rang desquels il faut placer l' esclavage.
Des écrivains philanthropes ont cru ne pouvoir
mieux détourner les hommes de cette odieuse
pratique qu' en prouvant qu' elle est contraire à
leurs intérêts. Steuart, Turgot, Smith,
s' accordent à penser que le travail de l' esclave
revient plus cher et produit moins que celui de
l' homme libre. Leurs raisonnemens seduisent à
ceci : un homme qui ne travaille pas et ne consomme
pas pour son propre compte, travaille le moins et
consomme le plus qu' il peut ; il n' a aucun intérêt
à mettre dans ses travaux l' intelligence et le soin
qui peuvent en assurer le succès ; le travail
excessif dont on le surcharge abrége ses jours, et
oblige son maître à des remplacemens coûteux ;
enfin le serviteur libre a l' administration de son
propre entretien, tandis que le maître a
l' administration de l' entretien de son esclave ; et
comme il est mpossible que le maître administre
avec autant d' économie que le serviteur libre, le
service de l' esclave doit lui revenir plus cher.
p227
Ceux qui pensent que le travail de l' esclavage est
moins dispendieux que celui du serviteur libre,
font un calcul analogue à celui-ci : l' entretien
annuel d' un nègre des Antilles, dans les
habitations où ils sont tenus avec le plus
d' humanité, ne revient pas à plus de 300 francs ;
joignons-y l' intérêt de son prix d' achat, et
portons cet intérêt à dix pour cent, parce qu' il
est viager. Le prix d' un nègre ordinaire étant de
2000 francs environ, l' intérêt sera de 200 francs,
calculé au plus haut. Ainsi, on peut estimer que
chaque nègre cte par an à son maître 500 francs.
Le travail d' un homme libre est plus cher que cela
dans le me pays. Il peut s' y faire payer sa
journée sur le pied de cinq, six, sept francs, et
quelquefois davantage. Prenons six francs pour
terme moyen, et ne comptons que trois cents jours
ouvrables dans l' année ; cela donnera pour la
somme de ses salaires annuels 1800 fr au lieu
de 500 francs.
Le simple raisonnement indique que la consommation
de l' esclave ddit être moindre que cele de
l' ouvrier libre. Peu importe à son maître qu' il
jouisse e la vie ; il lui suffit qu' il la
conserve. Un pantalon et un gilet composent toute
la garderobe d' unre ; son logement est une
case sans aucun meuble ; sa nourriture, du manioc
auquel on ajoute de temps en temps, chez les bons
maîtres, un peu de morue sèche. Une population
d' ouvriers libres, prise en bloc, est obligée
d' entretenir des femmes, des enfans, des infirmes :
les liens de la parenté, de l' amitié, de l' amour,
de la reconnaissance, y multiplient les
consommations. Chez les esclaves, les fatigues de
l' hommer affranchissent trop souvent le
planteur de l' entretien du vieillard. Les femmes,
les enfans y jouissent peu du privilége de leur
faiblesse, et le doux penchant qui unit les
sexes y est soumis aux calculs d' un maître.
Quel est le motif ui balance, dans chaque
personne, le désir qui la porte à satisfaire ses
besoins et ses goûts ? C' est sans doute le soin de
nager ses ressources. Les besoins invitent à
étendre la consommation, l' économie tend à la
duire ; et, quand ces deux motifs agissent dans
le même individu, on conçoit que l' un peut servir
de contre-poids à l' autre. Mais entre le maître
et l' esclave la balance doit nécessairement
pencher du côté de l' économie : les besoins, les
désirs sont du côté du plus faible ;
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les raisons d' économie sont du côté du plus fort.
C' est ainsi probablement que les profits d' une
sucrerie étaient tellement exagérés, qu' on
prétendait à Saint-Domingue qu' une plantation
devait, en six années, rembourser son prix d' achat,
et que les colons des îles anglaises, au dire de
Smith lui-même, convenaient que le rhum et la
lasse suffisaient pour en couvrir les frais, et
que le sucre était tout profit.
Quoi qu' il en soit, tout est changé ; et pour ne
nous occuper ici que des Antilles françaises,
soit que les institutions et le mode de culture y
soient mauvais ; soit que le régime de l' esclavage
y ait dépravé, en deux sens différens, le maître
aussi bien que l' esclave, et qu' il alre les
qualités qui constituent la véritable industrie,
c' est-à-dire l' intelligence, l' activité et
l' économie, le fait est que l' on ne peut plus, à
la Martinique et à la Guadeloupe, soutenir la
concurrence de plusieurs autres pays, qui peuvent
pprovisionner l' Europe de sucre à beaucoup
meilleur marché. Ce n' est qu' à la faveur de droits
établis en France sur les sucres étrangers, droits
qui équivalent à une prohibition, que ces deux îles
peuvent y vendre leurs sucres, qui, au prixils
leur reviennent, ne pourraient se vendre nulle
autre part. Et malgré le monopole du marché de la
France que cette prohibition leur assure au grand
détriment des français, les colons de la
Martinique et de la Guadeloupe ne peuvent
soutenir leurs établissemens : ils sollicitent
chaque jour de nouvelles faveurs de la métropole ;
et ces faveurs ne les empêchent pas de s' endetter
chaque jour davantage, c' est-à-dire de se ruiner.
Les Antilles anglaises paraissent ressentir une
partie des mêmes inconvéniens ; leurs plaintes et
leurs demandes en font foi. La libération graduelle
des nègres rendrait-elle meilleure la situation des
lanteurs ? Il est permis d' en douter. Des
propriétaires, dont les vues philanthropiques sont
dignes d' éloges (M Steel, M Nottingham), en
ont fait l' essai avec un succès contesté, et leurs
tentatives ne se sont pas renouvelées. En Europe,
au contraire, la culture des terres par des serfs
affranchis, que les propriétaires ont ensuite payés
à titre d' ouvriers, est devenue générale ; mais
les circonstances ont été fort différentes aux
Antilles. Le soleil y est blant, la culture du
sucre pénible. L' ouvrier européen n' ysiste pas.
Le nègre a peu d' ambition et peu de besoins. Une
heure ou deux de travail par jour, lui procurent
ce qui suffit à l' entretien de sa famille. Devenu
p229
libre, nulle jouissance ne balance pour lui la
fatigue d' un travail ; et si son travail n' est pas
soutenu, la terre et le capital désoccupés pendant
une partie du temps, rendent la production onéreuse.
Il est vrai qu' Haïti prospère depuis l' abolition de
l' esclavage ; mais il ne faut pas croire que le
travail y soit complètement volontaire. Tout nègre
sans propriétés, pour n' être pas traité en vagabond,
doit avoir un maître ou travailler dans une
exploitation agricole quelconque ; sur chaque
habitation il est soumis à des réglemens qui
infligent des peines sévères pour n travail
imparfait, de même que pour une oisiveté volontaire.
Malgré cela, la culture du sucre y revient plus cher
que dans les îles voisines, et il est douteux qu' elle
puisse y être continuée avec succès. Heureusement
que cette île peut se dédommager de cette culture
par beaucoup d' autres qui conviendront autant à son
climat et beaucoup mieux à son état politique et
moral, telles que le café, le coton, l' indigo, et
peut-être le cacao et la cochenille. Peu de
contrées du globe sont plus favorisées de la nature
pour produire ce qui est propre à la consommation
de ses habitans et à leur commerce.
Au surplus, il ne s' agit pas uniquement de savoir
pour quel prix on peut faire travailler un homme,
mais pour quel prix on peut le faire travailler sans
blesser la justice et l' humanit. Ce sont de faibles
calculateurs que ceux qui comptent la force pour
tout, et l' équité pour rien. Cela conduit au
système d' exploitation des arabes bédouins qui
arrêtent une caravane, et s' emparent des
marchandises qu' elle transporte, sans qu' il leur en
coûte autre chose, disent-ils, que quelques jours
d' embuscade et quelques livres de poudre à tirer.
Il n' y a de manière durable et sûre de produire que
celle qui est légitime, et il n' y a de manière
légitime que celle où les avantages de l' un ne sont
point acquis aux pens de l' autre. Cette manière
de prospérer et la seule qui n' ait point de
fâcheux résultats à craindre ; et les événemens
arrivés me donneraient trop d' avantages, si je
voulais mettre en parallèle le déclin et les
désastres des pays dont l' industrie se fonde ur
l' esclavage, avec la prospérité de ceux où
règnent
p230
des principes lus libéraux ; principes qui gagnent
journellement du terrain, et qui couvriront bientôt
de nations florissantes le nouveau-monde, pour
l' instruction de l' ancien.
Cette considération rendra bientôt superflue toute
controverse sur le travail des esclaves comparé
avec celui des ouvriers libes. L' esclavage ne peut
pas subsister avec les nouvelles formes sous
lesquelles, dans ses progrès, se présente la
civilisation. Déjà l' on n' entend plus parler sans
un soulèvement de coeur, de la traite des nègres.
Il est si honteux de faire métier de voler ou de
recéler des hommes, et de fonder son gain sur des
souffrances, que personne n' ose prendre la défense
de cet infâme trafic, de peur de passer pour en
être complice. Les puissances maritimes
prépondérantes ne veulent plus le tolérer ; et si
quelques gouvernemens d' Europe se laissent encore
guider par des habitudes et des pjugés qu' ils
n' osent avouer, ils sont sans influence et d' autant
plus faibles qu' ils sont désavoués par la partie
éclairée et vertueuse de leurs nations. L' esclavage
ne peut subsister long-temps dans le voisinage de
nations nègres affranchies, ni même de nègres
citoyens, comme on en voit aux états-Unis. Cette
institution jure avec toutes les autres e
disparaîtra par degrés. Dans les colonies
européennes, elle ne peut durer qu' avec le secours
des forces de la métropole ; et la métropole,
s' éclairant, leur retirera son appui.
Il est impossible que les peuples d' Europe ne
comprennent pas bientôt combien leurs colonies leur
sont à charge. Ils supportent une partie des frais
de leur administration militaire, civile et
judiciaire, une partie de l' entretien de leurs
établissemens publics, et notamment de leurs
fortifications ; ils tiennent sur pied pour leur
conservation une marine dispendieuse qui n' empêchera
pas qu' à la première guerre maritime elles ne
deviennent indépendantes ou conquises ; mais ce qui
leur est encore bien plus défavorable, elles leur
accordent, à leurs dépens, des priviléges
commerciaux, qui sont une véritable duperie.
La France consomme annuellement 50 millions de
kilogrammes ou 100 millions de livres de sucre. Elle
les paie à la Martinique et à la Guadeloupe sur le
pied de 0 fr les cent livres, non compris les droits,
et les obtiendrait à la Havane pour 35 fr, non
compris des droits également ;
p231
de sorte qu' en soumettant les uns et les autres à des
droits égaux, la France, n se pourvoyant de sucre à
la Havane, dépenserait par année 15 millions de
moins qu' elle ne fait, pour cette denrée seulement.
D' autres contrées lui en fourniraient à meilleur
marché encore. Il en est de même de quelques autres
produits coloniaux ; de sorte que si nous n' avions
point de colonies, nous aurions à dépenser de moins,
outre les frais de leur administration et l' état
militaire que nécessite leur conservation,
20 millions de francs pour le moins, et probablement
davantage, sans que les rentrées du fisc en fussent
altérées. Elle seraient probablement améliorées ;
car une aussi forte diminution dans le prix des
denrées équinoxiales, en rendrait la consommation et
le commerce beaucoup plus considérables.
Les partisans du système colonial vantent les
débouchés que les colonies françaises procurent à
la France. Ils ne veulent pas comprendre que quels
que fussent les pays qui nous approvisionnent de
denrées coloniales, il nous est impossible d' en
acquitter le prix autrement que par l' exportation
des produits du sol, des capitaux et de l' industrie
de la France. Ainsi, que nous tirions du sucre de
la Martinique, ou bien de la Havane,
p232
oubien de la Cochinchine, soit que nous en
fournissions la valeur directement par l' envoi de nos
produits, ou indirectement en y envoyant de l' argent
que nous acquérons au moyen de nos produits, de toute
manière notre consommation en sucre est payée par les
produits de notre industrie, de toute manière le
mouvement commercial de nos ports est le même.
J' ai entendu cent fois déplorer la perte du riche
commerce de nos colonies et la splendeur ancienne
des villes de Nantes et de Bordeaux. Ces
lamentations sont absolument dépourvues de raison.
L' industrie et la richesse de la France se sont au
total accrues depuis qu' elle a perdu ses principales
colonies, et malgré les circonstances extrêmement
défavorables elle s' est trouvée. Notre navigation
marchande a été presque entièrement interrompue ;
mais c' était par la guerre, par une guerre
l' ennemi était demeuré maître de la mer, et qui
nous a valu du moins d' être pendant un temps
débarrassés des frais de nos colonies. Depuis le
retour de la paix, le mouvement de nos pors a
repris, et il ne paraît pas que le commerce de
Nantes et de Bordeaux soit moins considérable,
puisque leur population n' est pas moindre
qu' autrefois ; mais quand elle le serait, il n' y
aurait pas lieu de s' étonner que de si grands
changemens survenus dans nos relations avec toutes
les parties du monde, eussent changé le cours de
notre commerce maritime, et que le havre-de-grâce
eût gagné en importance ce que des ports moins
heureusement situés pourraient avoir perdu. Sans
doute la marine marchande de la France n' est
point ce qu' elle doit être ; mais elle ne l' a
jamais été. Peut-être faut-il s' en prendre au
caractère national, qui se trouve moins apte à ce
genre d' industrie qu' à plusieurs autres ; au
défaut de capitaux pour les grandes entreprises
maritimes, parce qu' elles sont trop peu souvent
couronnées de succès ; mais surtout à une politique
étroite et fiscale, qui rend difficile pour les
navigateurs français l' acs des pays d' outre-mer,
et à une législation maritime qui s' oppose à tout
développement.
La marine marchande qui étonne le plus par ses
progrès, est celle des états-Unis, qui n' ont
point de colonies. Les vraies colonies d' un peuple
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commerçant, ce sont les peuples indépendans de
toutes les parties du monde. Tout peuple commerçant
doit désirer qu' ils soient tous indépendans, pour
qu' ils deviennent tou plus industrieux et plus
riches ; car plus ils sont nombreux et productifs,
et plus ils présentent d' occasions et de facilités
pour des échanges. Ces peuples alors deviennent
pour vous des amis utiles, et qui ne vous obligent
pas de leur accorder des monopoles onéreux, ni
d' entretenir à grands fraisdes administrations, une
marine et des établissemens militaires aux bornes
du monde. Un temps viendra l' on sera honteux de
tant de sottise, et où les colonies n' auront plus
d' autres défenseurs que ceux à qui elles offrent
des places lucratives à donner et à recevoir, le
tout aux dépens des peuples.
Lorsque Poivre fut nommé intendant de
l' Ile-De-France, cette colonie était fondée
depuis cinquante ans seulement, et il se convainquit
que sa conservation avait déjà coûté à la France
60 millions, continuait de lui occasionner de
grandes dépenses, et ne lui rapportait absolument rien.
Il est vrai que les sacrifices qu' on avait faits
alors, et qu' on a faits depuis pour conserver
l' Le-De-France, avaient aussi pour but de
conserver les établissemens des Indes orientales ;
mais quand on saura que ceux-ci ont coûté encore
bien davantage, soit au gouvernement, soit aux
actionnaires de l' ancienne et de la nouvelle
compagnie, alors on sera forcé de conclure qu' on a
payé cher à l' Ile-De-France l' avantage de faire
de grosses pertes au Bengale et au Coromandel.
On peut appliquer le même raisonnement aux
positions purement militaires qu' on a prises dans
les trois autres parties du monde. En effet, si
l' on prétendait que tel établissement a été conservé
à grands frais, non pour en tirer du profit, mais
pour étendre et assurer la puissance de la
p234
tropole, on peut de même pondre : cette
puissance n' est utile, eercée au loin, que pour
assurer la possession des colonies ; et si les
colonies elles-mêmes ne sont pas un avantage,
pourquoi en achèterait-on si crement la
conservation ?
La perte que l' Angleterre a faite de ses colonies
de l' Amérique septentrionale a été un gain pour
elle. C' est un fait que je n' ai vu contesté nulle
part. Or, pour tenter de les conserver, elle a
supporté, pendant la guerre d' Amérique, une dépense
extraordinaire et inutile de plus de dix-huit cents
millions de francs. Quel plorable calcul ! Elle
pouvait faire le même gain, c' est-à-dire rendre ses
colonies indépendantes, ne paspenser un sou pour
cela, épargner le sang de ses braves, et se donner,
aux yeux de l' Europe et de l' histoire, les
honneurs de la générosité.
p235
Les fautes commises par l gouvernement de Georges
Iii pendant toute la guerre de la révolution
d' Arique, et malheureusement soutenues par un
parlement vénal et une nation orgueilleuse, ont été
imitées par Bonaparte lorsqu' il a voulu mettre
Saint-Domingue sous le joug. Rien, si ce n' est la
distance et la mer, n' a empêché cette guerre de
devenir aussi désastreuse que la guerre d' Espagne,
tandis que, toute proportion gardée, l' indépendance
de Saint-Domingue, franchement reconnue, pouvait
être commercialement profitable à la France, comme
l' indépendance des états-Unis l' a été pour
l' Angleterre.
Je suppose qu' on insiste et qu' on dise : les colonies
fournissent certaines denrées qui ne croissent que
là. Si vous ne possédez aucun coin de ce territoire
privilégié par la nature, vous serez à la merci de la
nation qui s' en emparera ; elle aura la vente
exclusive des produits coloniaux, et vous les fera
payer ce qu' elle voudra.
Il est actuellement prouvé que les denrées que nous
appelons mal à propos coloniales , croissent
entre les tropiques partout les localités se
prêtent à leur culture, même les épiceries des
Moluques, qui se cultivent avec succès à Cayenne,
et probablement déjà en beaucoup d' autres endroits.
De tous les commerces, le plus exclusif peut-être
était celui que les hollandais fesaient de ces
épiceries. Ils possdaient seuls les seules îles
qui en produisissent, et ils n' en laissaient
pprocher personne. L' Europe a-t-elle manqué de ces
produits ? Les a-t-elle payés au poids de l' or ?
Devons-nous regretter de n' avoir pas acheté au prix
de deux cents ans de guerres, de vingt batailles
navales, de quelques centaines de millions, et du
sang de cinq cent mille hommes, l' avantage de payer
le poivre et le girofle quelques sous de moins ?
Il est bon d' observer que cet exemple est le plus
favorable de tous au système colonial. Il est
difficile de supposer que la fourniture du sucre,
d' un produit qu' on cultive dans la majeure partie
de l' Asie, de l' Afrique et de l' Amérique, pût
être accaparée comme celle des épiceries ; et encore
cette dernière même est-elle enlevée à l' avidité des
possesseurs des Moluques sans coup férir.
Les anciens se fesaient, par leurs colonies, des
amis par tout le monde
p236
alors connu : les peuples modernes n' ont su s' y faire
que des sujets, c' est-à-dire, des ennemis. Les
gouverneurs envoyés par la métropole, ne regardant
pas le pays qu' ils administrent comme celui où ils
doivent paser leur ie entière, goûter le repos et
jouir de la considération publique, n' ont aucun
intérêt à y faire germer le bonheur et la vraie
richesse. Ils savent qu' ils seront considérés dans
la métropole en proportion de la fortune qu' ils y
rapporteront, et non en raison de la conduite qu' ils
auront tenue dans la colonie. Qu' on y ajoute le
pouvoir presque discrétionnaire qu' on est obligé
d' accorder à qui va gouverner à de grandes distances,
et l' on aura tous les principes dont se composent en
général les plus mauvaises administrations.
Mais comme on ne peut guère compter sur la modération
des gouvernans, parce qu' ils sont hommes ; comme ils
participent lentement aux progrès des lumières, par
la raison qu' une multitude d' agens civils, de
militaires, de financiers, de gocians, sont
prodigieusement intéressés à épaissir les voiles
qui les entourent, et à embrouiller des questions qui
seraient simples sans eux, il n' est permis d' espérer
que de la force même des choses, la chute d' un
système qui aura, pendant trois ou quatre cents ans,
beaucoup diminué les immenses avantages que les
hommes des cinq parties du monde ont retirés ou
doivent retirer de leurs grandes découvertes, et du
mouvement extraordinaire de leur industrie depuis
le seizième siècle.
Chapitre xx.
Des oyages et de l' expatriation par rapport à la
richesse nationale.
Lorsqu' un voyageur étranger arrive en France, et
qu' il y dépense dix mille francs, il ne faut pas
croire que la France gagne dix mille francs. Elle
donne à l' étranger des produits pour la somme qu' elle
reçoit de lui. Elle fait avec lui un échange qui
peut être avantageux pour elle ; c' est un commerce
elle est payée comptant, où elle rentre plus
promptement peut-être dans ses avancesque de toute
autre manière ; mais ce n' est rien autre chose qu' un
commerce, même lorsqu' on lui donne de l' or.
On n' a pas jusqu' à présent considéré la chose sous
ce point de vue. Partant toujours de ce principe,
que la seule valeur réelle est celle qui se montre
sous la forme d' untal, on voyait à l' arrivée
d' un voyageur une valeur de dix mille francs
apportée en or ou en argent, et l' on appelait cela
p237
un gain de dix mille francs ; comme si le tailleur
qui habillait l' étranger, le bijoutier qui le
décorai, le traiteur qui le nourrissait, ne lui
fournissaient aucune valeur en échange de son argent,
et fesaient un profit égal au montant de leurs
moires.
L' avantage qu' un étranger procure est celui qu' on
retire de toute espèce d' échange, c' est-à-dire de
produire les valeurs qu' on reçoit en retour, par
des procédés plus avantageux que si on les
produisait directement. Il n' est point à dédaigner ;
mais il est bon de le réduire à sa juste valeur,
pour se préserver des folles profusions au prix
desquelles on s' est imaginé qu' on devait l' acheter.
Un des auteurs les plus vantés pour les matières
commerciales, dit que " les spectacles ne sauraient
être trop grands, trop magnifiques et trop
multipliés ; que c' est un commercela France
reçoit toujours sans donner : " ce qui est à peu
près le contraire de la vérité ; car la France
donne, c' est-à-dire, perd la totalité des frais de
spectacle, qui n' ont d' autre avantage que le plaisir
qu' ils procurent, et qui ne fournissent, en
remplacement des valeurs qu' ils consomment, aucune
autre valeur. Ce peuvent être des choses fort
agréables comme amusemens, mais ce sont assurément
des combinaisons fort ridicules comme calcul. Que
penserait-on d' un marchand qui ouvrirait un bal dans
sa boutique, paierait des bateleurs, et
distribuerait des rafraîchissemens, pour faire aller
son commerce ?
D' ailleurs, st-il bien sûr qu' une fête, un
spectacle, quelque magnifiques qu' on les suppose,
amènent beaucoup d' étrangers du dehors ? Les
étrangers ne sont-ils pas plutôt attirés, ou par le
commerce, ou par de riches trésors d' antiquités, ou
par de nombreux chefs-d' oeuvre des arts qui ne se
trouvent nulle part ailleurs, ou par un climat, des
eaux singulièrement favorables à la santé, ou bien
encore par le désir de visiter des lieux illustrés
par de grands événemens, et d' apprendre une langue
fort répandue ? Je serais ssez tenté de croire que
la jouissance de quelques plaisirs futiles n' a
jamais attiré de bien loin beaucoup de monde. Un
spectacle, une fête, font
p238
faire quelques lieues, mais rarement font
entreprendre un voyage. Il n' est pas vraisemblable
que l' envie de voir l' opéra de Paris soit le motif
pour lequel tant d' allemands, de russes, d' anglais,
d' italiens, viennent visiter en temps de paix cette
grande capitale, qui, hureusement, a de bien plus
justes droits à la curiosité générale. Les
espagnols regardent leurs combats de taureaux comme
excessivement curieux ; cependant je ne pense pas
que beaucoup de français aient fait le voyage de
Madrid pour en avoir le divertissement. Ces sortes
de jeux sont fquentés par les étrangers qui sont
attirés dans le pays pour d' autres causes, mais ce
n' est pas celle-là qui détermine ler déplacement.
Les fêtes si vantées de Louis Xiv avaient un effet
encore plus fâcheux. Ce n' était pas l' argent des
étrangers qu' elles fesaient dépenser, c' était celui
des français qui arrivaient des provinces pour
dissiper en quelques jours ce quiaurait pu faire
subsister leur famille pendant une année. De sorte
que les français y perdaient ce qui y était dépensé
par les mains du roi, et dont la valeur avait été
levée par la voie des contributions, et ce qui y
était dépensé par les mains des particuliers. On y
perdait le principal des choses consommées,
pour faire gagner à quelques marchands leurs
profits sur ce principal ; profits qu' ils
auraient faits tout de même, en donnant un cours
plus utile à leurs capitaux et à leur industrie.
Une acquisition vraiment profitable pour une nation,
c' est celle d' un étranger qui vient s' y fixer en
apportant avec lui sa fortune. Il lui procure à la
fois deux sources de richesses : d l' industrie et
des capitaux. Cela vaut des champs ajoutés à son
territoire ; sans parler d' un accroissement de
population précieux quand il apporte enme temps
de l' affection et des vertus. " à l' avènement de
Frédéric-Guillaume à la régence, dit le roi de
Prusse dans son histoire de Brandebourg , on ne
fesait dans ce pays ni chapeaux, ni bas, ni serges,
ni aucune étoffe de laine... etc " .
p239
Mais si l' expatriation accompagnée d' industrie, de
capitaux et d' affection, est un pur gain pour la
patrie adoptive, nulle perte n' est plus fâcheuse
pour la patrie abandonnée. La reine Christine de
Suède avait bien raison de dire, à l' occasion de
la révocation de l' édit de Nantes, que Louis Xiv
s' était coupé le bras gauche avec son bras droit.
Et qu' on ne croie pas que des lois coërcitives
puissent prévenir ce malheur. On ne retient point
un concitoyen par force, à moins de le mettre en
prison ; ni sa fortune, à moins de la confisquer.
Sans parler de la fraude qu' il est souvent
impossible d' empêcher, ne peut-il pas convertir ses
propriétés en marchandises dont la sortie est
tolérée, encouragée, et les adresser ou les faire
adresser au dehors ? Cette exportation n' est-elle
pas une perte réelle de valeur ? Quel moyen un
gouvernement a-t-il pour deviner qu' elle n' entraînera
point de retour ?
La meilleure manière d retenir les hommes et de
les attirer, c' est d' être juste et bon envers eux,
et d' assurer à tous la jouissance des droits qu' ils
regardent comme les plus précieux : la libre
disposition de leurs personnes et de leurs iens, la
faculté d' exercer leur industrie, d' aller, de venir,
de rester, de parler, de lire et d' écrire avec une
entièrereté.
Après avoirexaminé nos moyens de production, après
avoir indiqué les circonstances où ils agissent avec
plus ou moins de frut, ce serait une tâche immense,
et qui sortirait de mon sujet, que de passer en revue
toutes les différentes sortes de produits dont se
composent les richesses de l' homme ; ce peut être
l' objet de beaucoup de traités particuliers. Mais
dans le nombre de ces produits, il y en a un dont la
nature et l' usage ne sont pas bien connus, et pourtant
jettent beaucoup de jour sur l' objet qui nous
occupe ; c' est ce qui me détermine, avant de finir
la première partie de cet ouvrage, à parler des
monnaies, qui d' ailleurs jouent un grand
p240
le dans le phénone de la production, comme étant
le principal agent de nos échanges.
Chapitre xxi.
De la nature et de l' usage des monnaies.
Dans une socié tant soit peu civilisée, chaque
personne ne produit pas tout ce qui es ncessaire
à ses besoins ; il est rare même qu' une seule
personne crée un produit complet ; mais quand même
chaque producteur ferait à lui seul toutes les
opérations productives nécessaires pour compléter un
produit, ses besoins ne se bornent pas à une seule
chose ; ils sont extrêmement variés : chaque
producteur est donc obligé de se procurer tous les
autres objets de sa consommation, en échangeant ce
qu' il produit en un seulgenre au-delà de ses
besoins, contre les autres produits qui lui sont
nécessaires.
Et l' on peut remrquer ici en passant, que chaque
personne ne conservant pour son usage que la plus
petite partie de ce qu' elle produit, le jardinier
la plus petite partie des légumes qu' il fait
croître, le boulanger la plus petite partie du pain
qu' il cuit, le cordonnier la plus petite partie des
chaussures qu' il fabrique, et ainsi des autres ; on
peut remarquer, dis-je, que la plus grande partie,
la presque totalité des produits de la société,
n' est consommée qu' à la suite d' un échange.
C' est pour cette raison qu' on a cru faussement que
les échanges étaient le fondement essentiel de la
production des richesses. Ils n' y figurent
qu' accessoirement ; tellement que, si chaque famille
(comme on en a des exemples dans quelques
établissemens de l' ouest, aux états-Unis)
produisait la totalité des objets de sa consommation,
la société pourrait marcher ainsi, quoiqu' il ne s' y
fît aucune espèce d' échanges.
Je ne fais au reste cette observation que pour
ramener à des idées justes sur les premiers
principes. Je sais apprécier tout ce que les échanges
ont de favorable à l' extension de la production, et
j' ai commencé par établir qu' ils sont indispensables
dans l' état avancé des sociétés.
Après avoir établi la nécessité des échanges,
arrêtons-nous un moment, et considérons combien il
seraitdifficile aux différens membres dont nos
sociétés se composent, et qui sont, le plus souvent,
producteurs en u genre seulement, ou du moins dans
un petit nombre de genres, tandis qu' ils sont
consommateurs, même les plus indigens, d' une
multitude de
p241
produits différens, combien il serait difficile,
dis-je, qu' ils échangeassent ce qu' ils produisent
contre les choses dont ils ont besoin, s' il fallait
que ces échanges se fissent en nature.
Le coutelier irait chez le boulanger, et pour avoir
du pain, il lui offrirait des couteaux ; mais le
boulanger est pourvu de couteaux ; c' est un habit
qu' il demande. Pour en avoir n, il donnerait
volontiers du pain au tailleur ; mais le tailleur
ne manque point de cette denrée ; il voudrait avoir
de la viande, et ainsi de suite à l' infini.
Pour lever cette difficulté, le coutelier, ne
pouvant faire agréer au boulanger une marchandise
dont celui-ci n' a pas besoin, cherchera du moins à
lui offrir une marchandise que le boulanger puisse
à son tour échanger facilement contre toutes les
denrées qui pourront lui devenircessaires. S' il
existe dans la société une marchandise qui soit
recherchée non à cause des services qu' on en peut
tirer par elle-même, mais à cause de la facilité
qu' on trouve à l' échanger contre tous les produits
nécessaires à la consommation, une marchandise dont
on puisse exactement proportionner la quantité qu' on
en dnne avec la valeur de ce qu' on veut avoir, c' est
celle-là seulement que notre cotelier cherchera à se
procurer en échange de ses couteaux, parce que
l' expérience lui a appri qu' avec celle-là il se
procurera facilement, par un autre échange, du pain ou
toute autre denrée dont il pourra avoir besoin.
Cette marchandise est la monnaie .
Les deux qualités qui, à égalité de valeur, font en
général préférer la monnaie ayant cours dans le pays,
à toute autre espèce de marchandise, sont donc :
1 depouvoir, comme admise par l' usage et par les
lois à servir d' intermédiaire dans les échanges,
convenir à tous ceux qui ont quelque échange, quelque
achat à consommer, c' est-à-dire à tout le monde.
Chacun étant assuré, en offrant de la monnaie,
d' offrir une marchandise qui conviendra à tout le
monde, est assuré par là de pouvoir se procurer,
par un seul échange, qu' on appelle un achat,
tous les objets dont il pourra avoir besoin ; tandis
que s' il est nanti de tout autre produit, il n' est
pas assuré que son produit convienne au possesseur
du produit qu' il désire ;
p242
il est obligé, pour se le procurer, de conclure deux
échanges : une vente d' abord, et ensuite un
achat, me en supposant toutes ces valeurs
parfaitement égales.
2 la seconde qualité qui fait préférer la monnaie,
est de pouvoir se subdiviser de manière à former tout
juste une valeur égale à la valeur qu' on veut
acheter ; tellement qu' elle convient à tous ceux qui
ont des achats à faire, quelle que soit la valeur de
ces achats. On cherche donc à troquer le produit dont
on a trop (qui est en général celui qu' on fabrique)
contre du numéraire, parce que, outre le motif
ci-dessus, on est assuré de pouvoir se procurer,
avec la valeur du produit vendu, un autre produit
égal seulement à une fraction ou bien à un multiple
de la valeur de l' objet vendu ; et ensuite parce
qu' on peut à volonté acheter, en plusieurs fois et
en divers lieux, les objets qu' on veut avoir en
échange de l' objet qu' on a vendu.
Dans une socié très-avancée, où les besoins de
chacun sont variés et nombreux, et où les opérations
productives sont réparties entre beaucoup de mains,
la nécessité des échanges est encore plus grande ;
ils deviennent plus compliqués, et il est par
conséquent d' autant plus difficile deles exécuter
en nature. Si un homme, par exemple, au lieu de
faire un couteau tout entier, ne fait autre chose
que des manches de couteaux, comme cela arrive dans
les villes où la fabrique de coutellerie est établie
en grand, cet homme ne produit pas une seule chose
qui puisse lui être utile ; car que ferait-il d' un
manche de couteau sans lame ? Il ne saurait consommer
la plus petite partie de ce qu' il produit ; il faut
nécessairement qu' il en échange la totalité contre
les choses qui lui sont nécessaires, contre du pain,
de la viande, de la toile, etc. ; mais ni le
boulanger, ni le boucher, ni le tisserandn' ont
besoin, dans aucun cas, d' un produit qui ne saurait
onvenir qu' au seul manufacturier en coutellerie,
lequel e saurait donner en échange, de la viande
ou du pain, puisqu' il n' en produit point ; il faut
donc qu' il donne une marchandise que, suivant la
coutume du pays, on puisse espérer d' échanger
facilement contre la plupart des autres denrées.
C' est ainsi que la monnaie est d' autant plus
nécessaire que le pays est plus civilisé, que la
paration des occupations y est poussée plus loin.
Cependant l' histoire offre des exemples de nations
assez considérables où l' usage d' une marhandise-monnaie
a été inconnu ; tels étaient les mexicains. Encore, à
l' époque où des aventuriers espagnols les ubjugèrent,
p243
commençaient-ils à employer, comme monnaie, dans les
menus détails du commerce, des grains de cacao.
J' ai dit que c' est la coutume et non pas l' autorité
du gouvernement qui fait qu' une certaine marchandise
est monnaie plutôt qu' une autre ; car la monnaie
a beau être frappée en écus, le gouvernement (du moins
dans les temps la propriété est respectée) ne
force personne à donner sa marchandise contre des
écus. Si, en fesant un marc, on consent à recevoir
des écus en échange d' une autre denrée, ce n' est point
par égard pour l' empreinte. On donne et l' on reçoit la
monnaie aussi librement que toute autre marchandise,
et l' on troque, toutes les fois qu' on le juge
préférable, une denrée contre une autre, ou contre un
lingot d' o ou d' argent non frappé en monnaie. C' est
donc uniquement parce qu' on sait par expérience que
les écus conviendront aux propriétairs des
marchandises dont on pourra avoir besoin, que soi-même
on reçoit des écus prérablement à toute autre
marchandise. Cette libre préférence est la seule
autorité qui donne aux écus l' usage de monnaie ; et
si l' on avait des raisons de croire qu' avec une
marchandise autre que des écus, avec du blé, par
exemple, on pût acheer plus aisément les choses dont
on suppose qu' on pourra avoir besoin, on refuserait
de donner sa marchandise contre des écus, on
demanderait du blé en échange.
La même liberté qu' a tout homme de donner oo de ne pas
donner sa marchandise contre de la monnaie, à moins
d' une spoliation arbitraire, d' un vol, fait que la
valeur de la monnaie ne saurait être fixée par les
lois ; elle est déterminée par le libre accord qui
se fait entre le vendeur et l' acheteur. Elle vaut
plus quand le vendeur consent à livrer une plus
p244
grande quantité de quelque marchandise que ce soit
pour la même somme de monnaie, ou bien à recevoir
une moindre somme pour la même quantité de
marchandise. Elle vaut moins dans le cas contraire.
La loi ajoute cependant aux motifs qu' on a de
recevoir de l monnaie et de lui accorder de la
valeur, en déterminant certains cas où elle impose
l' obligation de s' acquitter en monnaie, notammn
ans le paiement des contributions publiques.
Tel est le fondement de l' usage de la monnaie. Il ne
faut pas croire que ces considérations soient une
spéculation purement curieuse : tous les
raisonnemens, toutes les lois, tous les réglemens,
pour être bons, doivent prendre en considération la
nature des choses auxquelles ils s' appliquent ; or,
telle me paraît être la nature desmonnaies.
Afin d' entourer de clarté les qualités essentielles
de la monnaie, et les principaux accidens qui peuvent
y avoir rapport, je ferai de ces matières le sujet
d' autant de chapitres particuliers, et je tâcherai
que, malgré cette division, l' esprit du lecteur qui
m' accordera quelque attention, suive aisément le
fil qui les lie, et puisse les grouper ensuite de
manière à comprendre le jeu total de ce mécanisme,
et la nature des dérangemens qu' y apportent quelquefois
les sottises des hommes ou le hasard des événemens.
Chapitre xxii.
De la matière dont les monnaies sont faites.
Si, comme on l' a vu, l' usage des monnaies se borne à
servir d' intermédiaire dans l' échange de la
marchandise qu' on veut vendre contre la marchandise
qu' on veut acheter, le choix de la matière des
monnaies importe peu. Cette marchandise n' est point
un objet de consommation. On ne la recherche pas pour
s' en servir comme d' un aliment, d' un meuble, ou d' un
abri ; on la recherche pour la revendre pour
ainsi dire, pour la redonner en échange d' un objet
utile, deme qu' on l' a reçue en échange d' un
objet utile. Et comme on la redonne sans altération
sensible, comme il suffit qu' une autre personne
consente à la recevoir sur le même pied qu' on l' a
soi-même reçue, elle pourrait être indifféremment
d' or, d' argent, de cuir ou de papier, et remplir
également bien son office.
Cependant il est des matières plus propres que d' autres
aux fonctions de la monnaie. Toute subsance qui ne
unit pas les qualités qu' on y désire,
p245
est d' un usage incommode ; on ne peut dès-lors
espérer que cet usage s' étende bien loin et dure
bien long-temps.
Homère dit que l' armure de Diomède avait coûté neuf
boeufs. Si un guerrier avait voulu acheter une
armure qui n' eût valu que la moitié de celle-là,
comment aurait-il fait pour paer quatre boeufs et
demi. Il faut donc que la marchandise servant de
monnaie, puisse, sans altération, se proportionner
aux divers produits qu' on peut vouloir acquérir en
échange, et se diviser en assez petites fractions
pour que la valeur qu' on donne puisse s' égaliser
parfaitement avec la valeur de ce qu' on acte.
En Abyssinie, le sel, dit-on, sert de monnaie. Si
le même usage existait en France, il faudrait, en
allant au marché, porter avec soi une montagne de
sel por payer ses provisions. Il faut donc que la
marchandise servant de monnaie ne soit pas tellement
commune, qu' on ne puisse l' échanger qu' en
transportant des masses énormes de cette marchandise.
On dit qu' à Terre-Neuve on se sert de morues
ches en guise de monnaie, et Smith parle d' un
village d' écosse l' on emploie pour cet usage des
clous. Outre beaucoup d' inconvéniens auxquels ces
matières sont sjettes, on peut en augmenter
rapidement la masse presqu' à volonté, ce qui
amènerait en peu de temps une grande variation dans
leur valeur. Or, on n' est pas disposé à recevoir
couramment une marchandise qui peut, d' un moment à
l' autre, perdre la moitié ou les trois quartsde son
prix ; il faut que la marchandie servant de monnaie
soit d' une extraction assez difficile pour que ceux
qui la reçoivent ne craignent pas de la voir s' avilir
en très-peu de temps.
Aux Maldives, et dans quelques parties de l' Inde
et de l' Afrique, on se
p246
sert pour monnaie d' un coquillage nommé cauri ,
qui n' aaucune valeur intrinsèque, si ce n' et chez
quelques peuplades, qui l' emloient en guise
d' ornement. Cette monnaie ne pourrait suffire à des
nations qui trafiqueraient avec une grande partie
du globe ; elles trouveraient trop incommode une
archandise-monnaie qui, hors des limites d' un
certain territoire, n' aurait plus de cours. On est
d' autant plus disposé à recevoir une marchandise
par échange, qu' il y a plus de lieux cette même
marchandise est admse à son tour de la même façon.
On ne doit donc pas être surpris que presque toutes
les nations commerçantes du monde aient fixé leur
choix sur les métaux pour leur servir de monnaie ;
et il suffit que les plus industrieuses, les plus
commerçantes d' entre elles l' aient fait, pour qu' il
ait convenu aux autres de le faire.
Aux époques où les métaux maintenant les plus
communs étaient rares, on se contentait de ceux-là.
La monnaie des lacédémoniens était de fer ; celle
des premiers romains était de cuivre. à mesure qu' on
a tiré de la terre une plus grande quantité de fer
ou de cuivre, ces monnaies ont eu les inconvéniens
attachés aux produits de trop peu de valeur, et
depuis long-temps les métaux précieux, c' est-à-dire
l' or et l' argent, sont la monnaie la plus
généralement adoptée.
Ils sont singulièrement propres à cet usage : ils
se divisent en autant de petites portions qu' il est
besoin, et se réunissent de nouveau sans perdre
sensiblement de leur poids ni de leur valeur. On
peut par conséquent proportionner leur quantité à la
valeur de la chose qu' on achète.
En second lieu, les métaux précieux sont d' une
qualité uniforme par toute la terre. Un gramme d' or
pur, qu' il sorte des mines d' Amérique ou d' Europe,
ou bien des rivières d' Afrique, est exactement
pareil à un autre gramme d' or pur. Le temps, l' air,
l' humidité, n' altèrentpoint cette qualité, et le
poids de chaque partie de métal est par conséquent
une mesure exacte de sa quantité et de sa valeur
comparée à toute autre partie ; deux grammes d' or
ont une valeur justement double d' un gramme du
me métal.
p24
La dureté de l' or et de l' argent, surtout au moyen
des alliages qu' ils admettent, les fait résister à
un frottement assez considérable ; ce qui les rend
propres à une circulation rapide, quoique, sous ce
rapport, ils soient inférieurs à plusieurs pierres
précieuses.
Ils ne sont ni assez rares, ni par conséquent assez
chers, pour que la quantité d' or ou d' argent
équivalente à la plupart des marchandises, échappe
aux sens par sa petitesse ; et ils ne sont pas
encoe assez communs pour qu' il faille en transporter
une immense quantité, pour transporter une grosse
valeur. Ces avantages réunis sont tels que les hommes
qui ont des marchandises à vendre, reçoivent
volontiers en échange des métaux précieux, persuadés
qu' ils seront ensuite reçus préférablement à toute
autre valeur, en échange des marchandises qu' ils
auront à acheter.
Cette préférence est fortement augmentée par
l' empreinte dont la plupart desgouvernemens revêtent
les pièces pour en faciliter la circulation, empreinte
qui donne au vendeur une certaine sécurité
relativement au poids et au degré de pureté des
morceaux de métal. S' il fallait les peser, des
difficultés sans nombre naîtraient à l' occasion de
la maladresse des gens et de l' imperfection de leurs
instrumens. Ce serait peu. L' or et l' argent subissent,
par leur mélange avec d' autres métaux, une altération
qui n' est pas reconnaissable à la seule inspection.
Il faut, pour s' en assurer, leur faire subir une
opération chimique délicate et compliquée. L' art
du monnayeur qui réduit les métaux à un titre connu,
et qui les divise par pièes dont le poids est connu
également, ajoute donc une qualité nouvelle à celles
qui rendent les métaux précieux éminemment propres à
servir de monnaie ; ce sont ces qualités qui les
font rechercher pour cet usage, et non, ainsi qu' on
l' a déjà remarqué, l' autorité des lois et du
gouvernement.
Toutefois ces qualités seraient insuffisantes pour
assurer la circulation des monnaies, si elles ne
recelaient pas en ellesmêmes une valeur qui leur
fût propre, une valeur que chacun de ceux qui les
reçoivent supposât devoir se soutenir au moins
jusqu' au moment où il doit s' en servir pour un
achat. L' origine de cette valeur et les causes qui
la font varier, donnent lieu à des considérations
assez importantes pour en faire le sujet d' un autre
chapitre.
p248
Chapitre xxiii.
Origine de la valeur des monnaies.
La monnaie n' étant qu' un instrument qui sert à
faciliter nos échanges, la quantité de monnaie dont n
pays a besoin est déterminée par la somme des
échanges que les richesses de ce pays et l' activité
de son industrie entraînent nécessairement. Dans le
cours ordinaire des choses, on ne troque pas des
marchandises les unes contre les autres sans motif, et
simplement pour faire un troc ; mais pour faire
servir les marchandises qu' on échange à la production
ou à la consommation du pays. Quand la production est
plus active, quand la consommation est plus étendue,
on a plus d' échanges à conclure, on a besoin d' une
plus forte somme de monnaie. En d' autres mots, ce
n' est pas la somme des monnaies qui détermine le
nombre et l' importance des échanges ; c' est le
nombre et l' importance des échanges qui déterminent
la somme de monnaie dont on a besoin.
De cette nature des choses il résulte que, rien n' étant
changé d' ailleurs aux circonstances du pays, la valeur
de la monnaie décline d' autant plus qu' on en verse
davantage dans la circulation. En effet, admettant que
le numéraire qui circule actuellement en France
s' élève à deux milliards de francs, si, par une cause
quelconque, on portait tout à coup ce nombre de
francs à quatr milliards, la quantité de produits, de
marchandises qui se présenteraient en vente, étant ce
qu' elle était, il devient évident qu' on n' offrirait
pas plus de marchandises à vendre, tandis qu' on
offrirait, pour chaque objet à endre, un nombre de
francs double de ce qu' on en offre à présent ; les
quatre milliards ne vaudraient pas plus que les deux
milliards, valeur actuelle ; chaque franc ne vaudrait
que cinquante centimes. On sent que cette supposition
est extrême et inadmissible ; mai ce qui ne l' est
pas, c' est une augmentation ou une diminution moins
considérable et plus graduelle de la somme des unités
monétaires, et un effet proportionnel relativement à
la valeur de chaque unité.
Par une suite du même principe, si la population du
pays devenait plus
p249
nombreuse, sa production et sa consommation plus
considérables, et si par conséquent le pays se
trouvait avoir plus de transactions à conclure, plus
d' échanges à terminer, sans que le nombre des unités
monétairest accru, étant plus demandées et n' étant
pas offertes en plus grande quantité, la valeur de
chaque unité monétaire croîtrait d' autant plus que
cette disparité deviendrait plus sensible. De ces
deux effets contraires peuvent naître des
combinaisons diveses à l' infini.
Appliquons ces vérités fondamentales aux monnaies qui
peuvent être faites de différentes matières, et
d' abord aux monnaies d' argent. Les observations
qu' elles nous fourniront pourront nous éclairer sur
les autres monnaies, en y fesant les corrections
nécessaires.
Une pièce de 5 francs d' une part, et un petit
lingot dume métal et du même poids d' autre part,
ont deux marchandises un peu différentes entre
elles ; elles diffèrent comme un produit fabriqué
diffère de la matière première dont il est fait. Si
cette fabrication était libre pour tout le monde, et
si l' autorité publique se bornait à fixer le titre,
le poids et l' empreinte que chaque pièce doit
recevoir, il s' élèverait des manufactures de monnaie
jusqu' à ce que les besoins qu' on a de cet instrument
fussent satisfaits. La matière première, l' argent, a,
dans chaque pays, une valeur quelconque, déterminée
par les mes causes qui agissent sur les autres
marchandises ; la concurrence des fabricans
duirait les frais de fabrication au taux le plus
bas ; et à ce taux, les besoins de la circulation
détermineraient le nombre de pèces qu' on pourrait
fabriquer avec profit. Si les manufacturiers en
produisaient davantage, ils aviliraient leur
marchandise et perdraient ; s' ils en fabriquaient
trop peu, la valeur des monnaies s' élèverait
au-dessus des frais de production, et provoquerait
une fabrication plus considérable. Mais le monnayage
n' est pas abandonné à unelibre concurrence on sait
que dans tous les pays l' autorité publique s' est
servée l' exercice exclusif de ce genre de
manufacture ; soit qu' à la faveur du monopole, elle
ait voulu se procurer un bénéfice extraordinaire,
comme celui qu' elle tire en certains lieux du
monopole du tabac ; soit plutôt qu' elle ait voulu
offrir à ses sujets une garantie plus digne de leur
confiance que celle que leur donnerait une
manufacture appartenant à des particuliers. En effet,
la grantie des gouvernemens, toute frauduleuse
qu' elle a été trop souvent, convient encore mieux
aux peuples qu' une garantie privée, tant à cause de
l' uniformité qu' une fabrication homogène permet de
donner aux pièces, que parce que la fraude serait
peut-être plus difficile encore à reconnaître,
exercée par des particuliers.
p250
Quoiqu' il en soit, cette circonstance introduit une
proportion jusqu' à un certain point arbitraire entre
le prix du lingot et le prix des pièces. Quelquefois
le gouvernemnt juge à propos de les fabriquer
gratuitement, comme en Angleterre et en Russie, où
l' on donne, à ceux qui portent des lingots à la
monnaie, un poids égal en pièces monnayées, sans rien
retenir pour la façon. Aussi, dans ces pays, les
pièces monnayées ne vaudraient pas plus que le lingot,
sans une circonstance qui fait que le monnayage, qui
ne rapporte rien au gouvernement, n' est pas
tout-à-fait gratuit pour le particulier. Celui-ci
perd les intérêts de sa matière premièr depuis
l' instant il confie son argent aux ateliers
montaires, jusqu' à celui où on le lui rend. Sans la
perte qui en résulte, il est évident que l' on se
servirait de l' hôtel des monnaies, no-seulement pour
avoir des monnaies, mais pour avoir, sans frais, un
tal réduit à un titre uniforme, et portant une
étiquette digne de confiance ; ce qui en faciliterait
l' emploi, même dans le cas où l' on ne voudrait pas
s' en servir comme monnaie. Malgré même cette perte
d' intérêts qu' on subit à l' hôtel des monnaies
d' Angleterre, il a très-souvent convenu aux
spéculateurs de porter à l' étranger des monnaies
anglaises elles ne remplissaient pas l' office de
monnaie, mais de lingots réduits à un titre uniforme
et connu. Avant la révolution française, on voyait
constamment des guinés dans le commerce des métaux
précieux qui se faisait en France. Le gouvernement
anglais, par conséquent, fesait supporter à ses
contribuables les frais de fabrication, et ne les
fesait pas jouir de la totalité de la monnaie qui
sultait de ces frais, dont une partie tournait au
profit des marchands étrangers. Le même effet s' est
renouvelé depuis que les anglais ont fait une nouvelle
monnaie d' or appelée souverains . Les anglais sont
dupes en ceci de leur respect chinois pour leurs
anciens usages.
Le même inconvénient se manifeste jusqu' à un certain
point en France : non que le monnayage y soit
entièrement gratuit ; mais le profit en est
abandonné, dans chaque hôtel des monnaies, à un
entrepreneur à façon, que l' on nomme improprement
directeur ; et le gouvernement demeure chargé des
frais d' administration et de surveilance, de
l' entretien des bâtimens et des grosses machines,
ainsi que de l' intérêt du capital que ces choses
représentent.
Dans les cas que je viens de citer, la valeur de la
monnaie ne s' élève pas aussi haut que si elle était
fabriquée par des particuliers ; car nul d' entre eux
ne voudrait subir les pertes que les gouvernemens
consentent à supporter. En France, la différence de
valeur entre l' argent en lingot
p251
et l' argent monnayé n' est guère, en temps ordinaire,
que d' un pour cent en faveur de l' argent monnayé ;
différence trop légère pour couvrir les frais de
fabrication.
Dans d' autres temps et dans d' autres pays, les
gouvernemens ont cru pouvoir retenir sur les métaux
u' on portait à leurs ateliers, outre leurs frais de
fabrication, un droit régalien qu' ils ont nommé
droit de seigneuriage . Mais, dans le cas dont il
est ici question, le gouvernement n' est autre chose
qu' un manufacturier. Son bénéfice ne peut naître que
de la différence de valeur qui se manifeste entre la
matière première et le produit fabriqué ; valeur qui
dépend, non de ses lois et d' une fixation de valeur
qui ne pend pas de lui, mais des circonstances de
la société et de la volonté libre des contractans et
du prix courant des marchandises. On voit que les
droits de fabrication, les droits de seigneuriage,
dont on a tant discouru, sont absolument illusoires,
et que les gouvernemens ne peuvent avec des
ordonnances déterminer le bénéfice qu' ils feront sur
les monnaies.
Sans doute le gouvernement peut décider qu' il ne
frappera aucune monnaie, à moins que le particulier
qui lui apporte du tal à transformer en monnaie ne
lui abandonne cinq onces d' argent sur cent qui
passeront sous son balancier ; mais on doit bien
penser que si, au cours du marché, les cent onces
fabriquées ne valent pas à leur possesseur autant
que cent cinq onces en lingots, il gardera ses
lingots, et les ateliers monétaires resteront oisifs.
Et si le gouvernement, pour occuper ses balanciers,
achète lui-même des matières, et qu' après avoir
frappé cent onces, ces cent onces monnayées ne
puissent acheter que cent deux onces en lingots, il
ne gagnera que deux pour cent sur sa fabrication,
quelle que soit la loi.
Le seul moyen qu' aient les gouvernemens d' accroître
leurs profits sur
p252
le monnayage, est de se prévaloir du privilége qu' ils
ont de fabriquer seuls, pour diminuer
l' approvisionnement du marché, en suspendant la
fabrication jusqu' à ce que les monnaies, devenues
plus rares, aient acquis plus de valeur relativement
aux autres marchandises. De cette manière le besoin
d' argent monnayé le fesant plus vivement rechercher,
sa valeur croît, on en offre moins pour un
kilogramme d' argent, de même que pour toute autre
marchandise, et il est alors possible qu' on obtienne
pour 190 francs en écus, pour 180 francs, et même
pour moins, un kilogramme d' argnt dont on pourra
faire 200 francs d' écus. Le profit ne consistera
toujours que dans la différence qui se manifestera
entre le prix du lingot et celui de la monnaie.
Il ne paraît cependant pas que les gouvernemens se
prévalent de ce privilége qu' ils ont d' approvisionner
imparfaitement d' espèces, la circulation du pays.
Cela ne peut avoir lieu sans occasionner une certaine
pénurie de monnaie, qui provoque dans le public
l' emploi de signes représentatifs dont nous nous
occuperons bientôt. Les employés des monnaies sont
toujours de leur côté pressés de fabriquer, soit pour
paraître utiles, soit pour profiter d' un tant pour
cent , accordé à plusieurs d' entre eux sur les
taux qui passent dans les creusets ou sous les
balanciers. Peut-être encore les gouvernemens sont-ils
trop mauvais négocians pour évaluer complètement leurs
frais de production, et notamment la valeur capitale
destels des monnaies ; et, après avoir regardé
comme perdues les sommes qu' ils y ont consacrées, et
peut-être les nombreux traitemens de leurs employés,
courent-ils après le bénéfice qui résulte de la
fabrication courante, tout insuffisant qu' lest pour
rembourser les traitemens et l' intérêt des capitaux
versés dans l' entreprise. En fait, il ne paraît pas
que la valeur de l' argent monnayé surpasse, dans
aucun pays, la valeur de l' argent en lingot, de
manière à excéder les frais de fabrication.
Si les gouvernemens étaient complètement indemnisés
des frais de fabrication, si le monnayage ne coûtait
absolument rien aux contribuables, il n' y aurait
jamais lieu de gémir sur l' exportation des espèces.
Elle serait même aussi favorable à la richesse
nationale que l' exportation de tout autre produit
manufacturé. C' est une branche de l' orfèvrerie ; et
il n' est pas douteux qu' une monnaie qui serait assez
bien frappée pour ne pouvoir être aisément contrefaite,
une monnaie essayée et pesée avec précision,
p253
pourrait devenir d' un usage courant en plusieurs lieux
du monde, et que l' état qui la fabriquerait en
tirerait un profit qu' on ne devrait nullement mépriser.
Les ducats de Hollande sont recherchés dans tout le
nord pour une valeur supérieure à leur valeur
intrinsèque, et lespiastres d' Espagne ont é
fabriquées d' ne manière si constante et si fidèle,
qu' elles ont cours de monnaie, non-seulement dans
toute l' Arique, mais encore dans la république des
états-Unis, dans une partie considérable de
l' Europe, de l' Afrique et de l' Asie.
Les piastres offrentme un exemple curieux de la
valeur que l' empreinte donne au métal. Lorsque les
américains des états-Unis ont voulu fabriquer leurs
dollars, qui ne sont autres que des piastres, ils se
contentèrent de faire passer les piastres sous leur
balancier ; c' est-à-dire que, sans rien changer à
leur poids et à leur titre, ils effacèrent l' empreinte
espagnole pour y imprimer la leur. s ce moment, les
chinois et les autres peuples d' Asie ne voulurent
plus les recevoir sur le même pied : cent dollars
n' achetaient plus la même quantité de marchandise
qu' on obtenait pour cent piastres. Le gouvernement
américain, qui, très-éclairé d' ailleurs, était encore
imbu du préjude la balance du commerce, se
prévalut de cette circonstance pour faire cesser
l' exportation des espèces en Asie. Il ordonna qu' on
n' exporterait plus que les dollars de la façon des
états-Unis ; de manière qu' après avoir fait des
frais pour diminuer la valeur d' une partie des
piastres d' Espagne, il voulut qu' on les employât à
l' usage auquel le gouvernement avait empêché qu' elles
ne fussent propres : celui de s' en servir dans les
relations commerciales qu' on avait avec les peuples
qui n' y mettaient pas le prix.
Il fallait laisser porter au-dehors la valeur, sous
quelque forme que ce fût, qui devait amener les plus
gros retours ; et là-dessus on pouvait s' en rapporter
à l' intérêt privé.
p254
Et que dire du gouvernement espagnol, dont la
fidélité dans l' empreinte de ses piastres leur
donnait au dehors une valeur fort supérieure à leur
valeur intrinsèque, qui, en vertu de l' espèce de
monopole dont jouissaient ses états d' Amérique,
relativement à cette marchandise, pouvait charger
de gros droits son extraction, et qui néanmoins
prohibait une exportation si profitable pour ses
peuples et pour lui ?
Le gouvernement, quoique fabricant de monnaie, et
n' étant point tenu de la fabriquer gratuitement, ne
peut pas néanmoins, avec justice, retenir les frais
de fabrication sur les sommes qu' il paie en
exécution de ses engagemens. S' il s' est engagé à
payer, je suppose, pour des fournitures qui lui ont
été faites, une somme d' un million, il ne peut
équitablement dire au fournisseur : " je me suis
engagé à vous payer un million, mais je vous paie en
monnaie qui sort de dessous le balancier, et je vous
retiens vingt mille francs, plus ou moins, pour frais
de fabrication. "
le sens de tous les engagemens pris par le
gouvernement ou par les particuliers est celui-ci :
je m' engage à payer telle somme en monnaie
fabriquée , et non pas telle somme en
lingots ; l' échange qui sert de base à ce marché
a été fait en conséquence de ce que l' un des
contractans donnait pour sa part une denrée un peu
plus chère que l' argent, c' est-à-dire de l' argent
frappé en écus. Le gouvernement doit donc de l' argent
monnayé ; il a dû acheter en conséquence,
c' est-à-dire, obtenir plus de marchandise que s' il
s' était engagé à payer en argent-lingots ; dans ce
cas, ilnéficie des frais de fabrication au moment
il conclut le marché, au moment où il obtient une
plus grande quantité de marchandise que s' il eût fait
ses paiemens en lingots. C' est quand on lui porte du
tal à fabriquer en monnaie, qu' il doit faire payer
ou retenir en argent les frais de fabrication.
Nous avons vu de quelle manière et jusqu' à quel point
les gouvernemens, en vertu du privilége qu' ils se
sont attribué, avec raison je crois, de fabriquer
seuls les monnaies, peuvent en faire un objet de
lucre ; nous avons vu enme temps qu' ils ne s' en
prévalent guère, et que par tout pays la valeur d' une
pièce de monnaie excède peu celle d' un petit lingot
égal en poids et en finesse. C' est de quoi l' on peut
se convaincre en voyant quel est le prix courant du
lingot payé en pièces de monnaie. D' un autre côté,
nous pouvons regarder comme un fait constant que
jamais les pièces monnayées ne tombent au-dessous de
la valeur de leur matière première. La raison en est
simple. Si, par l' effet d' une surabondance d' espèces,
un écu de 5 francs déclinait en valeur jusqu' à
valoir un peu moins qu' un
p255
petit lingot dume poids et de la même finesse, les
spéculateurs réduiraient, par la fonte, l' écu en
lingot ; ce qui diminuerait le nombre des écus
jusqu' au moment où, devenus plus rares et plus
précieux, il n' y aurait plus d' avantage à les fondre.
Si la valeur d' une monnaie d' argent ne tombe jamais
au-dessous de la valeur d' un lingot deme poids et
de même finesse, et si, par des motifs que nous avons
pu apprécier, elle ne s' élève guère au-dessus, nous
conclurons que la valeur du métalgle, gouverne la
valeur de la monnaie, et que les causes qui
déterminent la valeur du métal, déterminent par suite
la valeur des pièces de monnaie qui en sont faites.
Aussi arrive-t-il très-souvent que l' on confond la
variation des valeurs monétaires avec la variation des
valeurs métalliques. Une altération dans le poids et
dans le titre des monnaies cause toujours une
altération dans leur valeur.
Or, quelles sont les causes de la valeur du métal ?
Lesmes que celles qui déterminent la valeur de
tous les autres produits : le besoin qu' on en a
restreint par les frais de sa production. L' utilité
dutal d' argent, qui est le premier fondement de la
demande qu' on en fait, consiste dans les services
qu' il peut rendre, soit comme monnaie, soit comme
tal propre à former des ustensiles et des ornemens.
Les avantages qu' on lui a reconnus dans l' emploi
qu' on en fait comme monnaie, l' ont fait adopter en
cette qualité par toutes les nations tant soit peu
riches et commerçantes. Celles mêmes dont la monnaie
est principalement en or ou en papier, se servent de
l' argent pour les coupures de l' instrument de leurs
échanges. Ce double usage du tal d' argent, détermine
l' étendue de la demande qu' on en fait au prix le
portent ses frais de production. Toutes les
circonstances qui tendent à diminuer la demande,
tendent à diminuer sa valeur ; tel serait un déclin
dans l' industrie et la population du monde. La société
humaine, dans ce cas, en réclamerait une moins
grande quantité, et ne pourrait plus faire les mêmes
sacrifices pour s' en procurer : on cesserait
d' exploiter les mines les plus coûteuses. Si d' une
autre part, on découvrait d' autres mines plus riches
que celles où l' on puise maintenant, si les procédés
d' exploitation se perfectionnaient et devenaient
moins dispendieux, la valur du métal baisserait ;
mais comme cette circonstance en étendrait l' usage,
et permettrait à un plus grand nombre de familles
d' employer des ustensiles d' argent, ou du moins d' en
employer ennplus grand nombre ; comme les monnaies
devenant moins précieuses, on les multiplierait pour
pondre aux besoins de la circulation, la demande du
tal d' argent augmenterait à mesure que son prix
deviendrait plus bas ;
p256
sa baisse serait combattue par cette demande, et
s' arrêtrait au point où elle viendrait rencontrer
les frais de production nécessaires pour procurer
cette quantité de métal.
On peut appliquer aux monnaies composées avec
d' autres matières que l' argent, les raisonnemens dont
je me suis servi en parlant de l' argent. Leur valeur
est toujours en proportion de la quantité de monnaie
qu' on verse dans la circulation, comparée avec la
quantité que la circulation en réclame. Si les
besoins de la circulation n' augmentent pas, et si l' on
augmente le nombre des unités monétaires, leur valeur
décline. Si leur valeur baisse au-dessous de celle de
leurs frais de production, la matière première
comprise, le fabricateur perd à leur fabrication.
Quand la matière première est de nulle valeur, comme
lorsqu' on fait de la monnaie de papier, la valeur de
la monnaie peut décliner à l' excès ; car alors on
peut en fabriquer sans beaucoup de frais de
produccion ; mais le papier-monnaie donnant lieu à
des considérations particulières, quoique sa valeur
dérive des mêmes principes, j' en ferai un chapitre à
part. Il me suffira dans ce moment d' avertir que les
monnaies faites d' une matière influent sur celles
qui sont autrement composées, et qu' en multipliant
la quantité des unités monétaires, qui sont en or,
on fait décliner la valeur de celles qui sont en
argent ou en cuivre. On en peut dire autant des
signes représentatifs de
p257
la monnaie, qui, sans être monnaie eux-mêmes, font un
effet pareil à la multiplication des unités
monétaires, parce qu' ils satisfont aux mêmes besoins.
Dans les monnaiestalliques, le métal le plus
précieux est le seul qui soit compté comme ayant une
valeur intrinsèque ; l' alliage ne conserve aucune
valeur, parce que si l' on voulait en faire le départ,
il ne vaudrait pas les frais de l' opération.
La monnaie en circulation dans un pays, quelle que
soit sa matière, ayant une valeur qui lui est propre,
une valeur qui naît de ses usages, fait partie des
richesses de ce pays, aussi bien que le sucre,
l' indigo, le froment, et toutes les marchandises qui
sont en sa possession. Elle varie de valeur comme les
autres marchandises, et se consomme comme elles,
quoique plus lentement que la plupart d' entre elles.
On ne saurait donc approuver la manière dont la
représente Germain Garnier, lorsqu' il dit que " tant
que l' argent reste sous la forme de monnaie, il n' est
pas proprement une richesse, dans le sens strict de ce
mot, puisqu' il ne peut directement et imdiatement
satisfaire un besoin ou une jouissance. " une foule
de valeurs ne sont pas susceptibles de satisfaire un
besoin ou une jouissance sous leur forme actuelle. Un
négociant posde un magasin entier rempli d' indigo
qui ne peut servir en nature, ni à nourrir, ni à
tir, et qui n' en est pas moins une richesse ;
richessequ' il transformera, dès qu' il le voudra, en
une autre valeur immédiatement propre à l' usage.
L' argent en écus est donc une richesse aussi bien que
l' indigo en caisses. D' ailleurs la monnaie, par ses
usages, ne satisfait-elle pasun des besoins des
nations civilisées ?
p258
Le même auteur avoue, à la vérité, dans un autre
endroit, que " dans les coffres d' un particulier, le
numéraire est une vraie richesse, une partie
intégrante des biens qu' il possède, et qu' il peut
consacrer à ses jouissances ; mais que, sous le
rapport de l' économie publique, ce numéraire n' est
autre chose qu' un instrument d' échange, totalement
distinct des richesses qu' il sert à faire circuler. "
je crois en avoir dit assez pour prouver au contraire
l' analogie complète qu' il y a entre le numéraire et
toutes les autres richesses. Ce qui est richesse pour
un particulier, l' est pour une nation, qui n' est que
la réunion des particuliers ; l' est aux yeux de
l' économie politique, qui ne doit pas raisonner sur
des valeurs imaginaires, mais sur ce que chaque
particulier, ou tous les particuliers réunis,
regardent, non dans leurs discours, mais dans leurs
actions, comme des valeurs.
C' est une preuve de plus qu' il n' y a pas deux ordres
de vérités dans cette science non plus que dans les
autres ; ce qui est vrai pour un individu, l' est
pour un gouvernement, l' est pour une société. La
rité est une ; les applications seules diffèrent.
Chapitre xxiv.
Que les monnaies faites de différens métaux ne peuvent
pas conserver un rapport fixe dans leur valeur.
Les causes qui influent sur la valeur des choses, et
notamment la quantité qu' on en demande au prix où les
portent leurs frais de production, n' influent pas au
me degré sur différentes marchandises, ni à
différentes époques sur la même marchandise. Or,
différens métaux sont des marchandises différntes ;
leurs propriétés, leurs usages sont divers. On ne peut
pas employer l' or dans tous les cas l' on emploie
l' argent ; il a une pesanteur, une ductilité qui lui
sont propres ; sa rareté et les frais de son
extraction le portent à un prix qui excède la dépense
que beaucoup de familles peuvent consacrer à se
pourvoir de cuillères, de fourchettes, et de
beaucoup d' autres ustensiles d' argent. L' argent est
en conséquence beaucoup plus demandé que l' or en
proportion de la quantité qu' en fournissent les
mines. M De Humboldt prétend que la quantité
d' argent
p259
fournie, tant par les mines d' Europe que par celles
d' Arique, est à la quantité d' or recueillie,
comme 45 est à 1. Cependant la valeur de l' argent
n' est pas 45 fois moindre que celle de l' or, mais
seulement 15 fois environ ; et ce meilleur marché,
joint à ses autres qualités, suffit pour qu' on porte
la demande qu' on fait de l' argent jusqu' à un prix qui
permet aux entrepreneurs des mines les moins fécondes
d' être dédommagés par e prix de leurs frais de
production.
Des circonstances différentes entraîneraient d' autres
rapports. Par exemple, la découverte de nouvelles
mines d' or plus abondantes et d' une exploitation
moins dispendieuse, pourrait faire beaucoup baisser
la valeur de l' or relativement à toutes les autres
marchandises, et par conséquent relativement à
l' argent.
Ces considérations n' ont point arrêté les
gouvernemens lorsqu' ils ont fabriqué leurs monnaies
de plusieurs métaux différens. Ils ont déclaré
constant un fait variable. Ils ont dit : une certaine
quantité d' argent, toujours la même, vaudra
20 francs, et une certaine quantité d' or, toujours la
me, vaudra également 20 francs. Mais la nature des
choses est plus forte que les lois. Sous l' ancien
régime, la pièce d' or à laquelle les lois
attribuaient une valeur de 24 livres tournois, se
vendait couramment 25 livres 8 sous. Aussi se
gardait-on bien, en France, de faire en or les
paiemens auxquels on était engagé.
En Angleterre, une fixation différente a produit des
effets contraires. En 1728, le cours naturel des
échanges avait établi la valeur relative de l' argent
fin et de l' or fin dans la proportion de 1 à 15
9 sur 124 (ou, pour faire une fraction plus simple,
à 151 sur 14). Avec une once d' or on achetait 15
1 sur 14 onces d' argent, et réciproquement. C' est à
ce taux que fut fixé le rapport des monnaies d' or et
d' argent ; c' est-à-dire qu' une once d' or monnayé
s' appelait 3 livres 10 sous 171 sur 2 deniers
sterling, et que 151 sur 14 onces d' argent monnayé
s' appelait de même 3 livres 17 sous 101 sur 2 deniers
sterling. Mais c' était fixer une proportion variable
de sa nature. L' argent éprouva successivement plus de
demandes que l' or : le goût de la vaisselle et des
ustensiles d' argent se pandit ; le commerce de
l' Inde prit un plus grand essor, et emporta de
l' argent de préférence à l' or,
p260
parce qu' en orient il vaut plus, relativement à l' or,
qu' en Europe ; finalement la valeur relative de
l' argent était devenue, à la fin du siècle dernier,
par rapport à celle de l' or, comme 1 est à 14
3 sur 4 seulement. Tellement que la quantité de
monnaie d' argent qui, frappée en espèces, valait
3 livres 17 sous 101 sur 2 deniers sterling, pouvait,
si elle était fondue en lingots, se vendre 4 livres
sterling contre de la monnaie d' or. Il y avait donc à
gagner à la fondre en lingots, et l' on perdait en
fesant des paiemens en espèces d' argent. C' est pour
cela que, jusqu' au moment où la banque d' Angleterre
fut autorisée, en 1797, à suspendre ses paiemens en
espèces, tous les paiemens se fesaient en or.
Ensuite on n' a plus payé qu' en papier, parce qu' une
livre sterling de papier valait moins encore qu' une
livre sterling d' or telle que les lois monétaires la
voulaient.
Ce qui vient d' être dit de l' or et de l' argent, peut
être dit de l' argent et du cuivre, et ennéral de
la valeur relative de tous les autres métaux. Il
n' est pas plus sage de dire que la quantité de cuivre
contenue dans cent centimes vaut autant que l' argent
contenu dans un franc, qu' il ne l' est de dire que
la quantité d' argent contenue dans quatre écus de
5 francs vaut autant que l' or contenu dans une
pièce de 20 francs.
Cependant la proportion fixée par la loi entre le
cuivre et les métaux précieux, n' a pas eu de
très-grands inconvéniens, en ce que la loi n' a pas
autorisé à payer idifféremment en cuivre ou en
taux précieux les sommes stipulées en livres
terling ou en francs ; de manière quela
seule monnaie avec laquelle on puisse acquitter
légalement les sommes qui surpassent la valeur des
pièces d' argent, c' est l' argent ou l' or. On peut
dire que ces deux métaux sont les seules monnaies
légales. Les pièces de cuivre ou de billon sont
seulement considérées comme des coupures, des
espèces de billets de confiance, de signes
représentant une pièce d' argent trop petite pour
être frappée en monnaie. Je ne connais guère que la
Chine où la monnaie légale soit de cuivre, et où
l' argent dont on fait usage représente du cuivre.
p261
Le gouvernement, qui met en circulation des
coupures qui ne sont autre chose que des billets de
confiance, devrait toujours les échanger, à bureau
ouvert, contre de l' argent, du moment qu' on lui en
rapporte un nombre suffisant pour égaler une pièce
d' argent. C' est le seul moyen de s' assurer qu' il
n' en reste pas entre les mains du public au-delà de
ce qu' en réclament les menus échanges et les
appoints. S' il en restait plus, les pièces de cuivre
ne pouvant avoir lesmes avantages pour leur
possesseur que l' or ou l' argent qu' elles
représentent, mais qu' elles ne valent pas, il
chercherait à s' en défaire, soit en les vendant à
perte, soit en payant de préférence avec cette
monnaie les menues denrées, qui renchériraient en
raison de cela, soit enfin en plaçant ces pièces
dans les paiemens qu' il a à faire, en plus grande
proportion que ne l' exigent les appoints.
Le gouvernement, qui est intéressé à ce qu' on ne les
vende pas à perte, attendu qu' il disposerait moins
avantageusement de celles qu' il met en circulation,
autorise ordinairement le dernier parti. Avant 1808,
par exemple, on était autorisé à Paris à payer en
monnaie de cuivre 1 sur 40 des sommes qu' on devait ;
ce qui produisait un effet pareil à une altération
dans le titre des monnaies. Une somme de monnaie
valant un peu moins, en raison de cette circonstance,
les vendeurs de toute espèce de marchandises, qui,
sans savoir les causes qui influent sur la valeur des
monnaies, connaissent très-bien ce que les monnaies
valent, fesaient leur prix en conséquence.
Chaqu vendeur, armé d' une balance et d' un creuset,
ne s' arrête pas à vérifier le titre et le poids des
monnaies ; mais les gens qui font le commerce des
matières d' or et d' argent, ou d' autres métiers
analogues, sont perpétuellement occupés à comparer
la valeur des métaux précieux contenus dans les
monnaies avec la valeur courante de ces mêmes
monnaies, pour tirer parti desnéfices que peut
laisser leur différence ; et les opérations mêmes
qu' ils font pour obtenir ce bénéfice, tendent
toujours à établir la valeur courante des monnaies
au niveau de leur valeur réelle.
La quantité de cuivre qu' on est forcé de recevoir
influe de même sur le change avec l' étranger. Une
lettre de change payable en francs à Paris, se vend
certainement moins cher à Amsterdam, lorsqu' une
partie de sa valeur doit être payée en cuivre ; de
me qu' elle vaudrait moins si le franc contenait
une moindre quantité d' argent fin et plus d' alliage.
Il faut pourtant remarquer que cette circonstance
ne fait pas baisser la valeur de la monnaie en
général autant que l' alliage, qui n' a aucune valeur
par lui-même, tandis que la monnaie de cuivre qui
entrait pour un
p262
quarantième dans nos paiemens, avait une légère
valeur intrinsèque, inférieure cependant au
quarantième de la somme en argent ; autrement on
n' aurait pas été forcé de faire une ordonnance pour
contraindre à la recevoir.
Si le gouvernement remboursait à bureau ouvert, en
argent, les pièces de cuivre qu' on viendrait lui
rapporter, il pourrait, presque sans inconvénient,
leur donner extrêmement peu de valeur intrinsèque ;
les besoins de la circulation en absorberaient
toujours une fort grande quantité, et elles
conserveraient leur valeur aussi complétement que
si elles valaient la fraction de monnaie qu' elles
représentent ; de me qu' un billet de banque qui
n' a point de valeur intrinsèque, circule néanmoins,
et même plusieurs années de suite, comme s' il valait
intrinsèquement ce que porte sa valeur nominale.
Cette opération vaudrait au gouvernement plus que ce
qu' il peut faire passer de force dans la circulation,
et la valeur des monnaies n' en serait point altérée.
Il n' y aurait à craindre que les contrefacteurs, dont
la cupidité serait d' autant plus excitée, qu' il y
aurait plus de différence entre la valeur intrinsèque
et la valeur courante. L' avant-dernier roi de
Sardaigne, ayant voulu retirer une monnaie de billon
que son père avait fabriquée dans des temps
malheureux, n retira trois fois plus que le
gouvernement n' en avait jamais fait. Le roi de
Prusse éprouva une semblable perte, par une semblable
cause, lorsqu' il fit retirer, sous le nom emprunté du
juif éphraïm , le bas billon qu' il avait forcé
les saxons de recevoir, dans la détresse où l' avait
duit la guerre de sept ans.
Chapitr xxv.
De l' altération des monnaies.
Du droit attribué au gouvernement seul de fabriquer
la monnaie, on a fait dériver le droit d' en
déterminer la valeur. Nous avons vu combien est vaine
une semblable prétention, la valeur de l' unité
monétaire étant déterminée uniquement par l' achat et
la vente, qui sont nécessairement libres. Il était
impossible de ne pas s' apercevoir qu' une pièce de
monnaie achetait tantôt plus, tantôt moins de
marchandise ; mais comme la valeur de toutes les
marchandises est variable de son côté, on s' imaginait
que c' était la marchandise qui variait et non la
monnaie, même au milieu des
p263
circonstances les plus propres à la faire varier,
telles que les changemens survenus dans sa
composition, ou bien sa multiplication plus ou moins
considérable.
Ainsi, quand Philippe Ier, roi de France, mêla un
tiers d' alliage dans la livre d' argent de
Charlemagne, qui pesait 12 onces d' argent, et qu' il
appela du même nom de livre un poids de 8 onces
d' argent fin seulement, il crut néanmoins que sa
livre valait autant que celle de ses prédécesseurs.
Elle ne valut cependant que les deux tiers de la
livre de Charlemagne. Pour une livre de monnaie, on
ne trouva plus à acheter que les deux tiers de la
quantité de marchandise que l' on avait auparavant
pour une livre. Les créanciers du roi et ceux des
particuliers ne retirèrent plus de leurs créances
que les deux tiers de ce qu' ils devaient en
retirer ; les loyers ne rendirent plus aux
propriétaires ce biens-fonds que les deux tiers de
leur précédent revenu, jusqu' à ce que de nouveaux
contrats remissent les choses sur un pied plus
équitable.
On commit et l' on autorisa, comme on voit, bien des
injustices ; mais on ne fit pas valoir une livre de
8 onces d' argent pur autant qu' une livre de 12 onces.
Dans l' année 1113, ce qu' on appelait livre ne
contenait plus que six onces d' argent fin ; au
commencement du règne de Louis Vii, elle ne
contenait plus que 4 onces. Saint-Louis appela du
nom de livre une quantité d' argent pesnt 2 onces
6 gros 6 grains. Enfin, à l' époque de la révolution
française, ce qu' on appelait dume nom n' était
plus que la sixième partie d' une once ; tellement
que la livre tournois n' avait plus que la 72 e partie
de la quantité d' argent fin qu' elle contenait du
temps de Charlemagne.
p264
Je ne m' occupe point en ce moment de la diminution
qui a eu lieu dans la valeur de l' argent fin, qui,
à égalité de poids, ne vaut guère, échangé contre
des choses utiles, que le sixième de ce qu' il valait
alors. Cette considération sort du sujet de ce
chapitre ; j' en parle ailleurs.
On voit que le nom de livre a successivement été
appliqué à des quantités fort diverses d' argent fin.
Tantôt ce changement s' est opéré en diminuant la
grandeur et le poids des pièces d' argent de même
dénomination, tantôt en altérant leur titre,
c' est-à-dire, en mettant sous le me poids plus
d' alliage et moins d' argent fin ; tantôt en
augmentant la dénomination d' une même pièce, et
nommant, par exemple, 4 livres tournois une pièce
qui n' était auparavant que de trois livres. Comme
il n' est ici question que de l' argent fin, puisque
c' est la seule marchandise ayant quelque valeur dans
la monnaie d' argent, de toutes ces manières
l' altération a eu le même effet, puisqu' elle a
diminué la quantité d' argent qu' on a appelée du nom
de livre tournois . C' est ce que nos écrivains,
d' après les ordonnances, appellent fort ridiculement
augmentation des monnaies , parce qu' une telle
opération augmente la valeur nominale des espèces,
et ce qu' ilserait plus raisonnable d' appeler
diminuton des monnaies , puisqu' elle diminue la
quantité du métal qui seul fait la monnaie.
Bien que cette quantité ait été en diminuant depuis
Charlemagne jusqu' à nos jours, plusieurs rois l' ont
cependant augmentée à diverses époques, notamment
depuis saint Louis. Les raisons qu' ils avaient de
la diminuer sont bien évidentes : il est plus
commode de payer ce qu' on doit avec une moindre
quantité d' argent. Mais les rois ne sont pas
seulement débiteurs ; ils sont, dans beaucoup de cas,
créanciers ; ils sont, relativement aux contribuables,
dans la situation du propriétaire relativement au
fermier. Or, quand tout le monde était autorisé à
s' acquitter avec une moindre quantité d' argent, le
contribuable payait ses contributions, deme que
le fermier son fermage, avec une moindre quantité
de ce métal.
Tandis que le roi recevait moins d' argent, il en
dépensait autant qu' auparavant ; car les marchandises
haussaient nominalement de prix en proportion de la
diminution de la quantité d' argen contenue dans la
livre. Quand on appelait 4 livres la quanti
d' argent nommée auparavant 3 livres, le gouvernement
payait 4 livres ce qu' il aurait eu pour 3 auparavant.
Il se voyait forcé d' augmenter les impôts ou d' en
établir de nouveaux, c' est-à-dire que, pour lever la
me quantité d' argent fin, on
p265
demandait aux contribuables un plus grand nombre de
livres . Mais ce moyen, toujours odieux,me
lorsqu' il ne fait réellement pas payer davantage,
était quelquefois impraticable. Alors on revenait à ce
qu' on appelait la forte monnaie . La livre contenant
un plus grand poids d' argent, les peuples, en payant
le même nombre de livres, donnaient en effet plus
d' argent. Aussi voyons-nous que les augmentations de
tal fin contenu dans les monnaies, datent à peu près
de la même époque que l' établissement des impôts
permanens. Auparavant, les rois n' avaient pas
d' intérêt à accroître la valeur intrinsèque des
pièces qu' ils frappaient.
On se tromperait, si l' on supposait que, dans
l' exécution, ces nombreuses variations dans la
quantité de métal fin contenue dans les monnaies,
fussent aussi simples, aussi claires que je les
présente ici pour la commodité du lecteur. Quelquefois
l' altération n' était pas avouée, et on la cachait le
plus long-temps qu' on pouvait ; de là le jargon
barbare adopté dans ce genre de manufacture. D' autres
fois on altérait une espèce de monnaie et l' on ne
changeait rien aux autres ; à la même époque, la
livre représentée par certaines pièces de monnaie
contenait plus d' argent fin que la livre représente
par d' autres pièces. Enfin presque toujours, pour
rendre la matière plus obscure, on obligeait les
particuliers à compter tantôt par livres et par sous,
tantôt par écus, et à payer en pièces qui n' étaient
ni des livres, ni des sous, ni des écus, mais
seulement des fractions ou des multiples de ces
monnaies de compte. Il est impossible de voir dans
tous les princes qui ont eu recours à ces misérables
ressources, autre chose que des faussaires armés de
la puissance publique.
On comprend le tort qui devait en résulter pour la
bonne foi, pour l' industrie, pour toutes les
sources de la prospérité ; il a été tel, qu' à
plusieurs
p266
époques de notre histoire, les opérations motaires
ont mis complètement en fuite toute espèce de
commerce. Philippe Le Bel fit déserter nos foires
par tos les marchands étrangers en les forçant à
recevoir en paiement sa monnaie décriée, et en leur
défendant de contracter en une monnaie qui leur
inspirait plus de confiance. Philippe De Valois
fit de même à l' égard des monnaie d' or. Pareil effet
s' ensuivit. Un historien de son temps dit que presque
ousles machands étrangers cessèrent de venir
trafiquer dans le royaume ; que les français mêmes,
ruinés par ces fréquens changemens dans les monnaies
et l' incertitude de leurs valeurs, se retirèrent en
d' autres pays ; et que les autres sujets du roi,
nobles et bourgeois, ne se trouvèrent pas moins
appauvris que les marchands ; ce qui fesait, ajoute
l' historien, que le roi n' était pas du tout aimé.
J' ai puisé mes exemples dans les monnaies françaises ;
les mes altérations ont eu lieu chez presque tous
les peuples anciens et modernes. Les gouvernemens
populaires n' ont pas agi mieux que les autres. Les
romains, dans les plus belles époques de leur
liberté, firent banqueroute en changeant la valeur
intrinsèque de leurs monnaies. Dans la première
guerre punique, l' as , qui devait être de douze
onces de cuivre, n' en pesa plus que deux ; et dans
la seconde, il ne fut plus que d' une.
La Pensylvanie, qui, bien que ce fût avant la
volution d' Amérique, agissait en cela comme éat
indépendant, ordonna en 1722 qu' une livre sterling
passerait pour 1 livre 5 sous sterling ; et les
états-Unis, la France même, après s' être déclarés
publiques, ont depuis fait pis encore. " si l' on
voulait, dit Steuart, entrer dans le détail de tous
les artifices inventés pour brouiller les idées des
nations relativement aux monnaies, dans le but de
déguiser ou de faire paraître utiles, justes ou
raisonnables, les altérations qu' en ont faites
presque tous les princes, on en composerait un gros
livre. " Steuart aurait pu ajouter que ce gros livre
aurait peu d' utilité, et n' empêcherait pas qu' un
artifice nouveau ne pût être pratiqué dès le
lendemain. Ce qu' il faut éclaircir, c' est la fange au
sein de laquelle germent ces abus ; car si l' on
parvient à la transformer
p267
en une eau limpide, chaque abus, dès sa naissance,
pourra être découvert et déconcerté.
Et qu' on ne s' imagine pas que les gouvernemens perdent
un avantage précieux en perdant le plaisir de tromper.
L' astuce ne leur sert que pendant un temps bien court,
et finit par leur causer plus de préjudice qu' elle ne
leur a fait de profit. Nul sentiment dans l' homme ne
tient son intelligence éveillée autant que l' intérêt
personnel ; il donne de l' esprit aux plus simples.
De tous les actes de l' administration, ceux en
conséquence dont on est le moins la dupe, sont ceux
qui touchnt à l' intérêt personnel. S' ils tendent à
procurer, par la finesse, des ressources à
l' autorité, les particuliers ne s' y laisseront pas
prendre ; s' ils font un tort dont les particuliers
ne puissent se garantir, comme lorsqu' ils renferment
un manquement de foi, quelque artistement déguisé
qu' on le suppose, on s' en apercevra bientôt ; dans
l' opinion qu' on se formera d' un tel gouvernement,
l' dée de la ruse se joindra à celle de l' infidélité,
et il perdra la confiance, avec laquelle on fait de
bien plus grandes choses qu' avec un peu d' argent
acquis par la fraude. Souvent même ce sont les seuls
agens du gouvernement qui tirent parti de l' injustice
qu' on a commise envers les peuples. Le gouvernement
perd la confiance, et ce sont eux qui font le profit ;
ils recueillent le fruit de la honte qu' ils ont fait
rejaillir sur l' autorité.
Ce qui convient le mieux aux gouvernemens, c' est de
se procurer, non des ressources factices et
malfesantes, mais des ressources réellement fécondes
et inépuisables. C' est donc les bien servir que de
les écarter des unes, et de leur indiquer les autres.
L' effet immédiat de l' altération des monnaies est une
duction des dettes et des obligations payables en
monnaie, des rentes pertuelles ou remboursables,
payables par l' état ou par les particuliers, des
traitemens et des pensions, des loyers et fermages,
de toutes les valeurs enfin qui sont exprimées en
monnaie ; réduction qui fait gagner au débiteur ce
qu' elle fait perdre au créancier. C' est une
autorisation donnée à tout débiteur dont la dette est
exprimée en une certaine quantité de monnaie, de
faire banqueroute du montant de la diminution du
tal fin employé sous cette même dénomination.
Ainsi, un gouvernement qui a recours à cette
opération, ne se contente pas de faire un gain
illégitime ; il xcite tous les débiteurs de sa
domination à faire le me gain.
Cependant nos rois, en diminuant ou en augmentant la
quantité de métal fin contenue sous une même
dénomination, n' ont pas toujours voulu
p268
que leurs sujets, dans les relations qu' ils avaient
entre eux, se prévalussent de cette circonstance pour
leur profit particulier. Le gouvernement a bien
toujours entendu payer moins ou recevoir plus d' argent
fin qu' il ne devait en payer ou en recevoir ; mais il
a quelquefois obligé les particuliers, au moment d' un
changement, à payer et à recevoir en monnaie ancienne,
ou bien en monnaie nouvelle au cours qui s' établissait
enre les deux monnaies.
Les romains en avaient donné l' exemple lorsque, dans
la seconde guerre punique, ils réduisirent à une once
de cuivre l' as qui en pesait deux. La république
paya en as , c' est-à-dire, la moitié de ce qu' elle
devait. Quant aux particuliers, leurs obligations
étaient stipulées en deniers : le denier jusque-
n' avait valu que 10 as ; l' ordonnance porta qu' il en
vaudrait 16. Il fallut payer 16 as ou 16 onces de
cuivre pour un denier : auparavant on en aurait payé
20, c' est-à-dire, pour chaque denier, 10 as à 2 onces
chaque. La république fit banqueroute de moitié, et
n' autorisa les particuliers à la faire que d' un
cinquième.
On a quelquefois regardé une banqueroute faite par
l' altération des monnaies comme une banqueroute
simple et franche, portant réduction de la dette. On
a cru qu' il était moins dur pour un créancier de l' état
de recevoir une monnaie altérée, qu' il peut donner
pour la même valeur qu' il l' a reçue, que de voir sa
créance réduite d' un quart, de moitié, etc.
Distinguons. Des deux manières, le créancier supporte
la perte quant aux achats qu' il fait postérieurement
à la banqueroute. Que ses rentes soient diminuées de
moitié, ou qu' il paie tout le double plus cher, cela
revient exactement au même pour lui.
Quant aux créanciers qu' il a, il les paie à la vérité
sur le même pied qu' il est payé lui-même par le trésor
public ; mais sur quel fondement croit-on que les
créanciers de l' état soient toujours débiteurs
relativement aux autres citoyens ? Leurs relations
privées sont les mes que celles des autres
personnes ; et tout porte à croire qu' en somme totale,
il est dû autant aux créanciers de l' état par les
autres particuliers, qu' il est dû à ceux-ci par les
créanciers de l' état. Ainsi l' injustice qu' on les
autorise à exercer est compensée par celle à laquelle
on les expose, et la banqueroute provenant de
l' altération des monnaies ne leur est pas moins
fâcheuse que toute autre.
p269
Mais elle a de plus de très-graves inconvéniens. Ele
occasionne dans les prix des denrées un bouleversement,
qui a lieu de mille manières, suivant chaque
circonstance particulière, ce qui dérange les
spéculations les plus utiles et les mieux combinées ;
elle détruit toute confiance pour prêter et emprunter.
On ne prête pas volontiers là l' on est exposé à
recevoir moins qu' on n' a prêté, et l' on emprunte à
regret là où l' on est exposé à rendre plus qu' on n' a
reçu. Les capitaux en conséquence ne peuvent pas
chercher les emplois productifs. Les maximum et
les taxes de denrées, qui marchent souvent à la suite
des dégradations des monnaies, portent à leur tour
un coup funeste à la production.
La morale d' un peuple ne souffre pas moins des
variations monétaires ; elles confondent toujours
pendant un certain temps ses idées relativement aux
valeurs, et, dans tous les marchés, donnent
l' avantage au fripon adroit sur l' honnête homme
simple ; enfin elles autorisent, par l' exemple et
par le fait, le vol et la spoliation, mettent aux
prises l' intérêt personnel avec la probité, et
l' autorité des lois avec les mouvemens de la conscience.
Chapitre xxvi.
Des papiers-monnaies.
Il n' est point ici question des engagemens contractés
par l' état ou par les particuliers d' acquitter en
numéraire une certaine somme, et qui sont en effet
acquittés à présentation, ou à leur échéance. On
applique le nom de papier-monnaie à une véritable
monnaie de papier qui ne stipule pas son
remboursement, ou qui ne stipule qu' un remboursement
illusoire qu' on n' exécute pas. Le gouvernement
autorise alors à acquitter en papier-monnaie les
engagemens contractés en espèces ; mais c' est
autoriser une violation de foi ; et, sous ce rapport,
une monnaie de papier peut passer pour le dernier
terme de l' altération des monnaies.
Il semble qu' une monnaie de cette espèce, ne tirant
aucune valeur de la matière dont elle est faite, ni
d' un remboursement dont l' époque est indéfinie, et qui
par conséquent n' engage à rien, ne devrait avoir
aucune valeur, et qu' avec un tel papier, quelle que
fût la somme qui s' y trouvât spécifiée, on ne devrait
pouvoir rien acheter. L' expérience prouve le
contraire, et il s' agit d' expliquer cet effet au
moyen de la connaissance que nous pouvons avoir
acquise de la nature et de l' usage des monnaies.
p270
Le gouvernement, en autorisant les débiteurs à
s' acquitter avec du papier, en recevant lui-me ce
papier de la main de ses débiteurs et de ses
contribuables, lui confère déjà une certaine valeur
en lui assignant des usages qui dépendent de
l' autorité publique, soit qu' elle fasse ou non un
usage légitime de laforce ; mais ce n' est pas tout.
Le nombre des unités monétaires devient
nécessairement plus considérable ; car en jetant dans
la circulation un papier non remboursable,
cumulativement avec les espèces qui s' y trouvaient
déjà, la masse des monnaies, de cette marchandise,
papier ou métal, propre à servir d' intermédiaire
dans les échanges, est augmentée, et, par une loi
constante que j' ai essayé d' expliquer au chapitre 23,
la valeur de chaque unité décline dans la même
proportion, jusqu' à ce que les pièces de monnaie
tallique tombent à un taux inférieur à celui de la
me quantité de métal en lingots ; de là la fusion
ou l' exportation des monnaies talliques. Le
papier-monnaie seul reste ; et comme dans une société
avancée en civilisation, où la production est en
pleine activité et la consommation considérable, un
pareil
p271
instrument est d' un usage indispensable, le besoin
qu' on a de celui-ci fait qu' on le reçoit à défaut
d' un autre.
Remarquons que ce n' est pas la confiance qu' on a dans
le remboursement d' un papier-monnaie qui fait qu' on
l' accepte en paiement ; car on sait qu' il n' existe
aucun bureau ouvert pour le rembourser. Sa valeur
(car il en a, puisque l' on consent à donner des
valeurs très-réelles en échange d' un papier-monnaie)
lui vient uniquement de la possibilité que chacun
croit avoir, de le donner en paiement dans les achats
qu' on se propose de faire. Or, cette valeur qui lui
est propre, qui naît de l' office qu' il remplit en
fait une véritable monnaie, et non le signe
représentatif d' une monnaie qu' il est incapable de
procurer. Les personnes qui ont des achats à faire
n' ont pas de meilleure monnaie à offrir ; les
personnes qui ont besoin de vendre en demanderaient
en vain une autre. Leurs besoins réciproques
suffisent pour faire circuler celle-là, pourvu que
chacun puisse se flatter de la placer à peu près au
me taux auquel il l' a prise : à cet effet on la
garde peu ; on fait volontiers des achats, soit pour
satisfaire aux besoins des familles, soit pour
travailler à une nouvelle production. Aussi a-t-on
pu observer, à l' origine de tous les papiers-monnaies,
une certaine activité dans la circulation
très-favorable aux développemens de l' industrie.
Les commencemens du système de Law, sous la régence,
furent brillans ; on en put dire autant des premiers
temps des assignats dans la révolution française ;
et l' agriculture, les manufactures et le commerce de
la Grande-Bretagne, prirent un grand essor dans
les années qui suivirent la suspension des paiemens
en espèces de la banque d' Angleterre.
Le vice de la monnaie de papier n' est pas dans la
matière dontelle est
p272
faite ; car la monnaie ne nous servant pas en vertu de
ses qualités physiques, mais en vertu d' une qualité
morale qui est sa valeur, elle peut être
indifféremment composée de toute espèce de matière,
pourvu qu' on réussisse à lui donner de la valeur.
C' est là sa qualité essentielle, puisqu' elle est
destinée à faire passer une valeur et rien de plus
d' une main dans une autre. Or, nous avons vu qu' on
peut donner de la valeur à une monnaie de papier. Si
cette valeur s' altère promptement, c' est à cause de
l' abus qu' il est facile de faire d' une marchandise qui
ne coûte presque point de frais de production, et
qu' on peut en conséquence multiplier au point de
l' avilir complétement.
Les gouvernemens qui ont mis en circulation des
papiers-monnaies l' ont bien senti. Aussi les ont-ils
toujours présentés comme des billets de confiance, de
purs effets de commerce, qu' ils affectaient de
regarder comme des signes représentatifs d' une matière
pourvue de valeur intrinsèque. Tels étaient les
billets de la banque formée, en 1716, par l' écossais
Law, sous l' autorité du régent. Ces billets étaient
ainsi conçus :
" la banque promet de payer au porteur à vue...
livres, en monnaie de même poids et au même titre
que la monnaie de ce jour, valeur reçue, à Paris ,
etc. "
la banque, qui n' était encore qu' une entreprise
particulière, payaitgulièrement ses billets chaque
fois qu' ils lui étaient présentés. Ils n' étaient
point encore un papier-monnaie. Les choses
continuèrent sur ce pied jusqu' en 1719, et tout alla
bien. à cette époque, le roi ou plutôt le régent
remboursa les actionnaires, prit l' établissement
entre ses mains, l' appela banque royale , et les
billets s' exprimèrent ainsi :
" la banque promet de payer au porteur à vue...
livres, en espèces d' argent, valeur reçue, à
Paris , etc. "
ce changement, léger en apparence, était fondamental.
Les premiers billets stipulaient une quantité fixe
d' argent, celle qu' on connaissait au moment de la
date sous la dénomination d' une livre. Les seconds, ne
stipulant que des livres , admettaient toutes les
variations qu' il plairait au pouvoir arbitraire
d' introduire dans la forme et la matière de ce qu' il
appellerait toujours du nom de livres . On nomma
cela rendre le papier-monnaie fixe : c' était au
contraire en faire une monnaie infiniment plus
susceptible de variations, et qui varia bien
déplorablement. Law s' opposa
p273
avec force à ce changement : les principes furent
obligés de céder au pouvoir, et les fautes du pouvoir,
lorsqu' on en sentit les fatales conséquences, furent
attribuées à la fausseté des principes.
Les assignats créés dans le cours de la révolution
française valaient encore moins que le papier-monnaie
de la régence. Celui-ci promettait au mois un
paiement en argent ; ce paiement aurait pu être
considérablement réduit par l' altération des monnaies ;
mais enfin, si le gouvernement avait été plus mesuré
dans l' émission de son papier-monnaie, et plus
scrupuleux à tenir ses engagemens, ce papier aurait pu
être remboursé un peu plus tôt ou un peu plus tard ;
tandis que les assignats ne donnaient aucun droit au
remboursement en argent, mais seulement à un achat
de biens nationaux ; or, on va voir ceeque valait ce
droit-là.
Les premiers assignats portaient qu' ils étaient
payables, à vue, à la caisse de l' extraordinaire, où,
dans le fait, ils n' étaient point payés. On les
recevait, à la vérité, en paiement des domaines
nationaux que les particuliers achetaient à l' enchère ;
mais la valeur de ces domaines ne suffisait point
pour déterminer celle des assignats, parce que leur
prix nominal augmentait dans la même poportion que
celui de l' assignat déclinait. Le gouvernement n' était
pasmeché que le prix des domaines s' élevât
nominalement ; il y voyait un moyen de retirer une
plus grande quantité d' assignats, et par conséquent un
moyen d' en émettre d' autres sans en augmenter la
somme. Il ne sentait pas que ce n' était pas le prix
des biens nationaux qui augmentait, mais bien celui
des assignats qui diminuait ; et plus celui-ci
diminuait, plus il était forcé d' en émettre pour
acheter les mêms denrées.
Les derniers assignats ne portaient plus qu' ils
étaient payables à vue. à peine s' aperçut-on de ce
changement ; car les derniers n' étaient pas moins
payés que les précédens, qui ne l' étaient pas du tout.
Mai le vice de leur institution s' en découvre
mieux ; en effet, on lisait sur une feuille de papier :
domaines nationaux, assignat de cent francs , etc.
Or, que voulaient dire ces mots cent francs ? De
quelle valeur donnaient-ils l' idée ? De la quantité
d' argent qu' auparavant on appelait cent francs ?
Non, puisqu' il était impossible de se procurer cette
quantité d' argent avec un assignat de cent francs.
Donnaient-ils l' idée d' une étendue de trre égale à
celle qui aurait valu cent francs en argent ? Pas
davantage, puisque, par l' effet des enchères, cette
quantité de terre ne pouvait pas plus être obtenue
avec un assignat de cent francs, même des mains du
gouvernement, qu' on ne pouvait obtenir cent francs
d' espèces.
p274
Il fallait, assignats en main, acheter à l' enchère les
domaines nationaux ; et la valeur de l' assignat était
tombée au point qu' un assignat de cent francs ne
pouvait, à l' enchère, obtenir un pouce carde
trrain.
De façon que, tout discrédit à part, une somme en
assignats ne présentait l' idée d' aucune valeur ; et
le gouvernement aurait joui de toute la confiance
qu' il n' avait pas, que les assignats ne pouvaient
éviter de tomber à rien.
On sentit cette erreur dans la suite, et lorsqu' il
ne fut plus possible d' acheter la moindre denrée pour
quelque somme en assignats qu' on en offrît. Alors on
créa des mandats , c' est-à-dire un papier avec
lequel on pouvait se faire délivrer, sans enchère,
une quantité déterminée de biens nationaux ; mais on
s' y prit mal dans l' exécution, et d' ailleurs il était
trop tard.
Le papier-monnaie que l' Angleterre mit en circulation
de 1798 à 1818 (bank notes) , ne subit pas une
aussi forte dépréciation, parce qu' il fut émis avec
quelque mesure ; ce qui tint à plusieurs causes, et
principalement au frein de l' opinion publique et au
concours, nécessaire pour cette opération, des
directeurs de la banque d' Angleterre et de
l' administration de l' état, ces deux intérêts divers
se trouvant différemment compromis par les émissions
successives. Elles excédèrentanmoins les besoins
de la circulation, assez pour faire tomber la valeur
de l' unité monétaire aux deux tiers environ de la
valeur de la même unité en or. Et lorsque les
directurs de la banque, de concert avec le
gouvernement, voulurent faire remonter la valeur des
billets au niveau de l' or, ils n' eurent qu' à en
diminuer la masse. Le gouvernement remboursa à la
banque une partie des avances qu' il avait reçues
d' elle, ce qui fit rentrer une partie des billets ; et
la banque cessa de prendre des effets à l' escompte, en
me temps qu' elle encaissa ceux de son portefeuille
dont l' échéance arrivait journellement ; ce qui en fit
rentrer encore. L' agent des échanges, devenant plus
rare sur le marché, reprit sa valeur ; et les
spéculateurs, obligés de payer l' or aussi cher en
livres sterling de papier qu' en livres sterling
p275
d' or, n' eurent plus rien à gagner en exigeant le
remboursement en espèces des billets dont ils étaient
porteurs.
Cette circonstance fut très-fâcheuse pour l' industrie
anglaise. De nombreux engagemens avaient été contractés
en une monnaiepréciée, notamment les baux dont la
durée est fort longue. Les fermiers, par suite de la
dépréciation, s' étaient obligés à payer de plus fortes
sommes nominales, et les acquittaient aisément, parce
que les denrées, payées en une monnaie de moindre
valeur, étaient payées nominalement plus cher. Lorsque
la valeur de la monnaie a été réintégrée, les prix ont
baiss en proportion, et l' on a été obligé de payer,
en valeurs réelles, des obligations qui avaient été
contractées en valeurs nominales. Les impôts, qui
s' étaient accrus en raison de la dépréciation des
monnaies, durent de me être payés en valeurs réelles,
et les charges de l' état, notamment la dette
publique, qui avaient été allégées lorsqu' on en avait
payé les intérêts en monnaie dépréciée, devinrent plus
lourdes qu' auparavant. Il fallut payer en une monnaie
valant de l' or, les intérêts d' emprunts publics
contractés pendant 12 à 15 années, et dont les fonds
avaient été fournis en une monnaie qui valait un
quart ou un tiers de moins. Les traitemens d' emplois
publics, et, ce qui est pire, les pensions et les
sinécures, nominalement augmentés pendant la
dépréciation, furent payés en valeurs réelles après
la restauration de la valeur. Ce fut une banqueroute
ajoutée à une banqueroute ; car on ne viole pas moins
ses engagemens lorsqu' on fait payer aux contribuables
plus qu' ils ne doivent, que lorsqu' on ne paie pas à
des créanciers tout ce qui leur est dû.
En 1800, les billets de banque étant au pair, avec
3 livres 17 sous 10 deniers 1 sur 2 sterling, on
pouvait se procurer une once d' or ; en 1814, on fut
obligé de la payer 5 livres 6 sous 4 deniers. Cent
livres sterling en papier ne valaient plus que
73 livres 4 sous 9 deniers en or, et cette dépréciation
fut accompagnée d' une assez grande prospérité. La
valeur des billets remonta dans les années qui
suivirent jusqu' en 1821, où ils furent de nouveau au
pair, et cette restauration fut accompagnée d' une fort
grande détresse. On proposa, entre autres expédiens,
de réduire la livre sterling à la quantité de métal
que les billets de banque pouvaient réellement
acheter ; et si ce parti eût été adopté, en prenant
des précautions
p276
pour que la banque n' augmentât pas la somme de ses
billets en circulation, elle aurait p les payer à
bureau ouvert ; il est probable que les marchandises
n' auraient pas baissé de prix ; les mes facilités
se seraient offertes à l' industrie ; les engagemens
contractés auraient été acquittés sur le me pied
auquel ils avaient été contractés, et l' état n' aurait
pas été tenu d' acquitter, comme il a fait depuis, une
dette, des pensions et des traitemens d' un tiers plus
considérables qu' ils n' étaient alors. Les intérêts
privilégiés s' y opposèrent, et la masse de la nation,
outre les maux que souffrirent alors les classes
laborieuses, se trouvera long-temps encore accablée
d' une dette dont les trois quarts peuvent être
attribués à une lutte qu' il est permis à l' orgueil
national d' appeler glorieuse, mais qui coûte cher à
la nation, sans lui avoir fait aucun profit.
La possibilité de se servir d' une monnaiepourvue
de toute propriété physique, pourvu qu' elle soit
aisément transmissible, et qu' on trouve le moyen d' en
soutenir la valeur à un taux, sinon invariable, du
moins difficilement et lentement variable, a fait
présumer à de très-bons esprits qu' on pourrait sans
inconvénient y employer une matière beaucoup moins
précieuse que l' or et l' argent, qui, pour cet usage,
pourraient être suppléés avantageusement. David
Ricardo a proposé dans ce but un moyen fort
ingénieux, et qui consiste à obliger la banque, ou
toute autre corporation qu' on autoriserait à mettre
en circulation de la monnaie de papier, à la
rembourser, à bureau ouvert, en lingots. Un billet
stipulant un certain lingot d' or ou d' argent qu' on
serait autorisé à se faire délivrer à volonté, ne
pourrait pas tomber au-dessous de la valeur de ce
lingot ; et d' un autre côté, si la quantité des
billets émise n' excédait pas les besoins de la
p277
circulation, les porteurs de billets n' exigeraient
pas leur conversion en métal, parce que des lingots
ne se prêtent pas aux besoins de la circulation. Si,
ar fiance, on se fesait trop rembourser de
billets de banque, comme il n' y aurait pas d' autre
monnaie, les billets augmenteraient de valeur, et il
conviendrait sans doute alors au public de porter des
lingots à la banque pour avoir des billets.
Il est possible que dans une nation passablement
clairée, sous un gouvernement qui offrirait toutes
les garanties désirables, et au moyen d' une banque
indépendante dont les intérêts seraient en
concurrence avec ceux du gouvernement pour assurer
les droits du public, il est possible, dis-je, qu' une
pareille monnaie pût être établie avec beaucoup
d' avantages ; mais il restera toujours un fâcheux
cortége pour toute espèce de papier-monnaie ; je
veux dire le danger des contrefaçons, qui,
indépendamment de l' inquiétude qu' elles laissent
toujours dans l' esprit de possesseurs de billets, ont
en Angleterre, pendant l' espace de vingt-cinq années,
coûté la vie à bien des condamnés, et en ont fait
déporter eaucoup d' autres.
On ne saurait se dissimuler d' ailleurs que la
substitution du papier à la monnaie tallique, ne
soit toujours accompagnée de certains risques que
Smith représente par une image hardie et ingénieuse.
Le sol d' un vaste pays figure, selon lui, les
capitaux qui s' y trouvent. Les terres cultivées sont
les capitaux productifs ; les grandes routes sont
l' agent de la circulation, c' est-à-dire la monnaie,
par le moyen de laquelle les produits se distribuent
dans la société. Une grande machine est inventée, qui
transporte les produits du sol au travers des airs ;
ce sont les billets de confiance. Dès-lors on peut
mettre en culture les grands chemins.
" toutefois, poursuit Smith, le commerce et
l' industrie d' une nation, insi suspendus sur les
ailes icariennes des billets de banque, ne cheminent
pas d' une manière si assurée que sur le solide
terrain de l' or et de l' argent. Outre les accidens
auquels les expose l' imprudence ou la maladresse des
directeurs d' une banque, il en est d' autres que toute
l' habileté humaine ne saurait prévoir ni
prévenir... etc. "
p278
M Th Tooke, qui n' a point, comme plusieurs de ses
compatriotes, transformé l' économie politique en une
taphysique obscure, incapable de servir de guide
dans la pratique, et qui demeure attaché à la méthode
expérimentale d' Adam Smith, après avoir observé les
fluctuations survenues en Angleterre dans le prix
des choses et dans l' intérêt des capitaux, de même que
les bouleversemens de fortune et les banqueroutes dont
ce pays a été le théâtre depuis l' année 1797, est
convenu " qu' un système monétaire où le papier joue
un si grand rôle, est exposé à des inconvéniens
tellement graves, qu' ils doivent l' emporter sur
l' avantage de se servir d' un agent de la circulation
peu dispendieux. "
des principes trop absolus mis en pratique, exposent
auxmes inconvéniens qu' une machine que l' on
construirait selon les lois de la mécanique, mais
sans tenir compte des frottemens et de la qualité
des matériaux.
Chapitre xxvii.
Que la monnaie n' est ni un signe ni une mesure.
Un signe représentatif n' a de valeur que celle de
l' objet qu' il représente, et qu' on est forcé de
délivrer sur la présentation du titre. La monnaie
tire sa valeur de ses usages, et personne n' est
obligé de délivrer sa marchandise quand on lui
présente de la monnaie. Il l' échange librement ; il
débat la valeur de sa marchandise, ce qui revient au
me que de ébattre la valeur de la monnaie qu' on
lui offre ; valeur qui n' est pas stipulée d' avance,
et qui en fait une marchandise de même nature que
les instrumens quelconques dont les hommes se servent.
Ce qui est un signe , c' est un billet de banque
payable à la première quisition ; il est le signe
de l' argent qu' on peut recevoir au moment qu' on veut,
sur la présentation de ce effet ; et il n' a de
valeur qu' en
p279
vertu de l' argent qu' il donne droit de recevoir et
qu' on ne peut refuser de payer. Mais quant à la
monnaie d' argent qu' on reçoit à la caisse, elle
n' est pas le signe : elle est la chose signifiée.
Quand on vend sa marchandise, on ne l' échange donc
pas contre un signe, mais contre une autre marchandise
appelée monnaie , à laquelle on suppose une valeur
égale à celle qu' on vend.
Quand on achète, on ne donne pas seulement un signe :
on donne une marchandise ayant une valeur réelle
égale à celle qu' on reçoit.
Cette première erreur a été le fondement d' une autre
erreur souvent reproduite. De ce que la monnaie était
le signe de toutes les valeurs, on a conclu que
les monnaies représentaient toutes les marchandises,
et que leur valeur totale en chaque pays égalait la
valeur totale de tous es autres biens : opinion
qui reçoit une apparence de vraisemblance de ce que
la valeur relative de la monnaie diminue quand sa
masse va en augmentant, et de ce qu' elle augmente
quand sa masse diminue.
Mais qui ne voit que cette variation a lieu de même
pour toutes les autres marchandises qui ne sont
évidemment pas des signes ? Quand lacolte du vin
a été double dans une certaine année, son prix tombe
à moitié de ce qu' il était l' année précédente ; par
une raison semblable, on peut supposer que, si la
masse des espèces qui circulent venait à doubler, le
prix de toutes choses doublerait, c' est-à-dire que
pour avoir le même objet il faudrait donner le
double d' argent. Or, cet effet n' indique pas plus
que la valeur totale de l' argent est toujours égale
à la valeur totale des autres richesses, qu' il
n' indique que la valeur totale des vins est égale à
toutes les autres valeurs réunies. La variation
survenue dans la valeur de l' argent et du vin, dans
les deux suppositions, est une conséquence du
rapport de ces denrées avec elles-mêmes, et non de
leur rapport avec la quantité des autres denrées.
Nous avons déjà vu que la valeur totale de la monnaie
d' un pays, même en y ajoutant la valeur de tous les
taux précieux qu' il renferme, est peu de chose,
comparée avec la masse entière de ses valeurs. La
valeur représentée serait donc supérieure au signe
qui la représente, et le signe ne suffirait point
pour se procurer la chose signifiée.
p280
C' est avec aussi peu de fondement que Montesquieu
prétend que le prix des chosespend du rapport
qu' il y a entre la quantité totale des denrées et
la quantité totale des monnaies. Un vendeur et un
acheteur savent-ils ce qui existe d' une denrée qu' on
ne met pas en vente ? Et quand ils le sauraient,
cela changerait-il, relativement à cette même denrée,
quelque chose à la quantité offerte et à la quantité
demandée ? Toutes ces opinions naissent évidemment
de l' ignorance où l' on a été, jusqu' à notre temps, de
la nature des choses et de la marche des faits dans
ce qui tient à l' économie politique.
Avec un peu plus d' apparence de raison, mais non pas
avec plus de fondement on a nommé le numéraire, ou
la onnaie, une mesure des valeurs . On peut
apprécier la valeur des choses ; on ne peut pas la
mesurer, c' est-à-dire la comparer avec un type
invariable et connu, parce qu' il n' y en a point.
C' est de la part de l' autorité une entreprise insensée
que de vouloir fixer une unité de valeur pour
déterminer quelle est la valeur des choses. Elle peut
commander que Charles , possesseur d' un sac de
blé, le donne à Martial pour 24 francs ; mais
elle peut commander de même que Charles le donne
pour rien. Par cette ordonnance, elle aura peut-être
dépouilCharles au profit de Martial ;
mais elle n' aura pas plus établi que 24 francs soient
la mesure de la valeur d' un sac de blé, qu' elle
n' aurait établi qu' un sac de blé n' a point de valeur,
en forçant son possesseur à le donner pour rien.
Une toise ou untre sont deritables mesures,
parce qu' elles présentent toujours à l' esprit l' idée
d' une même grandeur. Fussé-je au bout du monde, je
suis certain qu' un homme de cinq pieds six pouces
(mesure de France) a la même taille qu' un homme de
cinq pieds six pouces en France. Si l' on me dit que
la grande pyramide de Ghizé a cent toises de
largeur à sa base, je peux à Paris mesurer un espace
de cent toises, et me former une idée exacte de cette
base ; mais si l' on me dit qu' un chameau vaut au
Caire 50 sequins, qui font environ 2, 500 grammes
d' argent, ou 500 francs, je n' ai pas une idée précise
de la valeur de ce chameau, parce
p281
que les 500 francs d' argent valent indubitablement
moins à Paris qu' au Caire, sans que je puisse dire
d combien ils sont inférieurs en valeur.
Tout ce qu' on peut faire se réduit donc à comparer
entre elles les valeurs de différentes choses,
c' est-à-dire à déclarer que celle-ci vaut autant, ou
plus, ou moins que celle-là, dans le moment et au
lieu où l' on est, sans pouvoir déterminer quelle
est absolument la valeur des unes et des autres. On
dit qu' une maison vaut 20, 000 francs ; mais quelle
idée de valeur me donne une somme de 20, 000 francs ?
L' idée de tout ce que je peux acheter pour ce prix ;
et quelle idée de valeur me donnent toutes ces choses
achetées pour ce prix ? L' idée d' une valeur égale à
celle de cette maison, mais non l' idée d' aucune
grandeur de valeur fixe qui soit indépendante de la
valeur comparée de ces choses.
Quand on compare deux choses d' inégale valeur à
diverses fractions d' un produit de même nature, on ne
fait encore qu' évaluer le rapport de leur valeur.
Quand on dit : cette maison vaut 20, 000 francs, et
cette autre vaut 10, 000 francs , la phrase au fond
ne dit autre chose que : cette maison vaut deux fois
autant que celle-là . Comme on les compare l' une et
l' autre à un produit qui peut se partager en plusieurs
portions égales (à une somme d' argent), on peut plus
aisément, à la vérité, se faire une idée du rapport de
valeur des deux maisons, parce que l' esprit saisit
avec facilité le rapport de 20, 000 unités avec 10, 000
unités ; mais on ne peut, sans tourner dans un cercle
vicieux, dire ce que vaut chacune de ces uités.
Qu' on appelle cela mesurer , j' y consens ; mais je
ferai remarquer que la même propriété se rencontre
dans toute autre marchandise divisible, quoiqu' elle ne
remplisse pas l' office de la monnaie. On aura la même
idée du rapport qui existe entre la valeur des deux
maisons, lorsqu' on dira : l' une vaut mille hectolitres
de froment, et l' autre n' en vaut que cinq cents.
Cette matière une fois comprise, j' observerai que la
mesure commune de deux valeurs (si on lui accorde ce
nom) ne donne aucune idée du rapport de ces deux
valeurs, pour peu qu' elles soient séparés par quelque
distance ou par quelque espace de temps ; 20, 000 francs
ou mille hectolitres de froment, ne peuvent me servir
pour comparer la valeur d' une maison d' autrefois à
celle d' une maison d' à présent, parce que la valeur des
écus et du froment n' est plus rigoureusement à présent
ce qu' elle était autrefois.
Une maison à Paris, de 10, 000 écus, au temps de
Henri Iv, valait bien
p282
plus qu' une maison qui vaudrait à présent 10, 000 écus.
Une maison de 20, 000 francs en basse-Bretagne, a plus
de valeur qu' une maison de 20, 000 francs à Paris ; de
me qu' un revenu de 10, 000 francs en basse-Bretagne,
est bien plus considérable qu' un revenu de pareille
somme à Paris.
C' est ce qui rend impossible la comparaison qu' on a
quequefois tenté de faire des richesses de deux
époques ou de deux nations différentes. Ce parallèle
est la quadrature du cercle de l' économie politique,
parce qu' il n' y a point de mesure commune pour
l' établir.
L' argent, et même la monnaie, de quelque matière
qu' elle soit composée, n' est qu' une marchandise dont
la valeur est variable, comme celle de toutes les
marchandises, et se règle à chaque marché qu' on fait,
par un accord entre le vendeur et l' acheteur.
L' argent vaut plus quand il achète beaucoup de
marchandises que lorsqu' il en achète peu. Il ne peut
donc faire les fonctions d' une mesure, qui consiste
à conserver l' idée d' une grandeur. Ainsi, lorsque
Montesquieu a dit en parlant des monnaies : " rien
ne doit être si exempt de variations que ce qui doit
être la mesure commune de tout " , il a renfermé trois
erreurs en deux lignes. D' abord on ne peut pas
prétendre que la monnaie soit la mesure de tout, mais
de toutes les valeurs ; en second lieu, elle n' est
pasme la mesure des valeurs ; et, enfin, il est
impossible de rendre sa valeur invariable. Si
Montesquieu voulait engager les gouvernemens à ne
pas altérer les monnaies, il devait employer de
bonnes raisons, parce qu' il y en a, et non des traits
brillans qui trompent et accréditent de fausses idées.
Cependant il serait bien souvent curieux, et dans
certain cas, il serait utile de pouvoir comparer deux
valeurs séparées par les temps et par les lieux,
comme dans les cas où il s' agit de stipuler un
paiement à effectuer au loin, ou bien une rente qui
doit durer de longues années.
Smith propose la valeur du travail comme moins
variable, et par conséquent plus propre à donner la
mesure des valeurs dont on est séparé : et voici les
raisons sur lesquelles il se fonde :
" deux quantités de travail, dit-il, quel que soit le
temps, quel que soit le lieu, sont d' égale valeur
pour celui qui travaille... etc " .
p283
N' en déplaise à Smith, de ce qu' une certaine
quantité de travail a toujours la même valeur pour
celui qui fournit ce travail, il ne s' ensuit pas
qu' elle ait toujours la même valeur échangeable. De
me que toute autre marchandise, le travail peut
être plus ou moins offert, plus ou moins recherché ;
et sa valeur, qui, ainsi que toute valeur, se fixe
par le débat contradictoire qui s' élève entre le
vendeur et l' acheteur, varie selon les circonstancs.
La qualité du travail n' influe pas moins sur sa
valeur. Le travail de l' homme fort et intelligent
vaut plus que celui de l' homme faible et stupide. Le
travail vaut plus dans un pays qui prospère, et où
les travailleurs manquent, que dans un pays
surchargé de population. La journée d' un manouvrier
aux états-Unis se paie en argent trois fois autant
qu' en France ; peut-on croire que l' argent y vaut
trois fois moins ? Une preuve que le manouvrier des
états-Unis est réellement mieux payé, c' est qu' il
se nourrit mieux, setit mieux, se loge mieux. Le
travail est peut-être une des denrées dont la valeur
varie le plus, parce qu' il est, dans certains cas,
extraordinairement recherché, et, dans d' autres cas,
offert
p284
avec une instance qui fait peine, comme dans une
ville dont l' industrie est tombée.
Sa valeur ne peut donc servir mieux que la valeur de
toute autre denrée, à mesurer deux valeurs séparées
par de grandes distances ou par un long espace de
temps. Il n' y a réellement point de mesure des
valeurs, parce qu' il faudrait pour cela qu' il y eût
une valeur invariable, et qu' il n' en existe point.
à défaut de mesure exacte, il faut se contenter
d' évaluations approximatives ; alors la valeur de
plusieurs marchandises, lorsqu' elle est bien connue,
peut donner une idée plus ou moins rapprochée de la
valeur de telle autre. Pour savoir, à pu près, ce
qu' une chose valait chez les anciens, il faudrait
connaître quelle marchandise, à la même époque, devait
valoir à peu près autant que chez nous, et savoir
ensuite quelle quantité de cette denrée on donnait
en échange de celle dont on veut savoir le prix. Il
ne faudrait point prendre pour objet de comparaison
la soie, par exemple, parce que cette marchandise,
qu' on était obligé, du temps desar, de tirer de
la Chine d' une manière dispendieuse, et qui ne se
produisait point en Europe, devait être beaucoup
plus chère que chez nous. N' est-il aucune
marchandise qui ait moins varier depuis ce temps
jusqu' au tre ? Combien donnait-on de cette
marchandise pour avoir une once de soie ? Voilà ce
qu' il faudrait savoir. S' il était une denrée dont la
production fût à peu près également perfectionnée
aux deux époques, une denrée dont la consommation
fût de nature à s' étendre à mesure qu' elle est plus
abondante, cette denrée aurait probablement peu
varié dans sa valeur, laquelle pourrait en
conséquence devenir un moyen terme de comparaison
assez passable des autres valeurs.
Depuis les premiers temps historiques, le blé est la
nourriture du plus grand nombre, chez tous les
peuples de l' Europe ; et la population des états a
par conquent se proportionner à sa rareté et à
son abondance plutôt qu' à la quantité de toute autre
denrée alimentaire : la demande de cette denrée,
relativement à sa quantité offerte, a donc dû être,
dans tous les temps, à peu près la même. Je n' en vois
point en outre dont les frais de production doivent
avoir aussi peu varié. Les procédés des anciens, dans
l' agriculture, valaient les nôtres à beaucoup
d' égards, et peut-être les surpassaient en quelques
points. L' emploi des capitaux était plus cher, à la
rité ; mais cette différence est peu sensible, en
ce que, chez les anciens, les propriétaires
cultivaient beaucoup par eux-mêmes et avec leurs
capitaux ; ces capitaux, engagés dans des entreprises
p285
agricoles, pouvaient réclamer des profits moindres
que dans d' autres emplois, d' autant plus que, les
anciens attachant plus d' honneur à l' exercice de
l' industrie agricole qu' à celui des deux autres, les
capitaux, deme que les travaux, devaient s' y
porter avec plus de concurrence que vers les
fabriques et le commerce.
Dans le moyen âge, où tous les arts ont tant
dégénéré, la culture du blé s' est soutenue à un
haut point de perfection qui n' est pas fort
au-dessous de celui nous la voyons actuellement.
De ces considérations je conclus que la valeur d' une
me quantité de blé a dû être à peu près la même
chez les anciens, dans le moyen âge, et de notre
temps. Mais comme l' abondance des récoltes a toujours
prodigieusement varié d' une année à l' autre, qu' il
y a eu des famines dans un temps, et que les grains
ont été donnés à vil prix dans un autre, il ne faut
évaluer le grain que sur sa valeur moyenne, toutes
les fois qu' on la prend pour base d' un calcul
quelconque.
Voilà pour ce qui est de l' estimation des valeurs à
des époques différentes.
Quant à leur estimation en deux endroits éloignés
l' un de l' autre, elle n' est pas moins difficile. La
nourriture la plus générale, et par conséquent celle
dont la demande et la quantité restent plus
commument dans une même proportion relative, varie
d' un climat à l' autre. En Europe, c' est le blé ; en
Asie, c' est le riz : la valeur d' une de ces denrées
n' a aucun rapport en Asie et en Europe, la valeur
du riz en Asie n' a même aucun rapport avec la valeur
du blé en Europe. Le riz a incontestablement moins
de valeur aux Indes que le blé parmi nous : sa
culture est moins dispendieuse, ses récoltes sont
doubles. C' est en partie ce qui fait que la
main-d' oeuvre est à si bon marché aux Indes et à la
Chine.
La denrée alimentaire de l' usage le plus général est
donc une mauvaise mesure des valeurs à de grandes
distances. Les métaux précieux n' en sont pas une bien
parfaite non plus : ils valent incontestablement moins
en Amérique qu' ils ne valent en Europe, et
incontestablement plus dans toute l' Asie, puisqu' ils
s' y rendent constamment. Cependant la grande
communication qui existe entre ces parties du monde,
et la facilité de les transporter, peuvent faire
supposer que c' est encore la marchandise qui varie
le moins dans sa valeur en passant d' un climat
dans l' autre.
Heureusement qu' il n' est pascessaire, pour les
opérations commerciales, de comparer la valeur des
marchandises et des métaux dans deux climats éloignés,
et qu' il suffit de connaître leur rapport avec les
autres
p286
denrées dans chaque climat. Un négociant envoie à la
Chine une demi-once d' argent : que lui importe que
cette demi-once vaille plus ou moins qu' une once en
Europe ? La seule chose qui l' intéresse est de
savoir qu' avec cet argent il pourra acheter à Canton
une livre de thé d' une certaine qualité, qui,
rapportée en Europe, se vendra une once et demie
d' argent. D' après ces données, sachant qu' il aura sur
cet objet, quand l' oration sera terminée, un gain
d' une once d' argent, il calcule si ce gain, après
avoir couvert les frais et les risques de l' allée et
du retour, lui laisse un bénéfice suffisant. Il ne
s' inquiète pas d' autre chose.
S' il envoie des marchandises au lieu d' argent, il lui
suffit de savoir le rapport entre la valeur de ces
marchandises et celle de l' argent en Europe,
c' est-à-dire ce qu' elles coûtent ; le rapport entre
leur valeur et celle des denrées chinoises en Chine,
c' est-à-dire ce qu' on obtiendra en échange ; et
finalement le rapport entre ces dernières et l' argent
en Europe, ou ce qu' elles se vendront quand elles
seront arrivées. On voit qu' il n' est question
là-dedans que de comparer les valeurs relatives de
deux ou de plusieurs objets, aume temps et au même
lieu, dans chaque occasion.
Dans les usages ordinaires de la vie, c' est-à-dire,
lorsqu' il ne s' agit que de comparer la valeur de
deux choses qui ne sont séparées ni par un long
espace de temps, ni par une grande distance, presque
toutes les denrées qui ont quelque valeur peuvent
servir de mesure ; et si, pour désigner la valeur
d' une chose, même lorsqu' il n' est question ni de vente
ni d' achat, on emploie plus volontiers dans cette
appréciation la valeur des métaux précieux, ou de la
monnaie, c' est parce que la valeur d' une certaine
quantité de monnaie est une valeur plus généralement
connue que toute autre. Mais quand on stipule pour
des temps éloignés, comme lorsqu' on se réserve une
rente perpétuelle, il vaut mieux stipuler en blé ;
car la couverte d' une seule mine pourrait faire
tomber la valeur de l' argent fort auûdessous de ce
qu' elle est, tandis que la cultivation de toute
l' Arique septentrionale ne ferait pas
sensiblement baisser la valeur du blé en Europe ;
car alors l' Amérique se peuplerait de
consommateurs en même
p287
temps qu' elle se couvrirait de moissons. De toute
manière, une stipulation de valeurs pour un terme
éloigné est nécessairement vague, et ne peut
donner aucune assurance de la valeur qu' on recevra.
La plus mauvaise de toutes les stipulations serait
celle qui stipulerait en monnaie nominale ; car ce
nom pouvant s' appliquer à des valeurs diverses, ce
serait stipuler un mot plutôt qu' une valeur, et
s' exposer à payer ou à être payé en paroles.
Si je me suis arrêté à combattre des expressions
inexactes, c' est qu' elles m' ont semblé trop
pandues, qu' elles suffisent quelquefois pour
établir des idées fausses, que les idées fausses
deviennent ouvent la base d' un faux système, et
que d' un faux système enfin naissent les mauvaises
opérations.
Chapitre xxviii.
D' une attention qu' il faut avoir en évaluant les
sommes dont il est fait mention dans l' histoire.
Les écrivains les plus éclairés, lorsqu' ils
évaluent en monnaies de notre temps les sommes
dont il est fait mention dans l' histoire, se
contentent de réduire en monnaie courante la
quantité d' or ou d' argent contenue dans la somme
ancienne. Cela donne au lecteur une très-fausse
idée de la valeur de cette somme ; car l' argent et
l' or ont beaucoup perdu de leur valeur.
Comme, d' après les observations qui se trouvent
dans le précédent chapitre, on a lieu de croire que
la valeur du blé, année commune, a moins varié que
celle d' aucune autre marchandise, et bien sûrement
beaucoup moins que celle des métaux précieux, les
auteurs transmettraient une idée bien plus juste
d' une valeur ancienne en nous disant ce qu' elle
pouvait acheter de blé ; et si cette quantité de
blé ne portait pas à notre esprit une idée assez
nette de la valeur ancienne, on pourrait la traduire
en monnaie courante au prix moyen du blé à l' époque
nous sommes.
Des exemples feront mieux sentir la nécessité de ce
moyen de réduction.
émocède, médecin de Crotone, s' étant retiré à
égine, y déploya tant d' habileté dans sa profession,
que les égites, pour l' attacher à leur ville,
lui assignèrent, sur le trésor public, une pension
annuelle d' un talent. Si nous voulons connaître
l' étendue de cette munificence, et en même temps la
valeur de la somme appelée du nom de talent ,
nous chercherons
p288
d' abord à savoir ce qu' un talent pouvait acheter de
bé. Jusqu' à Démosthènes on n' a pas de document sur
le prix du blé ; mais dans le plaidoyer de
Démosthènes contre Phormion, on lit : " le blé étant
fort cher, et tandis qu' il se vendait jusqu' à
16 drachmes, nous en avons fait venir plus de cent
mille médimnes au prix ordinaire de la taxe, à
cinq drachmes. "
voilà donc le prix le plus ordinaire du blé à
Athènes : cinq drachmes par médimne. Le talent attique
contenait 6, 000 drachmes. à cinq par médimne, le
talent pouvait donc acheter 1, 200 médimnes de blé. Il
s' agit maintenant de réduire 1, 200dimnes en
mesures de notre temps. Or, on sait par d' autres voies
que chaque médimne équivalait à 52 de nos litres, ou
(à très-peu de chose près) un demi-hectolitre. Douze
cents médimnes feraient donc 600 hectolitres, qui, au
prix moyen de notre temps, qui ne s' éloigne pas
beaucoup de 19 francs l' hectolitre, vaudraient, de
nos jours, 11, 400 francs. Ces matières n' admettent pas
une exactitude extrême ; cependant nous sommes assurés
d' arriver, par cette méthode, beaucoup plus près de la
rité que l' abbé Barthélemy, qui, dans son
voyage d' Anacharsis , n' évalue le talent
attique que 5, 400 francs.
Si nous désirons nous former quelqu' idée des valeurs,
à l' époque la plus célèbre de l' histoire romaine,
c' est-à-dire au temps de César, nous chercherons ce
que chaque somme pouvait acheter de blé, et nous
évaluerons ce que la même quantité de blé peut
valoir à présent. Le modius était une mesure qui
se vendait communément 3 sesterces. Les antiquaires
diffèrent peu sur la capacité du modius . Les uns
le disent égal à 858 sur 100 litres, les autres à
882 sur 100. Prenons le terme moyen de 87 sur 10,
et à ce compte un sesterce vaudrait autant qu' un
tiers de 87 sur 10 litres, c' est-à-dire que 2
9 sur 10 litres. Or, à 19 francs l' hectolitre, cette
quantité de blé équivaut à 55 centimes. C' est plus
d' une moitié en sus des évaluations qui ont é
faites jusqu' ici du sesterce, et cela donne une idée
plus juste des sommes dont il est fait mention dans
les auteurs de cette époque.
p289
Il y a plus d' incertitude dans l' estimation des
sommes historiques après le désastre de l' empire
romain, soit à cause de la diversité des monnaies
et de leurs fréquentes altérations, soit en raison
de l' ignorance où nous sommes de la véritable
capacité des mesures des grains. Pour estimer avec
approximation une somme sous la première race des
rois de France ; pour savoir, par exemple, ce que
valaient 400 écus d' or que le pape saint Grégoire
sut tirer du royaume de France dès l' année 593, il
faudrait savoir ce que 400 écus d' or pouvaient
acheter de blé. Mais en supposant que l' on possédât
quelque renseignement tolérable sur le prix du blé
vers la fin du sixième siècle, son prix ne serait
probablement pas établi en écus d' or ; il faudrait
donc savoir en même temps le rapport de la monnaie
en laquelle l' estiation serait faite avec les
écus d' or ; il faudrait savoir la contenance de la
mesure de blé dont on nous donnerait le prix, afin
de connaître son rapport avec nos mesures de
capacité actuelles ; et, malgré tout cela, il serait
encore facile de se tromper du double au simple dans
toutes ces réductions.
Dupde Saint-Maur croit que depuis le règne de
Philippe-Auguste, c' est-à-dire depuis environ l' an
1200 de l' ère vulgaire, la capacité du setier de
Paris est restée à peu près la me ; or, cette
quantité de blé approche beaucoup d' un hectolitre et
demi. Et prenant 19 fr pour le prix moyen actuel de
l' hectolitre de blé, le prix moyen du setier est
28 francs 50 cent. En conséquence, chaque fois que
nous voyons dans l' histoire de France, depuis
Philippe-Auguste, que le setier de blé est à un
certain prix, nous pouvons traduire ce prix, quel
qu' il soit, par 28 francs 50 centimes d' aujourd' hui.
Ainsi nous savons qu' en 1514, sous Louis Xii, le
froment valait, année commune, 26 sous le setier ;
26 sous valaient donc autant que 28 francs
50 centimes à présent ; et quand les historiens
portent, pendant le règne de ce prince, le montant
des contributions publiques à 7, 650, 000 livres
tournois, nous devons es estimer égales à plus de
167 millions de francs,
p290
valeur actuelle. Raynal en donne donc une bien
fausse idée quand il ne les évalue que 36 de nos
millions. Son erreur vient, je le répète, de ce
qu' il s' est borné à chercher ce que cette somme
contenait de métal d' argent, pour réduire cet
argent en monnaie actuelle, sans faire attention
que la valeur de l' argent a fort déchu depuis cette
époque.
Sully, dans ses mémoires , rapporte qu' il avait
amassé dans les caves de la bastille jusqu' à
36 millions de livres tournois, pour servi à
l' accomplissement des grands desseins d' Henri Iv
contre la maison d' Autriche. Comme il y eut une
très-forte dégradation dans la valeur de l' or et de
l' argent, précisément pendant la durée de ce règne,
ces métaux perdaient graduellement de leur prix
tandis que l' économe surintendant les entassait à
la bastille. Quoi qu' il en soit, nous pouvons
connaître la valeur qu' avait encore ce trésor,
l' année de la mort de ce prince. En 1610, le setier
de Paris, qui vaut actuellement 28 francs 50 centimes,
se vendait 8 livres 1 sou 9 deniers, et c' est dans
cette dernière monnaie que sont évalués les
36 millions dont parle Sully. Or, 36 millions, en
comptant 8 livres 1 sou 9 deniers pour 28 francs
50 centimes, vaudraient aujourd' hui plus de 126
millions ; somme qui offrait une ressource importante,
surtout si l' on considère que la guerre se fesait alors
bien différemment que de nos jours. Avec cinquante
mille hommes et des munitions de guerre et de bouche
proportionnées, Henri Iv aurait exécuté ce qu' on
n' accomplirait pas aujourd' hui avec trois cent mille
hommes et un milliard. Sully eut le chagrin de voir de
son vivant ces puissantes économies dissipées par de
vils courtisans.
On peut être curieux de comparer la dette publique de
Louis Xiv, dans les sastres qui signalèrent la
fin de son règne, avec nos dettes publiques actuelles.
Le contrôleur général Desmarets remit au duc
d' Orléans, régent, un mémoire où l' on trouve un état
de la dette mobile en 1708. Elle se montait alors, en
principal, à 685 millions. Il ne donne pas le montant
des rentes sur l' hôtel-de-ville ; mais on voit un peu
plus loin qu' on y consacrait la totalité du produit
des fermes générales, qui rapportèrent 31 millions en
1709, et que ce produit ne permit pas de payer au-delà
de six mois dans une année. On peut donc supposer que
la dette constituée s' élevait à 62 millions de rentes
au principal de 1, 240 millions.
p291
En les joignant aux 685 millions du montant des
engagemens à terme, on aura 1, 925 millions qu' il
s' agit, à l' aide du blé, de réduire en valeur actuelle.
Le prix moyen du blé extrait des années 1685 à 1716, en
excluant les années extraordinaires du plus haut et du
plus bas prix, donne pour le setier de Paris 17 livres
16 sous. En traduisant par 28 francs 50 centimes chaque
somme de 17 livres 16 sous qui se trouve dans la dette
de Louis Xiv, elle nous donnera un total de
3 milliards et 82 millions de francs ; triste résultat
de la gloriole militaire du prince et des nombreux
abus de sa cour.
Chapitre xxix.
Ce que devraient être les monnaies.
Ce que j' ai dit jusqu' à présent des monnaies peut faire
pressentir ce qu' il faudrait qu' elles fussent.
L' extrême convenance destaux précieux pour servir de
monnaie, les a fait préférer presque partout pour cet
usage. Nul autre matière n' y est plus propre ; ainsi
nul changement à cet égard' est désirable.
On en peut dire autant de la division des métaux
précieux en portions égales et maniables. Il convient
donc de les frapper, comme on a fait jusqu' à présent
chez la plupart des peuples civilisés, en pièces d' un
poids et d' un titre pareils.
Il est au mieux qu' elles portent une empreinte qui soit
la garantie de ce poids et de ce titre, et que la
faculté de donner cette garantie, et par conséquent de
fabriquer les pièces de monnaies, soit exclusivement
servée
p292
au gouvernement ; car une multitude de manufacturiers
qui les fabriqueraient concurremment, n' offriraient
point une garantie égale.
C' est ici que devrait s' arrêter l' action de l' autorité
publique sur les monnaies.
La valeur d' un morceau d' argent se règle de gré à gré
dans les transactions qui se font entre les
particuliers, ou entre le gouvernement et les
particuliers : il convient d' abandonner la sotte
prétention de fixer d' avance cette valeur et de lui
donner arbitrairement un nom. Qu' est-ce qu' une piastre,
un ducat, un florin, une livre sterling, un franc ?
Peut-on voir autre chose en tout cela que des morceaux
d' or ou d' argent ayant un certain poids et un certain
titre ? Si l' on ne peut y voir autre chose, pourquoi
donnerait-on à ces lingots un autre nom que le leur,
que celui qui désigne leur nature et leur poids ?
cinq grammes d' argent, dit-on, vaudront un
franc : cette phrase n' a aucun autre sens que
celui-ci : cinq grammes d' argent vaudront cinq
grammes d' argent ; car l' idée qu' on a d' un franc
ne vient que des cinq grammes d' argent dont il se
compose. Le blé, le chocolat, la cire, prennent-ils
un nom différent lorsqu' ils sont divisés suivant
leurs poids ? Une livre pesant de pain, de chocolat,
de bougie, s' appelle-t-elle autrement qu' une livre
de pain, de chocolat, de bougie ? Pourquoi
n' appellerait-on pas une pièce d' argent du poids de
5 grammes, par son véritable nom ? Pourquoi ne
l' appellerait-on pas simplement cinq grammes
d' argent ?
Cette légère rectification, qui semble consister
dans un mot, dans un rien, est immense dans ses
conséquences. Dès qu' on l' admet, il n' est plus
possible de contracter en valeur nominale ; il faut,
dans chaque marché, balancer une marchandise réelle
contre une autre marchandise réelle, une certaine
quantité d' argent contre une certaine quantité de
grains, de viande ou d' étoffe. Si l' on prend un
engagement à terme, il n' est plus possible d' en
déguiser la violation ; si l' on s' engage à me payer
tant d' onces d' argent fin, et si monbiteur est
solvable, je suis assuré de la quantité d' argent
fin que je recevrai quand le terme sera venu.
Dès-lors s' écroule tout l' ancien système monétaire ;
système tellement compliqué, qu' il n' est jamais
compris entièrement, même de la plupart de ceux qui
en font leur occupation habituelle ; système qui
varie d' un pays à l' autre, et d' où découlent
perpétuellement la mauvaise foi, l' injustice et la
spoliation. Dès-lors il devient impossible de faire
une fausse opération sur les monnaies sans battre
de la fausse monnaie, de composer avec ses
engagemens sans faire une banqueroute. La fabrication
des
p293
monnaies se trouve être la chose la plus simple :
une branche de l' orfévrerie.
Les poids dont on s' est servi jusqu' à l' introduction
du système métrique en France, c' est-à-dire, les
onces, gros, grains, avaient l' avantage de présenter
des quantités pondérantes, fixes depuis plusieurs
siècles, et applicables à toutes les marchandises ;
de manière qu' on ne pouvait changer l' once pour les
taux précieux, sans la changer pour le sucre, le
miel, et toutes les denrées qui se mesurent au
poids ; mais combien, sous ce rapport, les poids du
nouveau système trique n' ont-ils pas plus
d' avantages encore ? Ils sont fondés sur une quantité
donnée par la nature, et qui ne peut varier tant que
notre globe subsistera. Le gramme est le poids
d' un centimètre cubique d' eau ; le centimètre est la
centième partie du mètre, et le mètre est la dix
millionième partie de l' arc que forme la circonférence
de la terre du pôle à l' équateur. On peut changer le
nom de gramme , mais il n' est pas au pouvoir des
hommes de changer la quantité pesante de ce qu' on
entend actuellement par gramme ; et quiconque
s' engagerait à payer, à une époque future, une quantité
d' argent égale à cent grammes d' argent , ne
pourrait, quelque opération arbitraire qui intervînt,
payer moins d' argent sans violer sa promesse d' une
manière évidente.
La facilité que le gouvernement peut donner pour
l' exécution des échanges et des contrats où la
marchandise-monnaie est employée, consiste à diviser
le métal en différentes pièces, d' un ou de plusieurs
grammes, d' un ou de plusieurs centigrammes, de
manière que, sans balance, on puisse compter quinze,
vingt, trente grammes d' or ou d' argent, selon les
paiemens qu' on veut faire.
Des expériences faites par l' académie des sciences
prouvent que l' or et l' argent purs résistent moins
au frottement que lorsqu' ils ontiennent un peu
d' alliage ; les monnayeurs disent, de plus, que, pour
les épurer complétement, il faudrait des manipulations
dispendieuses, qui renchériraient beaucoup la
fabrication des monnaies. Qu' on mêle donc à l' or et à
l' argent une certaine quantité d' alliage ; mais que
cette quantité soit annoncée par l' empreinte, qui ne
doit être autre chose qu' une étiquette certifiant le
poids et la qualité dutal.
On voit qu' il n' est ici aucunement question de
francs , de décimes , de centimes . C' est
qu' en effet de tels noms ne devraient point exister,
attendu qu' ils ne sont le nom de rien. Nos lois
veulent qu' on frappe des pièces d' un franc qui
pèseront cinq grammes d' argent : elles devraient
ordonner simplement qu' on frappât des pièces de
5 grammes .
p294
Alors, au lieu de faire un billet ou une lettre de
change de 400 francs, par exemple, on les ferait de
2, ooo grammes d' argent au titre de 9 sur 10 de fin,
ou, si l' on aimait mieux, de 130 grammes d' or au
titre de 9 sur 10 de fin ; et rien ne serait plus
facile à acquitter ; car les pièces de monnaie,
soit en or, soit en argent, seraient toutes des
multiples ou des fractions de grammes au titre de
9 sur 10 de tal fin mêlé avec 1 sur 10 d' alliage.
Il faudrait, à la vérité, qu' une loi statuât que
toute convention stipulant un certain nombre de
grammes d' argent ou d' or, ne pourrait être soldée
qu' en pièces frappées (à moins de stipulation
contraire), afin que le débiteur ne pût s' acquitter
avec des lingots qui auraient un peu moins de
valeur que des pièces frappées. Ce pourrait être
l' objet d' une loi rendue une fois pour toutes, et
qui pourrait porter en outre que les mots d' or
ou d' argent , sans autre désignation,
désigneraient de l' or et de l' argent à 9 sur 10 de
fin. Cette loi, de pure précaution, n' aurait
d' autre but que d' éviter sur chaque acte l' énonciation
de plusieurs clauses, qui dès-lors seraient
sous-entendues.
Le gouvernement ne frapperait les lingots des
particuliers qu' autant qu' on lui paierait les frais
et même le bénéfice de la fabrication. Ce bénéfice
pourrait être porté assez haut, en vertu du
privilége exclusif de fabriquer. Rien n' empêcherait
qu' à l' empreinte énonciative du poids et du titre ne
fussent joints tous les signes qu' on jugerait propres
à prévenir la contrefaçon.
Je n' ai point parlé de proportion entre l' or et
l' argent, et je n' avais nul besoin d' en parler. Ne me
lant point d' énoncer la valeur des métaux dans une
dénomination particulière, les variations réciproques
de cette valeur ne m' occupent pas plus que les
variations de leur valeur relativement à toutes les
autres marchandises. Il faut la laisser s' établir
d' elle-même, puisqu' on chercherait en vain à la fixer.
Quant aux obligations, elles seraient payées suivant
qu' elles auraient été contractées ; un engagement de
donner cent grammes d' argnt serait acquitté au moyen
de cent grammes d' argent ; à moins que d' un
consentement mutuel, à l' époque du paiement, les
parties contractantes ne préférassent le solder avec
un autre métal ou avec une autre marchandise, suivant
une évaluation dont elles tomberaient d' accord.
Une monnaie qui ne serait que de l' argent ou de l' or
étiqueté, qui n' aurait point une valeur nominale, et
qui par conséquent échapperait au caprice de toutes
les lois, serait tellement avantageuse pour tout le
monde et dans tous les genres de commerce, que je ne
doute nullement
p295
qu' elle ne devînt courante même parmi les étrangers.
La nation qui la frapperait deviendrait alors
manufacturière de monnaie pour la consommation
extérieure, et pourrait faire un fort bon bénéfice
sur cette branche d' industrie. Nous voyons dans le
traité historique des monnaies de France de
Le Blanc (prolégomènes, page 4), qu' une certaine
monnaie quefit battre saint Louis, et dont les
pièces s' appelaient agnels d' or , à cause de
la figure d' un agneau qui y était empreinte, fut
recherchée même des étrangers, et qu' ils aimaient
fort à contracter en cette monnaie , seulement
parce qu' elle contint toujours la même quantité d' or
depuis saint Louis jusqu' à Charles Vi.
En supposant que la nation qui ferait cette bonne
affaire fût la France, je ne pense pas qu' aucun de
ceux qui me font l' honneur de lire cet ouvrage,
regrettât de voir ainsi sortir notre numéraire ,
suivant l' expression de certaines gens qui
n' entendent rien et ne veulent rien entendre à
toutes ces matières. L' argent ou l' or monnayé ne s' en
irait certainement pas sans être bien payé, et avec
chacun d' eux la façon qu' on y aurait mise. Les
fabriques et le commerce de bijouteries ne sont-ils
pas considés comme très-lucratifs, bien qu' ils
envoient de l' or et de l' argent ? La beauté des
dessins et des formes ajoute à la vérité un grand
prix aux métaux qu' ils expédient au dehors ; mais
l' exactitude des essais et des pesées, et surtout la
permanence desmes poids et des mêmes titres dans
les monnaies, sont des mérites qui ne manqueraient
pas d' être appréciés aussi.
Si l' on disait qu' un pareil système a été suivi par
Charlemagne, qui a appelivre une livre
d' argent ; que cependant il n' a pas empêché la
dégradation des monnaies, et qu' on n' appelât dns
la suite une livre ce qui ne pesait réellement que
96 grains, je répondrais :
1 qu' il n' y a jamais eu du temps de Charlemagne, ni
depuis des pièces d' argent' une livre ; que la
livre a toujours été une monnaie de compte, une
mesure idéale. Les pièces d' argent étaient alors des
sols d' argent (solidi), et le sol n' était pas
une fraction de la livre de poids.
2 aucune monnaie ne portait sur son empreinte le
poids du métal dont elle était faite. Il nous reste
dans les cabinets dedailles plusieurs pièces de
monnaie du temps de Charlemagne. On n' y voit que le
nom du prince, et quelquefois celui des villes où la
pièce avait été frappée, écrits en lettres
grossièrement formées, ce qui est peu surprenant
dans un royaume dont le monarque, tout protecteur
des lettres qu' il était ne savait pas écrire.
3 les monnaies portaient encore moins le titre ou
le degré de fin du
p296
tal, et ce fut la première cause de leur
dégradation ; car, sous Philippe Ier, les sols
d' argent formant une livre de compte, pesaient bien
encore une livre de poids ; mais cette livre de poids
était composée de 8 onces d' argent allié avec 4 onces
de cuivre, au lieu de contenir, comme sous la seconde
race, 12 onces d' argent fin, poids de la livre d' alors.
4 enfin, la livre de poids elle-même était une
grandeur arbitraire qui pouvait être changée par le
législateur, tandis qu' une mesure fondée sr la
grandeur de la terre est une quantité invariable.
L' usure des pièces de monnaies, ou ce qu' on nomme en
terme de l' art, le frai , est proportionnée à
l' étendue de leur surface. Entre deux morceaux de
tal de me poids, celui qui s' usera le moins sera
celui qui offrira le moins de surface au frottement.
La forme sphérique, la forme d' une boule, serait par
conséquent celle qui s' userait le moins ; mais elle a
été rejetée, parce qu' elle est trop incommode.
Après cette forme-là, celle qui offre le moins de
surface, est celle d' un cylindre qui serait aussi long
que large ; cette forme serait presque aussi
incommode : on s' est donc en général arrêté à la forme
d' un cylindre fort aplati. Mais il résulte de ce qui
vient d' être dit, qu' il convient de l' aplatir aussi
peu que l' admet l' usage qu' on en doit faire,
c' est-à-dire, de faire les pièces de monnaie plutôt
épaisses qu' étendues.
Quant à l' empreinte, voii quelles doivent être ses
principales qualités : la première de toutes est de
constater le poids de la pièce et son titre. Il faut
donc qu' elle soit très-visible et très-intelligible,
afin que les plus ignorans puissent comprendre ce
qu' elle signifie. Il faut de plus que l' empreinte
s' oppose, autant qu' il est possible, à l' altération
de la pièce, c' est-à-dire qu' il convient que la
circulation naturelle ou la friponnerie ne puissent
pas altérer le poids de la pièce sans altérer son
empreinte. Une torsade pratiquée dans l' épaisseur de
la tranche, qui ne l' occupe pas tout entière, et
l' affleure sans l' excéder, empêche les pièces d' être
rognées sans qu' il y paraisse.
L' empreinte, quand elle est saillante, doit l' être
peu, pour que les pièces se tiennent facilement
empilées, et surtout pour qu' elles soient moins
exposées à l' action du frottement. Par la même raison,
les traits d' une empreinte saillante ne doivent pas
êtreliés : le frottement les emporterait trop
aisément. On a proposé, dans ce but, de faire des
empreintes en creux. Elles auraient l' inconvénient
de se remplir de malpropretés. On pourrait néanmoins
en essayer.
Les motifs pour donner ennéral aux pièces de
monnaie le moins de
p297
surface possible doivent engager à faire les pièces
aussi grosses qu' on le peut sans incommodité ; car
plus elles sont divisées, plus elles présentent de
surface. Il ne faut fabriquer de petites pièces de
tal précieux, que ce qui est absolument nécessaire
pour les petits échanges et les appoints, et avoir
de grosses pièces pour tous les gros paiemens.
C' est une question de savoir par qui doit être
supportée la perte résultante du frai des pièces de
monnaie. Dans l' exacte justice, cette usure devrait
être, comme en toute autre espèce de marchandise,
supportée par celui qui s' est servi de la monnaie.
Un homme qui revend un habit après l' avoir porté, le
revend moins cher qu' il ne l' a acheté. Un homme qui
vend un écu contre de la marchandise, devrait le
vendre moins cher qu' il ne l' a acheté, c' est-à-dire,
recevoir en échange moins de marchandise qu' il n' en
a donné.
Mais la portion de l' écu usée en passant par les
mains d' un seul honnête homme, est si peu de chose,
qu' il est presque impossible de l' évaluer. Ce n' est
qu' après aoir circulé pendant plusieurs années,
que son poids a sensiblement dimin, sans qu' on
puisse dire précisément entre les mains de qui cette
diminution a eu lieu. Je sais fort bien que chacun
de ceux entre les mains de qui l' écu a passé, a
supporté, sans s' en apercevoir, la dégradation
occasionnée dans sa valeur échangeable par l' usure ;
je sais que chaque jour l' écu a dû acheter un peu
moins de marchandises ; je sais que cette diminution,
qui n' est pas sensible d' un jour à l' autre, le
devient au bout d' un certain nombre d' années, et
qu' une monnaie usée achète moins de marchandises qu' une
monnaie neuve. Je crois en conséquence que, si une
espèce entière de pièces de monnaie se dégradait
successivement, au point d' exiger une refonte, les
possesseurs de ces pièces, au moment de la refonte, ne
pourraient raisonnablement exiger que leur monnaie
dégradée fût échangée contre une monnaie neuve, pièce
pour pièce et troc pour troc. Leurs pièces ne devraient
être prises, même par le gouvernement, que pour ce
qu' elles valent réellement ; elles contiennent moins
d' argent que dans leur origine, mais aussi les ont-ils
eues à meilleur compte, puisque, pour les avoir, ils
n' ont donné qu' une quantité de marchandise inférieure
à ce qu' ils auraient dondans l' origine.
Telle est en effet la rigueur du principe ; mais deux
considérations doivent empêcher de s' y tenir.
1 les pièces de monnaie ne sont pas une marchandise
individuelle, si je peux ainsi m' exprimer. Leur valeur
dans les échanges s' établit, non pas précisément sur
le poids et la qualité des pièces actuellement
offertes,
p298
mais sur le poids et la qualité qu' on sait, par
expérience, exister dans la monnaie du pays prise au
hasard et par grandes masses. Un écu un peu plus
ancien, un peu plus usé, passe sur le même pied qu' un
plus entier : l' un compense l' autre. Chaque année les
hôtels des monnaies frappent de nouvelles pièces, qui
contiennent tout le métal pur qu' elles doivent
avoir ; et dans cet état de choses, la valeur de la
monnaie n' éprouve pas, même au bout d' un grand nombre
d' années, du moins pour cause d' usure, une diminution
dans sa valeur.
C' est ce qui pouvait s' observer dans nos pièces de
12 et de 24 sous, qui, par la facilité qu' elles
avaient de passer concurremment avec les écus de six
livres, conservaient une valeur égale aux écus,
quoique dans la même somme nominale il y eût environ
un quart moins d' argent dans les pièces usées de
12 et 24 sous, que dans les écus.
La loi qui intervint et qui autorisa les caisses
publiques et particulières à ne plus les recevoir que
pour 10 et 20 sous, ne les estima pas au-dessous de ce
qu' elles valaient intrinsèquement, mais les estima
au-dessous de la valeur pour laquelle le dernier
possesseur les avait reçues ; car cette valeur,
soutenu pour ainsi dire par celle des écus, était
restée jusqu' à lui de 12 et de 24 sous, comme si les
pièces n' avaient rien perdu par le frottement. On
fit donc perdre au dernier porteur seul le frai
opéré par les milliers de mains dans lesquelles elles
avaient passé.
2 l' empreinte, la façon de la pièce, sert précisément
au même degré jusqu' au dernier moment, quoique sur la
fin elle soit à peine visible, oume ne le soit
plus du tout, comme sur les anciens shillings
d' Angleterre. Nous avons vu que la pièce de monnaie
a une certaine valeur en raison de cette empreinte ;
cette valeur a été reconnue jusqu' à l' échange qui
l' a fait passer dans les mains du dernier possesseur :
celui-ci l' a reçue, par cette raison, à un taux un
peu supérieur à celui d' un petit lingot dume
poids. La valeur de la façon serait donc perdue pour
lui seul, quoiqu' il soit peut-être la cent millième
personne à qui la pièce a servi.
Ces considérations me portent à croire que ce devrait
être à la société tout entière, c' est-à-dire au trésor
public, à supporter dans ces cas-là la perte de
l' usure et la perte de la façon ; c' est la socié
tout entière qui a usé la monnaie, et l' on ne peut
faire supporter cette perte à chaque particulier,
proportionnellement à l' avantage qu' il a retiré de la
monnaie.
Ainsi l' on peut faire payer à tout homme qui porterait
des lingots à l' hôtel des monnaies, pour y être
façonnés, les frais de fabrication, et
p299
me, si l' on veut les bénéfices du monopole, il n' y
a point là d' inconvénient : le monnayage élève la
valeur de son lingot de tout le prix qu' il paie à la
monnaie ; et si cette façon ne l' élevait pas à ce
point, il n' aurait gare de l' y porter. Mais enme
temps je pense que l' hôtel des monnaies devrait changer
une pièce vieille contre une pièce neuve toutes les
fois qu' il en serait requis ; ce qui n' empêcherait pas
au surplus qu' on ne prît toutes les précautions
possibles contre les rogneurs d' esces. L' hôtel des
monnaies ne recevrait que sur le pied des lingots, les
pièces auxquelles il manquerait certaines portions de
l' empreinte que l' usure naturelle ne doit pas enlever :
la perte porterait alors sur le particulier assez
négligent pour recevoir des pièces privées de signes
faciles à reconnaître. La promptitude avec laquelle
on aurait soin de reporter à l' hôtel des monnaies
une pièce altérée, fournirait au ministère public des
moyens de remonter plus aisément à la source des
altérations frauduleuses.
Sous une administration diligente, la perte supportée
par le trésor public pour cette cause-là, se réduirait
à peu de chose ; l' état pourrait s' en indemniser
facilement au moyen desnéfices de la fabrication ;
et le système général des monnaies, de même que le
change avec l' étranger, en serait sensiblement
amélioré.
Chapitre xxx.
Des signes représentatifs de la monnaie.
I-des billets à ordre et des lettres de change.
Un billet à ordre, une lettre de change, sont des
obligations contractées de payer ou de faire payer
une somme, soit dans un autre temps, soit dans un
autre lieu.
Le droit attaché à ce mandat (quoique sa valeur ne
soit pas exigible à l' instant et au lieu l' on est)
lui donne néanmoins une valeur actuelle plus ou moins
forte. Ainsi un effet de commerce de cent francs,
payable à Paris dans deux mois, se négociera, ou, si
l' on veut, se vendra pour le prix de 99 francs ; une
lettre de change de pareille somme, payable à
Marseille au bout du même espace de temps, vaudra
actuellement à Paris peut-être 98 francs.
Dès-lors qu' une lettre de change ou un billet, en
vertu de leur valeur future, ont une valeur actuelle,
ils peuvent être employés en guise de
p300
monnaie dans toute espèce d' achats, aussi la plupart
des grandes transactions du commerce se règlent-elles
avec des lettres de change.
Quelquefois la qualité qu' a une lettre de change d' être
payable dans un autre lieu, loin de diminuer sa valeur,
l' augmente. Cela tient aux convenances et à la
situation du commerce. Si le commerce de Paris a
beaucoup de paiemens à faire à Londres, on consentira
à donner à Paris, pour une lettre de change sur
Londres, plus d' argent qu' on n' en touchera à Londres
au moyen de ce papier. -ainsi, quoiqu' une livre
sterling ne contienne qu' autant d' argent fin qu' il
s' en trouve dans 2474 sur 100 de nos francs, on
pourra bien payer 25 francs, plus ou moins, pour
chaque livre sterling qu' on acquerra payable à
Londres.
C' est ce qu' on appelle le cours du change , qui
n' est autre chose que la quantité de métal précieux
que l' on consent à donner, pour acqrir le droit de
toucher une certaine quantité du même métal dans un
autre lieu. La qualité qu' a le métal d' exister dans
tel endroit, lui donne ou lui ôte de la valeur,
comparativement au même métal qui existe dans un
autre endroit.
Un pays, la Fance, par exemple, a le change en sa
faveur, lorsqu' on donne en France un peu moins de
tal précieux qu' on n' en recevra dans l' étranger
avec la lettre de change qu' on acquiert ; ou bien
lorsqu' on donne dans l' étranger un peu plus de métal
qu' on n' en touchera en France, au moyen d' une lettre
de change sur la France. La différence n' est jamais
bien considérable ; elle ne peut pas excéder les
frais du transport des métaux précieux ; car, si la
personne étrangère qui a besoin d' une somme à Paris
pour y faire un paiement, pouvait y faire parvenir
cette somme en nature à moins de frais que le cours
du change ne lui donne de perte, elle enverrait la
somme en nature.
Quelques personnes s' imaginent qu' il est possible de
payer tout ce qu' on doit aux étrangers avec des
lettres de change ; et en conséquence on a vu adopter
ou provoquer des mesures pour faaoriser cette
prétendue manière
p301
de s' acquitter. C' est une pure folie. Une lettre de
change n' a aucune valeur intrinsèque. On ne tire une
lettre de change sur une ville qu' autant que la somme
vous est due dans cette ville, et la somme ne vous y
est due qu' autant que vous y avez fait parvenir une
valeur réelle équivalente. Ainsi les importations d' un
état ne peuvent être soldées que par des exportations,
et réciproquement. Les lettres de change ne sont que le
signe de ce qui est dû : c' est-à-dire, que les
négocians d' un pays ne peuvent tirer des lettres de
change sur ceux d' un autre pays, que pour le montant
des marchandises, l' or et l' argent compris, qu' ils y
ont envoyées directement ou indirectemet. Si un pays,
la France, par exemple, a envoyé dans un autre pays,
comme l' Allemagne, des marchandises pour une valeur
de dix millions, et que l' Allemagne nous en ait
envoyé pour douze millions, nous pouvons nous
acquitter jusqu' à concurrence de dix millions avec des
lettres de change représentant la valeur de ce que
nous avons envoyé ; mais nous ne saurions nous
acquitter de la même manière des deux millions qui
restent, à moins que ce ne soit en lettres de change
sur un troisième pays, sur l' Italie, par exemple, où
nous aurions envoyé des marchandises pour une valeur
équivalente.
Il y a, à la vérité, des traites que les banquiers
appellent papier de circulation , dont le montant
ne représente aucune valeur réelle. Un négociant de
Paris s' entend avec un gociant de Hambourg, et
fournit sur lui des lettres de change, que ce dernier
acquitte en vendant à on tour à Hambourg des lettres
de change sur son correspondant de Paris. Tout le
temps que ces traite ont été entre les mains d' un
tiers, cette tierce personne a fait l' avance de leur
valeur. Négocier des lettres de change de circulation
est une manière d' emprunter, et une manière assez
coûteuse ; car elle force à payer, outre l' escompte,
c' est-à-dire, la perte que subit ce papier en raison
de l' éloignement de son échéance, une autre perte
sultant de la commission du banquier, du courtage
et des autres frais de cette opération. De semblables
lettres de change ne peuvent en aucune manière solder
les dettes d' un pays envers un autre : les traites sont
ciproques et se balancent mutuellement. Celles de
Hambourg doivent égaler celles de Paris, puisqu' elles
doivent servir à les payer ; les secondes détruisent
les premières, et le résultat est nul.
On voit qu' un pays n' a de moyen de s' acquitter envers
un autre, qu' en lui envoyant des valeurs réelles,
c' est-à-dire des marchandises (et sous cette
dénomination, je comprends toujours les métaux
précieux) pour une valeur égale à celle qu' il en a
reçue. S' il n' envoie pas directement
p302
des valeurs effectives en quantité suffisante pour
solder ce qu' il a acheté, il les envoie à une troisième
nation, qui les fait passer à la première en produits
de son industrie. Comment acquittons-nous les chanvres
et les bois de construction que nous tirons de
Russie ? En envoyant des vins, des eaux-de-vie, des
étoffes de soie, non-seulement en Russie, mais encore
à Amsterdam, à Hambourg, qui, à leur tour, envoient
en Russie des denrées coloniales et d' autres produits
de leur commerce.
L' ambition orinaire des gouvernemens est que les
taux précieux entrent pour le plus possible dans
les envois de marchandises faits par les étrangers,
et pour le moins possible dans les envois qu' on fait
aux étrangers. J' ai déjà eu occasion de remarquer,
en parlant de ce qu' on nomme improprement balance
du commerce , que s' il convient au négociant de
notre pays d' envoyer des métaux précieux dans
l' étranger plutôt que toute autre marchandise, il
est aussi de l' intérêt de notre pays que ce négociant
en envoie ; car l' état ne gagne et ne perd que par le
canal de ses citoyens ; et, par rapport à l' étranger,
ce qui convient le mieux au citoyen, convient par
conséquent mieux à la nation ; ainsi, quand on met
des entraves à l' exportation que les particuliers
seraient tentés de faire de métaux précieux, on ne
fait autre chose que les forcer à remplacer cet
envoi par un autre moins profitable pour eux et
pour l' état.
Ii-des banques de dépôts.
Les fréquentes communications d' un petit pays avec
les pays environnans y versent perpétuellement des
monnaies frappées par tous ses voisins. Ce n' est pas
que le petit pays n' ait sa monnaie ; mais la
nécessité de recevoir souvent en paiement des pièces
étrangères, fait qu' on détermine, pour chacune
d' elles, un certain taux basé sur le parti qu' en peut
tirer le commerce, et suivant lequel on les reçoit
commument.
L' usage de ces monnaies étrangères est accompagné de
plusieurs inconvéniens : il y a une grande variété
dans leur poids et dans leur qualité. Elles sont
quelquefois très-anciennes, très-usées, très-rognées,
n' ayant pas toujours participé aux refontes opérées
dans le pays qui les a
p303
vues naître ; quelquefois même elles n' y ont plus
cours ; et quoiqu' on ait tenu compte de ces
circonstances dans la valeur courante qu' on leur
attribue, elles n' en forment pas moins une monnaie
assez décriée.
Les lettres de change tirées de l' étranger sur un
tel pays, devant être payées avec cette monnaie devenue
courante, se négocient en conséquence dans l' étranger
avec quelque désavantage ; et celles qui sont tirées
sur l' étranger, et par conséquent payables en monnaie
dont la valeur est plus fixe et mieux connue, se
négocient dans le pays à plus haut prix, en raison de
ce que l' homme qui les acquiert ne peut donner en
échange qu' une monnaie courante dégradée. En deux
mots, la monnaie courante ne se compare et ne
s' échange jamais contre la monnaie étrangère qu' avec
désavantage.
Or, voici le remède imaginé par les petits états, dont
il est ici question.
Ils ont établi des banques où chaque négociant a
déposé, soit en monnaie de l' état bonne et valable,
soit en lingots, soit en pièces étrangères qui y sont
reçues comme lingots, une valeur quelconque exprimée
en monnaie nationale ayant le titre et le poids voulus
par la loi. La banque a enme temps ouvert un
compte à chaque posant, et a passé au crédit de ce
compte la somme ainsi déposée. Lorsqu' un négociant a
voulu ensuite faire un paiement, il a suffi, sans
toucher au dépôt, de transporter le montant de la
somme ou d' une portion de la somme, du compte d' un
créancier de la banque à celui d' une autre personne. De
cette façon les transports de valeurs ont pu se faire
perpétuellement par un simple transfert sur les livres
de la banque. Et remarquez qu' en toute cette opération,
aucune monnaie n' étant transportée matériellement d' une
main dans l' autre, la monnaie originairementposée,
la monnaie qui avait alors la valeur intrinsèque
qu' elle devait avoir, la monnaie servant de gage à la
créance qu' on transporte de l' un à l' autre, cette
monnaie, dis-je, n' a pu subir aucune altération, soit
par l' usure, soit par la friponnerie, soit même par
la mobilité des lois.
p304
La monnaie restée en circulation doit donc, lorsqu' elle
est échangée contre la monnaie de banque, c' est-à-dire,
contre des inscriptions à la banque, perdre en
proportion de la dégradation qu' elle a éprouvée. De là
l' agio, ou la différence de valeur qui s' établissait à
Amsterdam, par exemple, entre l' argent de banque et
l' argent courant. Ce dernier, échangé contre de
l' argent de banque, perdait communément 3 à 4 pour
cent.
On conçoit que des lettres de change payables en une
monnaie si sûre et si invariable doivent mieux se
négocier que d' autres ; aussi remarquait-on, en
général, que le cours des changes était favorable aux
pays qui payaient en monnaie de banque, et contraire à
ceux qui n' avaient à offrir en paiement que de la
monnaie courante.
Le dépôt qu' on fait de cette manière à une banque y
reste perpétuellement ; on perdrait trop à le retirer.
En effet, on retirerait une monnaie bonne et entière,
ayant sa pleine valeur originaire ; et lorsqu' on
viendrait à la donner en paiement, on ne la ferait plus
passer que comme monnaie courante et dégradée ; car la
pièce la plus neuve et la plus entière, jetée dans la
circulation avec d' autres, se prend au compte et non
pas au poids ; on ne peut pas, dans les paiemens, la
faire passer pour plus que les pièces courantes. Tirer
de la monnaie de la banque pour la mettre en
circulation, ce serait donc perdre gratuitement le
surplus de valeur que la monnaie de banque a
par-dessus l' autre.
Tel est le but de l' établissement des banques de
dépôts : la plupart ont ajouté quelques opérations
à celles qui découlaient de l' objet principal de leur
institution ; mais ce n' est pas ici le lieu d' en
parler.
Le bénéfice des banques de dépôt se tire d' un droit
qu' on leur paie sur chaque transfert, et de quelques
opérations compatibles avec leur institution, comme
des prêts sur dépôts de lingots.
On voit qu' une des conditions essentielles à la fin
qu' elles se proposent, est l' inviolabilité du dépôt
qui leur est confié. à Amsterdam, les quatre
bourgmestres, ou officiers municipaux, en étaient
garans. Chaque année, à la fin de l' exercice de leurs
fonctions, ils le remettaient à leurs successeurs,
qui, après l' avoir vérifié, en le comparant avec les
registres de la banque, s' obligeaient sous serment à
le remettre intact aux magistrats qui devaient les
remplacer. Ce dépôt fut respecté depuis l' établissement
de la banque, en 1609, jusqu' en 1672, époque
l' armée de Louis Xiv pénétra jusqu' à Utrecht. Alors
il fut rendu aux dépositeurs. Il praît que
postérieurement le pôt de la banque ne fut pas si
religieusement gardé ; car lorsque les français
s' emparèrent d' Amsterdam, en 1794, et qu' il
p305
fallut déclarer l' état des caisses, il se trouva que
sur ce dépôt on avait prêté, soit à la ville
d' Amsterdam, soit à la compagnie des Indes, soit aux
provinces de Hollande et de West-Frise, une somme
de 10624793 florins, que ces corporations étaient
hors d' état de restituer.
On pourrait craindre qu' un semblable dépôt fut moins
respecté encore dans un pays l' autorité publique
s' exercerait sans responsabilité ni contrôle.
Iii-des banques d' escompte, et des billets au
porteur.
Il y a d' autres banques fondées sur des principes
tout différens : ce sont des associations de
capitalistes qui fournissent par actions des fonds
avec lesquels elles font divers services utiles au
public et dont elles retirent un profit. Leur
principale opération consiste à escompter des lettres
de change ; c' est-à-dire à en payer le montant par
anticipation, en retenant un escompte ou intérêt
proportionné à l' éloignement e leur échéance.
Si les banques d' escompte se bornaient à escompter
des lettres de change à terme, au moyen seulement du
capital de leurs actionnaires, les avances qu' elles
pourraient faire se borneraient à l' étendue de ce
capital. Elles en accroissent ordinairement la somme
en mettant en circulation des billets au porteur,
payables à vue, qui tiennent lieu de monnaie, aussi
longtemps que le public leur accorde sa confiance et
les reçoit comme argent comptant. Le public trouve
dans cet arrangement des avances pour une somme plus
forte, et la banque y gagne, outre l' intérêt des
capitaux fournis par ses actionnaires, l' intérêt de
ses billets en circulation. Il s' agit de savoir
quelles sont ls bornes de ce double avantage et
l' abus qu' on en peut faire. C' est une des plus
belles démonstrations de Smith ; mais elle n' a
pas été comprise de tout le monde. Essayons de la
rendre usuelle.
Quelle cause fait que le public accorde sa confiance
aux billets d' une banque et les reçoit en paiement
à l' égal de la monnaie ? C' est la persuasion
chacun est qu' il peut à chaque instant et sans peine
les échanger, s' il veut, contre de la monnaie. Je dis
sans peine, à chaque instant ; car autrement on
préfèrerait la monnaie, puisque celle-ci a, pour celui
qui la possède, sans qu' il se donne aucune peine, et à
tous les instans, valeur de monnaie. Pour qu' il
jouisse desmes avantages, il faut que la caisse où
il peut toucher au besoin l' argent de ses billets,
soit à la portée, et qu' elle ait les moyens de les
acquitter à présentation. Pour les acquitter ainsi, il
faut que la banque ait en sa possession, non-seulement
des valeurs de
p306
toute solidité, mais des valeurs toujours disponibles
et qui puissent se résoudre sur-le-champ en argent ;
car un porteur de billets qui se croirait exposé à être
remboursé en terres ou en maisons, ne consentirait pas
à recevoir des billets comme de l' argentcomptant.
Or, quand une banque a fait des avances égales à son
capital, et qu' elle fait de nouvelles avances en ses
billets, quel gage a-t-elle en sa possession, qui lui
fournisse les moyens de rembourser à présentation les
billets dont le paiement est réclamé ? Elle a les
lettres de change qu' elle a prises à l' escompte, et
que je suppose ici souscrites par des personnes
solvables ; mais ces lettres de change, précisément
parce qu' elle les a prises à l' escompte et en a avancé
le paiement avant le terme de leur échéance, elle ne
peut pa les convertir en argent à l' instant même.
Comment surmonte-t-ellecette difficulté ? Une banque
bien administrée a toujours entre ses mains une
certaine somme de numéraire en réserve, égale, par
exemple, au tiers de ses billets en circulation, et
qui l met à me de faire face aux premières demandes
de remboursement qui peuvent lui être faites ; pendant
qu' elle satisfait, à l' aide de cette somme, aux
premiers remboursemens, les lettres de change de son
porte-feuille viennent successivement à échoir, et lui
fournissent le moyen de satisfaire les porteurs de
billets qui se présentent ensuite. C' est pour se
nager la possibilité de pourvoir à de tels
remboursemens, que les directeurs d' une banque
sagement administrée, ne prennent jamais à l' escompte
des engagemens à longue échéance, et encore moins ceux
qui ne sont pas remboursables à des époques fixes.
Il résulte de tout ce qui préde une conséquence
fatale à bien de systèmes et à bien des projets ;
c' est que les billets de confiance ne peuvent
remplacer, et encore en partie, que cette portion du
capital national qui fait office de monnaie, qui
circule d' une poche dans une autre pour servir à
l' échange des autres biens ; et qu' une banque
d' escompte, ou toute autre qui met en circulation des
billets au porteur, ne saurait par conséquent fournir
aux entreprises agricoles, manufacturières ou
commerciales, aucuns fonds pour construire des
bâtimens et des usines,
p307
creuser des mines et des canaux, défricher des terres
incultes, entreprendre des spéculations lointaines,
aucuns fonds, en un mot, destinés à être employés
comme capitaux engagés , qu' on ne peut pas résoudre
en monnaie au moment qu' on veut. La nature des billets
au porteur est d' être perpétuellement exigibles ;
lorsque la totalité de leur valeur ne se trouve pas en
argent dans les coffres de la banque, elle doit donc
au moins s' y trouver en effets dont le terme soit
très-rapproché ; or, une entreprise qui verse les fonds
qu' elle emprunte dans un emploi d' où ils ne peuvent pas
être retirés à volonté, ne saurait fournir de tels
engagemens.
Rendons ceci plus sensible au moyen d' un exemple.
Je suppose qu' une banque de circulation prête en
billets de confiance valant de l' argent, à un
propriétaire de terre, trente mille francs hypothéqués
sur sa terre : le gage est de toute solidité. Le
propriétaire fait construire avec ces fonds un bâtiment
d' exploitation dont il a besoin ; pour cet effet, il
conclut un marcavec un entrepreneur de bâtimens, et
lui paie les trente mille francs en billets de la
banque. Supposé maintenant que l' entrepreneur, au bout
de quelque temps, veuille toucher le montant des
billets, il est évident que la banque ne peut se servir
du gage qu' elle a pour les payer. Elle n' a pour gage de
cette somme de billets qu' une obligation très-solide à
la vérité, mais qui n' est pas exigible.
J' observe que les obligations que possède une banque,
pourvu qu' elles soient souscrites par des gens
solvables, et que l' échéance n' en soit pas trop
éloignée, doivent être aux yeux du public un gage
suffisant de tous les billets qu' elle a émis. Pour
pouvoir es acquitter tous, il lui suffit de n' en
plus émettre de nouveaux, c' est-à-dire de cesser ses
escomptes, et de laisser arriver l' échéance des effets
de commerce qui remplissent ses porte-feuilles ; car
ces effets seront acquittés, soit avec de l' argent,
soit avec des billets de la banque. Dans le premier cas,
la banque reçoit de quoi acquitter ses billets ;
dans le second, elle en est dispensée.
On comprend maintenant pourquoi mille projets de banques
agricoles, où l' on a prétendu pouvoir fonder des
billets remplissant l' office de monnaie, sur de
solides hypothèques territoriales, et d' autres projets
de même nature, se sont toujours écroulés en peu de
temps, avec plus ou moins de perte pour leurs
actionnaires ou pour le public. La monnaie équivaut à
un billet de toute solidité et payable à l' instant ;
elle ne peut
p308
en conséquence être remplacée que par un billet
non-seulement d' une solidité parfaite, mais payable
à vue ; et de tels billets, la meilleure de toutes
les hypothèques ne peut servir à les acquitter.
Par la me raison, les lettres de change, appelées
papier de circulation , ne sont pas un gage suffisant
pour des billets de confiance. Ces lettres de
change, lorsque leur échéance est venue, se paient avec
d' autres lettres de change payables à une époque plus
éloignée, et qu' on négocie en fesant le sacrifice de
l' escompte. L' échéance de ces dernières arrivées, on
les paie avec d' autres payables plus tard, et qu' on
escompte également. On sent qu' une semblable opération,
lorsque c' est une banque qui prend ce papier à
l' escompte, n' est qu' un moyen de lui emprunter à
perpétui, puisqu' on ne s' acquitte du premier emprunt
qu' avec un second, du second qu' avec un troisième, et
ainsi de suite. Un engagement auquel l' engagé ne peut
satisfaire qu' en le renouvelant, équivaut à un titre
non remboursable ; son auteur ne peut offrir aucune
valeur réelle dont la vente puisse fournir des
ressources à la banque pour acquitter les billets
qu' elle a avancés en escomptant de semblables lettres
de change.
Le même inconvénient se présente lorsqu' une banque fait
au gouvernement des avances perpétuelles, ou même à
long terme. Elle peut bien prêter au gouvernement le
capital de ses actionnaires : nul n' est en droit d' en
clamer le remboursement, sinon les actionnaires,
qui, dans ce cas, consentent à la destination que lui
donnent leurs directeurs ; mais du moment qu' ils
prêtent au gouvernement des billets au porteur, et que
le gouvernement livre ces billets au public par ses
dépenses, les porteurs de ces billets peuvent se
présenter aux caisses de la banque pour être
remboursés ; et dans ce cas la banque n' a point de
fonds pour les payer. C' est ce qui arriva à l' ancienne
caisse d' escompte de Paris, en 1785, et ce qui a
causé depuis la banqueroute d' Angleterre. Sa créance
sur le gouvernement n' étant pas exigible, la banque
n' a pu acquitter les billets
p309
qui ont servi à faire cette avance. Ses billets n' ont
plus été des billets de confiance ; ils ont eu un
cours forcé. Le gouvernement ne pouvant lui fournir
les moyens de les payer, l' en a dispensée.
Si une banque ne peut pas sans de graves inconvéniens
faire des prêts en ses billets contre des obligations
qui ne sont pas prochainement exigibles, elle peut y
appliquer, avec de grands avantages pour le public,
les capitaux de ses actionnaires, lorsqu' on les lui
emprunte pour les employer à des usages reproductifs.
Si la banque actuelle de France, au lieu de prêter au
gouvernement d' alors son capital de 90 millions qui
fut dissien conquêtes désastreuses, l' eût prêté sur
de solides hypothèques à des propriétaires fonciers
pour améliorer leurs terres, elle serait rentrée
successivement dans ses avances, elle aurait fait des
prêts semblables à d' autres propriétaires, et aurait
ainsi fertilisé des provinces entières sans
compromettre les capitaux de ses actionnaires qui
n' ont, au lieu de cela, pour gage de leurs fonds,
que la bonne volonté du gouvernement.
Toute banque émettant des billets de confiance, si
elle est bien administrée et hors des atteintes du
pouvoir, ne fait courir presqu' aucun risque aux
porteurs de ces billets. Le plus grand malheur qui
puisse leur arriver, en supposant qu' un défaut absolu
de confiance fasse venir à la fois tous ses billets à
remboursement, est d' être payés en bonnes lettres de
change à courte échéance, avec la bonification de
l' escompte, c' est-à-dire, d' être payés avec ces mes
lettres de change que la banque a achetées au moyen
de ses billets. Si la banque a un capital à elle,
c' est une garantie de plus ; mais dans un pays soumis
à un pouvoir sans contrôle, ou qui n' a
p310
qu' un contrôle illusoire, ni cette garantie, ni celle
des lettres de change en porte-feuille, ne sont
d' aucune valeur. En de tels pays il n' y a d' autre
garantie que la politique du cabinet dirigeant, et il
n' y a point de confiance qui ne soit une imprudence.
Une banque d' escompte, au moyen des avances qu' elle
fait au commerce et des facilités qu' elle procure à
la circulation, offre des avantages qu' on ne saurait
contester, mais qui ont été exagérés par ignorance ou
dans des vues d' intérêt personnel. Le lecteur a pu voir
au chapitre xxvi, sur les papiers-monnaies, que dans la
supposition même où l' instrument des échanges serait en
entier de papier, et permettrait de disposer autrement
de toutes les valeurs métalliques, un pays n' y
gagnerait qu' une augmentation de capital égale à la
somme des monnaies, laquelle est bornée par les besoins
de la circulation, et ne forme qu' une médiocre portion
des capitaux productifs d' une nation. Quant à la somme
qu' un pays peut admettre en billets de confiance, loin
d' égaler la somme des monnaies, elle n' en peut
remplacer qu' une assez faible partie. Leur circulation
n' est fondée que sur la confiance du public dans la
solvabilité des banques ; or, la confiance du public
est facile à s' alarmer. Les banques ont besoin d' être
fort multipliées pour rapprocher les caisses de
remboursement de tous les porteurs de billets. En
Angleterre, les billets des banques de province n' ont
pas cours hors de la province dont l' étendue n' est
jamais considérable ; en France, des succursales de la
banque de France ont eu de la peine à faire passer
dans la circulation des billets au porteur dans les
villes considérables, centre d' un grand commerce, telles
que Lyon et Rouen. Lesserves en monnae métallique
que la prudence les oblige de garder en caisse, et qui
se montent quelquefois à un tiers ou moitié de leurs
billets en circulation, sont un capital dormant qui
borne d' autant la somme des capitaux qu' elles procurent
à l' industrie. Enfin la valeur d' un billet au porteur
ne peut se soutenir qu' autant qu' il reste dans la
circulation des masses importantes de monnaies
conservant une valeur propre supérieure à la valeur du
tal dont elles sont faites ; or, des billets au
porteur trop multipliés déprécient les monnaies en
général ; et pour peu que la valeur d' un billet de
mille francs tombe un peu plus bas que le métal qu' il
donne le droit de recevoir, le public se précipite à
la banque pour échanger un
p311
signe qui a perdu de sa valeur contre des pièces de
tal qui ont conservé la leur.
Telles sont les bornes que la nature des choses met au
capitaux supplémentaires que fournisent des banques.
Celles qui font des opérations forcées s' exposent à
perdre les personnes dont on a su gagner la confiance
sans la mériter. Les billets qu' elles émettent au-de
de la somme que comportent les besoins du commerce et
la mesure de confiance qu' on leur accorde, reviennent
continuellement pour être remboursés, et obligent les
banques à faire des frais dans le but de ramener dans
leurs caisses un argent qui en sort ans cesse. Les
banques d' écosse, qui ont pourtant été si utiles,
n' ayant pas toujours su se retenir dans un pas si
glissat, ont été forcées, à certaines époques,
d' entretenir à Londres des agens dont tout l' emploi
consistait à leur rassembler de l' argent qui leur
coûtait jusqu' à 2 pour cent par opération, et qui
s' évaporait en peu d' instans. La banque d' Angleterre,
dans des circonstances pareilles, était obligée
d' acheter des lingots d' or, de les faire frapper en
monnaie qu' on fondait à mesure qu' elle les donnait
en paiement, à cause du haut prix qu' elle-même était
obligée de mettre aux lingots, pour subvenir à
l' abondance des remboursemens exigés d' elle. Elle
perdait ainsi chaque année 21 sur 2 à 3 pour cent,
sur environ 850 mille livres sterling (plus de
20 millions de France).
Une trop grande multiplication de billets au porteur
a d' autres inconvéniens. Les signes représentatifs de
la monnaie, la remplaçant complétement jusqu' à
concurrence des sommes qu' on en verse dans la
circulation, augmentent réellement lenombre des
unités monétaires et en déprécient la valeur. Cette
dépréciation peut aller au point d' empêcher le
gouvernement d' être indemnisé de ses frais de
fabrication. On peut élever la question de savoir
jusqu' à quel point on peut laisser à des particuliers
ou à des entreprises particulières, le pouvoir de
faire varier à leur gla valeur
p312
d' une marchandise dans laquelle sont stipulées toutes
les obligations entre particuliers.
Mais un gouvernement a-t-il le droit d' empêcher des
établissemens particuliers d' émettre tout autant de
billets que le public veut bien en recevoir, toutes
les fois que ces établissemens remplissent exactement
leurs promesses ? Un gouvernement peut-il violer ainsi
la liberté des transactions qu' il est appelé à
défendre, ou du moins peut-il lui imposer des
restrictions dictées par la prudence ? Peut-être, de
me qu' il est autorisé à condamner la construction
d' un édifice privé qui menace la sûreté publique.
Fin du livre premier.
LIVRE 2 DISTRIBUTION RICHESSES
p313
Chapitre premier.
Des fondemens de la valeur des choses.
Dans le livre qui précède, j' ai exposé les principaux
phénomènes de la production. On a pu voir que nous
devons à l' industrie humaine, aidée des capitaux et
des fonds de terre, toutes les utilités créées,
premiers fondemens des valeurs. On a pu voir de plus
dans ce premier livre en quoi les circonstances
sociales et l' action du gouvernement sont favorables
ou nuisibles à la production.
Dans ce livre-ci, sur la distribution des richesses,
après avoir fixé nos idées sur les causes qui
déterminent le taux de la valeur produite, nous
chercherons à connaître la manière et les proportions
suivant lesquelles elle se distribue dans la société,
et forme les revenus des personnes qui la composent.
Je serai obligé de revenir en commençant sur quelques
principes élémentaires dont je n' ai dit, en tête de
cet ouvrage, que ce qui était absolument nécessaire
pour que l' on pût comprendre le mécanisme de la
production. Les développemens que j' y ajoute ici
confirment ces principes, loin de les ébranler.
évaluer une chose, c' est déclarer qu' elle doit être
estimée autant qu' une certaine quantité d' une autre
chose qu' on désigne. Toute autre chose, pourvu
qu' elle ait une valeur, peut servir de terme de
comparaison. Ainsi, une maison peut être évaluée en
blé comme en argent. Si, lorsqu' on évalue une
maison vingt mille francs en argent, on a une
idée un peu plus précise de sa valeur que lorsqu' on
l' évalue mille hectolitres de froment, c' est
uniquement parce que l' habitude d' apprécier toute
chose en numéraire, nous permet de nous former une
idée assez exacte de ce que peuvent valoir vingt
mille francs, c' est-à-dire, l' idée des choses qu' on
peut avir pour vingt mille francs, plus vite et
plus exactement que nous ne pouvons nous former une
idée des choses qu' on peut avoir en échange de mille
hectolitres de froment. Néanmoins, en supposant que
le prix de chaque
p314
hectolitre de froment soit de vingt francs , ces
deux évaluations sont pareilles.
Dans toute évaluation, la chose qu' on évalue est une
quantité donnée, à laquelle rien ne peut être changé.
Une maison désignée est une quantité donnée ; c' est
la quantité d' une chose appelée maison ,
située dans tel lieu, et conditionnée de telle sorte.
L' autre terme de la comparaison est variable dans sa
quantité, parce que l' évaluation peut être portée
plus ou moins haut. Quand on évalue une maison vingt
mille francs, on porte à vingt mille la quantité des
francs qu' on suppose qu' elle vaut, dont chacun pèse
5 grammes d' argent mêlé d' un dixième d' alliage. Si
l' on juge à propos de porter l' évaluation à
vingt-deux mille francs, ou de la réduire à dix-huit
mille, on fait varier la quantité de la chose qui
sert à l' évaluation. Il en serait de même si l' on
évaluait le même objet en blé. Ce serait la
quantité du blé qui déterminerait le montant de
l' évaluation.
L' évaluation est vague et arbitraire tant qu' elle
n' emporte pas la preuve que la chose évale est
généralement estimée autant que telle quantité d' une
autre chose. Le propriétaire d' une maison l' évalue
22 mille francs : un indifférent l' évalue 18 mille
francs : laquelle de ces deux évaluations est la
bonne ? Ce peut n' être ni l' une ni l' autre. Mais
lorsqu' une autre personne, dix autres personnes, sont
prêtes à céder en échange de la maison, une cetaine
quantité d' autres choses, 20 mille francs, par
exemple, ou mille hectolitres de blé, alors on peut
dire que l' évaluation est juste. Une maison qu' on
peut vendre, si l' on veut, 20 mille francs, vaut
20 mille francs. Si une seule personne est disposée
à la payer ce prix ; s' il lui est impossible, après
l' avoir acquise, de la revendre ce qu' elle lui a
coûté, alors elle l' a payée au-delà de sa valeur.
Toujours est-il vrai qu' une valeur incontestable est
la quantide toute autre chose qu' on peut obtenir,
du moment qu' on le sire, en échange de la chose
dont on veut se défaire .
Sachons maintenant quelles sont les lois qui fixent,
pour chaque chose,
p315
sa valeur courante ou son prix courant, quand c' est
en monnaie courante que sa valeur estsignée.
Les besoins que nous éprouvons nous font désirer de
posséder les choses qui sont capables de les
satisfaire. Ces besoins sont très-divers, ainsi que
j' en ai déjà fait la remarque. Ils dépendent de la
nature physique et morale de l' homme, du climat qu' il
habite, des moeurs et de la législation de son pays.
Il a des besoins du corps, des besoins de l' esprit et
de l' âme ; des besoins pour lui-même, d' autres pour
sa famille, d' autres encore comme membre de la
société. Une peau d' ours et un renne sont des objets
de première cessité pour un lapon, tandis que le
nom même en est inconnu au porte-faix de Naples.
Celui-ci, de son côté, peut se passer de tout, pourvu
qu' il ait du macaroni. De même, les cours de
judicature, en Europe, sont regardées comme un des
plus forts liens du corps social ; tandis que les
habitans indigènes de l' Amérique, les tartares, les
arabes, s' en passent fort bien. Nous ne considérons
encore ces besoins que comme des quantités
données , sans en rechercher les causes.
De ces besoins, les uns sont satisfaits par l' usage
que nous fesons de certaines choses que la nature
nous fournit gratuitement, telles que l' air, l' eau,
la lumière du soleil. Nous pouvons nommer ces
choses des richesses naturelles , parce que la
nature seule en fait les frais. Comme elle les donne
indifféremment à tous, personne n' est obligé de les
acquérir au prix d' un sacrifice quelconque. Elles
n' ont donc point de valeur échangeable.
D' autres besoins ne peuvent être satisfaits que par
l' usage d' une multitude de choses que l' on n' obtient
point gratuitement, et qui sont le fruit de la
production. Comme ce sont de véritables biens, et
que l' échange qui en constate la valeur, de même que
les conventions au moyen desquelles ils deviennent
des propriétés exclusives, ne sauraient se
rencontrer autre part que dans l' état de société, on
peut les nommer des richesses sociales .
Les richesses sociales sont les seules qui puissent
devenir l' objet d' une étude scientifique, parce que
ce sont les seules dont la valeur n' est pas
arbitraire, les seules qui se forment, se distribuent
et se détruisent suivant des lois que nous pouvons
assigner.
p316
La valeur relative de deux produits se connaît par la
quantité de chacun d' eux, que l' on peut obtenir pour
le même prix. Si pour une somme de 4 francs je peux
acheter 15 kilogrammes de froment et 1 kilogramme de
café, je dirai que le café est 15 fois plus cher que
le froment, ou que la valeur de l' un et de l' autre
est en raison inverse de la quantité de chacun d' eux
que l' on consent à donner et à recevoir. Mais ces
deux quantités sont un effet de la valeur qu' ont les
choses, et n' en sont pas la cause. Le motif qui
détermine les hommes à faire un sacrifice quelconque
pour se rendre possesseurs d' un produit, est le
besoin que ce produit peut satisfaire, la jouissance
qui peut naître de son usage. Or, l' action de cette
cause première reçoit plusieurs modifications
importantes.
Les facultés des consommateurs sont très-diverses ;
ils ne peuvent acquérir les produits dont ils ont
envie qu' en offrant d' autres produits de leur propre
création, ou plutôt de la création de leurs fonds
productifs, qui se composent, on doit s' en souvenir,
de la capacité industrielle des hommes, et des
propriétés productives de leurs terres et de leurs
capitaux ; l' ensemble de ces fonds compose leur
fortune. Les produits qui résultent du service qu' ils
peuvent rendre, ont des bornes, et chaque consommateur
ne peut acheter qu' une quantité de produits
proportionnée à ce que lui-même peut produire. De ces
facultés individuelles résulte une faculté, une
possibilité énérale en chaque nation d' acheter les
choses qui sont propres à satisfaire les besoins de
cette nation. En d' autres mots, chaque nation ne
peut consommer qu' en proportion de ce qu' elle
produit.
Ce qu' elle peut produire ne dépend pas uniquement de
l' étendue de ses fonds productifs, mais encore de ses
goûts. Pour une nation apathique et paresseuse, les
jouissances qui naissent du développement de nos
facultés physiques et intellectuelles, et celles que
procurent les richesses, ne valent pas le bonheur de
ne rien faire. Les hommes n' y produisent pas autant
p317
qu' on les voit produire chez une nation plus
développée. Quoi qu' il en soit, chaque individu, ou
chaque famille (car en économie politique on peut
considérer les familles comme des individus,
puisqu' elles ont des goûts, des ressources et des
intérêts communs), sont obligés de faire une sorte de
classement de leurs besoins pour satisfaire ceux
auxquels ils attachent plus d' importance,
préférablement à ceux auxquels ils en attachent moins.
Ce cassement exerce une fort grande influence sur le
bonheur des familles et de l' humanité en général. La
morale la plus utile est peut-être celle qui fournit
aux hommes des notions pour le faire judicieusement ;
mais cette considération n' est pas ce qui doit nous
occuper ici ; nous ne considérons encore ce classement
que comme une chose de fait et d' observation. Or, il
est de fait que chaque homme, soit en vertu d' un plan
arrêté d' avance, soit pour obéir aux habitudes prises,
ou aux impulsions du moment, au moyen du revenu dont il
dispose et quelle qu' en soit la source, fait telle
dépense préférablement à telle autre ; et lorsqu' il est
arrivé ainsi aux bornes de ses facultés, il s' arrête et
ne dépense plus rien, à moins qu' il ne dépense le
revenu d' une autre personne ; alors cette autre
personne dépense d' autant moins : la conséquence est
forcée.
De là naît pour chaque produit une certaine quantité
recherchée et demandée en chaque lieu, quantité qui est
modifiée par le prix auquel il peut être fourni ; car
plus il revient cher au producteur en raison des frais
de production dont il est le sultat, et plus, dans la
classification qu' en font les consommateurs, il est
reculé et se voit préférer tous les produits capables
de procurer une satisfaction plus grande pour le même
prix.
En même temps que la quantité demandée de chaque
produit est modifiée par ses frais de production, elle
l' est par le nombre de ses consommateurs, par le
nombre des personnes qui éprouvent le besoin de le
consommer et qui ont en même temps les moyens de se
satisfaire. Les fortunes, en tout pays, s' élèvent par
gradations insensibles, depuis les plus petites
fortunes, qui sont les plus multipliées, jusqu' à la
plus grande qui est unique. Il en résulte que les
produits, qui sont tous désirables pour la plupart des
hommes, ne sont néanmoins demandés réellement, et avec
la faculté de les acquérir, que par un certain nombre
d' entre eux ; et par ceux-ci, en plus ou moins grande
abondance. Il ensulte encore que le même produit ou
plusieurs produits, sans que leur utilité intrinsèque
soit devenue plus grande, sont plus demandés à mesure
qu' ils sont à plus bas prix, parce qu' alors ils se
pandent dans une région où la pyramide des fortunes
est plus large, et qu' ils se trouvent à la portée
d' un plus grand
p318
nombre de consommateurs. Les classes qui demandent
sont au contraire d' autant moins nombreuses, que la
valeur du produit va en s' élevant.
Si, dans un hiver rigoureux, on parvient à faire des
gilets de laine tricotée qui ne reviennent qu' à six
francs, il est probable que tous les gens auxquels il
restera six francs, après qu' ils auront satisfait à
tous les besoins qui sont ou qu' ils regardent comme
plus indispensables qu' un gilet de laine, en
achèteront. Mais ceux auxquels, quand tous leurs
besoinsplus indispensables auront été satisfaits, il
ne restera ue 5 francs, n' en pourront acheter. Si
l' on parvient à fabriquer les mêmes gilets pour
5 francs, le nombre de leurs consommateurs s' accroîtra
de toute cette dernière classe. Ce nombre s' accroîtra
encore si l' on parvient à les donner pour 4 francs ;
et c' est ainsi que des produits qui jadis n' étaient
qu' à l' usage des plus grandes fortunes, comme les bas,
se sont maintenant répandus dans presque toutes les
classes.
L' effet contraire a lieu lorsqu' une marchandise hausse
de prix, soit à cause de l' impôt, soit par tout autre
motif. Elle cesse d' avoir le me nombre de
consommateurs ; car on ne peut acquérir en général que
ce qu' on peut payer, et les causes qui élèvent le prix
des choses, ne sont par celles qui augmentent les
facultés des acquéreurs. C' est ainsi que presque
partout le bas peuple est obligé de se passer d' une
foule de produits qui conviennent à une société
civilisée, par la nécessité où il est de se procurer
d' autres produits plus essentiels pour son existence.
En pareil cas, non-seulement le nombre des
consommateurs diminue, mais chaque consommateur réduit
sa consommation. Il est tel consommateur de café qui,
lorsque cette denrée hausse de prix, peut n' être pas
forcé de renoncer entièrement aux douceurs de ce
breuvage. Il réduira seulement sa provision
accoutumée : alors il faut le considérer comme formant
deux individus ; l' un disposé à payer le prix demandé,
l' autre se désistant de sa demande.
Dans les spéculations commerciales, l' acheteur, ne
s' approvisionnant pas pour sa propre consommation,
proportionne ses achats à ce qu' il esre pouvoir
vendre ; or, la quantité de marchandises qu' il pourra
vendre étant proportionnée au prixil pourra les
établir, il en achètera d' autant moins que le prix en
sera plus élevé, et d' autant plus que le prix sera
moindre.
Dans un pays pauvre, des choses d' une utilité bien
commune et d' un prix peu élevé excèdent souvent les
facultés d' une grande partie du peuple. On voit des
provinces où les souliers sont au-dessus de la
portée de la
p319
plupart des habitans. Le prix de cette denrée ne
baisse pas au niveau des facultés du peuple : ce
niveau est au-dessous des frais de production des
souliers. Mais des souliers n' étant pas à la rigueur
indispensables pour vivre, les gens qui sont hors
d' état de s' en procurer, portent des sabots, ou bien
vont les pieds nus. Quand malheureusement cela arrive
pour une denrée de première nécessité, une partie de
la population périt, ou tout au moins cesse de se
renouveler. Telles sont les causes générales qui
bornent la quantité de chaque chose qui peut être
demandée. Et comme cette quantité varie suivant le
prix auquel elle peut être offerte, on voit que l' on
ne doit jamais parler de quantité demandée sans
exprimer ou supposer convenue cette restriction : au
prix l' on peut se la procurer.
Quant à la quantité offerte, ce n' est pas seulement
celle dont l' offre est formellement exprie ; c' est
la quantité d' une marchandise que ses possesseurs
actuels sont disposés à céder en échange d' une autre,
ou, si l' on veut, à vendre au cours. On dit aussi de
cette marchandise qu' elle est dans la circulation .
à prendre ces derniers mots dans leur sens rigoureux,
une marchandise ne serait dans la circulation qu' au
moment où elle passe des mains du vendeur à celles de
l' acheteur. Ce temps est un instant, ou du moins peut
être considéré comme instantané. Il ne change rien aux
conditions de l' échange, puisqu' il est postérieur à
la conclusion du marché. Ce n' est qu' un détail
d' exécution. L' essentiel est dansla disposition où
est le possesseur de la marchandise de la vendre. Une
marchandise est dans la circulation chaque fois qu' elle
cherche un acheteur ; et elle cherche un acheteur,
souvent même avec beaucoup d' activité, sans changer de
place.
Ainsi toutes les denrées qui garnissent les magasins
de vente et les boutiques, sont dans la circulation.
Ainsi, quand on parle de terres, de rentes, de
maisons, qui sont dans la circulation, cette
expression n' a rien qui doive surprendre. Une certaine
quantité d' industrie même peut être dans la
circulation, et telle autre n' y être pas, lorsque
l' une cherche son emploi, et que l' autre l' a trouvé.
Par la me raison, une chose sort de la circulation
du moment qu' elle est placée, soit pour être consommée,
soit pour être emportée autre part, soit enfin
lorsqu' elle est détruite par accident. Elle en sort de
me lorsque son possesseur change de résolution et
l' en retire, ou lorsqu' il la tient à un prix qui
équivaut à un refus de vendre.
Comme il n' y a de marchandise réellement offerte que
celle qui est offerte
p320
au cours, au prix courant, celle qui, par ses frais de
production, reviendrait plus cher que le cours, ne
sera pas produite, ne sera pas offerte. Ces produits
ne pouvant entrer dans la circulation, leur concurrence
n' est point à redouter pour les produits déjà existans.
Indépendamment de ces causes générales et permanentes
qui bornent les quantités offertes et demandées, il y
en a de passagères et accidentelles, dont l' action se
combine toujours plus ou moins avec l' action des causes
générales.
Quand l' année s' annonce pour être bonne et fertile en
vins, les vins des récoltes précédentes, même avant
qu' on ait pu livrer à la consommation une seule
goutte de la récolte nouvelle, baissent de prix, parce
qu' ils sont plus offerts et moins demandés. Les
marchands redoutent la concurrence des vins nouveaux,
et se hâtent de mettre en vente. Les consommateurs,
par la raison contraire, épuisent leurs provisions
sans les renouveler, se flattant de les renouveler
plus tard à moins de frais. Quand plusieurs navires
arrivent à la fois des pays lointains, et mettent en
vente d' importantes cargaisons, l' offre des mêmes
marchandises devenant plus considérable relativement
à la demande, leur prix se fixe plus bas.
Par une raison contraire, lorsqu' on a lieu de craindre
une mauvaise récolte, ou que des navires qu' on
attendait ont fait naufrage, les prix des produits
existans s' élèvent au-dessus des frais qu' ils ont
coûté.
L' espérance, la crainte, la malice, la mode, l' envie
d' obliger, toutes les passions et toutes les vertus,
peuvent influer sur les prix qu' on donne ou qu' on
reçoit. Ce n' est que par une estimation purement morale
qu' on peut apprécier les perturbations qui en
sultent dans les lois générales, les seules qui nous
occupent en ce moment.
Nous ne nous occuperons point non plus des causes
purement politiques qui font qu' un produit est pa
au-delà de son utilité réelle. Il en est de cela comme
du vol et de la spoliation qui jouent un rôle dans la
distribution des richesses, mais qui rentrent dans le
domaine de la législation criminelle. Ainsi
l' administration publique, qui est un travail dont le
produit se consomme à mesure par les administrés, peut
être trop chèrement payée quand l' usurpation et la
tyrannie s' en emparent, et contraignent les peuples à
contribuer d' une somme plus forte qu' il ne serait
nécessaire pour entretenir une bonne administration.
C' est à la science politique, et non à l' économie
politique, à enseigner les moyens de prévenir ce
malheur.
De me, quoique ce soit à la science morale, à la
science de l' homme
p321
moral, à enseigner les moyens de s' assurer de la
bonne conduite des hommes dans leurs relations
mutuelles, quand l' intervention d' une puissance
surnaturelle paraît nécessaire pour parvenir à ce but,
on paie les hommes qui se donnent pour les interprètes
de cette puissance. Si leur travail est utile, cette
utilité est un produit immatériel qui n' est point sans
valeur ; mais si les hommes n' en sont pas meilleurs,
ce travail n' étant point productif d' utilité, la
portion des revenus de la société qu' elle sacrifie
pour l' entretien du sacerdoce, est en pure perte ;
c' est un échange qu' elle fait sans recevoir aucun
retour.
J' ai dit que le prix des produits s' établissait en
chaque endroit au taux où les portent leurs frais de
production, pourvu que l' utilité qu' on leur donne
fasse naître le désir de les acqrir. Cette conception
nous fait connaître une partie des lois qui
déterminent la quantité de produits qu' on donne pour en
avoir une autre. Il nous reste à connaître les bases
qui déterminent leurs frais de production, c' est-à-dire,
qui déterminent le prix des services productifs.
Si tous les produits étaient le résultat seulement du
travail de l' homme, et d' un travail de pareille valeur,
comme, par exemple, d' un certain nombre de journées
de travail de la valeur de trois francs chacune, leurs
frais de production seraient entre eux comme le nombre
des journées que leur production a exigées. Mais
non-seulement les produits résultent du concours des
capitaux et des terres, comme du travail de l' homme,
mais ces différens services ont des qualités fort
diverses, et sont dans des positions à pouvoir se faire
payer leur concours à des prix fort différens entre
eux. Un entrepreneur d' industrie est obligé de payer
le temps et le travail d' un collaborateur éminent par
son talent plus cher que lorsqu' il ne fournit qu' un
travail médiocre. Le propriétaire du fonds de terre
et celui du capital qui ont concouru à la production
seulement par le moyen de leur instrument, en retirent
des rétributions fort diverses, suivant les
circonstances ; car un terrain situé dans l' enceinte
d' une ville, et les constructions qu' on y élève,
rapportent beaucoup plus que la même étendue de terrain
et les mêmes constructions moins favorablement
situées. Un produit sera donc plus cher, selon que sa
production réclamera non-seulement
p322
plus de services productifs, mais des services
productifs plus fortement rétribués. Il faudra, pour
que ce produit puisse être créé, que ses consommateurs
aient la volonté et le pouvoir d' y mettre le prix ;
autrement il ne sera pas produit.
Ce prix s' élèvera d' autant plus que les consommateurs
sentiront plus vivement le besoin de jouir du produit,
qu' ils auront plus de moyens de le payer, et que les
marchands de services productifs seront dans une
situation à exiger une rétribution plus forte. Le prix
du produit seras-lors la somme nécessaire pour payer
les services indispensables pour sa création. Ainsi,
lorsque quelques auteurs, comme David Ricardo, ont
dit que c' étaient les frais de production qui réglaient
la valeur des produits, ils ont eu raison en ce sens,
que jamais les produits ne sont vendus d' une manière
suivie à un prix inférieur à leurs frais de
production ; mais quand ils ont dit que la demande
qu' on fait des produits n' influait pas sur leur valeur,
ils ont eu, ce me semble, tort en ceci, que la demande
influe sur la valeur des services productifs, et, en
augmentant les frais de production, élève la valeur des
produits sans pour cela qu' ellepasse les frais de
production.
Quelques économistes pensent que la valeur des
produits, non-seulement ne dépasse pas le prix du
travail qu' on y a consacré, mais que partout il n' y
a pas monopole, le travail est également payé ; car,
disent-ils, s' il était plus payé dans un emploi que
dans l' autre, les travailleurs s' y porteraient de
préférence et rétabliraient l' équilibre. Ces auteurs
sont d' avis qu' une rétribution plus forte suppose
toujours une plus grande quantité ou une plus grande
intensité de travail. " un homme, dit M Mac-Culloch,
qui exécute un ouvrage ifficile, perd tout le temps
qu' il a passer à son apprentissage, de même que la
nourriture et le vêtement qu' il a consommés dans cet
espace de temps. " il en conclut que le salaire de son
travail est non-seulement le salaire de son travail
actuel, mais celui de tous les travaux qui l' ont mis
en état d' exécuter son travail actuel, et que les
salaires gagnés en différens emplois sont, tout
compensé, parfaitement égaux . D' autres économistes
qui soutiennent le même système, quoique moins
absolument, regardent comme des exceptions les
phénomènes qui le contrarient ; mais ces prétendues
exceptions
p323
tiennent à des causes qu' il faudrait assigner. Si l' on
rejette dans les exceptions les avantages qu' un
producteur retire de la supériorité de son jugement,
de son talent ou bien des circonstances plus ou moins
favorables dans lesquelles agissent ses terres et ses
capitaux, alors les exceptions l' emporteront sur la
règle ; celle-ci se trouvera contredite tantôt dans un
point, tantôt dans un autre ; ses hypothèses ne
représenteront jamais un fait réel ; elle ne sera
jamais applicable ; elle n' aura aucune utilité.
Les rétributions obtenues par les services productifs
forment les revenus des producteurs, et je mets au
nombre des producteurs les hommes qui concourent à la
production par le moyen de leurs capitaux et de leurs
terres, deme que ceux qui y contribuent par leurs
travaux. Les circonstances diverses qui influent sur ces
revenus déterminent les proportions suivant lesquelles
les richesses produites sont distribuées dans la
société. Elles seront l' objet de notre étude dans ce
livre ii.
Je les ferai précéder de quelques considérations sur
la manière dont s' opère cette distribution, et
j' examinerai ensuite l' influence qu' elle exerce sur
la population des états.
Quant aux richesses que les hommes acquièrent sans
avoir concouru, directement ou indirectement, à une
production quelconque, un homme n' en peut jouir qu' au
détriment d' un autre, deme qu' il jouit des gains du
jeu, et de tous les biens que la fraude ou l' adresse
obtiennent aux dépens d' autrui. De telles acquisitions
ne contribuent en rien au maintien de la société,
puisqu' elles ravissent autant de ressources d' un
qu' elles en procurent d' un autre, et même elles en
procurent moins qu' elles n' en ravissent, ainsi qu' on
a pu le voir, et qu' on le verra dans plusieurs parties
de cet ouvrage.
p324
Chapitre ii.
Des variations relatives et des variations réelles
dans les prix.
Les variations relatives dans la valeur des produits,
sont les variations qu' ils éprouvent l' un relativement
à l' autre. Leurs variations réelles sont celles que
subissent les frais que coûte leur production. Les
variations relatives influent considérablement sur les
richesses des particuliers ; elles ne changent rien à
la richesse nationale. Si la même qualité de drap, qui
se vendait 40 francs l' aune, ne se vend plus que
30 francs, la richesse de tous les possesseurs de cette
espèce de drap est diminuée de 10 francs pour chacune
des aunes qu' ils ont à vendre ; mais en même temps la
richesse des consommateurs de ce même drap est
augmentée de 10 fr pour chacune des aunes qu' ils ont
à acheter.
Il n' en est pas de même quand c' est le prix originel
d' un produit qui vient à baisser. Si les frais de
production nécessaires pour produire une aune de drap
et qui s' élevaient à 40 francs, ne s' élèvent plus qu' à
30 fr ; si, par exemple, cette aune qui exigeait
20 journées de travail à 40 sous, au moyen de quelques
procédés plus expéditifs se trouve n' en exiger plus que
15, le producteur voit sa richesse augmentée de
10 francs pour chaque aune qu' il vend, et personne n' en
est plus pauvre ; car s' il achète cinq journées de
travail de moins, il laisse à l' ouvrier la disposition
de son temps ; l' ouvrier vend son travail à un autre
producteur, au lieu de le vendre au premier. Quand la
concurrence des producteurs oblige celui-ci à baisser
son prix au niveau des frais de production, ce sont
alors les consommateurs du produit qui font leur
profit de cette baisse ; ils gagnent 10 francs pour
chacune des aunes de drap qu' ils doivent acheter ;
cette somme peut être appliquée par eux à la
satisfaction de quelque autre besoin, et il n' en
sulte aucune perte pour personne.
Cette variation de prix est absolue ; elle n' entraîne
pas un renchérissement équivalent dans l' objet avec
lequel l' échange est consommé ; on peut la concevoir,
et elle a lieu véritablement, sans que ni les services
productifs, ni les produits dont on les achète, ni les
produits dont on achète le produit qui a varié, aient
eux-mêmes changé de prix.
p325
Que si l' on demandait où se puise cette augmentation
de jouissances et de richesses qui ne coûte rien à
personne, je répondrais que c' est une conquête faite
par l' intelligence de l' homme sur les facultés
productrices et gratuites de la nature. Tantôt c' est
l' emploi d' une force qu' on laissait se perdre sans
fruit, comme dans les moulins à eau, à vent, dans les
machines à vapeur ; tantôt c' est un emploi mieux
entendu des forces dont nous disposionsjà, comme
dans les cas où une meilleure canique nous permet de
tirer un plus grand parti des hommes et des animaux.
Un négociant qui, avec le même capital, trouve le
moyen de multiplier ses affaires, ressemble à
l' ingénieur qui simplifie une machine, ou la rend
plus productive.
La découverte d' une mine, d' un animal, d' une plante
qui nous fournissent une utilité nouvelle, ou bien
remplacent avec avantage des productions plus cres
ou moins parfaites, sont des conquêtes dume genre ;
on a perfectionné les moyens de produire, on a obtenu
sans plus de frais des produits supérieurs, et par
conséquent une plus grande dose d' utilité, lorsqu' on a
remplacé la teinture du pastel par l' indigo, le miel
par le sucre, la pourpre par la cochenille.
Dans tous ces perfectionnemens et dans tous ceux que
l' avenir suggèrera, il est à remarquer que les moyens
dont l' homme dispose pour produire, devenant réellement
plus puissans, la chose produite augmente toujours en
quantité, à mesure qu' elle diminue en valeur. On verra
tout à l' heure les conséquences qui dérivent de cette
circonstance.
La baisse réelle peut être générale, et affecter tous
les produits à la fois, comme elle peut être partielle,
et n' affecter que certaines choses seulement. C' est ce
que je tâcherai de faire comprendre par des exemples.
p326
Je supposerai que, dans le temps qu' on était obligé de
faire des bas à l' aiguille, une paire de bas de fil,
d' une qualité donnée, revenait au prix que nous
désignons maintenant par six francs la paire. Ce
serait pour nous la preuve que les revenus fonciers
de la terre où le lin était recueilli, les profits de
l' industrie et des capitaux de ceux qui le cultivaient,
les profits de ceux qui le préparaient et le filaient,
les profits enfin de la personne qui tricotait les bas,
s' élevaient en somme totale à six francs pour chaque
paire de bas.
On invente le tier à bas : dès-lors je suppose qu' on
obtient pour six francs deux paires de bas au lieu
d' une. Comme la concurrence fait baisser le prix
courant au niveau des frais de production, ce prix est
une indication que les frais causés par l' emploi du
fonds, des capitaux et de l' industrie nécessaires pour
faire deux paires de bas, ne sont encore que de six
francs. Avec les mêmes moyens de production, on a donc
obtenu deux choses au lieu d' une.
Et ce qui démontre que cette baisse est réelle, c' est
que tout homme, quelle que soit sa profession, peut
acheter une paire de bas en donnant moitié moins de ses
services productifs. En effet, un capitaliste qui avait
un capital placé à cinq pour cent, était obligé,
lorsqu' il voulait acheter une paire de bas, de donner
le revenu annuel de 120 francs : il n' est plus obligé
de donner que le revenu de 60 francs. Un commerçant à
qui le sucre revenait à deux francs la livre, était
obligé d' en vendre trois livres pour acheter une paire
de bas : il n' est plus obligé d' en vendre qu' une livre
et demie ; il n' a par conséquent fait le sacrifice que
de la moitié des moyens de production qu' il consacrait
auparavant à l' achat d' une paire de bas.
Jusqu' à présent c' est le seul produit qui, dans notre
hypothèse, a baissé. Fesons une supposition pareille
pour le sucre. On perfectionne les relations
commerciales, et une livre de sucre ne coûte plus qu' un
franc au lieu de deux. Je dis que tous les acheteurs de
sucre, en y comprenant même le fabricant de bas, dont
les produits ont baissé aussi, ne seront plus obligés
de consacrer à l' achat d' une livre de sucre, que la
moitié des services productifs par le moyen desquels
ils achetaient le sucre auparavant.
Il est aisé de s' en convaincre. Lorsque le sucre était
à deux francs la livre et les bas à six francs, le
fabricant de bas était obligé de vendre une paire de
bas pour acheter trois livres de sucre ; et comme les
frais de production de cette paire de bas avaient une
valeur de six francs, il achetait
p327
donc en réalité trois livres de sucre au prix de six
francs de services productifs, tout comme le négociant
achetait une paire de bas au prix de trois livres de
sucre, c' est-à-dire de six francs de services
productifs également. Mais quand l' une et l' autre
denrée ont baissé de moitié, il n' a plus fallu qu' une
paire, c' est-à-dire une dépense en frais de
production égale à trois francs, pour acheter trois
livres de sucre, et il n' a plus fallu que trois livres
de sucre, c' est-à-dire, des frais de production égaux
à trois francs, pour acheter une paire de bas.
Or, si deux produits que nous avons mis en opposition,
et que nous avons fait acheter l' un par l' autre, ont
pu baisser tous les deux à la fois, n' est-on pas
autorisé à conclure que cette baisse est réelle,
qu' elle n' est point relative au prix réciproque des
choses, que les choses peuvent toutes baisser à la
fois, les unes plus, les autres moins, et que ce que
l' on paie de moins dans ce cas, ne coûte rien à
personne ?
Voilà pourquoi dans les temps modernes, quoique les
salaires, comparés à la valeur du blé, soient à peu
près les mêmes, les classes pauvres du peuple sont
néanmoins pourvues de bien des utilités dont elles ne
jouissaient pas il y a quatre ou cinq cents ans,
comme de plusieurs parties de leur vêtement et de leur
ameublement, qui ont réellement baissé de prix ; c' est
aussi pourquoi elles sont moins bien pourvues de
certaines autres choses qui ont subi une hausse réelle,
comme de viande de boucherie et de gibier.
Une économie dans les frais de production indique
toujours qu' il y a moins de services productifs
employés pour donner le même produit ; ce qui équivaut
à plus de produit pour les mêmes services productifs.
Il en résulte toujours une augmentation de quantité
dans la chose produite. Il semblerait que cette
augmentation de quantité pouvant n' être pas suivie
d' une augmentation de besoin de la part des
consommateurs, il pourrait
p328
en résulter un avilissement du produit qui en ferait
tomber le prix courant au-dessous des frais de
production, tout amoindris qu' ils pourraient être.
Crainte chimérique ! La moindre baisse d' un produit
étend tellement la classe de ses consommateurs, que
toujours, à ma connaissance, la demande a surpassé ce
que les mes fonds productifs, même perfectionnés,
pouvaient produire ; et qu' il a toujours fallu, à la
suite des perfectionnemens qui ont accru la puissance
des services productifs, en consacrer de nouveaux à
la confection des produits qui avaient baissé de prix.
C' est le phénomène que nous a déjà présenté l' invention
de l' imprimerie. Depuis qu' on a trouvé cette manière
expéditive de multiplier les copies d' un même écrit,
chaque copie coûte vingt fois moins qu' une copie
manuscrite ne coûtait. Il suffirait, pour que la
valeur de la demande s' élevât à la même somme, que le
nombre de livres fût seulement vingtuple de ce qu' il
était. Je croirais être fort en deçà de la vérité en
disant qu' il a centuplé.
De sorte que là où il y avait un volume valant
60 francs, valeur d' aujourd' hui, il y en a cent qui,
étant vingt fois moins chers, valent néanmoins
300 francs. La baisse des prix, qui procure un
enrichissement réel, n' occasionne donc pas une
diminution, me nominale , des richesses.
Par la raison contraire, un renchérissement réel,
provenant toujours d' une moins grande quantité de
choses produites au moyen des mêmes frais de
production (outre qu' il rend les objets de
consommation plus chers par rapport aux revenus des
consommateurs, et par conséquent les consommateurs
plus pauvres), ne compense point par l' augmentation
de prix des choses produites, la diminution de leur
quantité.
Je suppose qu' à la suite d' une épizootie ou d' un
mauvais régime vétérinaire, une race de bestiaux, les
brebis, par exemple, deviennent de plus en plus
rares ; leur prix haussera, mais non pas en proportion
de la réduction de leur nombre : car à mesure qu' elles
renchériront, la demande de cette denrée diminuera.
S' il venait à y avoir cinq fois moins de
p329
brebis qu' il n' y en a ctuellement, on pourrait bien
ne les payer que le double plus cher : or, là où il y
a actuellement cinq brebis produites qui peuvent valoir
ensemble 100 francs à 20 francs pièce, il n' y en
aurait plus qu' une qui vaudrait 40 francs. La
diminution des richesses consistant en brebis, malgré
l' augmentation du prix, serait dans ce cas diminuée
dans la proportion de 100 à 40, c' est-à-dire de plus
de moitié, malgré le renchérissement.
Je vais plus loin, et je dis que la baisse réelle des
prix, même en supposant qu' elle n' entraîne aucune
augmentation dans les quantités produites et
consommées, est un accroissement de richesses pour le
pays, et que cette augmentation peut être évaluée en
valeur échangeable, en argent si l' on veut. Prenons le
me exemple. Après que des causes quelconques ont
maintenu le prix des brebis à 40 francs, supposons
qu' on introduit des races plus fécondes, ou bien qu' on
les soigne plus habilement, ou bien qu' on les nourrisse
à moins de frais, et que, leur valeur diminuant, on
puisse acquérir chaque brebis au prix de 20 francs sans
que la consommation s' en augmente (quelque
invraisemblable que soit cette dernière supposition) ;
qu' en résulte-t-il ? Là où l' on vendait cent brebis
pour 4000 francs, on en vendra, sans perte, le même
nombre pour 2000 francs. Ne voyez-vous pas que les
consommateurs (c' est-à-dire la nation) pensant
2000 francs de moins pour cette consommation, auront
2000 francs à consacrer à une autre ? Or, qu' est-ce
que d' avoir plus d' argent à dépenser, sinon d' être
plus riche ?
Et si l' on était porté à croire qu' une baisse réelle,
c' est-à-dire des services productifs moins chers,
diminuent les avantages des producteurs précisément
autant qu' ils augmentent ceux des acheteurs, on serait
dans l' erreur. La baisse réelle deschoses produites
tourne au profit des consommateurs,
p330
et n' altère point les revenus des producteurs. Le
fabricant de bas, qui fournit deux paires au lieu d' une
pour six francs, a autant de profit sur cette somme
qu' il en aurait eu si c' eût été le prix d' une seule
paire. Le propriétaire foncier reçoit le même fermage
lorsqu' un meilleur assolement multiplie les produits
de sa terre et en fait baisser le prix. Et lorsque,
sans augmenter les fatigues d' un manouvrier, je trouve
le moyen de doubler la quantité d' ouvrage qu' il
exécute, le manouvrier gagne toujours la me journée,
quoique le produit devienne moins cher.
Nous trouvons là-dedans l' explication et la preuve
d' une vérité qu' on ne sentait que bien confusément, et
qui même était contestée par plusieurs sectes et par
un grand nombre d' écrivains : c' est qu' un pays est
d' autant plus riche et mieux pourvu, que le prix des
denrées y baisse davantage.
Mais je suppose qu' on insiste, et que, pour mettre à
l' épreuve la justesse du principe, on pousse la
supposition à l' extrême : si d' économies en
économies , dira-t-on, les frais de production se
duisaient à rien, il est clair qu' il n' y aurait
plus ni rente pour les terres, ni intérêts pour les
capitaux, ni profits pour l' industrie : dès-lors
plus de revenus pour les producteurs . Dans cette
supposition, je dis qu' il n' y aurait plus même de
producteurs. Nous serions, relativement à tous les
objets de nos besoins, comme nous sommes relativement
à l' air, à l' eau, que nous consommons sans que
personne soit obligé de les produire, et sans que nous
soyons obligés de les acheter. Tout le monde est
assez riche pour payer ce que
p331
coûte l' air ; tout le monde serait assez riche pour
payer ce que coûteraient tous les produits
imaginables : ce serait le comble de la richesse. Il
n' y aurait plus d' économie politique ; on n' aurait
plus bsoin d' apprendre par quels moyens se forment
les richesses : on les aurait toutes formées.
Quoiqu' il n' y ait pas de produits dont le prix soit
tombé à rien et ne vaille pas plus que l' eau commune,
il y en a néanmoins dont le prix a éprouvé des baisses
prodigieuses, comme le combustible aux lieux où l' on
a découvert des houillères ; et toute baisse analogue
est sur le chemin de l' état d' abondance complète dont
je viens de parler.
Si diverses choses ont baissé diversement, les unes
plus, les autres moins, il est évident qu' elles ont
varier dans leurs valeurs réciproques. Celle qui a
baissé, comme les bas, a chande valeur relativement
à celle qui n' a pas baissé, comme la viande ; et celles
qui ont baissé autant l' une que l' autre, comme les
bas et le sucre dans notre supposition, quoiqu' elles
aient changé de valeur elle , n' ont pas changé
de valeur relative .
Telle est la différence qu' il y a entre les variations
réelles et les variations relatives. Les premières
sont celles où la valeur des choses change avec les
frais de leur production ; les secondes sont celles où
la valeur des choses change par rapport à la valeur
des autres marchandises.
Les baisses réelles sont favorables aux acheteurs sans
êtrefavorables aux vendeurs, et les hausses réelles
produisent un effet opposé ; mais dans les variations
relatives, ce que le vendeur gagne est perdu par
l' acheteur, et réciproquement. Un marchand qui a dans
ses magasins cent milliers de laines à un franc la
livre, possède cent mille francs : si, par l' effet
d' un besoin extraordinaire, les laines montent à
deux francs la livre, cette portion de sa fortune
doublera ; mais toutes les marchandises appelées à
s' échanger contre de la laine perdront autant de
leur valeur relative que la laine en a gagné. En effet,
celui qui a besoin de cent livres de laine, et qui
aurait pu les obtenir en vendant quatre setiers de
froment, pour cent francs, sera désormais obligé d' en
vendre huit. Il perdra les cent francs que gagnera le
marchand de laine ; la nation n' en sera ni plus
pauvre ni plus riche.
p332
Lorsque de telles ventes ont lieu d' une nation à une
autre, la nation vendeuse de la marchandise qui a
haussé, gagne le montant de l' augmentation, et la
nation qui achète perd précisément autant. Il n' existe
pas, en vertu d' une telle hausse, plus de richesses
dans le monde ; car il faudrait pour cela qu' il y eût
eu quelque nouvelle utilité produite à laquelle ont
mis un prix. Dès-lors il faut bien que l' un perde ce
que l' autre gane ; c' est aussi ce qui arrive dans
toute espèce d' agiotage fondé sur les variations des
valeurs entre elles.
Un jour viendra probablement où les états européens,
plus éclairés sur leurs vrais intérêts, renonceront à
toutes leurs colonies sujettes, et jetteront des
colonies indépendantes dans les contrées équinoxiales
les plus voisines de l' Europe, comme en Afrique. Les
vastes cultures qui s' y feront des denrées que nous
appelons coloniales , les procureront à l' Europe
avec une abondance extrême, et probablement à des prix
très-modiques. Les négocians qui auront des
approvisionnemens faits aux prix anciens perdront sur
leurs marchandises ; mais tout ce qu' ils perdront sera
gagné par les consommateurs, qui jouiront pendant un
temps de ces produits à un prix inférieur aux frais
qu' ils auront occasionnés ; peu à peu les négocians
remplaceront des marchandises chèrement produites,
par des marchandises pareilles provenant d' une
production mieux entendue ;
p333
et les consommateurs jouiront alors d' une douceur de
prix et d' une multiplication de jouissances qui ne
coûtera plus rien à personne : car les marchandises
reviendront moins cher aux négocians, qui les
vendront à plus bas prix ; il en résultera au
contraire un grand développement d' industrie, et de
nouvelles voies ouvertes à la fortune.
Chapitre iii.
Du prix en argent et du prix nominal.
Quand on paie un objet 20 francs, son prix en
argent est 100 grammes à 9 deniers de fin, ou
90 grammes d' argent pur.
Son prix nominal est 20 francs ; c' est le nom
que l' on donne à cette quantité d' argent frappée en
monnaie.
Comme la valeur de la monnaie n' est pas dans le nom,
mais dans la chose qui sert de monnaie, lorsque le
nom vient à changer, le prix nominal change aussi,
quoique le prix en argent ne change pas. à une
certaine époque trois livres tournois contenaient
une once d' argent ; à une autre époque il fallait
six livres tournois de notre monnaie pour faire une
once. Un objet qui coûtait trois livres à la
première époque, etsix livres à la seconde, coûtait
le même prix en argent : nominalement il avait doublé.
Le prix en argent d' une chose dépend du rapport qui
se trouve entre les frais de production de l' argent
et ceux de la chose. Si cinq hectolitres de blé
coûtent cent grammes d' argent, c' est probablement
parce que cent grammes d' argent coûtent autant à
produire que cinq hectolitres de blé ;
p334
car s' ils coûtaient moins, en achetant le blé avec de
l' argent, on l' aurait à moins de frais que le
cultivateur n' en fait pour le produire. Le cultivateur
perdrait à ce marché ; il ne continuerait pas un
tier où il donnerait plus pour recevoir moins.
C' est pour cette raison qu' à mesure que le métal
d' argent est devenu plus abondant et que les frais de
sa production ont diminué, il en a fallu donner une
plus grande quantité pour obtenir une même quantité
de blé.
Et si, comme on a lieu de le croire, le blé a toujours
coûté à peu près les mêmes frais de production, la
quantité d' argent plus grande qu' il a fallu, à
différentes époques, donner pour obtenir une même
quantité de blé, est pour nous une indication de la
dépréciation de l' argent, de ce qu' il a perdu en
valeur réelle.
La dépréciation de l' argent et de l' or depuis
l' antiquité jusqu' à nous, jouant un fort grand rôle
dans l' économie des nations, cherchons à nous en
former quelque idée d' après la quantité qu' ils ont pu
acheter à chaque époque, d' une denrée dont il est
probable que la valeurelle a moins varié que la
plupart des autres. J' ai déjà, d' après cette méthode,
cherché à donner des idées plus exactes de la valeur
de quelques sommes historiques. Elle nous servira en
ce moment à évaluer la perte de valeur que les
taux précieux ont subie jusqu' à nos jours.
La mesure grecque appelée dimne , est, suivant
les antiquaires, égale à 52 litres ; et l' on voit,
dans un plaidoyer demosthènes, que j' ai dé
cité, que le prix ordinaire du blé était de 5 drachmes
pardimne. Or 5 drachmes, suivant les médailles
athéniennes que l' on possède encore, contenaient
1571 sur 2 grains d' argent pur. Par conséquent 52 de
nos litres coûtaient 1571 sur 2 grains d' argent, et
notre hectolitre qui contient cent litres, en coûtait
303.
à Rome, au temps de César, la mesure de blé appelée
modius valait communément trois sesterces, et trois
sesterces, selon les antiquaires, contenaient 23
5 sur 8 grains d' argent fin. Le blé contenu dans un
modius pesait 14 de nos livres de 16 onces ; 14 livres,
poids de marc, s' échangeaient donc commument à Rome
contre 235 sur 8 grains d' argent ; et par conséquent
notre hectolitre de froment, qui pèse 160 livres, se
payait en argent 270 grains, environ un septième de
moins qu' à Athènes, ce
p335
qui peut s' expliquer par les circonstances
particulières aux deux capitales.
Comme il ne peut être question en ceci que
d' approximations, pour avoir le prix du blé en argent
dans l' antiquité, nous prendrons le prix moyen entre
ces deux-là, qui est 289 grains.
Passons au moyen-âge :
Charlemagne fit un réglement qui défendit de jamais
vendre le modius de blé au-dessus de quatre
deniers. Or, le denier de Charlemagne était une
monnaie d' argent du poids de 284 sur 5 grains
d' argent, poids de marc, portant un vingt-quatrième
d' alliage. Mais quelle était la capacité du
modius ? Nous l' ignorons. Ce n' était pas le
modius des romains qui ne pesait que 14 de nos
livres, et qui, taxé à 4 deniers ou 1151 sur 5 grains
d' argent fin, aurait fait revenir le prix de notre
hectolitre à plus de 1200 grains d' argent fin. Ce
n' était pas notre ancien muid de 12 setiers qui pesait
2880 livres ; ce qui aurait réduit le prix en argent
de notre hectolitre à 60 grains.
Cherchons par une autre voie la capacité de ce modius
de Charlemagne.
On voit dans ce même réglement que le pain de froment
est taxé à raison d' un denier pour douze pains, de
deux livres chaque ; ce qui fait un denier pour
24 livres de pain. On sait par l' expérience que le
poids de l' humidité qu' on introduit dans le pain,
balance les frais de panification et leschets de la
mouture. Une livre de pain et une livre de froment vont
ordinairement de pair pour le prix. Or, en même temps
que l' on fixait le prix du pain à un denier les
24 livres, on fixait le prix du froment à 4 deniers
le modius ; le modius devait donc peser, à peu de
chose près, quatre fois 24 livres, ou 96 livres de
poids du temps de Charlemagne, qui équivalent à
72 livres, poids de marc. Telle est la quantité de blé
taxée quatre deniers.
Le denier de Charlemagne pesait 284 sur 5 grains,
dont il faut duire 1 sur 24 d' alliage ; il y reste
donc 273 sur 5 grains d' argent fin. Quatre deniers
par conséquent en contenaient 1102 sur 5. Voilà le
prix en argent de 72 livres de froment, poids de marc.
à ce compte notre hectolitre, qui pèse 160 de ces
livres, aurait coûté 2451 sur 3 grains d' argent fin.
Dans l' antiquité, il en valait 289 ; sous Charlemagne,
245 : on donnait moins d' argen pour la même quantité
de blé ; il sembles-lors que l' argent était devenu
plus précieux. Je ne peux paspondre que cette
p336
différence ne vienne pas en partie de l' imperfection
des bases sur lesquelles nous nous sommes appuyés, à
défaut de meilleures ; néanmoins, après tous les
pillages qui suivirent l' invasion de l' empire romain
et les destructions qui en résultèrent, après
l' abandon probable des mines de l' Attique et de
l' Espagne pendant six ou sept cents ans, après les
spoliations commises par les normands d' un côté et
par les arabes de l' autre, avec laperdition
constante subie par les ustensiles d' argent, l' argent
tombé dans les rivières et dans la mer, celui qui
fut caché sans être retrouvé, etc., peut-on s' étonner
que le métal d' argent fût devenu plus rare et plus
précieux d' un sixième environ ?
Près de 700 ans plus tard, sous Charles Vii, le prix
moyen du blé, suivant Dupré de Saint-Maur, étant de
12 sous 10 deniers le setier, et cette somme contenant
328 grains d' argent fin, l' hectolitre revient à 219
grains ; ce qui est 26 grains de moins encore que sous
Charlemagne, où le même hectolitre valait 245 grains.
Il semble que l' argent est devenu encore un peu plus
rare et plusprécieux. Mais voici le moment où il va
se montrer avec une abondance que rien ne pouvait
faire présager, et produire des effets qui surprenaient
les gouvernemens et le vulgaire, sans que les uns plus
que les autres fussent en état de les expliquer.
L' Arique fut découverte en 1492. Les premières
dépouilles des peuples du Mexique etdu Pérou,
apportées en Europe, y firent paraître des quantités
d' or et d' argent trop peu considérables pour en
affecter sensiblement la valeur durant quelques années,
mais par cela même fort profitables pour les
aventuriers espagnols et leur gouvernement, parce
qu' ils en tirèrent parti au plus haut terme de leur
valeur. Bientôt les entrailles des cordilières furent
déchirées par les malheureuxruviens ; et chaque
année de nouveaux galions, lestés par les trésors du
nouveau-monde, arrivaient dans les ports espagnols,
sans compter ce qui se répandait detaux précieux
par la contrebande.
C' est par les dépenses que firent les conquérans de
ces trésors qu' ils sepandirent dans l' Europe et
dans le monde.
Déjà, en 1514, le setier de blé étant à 26 sous, et
le marc d' argent fin à 12 livres tournois, on donnait
333 grains d' argent pour la quantité de froment
contenue dans ce que nous appelons maintenant un
hectolitre.
p337
En 1536, sous François Ier, le prix du setier étant
de 3 livres 1 sou 11 deniers, et le marc d' argent fin
s' appelant 13 livres tournois, l' hectolitre de froment
se fesait payer 731 grains d' argent pur.
En 1610, année de la mort d' Henri Iv, le prix commun
du blé étant de 8 livres 1 sou 9 deniers, et le marc
d' argent fin se nommant 22 livres tournois,
l' hectolitre de froment valait autant que 1130 grains
d' argent.
En 1640, le prix du setier étant de 12 livres 10 sous,
et le marc d' argent fin contenant 30 livres tournois,
l' hectolitre valait 1280 grains d' argent.
En 1789, le prix commun du setier de blé étant, suivant
Lavoisier, de 24 livres tournois, et le marc d' argent
fin à 54 livres 19 sous, l' hectolitre valait 1342
grains d' argent.
Enfin, en 1820, en supposant le prix commun du blé
froment à 19 francs l' hectolitre, nous trouvons qu' un
hectolitre vaut autant que 1610 grains d' argent fin.
Il semblerait donc que l' argent, à partir du temps
d' Alexandre, a graduellement augmenté de valeur
jusque vers le temps de Charles Vii et de la pucelle
d' Orléans. Cette époque est celle où l' on a donné le
moins de grains d' argent fin pour une même quantité de
froment. à partir de cette époque, on a commencé à en
donner un peu plus ; et, sauf probablement des
oscillations qui nous échappent à cause du peu
d' exactitude qu' on a mise à nous conserver le prix
courant des blés, et les différences de prix d' un lieu
à l' autre, la quantité d' argent offerte pour acheter
du blé a constamment augmen jusqu' à nos jours.
p338
En corrigeant les unes par les autres les données plus
ou moins imparfaites qu' il a été possible de recueillir
sur le prix en argent du blé jusqu' à la fin du
quinzième siècle, nous aurons, pour tous les temps qui
ont précédé la découverte du nouveau-monde, un prix
commun de 268 grains d' argent fin pour l' hectolitre de
froment. Il en faut donner aujourd' hui six fois
autant ; d' où nous pouvons conclure que la valeur
propre de l' argent a décliné dans la proportion de
six à un.
Si, par suite de la dépréciation de l' argent, sa
valeur relativement au blé est devenue six fois
moindre, il ne faut pas croire qu' elle ait changé dans
la même proportion relativement à toutes les autres
marchandises. S' il y en avait qui fussent devenues six
fois moins chères, deme que l' argent, la valeur
relative de l' argent et de ces marchandises-là serait
demeurée la même. C' est ce qui est arrivé au métal
d' or ; car il paraît que l' on donnait autrefois comme
aujourd' hui 15 parties d' argent pur, ou à peu près,
pour une d' or pur : ce qui suffit pour établir que la
dépréciation de l' or a été la même que celle de
l' argent, et que tout ce que j' ai dit du premier de
ces métaux peut aussi s' appliquer au second.
Il est probable qu' il est arrivé quelque chose de
pareil à l' égard des épiceries, que nous tirons des
îles de l' Asie à beaucoup meilleur marc
p339
que ne fesaient les anciens. En supposant que l' on
donne encore, pour avoir une certaine quantité de
poivre, la même quantité d' argent que l' on donnait
anciennement, le poivre est six fois moins cher qu' il
n' était ; car la même quantité d' argent vaut six fois
moins.
La soie a beaucoup plus baissé de prix que l' or et
l' argent. Autrefois, disent les historiens, elle
valait autant que son poids en or. Il est à présumer
qu' ils disent cela de la soie tissue en étoffes que
les romains tiraient de l' orient ; car ils n' avaient
point de manufactures d' étoffes de soie. Aujourd' hui,
pour un kilogramme d' or qui vaut 3400 francs, on
aurait 27 kilogrammes d' étoffes de soie unies ; et
comme l' or a lui-me baissé au sixième de son
ancienne valeur, la multiplication de 27 par 6 nous
montre que les soieries valent chez nous cent
soixante-deux fois moins qu' elles ne valaient chez
les romains ; d' l' on peut conclure le luxe des
personnes qui se montraient à Rome en vêtemens de
soie.
Locke, et après lui les auteurs de la première
encyclopédie, ont évalué différemment la baisse
survenue dans les métaux précieux. Présumant qu' à
l' époque où ils écrivaient il y avait dans la
circulation dix fois plus d' argent qu' avant le
seizième siècle, ils ont cru qu' il fallait
nécessairement en donner dix fois plus pour acheter
les mes marchandises ; et qu' une famille qui aurait
conserla même quantité de vaisselle d' argent, ne
possèderait plus en vaisselle que la dixième partie
de la valeur qu' elle possédait alors. Leur opinion
ne s' accorde pas avec les faits précédens, et c' est,
je crois, parce que ces auteurs méconnaissaient la
source de la valeur. Elle n' est point, ainsi qu' ils
l' imaginaient, dans le rapport qui existe entre les
quantités diverses d' argent que l' on avait à
différentes époques, mais dans le rapport entre la
quantité d' argent que l' on a pu, à différentes
époques, absorber à un certain prix, et la quantité
d' argent que l' on a pu, auxmes époques, apporter
sur le marché à ce prix-là.
Avec quoi le monde paie-t-il les producteurs
d' argent ? Avec d' autres produits. S' il y a eu plus
de métal d' argent offert d' un côté, il y a eu plus
de produits offerts d' un autre. La découverte des
mines et les grands développemens de l' industrie
datent d lame époque, sans que l' on puisse dire
qu' un de ces deux événemens ait dépendu de l' autre.
La chaîne des cordilières n' aurait renferque des
pierres brutes, que les mêmes développemens auraient
probablement eu lieu dans l' industrie du
p340
globe. On aurait seulement donalors, en échange de
la même quantité de métaux précieux, une beaucoup plus
grande quantité de toute espèce de marchandise. Les
produits de l' industrie seraient devenus moins chers
en argent ; ou, ce qui est la même chose, l' argent
serait devenu plus cher, plus précieux, étant payé en
produits.
L' abondance des mines a permis d' en extraire lestaux
précieux avec des frais égaux au sixième seulement de
ce qu' ils coûtaient auparavant ; dès-lors, avec une
me quantité de blé qui est supposée coûter à produire
autant qu' autrefois, on a pu obtenir six fois autant de
taux précieux qu' on en obtenait alors. Car si l' on
n' en avait pas obtenu cette quantité en offrant du blé
en échange, on l' aurait obtenue en consacrant à faire
venir de l' argent, une partie des avances consacrées à
la production du blé. En admettant cette donnée (des
frais de production de l' argent devenus six fois
moindres), la quantité del' argent fût-elle décuple,
fût-elle vingtuple de ce qu' elle était, sa valeur ne
devait pas tomber au dixième, au vingtième de sa valeur
ancienne, mais seulement au sixième.
Nous venons de voir que la valeur propre des métaux
précieux, a toujours été en déclinant depuis la
découverte de l' Amérique jusqu' au commencement de ce
siècle. Il est probable qu' elle continue àcoître
journellement : le prix de toute chose en argent, du
moins en France, ne cesse d' augmenter, si ce n' est
lorsqu' une cause accidentelle, comme une cessation
de guerre, une diminution de droits, un procédé de
production plus expéditif, change cette marche, et
fait baisser le prix réel de certains objets en
particulier, plus que n' augmente leur prix en argent.
p341
Je sais que l' augmentation du loyer des terres, que
l' on remarque généralement, dépend aussi des progrès
qui ont lieu dans les rocédés de culture : le fermier
qui parvient à tirer plus de produits du terrain, peut
en payer un plus gros fermage, et le prix du fonds
lui-même s' en accrt ; mais puisque le prix en argent
de la plupart des autres objets va en augmentant, il
est à psumer qu' une partie au moins du renchérissement
des baux, est due à la dépréciation de l' argent
lui-même ; et comme la me dénomination est
actuellement, du moins en France, en Angleterre, en
Espagne et ailleurs, conservée à la même quantité
d' argent, les variations du prix nominal des choses
donnent assez fidèlement la mesure des variations de
leur prix en argent.
Il ne serait pas sans utilité de pouvoir présager les
volutions futures que subira la valeur des métaux
précieux ; malheureusement une partie des événemens
destinés à influer sur cette valeur, excèdent toute
prévoyance humaine. Quelles nouvelles veines
talliques, quelles nouvelles mines seront
découvertes ? M De Humboldt affirme que l' abondance
de l' argent est telle, dans la chaîne des Andes,
qu' en réfléchissant sur le nombre des gites de minerais
qui sont restés intacts ou qui n' ont été que
superficiellement exploités, on serait tenté de croire
que les européens ont à peine commencé à jouir de
leurs riches produits. D' heureux hasards, des progrès
dans l' art de sonder, peuvent amener des découvertes
capables de produire une révolution comparable à celle
du seizième siècle. Les seuls progrès probables de
l' art d' exploiter les mines peuvent diminuer à un
très-haut point les frais de production. Il paraît,
d' après le même auteur, que dans les mines les plus
riches, des armées de mineurs sont encore occupées à
transporter à dos d' homme le minerai, c' est-à-dire une
matière qui ne contient pas un quart pour cent de
tal ; transport qui pourrait, si les puits et les
galeries étaient bien disposés, être opéré dans des
chariots par des animaux et même par des moteurs
inanimés. Des économies pareilles pourraient avoir
lieu dans presque toutes les autres parties de
l' exploitation, et les frais de production être
considérablement diminués.
On ne doit pas s' imaginer cependant que la valeur du
produit diminuât autant que les frais de production,
surtout si ces frais diminuaient par la découverte de
nouveaux filons d' une puissance extraordinaire. à
mesure
p342
que l' argent baisserait de prix, et que l' on pourrait
en obtenir davantage en donnant en échange moins de
travail et moins de tout autre produit, la demande
qu' on en ferait deviendrait bien plus considérable ;
on en consommerait plus en ustensiles ; il en faudrait
une plus grande quantité pour faire des sommes de
monnaie deme valeur.
Ce n' est pas tout. Les nations qui se croient
complètement civilisées peuvent le devenir davantage ;
une population plus nombreuse, une production plus
active, rendent nécessaire une plus grande quantité
de métaux précieux. Des contrées désertes se
peupleront d' habitans ; des hordes sauvages
deviendront des nations policées ; et le marché qui
absorbe l' or et l' argent, déjà si vaste, deviendra
d' année en année, de siècle en siècle, plus étendu.
Néanmoins ces progrès, faciles à prévoir, peuvent ne
pas marcher d' un pas aussi rapide que la production
des mines. M De Humboldt estime que les mines
unies de l' Arique, de l' Europe et de l' Asie,
fournissent annuellement 19126 kilogrammes d' or pur,
et 869960 kilogrammes d' argent pur. Ces deux
quantités, réduites en notre monnaie, feraient une
somme de 259202888 francs ; d'il convient de
déduire ce qui esttruit tous les ans par la
consommation et par l' usure ; car pour ce qui est des
taux précieux employés pour faire des ustensiles,
ils ne sont pas détruits ; la matière d' un plat
d' argent peut servir à en faire un autre : l' or me
des broderies et des galons se retrouve en partie par
la fonte. En songeant combien les matières d' or et
d' argent sont durables par nature, et combien les
hommes, à quelque titre qu' ils s' en trouvent
possesseurs, sont intéressés à ménager des objets si
précieux, on trouvera peut-être que c' est accorder
beaucoup à la déperdition qui s' en fait annuellement,
que la porter à 59 millions. à ce compte, néanmoins,
chaque année verrait s' accroître de plus de deux cents
millions de francs, la quantité detaux précieux
pandus dans la grande société du genre humain,
quantité que les progrès des diverses nations du globe
devraient absorber chaque année, pour que le prix des
taux précieux ne déclinât pas.
Il paraît que tel n' a pas été le cas, puisqu' ils ont
décliné. Déjà, dans le cours des siècles précédens, le
gouvernement espagnol, tandis qu' il dominait encore
sur le Mexique et le Pérou, a été forcé de baisser
successivement les droits qu' il prélevait sur les
taux précieux. Quand il ne
p343
baissait pas les droits, on abandonnait tantôt une
mine, tantôt une autre ; ce qui prouve que la
circulation ne pouvait pas absorber les supplémens
qui lui étaient offerts au prix où l' impôt les
élevait. Après avoir encore réduit les droits, après
les avoir supprimés tout-à-fait, si les consommateurs
ne voulaient pas payer les frais de production
nécessaires, nous verrions abandonner successivement
les exploitations les plus dispendieuses, et
conserver celles où les frais de production seraient
moindres.
Du reste, quel que soit le gouvernement qui s' y
établira, le Mexique et le Pérou continueront
vraisemblablement à nous fournir nos principaux
approvisionnemens de métaux précieux. L' or et l' argent
sont des marchandises de leur crû ; leurs peuples
sont intéressés à les donner, et nous à les recevoir
en échange de beaucoup d' autres produits que nous
pouvons leur fournir. Plus les péruviens et les
mexicains seront nombreux, libres et civilisés, et
plus ils nous fourniront d' or et d' argent, parce que
les procédés pour exploiter les mines seront alors
chez eux plus perfectionnés, parce qu' ils auront
besoin d' une plus grande quantité de nos produits.
C' est une circonstance favorable que ces deux nations
n' obéissent plus au même gouvernement : leur
concurrence convient au reste de la terre. Si des
troubles politiques doivent troubler encore l' exercice
de l' industrie et les communications du commerce, ces
troubles n' ont qu' un temps ; les nations retombent
toujours sous l' empire de leurs intérêts, et d' autant
plus promptement qu' elles sont plus éclairées et les
comprennent mieux.
Chapitre iv.
De ce qui fait l' importance de nos revenus.
Dans le premier livre de cet ouvrage, j' ai dit
comment les produits sortent des fonds productifs
que nous possédons, c' est-à-dire de nos facultés
industrielles, de nos capitaux et de nos terres.
Ces produits forment le revenu des propriétaires
des fonds, et leur procurent les choses nécessaires
à leur existence, qui ne leur sont pas gratuitement
données par la nature ou par leurs semblables.
Le droit exclusif qu' on a de disposer d' un revenu
naît du droit exclusif qu' on a sur le fonds ; car le
maître du fonds peut le laisser oisif, et détruire
ainsi d' avance le revenu qui peut en provenir.
le droit exclusif sur le fonds n' existe pas, il n' y
a ni fonds, ni revenus ; il n' y a pas de richesses ;
p344
car les richesses sociales sont les biens dont on a
la possession exclusive : or, on n' a rien là où
la possession n' est pas reconnue et garantie, là
la propriété n' existe pas de fait.
Il n' est pas nécessaire, pour étudier la nature et
la marche des richesses sociales, de connaître
l' origine des propriétés, ou leur légitimité. Que le
possesseur actuel d' un fonds de terre, ou celui qui
le lui a transmis, l' aient eu à titre de premier
occupant, ou par une violence, ou par une fraude,
l' effet est le même par rapport au revenu qui sort
de ce fonds.
On peut seulement remarquer que la propriété du fonds
que nous avons nommé facultés industrielles, et la
propriété de ceux qui composent nos capitaux, a
quelque chose de plus incontestable et de plus sacré
que la propriété des fonds de terre. Les facultés
industrielles d' un homme, son intelligence, sa force
musculaire, son adresse, sont des dons que la nature
a faits incontestablement à lui et à nul autre. Et
quant à ses capitaux, à ses accumulations, ce sont
des valeurs qu' il a épargnées sur ses consommations.
S' il les eût consommées, détruites, elles n' auraient
jamais été la propriété de personne ; nul ne peut
donc avoir des droits sur elles. L' épargne équivaut à
la création, et la création donne un droit
incontestable.
Les fonds productifs sont, les uns aliénables comme
les terres, les ustensiles des arts ; les autres non,
comme les facultés personnelles. Les uns peuvent se
consommer, comme les capitaux mobiliers ; les autres
ne peuvent pas se consommer, comme les biens-fonds.
D' autres ne s' aliènent pas, ne se consomment pas, à
proprement parler ; mais ils peuvent se détruire,
comme les talens qui meurent avec l' homme.
Les valeurs mobilières qui servent à la production
sont incessamment consommées et ne demeurent fonds
productifs, ne se perpétuent, que par la reproduction.
La consommation qu' on en fai dans les opérations
productives, n' est qu' une avance.
Quoique les richesses d' un particulier se composent
aussi bien de ses revenus que de ses fonds productifs,
on ne le considère pas comme altérant sa fortune
lorsqu' il consomme ses revenus, pourvu qu' il n' entame
par ses fonds. C' est que les revenus consommés peuvent
être remplacés à mesure, puisque les fonds conservent
à perpétuité, tant qu' ils existent, la faculté de
donner de nouveaux produits.
La valeur courante des fonds productifs susceptibles
de s' aliéner s' établit sur lesmes principes que la
valeur de toutes les autres choses, c' est-à-dire en
proportion de l' offre et de la demande. Il convient
seulement de remarquer que la quantité demandée ne
peut avoir pour motif la
p345
satisfaction qu' on peut tirer de l' usage d' un fonds :
un champ ou une usine ne procurent directement aucune
satisfaction appréciable à leur possesseur ; leur
valeur vient donc de la valeur du produit qui peut en
sortir, laquelle est fondée sur l' usage qu' on peut
faire de ce produit, sur la satisfaction qu' on en
peut tirr.
Et quant aux fonds inaliénables, telsque les facultés
personnelles, comme ils ne peuvent devenir l' objet d' un
échange, leur valeur ne peut de même s' apprécier que
par la valeur qu' ils sont susceptibles de produire.
Ainsi le fonds de facultés industrielles d' où un
ouvrier peut tirer un salaire de trois francs par
jour, ou environ mille francs par an, peut être éval
autant qu' un capital placé à fonds perdu, et
rapportant un revenu comme celui-là.
Après nous être fait des idées générales, et, pour
ainsi dire, superficielles et extérieures, des fonds
et des revenus, si nous voulons pénétrer plus
intimement dans leur nature, nous rencontrerons et nous
surmonterons quelques-unes des principales difficultés
que présente l' économie politique.
Le premier produit d' un fonds productif n' est pas un
produit proprement dit : c' est seulement un service
productif dont nous achetons un produit. Les
produits ne doivent donc être considérés que comme les
fruits d' un échange dans lequel nous donnons des
services productifs pour obtenir des produits.
C' est alors seulement que le revenu primitif paraît
sous la forme de produits ; et si nous échangeons
encore une fois ces premiers produits contre d' autres,
le même revenu se montre sous la forme des nouveaux
produits que ce nouvel échange nous a procurés.
Ainsi, pour fixer nos idées par des images sensibles,
quand un cultivateur retire de sa terre, de son
capital et de son travail, cent setiers de blé, son
premier revenu se compose des services rendus par ces
fonds productifs, et sa production équivaut à un
échange dans lequel il aurait donné les services
rendus par ces fonds productifs et dans lequel il
aurait obtenu les produits qui en sont résultés.
S' il transforme ces mes produits en argent, c' est
toujours le même revenu, mais sous une autre forme.
Cette analyse nous était nécessaire pour parvenir à
connaître la véritable valeur du revenu. Qu' est-ce en
effet que la valeur suivant les définitions déjà
données ? C' est la quantité de toute autre chose ,
qu' on peut obtenir en échange de la chose dont on
veut se faire . Dans cet échange que nous
appelons production, quelle est la chose que nous
donnons ?
p346
Nos services productifs. En quoi consiste leur
importance ? Qu' est-ce qui leur donne la valeur ?
C' est la quantité des produits que nous recevons en
échange, c' est-à-dire la quantité des produits qu' ils
nous procurent. D' après les principes qui déterminent
la valeur des choses, nos services ont donc d' autant
plus de valeur qu' ils nous procurent non des produits
plus chers, mais des produits en plus grande quantité.
Or, des produits reçus en plus grande quantité,
équivalent exactement à des produits qui sont à
meilleur marché par rapport aux services dont ils
sont les résultats. Pour présenter cet effet dans sa
plus grande simplicité, si, possesseur d' un bien de
campagne que je cultive avec mes propres capitaux, je
recueille annuellement pour ma consommation une
colte double, ne suis-je pas plus riche que si je
ne tire de mon bien que la moitié de ce produit ? Et
comme l' importance du revenu fait l' importance du
fonds, mon fonds ou l' ensemble de mes fonds productifs,
c' est-à-dire ma terre, mon capital et mon travail,
n' ont-ils pas pour ainsi dire grandi avec mon revenu,
et ne suis-je pas devenu plus riche ?
C' est ainsi que se rattachent les principes relatifs
aux revenus des particuliers avec la maxime, que les
revenus des nations sont d' autant plus considérables,
que les produits y sont à meilleur marché ; proposition
qui, au premier abord, semble, mais n' est pas
contradictoire avec celle qui fait consister la
richesse dans la valeur des choses qu' on possède. Le
fonds de notre fortune se compose de nos fonds
productifs ; le premier revenu qui en sort, ce sont
les services productifs. Lorsque peu de services
suffisent pour procurer beaucoup de produits, ceux-ci
sont à meilleur marché, non-seulement par rapport aux
services qui les ont créés, mais par rapport aux
revenus des autres particuliers. Or, des produits moins
chers par rapport à tous les revenus, rendent tous les
revenus plus considérables ; car on est d' autant plus
riche que l' on peut acheter plus de choses.
Lesmes principes nous font voir combien on a des
idées peu justes de la richesse respective de deux
nations quand on se contente de comparer la somme de
leurs revenus. La plus riche est celle dont les
revenus peuvent acheter le plus de choses. Son aisance
dépend du rapport de deux quantités qui sont dans la
nation même, et non de deux quantités dont l' une est en
elle-même et l' autre en dehors. Pour avoir, je ne dis
pas une comparaison exacte de l' aisance de deux
nations (comparaison que je crois impossible), mais
une estimation approximative de leur aisance
respective, il faudrait pouvoir comparer la quantité
de produits qu' on peut obtenir
p347
chez l' une et chez l' autre d' une me quantité de
services productifs.
Dans une socié un peu avancée, chaque particulier
consomme beaucoup moins les produits qu' il a créés
que ceux qu' il achète avec ceux qu' il a créés. Ce
qu' il y a de plus important pour chaque producteur,
c' est donc la quantité des produits qui ne sont pas
de sa création, et qu' il pourra obtenir avec ceux
qui sortiront de ses mains. Si mes terres, mes
capitaux et mes facultés sont engagés par exemple,
dans la culture du safran, ma consommation de safran
étant nulle, mon revenu se compose de la quantité de
choses que je pourrai acheter avec ma récolte de
safran ; et cette quantité de choses sera plus
considérable si le safran renchérit, mais aussi le
revenu des acheteurs de safran sera diminué de tout
l' excédant de prix que je parviendrai à leur faire
payer.
L' effet contraire aura lieu si je suis forcé de
vendre mes produits à bas prix. Alors le revenu des
acheteurs evient plus considérable, mais c' est aux
dépens du mien.
Il ne faut pas perdre de vue que lorsque je parle
ici de bas prix, de prix élevé, je n' entends parler
que du rapport entre les produits que l' on vend et
ceux que l' on achète, et nullement du prix en
monnaie qui ne sert que comme un moyen d' évaluer les
uns et les autres, et qui n' a aucune influence sur
l' importance des revenus. Si l' argent est précieux et
cher, on m' en donnera moins pour le produit qui est
de ma création ; mais aussi je n' aurai pas tant à en
donner pour le produit qui doit satisfaire à mes
besoins ; tandis que si je suis obligé de donner
beaucoup du produit que je fais pour recevoir peu de
ceux que je consomme, quelle que soit la valeur de
l' argent, mon revenu est moins considérable.
C' est seulement sous ce rapport que la valeur relative
des produits affecte les revenus des particuliers ;
etles gains qu' un changement accidentel qui survient
dans cette valeur, procure aux uns, est compensé par
la perte qui en résulte pour les autres. Quant au
revenu général de la nation, il n' est affecté que par
un changement dans la quantité de services que je
fournis par rapport à la quantité de produits que
j' obtiens. Quand j' économise sur mes frais de
production, et que je trouve le moyen, par exemple,
de faire venir sur un arpent ce qui en exigeait deux,
de terminer en deux jours ce qu' on ne pouvait exécuter
qu' en quatre, etc., dès ce moment le revenu de la
société est accru de tout ce que j' épargne. Mais au
profit de qui cet accroissement de revenu
tourne-t-il ? à mon profit aussi long-temps que je
ussis à tenir mes procédés secrets ; au profit du
consommateur, lorsque la publicité des procédés me
force, par la concurrence
p348
qu' elle établit, à baisser mon prix au niveau des
frais de production.
Quelles que soient les transformations que les
échanges font subir à la valeur des services
productifs qui composent primitivement tout revenu,
ce revenu est toujours existant jusqu' à ce qu' il
soit détruit par la consommation. Si mon revenu est
le service productif d' une terre, il existe encore
après qu' il est, par la production, changé en sacs de
blé ; il existe encore quand ces sacs de blé sont
changés en écus, quoique l' acheteur de mon blé l' ait
consommé. Mais lorsque j' ai acheté une chose avec ces
écus, et que j' ai consomou fait consommer cette
chose, dès ce moment la valeur qui composait mon
revenu a cessé d' exister ; mon revenu est consommé,
détruit, bien que les écus dans lesquels il a été
passagèrement transformé subsistent encore. Il ne
faut pas croire qu' il soit perdu pour moi seul, et
qu' il continue à exister pour ceux entre les mains de
qui ont passé les écus. Il est perdu pour tout le
monde. Le possesseur des mêmes écus n' a pu les
obtenir qu' au prix d' un autre revenu, ou d' un fonds
dont il a disposé.
Lorsqu' on ajoute à un capital des valeurs qui
proviennent d' un revenu, elles cessent d' exister
comme revenu, et ne peuvent plus servir à la
satisfaction des besoins de leur possesseur ; elles
existent comme capital ; elles sont consommées à la
manière des capitaux, consommation qui n' est qu' une
espèce d' avance dont on est remboursé par la valeur
des produits.
Quand n loue son capital, ou sa terre, ou son temps,
on abandonne au locataire ou entrepreneur, les
services de ces fonds productifs, moyennant une somme
ou une quantité de produits déterminée d' avance. C' est
une espèce de marché à forfait, sur lequel le
locataire peut perdre ou gagner, selon que le revenu
réel (les produits qu' il a obtenus au moyen des fonds
dont on lui a laissé l' usage) vaut moins ou vaut plus
que le prix qu' il en paie. Mais il n' y a pas pour cela
double revenu produit. Quandme un capital prêté à
un entrepreneur, rapporterait à ce dernier 10 pour
cent par an, au lieu de 5 pour cent qu' il paie peut-être
à son prêteur, le revenu provenant du service rendu
par le capital ne serait pas néanmoins de 10 pour
cent ; car ce revenu comprend à la fois une rétribution
pour le service productif du capital, et une autre
rétribution pour le service productif de l' industrie
qui le met en action.
En me résumant, le revenu réel d' un particulier est
proportionné à la quantité de produits dont il peut
disposer, soit directement par ses fonds productifs,
soit après avoir effectué les échanges qui mettent
son revenu primitif sous une forme consommable. Cette
quantité de produits, ou, si
p349
l' on veut, l' utilité qui réside en eux, ne peut être
évaluée que par le prix courant que les hommes y
mettent. C' est en ce sens que le revenu d' une personne
est égal à la valeur qu' elle tire de ses fonds
productifs ; mais cette valeur est d' autant plus
grande par rapport aux objets de sa consommation, que
ceux-ci sont à meilleur marché, puisque alors cette
me valeur la rend maîtresse d' une plus grande
quantité de produits.
Par la me raison, le revenu d' une nation est
d' autant plus considérable que la valeur dont il se
compose (c' est-à-dire la valeur de tous ses services
productifs) est plus grande, et la valeur des objets
qu' il est destiné à acheter plus petite. La valeur
des services productifs est même nécessairement
considérable, quand celle des produits l' est peu ;
car la valeur se composant de la quantité de
choses qu' on peut obtenir dans un échange, les
revenus (les services des fonds productifs de la
nation) valent d' autant plus, que les produits qu' ils
obtiennent sont abondans et à bas prix.
Après les considérations contenues dans ce chapitre
et dans les trois précédens, qui étaient nécessaires
pour fixer nos idées sur les valeurs produites, il
nous reste à comprendre la manière et les proportions
suivant lesquelles elles se distribuent dans la
société.
Chapitre v.
Comment les revenus se distribuent dans la société.
Les raisons qui déterminent la valeur des choses, et
qui agissent de la manière indiquée dans les
chapitres pcédens, s' appliquent indifféremment à
toutes les choses qui ont une valeur, même aux plus
fugitives ; elles s' appliquent par conséquent aux
services productifs que rendent l' industrie, les
capitaux et les terres dans l' acte de la production.
Ceux qui disposent de l' une de ces trois sources de
la production sont marchands de cette denrée que nous
appelons ici services productifs ; les
consommateurs des produits en sont les acheteurs. Les
entrepreneurs d' industrie ne sont, pour ainsi dire,
que des intermédiaires qui réclament les services
productifs nécessaires pour tel produit en proportion
de la demande qu' on fait de ce produit. Le cultivateur,
le manufacturier et le négociant comparent
p350
perpétuellement le prix que le consommateur veut et
peut mettre à telle ou telle marchandise, avec les
frais qui seront nécessaires pour qu' elle soit
produite ; s' ils en décident la production, ils
établissent une demande de tous les services
productifs qui devront y concourir, et fournissent
ainsi une des bases de la valeur de ces services.
D' un autre côté, les agens de la production, hommes
et choses, terres, capitaux, ou gens industrieux,
s' offrent plus ou moins, suivant divers motifs auxquels
nous remonterons dans les chapitres qui suivent, et
forment ainsi l' autre base de la valeur qui s' établit
pour ces mêmes services.
Chaque produit achevé paie, par la valeur qu' il a
acquise, la totalité des services qui ont concouru à
sa création. Plusieurs de ces services ont été
acquittés avant l' achèvement du produit, et il a
fallu que quelqu' un en fît l' avance ; d' autres ont
été acquittés après l' achèvement du produit et sa
vente : dans tous les cas, ils l' ont été avec la
valeur du produit.
Veut-on un exemple de la manière dont la valeur d' un
produit se distribue entre tous ceux qui ont coucouru
à sa production ? Qu' on observe une montre ; qu' on
suive, depuis l' origine, la manière dont on s' est
procuré ses moindres parties, et comment leur valeur
a été acquittée entre les mains d' une foule de
producteurs.
On verra d' abord que l' or, le cuivre et l' acier qui
entrent dans sa composition, ont été achetés à des
exploitateurs de mines, qui ont trouvé dans ce
produit le salaire de leur industrie, l' intérêt de
leurs capitaux, le revenu foncier de leur mine.
Les marchands de métaux qui les ont obtenus de ces
premiers producteurs, les ont revendus à des ouvriers
d' horlogerie ; ils ont ainsi été rembours de leurs
avances, et payés des profits de leur commerce.
Les ouvriers qui dégrossissent les différentes pièces
dont se compose une montre, les ont vendues à un
horloger, qui, en les payant, a remboursé
p351
les avances faites de leur valeur, ainsi que l' intérêt
de ces avances, et acquitté les profits du travail
exécuté jusque-là. Une seule somme égale à ces
valeurs réunies, a suffi pour opérer ce paiement
complexe. L' horloger a fait de même à légard des
fabricans qui lui ont fourni le cadran, le cristal,
etc. ; et, s' il y a des ornemens, à l' égard de ceux
qui lui ont fourni les diamans, les émaux, ou tout
ce qu' on voudra imaginer.
Enfin, le particulier qui achète la montre pour son
usage, rembourse à l' horloger toutes les avances
qu' il a faites, avec leurs intérêts, et, de plus, le
profit de son talent et de ses travaux industriels.
La valeur entière de cette montre s' est, comme on
voit, avant même qu' elle fut achevée, disséminée entre
tous ses producteurs, qui sont bien plus nombreux que
je ne l' ai dit et qu' on ne l' imagine communément, et
parmi lesquels peut se trouver, sans qu' il s' en doute,
celui même qui a acheté la montre et qui la porte dans
son gousset. En effet, ce particulier ne peut-il pas
avoir placé ses capitaux entre les mains d' un
exploitateur de mines, ou d' un commerçant qui fait
arriver les métaux, ou d' un entrepreneur qui fait
travailler un grand nombre d' ouvriers, ou enfin d' une
personne qui n' est rien de tout cela, mais qui a
sous-prêté à l' un de ces gens-là une portion des fonds
qu' il avait pris à intérêt du consommateur de la
montre ?
On a remarqué qu' il n' est point du tout nécessaire que
le produit ait été achevé, pour que plusieurs de ses
producteurs aient pu retirer l' équivalent de la
portion de valeur qu' ils y ont ajoutée ; ils l' ont
me consommée, dans bien des cas, long-temps avant
que le produit fût parvenu à son terme. Chaque
producteur a fait à celui qui l' a précédé, l' avance
de la valeur du produit, la façon comprise qui lui a
été donnée jusque-là. Son successeur dans l' échelle
de la production, lui a remboursé à son tour ce
qu' il a payé, plus la valeur que la marchandise a
reçue en passant par ses mains. Enfin, le dernier
producteur, qui est pour l' ordinaire un marchand en
détail, a été rembour, par le consommateur, de la
totalité de ses avances, plus de la dernière façon
que lui-même a donnée au produit.
Tous les revenus de la société se distribuent de la
me façon.
La portion de la valeur produite que retire par là le
propriétaire foncier, s' appelle profit du fonds de
terre ; quelquefois il abandonne ce profit à un
fermier moyennant un fermage.
La portion retirée par le capitaliste, par celui qui
a fait des avances, quelque petites et quelque courtes
qu' elles aient été, s' appelle profit du capital .
Lorsqu' il ne fait pas valoir par lui-même son
capital, il retire,
p352
sous le nom d' intérêt, le profit que ce capital est
capable de rendre.
La portion retirée par les industrieux se nomme le
profit de l' industrie . Parmi les industrieux, les
uns sont de simples salariés qui reçoivent chaque
jour, chaque semaine, chaque année, d' après une
convention faite d' avance, la part qu' ils ont pu
obtenir des valeurs produites. Les autres sont des
entrepreneurs qui achètent et consomment les services
productifs, et sont remboursés par la vente des
produits, ou des portions de produits, qu' ils ont
entrepris de créer à leurs frais et à leur profit.
Un entrepreneur possède communément en propre le
capital, ou tout au moins une portion du capital qui
sert à ses avances. Aussi les économistes anglais
confondent-ils presque toujours, sous le nom de
profit , le revenu que l' entrepreneur obtient de
son industrie, de son talent, et celui qu' il doit à
son instrument, au capital. Cette analyse imparfaite
jette souvent de l' obscurité dans leurs écrits, et les
empêche de présenter une fidèle image des faits.
p353
Chacun prend ainsi sa part des valeurs produites, et
cette part fait son revenu. Les uns reçoivent ce
revenu par parcelles, et le consomment à mesure.
C' est le plus grand nombre ; presque toute la classe
ouvrière est dans ce cas. Le propriétaire foncier, le
capitaliste, qui ne font pas valoir par eux-mêmes,
reçoivent leur revenu en une seule fois, ou bien en
deux fois, ou en quatre fois chaque année, selon les
conventions qu' ils ont faites avec l' entrepreneur
auquel ils ont prêté leur terre ou leur capital.
Quelle que soit la manière dont le revenu se perçoit,
il est toujours de la même nature, et sa source est
toujours une valeur produite. Si celui qui roit des
valeurs quelconques avec lesquelles il pourvoit à ses
besoins, n' a pas concouru directement ou indirectement
à une production, les valeurs qu' il consomme sont un
don gratuit qu' il a reçu, ou bien une spoliation dont
il est coupable : il n' y a pas de milieu.
C' est de cette manière que la valeur entière des
produits se distribue dans la société. Je dis leur
valeur tout entière ; car si mon profit ne
s' élève qu' à une portion de la valeur du produit
auquel j' ai concouru, le surplus compose le profit de
mes co-producteurs. Un fabricant de drap achète de la
laine à un fermier ; il paie diverses façons
d' ouvriers, et vend le drap qui en provient à un prix
qui lui rembourse ses avances et lui laisse un profit.
Il ne regarde comme un profit, comme servant à
composer le revenu de son industrie, que ce qui lui
reste net , ses déboursés payés ; mais ses
déboursés n' ont été que l' avance qu' il a faite à
d' autres producteurs de diverses portions de revenus
dont il se rembourse sur la valeur brute du drap.
Ce qu' il a payé au fermier pour la laine, était le
revenu du cultivateur, de ses bergers, du propriétaire
de la ferme. Le fermier ne regarde comme produit
net que ce qui lui reste après que ses ouvriers et
son propriétaire sont payés ; mais ce qu' il leur a
payé a été une portion de leurs revenus à eux-mêmes :
c' était un salaire pour l' ouvrier ; c' était un
fermage pour le propriétaire ; c' est-à-dire pour l' un
le revenu qu' il tirait de son travail, et pour l' autre
le revenu qu' il tirait de sa terre. Et c' est la valeur
du drap qui a remboursé tout cela. On ne peut concevoir
aucune portion de la valeur de ce drap, qui n' ait servi
à payer un revenu. Sa valeur tout entière y a été
employée.
p354
On voit par là que ce mot produit net ne peut
s' appliquer qu' aux revenus de chaque entrepreneur
particulier, mais que le revenu de tous les
particuliers pris ensemble, ou de la société, est égal
au produit brut résultant des terres, des
capitaux et de l' industrie de la nation : ce qui ruine
le système des économistes du dix-huitième siècle, qui
ne regardaient comme le revenu de la société, que le
produit net des terres, et qui concluaient que la
société n' avait à consommer qu' une valeur égale à ce
produit net, comme si la société n' avait pas à
consommer tout entière une valeur qu' elle a créée
tout entière.
Et qu' on ne s' imagine pas qu' un revenu, fruit d' une
valeur produite, n' est pas un revenu, parce qu' il a
été consom, parce qu' il a subi sa destinée qui était
de pourvoir aux besoins de la société. S' il n' y avait
de revenus dans une nation que l' excédant des valeurs
produites sur les valeurs consommées, il résulterait de
là une conséquence véritablement absurde : c' est
qu' une nation qui aurait consommé, dans son année,
autant de valeurs qu' elle en aurait produit, n' aurait
point eu de revenu. Un homme qui a dix mille francs de
rente est-il considéré comme n' ayant pas de revenu,
lorsqu' il mange la totalité de ses rentes ?
Tout ce qu' un particulier reçoit des profits de ses
terres, de ses capitaux et de son industrie dans le
courant d' une année, s' appelle son revenu annuel .
La somme des revenus de tous les particuliers dont se
compose une nation, forme le revenu de cette
nation. Il équivaut à la valeur brute de tous ses
produits. Cependant on ne peut y comprendre que le
produit net de son commerce avec l' étranger ; car une
nation relativement à une autre, est dans la
situation d' un particulier avec son voisin. Un
marchand ne gagne pas la valeur entière de la denrée
qu' il vend, mais seulement
p355
l' excédant de ses ventes sur ses achats. De même,
quand la France envoie pour dix mille francs de
soieries au Brésil et qu' elle en reçoit pour douze
mille francs de cotons, on ne saurait compter dans
les productions de la France, tout à la fois les dix
mille francs de soieries et les douze mille francs de
cotons. Les soieries font partie de sa production
manufacturière ; mais une fois qu' on les a envoyées
à l' étranger, elles n' existent plus pour elle. Sa
production commerciale ne consiste donc que dans les
deux mille francs qui forment l' excédant de ses
retours sur ses envois. Ce qu' elle a payé pour les
cotons fait partie des revenus de la nation
brésilienne.
Si tous les peuples de la terre ne formaient qu' une
seule nation, ce que j' ai dit de la production
intérieure d' une seule nation serait vrai pour cette
publique universelle ; ses revenus seraient égaux
à la valeur brute de tous ses produits. Mais du
moment que l' on considère séparément les intérêts de
chaque peuple, il convient d' admettre la restriction
que je viens d' indiquer. Elle nous apprend qu' un
peuple qui importe des marchandises pour une plus
grande valeur qu' il n' en exporte, augmente ses
revenus de tout l' excédant, puisque cet excédant
compose les profits de son commerce avec l' étranger.
Quand une nation exporte pour cent millions de
marchandises, et qu' elle en importe pour cent vingt
millions (ce qui peut fort bien arriver sans qu' il y
ait aucun envoi de numéraire de part ni d' autre),
elle fait un profit de 20 millions, contre l' opinion
de ceux qui croient encore à la balance du commerce.
Quoique beaucoup de produits n' aient pas une longue
durée, et soient consommés avant l' année révolue...
que dis-je ? Soient consommés à l' instant même de
leur production, comme les produits immatériels, leur
valeur n' en fait pas moins partie du revenu annuel
d' un pays. Ne sont-ce pas des valeurs produites
qui ont été consomes pour satisfaire quelques-uns
de nos besoins ? Quelle condition faut-il de plus
pour en faire des revenus ?
Pour évaluer les revenus d' un particulier, d' une
nation, on se sert du même artifice par lequel on
évalue toute autre somme de valeurs qui nous
apparaissent sous des formes diverses, comme une
succession. On
p356
évalue chaque produit séparément en écus. Lorsqu' on
dit, par exemple, que les revenus de la France
s' élèvent à 8 milliards de francs, cela ne signifie
pas que la France produit, par son commerce, des
écus pour une somme de huit milliards. Elle n' importe
peut-être pas de l' argent pour un million, peut-être
pas pour un franc. On entend seulement que tous les
produits de la France, pendant le cours d' une année,
évalués chacun en particulier en argent,
équivaudraient à une somme de 8 milliards de francs.
On n' emploie la monnaie à cette évaluation que parce
que nous sommes habitués à nous faire une idée
approximative de sa valeur, c' est-à-dire de ce qu' on
peut avoir pour une somme d' argentterminée ;
autrement, il vaudrait autant évaluer les revenus de
la France à quatre cent millions d' hectolitres de
blé ; ce qui reviendrait au me, lorsque le froment
est à 20 francs.
La monnaie sert à faire circuler d' une main dans une
autre des valeurs qui sont ou des portions de
revenus ou des portions de capital ; mais elle-même
n' est point un revenu de l' année, parce qu' elle n' est
point un produit de l' année. C' est le produit d' un
commerce plus ou moins ancien. Cet argent circulait
l' année passée, la précédente, le siècle dernier ; il
n' a rien acquis depuis ce temps ; et me si la
valeur de ce métal a décliné, la nation est en perte
sur cette portion de son capital ; comme un gocant
qui aurait ses magasins remplis d' une marchandise
dont le prix déclinerait, verrait diminuer plutôt
qu' augmenter cette portion de sa fortune.
Ainsi, quoique la plupart des revenus, c' est-à-dire,
des valeurs produites, se résolvent pendant un moment
en monnaie, quoiqu' ils puissent être évalués en
monnaie, ce n' est point cette monnaie, ce n' est point
une somme d' argent qui fait le revenu : le revenu
est la valeur avec laquelle on a acheté la somme
d' argent ; et comme cette valeur se trouve fort
passagèrement sous forme de monnaie, les mêmes écus
servent bien des fois dans l' année à payer ou à
recevoir des revenus différens.
Il y a même des portions de revenu qui ne prennent
jamais la forme d' une somme d' argent. Un manufacturier
qui nourrit ses ouvriers, leur paie une portion de
leur salaire en nourriture : ce salaire, qui fait le
principal revenu de l' ouvrier, est acquitté, perçu et
consommé, sans avoir été un seul instant transformé
en monnaie.
Il y a tel cultivateur aux états-Unis et ailleurs,
qui trouve dans le produit de sa ferme, la nourriture,
l' abri, le vêtement de toute sa famille ; il reçoit
tout son revenu en nature et le consomme de même,
sans l' avoir transforen argent.
p357
Cela suffit, je pense, pour mettre en garde contre la
confusion qui pourrait naître de l' argent qu' on tire
de son revenu, avec le revenu lui-même ; et il
demeurera constant que le revenu d' un particulier, ou
d' une nation, n' est point l' argent qu' ils reçoivent
en échange des produits créés par eux, mais bien ces
produits eux-mêmes ou leur valeur, qui est susceptible
de se mettre, par la voie des échanges, sousforme de
sacs d' écus, comme sous toute autre forme quelconque.
Toute valur qu' on reçoit en argent ou autrement, et
qui n' est pas le prix d' un produit créé dans l' année,
ne fait poin partie du revenu de cette année : c' est
un capital, une propriété qui passe d' une main dans
une autre, soit par un échange, par un don, ou par
un héritage. Une portion de capital, une portion de
revenu, peuvent être transmises, payées en effets
mobiliers, en terres, en maisons, en marchandises, en
argent ; la matière n' est pas ce qui nous occupe, et
n' est point ce qui constitue la différence d' un fonds
à un revenu : ce qui fait le revenu, c' est d' être le
sultat, le produit d' un fonds de terre, d' un fonds
capital, ou d' un travail industriel.
On demande quelquefois si la même valeur qu' on a
reçue comme profit, comme revenu de ses terres, de
ses capitaux ou de son industrie, peut servir à former
le revenu d' une autre personne. Quand on a touché cent
écus de son revenu, si, avec cette valeur acquise, on
achète, par exemple, des livres, comment se fait-il
que cette valeur-revenu, transformée en livres, et qui
se consommera sous cette forme, serve pourtant à
composer le revenu de l' imprimeur, du libraire, de
tous ceux qui ont concouru à la confection des livres,
revenu qu' ils consommeront de leur côté ?
Voici la solution de cette difficulté.
La valeur-revenu, fruit de mes terres, de mes capitaux
ou de mon industrie, et que j' ai consommée sous forme
de livres, n' est point la même que celle des livres.
Il y a eu deux valeurs produites : 1 celle qui est
sortie de mes terres, qui a été produite sous forme de
blé par les soins de mon fermier, et qui a été
échangée par celui-ci contre des écus qu' il m' a
apportés ; 2 celle qui résulte de l' industrie et des
capitaux du libraire, et qui a été produite sous forme
de livres. Le libraire et moi nous avons échangé ces
deux valeurs-revenus, et nous les avons consommées
chacun de notre côté, aps leur avoir fait subir les
transformations qui convenaient à nos besoins.
Quant au producteur qui crée un produit immatériel,
comme le médecin,
p358
l' avocat, la valeur qu' ils donnent, leur conseil, est
un produit de leurs connaissances, de leurs talens,
qui sont des fonds productifs ; si c' est un négociant
qui achète ce conseil, le négociant donne en échange un
des produits de son commerce, transformé en argent.
L' un et l' autre ensuite consomment chacun de leur côté
leur propre revenu, mais transformé de la manière qui
leur a le mieux convenu.
Chapitre vi.
Quels genres de production paient plus largement les
services productifs.
La valeur des produits qui, ainsi que nous venons de le
voir, rembourse aux divers producteurs le montant de
leurs avances, et y ajoute commument des profits qui
composent leur revenu, ne fournit pas des profits
également forts dans tous les genres de production.
Telle production procurera au fonds de terre, au
capital, à l' industrie qui s' y sont consacrés, un
pauvre revenu ; d' autres donneront des profits
proportionnellement plus considérables.
Il est vrai que les producteurs cherchent toujours à
placer leurs services productifs dans les emplois
les profits sont meilleurs, et font ainsi baisser par
la concurrence, des prix que la demande tend à
élever ; mais leurs efforts ne peuvent pas toujours
tellement proportionner les services aux besoins,
qu' ils soient, dans tous les cas, également
compensés. Telle industrie est toujours rare dans
un pays où le peuple n' y est pas propre ; bien des
capitaux se trouvent engagés de manière à ne pouvoir
jamais concourir à une autre production que celle à
laquelle ils ont été voués dans l' origine : la terre
enfin peut se refuser à un genre de culture pour les
produits de laquelle il y a beaucoup de demandeurs.
Il est impossible de suivre les variations des profits
dans tous les cas particuliers ; ils peuvent subir des
variations extrêmes en raison d' une découverte
importante, d' une invasion, d' un siége. L' influence de
ces circonstances particulières se combine avec
l' influence des causes générales, mais ne la détruit
pas. Un traité, quelque volumineux qu' on le suppose,
ne saurait prévoir tous les cas particuliers qui
peuvent influer sur la valeur des choses ; mais il
peut assigner les causes générales et celles dont
l' action est constante ; chacun peut ensuite, selon
les cas qui se présentent, apprécier les odifications
qui sont résultées ou qui doivent résulter des
circonstances accidentelles.
p359
Cela pourra paraître extraordinaire au premier abord,
mais on trouveranéralement vrai à l' examen, que
les meilleurs profits ne se font pas sur les denrées
les plus chères et sur celles dont on peut le mieux
se passer, mais bien plutôt sur les plus communes et
les plus indispensables. En effet, la demande de
celles-ci se soutient nécessairement : elle est
commane par le besoin ; elle s' étend même à mesure que
les moyens de production s' étendent ; car c' est
surtout la production des denrées de première
nécessité qui favorise la population. La demande, au
contraire, des superfluités, ne s' élève pas à mesure
que s' étendent les moyens de production de ces mêmes
superfluités ; si une vogue extraordinaire en fait
monter le prix courant fort au-dessus du prix naturel,
c' est-à-dire du montant des frais de production, une
vogue contraire le fait tomber fort au-dessous ; les
superfluités ne sont, pour les riches eux-mêmes, que
d' un besoin secondaire, et la demande qu' on en fait
est bornée par le petit nombre de gens à l' usage de
qui elles sont. Enfin, lorsqu' une cause accidentelle
quelconque force les gens à réduire leurs dépenses,
lorsque des déprédations, des imts, des disettes,
viennent diminuer les revenus de chacun, quelles sont
les penses qu' on supprime les premières ? On
retranche d' abord les consommations dont on peut le
mieux se passer. Cela suffit pour expliquer pourquoi
les services productifs qui se consacrent à la
production des superfluités, sont en général plus
faiblement payés que les autres.
Je dis en général ; car dans une grande capitale,
les besoins du luxe se font sentir plus vivement
que partout ailleurs, où l' on obéit quelquefois avec
plus de soumission aux ridicules décrets de la mode
qu' aux lois éternelles de la nature, et où tel homme
se prive de dîner pour montrer des manchettes brodées,
on cooit que le prix des colifichets puisse
quelquefois payer fort généreusement les mains et les
capitaux qui s' appliquent à leur production. Mais,
excepté dans certains cas, et en balançant toujours
les profits d' une année par ceux d' une autre année et
par les non-valeurs, on a remarqué que les chefs
d' entreprises qui produisent des superfluités, font
les profits les plus médiocres, et que leurs ouvriers
sont les plus médiocrement pas. En Normandie et en
Flandre, les plus belles dentelles sont travaillées
par des gens très-misérables, et les ouvriers qui
fabriquent à Lyon des brocarts d' or sont souvent
tus de guenilles. Ce n' est pas qu' on ne fasse
occasionnellement sur de tels objets des bénéfices
très-considérables : on a vu des manufacturiers
s' enrichir en fabriquant des chapeaux de fantaisie ;
mais si l' on met ensemble tous les profits faits
p360
sur des superfluités, si l' on enduit la valeur des
marchandises qui ne se vendent pas, et celle des
marchandises qui, s' étant bien vendues, ont été mal
payées, on trouvera que ce genre de produits est celui
qui donne au total les profits les plus médiocres. Les
modistes les plus en vogue ont souvent fait
banqueroute.
Les marchandises d' un usage général conviennent à un
plus grand nombre de personnes, et ont cours dans la
plupart des situations de la société. Un lustre ne
peut trouver sa place que dans de grandes maisons,
tandis qu' il n' est si chétif nage où l' on ne trouve
des chandeliers ; aussi la demande des chandeliers
est-elle toujours ouverte, toujours plus active que
celle des lustres, et, même dans le pays le plus
opulent, il se produit pour une valeur bien plus
grande de chandeliers que de lustres.
Les produits dont l' usage est le plus indispensable
sont sans contredit les denrées qui nous servent
d' alimens. Le besoin qu' on en a renaît chaque jour ;
il n' y a pas de professions plus constamment
employées que celles qui s' occupent de notre
nourriture. Aussi, malgré la concurrence, est-ce dans
ces professions que se font les profits les plus
assurés. Les bouchers, les boulangers, les charcutiers
de Paris qui ont quelque esprit de conduite, se
retirent tous plus ou moins promptement avec une
fortune faite. J' ai ouï dire à un homme d' affaires
très-emplo, que la moitié des biens-fonds et des
maisons qui se vendent dans Paris et aux environs,
sont acquis par eux.
Les particuliers et les nations qui entendent leurs
intérêts, à moins qu' ils n' aient des raisons
très-fortes pour en agir autrement, pfèrent, en
conséquence, se livrer à la production de ce que les
marchands appellent les articles courans. M Eden,
qui négocia pour l' Angleterre, en 1786, le traité de
commerce conclu par M De Vergennes, se dirigea
d' après ce principe, lorsqu' il demanda la libre
introduction en France de la faïence commune
d' Angleterre. " quelques misérables douzaines
d' assiettes que nous vous vendrons, disait l' agent
anglais, seront un faibledommagement pour les
magnifiques services de porcelaine de Sèvres que
p361
vous vendrez chez nous. " la vanité des ministres
français y consentit. Bientôt on vit arriver les
faïences anglaises : elles étaient légères, à bon
compte, d' une forme agréable et simple ; les plus
petits ménages s' en procurèrent ; il en vint pour
plusieurs millions, et cette importation s' est
pétée, augmentée chaque année jusqu' à la guerre.
Les envois de porcelaine de Sèvres ont été peu de
chose auprès de cela.
Le débit des articles courans est non-seulement le
plus considérable, il est encore le plus assuré.
Jamais marchand n' a été long-temps embarrassé d' une
provision de toile à faire des draps ou des chemises.
Les exemples que j' ai choisis dans l' industrie
manufacturière ont des équivalôns dans les industries
agricoles et commerciales. Il se produit et se
consomme en Europe pour une valeur bien plus grande
de choux, qu' il ne se consomme d' ananas ; et les
superbes châles de Cachemire sont en France un
objet de commerce bien borné auprès des cotons en
laine qu' on fait venir tous les ans d' outre-mer.
C' est donc un mauvais calcul pour une nation de se
faire marchande d' objets de luxe, et de recevoir en
retour des choses d' une utilité commune. La France
envoie en Allemagne des modes, des colifichets qui
sont à l' usage de peu de personnes, et l' Allemagne
lui fournit des rubans de fil et d' autres merceries,
des limes, des faulx, des pelles et pincettes, et
d' autres quincailleries d' un usage général, et pour
lesquelles il y a jusque dans nos villages des
consommateurs forcés et un marché toujours ouvert.
Aussi, sans les vins, sans les huiles de France,
sans les produits toujours renaissans d' un sol
favorisé de la nature, et quelques autres objets
d' une industrie mieux entendue, la France ferait
avec l' Allemagne moins de profits que l' Allemagne
n' en fait avec elle. On en peut dire autant du
commerce français dans le nord.
Chapitre vii.
Des revenus industriels.
I-des profits de l' industrie en général.
Nous avons vu les motifs qui favorisent la demande des
produits en général. C' est le nombre, c' est la
richesse des consommateurs. En me temps que la
civilisation multiplie leurs besoins, elle étend leurs
facultés. Ils désirent plus vivement et paient mieux
les services
p362
productifs par le moyen desquels on peut obtenir les
produits.
Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que la
demande de certains produits est toujours plus
soutenue que celle de certains autres. Nous en avons
conclu que les services qui se consacrent à ces genres
de production, toutes choses d' ailleurs égales, sont
mieux récompensés que les autres.
Continuant toujours à particulariser davantage, nous
examinerons, dans ce chapitre-ci et dans les suivans,
les cas les profits de l' industrie sont plus ou
moins forts relativement à ceux des capitaux ou des
terres, et réciproquement ; de même que les raisons
qui font que les profits de tel emploi de l' industrie
ou bien des capitaux, ou bien des terres, sont plus
ou moins considérables que les profits de tel autre
emploi.
Et d' abord, comparant les profits de l' industrie avec
ceux des capitaux et des terres, nous trouverons qu' ils
sont plus forts là où des capitaux abondans réclament
une grande quantité de qualités industrielles, comme
c' était le cas en Hollande avant la révolution. Les
services industriels y étaient très-chèrement payés ;
ils le sont encore dans les pays, comme les
états-Unis, la population, et par conséquent les
agens de l' industrie, malgré leur rapide multiplication,
restent en arrière de ce que réclament des terres sans
bornes et des capitaux journellement grossis par une
épargne facile.
La situation de ces pays est en général celle la
condition de l' homme est la meilleure, parce que les
personnes qui vivent des profits de leurs capitaux
et de leurs terres, peuvent mieux supporter la
modicité des profits que ceux qui vivent de leur
industrie seulement. Les premiers, outre la ressource
de consommer leurs fonds au besoin, ont celle
d' ajouter quelques profits industriels à leurs autres
revenus ; tandis qu' il nepend pas d' un homme
industrieux, qui n' est ue cela, de joindre à son
revenu industriel celui des capitaux et des terres
qu' il n' a pas.
Venant ensuite à comparer entre eux les services de
l' industrie, quel que soit le grade où l' on se trouve
placé, nous observerons que les causes qui bornent la
quantité de services industriels mis en circulation
dans chaque genre, peuvent se ranger dans une de ces
trois catégories :
1 ou les travaux de cette industrie entraînent des
dangers, ou simplement des désagrémens ;
2 ou bien ils ne fournissent pas une occupation
constante ;
3 ou bien ils exigent un talent, une habileté, qui ne
sont pas communs.
p363
Il n' y a pas une de ces causes qui ne tende à diminuer
la quantité de travail mis en circulation, dans chaque
genre, relativement à la quantité qu' on en demande, et
par conséquent à élever le taux naturel de ses profits.
à peine a-t-on besoin que des exemples viennent à
l' appui de propositions si évidentes.
Parmi les agrémens ou les désagrémens d' une profession,
il faut ranger la considération ou le mépris qui
l' accompagne. L' honneur est une espèce de salaire qui
fait partie des profits de certaines conditions. Dans
un prix donné, plus cette monnaie est abondante, et
plus l' autre peut être rare, sans que le prix soit
diminué. Smith remarque que le littérateur, le poète,
le philosophe, sont presque entièrement payés en
considération. Soit raison, soit préjugé, il n' en est
pas tout-à-fait ainsi des professions de comédien, de
danseur, et de plusieurs autres. Il faut bien leur
accorder en argent ce qu' on leur refuse en égards. " il
paraît absurde au premier aspect, ajoute Smith, que
l' on dédaigne leur personne et qu' on récompense leurs
talens souvent avec la plus somptueuse
libéralité... etc. "
on objectera peut-être que certaines fonctions
publiques procurent à la fois beaucoup d' honneurs et
beaucoup d' argent ; mais il est évident que les
intérêts des hommes ne sont pas, dans ce cas,
abandonnés à leur cours naturel. C' est le public qui
supporte la dépense des places, mais ce n' est pas le
public qui en fixe le nombre et les émolumens. C' est
le plus souvent un pouvoir plus jaloux de distribuer
des faveurs et d' accroître sa clientelle, que de
nager les intérêts du contribuable. Dans les pays
qui jouissent d' une organisation politique plus
parfaite, où les emplois sont donnés aurite
constaté par un concours équitable, et où les
émolumens ne sont qu' une juste récompense des
services rendus, le public est mieux servi à moins de
frais.
p364
Tout travail qui n' est pas constant est nécessairement
mieux payé ; car il faut qu' on le paie à la fois pour
le moment où il est en exercice, et pour le moment
il attend qu' on ait besoin de lui. Un loueur de
carrosses se fait payer les jours il travaille, plus
que ne sembleraient l' exiger les peines qu' il se donne
et l' intérêt du capital qu' il emploie ; c' est parce
qu' il faut que les jours il travaille, gagnent pour
ceux il ne travaille pas. Il ne pourrait demander
un autre prix sans se ruiner. Le loyer des
travestissemens est fort cher par la même raison : le
carnaval paie pour toute l' année.
Un mauvais dîner coûte fort cher lorsqu' on voyage sur
une route peu fréquentée, parce qu' il faut que
l' aubergiste gagne pour la veille et pour le lendemain.
Quand l' habileté nécessaire pour exercer une
industrie, soit en chef, soit en sous-ordre, ne peut
être le fruit que d' une étude longue et coûteuse, cette
étude n' a pu avoir lieu qu' autant qu' on y a consacré
chaque année quelques avances, et le total de ces
avances est un capital accumulé. Alors le salaire du
travail n' est plus un salaire seulement : c' est un
salaire accru de l' intérêt des avances que cette
étude a exigées ; cet intérêt est même supérieur à
l' intérêt ordinaire, puisque le capital dont il est
ici question est placé à fonds perdu, et ne subsiste
pas au-delà de la vie de l' homme : c' est un intérêt
viager.
Voilà pourquoi tous les emplois de temps et de
facultés qui demandent qu' on ait reçu une éducation
libérale, sont mieux récompensés que ceux
p365
la bonne éducation n' est pas indispensable. Cette
qualité est un capital dont on doit retirer les
intérêts, indépendamment des profits ordinaires de
l' industrie.
S' il y a des faits qui paraissent contraires à ce
principe, on peut les expliquer : les prêtres sont
faiblement payés ; cependant, lorsqu' une religion
repose sur des dogmes très-compliqués, sur des
histoires très-obscures, on ne peut exercer le
ministère religieux sans de longues études et des
exercices multipls ; or, ces études, ces exercices,
ne peuvent avoir lieu sans l' avance d' un capital : il
semble donc qu' il faudrait, pour que la profession
cléricale pût se perpétuer, que le traitement du prêtre
payât l' intérêt du capital, indépendamment du salaire
de sa peine auquel paraissent se borner les profits
du bas clergé, surtout dans les pays catholiques. Mais
qu' on prenne garde que c' est la société qui fait
l' avance de ce capital, en entretenant et endoctrinant
à ses frais des étudians en théologie, pris dans la
classe des paysans et dans les familles qui sont hors
d' état d' élever à leurs frais tous leurs enfans. Alors
le peuple, qui a payé le capital, trouve des gens pour
exercer cette industrie moyennant le simple salaire de
leur travail, ou ce qui est nécessaire pour leur
entretien ; et leur entretien ne comprend pas celui
d' une famille.
Ces diverses considérations ont porté plusieurs auteurs
recommandables à penser qu' en ajoutant aux rétributions
pécuniaires qu' obtiennent les travaux de l' industrie,
les autres avantages qu' ils peuvent procurer, et en
retranchant de ces tributions la valeur des
inconvéniens que les mêmes travaux entraînent, les
profits qu' on peut y faire demeurent égaux entre eux.
Ils se fondent sur ce que l' intérêt personnel excite
tous les hommes à embrasser les occupations qui, au
total, psentent le plus d' avantages ; ils prétendent
que s' il y en avait qui parussent plus favorisées que
les autres, on s' y porterait de préférence, et que la
concurrence les ramènerait au taux commun. Mais dans
la pratique les choses ne s' arrangent pas ainsi. Les
hommes font rarement ce qu' ils veulent. Il y a des
professions qui coûtent constamment la vie à ceux qui
les exercent, comme celles de tailleur de grès,
d' émouleur d' épingles, de vernisseur de faïences : il
semble qu' il faudrait un énorme dédommagement pour un
p366
si grand sacrifice ; cependant ces professions sont à
peine plus lucratives que les autres.
La plupart des hommes embrassent un état par occasion,
suivant les conjonctures, sans avoir pu comparer les
avantages ou les inconvéniens qu' il présente, ou bien
pour obéir aux opinions et me aux préjugés des
personnes de qui leur sort dépend. Ils sont séduits
par des sucs brillans sans avoir pu juger les
circonstances particulières auxquelles on les a dus. Le
penchant de l' homme pour se flatter lui-même, pour
croire que, s' il y a une chance heureuse, elle lui sera
servée, attire vers certaines professions plus de
travaux que les profits qu' on y peut faire ne
sembleraient devoir en appeler.
" dans une loterie équitable, dit l' auteur de la
richesse des nations , les bons billets doivent
gagner tout ce que perdent les billets blancs : dans
untier vingt personnes se ruinent pour une qui
ussit, celle qui réussit devrait gagner seule les
profits de vingt autres. " or, dans beaucoup d' emplois,
on est loin d' être pasuivant ce taux. Le même
auteur croit que, quelque bien payés que soient les
avocats de réputation, si l' on computait tout ce qui
est gagné par tous les avocats d' une grande ville, et
tout ce qui estpensé par eux, on trouverait la
somme du gain de beaucoup inférieure à celle de la
dépense. Si dans cette profession les travailleurs
subsistent, c' est donc aux dépens de quelque autre
revenu qu' ils ont d' ailleurs.
On peut dire la me chose des professions lettrées.
Les encouragemens donnés par la plupart des
gouvernemens aux études classiques, de préférence à
l' acquisition de connaissances plus utiles, comme
seraient les principes élémentaires de la physique,
de la chimie, de la mécanique, et les langues
vivantes, précipitent dans les travaux littéraires et
dans la carrière de l' enseignement, beaucoup plus de
personnes que ce genre d' occupation ne peut en faire
vivre commoment.
On s' écarte donc des notions de l' expérience la plus
commune, quand on prétend qu' au moyen des
compensations, les profits industriels sont les mes
dans tous les cas. Rejeter dans les exceptions les
exemples qui contraient ce système, c' est détruire la
loi qu' on veut établir ; car ces exemples démentent
plus souvent la loi qu' ils ne la confirment ; la règle
alors devient une exception. Mais ce qui ne peut en
aucune manière s' accommoder au système des
compensations, ce sont les immenses disparités
p367
qu' établit dans les profits industriels et dans des
carrières semblables, la différence des talens acquis.
La rareté de certains talens en proportion des
besoins qu' éprouve la société, fait qu' on paie les
services productifs qui en émanent incomparablement
plus cher que d' autres. Chez un peuple nombreux, à
peine y a-t-il deux ou trois personnes capables de
faire un très-beau tableau ou une très-belle statue :
aussi se font-elles payer à peu près ce qu' elles
veulent, si la demande est un peu forte ; et quoiqu' il
y ait sans contredit une portion de leurs profits qui
représente l' intérêt des avances employées à
l' acquisition de leur art, cette portion de profits
est petite relativement à celle qu' obtient leur
talent. Un peintre, undecin, un avocat célèbre, ont
dépensé, soit par eux-mêmes, soit par leurs parens,
trente ou quarante mille francs au plus pour acqurir
le talent qui fonde leur revenu : l' intérêt viager de
cette somme est quatre mille francs au plus ; s' ils
en gagnent trente, leurs qualités industrielles seules
sont paes vingt-six mille francs par année. Et si
l' on appelle biens ou fortune tout ce qui
donne des revenus, on peut évaluer leur fortune à trois
cent mille francs, au denier dix,me quand ils n' ont
pas pour un sou de patrimoine.
Ii-des profits du savant.
Le savant, l' homme qui connaît le parti qu' on peut
tirer des lois de la nature pour l' utilité des hommes,
reçoit une fort petite part des produits de
l' industrie, à laquelle cependant les connaissances
dont il conserve le dépôt et dont il recule les
bornes, contribuent si puissamment. Quand on en
cherche la raison, on trouve (en terme d' économie
politique) que le savant met en quelques instans dans
la circulation une immense quantité de sa marchandise,
et d' une marchandise encore qui s' use peu par
l' usage ; de manière qu' on n' est point obligé d' avoir
recours à lui de nouveau pour en faire de nouvelles
provisions.
On doit souvent les connaissances qui servent de
fondement à une foule de procédés dans les arts, aux
études laborieuses, auxflexions profondes, aux
expériences ingénieuses et délicates, des chimistes,
des physiciens, des mathématiciens les plus éminens.
Or, ces connaissances sont contenues dans un petit
nombre de pages qui, prononcées dans des leçons
publiques ou répandues par la voie de l' impression, se
trouvent jetées dans la circulation en quantité fort
supérieure à la consommation qui peut s' en faire ; ou
plutôt elles s' étedent à volonté sans se consommer,
sans qu' on soit obligé, pour se les procurer, d' avoir
de nouveau recours à ceux de qui elles sont
originairement émanées.
p368
Conformément aux lois naturelles qui déterminent le
prix des services productifs, ces conseils, ces
directions, seront donc diocrement payés,
c' est-à-dire retireront une faible quote-part dans la
valeur des produits auxquels elles auront contribué.
Aussi tous les peuples assez éclairés pour comprendre
de quelle utilité sont les travaux scientifiques,
ont-ils toujours, par des faveurs spéciales et des
distinctions flatteuses, dédommagé les savans du peu
de profits attachés à l' exercice de leur inustrie,
à l' emploi de leurs talens naturels ou acquis.
Quelquefois un manufacturier découvre un procédé, soit
pour donner de plus beaux produits, soit pour produire
plus économiquement des choses déjà connues, et, à la
faveur du secret qu' il en garde, il fait pendant
plusieurs années, pendant sa vie, il lègueme à ses
enfans des bénéfices qui excèdent le taux commun des
profits de son art. Ce manufacturier fait dans ce cas
particulier deux genres d' opérations industrielles :
celle du savant, dont il réserve pour lui seul les
avantages, et celle de l' entrepreneur. Mais il est peu
d' arts où de tels procédés puissent longtemps demeurer
secrets ; ce qui, au reste, est un bonheur pour le
public ; car lorsque la concurrence des producteurs
fait baisser le prix d' un produit, le revenu de ceux
qui le consomment est accru de tout ce qu' ils paiet
de moins pour l' obtenir. Ils appliquent cet excédant à
de nouvelles consommations ; la demande qui se fait des
produits en général devient plus considérable, et la
condition des producteurs est améliorée.
On comprend que je n' ai entendu parler ici que des
revenus qu' on a comme savant. Rien n' empêche qu' un
savant ne soit en même temps propriétaire foncier,
capitaliste, ou chef d' industrie, et qu' il n' ait
d' autres revenus sous ces divers rapports.
Iii-des profits de l' entrepreneur d' industrie.
Comme il est impossible de conduire une entreprise
industrielle sans y employer un capital, les profits
qu' y fait l' entrepreneur comprennent ordinairement les
profits de son industrie et ceux du capital. Une
portion de ce capital lui appartient presque toujours
en propre ; une autre portion est fort souvent
empruntée ; dans tous les cas, que le capital soit
emprunté ou non, le profit qui résulte du service
qu' on en retire, est gagné par l' entrepreneur,
puisqu' il a pris à son compte toutes les chances,
bonnes et mauvaises, de la production. Mais il ne sera
question, dans ce paragraphe, que de la portion de ses
profits qu' il peut devoir à ses facultés industrielles,
c' est-à-dire à son jugement, à ses talens naturels
p369
ou acquis, à son activité, à son esprit d' ordre et de
conduite. Nous verrons plus tard quelle portion de ses
profits l' on peut attribuer aux services productifs
rendus par son capital.
Cette distinction fort délicate est néanmoins
très-elle ; car dans les entreprises où plusieurs
personnes sont intéressées, les unes pour leur
travail, les autres pour leurs capitaux, chacune fait
valoir les avantages que son contingent apporte à
l' entreprise. Les hommes, même lorsqu' ils n' ont pas
analysé leurs droits dans leur détail, savent fort
bien les réclamer dans toute leur étendue.
On peut se rappeler que l' emploi d' un entrepreneur
d' industrie a rapport à la seconde des opérations que
nous avons reconnues être nécessaires pour l' exercice
de toute industrie quelconque ; opération qui consiste
à faire l' application des connaissances acquises, à la
création d' un produit à notre usage. On se rappelle
que cette application est nécessaire dans l' industrie
agricole, comme dans l' industrie manufacturière,
comme dans l' industrie commerciale ; et que c' est en
cela que consiste le travail du fermier ou
cultivateur, du manufacturier et du négociant. C' est
donc la nature des profits de ces trois classes
d' hommes que nous voulons examiner.
Le prix deleur travail est réglé par le rapport qui
se trouve entre la quantité demane de ce genre
de travail d' une part, et la quantité qui en est mise
en circulation, la quantité offerte , d' autre part.
Trois causes principales bornent cette dernière
quantité, et par conséquent maintiennent à un taux
élevé le prix de cette espèce de travail.
C' est ordinairement l' entrepreneur d' une entreprise
industrielle, qui a besoin de trouver les fonds dont
elle exige l' emploi. Je n' en tire pas la conséquence
qu' il faut qu' il soit déjà riche, car il peut exercer
son industrie avec des fonds d' emprunt ; mais il faut
du moins qu' il soit solvable, connu pour un homme
intelligent et prudent, rempli d' ordre et de probité,
et que, par la nature de ses relations, il soit à
portée de se procurer l' usage des capitaux qu' il ne
possède pas par lui-même.
p370
Ces conditions excluent beaucoup de gens du nombre des
concurrens.
En second lieu, ce genre de travail exige des qualités
morales dont la réunion n' est pas commune. Il veut du
jugement, de la constance, la connaissance des hommes
et des choses. Il s' agit d' apprécier convenablement
l' importance de tel produit, le besoin qu' on en aura,
les moyens de production ; il s' agit de mettre en jeu
quelquefois un grand nombre d' individus ; il faut
acheter ou faire acheter des matières premières, réunir
des ouvriers, chercher des consommateurs, avoir un
esprit d' ordre et d' économie, en un mot, le talent
d' administrer. Il faut avoir une tête habituée au
calcul, qui puisse comparer les frais de production
avec la valeur que le produit aura lorsqu' il sera mis
en vente. Dans le cours de tant d' opérations, il y a
des obstacles à surmonter, des inquiétudes à vaincre,
des malheurs à réparer, des expédiens à inventer. Les
personnes chez qui les qualités nécessaires ne se
trouvent as réunies, font des entreprises avec peu de
succès ; ces entreprises ne se soutiennent pas, et
leur travail ne tarde pas à être retiré de la
circulation. Il n' y reste par conséquent que celui qui
peut être continué avec succès, c' est-à-dire avec
capacité. C' est de cette façon que la condition de la
capacité borne le nombre de gens qui offrent le travail
d' un entrepreneur.
Ce n' est pas tout : un certain risque accompagne
toujours les entreprises industrielles ; quelque bien
conduites qu' on les suppose, elles peuvent échouer ;
l' entrepreneur peut, sans qu' il y ait de sa faute, y
compromettre sa fortune, et, jusqu' à un certain point,
son honneur : nouvelle raison qui borne d' un autre
té la quantité de ce genre de services qui est
offerte, et les rend un peu plus chers.
Tous les genres d' industrie n' exigent pas, dans celui
qui les entreprend, la même dose de capacité et de
connaissances. Un fermier qui est un entrepreneur de
culture, n' est pas obligé de savoir autant de choses
qu' ungociant qui trafique avec les pays lointains.
Pourvu que le fermier soit au fait des méthodes
routinières de deux ou trois espèces de cultures, d'
dérive le revenu de sa ferme, il peut se tirer
d' affaire. Les connaissances nécessaires pour
conduire un commerce de long cours, sont d' un ordre
bien plus relevé. Non-seulement il faut connaître la
nature et les qualités des marchandises sur lesquelles
on spécule, mais encore se former une idée de
l' étendue des besoins et des débouchés aux lieux où
l' on se propose de les vendre. Il faut en conséquence
se tenir constamment au courant des prix de chacune
de ces marchandises en différens lieux du monde. Pour
se faire une idée juste de ces prix, il faut connaître
les diverses
p371
monnaies et leurs valeurs relatives, qu' on nomme le
cours des changes . Il faut connaître les moyens de
transport, la mesure des risques qu' ils entraînent, le
montant des frais qu' ils occasionnent ; les usages,
les lois qui gouvernent les peuples avec qui l' on a
des relations ; enfin il faut avoir assez de
connaissance des hommes pour ne point se tromper dans
les confiances qu' on leur accorde, dans les missions
dont on les charge, dans les rapports quelconques
qu' on entretient avec eux. Si les connaissances qui
font un bon fermier sont plus communes que celles qui
font un bon négociant, faut-il s' étonner que les
travaux du premier reçoivent un faible salaire en
comparaison de ceux du second ?
Ce n' est pas à dire que l' industrie commerciale, dans
toutes ses branches, exige des qualités plus rares
que l' industrie agricole. Il y a tel marchand en
détail qui suit par routine, comme la plupart des
fermiers, une marche fort simple dans l' exercice de sa
profession, tandis qu' il y a tel genre de culture qui
demande un soin, une sagacité peu communs. C' est au
lecteur à faire les applications. Je cherche à poser
des principes ; on en peut ensuite tirer une foule de
conséquences plus ou moins modifiées par des
circonstances, qui sont elles-mêmes les conséquences
d' autres principes établis dans d' autres parties de
cet ouvrage. De même, en astronomie, on vous dit que
toutes les planètes décrivent des aires égales dans
unme espace de temps ; mais celui qui veut prévoir
avec quelque exactitude un phénomène en particulier,
doit tenir compte des perturbations qu' elles reçoivent
du voisinage des autres planètes, dont les forces
attractives dérivent d' une autre loi de physique
générale. C' est à la personne qui veut faire
l' application des lois générales à un casterminé,
à tenir compte de l' influence de chacune de celles
dont l' existence est reconnue.
Nous verrons, en parlant des profits de l' ouvrier, quel
avantage donne sur lui au chef d' entreprise la position
de l' un et de l' autre ; mais il est bon de remarquer
les autres avantages dont un chef d' entreprise, s' il
est habile, peut tirer parti. Il est l' intermédiaire
entre toutes les classes de producteurs, et entre
ceux-ci et le consommateur. Il administre l' oeuvre de
la production ; il est le centre de plusieurs
rapports ; il profite de ce que les autres savent et
de ce qu' ils ignorent, et de tous les avantages
accidentels de la production. C' est aussi dans cette
classe de producteurs, quand les événemens secondent
leur habileté, que s' acquièrent presque toutes les
grandes fortunes.
p372
Iv-des profits de l' ouvrier.
Les travaux simples et grossiers pouvant être exécutés
par tout homme, pourvu qu' il soit en vie et en santé,
la condition de vivre est la seule requise pour que de
tels travaux soient mis dans la circulation. C' est
pour cela que le salaire de ces travaux ne s' élève
guère, en chaque pays, au-delà de ce qui est
rigoureusement nécessaire pour y vivre, et que le
nombre des concurrens s' y élève toujours au niveau de
la demande qui en est faite, et trop souvent l' excède ;
car la difficulté n' est pas de naître, c' est de
subsister. Du moment qu' il ne faut que subsister pour
s' acquitter d' un travail, et que ce travail suffit pour
pourvoir à cette subsistance, l' homme capable d' un
semblable travail ne tarde pas à exister.
Il y a cependant ici une remarque à faire. L' homme ne
naît pas avec la taille et la force suffisantes pour
accomplir le travail même le plus facile. Cette
capacité, qu' il n' atteint qu' à l' âge de quinze ou
vingt ans, plus ou moins, peut être considérée comme
un capital qui ne s' est formé que par l' accumulation
annuelle et successive des sommes consacrées à
l' élever. Par qui ces sommes ont-elles été accumulées ?
C' est communément parles parens de l' ouvrier, par des
personnes de la profession qu' il suivra, ou d' une
profession analogue. Il faut donc que, dans cette
profession, les ouvriers gagnent un salaire un peu
supérieur à leur simple existence ; c' est-à-dire
qu' ils gagnent de quoi s' entretenir, et, de plus, de
quoi élever leurs enfans.
Si le salaire des ouvriers les plus grossiers ne leur
permettait pas d' entretenir une famille et d' élever
des enfans, le nombre de ces ouvriers ne
p373
serait pas tenu au complet. La demande de leur travail
deviendrait supérieure à la quantité de ce travail qui
pourrait être mise en circulation ; le taux de leur
salaire hausserait, jusqu' à ce que cette classe fût de
nouveau en état d' élever des enfans en nombre
suffisant pour satisfaire à la quantité de travail
demandé.
C' est ce qui arriverait si beaucoup d' ouvriers ne se
mariaient pas. Un homme qui n' a ni femme ni enfans peut
fournir son travail à meilleur marché qu' un autre qui
est époux et père. Si les célibataires se multipliaient
dans la classe ouvrière, non-seulement ils ne
contribueraient point à recruter la classe, mais ils
empêcheraient que d' autres pussent la recruter. Une
diminution accidentelle dans le prix de la
main-d' oeuvre, en raison de ce que l' ouvrier
libataire pourrait travailler à meilleur marché,
serait suivie plus tard d' une augmentation plus forte,
en raison de ce que le nombre des ouvriers déclinerait.
Ainsi, quand même il ne conviendrait pas aux chefs
d' entreprises d' employer des ouvriers mariés parce
qu' ils sont plus rangés, cela leur conviendrait, dût-il
leur en coûter un peu plus, pour éviter de plus grands
frais de main-d' oeuvre, qui retomberaient sur eux si
la population déclinait.
Ce n' est pas que chaque profession, prise en
particulier, se recrute régulièrement des enfans qui
prennent naissance dans son sein. Les enfans passent
de l' une dans l' autre, principalement des professions
rurales aux professions analogues dans les villes,
parce que les enfans s' élèvent à moins de frais dans
les campagnes ; j' ai seulement voulu dire que la
classe des manouvriers les plus simples, retire
nécessairement, dans les produits auxquels son travail
concourt, une portion suffisante non-seulement pour
exister, mais encore pour se recruter.
Quand un pays décline, quand il s' y trouve moins de
moyens de production, moins de lumières, d' activité ou
de capitaux, alors la demande des travaux grossiers
diminue par degrés ; les salaires tombent au-dessous
du tauxcessaire pour que la classe manouvrière se
perpétue ;
p374
elle décroît en nombre, et les élèves des autres
classes, dont les travaux diminuent dans la même
proportion, refluent dans les classe immédiatement
inférieures. Quand la prospérité augmente, au
contraire, les classes inférieures, non-seulement se
recrutent avec facilité elles-mêmes, mais fournissent
aux classes immédiatement supérieures de nouveaux
élèves, dont quelques-uns, plus heureux et doués de
quelques qualités plus brillantes, prennent un vol
encore plus hardi, et se placent fréquemment dans
les stations les plus élevées de la société.
La main-d' oeuvre des gens qui ne vivent pas
uniquement de leur travail, est moins chère que celle
des ouvriers en titre. Ils sont nourris ; le prix
de leur travail n' est donc point, pour eux, réglé sur
la nécessité de vivre. Il y a telle fileuse dans
certains hameaux, qui ne gagne pas la moitié de sa
dépense, bien que sa dépense soit modique ; elle est
re ou fille, soeur, tante ou belle-re d' un
ouvrier qui la nourrirait quand même elle ne
gagnerait absolument rien. Si elle n' avait que son
travail pour subsister, il est évident qu' il
faudrait qu' elle en doublât le prix ou qu' elle
mourût de faim ; en d' autres termes, que le travail
fût payé le double ou n' eût pas lieu.
Ceci peut s' appliquer à tous les ouvrages des femmes.
En général, ils sont fort peu payés, par la raison
qu' un très-grand nombre d' entre elles sont soutenues
autrement que par leur travail, et peuvent mettre
dans la circulation le genre d' occupations dont elles
sont capables, au-dessous du taux le fixerait
l' étendue de leurs besoins.
On en peut dire autant du travail des moines et des
religieuses. Dans les pays où il y en a, il est fort
heureux pour les vrais ouvriers qu' il ne se fabrique
que des futilités dans les cloîtres ; car s' il s' y
fesait des ouvrages d' une industrie courante, les
ouvriers dans le même genre qui ont une famille à
soutenir, ne pourraient point donner leur ouvrage
à si bas prix sans périr de besoin.
Le salaire des ouvriers de manufactures est souvent
plus fort que celui des ouvriers des champs ; mais
il est sujet à des vicissitudes fâcheuses. Une
guerre, une loi prohibitive, en fesant cesser tout
à coup certaines demandes, plonge dans la détresse
les ouvriers qui étaient occupés à les satisfaire.
Un simple changement de mode devient une fatalité
pour des classesentières. Les cordons de souliers
substitués aux boucles, plongèrent dans la
désolation les villes de Sheffield et de Birmingham.
p375
Les moindres variations dans le prix de la
main-d' oeuvre la plus commune, ont de tout temps é
regardées avec raison comme de très-grands malheurs.
En effet, dans un rang un peu supérieur en richesse
et en talens (qui sont une espèce de richesse), une
baisse dans le taux des profits oblige à des
retranchemens dans les dépenses, ou tout au plus
entraîne la dissipation d' une partie des capitaux
que ces classes ont ordinairement à leur disposition.
Mais dans la classe dont le revenu est de niveau
avec le rigoureux nécessaire, une diminution de
revenu est un arrêt de mort, sinon pour l' ouvrierme,
au moins pour une partie de sa famille.
Aussi a-t-on vu tous les gouvernemens, à moins qu' ils
ne se piquent d' aucune sollicitude, venir à l' appui
de la classe indigente, quand un énement subit a
fait tomber accidentellement le salaire des travaux
communs au-dessous du taux nécessaire pour l' entretien
des ouvriers. Mais trop souvent les secours n' ont pas
pondu dans leurs effets aux vues bienfesantes des
gouvernemens, faute d' un juste discernement dans le
choix des secours. Quand on veut qu' ils soient
efficaces, il faut commencer par chercher la cause de
la chute du prix du travail. Si elle est durable de
sa nature, les secours pécuniaires et passagers ne
redient à rien : ils ne font que reculer l' instant
de la désolation. La découverte d' un procédé inconnu,
une importation nouvelle, ou bien l' émigration d' un
certain nombre de consommateurs, sont de ce genre.
Alors on doit tâcher de fournir aux bras désemployés
une nouvelle occupation durable, favoriser de
nouvelles branches d' industrie, former des
entreprises lointaines, fonder des colonies, etc.
Si la chute de la main-d' oeuvre est de nature à ne pas
durer, comme celle qui peut être le résultat d' une
bonne ou d' une mauvaise colte, alors on doit se
borner à accorder des secours aux malheureux qui
souffrent de cette oscillation.
Un gouvernement ou des particuliers bienfesans avec
légèreté, auraient le regret de ne point voir leurs
bienfaits répondre à leurs vues. Au lieu de prouver
cela par le raisonnement, j' essaierai de le faire
sentir par un exemple.
Je suppose que dans un pays de vignobles les tonneaux
se trouvent si abondans, qu' il soit impossible de les
employer tous. Une guerre, ou bien une loi contraire
à la production des vins, ont déterminé plusieurs
propriétaires de vignobles à changer la culture de
leurs terres ; telle est la cause durable de la
surabondance du travail de tonnellerie mis en
circulation. On ne tient pas compte de cette cause ;
on vient au secours des ouvriers
p376
tonneliers, soit en achetant sans besoin des tonneaux,
soit en leur distribuant des secours à peu près
équivalens aux profts qu' ils avaient coutume de
faire. Mais des achats sans besoins, des secours, ne
peuvent pas se perpétuer ; et, au moment où ils
viennent à cesser, les ouvriers se trouvent exactement
dans la me positioncheuse d' l' on a voulu les
tirer. On aura fait des sacrifices, des dépenses, sans
aucun avantage, si ce n' est d' avoir un peu différé le
désespoir de ces pauvres gens.
Par une supposition contraire, la cause de la
surabondance des tonneaux est passagère ; c' est, par
exemple, une mauvaise récolte. Si, au lieu de procurer
des secours passagers aux feseurs de tonneaux, on
favorise leur établissement en d' autres cantons, ou
leur emploi dans quelque autre branche d' industrie, il
arrivera que l' année suivante, abondante en vins, il y
aura disette de tonneaux ; leur prix sera exorbitant,
il sera réglé par la cupidité et l' agiotage ; et comme
la cupidité et l' agiotage ne peuvent pas produire des
tonneaux quand les moyens de production de cette
denrée sont détruits, une partie des vins pourra
demeurer perdue faute de vases. Ce n' est que par une
nouvelle commotion et à la suite de nouveaux
tiraillemens, que leur fabrication se remontera au
niveau des besoins.
On voit qu' il faut changer de remède suivant la cause
du mal, et par conséquent connaître cette cause avant
de choisir le rede.
J' ai dit que ce qu' il fallait pour vivre, était la
mesure du salaire des ouvrages les plus communs, les
plus grossiers ; mais cette mesure est très-variable :
les habitudes des hommes influent beaucoup sur
l' étendue de leurs besoins. Il ne me paraît pas assuré
que les ouvriers de certains cantons de France pussent
vivre sans boire un seul verre de vin. à Londres, ils
ne sauraient se passer de bière ; cette boisson y est
tellement de première nécessité, que les mendians vous
y demandent l' aumône pour aller boire un pot de bière,
comme en France pour avoir un morceau de pain ; et
peut-être ce dernier motif, qui nous semble fort
naturel, paraît-il impertinent à un étranger qui
arrive pour la première fois d' un pays où la classe
indigente peut vivre avec des patates, du manioc, ou
d' autres alimens encore plus vils.
La mesure de ce qu' il faut pour vivre dépend donc en
partie des habitudes du pays où se trouve l' ouvrier.
Plus la valeur de sa consommation est petite, et plus
le taux ordinaire de son salaire peut s' établir bas,
plus les produits auxquels il concourt sont à bon
marché. S' il veut améliorer son sort et élever ses
salaires, le produit auquel il concourt rencrit, ou
bien la part des autres producteurs diminue.
p377
Il n' est pas à craindre que les consommations de la
classe des ouvriers s' étendent bien loin, grâce au
désavantage de sa position. L' humanité aimerait à les
voir, eux et leur famille, vêtus selon le climat et
la saison ; elle voudrait que dans leur logement ils
pussent trouver l' espace, l' air et la chaleur
nécessaires à la santé ; que leur nourriture fût
saine, assez abondante, et même qu' ils pussent y
mettre quelque choix et quelque variété ; mais il est
peu de pays où des besoins si modérés ne passent pour
excéder les bornes du strict nécessaire, et où par
conséquent ils puissent être satisfaits avec les
salaires accoutumés de la dernière classe des
ouvriers.
Ce taux du strict nécessaire ne varie pas uniquement
à raison du genre de vie plus ou moins passable de
l' ouvrier et de sa famille, mais encore à raison de
toutes lespenses regardées comme indispensables
dans le pays où il vit. C' est ainsi que nous mettions
tout à l' heure au rang de ses dépenses nécessaires
celle d' élever ses enfans ; il en est d' autres moins
impérieusement commandées par la nature des choses,
quoiqu' elles le soient au me degré par le sentiment :
tel est le soin de vieillards. Dans la classe
ouvrière il est trop négligé. La nature, pour
perpétuer le genre humain, ne s' en est rapporté qu' aux
impulsions d' un appétit violent et aux sollicitudes de
l' amour paternel ; les vieillards dont elle n' a plus
besoin, elle les abandonne à la reconnaissance de
leur postérité, après les avoir rendus victimes de
l' imprévoyance de leur jeune âge. Si les moeurs d' une
nation rendaient indispensable l' obligation de
préparer, dans chaque famille, quelque provision pour
la vieillesse, comme elles en accordent en général à
l' enfance, les besoins de première nécessité étant
ainsi un peu plus étendus, le taux naturel des plus
bas salaires serait un peu plus fort. Aux yeux du
philanthrope, il doit paraître affreux que cela ne
soit pas toujours ainsi ; il mit en voyant que
l' ouvrier, non-seulement ne prévoit pas la vieillesse,
mais qu' il ne prévoit pasme les accidens, la
maladie, les infirmités. se trouvent des motifs
d' approuver, d' encourager ces associations de
prévoyance où les ouvriers déposent chaque jour un
très-petite épargne pour s' assurer une somme au
moment où l' âge ou bien des infirmités inattendues,
viendront les priver des ressources de leur travail.
Mais il faut, pour que de telles associations
ussissent,
p378
que l' ouvrier considère cette précaution comme
d' absolue nécessité ; qu' il regarde l' obligation de
porter ses épargnes à la caisse de l' association, comme
aussi indispensable que le paiement de son loyer ou de
ses impositions : il en résulte alors un taux
nécessairement un peu plus élevé dans les salaires pour
qu' ils puissent suffire à ses accumulations ; ce qui
est un bien.
Il est fâcheux que les lois, qui devraient favoriser
l' épargne, lui soient contraires quelquefois, comme
lorsqu' elles mettent les loteries au nombre des
ressources habituelles du fisc, et ouvrent dans toutes
les rues des bureaux où des chances très-séduisantes,
mais trompeuses, sont offertes aux plus petites mises,
et attirent ainsi chaque année au fisc, c' est-à-dire
à la destruction, des millions qui pourraient
s' accumuler etpandre l' aisance et la consolation
sur les vieux jours de l' ouvrier.
Une politique coupable, qui, dans le but d' étourdir
le peuple sur son sort, l' excite à porter dans les
tavernes ce qu' il pourrait mettre de côté, n' est pas
moins contraire à son bien-être. Les vains et
dispendieux amusemens des riches ne peuvent pas toujours
se justifier aux yeux de la raison ; mais combien ne
sont pas plus désastreuses les folles dissipations du
pauvre ! La joie des indigens est toujours assaisonnée
de larmes, et les orgies de la populace sont des
jours de deuil pour le philosophe.
Indépendamment des raisons exposées au paragraphe
précédent et dans celui-ci, et qui expliquent pourquoi
les gains d' un entrepreneur d' industrie (même de celui
qui ne fait aucun profit comme capitaliste) s' élèvent
en général plus haut que ceux d' un simple ouvrier, il
en est encore d' autres, moinsgitimes sans doute dans
leur fondement, mais dont il n' est pas permis de
connaître l' influence.
Les salaires de l' ouvrier se règlent contradictoirement
par une convention faite entre l' ouvrier et le chef
d' industrie : le premier cherche à recevoir le plus, le
second à donner le moins qu' il est possible ; mais dans
cette espèce de débat, il y a du côté du maître un
avantage indépendant de ceux qu' il tient déjà de la
nature de ses fonctions. Le maître et l' ouvrier ont
bien également besoin l' un de l' autre, puisque l' un
ne peut faire
p379
aucun profit sans le secours de l' autre ; mais le
besoin du maître est moins immédiat, moins pressant.
Il en est peu qui ne pussent vivre plusieurs mois,
plusieurs années même, sans faire travailler un seul
ouvrier ; tandis qu' il est peu d' ouvriers qui pussent,
sans être réduits aux dernières extrémités, passer
plusieurs semaines sans ouvrage. Il est bien difficile
que cette différence de position n' influe pas sur le
réglement des salaires.
M De Sismondi, dans un ouvrage publié depuis la
troisième édition de celui-ci, propose quelques moyens
législatifs d' améliorer le sort de la classe ouvrière.
Il part de ce principe que le bas salaire des ouvriers
tourne au profit des entrepreneurs qui les font
travailler ; de là il conclut que ce n' est pas la
société qui doit, dans leur détresse, prendre soin des
ouvriers, mais les entrepreneurs qui les emploient. Il
veut qu' on oblige les propriétaires terriens et les
gros fermiers à entretenir en tout temps les ouvriers
des champs, et qu' on oblige les manufacturiers à
entretenir ceux qui travaillent en ateliers. En même
temps, pour que lacurité qui résulterait dans
l' esprit des ouvriers de la certitude d' un entretien
suffisant et d' eux-mêmes et de leurs enfans, ne les
multipliât pas outre mesure, il accorde aux
entrepreneurs qui en auraient la charge, le droit de
permettre et d' empêcher leurs mariages.
Ces propositions, dictées par une louable
philanthropie, ne me semblent pas admissibles dans la
pratique. Ce serait renoncer à tout respect de la
propriété, que de grever une partie de la société de
l' entretien d' une autre classe, et de la contraindre
à payer une main-d' oeuvre lorsque aucun produit ne
peut la rembourser ; et ce serait la violer bien plus
encore que d' attribuer à qui que ce fût un droit sur
la personne d' autrui, qui est la plus sacrée de toutes
les propriétés. En interdisant toujours plus ou moins
arbitrairement le mariage des uns, on rendrait plus
prolifique le mariage des autres. D' ailleurs, il n' est
pas vrai que ce soient les entrepreneurs d' industrie
qui profitent des bas salaires. Les bas salaires, par
suite de la concurrence, font baisser le prix des
produits auxquels l' ouvrier travaille ; et ce sont
les consommateurs des produits, c' est-à-dire la
société tout entière, qui profitent de leur bas prix.
Si donc, par suite de ces bas prix, les ouvriers
indigens tombent à sa charge, elle en est indemnisée
par la moindre dépense qu' elle fait sur les objets de
sa consommation.
Il est des maux qui résultent de la nature de l' homme
et des choses. L' excès de la population par-dessus les
moyens de subsistance, est de ce
p380
nombre. Ce mal, toute proportion gardée, n' est pas
plus considérable dans une société civilisée que chez
les peuplades sauvages. En accuser l' état social est
une injustice ; se flatter qu' on pourra s' en affranchir
est une illusion ; travailler à l' atténuer est une
noble occupation : mais il ne faut pas chercher des
redes qui ne remédieraient à rien ou qui auraient
des inconvéniens pires que le mal.
Sans doute le gouvernement, lorsqu' il le peut sans
provoquer aucun désordre, sans blesser la liberté des
transactions, doit protéger les intérêts des ouvriers,
parce qu' ils sont moins que ceux des maîtres protégés
par la nature des choses ; mais, en même temps, si le
gouvernement est éclairé, il se mêlera aussi peu que
possible des affaires des particuliers, pour ne pas
ajouter aux maux de la nature ceux qui viennent de
l' administration.
Ainsi, il protégera les ouvriers contre la collusion
des maîtres, non moins soigneusement qu' il protégera
les maîtres contre les complots des ouvriers. Les
maîtres sont moins nombreux, et leurs communications
plus faciles. Les ouvriers, au contraire, ne peuvent
guère s' entendre sans que leurs ligues aient l' air
d' une révolte que la police s' empresse toujours
d' étouffer. Le système qui fonde les principaux gains
d' une nation sur l' exportation de ses produits, est
me parvenu à faire considérer les ligues des ouvriers
comme funestes à la prospérité de l' état, en ce qu' elles
entraînent une hausse dans le prix des marchandises
d' exportation, laquelle nuit à la préférence qu' on
veut obtenir sur les marchés de l' étranger. Mais
quelle prospérité que celle qui consiste à tenir
misérable une classe nombreuse dans l' état, afin
d' approvisionner à meilleur marché des étrangers qui
profitent des privations que vous vous êtes imposées !
On rencontre des chefs d' industrie qui, toujours prêts
à justifier par des argumens les oeuvres de leur
cupidité, soutiennent que l' ouvrier mieux payé
travaillerait moins, et qu' il est bon qu' il soit
stimulé par le besoin. Smith, qui avait beaucoup vu
et parfaitement bien observé, n' est pas de leur avis.
Je le laisserai s' expliquer lui-même.
" une récompense libérale du travail, dit cet auteur,
en même temps qu' elle favorise la propagation de la
classe laborieuse, augmente son industrie, qui,
semblable à toutes les qualités humaines, s' accroît
par la valeur des encouragemens qu' elle reçoit... etc. "
p381
v-de l' indépendance née chez les modernes des
progrès de l' industrie.
L' économie politique a été la même dans tous les
temps. me aux époques les principes en étaient
connus, ils agissaient de la manière exposée dans
cet ouvrage ; des causes pareilles étaient toujours
suivies de résultats semblables : Tyr s' enrichissait
par les mes moyens qu' Amsterdam. Mais ce qui a
beaucoup changé à la suite des développemens de
l' industrie, c' est l' état des sociétés.
Les peuples anciens n' étaient pas, dans l' industrie
agricole, inférieurs aux modernes à beaucoup près
autant que dans les autres arts industriels. Or,
comme les produits de l' agriculture sont les plus
favorables à la multiplication de l' espèce humaine,
il y avait chez eux beaucoup plus d' hommes inoccupés
que chez nous. Ceux qui n' avaient que peu ou point
de terres, ne pouvant vivre de l' industrie et des
capitaux qui leur manquaient, et trop fiers pour
exercer auprès de leurs concitoyens des emplois
serviles qu' on abandonnait aux esclaves, vivaient
d' emprunts qu' ils étaient toujours hors d' état
d' acquitter, et réclamaient des partages de biens dont
l' exécution n' était pas praticable. Il fallait, pour
les satisfaire, que les hommes les plus considérables
de chaque nation les conduisissent à la guerre, et, de
retour dans la cité, les entretinssent au moyen des
dépouilles conquises sur l' ennemi, ou à leurs propres
dépens. De là les troubles civils qui agitaient les
nations de l' antiquité ; de là leurs guerres
perpétuelles ; de là le trafic des votes ; de là ces
nombreuses clientelles d' un Marius et d' un Sylla,
d' un Pompée et d' un César, d' un Antoine et d' un
Octave ; jusqu' à ce qu' enfin le peuple romain tout
entier ait formé la cour d' un Caligula, d' un
Héliogabale et de beaucoup d' autres monstres qui
étaient obligés de le nourrir en l' opprimant.
Le sort des villes industrieuses, de Tyr, de
Corinthe, de Carthage, n' tait pas tout-à-fait le
me ; mais elles devaient succomber devant des
guerriers moins riches qu' elles, plus aguerris, et
qui obéissaient à l' impulsion
p382
du besoin. La civilisation et l' industrie devinrent
toujours la proie de la barbarie et de la pauvreté,
jusqu' à ce qu' enfin Rome elle-même disparut devant
les goths et les vandales.
L' Europe, replongée dans la barbarie au moyen âge,
éprouva un sort plus triste encore, mais analogue à
celui des premiers temps de la Grèce et de l' Italie.
Chaque baron ou grand propriétaire avait, sous
différentes dénominations, une clientelle d' hommes qui
vivaient sur leurs domaines, et suivaient leurs
drapeaux dans les guerres intestines et dans les
guerres étrangères.
J' entreprendrais sur lache de l' historien, si je
signalais les causes qui ont graduellementveloppé
l' industrie depuis ces temps de barbarie jusqu' à
nous ; mais je ferai seulement remarquer le changement
notable qui s' est opéré, et les suites de ce
changement. L' industrie a fourni à la masse de la
population les moyens d' exister sans être dépendante
des grands propriétaires, et sans les menacer
perpétuellement. Cette industrie s' est alimentée des
capitaux qu' elle-même a su accumuler. Dès-lors plus de
clientelles : le plus pauvre citoyen a pu se passer
de patron, et se mettre, pour subsister, sous la
protection de son talent. De là la constitution de
la société dans les temps modernes, où les nations
se maintiennent par elles-mêmes, et où les
gouvernemens tirent de lurs sujets les secours qu' ils
leur accordaient jadis.
Les sucs obtenus par les arts et par le commerce
ont fait sentir leur importance. On n' a plus fait la
guerre pour se piller et détruire les sources
mes de l' opulence ; on s' est battu pour se les
disputr. Depuis deux siècles, toutes les guerres qui
n' ont pas eu pour motif une puérile vanité, ont eu
pour objet de s' arracher une colonie ou bien une
branche de commerce. Ce ne sont plus des barbares qui
ont pillé des nations industrieuses et civilisées ; ce
sont des nations civilisées qui ont lutté entre elles,
et celle qui a vaincu s' est bien gardée de détruire les
fondemens de son pouvoir en dépouillant le pays
conquis. L' invasion de la Grèce par les turcs, au
quinzième siècle, paraît devoir être le dernier
triomphe de la barbarie sur la icilisation. La portion
industrieuse et civilisée du globe est heureusement
devenue trop considérable par rapport à l' autre, pour
malheur. Les progrès mêmes de l' art de la guerre ne
permettent plus aucun succès durable à des barbares.
Les instrumens de la guerre exigent le développement
d' une industrie très-perfectionnée. Des armées beaucoup
plus nombreuses que celles qu' on levait autrefois, ne
peuvent se recruter qu' au moyen d' une
p383
population considérable ; et les seuls pays civilisés
peuvent être fort populeux. Enfin, des armées
nombreuses, et des munitions de guerre et de bouche
proportionnées entraînent, des dépenses énormes
auxquelles une industrie active et des accumulations
multipliées, qui ne se rencontrent que chez des
peuples très-avancés, suffisent à peine.
Un dernier progrès reste à faire, et il sera dû à la
connaissance plus généralement répandue des principes
de l' économie politique. On reconnaîtra que lorsqu' on
livre des combats pour conserver une colonie ou un
monopole, on court après un avantage qu' on paie
toujours trop cher ; on s' apercevra qu' on n' achète
jamais les produits du dehors, fût-ce dans des colonies
sujettes, qu' avec des produits de l' intérieur ; que
c' est par conséquent à la production de l' intérieur
qu' il faut s' attacher par-dessus tout ; et que cette
production n' est jamais si favorisée que par la paix
la plus générale, les lois les plus douces, les
communications les plus faciles. Le sort des nations
dépendra désormais, non d' une prépondérance incertaine
et toujours précaire, mais de leurs lumières. Les
gouvernemens, ne pouvant se maintenir qu' à l' aide des
producteurs, tomberont toujours plus dans leur
dépendance ; toute nation qui saura se rendre maîtresse
de ses subsides, sera toujoursre d' être bien
gouvernée ; et toute autorité qui méconnaîtra l' état du
siècle, se perdra ; car c' est contre la nature des
choses qu' elle entreprendra de lutter.
Chapitre viii.
Du revenu des capitax.
L' impossibilité d' obtenir aucun produit sans le
concours d' un capital, met les consommateurs dans
l' obligation de payer, pour chaque produit, un prix
suffisant pour que l' entrepreneur qui se charge de sa
production, puisse acheter le service de cet
instrument nécessaire. Ainsi, soit que le propriétaire
d' un capital l' emploie lui-même dans une entreprise,
soit qu' étant entrepreneur, mais que n' ayant pas assez
de fonds pour faire aller son affaire, il en emprunte,
la valeur de ses produits ne l' indemnise de ses frais
de production, qu' autant que cette valeur,
indépendamment d' un profit qui le dédommage de ses
peines, lui en procure un autre qui soit la
compensation du service rendu par son capital.
C' est la rétribution obtenue pour ce service, qui est
désignée ici par l' expression de revenu des capitaux.
p384
Le revenu d' un capitaliste est déterminé d' avance
quand il prête son instrument et en tire un intérêt
convenu ; il est éventuel et pend de la valeur
qu' aura le produit auquel le capital a concouru, quand
l' entrepreneur l' emploie pour son compte. Dans ce cas,
le capital, ou la portion du capital qu' il a empruntée
et qu' il fait valoir, peut lui rendre plus ou moins
que l' intérêt qu' il en paie.
Des considérations sur l' intérêt des capitaux prêtés
pouvant jeter du jour sur les profits que les capitaux
rendent à l' emploi, il peut être utile de se former
d' abord de justes idées sur la nature et les
variations de l' intérêt.
I-du prêt à intérêt.
L' intérêt des capitaux prêtés, mal à propos nommé
intérêt de l' argent , s' appelait auparavant
usure (loyer de l' usage, de la jouissance), et
c' était le mot propre, puisque l' intérêt est un prix,
un loyer qu' onpaie pour avoir la jouissance d' une
valeur. Mais ce mot est devenu odieux ; il ne réveille
plus que l' idée d' un intérêt illégal, exorbitant, et
on lui en a substitué un autre plus honnête et moins
expressif, selon la coutume.
Avant que l' on connût les fonctions et l' utilité d' un
capital, peut-être regardait-on la redevance impoe
par le prêteur à l' emprunteur, comme un abus introduit
en faveur du plus riche au préjudice du plus pauvre.
Il se peut encore que l' épargne, seul moyen d' amasser
des capitaux, fût considérée comme l' effet d' une
avarice nuisible au public, qui regardait comme perdus
pour lui les revenus que les grands propriétaires ne
dépensaient pas. On ignorait que l' argent épargné pour
le faire valoir, est dépensé tout de même (puisque, si
on l' enfouissait, on ne le ferait pas valoir), qu' il
est dépensé d' une manière cent fois plus profitable à
l' indigence, et qu' un homme laborieux n' est jamais
assude pouvoir gagner sa subsistance que là il
se trouve un capital mis en réserve pour l' occuper. Ce
préjugé contre les riches qui ne dépensent pas tout
leur revenu, est encore dans beaucoup de têtes ; mais
autrefois il était général ; il était partagé même par
les prêteurs, qu' on voyait, honteux du rôle qu' ils
jouaient, employer, pour toucher un profit très-juste
et très-utile à la société, le ministère des gens les
pluscriés.
Il ne faut donc pas s' étonner que les lois
ecclésiastiques, et à plusieurs époques les lois
civiles elles-mêmes, aient proscrit le rêt à
intérêt, et
p385
que, durant tout le moyen âge, dans les grands états
de l' Europe, ce trafic, puté infâme, ait été
abandonné aux juifs. Le peu d' industrie de ces
temps-là s' alimentait des maigres capitaux des
marchands et artisans eux-mêmes ; l' industrie agricole,
celle qui se pratiquait avec le plus de succès,
marchait au moyen des avances des seigneurs et des
grands propriétaires qui fesaient travailler des serfs
ou des métayers. On empruntait, moins pour trafiquer
avantageusement, que pour satisfaire à un besoin
pressant ; exiger alors un intérêt n' était autre chose
qu' asseoir un profit sur la détresse de son prochain,
et l' on cooit que les principes d' une religion toute
fraternelle dans son origine, comme était la religion
chrétienne, devaient réprouver un tel calcul, qui,
maintenant encore, est inconnu des âmes généreuses et
condampar les maximes de la morale la plus
ordinaire. Montesquieu attribue à cette proscription
du prêt à intérêt la décadence du commerce : c' est une
des raisons de sa décadence, mais il y en avait
beaucoup d' autres.
Les progrès de l' industrie ont fait considérer un
capital prêté sous un tout autre jour. Ce n' est plus
maintenant, dans les cas ordinaires, un secours dont
on a besoin ; c' est un agent, un outil dont celui qui
l' emploie peut se servir très-utilement pour la
société, et avec un grand bénéfice pour lui-même.
Dès-lors il n' y a pas plus d' avarice ni d' immoralité à
en tirer un loyer, qu' à tirer un fermage de sa terre,
un salaire de son industrie ; c' est une compensation
équitable, fondée sur une convenance réciproque ; et
la convention entre l' entrepreneur et le prêteur, par
laquelle ce loyer est fixé, est du même genre que
toutes les conventions.
Mais dans l' échange ordinaire, tout est terminé quand
l' échange est consom; tandis que dans le prêt il
s' agit encore d' évaluer le risque que court le
prêteur, de ne pas rentrer en possession de la totalité
ou d' une partie de son capital. Ce risque est apprécié
et payé au moyen d' une autre portion d' intérêt ajoutée
à la première, et qui forme une véritable prime
d' assurance.
Toutes les fois qu' il est question d' intérêts de fonds,
il faut soigneusement distinguer ces deux parties dont
ils se composent, sous peine d' en raisonner tout de
travers, et souvent de faire, soit comme particulier,
soit comme agent de l' autorité publique, des orations
inutiles ou fâcheuses.
C' est ainsi qu' on a constamment réveillé l' usure, quand
on a voulu limiter le taux de l' intérêt ou l' abolir
entièrement. Plus les menaces étaient
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violentes, plus l' exécution en était igoureuse, et
plus l' intérêt de l' argent s' élevait : c' était le
sultat de la marche ordinaire des choses. Plus on
augmentait les risques du prêteur, et plus il avait
besoin de s' en dédommager par une forte prime
d' assurance. à Rome, pendant tout le temps de la
publique, l' intérêt de l' argent fut énorme ; on
l' aurait deviné si l' on ne l' avait pas su : les
débiteurs, qui étaient les plébéiens, menaçaient
continuellement leurs créanciers, qui étaient les
patriciens. Mahomet a proscrit le prêt à intérêt ;
qu' arrive-t-il dans les états musulmans ? On prête
à usure : il faut bien que le prêteur s' indemnise de
l' usage de son capital qu' il cède, et de plus, du
péril de la contravention. La même chose est arrivée
chez les chrétiens aussi long-temps qu' ils ont prohibé
le prêt à intérêt ; et quand le besoin d' emprunter le
leur fesait tolérer chez les juifs, ceux-ci étaient
exposés à tant d' humiliations, d' avanies, d' extorsions,
tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, qu' un
intérêt considérable était seul capable de couvrir des
dégoûts et des pertes si multipliés. Des lettres
patentes du roi Jean, de l' an 1360, autorisent les
juifs à prêter sur gages, en retirant pour chacune
livre, ou vingt sous, quatre deniers d' intérêts par
semaine , ce qui fait plus de 86 pour cent par an ;
mais dès l' année suivante, ce prince, qui pourtant
passe pour un des plus fidèles à leur parole que nous
ayons eus, fit secrètement diminuer la quantité du
tal fin contenue dans les monnaies ; de manière que
les prêteurs ne reçurent plus en remboursement une
valeur égale à celle qu' ils avaient prêtée.
Cela suffit pour expliquer et pour justifier le gros
intérêt qu' ils exigeaient ; sans compter qu' à une
époque l' on empruntait, non pas tant pour former
des entreprises industrielles, que pour soutenir des
guerres et fournir à des dissipations et à des projets
hasardeux, à une époque où les lois étaient sans force
et les prêteurs hors d' état d' exercer avec succès une
action contre leurs débiteurs, il leur fallait une
grosse assurance pour couvrir l' incertitude du
remboursement. La prime d' assurance formait la majeure
partie de ce qui portait le nom d' intérêt ou
d' usure ; et l' intérêt véritable, le loyer pour
l' usage du capital, se réduisait à fort peu de chose.
Je dis à fort peu de chose ; car, quoique les
capitaux fussent rares, je soupçonne que les emplois
productifs étaient plus rares encore. Sur les 86 pour
cent d' intérêt payés sous le roi Jean, il n' y avait
peut-être pas plus de 3 à 4 pour cent qui
représentassent le service productif des capitaux
prêtés ; tous les services productifs sont mieux payés
de nos jours qu' ils ne l' étaient alors, et le service
productif des capitaux ne peut guère actuellement
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être évalué à plus de 5 pour cent ; ce qui excède ce
taux repsente la prime d' assurance réclae par le
prêteur.
Ainsi la baisse de l' assurance, qui forme souvent la
plus forte partie de l' intérêt, dépend de la sûre
dont jouit le prêteur ; cette sûreté, à son tour,
dépend principalement de trois circonstances, savoir :
1 de la sûreté de l' emploi ; 2 des facultés, du
caractère personnel de l' emprunteur, et 3 de la bonne
administration du pays où il réside.
Nous venons de voir que l' emploi hasardeux que l' on
fesait de l' argent emprunté, dans le moyen âge,
entrait pour beaucoup dans la forte prime d' assurance
payée au prêteur. Il en est de même, quoiqu' à un
moindre degré, pour tous les emplois hasardeux. Les
athéniens distinguaient jadis l' intérêt maritime de
l' intérêt terrestre ; le premier allait à 30 pour
cent, plus ou moins, par voyage, soit au Pont-Euxin,
soit dans un des ports de la Méditerranée. On pouvait
bien exécuter deux de ces voyages par an ; ce qui fesait
revenir l' intérêt annuel à 60 pour cent environ, tandis
que l' intérêt terrestre ordinaire était de 12 pour
cent. Si l' on suppose que, dans les 12 pour cent de
l' intérêt terrestre, il y en avait la moitié pour
couvrir le risque du prêteur, on trouvera que le seul
usage annuel de l' argent, à Athènes, valait 6 pour
cent, estimation que je crois encore au-dessus de la
rité ; mais en la supposant bonne, il y avait donc
dans l' intérêt maritime 54 pour cent payés pour
l' assurance du prêteur ! Il faut attribuer cet énorme
risque, d' une part, aux moeurs encore barbares des
nations avec lesquelles on trafiquait ; les peuples
étaient bien plus étrangers les uns aux autres qu' ils
ne sont de nos jours, et les lois et usages
commerciaux bien moins respectés ; il faut l' attribuer,
d' une autre part, à l' imperfection de l' art de la
navigation. On courait plus de risques pour aller du
Pirée à Trébizonde, quoiqu' il n' y eût pas trois cents
lieues à faire, qu' on n' en court à présent pour aller
de Lorient à Canton, en parcourant une distance de
sept mille lieues. Les progrès de la géographie et de
la navigation ont ainsi contribué à faire baisser le
taux de l' intérêt, et par suite les frais de
production.
On emprunte quelquefois, non pour faire valoir la
valeur empruntée, mais pour la dépenser stérilement.
De tels emprunts doivent toujours être fort suspects
au prêteur ; car une dépense stérile ne fournit à
l' emprunteur ni de quoi rendre le principal, ni de
quoi payer les intérêts. S' il a un revenu sur lequel
il puisse assigner la restitution, c' est une manière
d' anticiper
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sur ses revenus. Si ce qu' il emprunte ne peut être
remboursé que sur un capital, un fonds, c' est une
manière de dissiper son fonds. S' il n' a pour
rembourser ni fonds ni revenus, c' est la propriété
de son prêteur qu' il dissipe.
Dans l' influence que la nature de l' emploi exerce
sur le taux de l' intérêt, il faut comprendre la durée
du prêt : l' intérêt est moins élevé quand le pteur
peut faire rentrer ses fonds à volonté, ou du moins
dans un terme très-court, soit à cause de l' avantage
réel de disposer de son capital quand il veut, soit
qu' on redoute moins un risque auquel on croit pouvoir
se soustraire avant d' en être atteint. La faculté de
pouvoir négocier sur la place les effets au porteur
des gouvernemens modernes, entre pour beaucoup dans
le bas intérêt auquel plusieurs d' entre eux
parviennent à emprunter. Cet intérêt ne paie pas,
selon moi, le risque des prêteurs ; mais ceux-ci
espèrent toujours vendre leurs effets publics avant
le moment de la catastrophe, s' ils venaient à la
craindre sérieusement. Les effets non négociables
portent un intérêt bien plus fort ; telles étaient en
France les rentes viagères, que le gouvernement
français payait en général sur le pied de dix pour
cent, taux élevé pour de jeunes têtes ; aussi les
génevois firent-ils une excellente spéculation en
plaçant leurs rentes viagères sur trente têtes
connues, et pour ainsi dire publiques. Ils en firent
par là des effets négociables, et attachèrent à un
effet négociable, l' intérêt qu' on avait été forcé de
payer pour une avance qui ne l' était pas.
Quant à l' influence du caractère personnel et des
facultés de l' emprunteur sur le montant de
l' assurance, elle est incontestable : elle constitue
ce qu' on appelle le crédit personnel , et l' on
sait qu' une personne qui a du crédit, emprunte à
meilleur marché qu' une personne qui n' en a pas.
Ce qui, après la probité bien reconnue, assure le mieux
le crédit d' un particulier comme d' un gouvernement,
c' est l' expérience de l' exactitude qu' ils mettent à
acquitter leurs engagemens ; c' est la première base du
crédit, et, en général, elle n' est pas trompeuse.
Quoi ! Dira-t-on, un homme qui n' a jamais manq
d' acquitter ses dettes ne peut-il pas y manquer au
premier jour ? -non ; il est peu probable qu' il le
fasse, surtout si l' on a de son exactitude une
expérience un peu longue. En effet, pour qu' il ait
acquitté exactement ses dettes, il faut qu' il ait
toujours eu entre ses mains des valeurs suffisantes
pour y faire face : c' est le cas d' un homme qui a plus
de propriétés que de dettes, ce qui est un fort bon
motif pour lui accorder de la confiance ; ou bien, il
faut qu' il ait toujours si bien pris ses mesures et
fait des spéculations tellement
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res, que ses rentrées n' aient jamais manq
d' arriver avant ses échéances : or, cette habileté,
cette prudence, sont encore de fort bons garans pour
l' avenir. Voilà pourquoi un négociant à qui il est
arrivé de manquer à un de ses engagemens, ou qui
seulement asité à le remplir, perd tout crédit.
Enfin la bonne administration du pays oùside le
débiteur, diminue les risques du créancier, et par
conséquent la prime d' assurance qu' il est obligé de
se nager pour couvrir ses risques. Le taux de
l' intérêt hausse toutes les fois que les lois et
l' administration ne savent pas garantir l' exécution
des engagemens. C' est bien pis lorsqu' elles excitent
à les violer, comme dans le cas elles autorisent
à ne pas payer ; où elles ne reconnaissent pas la
validité des obligations contractées de bonne foi.
Les contraintes établies contre les débiteurs
insolvables, ont presque toujours été regardées comme
contraires à ceux qui ont besoin d' emprunter : elles
leur sont favorables. On prête plus volontiers, et à
meilleur marché, là où les droits du prêteur sont plus
solidement appuyés par les lois. C' est d' ailleurs un
encouragement à la formation des capitaux : dans les
lieux l' on ne croit pas pouvoir disposer avec
reté de son épargne, chacun est fort enclin à
consommer la totalité de son revenu. Peut-être
faut-il chercher dans cette considération l' explication
d' un phénone moral assez curieux ; c' est cette
avidité de jouissances qui se développe ordinairement
avec fureur dans les temps de troubles et de désordres.
En parlant de la nécessité des contraintes envers les
débiteurs, je ne prétends pas cependant recommander
les rigueurs de l' emprisonnement : emprisonner un
débiteur, c' est lui ordonner de s' acquitter et lui en
ravir les moyens. La loi des indous me semble plus
sage ; elle donne au créancier le droit de saisir son
débiteur insolvable, de l' enfermer chez lui, et de le
faire travailler à son profit. Mais quels que soient
les moyens dont l' autorité publique se serve pour
contraindre les gens à payer leurs dettes, ils sont
tous inefficaces partout où la faveur peut parler
plus haut que la loi : du moment que le débiteur est
ou peut espérer de se mettre au-dessus
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des atteintes de son créancier, celui-ci court un
risque, et ce risque a une valeur.
Après avoir dégagé du taux de l' intért ce qui tient
à une prime d' assurance payée au prêteur comme un
équivalent du risque de perdre, en tout ou en partie,
son capital, il nous reste l' intérêt pur et simple, le
ritable loyer qui paie l' utilité et l' usage d' un
capital.
Or, cette portion de l' intérêt est d' autant plus
élevée, que la quantité des capitaux à prêter est
moindre, et que la quantité de capitaux demandée pour
être empruntée, est plus forte ; et, de son côté, la
quantité demandée est d' autant plus considérable, que
les emplois de fonds sont plus nombreux et plus
lucratifs. Ainsi, une hausse dans le taux de l' intérêt
n' indique pas toujours que les capitaux deviennent
plus rares ; elle peut aussi indiquer que les emplois
deviennent plus faciles et plus productifs. C' est ce
qu' observa Smith, après la guerre heureuse que les
anglais terminèrent par la paix de 1763. Le taux de
l' intérêt haussa : les acquisitions importantes que
l' Angleterre venait de faire, ouvraient une nouvelle
carrière au commerce et invitaient à de nouvelles
spéculations ; les capitaux ne furent pas plus rares,
mais la demande des capitaux devint plus forte, et la
hausse des intérêts qui s' ensuivit, et qui est
ordinairement un signe d' appauvrissement, fut, dans ce
cas-ci, occasionnée par l' ouverture d' une nouvelle
source de richesses.
La France a vu, en 1812, une cause contraire produire
des effets opposés : une guerre longue, destructive, et
qui fermait presque toute communication extérieure, des
contributions énormes, des priviléges désastreux, des
opérations de commerce faites par le gouvernement
lui-même, des tarifs de douanes arbitrairement changés,
des confiscations, des destructions, des vexations, et
en général un système d' administration avide, hostile
envers les citoyens, avaient rendu toutes les
spéculations industrielles pénibles, hasardeuses,
ruineuses ; quoique la masse des capitaux allât
probablement en déclinant, les emplois utiles qu' on en
pouvait faire, étaient devenus si rares et si
dangereux, que jamais l' intérêt ne tomba, en France,
aussi bas qu' à cette époque, et ce qui est
ordinairement le signe d' une grande prospérité, devint
alors l' effet d' une grande détresse.
Ces exceptions confirment la loinérale et permanente,
qui veut que plus les capitaux disponibles sont abondans
en proportion de l' étendue des emplois, et plus on voie
baisser l' intérêt des capitaux prêtés. Quant à
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la quantité des capitaux disponibles, elle tient aux
épargnes précédemment faites. Je renvoie pour cela à
ce que j' ai dit sur la formation des capitaux.
Quand on veut que tous les capitaux qui demandent des
emprunteurs, et que toutes les industries qui réclament
des capitaux trouvent de part et d' autre de quoi se
satisfaire, on laisse la plus grande liberté de
contracter dans tout ce qui tient au prêt à intérêt. Au
moyen de cette liberté, il est difficile que des
capitaux disponibles restent sans être employés, et il
devient dès-lors présumable qu' il y a autant
d' industrie mise en activité que le comporte l' état
actuel de la société.
Mais il convient de donner une très-grande attention
à ces mots : la quantité des capitaux disponibles ;
car c' est cette quantité seulement qui influe sur le
taux de l' intérêt ; c' est des seuls capitaux dont on
peut et dont on veut disposer, qu' on peut dire qu' ils
sont dans la circulation ; un capital dont l' emploi
est trouvé et commencé, n' étant plus offert, ne fait
plus partie de la masse des capitaux qui sont dans la
circulation ; son prêteur n' est plus en concurrence
avec les autres prêteurs, à moins que l' emploi ne soit
tel que le capital puisse être facilement réalisé de
nouveau pour être appliqué à un autre emploi.
Ainsi, un capital prêté à un négociant et qu' on peut
retirer de ses mains en le prévenant peu de temps
d' avance, et encore mieux un capital employé à
escompter des letres de change (ce qui est un moyen
de prêter au commerce), sont des capitaux facilement
disponibles, et qu' on peut consacrer à tout autre
emploi qu' on jugerait préférable.
Il en est à peu près deme d' un capital que son
maître emploierait par lui-même à un commerce facile
à liquider, comme celui des épiceries. La vente des
marchandises de ce genre, au cours, est une opération
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facile et exécutable en tout temps. Une valeur ainsi
employée peut être réalisée, rendue, si elle était
empruntée, prêtée de nouveau, employée dans un autre
commerce, ou appliquée à tout autre usage. Si elle
n' est pas toujours actuellement dans la circulation,
elle y est au moins très-prochainement ; et la plus
prochainement disponible de toutes les valeurs, est
celle qui est en monnaie. Mais un capital dont on a
construit un moulin, une usine, et même des machines
mobilière et de petites dimensions, est un capital
engagé , et qui, ne pouvant désormais servir à aucun
autre usage, est retiré de la masse des capitaux en
circulation, et ne peut plus prétendre à aucun autre
profit que celui de la production à laquelle il est
voué. Et remarquez qu' un moulin, une machine, ont beau
être vendus, leur valeur capitale n' est point par là
restituée à la circulation ; si le vendeur en dispose,
l' acheteur ne dispose plus du capital qu' il a
consacré à cette acquisition. La somme des capitaux
disponibles reste la même.
Cette remarque est importante pour apprécier justement
les cause déterminantes, non-seulement du taux de
l' intérêt des capitaux qu' on prête, mais aussi des
profits qu' on fait sur les capitaux qu' on emploie, et
dont il sera question tout à l' heure.
On s' imagine quelquefois que le crédit multiplie les
capitaux. Cette erreur, qui se trouve fréquemment
reproduite dans une foule d' ouvrages, dont
quelques-uns sont même écrits ex professo sur
l' économie politique, suppose une ignorance absolue
de la nature et des fonctions des capitaux. Un capital
est toujours une valeur très-réelle, et fixée dans une
matière ; car les produits immatériels ne sont pas
susceptibles d' accumulation. Or, un produit matériel
ne saurait être en deux endroits à la fois, et servir
à deux personnes en même temps. Les constructions, les
machines, les provisions, les marchandises qui
composent mon capital, peuvent en totalité être des
valeurs que j' ai empruntées : dans ce cas, j' exerce
une industrie avec un capital qui ne m' appartient pas,
et que je loue ; mais, à coup sûr, ce capital que
j' emploie n' est pas employé par un autre. Celui qui me
le prête s' est interdit le pouvoir de le faire
travailler ailleurs. Cent personnes peuvent mériter la
me confiance que moi ; mais ce crédit, cette
confiance méritée ne multiplie pas la somme des
capitaux disponibles ; elle faitseulement qu' on garde
moins de capitaux sans les faire valoir.
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On n' exigera pas que j' essaie d' apprécier la force des
motifs d' attachement, de parenté, de générosité, de
reconnaissance, qui font quelquefois pter un
capital, ou influent sur l' intérêt qu' on en tire.
Chaque lecteur doit évaluer lui-même l' influence des
causes morales sur les faits économiques, les seuls
qui puissent nous occuper ici.
Forcer les capitalistes à ne prêter qu' à un certain
taux, c' est taxer la denrée dont ils sont marchands ;
c' est la soumettre à un maximum ; c' est ôter de la
masse des capitaux en circulation tous ceux qui ne
sauraient s' accommoder de l' intérêt fixé. Les lois de
ce genre sont si mauvaises, qu' il est heureux qu' elles
soient violées. Elles le sont presque toujours ; le
besoin d' emprunter et le besoin de prêter s' entendent
pour les éluder, ce qui devient facile en stipulant
des avantages qui ne portent pas le nom d' intérêts ,
mais qui ne sont au fond qu' une portion des intérêts.
Tout l' effet qui en résulte est d' élever le taux de
l' intérêt par l' augmentation des risques auxquels on
expose le prêteur.
Ce qu' il y a de piquant, c' est que les gouvernemens qui
ont fixé le taux de l' intérêt, ont presque toujours
donné l' exemple de violer leurs propres lois, et payé,
dans leurs emprunts, un intérêt supérieur à l' intérêt
légal.
Il convient que la loi fixe un intérêt, mais c' est
pour les cas seulement où il est dû sans qu' il y ait
eu de stipulation préalable, comme lorsqu' un jugement
ordonne la restitution d' une somme avec les intérêts.
Il me semble que ce taux doit être fixé par la loi au
niveau des plus bas intérêts payés dans la société,
parce que le taux le plus bas est celui des emplois les
plusrs. Or, la justice peut bien vouloir que le
détenteur d' un capital le rende, et même avec les
intérêts ; mais pour qu' il le rende, il faut
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qu' elle le suppose encore entre ses mains ; et elle ne
peut le supposer entre ses mains qu' autant qu' il l' a
fait valoir de la manière la moins hasardeuse, et par
conséquent qu' il en a retiré le plus bas de tous les
intérêts.
Mais ce taux ne devrait pas porter le nom d' intérêt
légal , par la raison qu' il ne doit point y avoir
d' intérêt illégal , pas plus qu' il n' y a un cours
des changes illégal, un prix illégal pour le vin, la
toile et les autres denrées.
C' est ici le lieu de combattre une erreur bien
généralement répandue.
Comme les capitaux, au moment qu' on les prête, se
prêtent ordinairement en monnaie, on s' est imaginé
que l' abondance de l' argent était la même chose que
l' abondance des capitaux, et que c' était l' abondance
de l' argent qui fesait baisser le taux de l' intérêt ;
de là ces expressions fautives, employées par les gens
d' affaires : l' argent est rare, l' argent est
abondant , très-analogues au surplus avec cette
autre expressin également fautive : intérêt de
l' argent . Le fait est que l' abondance ou la rareté
de l' argent, de la monnaie, ou de tout ce qui en tient
lieu, n' influe pas du tout sur le taux de
l' intérêt, pas plus que l' abondance ou la rareté de la
cannelle, du froment, ou des étoffes de soie. La chose
prêtée n' est point telle ou telle marchandise, ou de
l' argent, qui n' est lui-même qu' une marchandise ; ce
qu' on prête est une valeur accumulée et consacrée à
un placement.
Celui qui veut prêter,alise en monnaie la somme de
valeur qu' il destine à cet usage, et à peine
l' emprunteur l' a-t-il à sa isposition, qu' il échange
cet argent contre autre chose ; l' argent qui a servi
à cette opération s' en va servir à une autre oration
pareille, ou à toute autre opération ; que sais-je, au
paiement de l' impôt, à la solde de l' armée. La valeur
prêtée n' a été que momentanément sous forme de monnaie,
de même que nous avons vu un revenu, qu' on reçoit et
qu' onpense, se montrer passagèrement sous une forme
semblable, et les mêmes pièces de monnie servir cent
fois dans une année à payer autant de portions de
revenus.
De me, lorsqu' une somme d' argent a fait passer une
valeur capitale (une valeur fesant office de capital)
de la main d' un prêteur à celle d' un emprunteur, le
me argent peut aller, après plusieurs échanges,
servir à un autre prêteur pour un autre emprunteur,
sans que le premier soit pour cela dessaisi de la
valeur qu' il a empruntée. Celle-ci a déjà changé de
forme ; il en a peut-être acheté des matières premières
pour ses fabriques, et c' est alors de la valeur de ces
matières premières qu' il paie l' intérêt,
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et non de la somme d' argent qui n' appartient plus ni à
son prêteur, ni à lui. Si la même somme d' argent doit
servir à un nouveau prêt, il faut auparavant que le
nouveau prêteur l' acquierre au prix de la valeur
capitale qui est en sa possession, et c' est cette
dernière valeur, fruit d' une autre accumulation, qui
est la valeur prêtée. Lame somme ne représente
jamais deux capitaux à la fois.
On peut prêter ou emprunter en toute espèce de
marchandise de même qu' en argent, et ce n' est pas
cette circonstance qui fait varier le taux de
l' intérêt. Rien même n' est plus commun dans le
commerce que de prêter et emprunter autrement qu' en
argent. Lorsqu' un manufacturier achète des matières
premières à terme, il emprunte réellement en laine
ou en coton ; il se sert dans son entreprise de la
valeur de ces marchandises, et la nature de ces
marchandises n' influe en rien sur l' intérêt qu' il
bonifie à son vendeur. L' abondance ou la rareté de
la marchandise prêtée n' influe que sur son prix
relativement aux autres marchandises, et n' influe
en rien sur le taux de l' intérêt. Ainsi, quand
l' argent est venu à baisser en
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Europe au sixième de son ancienne valeur, il a fallu,
pour prêter le même capital, donner six fois plus
d' argent ; mais l' intérêt est resté le même. La
quantité d' argent viendrait à décupler dans le monde,
que les capitaux disponibles pourraient n' être pas
plus abondans.
C' est donc bien à tort qu' on se sert du mot intérêt
de l' argent , et c' est probablement à cette
expression vicieuse qu' on doit d' avoir regardé
l' abondance ou la rareté de l' argent comme pouvant
influer sur le taux de l' intérêt. Law, Montesquieu,
et le judicieux Locke lui-me, dans un écrit dont le
but était de chercher les moyens de faire baisser
l' intérêt de l' argent , s' y sont trompés. Faut-il
être surpris que d' autres s' y soient trompés après
eux ? La théorie de l' intérêt est demeurée couverte
d' un voile épais jusqu' à Hume et Smith qui l' ont
levé. Cette matière ne sera jamais claire que pour
ceux qui se formeront une idée juste de ce qui est
appelé capital dans tout le cours de cet ouvrage ;
qui concevront que, lorsqu' on emprunte, ce n' est pas
telle ou telle denrée ou marchandise qu' n emprunte,
mais une valeur , portion de la valeur du
capital prêtable
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de la société, et que le tant pour cent qu' on paie
pour l' usage de cette portion du capital pend
du rapport entre la quantité de capitaux qu' on offre
de prêter et la quantité qu' on demande à emprunter,
en chaque lieu, sans avoir aucun rapport à la nature
de la marchandise, monnaie ou autre, dont on se sert
pour transmettre la valeur prêtée.
Ii-des profits des capitaux.
Soit qu' un entrepreneur ait emprunté le capital qui
sert à son entreprise, soit qu' il le possède en toute
propriété, il en tire, au moment où il vend ses
produits, un profit indépendant du profit qui
représente le salaire de son talent et de ses travaux.
L' intérêt qu' un capitaliste obtient d' un capital prêté
est pour nous la preuve qu' on retire un profit d' un
capital qu' on fait valoir. Quel entrepreneur, en
effet, pourrait, d' une manière suivie, consentir à
payer un intérêt, s' il ne trouvait pas dans le prix
auquel il vend ses produits, un profit qui l' indemnise
tout au moins du loyer que son capital lui coûte ? Et
lorsqu' il est propriétaire de son capital, si, en
fesant valoir par lui-même ce capital, il n' en tirait
rien au-delà du salaire de ses peines, n' est-il pas
évident qu' il préférerait le prêter pour en tirer un
intérêt, et qu' il louerait séparément ses talens et
sa capacité pour en recevoir un salaire ?
Lors donc qu' on veutanalyser complétement les faits,
il convient de distinguer les profits qu' un
entrepreneur retire de son capital, de ce qu' il ne
doit qu' à son industrie. Ils sont réels l' un et
l' autre dans toute entreprise qui va bien et qui
rembourse la totali des avances qu' elle occasionne ;
mais, quoique de nature différente, ils se confondent
aisément, ainsi que j' en ai déjà fait la remarque. On
rencontre bien des circonstances où il serait
cependant utile de les apprécier séparément ; un
entrepreneur apprendrait par là quel intérêt il peut,
sans imprudence, consentir à payer pour accroître son
capital actif ; deux associés, dont l' un fournit plus
de capitaux et l' autre plus de travail, sauraient
mieux comment régler leurs prétentions respectives.
Unethode générale de parvenir à une appréciation de
ce genre, serait peut-être de comparer la somme
moyenne des néfices que l' on fait
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dans les entreprises pareilles, avec leur différence
moyenne. Ainsi, par exemple, lorsque deux maisons de
commerce, situées dans les mêmes circonstances et
exerçant la même industrie, avec un capital chacune de
cent mille francs, gagnent, année commune, l' une
24000 francs, l' autre 6000, c' est-à-dire, en tout
30000 francs, on peut supposer que le terme moyen de
gains de ce genre de commerce, qui comprennent à la
fois les profits résultans des talens industriels et
ceux des capitaux, s' élève à 15000 francs. Et si la
plus habile industrie a rendu 18000 francs de plus
que la moindre, nous pouvons supposer qu' une habileté
moyenne rend 9000 francs. Or, 9000 francs, produit
d' une industrie ordinaire,duits de 15000 francs,
produit des talens industriels et des services
capitaux réunis, laissent 6000 francs de profits
attribuables au capital seulement, ou 6 pour cent.
Plusieurs économistes, sur ce fondement que les
capitalistes donnent toujours la préférence, toutes
choses d' ailleurs égales, aux emplois qui rapportent
le plus, présument que les profits des capitaux
s' égalisent par la concurrence, et que, si nous
voyons des capitaux, egagés dans des entreprises
périlleuses rapporter de plus gros profits que
d' autres, cette supériorité ne provient que d' une
prime d' assurance suffisante pour compenser les
pertes auxquelles le capital est exposé. Ils affirment
en conséquence que, les pertes déduites, un capital
ne rapporte pas plus qu' un autre. Mais quand on
observe les faits dans la nature, on s' aperçoit qu' ils
ne suivent pas une marche si simple et si rigoureuse.
Bien que les capitaux disponibles se composent de
valeurs transportables, et même facilement
transportables, ils ne se rendent pas aussi facilement
qu' on serait tenté de le croire, dans les lieux ils
obtiendraient de meilleurs profits. Le capitaliste qui
en est propriétaire ou l' entrepreneur auquel on
pourrait le confier, sont obligés d' entrer dans beaucoup
de considérations, indépendamment de celle qui les
porte à tirer de leur capital le plus gros profit. On
pugne à le transporter chez l' étranger, ou dans un
climat inhospitalier, ou me dans une province qui
présente peu de ressources pour les plaisirs et la
société. On s' est toujours plaint des propriétaires qui
négligent de faire à leurs terres les améliorations les
plus profitables, parce qu' il faudrait s' en occuper et
les habiter constamment. Les gens riches préfèrent le
jour des grandes villeset les entreprises dont elles
peuvent être le siége. Les villes sont le marché
les capitaux sont le plus abondans ; et cependant il
est difficile de les y emprunter pour aller les faire
valoir ailleurs, parce que les capitalistes
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n' aiment pas à les perdre de vue et à se trouver hors
de portée d' en surveiller l' emploi.
Ce n' est pas tout : un capital ne rapporte un profit
que lorsqu' il est mis en oeuvre par le talent ; et
quoique le talent et la conduite aient la principale
part au profit quisulte de leur travail commun,
on ne saurait nier que ce profit est fort augmenté par
l' augmentation du capital dont le talent dispose. Or,
si un capital rapporte plus ou moins selon qu' on le
fait valoir avec plus ou moins d' intelligence, les
endroits où les affaires sont considérables et les
capacités industrielles rares, offriront aux capitaux
qui s' y psenteront soutenus par des talens, des
profits supérieurs à ceux que gagneront les capitaux
privés de cet avantage. Un outil conduit par une main
habile, indépendamment de ce que gagne l' habileté qui
le dirige, fait plus de profit qu' un outil que fatigue
vainement une main incapable. Un instrument de musique
produit peu d' effet s' il est mal touché, et ne rend
aucun son quand on le laisse entièrement oisif. Des
capitaux qui se trouvent dans le même cas, n' entrent
point en concurrence avec ceux qui se trouvent en de
meilleures mains. Avant l' émancipation de l' Amérique
espagnole et portugaise, Cadix et Lisbonne avaient
à peu près
p400
le monopole du commerce de ces vastes colonies, et
soit que les capitaux des portugais et des espagnols
ne fussent pas suffisans pour un si grand commerce,
soit que leur industrie ne fût pas assez active pour
tirer parti de leurs capitaux, les gocians
étrangers qui s' y transportaient avec des fonds, y
fesaient, en peu d' années, des fortunes considérables.
Il en est de même, je crois, de plusieurs établissemens
anglais en Russie.
Concluons que les profits qu' on peut tirer de l' emploi
des capitaux, varient selon les lieux et les
circonstances ; et, malgla difficulté qu' on éprouve
à établir les lois générales qui déterminent ces
profits divers, on peut présumer que toutes les
circonstances qui contribuent à diminuer, pour chaque
emploi, la quantité des capitaux qui se présentent, et
à augmenter la quantité que réclament les besoins,
tendent à élever les profits auxquels peut prétendre,
pour sa quote-part, cet instrument de l' industrie. Dans
les pays où l' on a plusnéralement des habitudes
économiques, comme en Angleterre, les capitaux étant
plus communs, leurs profits, soumis à plus de
concurrence, sont ennéral plus restreints. Quand
l' ignorance, les préjugés, ou une timidité mal
calculée, éloignent les capitaux des professions
industrielles, ils s' y présentent en moins grande
quantité et y font de plus gros profits. Avec des
capacités industrielles égales, ils rendent bien plus
en France qu' en Hollande, où non-seulement l' épargne
les a rendus abondans, mais où nul préjugé ne les
écarte des entreprises de commerce. On en peut juger
par le taux de l' intérêt que l' on consent à payer dans
l' un et l' autre pays.
Si les profits des capitaux baissent à mesure qu' ils
deviennent plus abondans, on peut se demander si, dans
un pays éminemment industrieux et économe, les capitaux
pourraient se multiplier au point que leurs profits se
duisissent à rien. Il est difficile de croire ce cas
possible ; car plus les profits capitaux diminuent, et
plus diminuent aussi les motifs qui portent les hommes
à l' épargne. Il est évident que l' homme qui pourrait
épargner
p401
une somme sur ses revenus, la dépensera, si cette
somme devient incapable d' être employée avec profit ;
car après tout elle renferme en elle une source de
jouissances, et il y a des jouissances inépuisables,
comme celles qui prennent leur source dans des actes
de bienfesance et de munificence publique. C' est aussi
dans les pays industrieux et économes que de tels actes
sont les plus fréquens. En ce cas-ci, comme dans
beaucoup d' autres, il n' y a point de causes absolues,
mais des effets gradués et proportionnels à l' intensi
des causes, et des causes dont l' intensité diminue
graduellement à mesure que l' on approche des
suppositions extrêmes.
La rétribution qui constitue le profit du capital, fait
partie des frais de production des produits qui ne
peuvent parvenir à l' existence sans le concours du
capital. Pour que de tels produits soient créés, il
faut que l' utilité qu' on leur donne élève leur prix
assez haut pour rembourser à l' entrepreneur les profits
du capital aussi bien que ceux de l' industrie dans tous
ses grades, et ceux du fonds de terre. Il est impossible
d' adopter l' opinion des écrivains qui pensent que ce
prix ne représente que le travail de l' homme. -les
capitaux eux-mêmes, disent-ils, sont le fruit d' un
travail antérieur ; il faut les considérer comme un
travail accumulé. -en premier lieu, ils ne sont pas
le fruit du travail uniquement, mais du concours des
travaux, des capitaux et des fonds de terre ; et, en
supposant qu' ils fussent le fruit du travail
uniquement, il faudrait encore distinguer les produits
qui composent le capital, des produits qui résultent de
sa coopération. Entre eux se trouve toute la différence
d' un fonds à un revenu, la même différence qu' on
aperçoit entre une terre et les produits de la terre,
entre la valeur d' un champ et la valeur de son loyer.
Le fonds est le résultat d' un travail antérieur, j' y
consens pour un moment ; mais le revenu est un nouveau
produit, fruit d' une opération récente. Quand je prête
ou plutôt quand je loue un capital de mille francs
pour un an, je vends moyennant 50 francs, plus ou
moins, sa coopération d' une année ; et, nonobstant les
50 francs reçus, je n' en retrouve pas moins mon capital
de mille francs tout entier, dont je peux, l' année
suivante, tirer le même parti que précédemment. Ce
capital est un produit antérieur : le profit que j' en
ai recueilli dans l' année, est un produit nouveau et
tout-à-fait indépendant du travail qui a concouru à la
formation du capital lui-même.
p402
Sur ce point, l' analyse de la plupart des écrivains
anglais est singulièrement incomplète.
Dans la partie de ce traité où il est question des
produits immatériels, nous avons vu que l' on peut
consommer imdiatement l' utilité ou l' agrément que
certains capitaux peuvent produire, et qui sont une
espèce de revenu. L' utilité qu' on retire d' une maison
d' habitation et de son mobilier, est un profit que
l' on recueille et que l' on consomme chaque jour. Ce
revenu étant nécessairement consomà mesure qu' il
est produit, peut être aussi bien apprécié quand il
sera question des consommations ; mais j' ai dû le
faire remarquer ici, où il est question des profits
qu' on retire des valeurs capitales.
Iii-quels sont les emplois de capitaux les plus
avantageux pour la société.
L' emploi de capital le plus avantageux pour le
capitaliste est celui qui, à sûreté égale, lui
rapporte le plus gros intérêt ; mais cet emploi peut
ne pas être le plus avantageux pour la société : car
le capital a cette propriété, non-seulement d' avoir
des revenus qui lui sont propres, mais d' être un moyen
pour les terres et pour l' industrie de s' en créer un.
Cela restreint le principe que ce qui est le plus
productif pour le particulier, l' est aussi pour la
société. Un capital prêté dans l' étranger peut bien
rapporter à son propriétaire et à la nation le plus
gros intérêt possible ; mais il ne sert à étendre ni
les revenus des terres, ni ceux de l' industrie de la
nation, comme il ferait s' il était employé dans
l' intérieur.
Le capital le plus avantageusement employé pour une
nation, est celui qui féconde l' industrie agricole ;
celui-là provoque le pouvoir productif des terres du
pays et du travail du pays. Il augmente à la fois les
profits industriels et les profits fonciers.
Un capital employé avec intelligence peut fertiliser
jusqu' à des rochers. On voit, dans les vennes, dans
les Pyrénées, au pays de Vaud, des montagnes entières
qui n' étaient qu' un roc décharné, et qui se sont
couvertes de cultures florissantes. On a brisé des
parties de ce roc avec de la poudre à canon ; des
éclats de la pierre, on a construit à différentes
hauteurs de petits murs qui soutiennent un peu de terre
qu' on y a portée à bras d' hommes. C' est de cette façon
que le dos pelé d' une montagne déserte s' est transformé
en gradins riches de verdure, de fruits et d' habitans.
Les capitaux qui furent les premiers employés à ces
industrieuses aliorations, auraient pu rapporter à
leurs propriétaires de plus gros
p403
profits dans le commerce extérieur ; mais probablement
le revenu total du canton serait resté moindre.
Par une conséquence pareille, tous les capitaux
employés à tirer parti des forces productives de la
nature, sont les plus avantageusement employés. Une
machine ingénieuse produit plus que l' intérêt de ce
qu' elle a cté, ou bien fait jouir la société de la
diminution de prix qui résulte du travail de la
machine ; car la société est autant enrichie par ce
qu' elle paie de moins, que par ce qu' elle gagne de
plus.
L' emploi le plus productif, après celui-là, pour le
pays ennéral, est celui des manufactures et du
commerce intérieur, parce qu' il met en activité une
industrie dont les profits sont gagnés dans le pays,
tandis que les capitaux employés dans le commerce
extérieur font gagner l' industrie et les fonds de
terre de toutes les nations indistinctement.
L' emploi le moins favorable à la nation est celui des
capitaux occupés au commerce de transport de l' étranger
à l' étranger.
Quand une nation a de vastes capitaux, il est bon
qu' elle en applique à toutes ces branches d' industrie,
puisque toutes sont profitables à peu près aume
degré pour les capitalistes, quoiqu' à des degrés
différens pour la nation. Qu' importe aux terres
hollandaises qui sont dans un état brillant d' entretien
et de réparation, qui ne manquent ni de clôtures ni de
débouchés ; qu' importe aux nations qui n' ont presque
point de territoire, comme naguère étaient Venise,
nes et Hambourg, qu' un grand nombre de capitaux
soient engagés dans le commerce de transport ? Ils
ne se dirigent vers cet emploi que parce que d' autres
ne les réclament plus. Mais le même commerce, et en
général tout commerce extérieur, ne saurait convenir
à une nation dont l' agriculture et les fabriques
languissent faute de capitaux. Le gouvernement d' une
telle nation ferait une haute sottise en encourageant
ces branches extérieures d' industrie ; ce serait
détourner les capitaux des emplois les plus propres à
grossir le revenu national. Le plus grand empire du
monde, celui dont le revenu est le plus considérable,
puisqu' il nourrit le plus d' habitans, la Chine,
laisse faire à peu près tout son commerce extérieur
aux étrangers. Sans doute, au point où elle est
parvenue, elle gagnerait à étendre ses relations
au-dehors ; mais elle n' en est pas moins un exemple
frappant de la prospérité où l' on peut parvenir
sans cela.
Il est heureux que la pente naturelle des choses
entraîne les capitaux préférablement, non là où ils
feraient les plus gros profits, mais où leur action
est le plus profitable à la société. Les emplois
qu' on préfère sont
p404
en général les plus proches, et d' abord l' amélioration
de ses terres, qu' on regarde comme le plus solide de
tous ; ensuite les manufactures et le commerce
intérieur ; et, après tout le reste, le commerce
extérieur, le commerce de transport, le commerce
lointain. Le possesseur d' un capital préfère l' employer
près de lui plutôt qu' au loin, et d' autant plus qu' il
est moins riche. Il le regarde comme trop aventu
lorsqu' il faut le perdre de vue long-temps, le confier
des mains étrangères, attendre des retours tardifs,
et s' exposer à actionner des débiteurs dont la marche
errante ou la législation des autres pays protégent la
mauvaise foi. Ce n' est que par l' appât des priviléges
et d' un gain forcé, ou par le découragement où l' on
jette l' industrie dans l' intérieur, qu' on engage une
nation dont les capitaux ne sont pas très-abondans, à
faire le commerce des Indes ou celui des colonies.
LIVRE 2 DISTRIBUTION RICHESSES
p404
Chapitre ix.
Des revenus territoriaux.
I-des profits des fonds de terre.
La terre a la faculté de transformer et de rendre
propres à notre usage une foule de matières qui
nous seraient inutiles sans elle ; par une action
que l' art n' a pu imiter encore, ell extrait,
combine les sucs nourriciers dont se composent les
grains, les fruits, les légumes qui nous alimentent,
les bois de construction ou de chauffage, etc. Son
action dans la production e toutes ces choses, peut
se nommer le service productif de la terre .
C' est le premier fondement du profit qu' elle donne à
son propriétaire.
Elle lui donne encore des profits en lui livrant les
matières utiles que renferme son sein, comme les
taux, les différentes pierres, les charbons, la
tourbe, etc.
La terre, ainsi que nous l' avons déjà vu, n' est pas
le seul agent de la nature qui ait un pouvoir
productif ; mais c' est le seul, ou à peu près, dont
l' homme ait pu faire une propriété privée et
exclusive, et dont, par
p405
suite, le profit soit devenu le profit d' un
particulier à l' exclusion d' un autre. L' eau des
rivières et de la mer, par la faculté qu' elle a de
mettre en mouvement nos machines, de porter nos
bateaux, de nourrir des poissons, a bien aussi un
pouvoir productif ; le vent qui fait aller nos
moulins, et jusqu' à la chaleur du soleil, travaillent
pour nous ; mais heureusement personne n' a pu dire :
le vent et le soleil m' appartiennent, et le
service qu' ils rendent doit m' être payé . Je ne
prétends pas insinuer par là que la terre net pas
avoir de propriétaire, plus que le soleil et le vent.
Il y a entre ces choses une différence essentielle :
l' action des dernières est inépuisable ; le service
qu' en tire une personne n' empêche pas qu' une autre
personne n' en tire un service égal. La mer et le
vent, qui transportent mon navire, transportent
aussi ceux de mes voisins. Il n' en est pas de même
de la terre. Les avances et les travaux que j' y
consacre sont perdus si d' autres que moi ont roit
de se servir du même terrain. Pour que j' ose risquer
des avances, il faut que je sois assuré de jouir des
sultats. Et ce qui peut surprendre au premier
énoncé, sans en être moins vrai au fond, c' est que
le non-propriétaire n' est pas moins intéressé que le
propriétaire à l' appropriation du sol. C' est grâce à
l' appropriation que le sol est cultivé et que l' on
obtient ses produits avec une sorte d' abondance.
C' est grâce à l' appropriation du sol et des capitaux,
que l' homme qui n' a que ses bras trouve de
l' occupation et se fait un revenu. Les sauvages de
la Nouvelle-Zélande et de la côte nord-ouest
d' Arique, où la terre est commune à tous,
s' arrachent à grande peine le poisson ou le gibier
qu' ils peuvent atteindre ; ils sont souvent réduits
à se nourrir des plus vils insectes, de vers,
d' araignées ; enfin ils se font perpétuellement la
guerre par besoin, et se mangent les uns les autres
à défaut d' autres alimens ; tandis que le plus mince
de nos ouvriers, s' il est valide, s' il est laborieux,
a un abri, un vêtement, et peut gagner, tout au
moins, sa subsistance.
Le service que rendent les terres est acheté par
l' entrepreneur, de même que tous les autres services
productifs, et cette avance lui est remboursée par
le prix qu' il tire de ses produits. Quand c' est le
propriétaire même du terrain qui le fait valoir, il
ne paie pas moins l' usage qu' il en fait. S' il ne le
cultivait pas lui-même, ne pourrait-il pas louer le
terrain ? En le fesant valoir, il fait donc le
sacrifice du loyer, et ce sacrifice est une
p406
avance dont il n' est remboursé qu' au moment de la
vente des produits.
J' ai dit que le service productif de la terre est le
premier fondement du profit qu' on en tire ; nous
apprécierons tout à l' heure les objections qu' on a
élevées contre cette proposition ; en attendant, on
peut la regarder comme prouvée par les profits
très-divers qu' on tire des différens terrains suivant
leur fertilité et les qualités qui les distinguent.
Chaque arpent d' un vignoble distingrapporte dix
fois, cent fois ce que rapporte l' arpent d' un terrain
diocre ; et une preuve que c' est la qualité du sol
qui est la source de ce revenu, c' est que les
capitaux et les travaux employés dans la même
entreprise, ne donnent pas en général de plus gros
profits que les capitaux et les travaux employés dans
d' autres entreprises.
En comparant un bon terrain avec ce qu' il coûte, on
pourrait croire qu' il ne rapporte pas plus qu' un
mauvais ; et en effet un arpent dont on retire cent
francs et qui coûte d' achat trois mille francs, ne
rapporte pas plus qu' un arpent dont on retire
seulement dix francs, et qui ne coûte que trois cents
francs. Dans l' un et l' autre cas, la terre rend à son
propriétaire, chaque année, le trentième de sa valeur.
Mais qui ne voit que c' est le produit annuel qui a
élevé la valeur du fonds ? La valeur du produit
comparé avec le prix d' achat fait la rente de la
terre , et la rente d' une bonne terre peut n' être
pas supérieure à la rente d' une terrediocre ;
tandis que le profit foncier est la valeur du
produit annuel comparé avec l' étendue du terrain ;
et c' est sous ce rapport que le profit que rend un
arpent de bon terrain, peut être cent fois supérieur
à celui d' un mauvais.
Toutes les fois qu' on achète une terre avec un
capital, ou un capital avec une terre, on est
appelé à comparer la rente de l' une avec la rente de
l' autre. Une terre qu' on achète avec un capital de
cent mille francs pourra ne rapporter que trois à
quatre mille francs, tandis que le capital en
rapportait cinq ou six. Il faut attribuer la moindre
rente dont on se contente en achetant une terre,
d' abord à la plus grande solidité du placement, un
capital ne pouvant guère contribuer à la production,
sans subir plusieurs métamorphoses et plusieurs
déplacemens, dont le risque effraie toujours plus ou
moins les personnes qui ne sont pas accoutumées aux
opérations industrielles, tandis qu' un fonds de terre
produit sans changer de nature et sans déplacement.
L' attrait et l' agrément qui accompagnent la propriété
territoriale, la considération, l' aplomb et le crédit
qu' elle procure, les titres même et les priviléges
dont elle est accompagnée en certains pays, contribuent
encore à cette préférence.
p407
Une propriété en terre profite toujours des
circonstances favorables qui l' entourent et jouit
auprès de ses voisins, pour les services qu' elle est
capable de rendre, d' une préférence marquée sur les
terres plus éloignées ; car les produits de celles-ci
sont grevés de plus de frais de transport. Si une
grande route ou un canal vient à passer près d' un
bien-fonds, s' il s' établit des manufactures dans son
voisinage, si la population et la richesse du canton
prennent de l' accroissement, le bien-fonds en profite.
Des terrains dans le voisinage ou dans l' intérieur
d' une grande ville, voient décupler leur produit
annuel et par suite la valeur du fonds, par
l' importance qu' acquiert la ville ou seulement le
quartier ils se trouvent situés. D' où l' on peut
conclure qu' il convient d' acheter des biens-fonds
ans les pays et dans les cantons qui prospèrent, et
de vendre au contraire quand le pays ou le canton
décline.
Par la raison qu' une terre ne peut ni se déguiser ni
se transporter, elle est plus exposée à porter le
faix des charges publiques, et à devenir l' objet des
vexations du pouvoir. Les ravages de la grêle, des
gelées, de la guerre, retombent presque toujours sur
le propriétaire foncier, qui, dans ces cas-là, quand
la terre est affermée, est obligé de faire des
remises au fermier. Un capital qui n' est pas
engagé , se met sous toutes les formes, et
s' emporte où l' on veut. Mieux encore que les hommes,
il fuit la tyrannie et les guerres civiles. Son
acquisition est plus solide ; car il est impossible
d' exercer sur ce genre de biens des reprises et des
droits de suite. Il y a bien moins de procès pour des
biens mobiliers que pour des terres. Néanmoins il
faut que le risque des placemens surpasse tous ces
avantages, et qu' on préfère les fonds de terre aux
capitaux, puisque les terres coûtent davantage en
proportion de ce qu' elles rapportent.
Quel que soit le prix auquel s' échangent mutuellement
les terres et les capitaux, il est bon de remarquer
que ces échanges ne font varier en rien les quantités
respectives de services fonciers et de services
capitaux qui sont offertes et mises dans la
circulation pour concourir à la production, et que
ces prix n' influent en rien par conséquent sur les
profits réels et absolus des terres et des capitaux.
Après qu' Ariste a vendu une terre à Théodon, ce
dernier offre les services provenant de sa terre, au
lieu d' Ariste qui les offrait auparavant ; et
Ariste offre l' emploi du capital
p408
qu' il a reçu de cette vente, et qui était offert
auparavant par Théodon.
Ce qui change véritablement la quantité de services
fonciers offerts et mis dans la circulation, ce sont
desfrichemens, des terres mises en valeur ou dont
le produit est augmenté. Des épargnes, des capitaux
sont, par le moyen des améliorations foncières,
transformés en fonds de terre, et participent à tous
les avantages et à tous les inconvéniens de ces
derniers. On en peut dire autant des maisons et de
tous les capitaux engagés d' une façon immobilière :
ils perdent leur nature de capitaux et prennent la
nature des fonds de terre ; ils détruisent une partie
des capitaux de la nation, mais ils étendent son
territoire.
Les circonstances qui environnent un fonds de terre,
c' est-à-dire le besoin qu' on éprouve de ses produits,
varient à l' infini. Les qualités des terrains sont
aussi diverses que leurs positions ; il s' établit en
conséquence une offre et une demande différente pour
chaque qualité différente. Une fois que les
circonstances établissent une certaine demande pour
les vins, l' étendue de cette demande sert de base à
la demande qu' on fait du service territorial
nécessaire pour faire des vins, et l' étendue des
terres propres à cette culture forme la quanti
offerte de ce service foncier. Si les terres
favorables à la production des bons vins sont
très-bornées en étendue, et la demande de ces vins
très-considérable, les profits fonciers de ces terres
seront énormes.
p409
Un terrain qui ne donne aucun profit peut encore être
cultivé, pourvu qu' on y soit dédommagé du capital et
de la main-d' oeuvre qu' on y consacre. Comme on ne
trouve point de fermier pour un semblable terrain,
c' est ordinairement son propriétaire qui le cultive.
Smith parle de certains mauvais terrains en écosse
qui sont cultivés par leurs propriétaires, et qui ne
pourraient l' être par aucun autre. C' est ainsi encore
que nous voyons dans les provinces reculées des
états-Unis, des terres vastes et fertiles dont les
produits ne trouvent point d' acheteurs parce qu' elles
ne sont pas encore entourées d' habitans, et qui
néanmoins sont cultivées ; mais il faut que le
propriétaire les cultive lui-même, c' est-à-dire, qu' il
porte le consommateur à l' endroit du produit, et qu' il
ajoute au profit de son fonds de terre, qui est peu de
chose ou rien, les profits de ses capitaux et de son
industrie qui le font vivre avec aisance.
Depuis les premières éditions de ce traité, M David
Ricardo a cru trouver un nouveau fondement au profit
des biens-fonds. Il pose en fait que dans les pays
neufs et où les terres n' ont point encore de
propriétaires, elles ne rapportent que les profits
auxquels peuvent prétendre le travail et les capitaux
qui les font produire. La concurrence des
producteurs empêche en effet qu' ils se fassent
rembourser le droit de cultiver la terre, droit qu' ils
ne paient à personne. Mais du moment que les progrès
de la société rendent nécessaire une quantité de
produits plus considérable que celle que peuvent
fournir les meilleures terres et les plus
avantageusement situées, il faut avoir recours aux
terres de moindre qualité ou plus éloignées, et,
pour obtenir sur chaque arpent les mes produits,
faire plus de frais que l' on n' en fait sur les
terres premièrement cultivées. Si c' est du blé que
l' on cultive, comme la société ne peut avoir la
quantité de cette denrée dont elle a besoin, sans
payer tous les frais occasionnés par les blés
produits sur les moindres terrains, le prix du
marché excède les frais de production qu' exigent
les premiers terrains, et les propriétaires
p410
de ces premiers terrains peuvent s-lors faire leur
profit de cet excédant.
Voilà, selon David Ricardo, la source du profit du
propriétaire (rent) . Il étend le même raisonnement
aux différentes qualités des terres. Les unes excédent
beaucoup plus que les autres en qualité les plus
mauvais terrains mis en culture ; mais ce n' est jamais
que la nécessité de cultiver ceux-ci pour satisfaire
aux besoins de la société, qui procure un profit aux
autres et permet d' en tirer un loyer. Il en déduit la
conséquence que le profit foncier ne doit pas être
compris dans les frais de production ; qu' il ne
fait pas, qu' il ne peut pas faire, le moins du
monde, partie du prix du blé .
Or, qui ne voit que si l' étendue des besoins de la
société porte le prix du blé à un prix qui permet de
cultiver les plus mauvais terrains, pourvu qu' on y
trouve le salaire de ses peines et le profit de son
capital, c' est l' étendue des besoins de la socié et
le prix qu' elle est en état de payer pour avoir du
blé, qui permet qu' on trouve un profit foncier sur
les terres meilleures ou mieux situées ? C' est aussi
le principe établi dans tout le cours de cet ouvrage.
Dire que ce sont les mauvaises terres qui sont la
cause du profit que l' on fait sur les bonnes, c' est
présenter la même idée d' une façon qui me semble
moins heureuse ; car le besoin qu' on éprouve d' une
chose est une cause directe du prix que l' on consent
à payer pour la posséder ; et si les besoins de la
société n' étaient pas portés à ce point, ou si elle
n' était pas en état de faire un si grand sacrifice,
quelque énorme que fût lapense nécessaire pour
fertiliser un sol aride, on ne le cultiverait pas :
ce qui nous ramène à ce principejà établi, que
les frais de production ne sont pas la cause du prix
des choses, mais que cette cause est dans les besoins
que les produits peuvent satisfaire.
On voit que la controverse élevée par Ricardo sur
ce point, n' est guère autre chose qu' une dispute de
mots ; et je ne sais pas trop sur quel fondement
p411
M Mac Culloch a pu dire que la publication de ces
principes était la couverte la plus importante
et la plus fondamentale dans la science de la
distribution des richesses , et qu' elle formait
une ère nouvelle et mémorable dans l' histoire de
l' économie politique . Les idées de David Ricardo
m' ont servi à corriger plusieurs parties de ce traité,
principalement dans ce qui à rapport aux monnaies ;
mais il ne m' a fourni aucune amélioration à introduire
dans ce qui a rapport aux profits fonciers.
Malthus, dans plusieurs brochures et dans ses
principes d' économie politique , a voulu prouver,
d' un autre côté, que le profit du propriétaire foncier
et le fermage qui en est la conséquence, ne viennent
point du monopole qui résulte de la propriété
exclusive des terres, mais bien de ce que la terre
fournit plus de subsistances qu' il n' en faut pour
alimenter ceux qui la cultivent. Avec cet excédant,
le propriétaire foncier a pu acheter les produits du
manufacturier et de tous les autres producteurs.
Que la terre, comme tous les agens naturels, contribue
à l' utilité qui se trouve dans les produits, ce n' est
point un fait douteux ; mais le vent contribue aussi
à la production commerciale en poussant nos navires ;
cependant il ne peut pas faire payer au consommateur
sa coopération. Comment le fonds de la terre fait-il
payer la sienne, si ce n' est en vertu d' un privilége
exclusif du propriétaire ? M Buchanan, qui a fait
sur la richesse des nations de Smith un
commentaire où se trouvent beaucoup de sagacité et
de raison, l' a bien senti. " le profit foncier, dit-il,
n' est point une addition aux produits de la société :
ce n' est qu' un revenu transféré d' une classe à une
autre... etc. "
le même argument qui représente le propriétaire
foncier comme usant d' un monopole qui ne fait entrer
dans sa bourse qu' une valeur qui sort de la bourse
d' autrui, et comme fesant payer des frais de
production sert encore à quelques écrivains pour
prouver que le travail seul est productif, et non
la terre.
p412
Ceux qui admettent cet argument ne font peut-être pas
assez d' attention qu' on en peut dire autant de tous
les services productifs et même du travail des mains.
Si l' ouvrier pouvait ne pas se faire payer un salaire,
le consommateur paierait le produit moins cher ; mais
la production consiste à communiquer une utilité à une
chose et à la communiquer au meilleur marché qu' il
est possible. Or, la coopération du fonds de terre
remplit cette double condition. Son action est une
opération chimique, d' où résulte, pour la matière du
blé, une modification telle qu' avant de l' avoir subie,
cette matière n' était pas propre à la nourriture de
l' homme. Le sol est donc producteur d' une utilité,
et lorsqu' il la fait payer sous la forme d' un profit
foncier pour son propriétaire, ce n' est pas sans rien
donner en échange au consommateur ; ce que paie ce
dernier n' est point une valeur qui passe gratuitement
d' une main dans une autre ; le consommateur achète
une utilité produite, et c' est parce que la terre
produit cette utilité qu' elle est productive aussi
bien que le travail.
Il est vrai qu' elle pourrait ainsi que le vent, fournir
son action sans en exiger le salaire ; mais la terre
diffère du vent en ceci, que son action ne peut se
déployer que par des avances dont nul homme ne voudrait
courir les risques, s' il n' était assuré d' en recueillir
les fruits. Si les terres n' étaient pas des propriétés
exclusives, aurions-nous leurs produits à meilleur
marché ? Non, certes ; car nous ne les aurions pas du
tout ; ce qui équivaut à un prix bien plus élevé.
L' appropriation donne donc aux terres une qualité
utile. Or, c' est l' usage de cette qualité que le
propriétaire foncier se fait payer. Il en résulte une
dépense de production que l' on peut nommer
indispensable ; et les frais de production
indispensables étant la limite la plus basse du prix
des produits, les profits fonciers sont une partie
nécessaire de ce prix et la source d' un légitime
revenu pour les propriétaires.
Ces controverses, dont je n' ai pu me dispenser de
parler, uniquement parce qu' on en a beaucoup parlé,
et sur lesquelles on a écrit, surtout en Angleterre,
des volumes, ont à mes yeux fort peu d' importance.
Elles dégénèrent aiment en des disputes de mots qui
les font ressembler un peu trop aux argumentations
des écoles du moyen âge. Leur plus grave inconvénient
est d' ennuyer le lecteur, et de lui faire croire que
les vérités de l' économie politique ont pour fondement
des abstractions sur lesquelles il est impossible de
se mettre d' accord. Heureusement il n' en est point
ainsi : elles reposent sur des faits qui sont ou
ne sont pas . Or, on peut, dans la plupart des cas,
parvenir à dévoiler entièrement un fait ; on peut
p413
remonter à ses causes etduire ses conséquences ; et
si l' on se trompe, la nature est là qui s' offre à des
observations plus exactes et à des déductions plus
simples. Cette méthode porte en elle la rectification
de toutes les erreurs ; mais les abstractions
n' apprennent rien.
Ii-du fermage.
Quand un fermier prend à bail une terre, il paie au
propriétaire le profit résultant du service productif
de la terre, et il se réserve, avec l salaire de son
industrie, le profit du capital qu' il emploie à cette
culture, capital qui consiste en outils, en charretes,
bestiaux, etc. C' est un entrepreneur d' industrie
agricole, et parmi ses instrumens il en est un qui ne
lui appartient pas, et dont il paie le loyer : c' est
le terrain.
Le précédent paragraphe a montsur quoi se fondent
les profits du fonds de terre : le fermage segle,
en général, au niveau du taux le plus élevé de ces
profits. En voici la raison.
Les entreprises agricoles sont celles qui exigent,
toutes proportions gardées, les moins gros capitaux
(en ne considérant pas la terre, ni ses améliorations,
comme fesant partie du capital du fermier) ; il doit
donc y avoir plus de personnes en état, par leurs
facultés pécuniaires, de s' appliquer à cette industrie
qu' à toute autre ; de là, plus de concurrence pour
prendre des terres à loyer. D' un autre côté, la quantité
des terres cultivables, en tout pays, a des bornes,
tandis que la masse des capitaux et le nombre des
cultivateurs n' en a point qu' on puisse assigner. Les
propriétaires terriens, du moins dans les pays
anciennement peuplés et cultivés, exercent donc une
espèce de monopole envers les fermiers. La demande de
leur denrée, qui est le terrain, peut s' étendre sans
cesse ; mais la quantité de leur denrée ne s' étend
que jusqu' à un certain point.
Ce que je dis d' une nation prise en totalité est
également vrai d' un canton en particulier. Ainsi,
dans chaque canton, la quantité des biens à louer ne
peut aller au-delà de ceux qui s' y trouvent ; tandis
que le nombre de gens disposés à prendre une terre à
bail n' est pointcessairement borné.
Dès-lors le marché qui se conclut entre le propriétaire
et le fermier, est toujours aussi avantageux qu' il
peut l' être pour le premier ; et s' il y avait un
terrain dont le fermier, après son fermage pa, tirât
plus que l' intérêt de son capital et le salaire de ses
peines, ce terrain trouverait un encrisseur. Si la
libéralité de certains propriétaires, ou l' éloignement
de leur domicile, ou leur ignorance en agriculture,
ou bien celle des fermiers,
p414
ou leur imprudence, fixent quelquefois autrement les
conditions d' un bail, on sent que l' influence de ces
circonstances accidentelles n' existe que pendant
qu' elles durent, et qu' elle n' empêche point que la
nature des choses n' agisse d' une manière permanente,
et ne tende sans cesse à reprendre son empire.
Outre cet avantage que le propriétaire tient de la
nature des choses, il en tire un autre de sa position,
qui d' ordinaire lui donne sur le fermier l' ascendant
d' une fortune plus grande, et quelquefois celui du
crédit et des places ; mais le premier de ces
avantages suffit pour qu' il soit toujours à me de
profiter seul des circonstances favorables aux
profits de la terre. L' ouverture d' un canal, d' un
chemin, les progrès de la population et de l' aisance
d' un canton, élèvent toujours le prix des fermages.
Il s' élève aussi à mesure que l' agriculture se
perfectionne ; celui qui connaît un moyen de tirer
plus de parti du terrain, consent à payer plus cher
le loyer de l' instrument.
La raison qui fait que le propriétaire profite seul
des occurrences favorables à un bien-fonds, fait aussi
qu' il est victime des occurrences contraires. Quand le
profit que rend la terre ne suffit pas pour payer le
fermage, le fermier doit y sacrifier une partie des
profits de son industrie et de ses capitaux ; il
cherche dès-lors à les employer différemment ; et
quand le bail n' est point à son terme, le propriétaire
est presque toujours obligé de lui faire des remises.
Si c' est le propriétaire qui jouit de toutes les
circonstances qui deviennent favorables à ses terres
et qui en définitive est victime des circonstances
contraires, il est plus que le fermier intéressé aux
améliorations, quelles qu' elles soient, qui
surviennent dans le pays en général ou dans son canton
en particulier : elles tendent toutes à l' augmentation
des baux. Ainsi les propriétaires qui passent
mollement leur vie dans une ville ou dans une maison
de plaisance, touchant avec nonchalance à chaque terme
l' argent que leur apportent leurs fermiers, sans
s' occuper jamais des sources de la prospérité publique
et sans y contribuer en rien ; ceux qui ne
s' inquiètent en aucune façon des progrès de l' art
agricole ; qui ne provoquent, qui ne secondent aucune
de ces grandes entreprises d' irrigations et de canaux,
de ponts, de routes et de manufactures, qui doivent
accroître la production et la population des cantons
ils ont des terres, suivent une routine plus
honteuse encore et plus contraire à leurs vrais
intérêts, que celles auxquelles ils reprochent aux
gens de la campagne d' être si attachés.
p415
Lorsque le propriétaire répand un capital en
améliorations sur sa terre, en fesant des saignées de
desséchement, des canaux d' arrosement, des clôtures,
des constructions, des murs, des maisons, alors le
fermage se compose non-seulement du profit du fonds,
mais aussi de l' intérêt de ce capital.
Le fermier lui-même peut améliorer le fonds à ses
frais ; mais c' est un capital dont il ne tire les
intérêts que pendant la durée de son bail, et qui, à
l' expiration de ce bail, ne pouvant être emporté,
demeure au propriétaire ; dès ce moment, celui-ci en
retire les intérêts sans en avoir fait les avances ;
car le loyer s' élève en proportion. Il ne convient
donc au fermier de faire que les améliorations dont
l' effet ne doit durer qu' autant que son bail, à moins
que la longueur du bail ne laisse aux profits
sultant de l' amélioration, le temps de rembourser
les avances qu' elle a occasionnées, avec l' intérêt
de ces avances.
De là l' avantage des longs baux pour l' alioration
du produit des terres, et l' avantage encore plus grand
de la culture des terres par la main de leurs
propriétaires ; car le propriétaire a, moins encore
que le fermier, la crainte de perdre le fruit de ses
avances ; toute amélioration bien entendue lui
procure un profit durable, dont le fonds est fort
bien remboursé quand la terre se vend. La certitude
que le fermier a de jouir jusqu' à la fin de son bail,
n' est pas moins utile que les longs baux à
l' amélioration des fonds de terre. Les lois et les
coutumes qui admettent la résiliation des baux dans
certains cas, comme dans celui de la vente, sont au
contraire préjudiciables à l' agriculture. Le fermier
n' ose tenter aucune amélioration importante lorsqu' il
risque perpétuellement de voir un successeur profiter
de son imagination, de ses travaux et de ses frais ;
ses aliorations mêmes augmentent ce risque, car une
terre en bon état deparation se vend toujours plus
facilement qu' une autre. Nulle part les baux ne sont
plus respectés qu' en Angleterre. Ce n' est que là
qu' on voit des fermiers assez sûrs de n' être pas
dépossédés, pour bâtir sur le terrain qu' ils tiennent
à loyer. Ces gens-là améliorent les terres comme si
elles étaient à eux, et leurs propriétaires sont
exactement payés ; ce qui n' arrive pas toujours
ailleurs.
Il y a des cultivateurs qui n' ont rien, et auxquels
le propriétaire fournit le capital avec la terre. On
les appelle des métayers . Ils rendent communément
p416
au propriétaire la moitié du produit brut. Ce genre
de culture appartient à un état peu avancé de
l' agriculture, et il est le plus défavorable de tous
aux améliorations des terres ; car celui des deux, du
propriétaire ou du fermier, qui fait l' amélioration
à ses frais, ne retire que la moitié du fruit de sa
dépense, puisqu' il est obligé d' en partager le produit.
Cette manière d' affermer était plus usitée dans les
temps féodaux que de nos jours. Les seigneurs
n' auraient pas voulu faire valoir par eux-mêmes, et
leurs vassaux n' en avaient pas les moyens. On avait de
gros revenus parce qu' on avait de gros domaines, mais
les revenus n' étaient pas proportionnés à l' étendue
du terrain. Ce n' était pas la faute de l' art agricole,
c' était le défaut de capitaux placés en amendemens. Le
seigneur, peu jaloux d' améliorer son fonds, dépensait,
d' une manière très-noble et très-improductive, un
revenu qu' il aurait pu tripler : on fesait la guerre,
on donnait des fêtes, on entretenait une suite
nombreuse. Le peu d' importance du commerce et des
manufactures, joint à l' état précaire des agriculteurs,
explique pourquoi le gros de la nation était misérable,
et pourquoi la nation en corps était peu puissante,
indépendamment de toute cause politique. Cinq de nos
départemens seraient maintenant en état de soutenir des
entreprises qui écrasaient la France entière à cette
époque ; mais les autres états d' Europe n' étaient pas
dans une meilleure position.
Chapitre x.
Quels sont les effets des revenus perçus d' une nation
dans l' autre.
Une nation ne saurait percevoir chez une autre ses
revenus industriels. Le tailleur allemand qui vient
travailler en France, y fait ses profits, et
l' Allemagne n' y a point de part. Mais si ce tailleur
a le talent d' amasser un capial quelconque, et si,
au bout de plusieurs années, il retourne chez lui en
l' emportant, il fait à la France le même tort que si
un capitaliste français, ayant la même fortune,
s' expatriait. Il fait le même tort par rapport à la
richesse nationale, mais non pas moralement ; car je
suppose
p417
qu' un français qui sort de sa patrie lui ravit une
affection et un concours de forces qu' elle n' était pas
en droit d' attendre d' un étranger.
Quant à la nation au sein de laquelle rentre un de ses
enfans, elle fait la meilleure de toutes les
acquisitions ; c' est pour elle une acquisition de
population, une acquisition de profits industriels, et
une acquisition de capitaux. Cet homme ramène un
citoyen et enme temps de quoi faire vivre un
citoyen.
à l' égarddes capitaux prêtés d' un pays à un autre, il
n' en résulte d' autre effet, relativement à leur
richesse respective, que l' effet qui résulte pour deux
particuliers d' un prêt et d' un emprunt qu' ils se font.
Si la France emprunte à la Hollande des fonds et
qu' elle les consacre à des usages productifs, elle
gagne les profits industriels et territoriaux qu' elle
fait au moyen de ces fonds ; elle gagne même en payant
des intérêts, tout comme un négociant, un manufacturier,
qui emprunte pour faire aller son entreprise, et à
qui il reste des bénéfices, même après avoir payé
l' intérêt de son emprunt.
Mais si un état emprunte à un autre, non pour des
usages productifs, mais pour dépenser ; alors le
capital qu' il a emprunté ne lui rapporte rien, et
son revenu demeure grevé des intérêts qu' il paie à
l' étranger. C' est la situation s' est trouvée la
France quand elle a emprunté aux gênois, aux
hollandais, aux génevois, pour soutenir des guerres
ou subvenir aux profusions de la cour. Toutefois il
valait mieux, même pour dissiper, emprunter aux
étrangers qu' aux nationaux, parce qu' au moins cette
partie des emprunts ne diminuait pas les capitaux
productifs de la France. De toute manière, le peuple
français payait les intérêts ; mais quand il avait
prêté les capitaux, il payait les intérêts tout de
me, et de plus il perdait les profits que son
industrie et ses terres auraient pu faire par le moyen
de ces mêmes capitaux.
Pour ce qui est des fonds de terres possédés par des
étrangers résidant à l' étranger, le revenu que
donnent ces fonds de terre est un revenu de l' étranger,
et cesse de faire partie du revenu national ; sauf
toutefois pour la portion de l' impôt qu' il supporte.
Mais qu' on y prenne garde : les étrangers n' ont pas pu
acquérir sans envoyer un capital égal en valeur à la
terre acquise ; ce capital est un fonds non moins
précieux qu' un fonds de terre ; et il l' est plus pour
nous, si nous avons des terres à mettre en
p418
valeur et peu de capitaux pour faire valoir notre
industrie. L' étranger, en fesant un achat de terres,
a changé avec nous un revenu capital dont nous
profitons, contre un revenu foncier qu' il perçoit ;
un intérêt d' argent contre un fermage ; et si notre
industrie est active, éclairée, nous retirons plus
par cet intérêt que nous ne retirions par le fermage ;
mais il a donné un capital mobile et susceptible de
dissipation, contre un capital fixe et durable. La
valeur qu' il a cédée a pu s' évanouir par défaut de
conduite de notre part ; la terre qu' il a acquise est
restée, et, quand il voudra, il vendra la terre et
en retirera chez lui la valeur.
On ne doit donc nullement craindre les acquisitions de
biens-fonds faites par les étrangers, quand le prix
de l' acquisition doit être employé reproductivement.
Quant à la forme sous laquelle un revenu peu chez
un peuple passe chez un autre, soit qu' on fasse venir
ce revenu en espèces monnayées, en lingots ou en
toute autre marchandise, cette considération n' est
d' aucune importance ni pour un pays ni pour l' autre,
ou plutôt il leur est important de laisser les
particuliers retirer ces valeurs sous la forme qui
leur convient le mieux, parce que c' est
indubitablement celle qui convient le mieux aux deux
nations ; de même que dans leur commerce réciproque,
la marchandise que les particuliers préfèrent exporter
ou importer, est aussi celle qui convient le mieux à
leurs nations respectives.
Les agens de la compagnie anglaise dans l' Inde
retirent de ce vaste pays, soit des revenus annuels,
soit une fortune faite, dont ils reviennent jouir en
Angleterre : ils se gardent bien de retirer cette
fortune en or ou en argent, car les métaux précieux
valent bien plus en Asie qu' en Europe ; ils la
convertissent en marchandises de l' Inde, sur
lesquelles ils font encore un profit lorsqu' elles sont
arrivées en Europe ; ce qui fait qu' ue somme d' un
million, qu' ils emportent, leur vaut peut-être douze
cent mille francs et plus, lorsqu' ils sont rendus à
leur destination. L' Europe acquiert, par cette
opération, douze cent mille francs, et l' Inde ne perd
qu' un million. Si les déprédateurs de l' Inde
voulaient que ces douze cent mille francs fussent
apportés en espèces, ils seraient obligés d' emporter
hors de l' Indoustan quinze cent mille francs,
peut-être, qui, rendus en Angleterre, n' en vaudraient
plus que douze cent mille. On a beau percevoir une
somme en espèces, on ne la transporte que changée en
la marchandise qui convient le mieux pour la
transporter. Tant
p419
qu' il est permis de tirer d' un pays une marchandise
quelconque (et cette exportation y est toujours vue
avec faveur), on tire de ce pays, sans difficulté,
tous les revenus et tous les capitaux qu' on y perçoit.
Pour qu' un gouvernement pût l' empêcher, il faudrait
qu' il pût interdire tout commerce avec l' étranger ; et
encore, il resterait la fraude. Aussi est-ce une chose
vraiment risible, aux yeux de l' économie politique,
que de voir des gouvernemens enfermer dans leurs
possessions le numéraire dans la vue d' y retenir les
richesses.
S' ils parvenaient à clore leurs frontières de façon
à intercepter la sortie de toutes les choses qui ont
une valeur, ils n' en seraient pas plus avancés ; car
les libres communications procurent bien plus de
valeurs qu' elles n' en laissent échapper. Les valeurs
ou les richesses sont fugitives et indépendantes par
leur nature. On ne saurait les enfermer ; elles
s' évanouissent au milieu des liens, et grandissent
en pleine liberté.
Chapitre xi.
De la population dans ses rapports avec l' économie
politique.
I-comment la quantité des produits influe sur la
population des états.
Après avoir observé, dans le premier livre, comment
se forment les produits qui satisfont aux besoins de
la société, et, dans celui-ci, comment ils se
pandent parmi ses différens membres, observons de
plus quelle influence ils exercent sur le nombre des
personnes dont la société se compose, c' est-à-dire
sur la population.
Dans ce qui concerne les corps organisés, la nature
semble mépriser
p420
les individus, et n' accorder sa protection qu' à
l' espèce. L' histoire naturelle présente des exemples
très-curieux des soins qu' elle prend pour la
conversation des espèces ; mais le moyen le plus
puissant qu' elle emploie pour y parvenir consiste à
multiplier les germes avec une profusion telle, que,
quelque nombreux que soient les accidens qui les
empêchent d' éclore, ou qui lestruisent étant éclos,
il en subsiste toujours un nombre plus que suffisant
pour que l' espèce se perpétue. Et si les accidens, les
destructions, le défaut des moyens de développement,
n' arrêtaient pas la multiplication des êtres organisés,
il n' est pas un animal, pas une plante qui ne parvînt
en peu d' années à couvrir la face du globe.
L' homme partage avec tous les autres êtres organis
cette faculté ; et, quoique son intelligence supérieure
multiplie pour lui les moyens d' exister, il finit
toujours, comme les autres, par en atteindre la limite.
Les moyens d' exister pour les animaux sont presque
uniquement les subsistances ; pour l' homme la faculté
qu' il a d' échanger les produits les uns contre les
autres, lui permet d' en considérer, non pas tant la
nature que la valeur . Le producteur d' un
meuble de cent francs est possesseur de tous les
alimens qu' on peut avoir pour ce prix-là. Et quant
aux prix des deux produits (c' est-à-dire à la quantité
de l' un et de l' autre qu' on donne en échange), il
dépend de l' utilité du produit dans l' état actuel de
la société. On ne peut pas supposer que les hommes en
général consentent à donner, troc pour troc, ce qui
leur est plus nécessaire pour avoir ce qui l' est
moins. Dans la disette, on donnera une moins grande
quantité de subsistances pour le même meuble ; mais
toujours restera-t-il vrai que le meuble vaut la
denrée, et qu' avec l' un on pourra obtenir l' autre.
Cette faculté de pouvoir faire des échanges n' est pas
bornée aux hommes du même lieu, ni même d' un seul
pays. La Hollande se procure du blé avec ses épiceries
et ses toiles. L' Amérique septentrionale obtient du
sucre et du café en échange des maisons de bois qu' elle
envoie toutes faites aux Antilles. Il n' y a pas
jusqu' aux produits immatériels, qui, bien qu' ils ne
soient pas transportables, procurent à une nation des
denrées alimentaires. L' argent payé par un étranger
pour voir un artiste éminent, ou pour consulter un
praticien célèbre, peut être renvoyé à l' étranger pour
y acheter des denrées plus substantielles.
p421
Les échanges et le commerce approprient, comme on
voit, les produits à la nature des besoins généraux.
Les denrées, quelles qu' elles soient, pour la
nourriture, ou pour letement, ou pour le logement,
dont le besoin se fait plus sentir, sont le plus
demandées, donnent de plus gros profits et sont
produites de préférence. Chaque famille satisfait
d' autant plus de besoins, qu' elle peut acheter
davantage. Elle peut acheter d' autant plus, que sa
propre production est plus grande, ou, en termes
vulgaires, ses revenus plus considérables. Ainsi, en
sultatfinitif, les familles, et la nation qui se
compose de toutes les familles, ne subsistent que de
leurs produits, et l' étendue des produits borne
nécessairement le nombre de ceux qui peuvent subsister.
Chez les animaux qui sont incapables de mettre aucune
prévoyance dans la satisfaction de leurs appétits, les
individus qui naissent, lorsqu' ils ne deviennent pas
la proie de l' homme ou des autres animaux, périssent
du moment qu' ils éprouvent un besoin indispensable
qu' ils ne peuvent satisfaire. Chez l' homme, la
difficulté de pourvoir à des besoins futurs, fait
entrer la prévoyance pour quelque chose dans
l' accomplissement du voeu de la nature ; et cette
prévoyance préserve seule l' humanité d' une partie des
maux qu' elle aurait à supporter, si le nombre des
hommes devait perpétuellement être réduit par des
destructions violentes.
Encore, malgré la prévoyance attribuée à l' homme, et
la contrainte que la raison, les lois et les moeurs
lui imposent, il est évident que la multiplication
des hommes va toujours non-seulement aussi loin que
leurs moyens d' exister le permettent, mais encore un
peu au-delà. Il est affligeant de penser, mais il est
vrai de dire que, même chez les nations les plus
prospères, une partie de la population périt tous les
ans de besoin. Ce n' est pas que tous ceux qui périssent
de besoin meurent positivement du défaut de
nourriture, quoique ce malheur soit beaucoup plus
fréquent qu' on
p422
ne le suppose ; je veux dire seulement qu' ils n' ont
pas à leur disposition tout ce qui est nécessaire pour
vivre, et que c' est parce qu' ils manquent de quelque
chose qui leur serait nécessaire, qu' ils périssent.
Tantôt c' est un malade ou un homme affaibli, qu' un peu
de repos remettrait, ou bien à qui il ne faudrait que
la consultation d' un médecin et un remède fort simple,
mais qui ne peut ni prendre du repos, ni consulter le
decin, ni faire le remède.
Tantôt c' est un petit enfant qui réclame les soins de
sa re ; mais sa mère est forcée au travail par
l' indigence ; l' enfant périt ou par accident ou par
malpropreté, ou par maladie. C' est un fait constaté
par tous ceux qui s' occupent d' aritmétique politique,
que, sur un égal nombre d' enfans, pris dans la classe
aisée et dans la classe indigente, il en meurt dans la
seconde incomparablement plus que dans la première.
Enfin, une nourriture trop peu abondante ou malsaine,
l' impossibilité de changer souvent de linge, de se
tir plus chaudement, de se sécher, de se chauffer,
affaiblissent la santé, altèrent la constitution,
exposent beaucoup d' êtres humains à unpérissement
tantôt lent, tantôt rapide ;
p423
et l' on peut dire que tous ceux qui périssent à la
suite d' un besoin que leur fortune ne leur a pas
permis de satisfaire, meurent de besoin.
On voit que des produits très-variés, parmi lesquels
se trouvent même des produits que nous avons nommés
immatériels , sont nécessaires à l' existence de
l' homme, surtout dans les grandes sociétés ; que les
produits dont la société a le plus besoin, dans l' état
elle se trouve, sont aussi ceux que les producteurs
multiplient de préférence, parce que ce sont ceux-là
me qui sont payés le plus cher relativement à leurs
frais de production ; on voit enfin que, quelle que
soit la cause qui borne la quantité des produits,
cette quantité est la limite nécessaire de la
population ; car les hommes n' existent qu' autant qu' ils
ont à leur portée les moyens d' exister.
Ces propositionsnérales reçoivent bien des
modifications des circonstances particulières. Si les
produits sont très-inégalement distribués, si un
homme en a plus qu' il ne lui en faut pour exister dans
sa situation, la population sera moins grande que si
le surplus de cet homme en fesait vivre un autre. Si
les besoins d' une nation sont grands, la même quantité
de produits n' y fera pas subsister autant de monde que
dans une supposition contraire. Toujours est-il vrai
que, toutes choses étant d' ailleurs égales, le nombre
des hommes se proportionnera à la quantité des
produits. C' est une vérité reconnue par la plupart
des auteurs qui ont écrit sur l' économie politique,
quelque variées que soient leurs opinions sur presque
tout le reste.
p424
Il me semble qu' on a pas tiré de là une conséquence
qui était pourtant bien naturelle ; c' est que rien ne
peut accroître la population que ce qui favorise la
production, et que rien ne la peut diminuer, au moins
d' une manière permanente, que ce qui attaque les
sources de la production.
Les juifs honorèrent la fécondité. Les romains firent
des réglemens sans fin pour réparer les pertes
d' hommes que leurs guerres continuelles et lointaines
occasionnaient. Les censeurs recommandaient les
mariages ; on était considéré en proportion du
nombre de ses enfans. Tout cela ne servait à rien. La
difficulté n' est pas de faire des enfans, mais de les
entretenir. Il fallait créer des produits au lieu de
causer des dévastations. Tant de beaux réglemens
n' empêchèrent point, même avant l' invasion des
barbares, la population de l' Italie et de la
Grèce.
Ce fut tout aussi vainement que Louis Xiv, par son
édit de 1666 en faveur du mariage, donna des pensions
à ceux qui auraient dix enfans, et de plus fortes à
ceux qui en auraient douze. Les primes que, sous
mille formes diverses, il donnait au désoeuvrement
et à l' inutilité, causaient bien plus de tort à la
population que ces faibles encouragemens ne pouvaient
lui faire de bien.
On répète tous les jours que le nouveau monde a
dépeuplé l' Espagne : ce sont ses mauvaises institutions
qui l' ont dépeuplée, et le peu de productions que
fournit le pays relativement à son étendue.
Ce qui encourage véritablement la population, c' est une
industrie active qui donne beaucoup de produits. Elle
pullule dans tous les cantons industrieux ; et quand
un sol vierge conspire avec l' activité d' une nation
entière qui n' admet point de désoeuvrés, ses progrès
sont étonnans, comme aux états-Unis, où elle double
tous les vingt ans.
p425
Par la me raison, les fléaux passagers qui détruisent
beaucoup d' hommes sans attaquer les sources de la
reproduction, sont plus affligeans pour l' humanité que
funestes à la population. Elle remonte en très-peu de
temps au point où la retient la quotité des productions
annuelles. Des calculs très-curieux de Messance
prouvent qu' après les ravages causés par la fameuse
peste de Marseille, en 1720, les mariages furent en
Provence plus féconds qu' auparavant. L' ab
D' Expilly a trouvé les mêmes résultats. Leme effet
avait eu lieu en Prusse après la peste de 1710. Quoique
ce fléau eût moissonné le tiers de la population, on
voit par les tables de Sussmilch que le nombre des
naissances, qui était avant la peste à peu près de
26000 par année, alla, en 1771 (année qui suivit celle
de la peste), à 32000. Qui n' aurait pensé qu' après un
si terrible ravage, le nombre des mariages du moins ne
dût considérablement diminuer ? Il doubla, tant est
grande la tendance de la population à s' élever au
niveau des ressources d' un pays !
Ce que les fléaux passagers ont de funeste, ce n' est
pas la dépopulation : ce sont d' abord, et au premier
rang, les maux qu' ils causent à l' humanité. Il ne
peut pas y avoir de grandes quantités d' individus
retranchés du nombre des vivans, soit par les
contagions, les famines ou les guerres, sans que
beaucoup d' êtres doués de sentiment aient souffert,
quelquefois même cruellement souffert, et laissé dans
la souffrance une multitude de survivans, veuves,
orphelins, frères, soeurs et vieillards. On doit
déplorer encore dans ces calamités la perte de ces
hommessupérieurs, et tels que les lumières, les
talens, les vertus d' un seul, influent sur le bonheur
des nations, plus que les bras de cent mille autres.
Enfin une grande perte d' hommes faits est une grande
perte de richesse acquise ; car tout homme adulte est
un capital accumulé qui représente toutes les
avances qu' il a fallu faire pendant plusieurs années
pour le mettre au point où il est. Un marmot d' un
jour ne remplace pas un homme de vingt ans ; et le
mot du prince de Condé, sur le champ de bataille de
Senef, est aussi absurde qu' il est barbare.
p426
On peut doc dire que les fléaux qui retranchent des
hommes, s' ils ne nuisent pas à la population, nuisent
à l' humanité ; et c' est seulement sous ce dernier
rapport que ceux qui causent de tels fléaux sont
hautement coupables.
Si les fléaux passagers sont plus affligeans pour
l' humanité que funestes à la population des états,
il n' en est pas ainsi d' une administration vicieuse
et qui suit un mauvais système en économie politique.
Celle-ci attaque la population dans son principe, en
ddsséchant les sources de la production ; et comme
le nombre des hommes, ainsi que nous l' avons vu,
s' élève toujours pour le moins autant que le permettent
les revenus annuels d' une nation, un gouvernement qui
diminue les revenus en imposant de nouveaux
p427
tributs, qui force les citoyens à faire le sacrifice
d' une partie de leurs capitaux, et qui par conséquent
diminue les moyens généraux de subsistance et de
reproduction répandus dans la société, un tel
gouvernement, non-seulement empêche de naître, mais on
peut dire qu' il massacre ; car rien ne retranche plus
efficacement les hommes, que ce qui les prive de leurs
moyens d' exister.
On s' est beaucoup plaint du tort que les couvens font
à la population, et l' on a eu raison ; mais on s' est
pris sur les causes : ce n' est pas à cause du
libat des religieux, c' est à cause de leur oisiveté :
ils font travailler à leurs terres, dit-on ; voilà une
belle avance ! Les terres resteraient-elles en friche
si les moines venaient à disparaître ? Bien au
contraire ; partout où les moines ont été remplacés par
des ateliers d' industrie, comme nous en avons vu
plusieurs exemples dans la révolution française, le
pays a gagné tous les mêmes produits agricoles, et de
plus ceux de son industrie manufacturière ; et le
total des valeurs produites étant par là plus
considérable, la population de ces cantons s' est
accrue.
Si la population dépend de la quantité des produits,
c' est une estimation très-imparfaite pour en juger,
que le nombre des naissances. Là l' industrie et
les produits augmentent, les naissances, plus
multipliées à proportion des habitans déjà existans,
donnent une évaluation trop forte. Dans les pays qui
déclinent, au contraire, la population exde le
nombre indiqué par les naissances.
Une autre conséquence de ce qui précède, c' est que les
habitans d' un pays ne sont pas plus mal pourvus des
chosescessaires à la vie quand leur nombre
s' augmente, ni mieux pourvus quand leur nombre diminue.
Leur sort dépend de la quantité des produits dont ils
disposent, et ces produits peuvent être abondans pour
une nombreuse population, tout comme ils peuvent être
rares pour une population clair-semée. La disette
ravageait l' Europe au moyen âge plus souvent que dans
ce temps-ci, où l' Europe est évidemment plus
populeuse. L' Angleterre, sous le règne d' élisabeth,
n' était pas si bien pourvue qu' elle l' est, quoi qu' elle
eût moitié moins d' habitans ; et l' Espagne nourrit
mal sept à huit millions d' habitans, après avoir
entretenu une immense population au temps des romains
et des maures.
Quelques auteurs ont dit qu' une grande population
était le signe assuré
p428
d' une haute prospérité. Elle est le signe assuré d' une
grande production ; mais pour qu' il y ait une haute
prospérité, il faut que la population, quelle qu' elle
soit, se trouve abondamment pourvue de toutes les
nécessités de la vie et de quelques-unes de ses
superfluités. Il y a des parties de l' Inde et de la
Chine prodigieusement populeuses, qui sont en même
temps prodigieusement misérables ; mais ce n' est pas en
diminuant le nombre des individus qu' on les rendrait
mieux pourvues, car on ne pourrait le faire sans
diminuer aussi leurs productions. Dans ces cas-là il
faut souhaiter, non pas la diminution du nombre des
hommes, mais l' augmentation de la quantité des
produits, qui a toujours lieu quand la population est
active, industrieuse, économe, et bien gouvernée,
c' est-à-dire, peu gouvernée.
Si les habitans d' un pays s' élèvent naturellement au
nombre que le pays peut entretenir, que deviennent-ils
dans les années de disette ?
Steuartpond :
qu' il n' y a pas tant de différence qu' on l' imagine entre
deux récoltes ; qu' une année mauvaise pour un canton
est bonne pour un autre ; que la mauvaise récolte d' une
denrée est balane par la bonne récolte d' une autre.
Il ajoute que le même peuple ne consomme pas autant
dans les années de disette, que dans les années
d' abondance : dans celle-ci tout le monde est mieux
nourri ; on emploie une partie des produits à
engraisser des animaux de basse-cour ; les denrées
étant moins chères, il y a un peu plus de gaspillage.
Quand la disette survient, la classe indigente est mal
nourrie ; elle fait de petites parts à ses enfans ;
loin de mettre en réserve, elle consomme ce qu' elle
avait amassé : enfin il n' est malheureusement que trop
avéré qu' une portion de cette classe souffre et meurt.
Ce malheur arrive surtout dans les pays très-populeux,
comme l' Idoustan, la Chine, il se fait peu de
commerce extérieur et maritime, et où la classe
indigente s' est accoutumée de longue main à se
contenter du strict nécessaire pour vivre. Le pays,
dans les années ordinaires, produisant tout juste de
quoi fournir cette chétive subsistance, pour peu que
la récolte soit mauvaise, ou seulement médiocre, une
multitude de gens n' ont plus me le strict nécessaire :
ils meurent par milliers. Tous les rapports attestent
que les famines, par cette raison, sont très-fréquentes
et très-meurtrières à la Chine et dans plusieurs
contrées de l' Inde.
Le commerce, et surtout le commerce maritime,
facilitant les échanges,
p429
et même les échanges lointains, permet de se procurer
des denrées alimentaires en retour de beaucoup d' autres
produits ; on a même remarqué que ce sont les pays qui
ont le moins de territoire et qui ne subsistent qu' au
moyen de leur commerce, comme la Hollande, Venise,
nes, qui sont le moins exposés aux disettes.
Non-seulement ils vont chercher les blés où l' on peut
en trouver, mais l' on peut les acheter au meilleur
marché.
Si la population, en thèse générale, se proportionne
à la production, c' est la quantité d' industrie, mère
des produits, qui exerce une influence fondamentale
sur la population des états. Cette seule observation
décide les longues discussions qui se sont élevées
dans le dernier siècle, pour savoir si le monde était
plus peuplé autrefois qu' aujourd' hui. était-il plus
industrieux, plus géralement cultivé, avait-il plus
de manufactures, un commerce plus étendu, à des
époques où la moitié de la terre habitable était
encore inconnue, où la partie connue était plus d' à
moitié couverte de forêts, où la boussole n' était pas
découverte, et où les sciences, fondement de tous les
arts, étaient dans l' enfance ? Si l' on convient que
non, il est impossible de soutenir que le monde fût,
à beaucoup près, aussi peuplé que nous le voyons. Si
l' on n' a le flambeau de l' économie politique à la
main, on ne peut mettre aucune critique dans l' étude
de l' histoire.
De ce que l' industrie est le fondement de la
population, on peut conclure que lamarcation des
états et des provinces, les lois et les moeurs des
nations, ne sont que des circonstances accidentelles
qui n' influent sur la population qu' indirectement, et
par leur influence sur les développemens de
l' industrie.
Ii-comment la nature de la production influe sur la
distribution des habitans.
Pour cultiver la terre, il faut que les hommes soient
pandus sur toute la surface du sol ; pour cultiver
les arts industriels et le commerce, il leur convient
de se réunir aux lieux où l' on peut les exercer avec
plus d' avantage, c' est-à-dire, aux lieux qui admettent
une plus grande subdivision
p430
dans les occupations. Le teinturier s' établira auprès
du marchand d' étoffes, le droguiste auprès du
teinturier ; le commissionnaire ou l' armateur qui font
venir les drogues se rapprochera du droguiste ; et il
en sera de même des autres producteurs. De cette
agglomération d' individus se forment les villes.
En même temps ceux qui, sans travailler, vivent de
leurs capitaux ou de leurs terres, sont attirés dans
les villes, ils trouvent réuni tout ce qui flatte
leurs goûts, plus de choix dans la société, plus de
variété dans les plaisirs. Les agrémens de la vie des
villes y arrêtent les étrangers, et y fixent toutes
les personnes qui, vivant de leur travail, sont libres
néanmoins de l' exercer indifféremment partout. C' est
ainsi qu' elles deviennent non-seulement le séjour des
gens de lettres, des artistes, mais aussi le siége des
administrations, des tribunaux, des établissemens
publics, et s' accroissent encore de toutes les
personnes qui tiennent à ces établissemens, et de
toutes celles que leurs affaires en rapprochent
accidentellement.
Ce n' est pas qu' il n' y ait toujours un certain nombre
de gens qui exercent l' industrie manufacturière dans
les campagnes, sans parler de ceux qui y sont retenus
par leurs goûts : une convenance locale, un ruisseau,
une forêt, une mine, fixent beaucoup d' usines et un
grand nombre de travailleurs manufacturiers hors de
l' enceinte des villes. Il y ame quelques travaux
manufacturiers qui ne peuvent être exercés que près
des consommateurs, comme ceux du tailleur, du
cordonnier, du maréchal ; mais ces travaux
n' approchent pas, pour l' importance et la perfection,
des travaux manufacturiers de tout genre qui
s' exécutent dans les villes.
Les écrivains économiques estiment qu' un pays
florissant peut nourrir dans ses villes un nombre
d' habitans égal à celui que nourrissent les campagnes.
Quelques exemples portent à croire que des travaux
mieux entendus, un meilleur choix de cultures et
moins de terrains perdus, permettraient, même sur un
sol médiocrement fertile, d' en nourrir un bien plus
grand nombre. Du moins est-il certain que, lorsque
les villes fournissent
p431
quelques produits à la consommation des contrées
étrangères, étant dès-lors en état de recevoir des
subsistances en échange, elles peuvent contenir une
population proportionnellement bien plus forte.
C' est ce qu' on voit dans plusieurs petits états dont
le territoire seul ne suffirait pas à nourrir un des
faubourgs de leur capitale.
La culture des prairies exigeant moins de façons que
celle des champs, dans les pays d' herbages, un plus
grand nombre d' habitans peuvent se consacrer aux arts
industriels, ils seront donc plus multipliés dans ces
pays-là que dans les pays à blé. C' est ce qui se voit
dans certaines parties de la ci-devant Normandie,
dans la Flandre, en Hollande.
Depuis l' invasion des barbares dans l' empire romain
jusqu' au dix-septième siècle, c' est-à-dire, jusqu' à
des temps où nous touchons encore, les villes ont eu
un faible éclat dans tous les grands états de
l' Europe. La portion de la population qu' on estime
être nourrie par les cultivateurs, ne se composait
pas alors principalement de manufacturiers et de
négocians, mais de nobles entous d' une suite
nombreuse, de gens d' église et d' autres oisifs qui
habitaient les châteaux avec leurs dépendances, les
abbayes, les couvens, et fort peu dans des villes.
Les produits des manufactures et du commerce se
bornaient à très-peu de chose ; les manufacturiers
étaient des artisans de chaumière, les négocians des
porte-balles ; quelques outils fort simples, des
meubles et des ustensiles imparfaits, suffisaient aux
besoins de la culture et de la vie odinaire. Trois ou
quatre foires par année fournissaient des produits un
peu plus recherchés, qui nous paraîtraient bien
misérables ; et si l' on tirait, de loin en loin, des
p432
villes commerçantes d' Italie ou de chez les grecs de
Constantinople, quelques meubles, quelques étoffes,
quelques bijoux de prix, c' était une magnificence
grande et rare, réservée seulement aux plus riches
seigneurs et aux princes.
Dans cet ordre de choses, les villes devaient faire
une pauvre figure. Aussi tout ce qu' on voit de
magnifique dans les nôtres est-il très-moderne ; parmi
toutes les villes de France, il serait impossible de
trouver un beau quartier, une seule belle rue qui eût
deux cents ans d' ancienneté. Tout ce qui date d' une
époque antérieure n' y présente, sauf quelques églises
gothiques, que des bicoques entassées dans des rues
tortueuses, étranglées, qui ne suffisent nullement à
la circulation des voitures, des animaux et de la
foule qui attestent leur population et leur opulence
actuelles.
L' agriculture d' un pays ne produit tout ce qu' elle
doit produire que lorsque des villes multipliées
sont répandues sur toute l' étendue de son territoire.
Elles sont nécessaires au déploiement de la plupart
des manufactures, et les manufactures sont nécessaires
pour procurer des objets d' échange à l' agriculteur.
Un cantonl' agriculture n' a point de débouchés, ne
nourrit que la moindre partie des habitans qu' il
pourrait nourrir ; et encore ces habitans ne
jouissent-ils que d' une existence grossière, dépourvue
de tout agrément, de toute recherche ; ils ne sont
qu' à moitié civilisés. Qu' une colonie industrieuse
vienne s' établir dans ce canton, et y forme peu à peu
une ville dont les habitans égaleront bientôt en
nombre les cultivateurs qui en exploitent les terres,
cette ville pourra subsister des produits agricoles
du canton, et les cultivateurs s' enrichiront des
produits industriels de la ville.
La ville même est un excellent moyen de répandre au
loin les valeurs agricoles de sa province. Les
produits bruts de l' agriculture sont d' un transport
difficile, les frais excédant promptement le prix de
la marchandise transportée. Les produits des
manufactures sont d' un transport beaucoup moins
dispendieux ; leur travail fixe une valeur souvent
très-considérable dans une matière de peu de volume
et d' un poids léger. Par le moyen des manufactures,
les produits bruts d' une province se transforment
donc en produits manufacturés d' une bien plus haute
valeur, qui voyagent au loin, et envoient en retour
les produits que réclament les besoins de la province.
Il ne manque à plusieurs de nos provinces de France,
maintenant très-misérables, que des villes pour être
bien cultivées.
Ces provinces resteraient éternellement misérables et
dépeuplées, si
p433
l' on suivait le système des économistes de Quesnay,
qui voulaient qu' on fît faire au dehors les objets de
fabrique, et qu' on payât les marchandises manufacturées
avec les produits bruts de l' agriculture.
Mais si les villes se fondent principalement par des
manufactures de toutes les sortes, petites et grandes,
les manufactures ne se fondent qu' avec des capitaux
productifs ; et des capitaux productifs ne se forment
que de ce qu' on épargne sur les consommations stériles.
Il ne suffit pas de tracer le plan d' une ville et de
lui donner un nom ; il faut, pour qu' elle existe
ritablement, la fournir par degrés de talens
industriels, d' ustensiles, de matières premières, de
tout ce qui estcessaire pour entretenir les
industrieux jusqu' à la parfaite confection et à la
vente de leurs produits : autrement, au lieu de fonder
une ville, on n' élève qu' une décoration de théâtre,
qui ne tarde pas à tomber, parce que rien ne la
soutient. C' est ce qui est arrivé d' écatherinoslaw,
dans la Tauride, et ce que fesait pressentir
l' empereur Joseph Ii, lorsque, après avoir été
invité à poser en cérémonie la seconde pierre de cette
ville, il dit à ceux qui l' entouraient : j' ai fini
une grande affaire en un jour avec l' impératrice de
Russie : elle a posé la première pierre d' une ville,
et moi la dernière .
Des capitaux ne suffisent me pas pour établir une
grande industrie et l' active production qui sont
nécessaires pour former et agrandir une ville ; il
faut encore une localité et des institutions nationales
qui favorisent cet accroissement. Les circonstances
locales sont peut-être ce qui manque à la cité de
Washington pour devenir une grande capitale, car ses
progrès sont bien lents en comparaison de ceux que
font les états-Unis en général ; tandis que la seule
situation de Palmyre, autrefois, l' avait rendue
populeuse et riche, malgré les déserts de sable dont
elle est entoue, et seulement parce qu' elle était
devenue l' entrepôt du commerce de l' orient avec
l' Europe. La même raison avait fait la prospérité
d' Alexandrie, et plus anciennement encore de la
Thèbes d' égypte. La seule volonté de ses princes
n' aurait pas suffi pour en faire une ville à cent
portes, et aussi populeuse que nous la représente
Hérodote. Il faut chercher dans sa position entre la
mer Rouge et le Nil, entre l' Inde et l' Europe,
l' explication de son importance.
Si la seule volonté ne suffit pas pour créer une ville,
il semble qu' elle ne suffise pas non plus pour en
borner les accroissemens. Paris s' est constamment
accru, malgré les réglemens faits par l' ancien
gouvernement de France pour y mettre des bornes.
Les seules bornes respectées sont celles que la
nature des choses met à l' agrandissement des
villes, et
p434
il est difficile de les assigner. On rencontre plutôt
des inconvéniens que des obstacles positifs. Les
intérêts communaux sont moins bien surveillés dans
les cités trop vastes. Les habitans de l' est sont
obligés de perdre plusieurs heures d' un temps
précieux, pour communiquer avec ceux de l' ouest ; ils
sont obligés de se croiser dans le coeur de la ville,
à travers des rues et des passages encombrés et bâtis
à une époque où la population et la richesse étaient
beaucoup moindres ; où les approvisionnemens, les
chevaux, les voitures, n' étaient pas si multipliés.
C' est l' inconvénient qui se fait sentir à Paris, où
les accidens qui naissent de l' encombrement des rues,
sont de plus en plus fréquens ; ce qui n' empêche pas
qu' on n' y bâtisse tous les jours de nouvelles rues
le même inconvénient se fera sentir au bout de
quelques années.
Fin du livre second.
LIVRE 3 CONSOMMAT. DES RICHESSES
p435
Chapitre premier.
Des différentes sortes de consommations.
J' ai souvent été forcé de toucher, par anticipation,
dans le cours de cet ouvrage, des idées dont le
développement devait, suivant l' ordre natuel, se
présenter plus tard. La production ne pouvait
s' opérer sans consommation, j' ai dû, dès le premier
livre, dire le sens qu' il fallait attacher au mot
consommer .
Le lecteur a dû comprendre, dès-lors, que, de même
que la production n' est pas une création de matière,
mais une création d' utilité , la consommation
n' est pas une destruction de matière, mais une
destruction d' utilité . L' utilité d' une chose une
fois détruite, le premier fondement de sa valeur, ce
qui la fait rechercher, ce qui en établit la
demande , est détruit. s-lors elle ne renferme
plus de valeur ; ce n' est plus une portion de
richesse.
Ainsi, consommer, détruire l' utilité des choses,
anéantir leur valeur , sont des expressions dont
le sens est absolument le me, et correspond à
celui des mots, produire, donner de l' utilité,
créer de la valeur , dont la signification est
également pareille.
Toute consommation, étant une destruction de valeur,
ne se mesure pas selon le volume, le nombre ou le
poids des produits consoms, mais selon leur valeur.
Une grande consommation est celle qui détruit une
grande valeur, sous quelque forme que cette valeur
se manifeste.
Tout produit est susceptible d' être consommé ; car
si une valeur a pu être ajoutée à une chose, elle
peut en être retranchée. Elle y a été ajoutée par
l' industrie ; elle en est retranchée par l' usage
qu' on en fait, ou par tout autre accident ; mais
elle ne peut être consommée deux fois : une valeur
une fois détruite ne peut être détruite de nouveau.
Telle consommation
p436
est rapide ; telle autre est lente. On consomme une
maison, un navire, du fer, commeon consomme de la
viande, du pain, un habit. On peut même ne consommer
un produit qu' en partie. Un cheval, un meuble, une
maison qu' on revend, ne sont pas consommés en
totalité, puisqu' il leur reste un débris de valeur
qu' on retrouve dans le nouvel échange qu' on en fait.
Quelquefois la consommation est involontaire : tels
sont l' incendie d' un édifice, le naufrage d' un
navire ; ou bien elle ne répond pas au but qu' on
s' était propoen créant le produit, comme dans le
cas où l' on jette des marchandises à la mer, où l' on
brûle des provisions qu' on ne veut pas laisser à
l' ennemi.
On peut consommer une valeur anciennement produite ;
on peut la consommer à l' instant même qu' elle est
produite, ainsi que le font les spectateurs d' un
concert, d' une représentation théâtrale. On consomme
du temps, du travail, puisqu' un travail utile a une
valeur appréciable, et ne peut plus se consommer de
nouveau lorsqu' il a déjà été consommé une fois.
Ce qui ne peut perdre sa valeur n' est pas susceptible
d' être consom. On ne consomme pas un fonds de terre,
mais on peut consommer son service annuel, et ce
service, une fois employé, ne peut être employé une
seconde fois. On peut consommer toutes les
améliorations ajoutées à un terrain, quoiqu' elles
excèdent quelquefois la valeur du terrain, puisque
ces aliorations sont les produits de l' industrie ;
mais le terrain ne saurait se consommer.
Il en est de même d' un talent industriel. Je peux
consommer une journée d' ouvrier, mais non le talent
de l' ouvrier. Les facultés industrielles sont
néanmoins détruites par la mort de celui qui les
possède.
Tout ce qui est produit est tôt ou tard consommé. Les
produits n' ont me été produits que pour être
consommés ; et lorsqu' un produit est parvenu au
point de pouvoir subir sa destinée, et que sa
consommation se diffère, c' est une valeur qui chôme ;
or, comme toute valeur peut être employée à la
reproduction et rapporter un profit à son possesseur,
tout produit qui ne se consomme pas, occasionne une
perte égale au profit, ou, si l' on veut, à l' intérêt
que rapporterait sa valeur, utilement employée.
p437
Tous les produits étant voués à la consommation, et
m à la plus prompte consommation, comment,
dira-t-on, se font les accumulations de capitaux,
qui ne sont que des accumulations de valeurs
produites ? Le voici :
pour qu' une valeur s' accumule, il n' est pas nécessaire
qu' elle side dans le même produit ; il suffit
qu' elle se perpétue. Or, les valeurs capitales se
perpétuent par la reproduction : les produits qui
composent un capital se consomment aussi bien que
tout autre ; mais leur valeur, enme temps qu' elle
est détruite par la consommation, se reproduit dans
d' autres matières ou dans la même. Quand je nourris
un atelier d' ouvriers, il s' y fait une consommation
d' alimens, de vêtemens, de matières premières ; mais
pendant cette consommation il se fixe une nouvelle
valeur dans les produits qui vont sortir de leurs
mains. Les produits qui formaient mon capital ont
bien été consommés ; mais le capital, la valeur
accumulée, ne l' est pas ; elle reparaît sous d' autres
formes, prête à être consommée de nouveau ; que si
elle est consommée improductivement, elle ne reparaît
plus.
La consommation annuelle d' un particulier est la
somme de toutes les valeurs consommées par ce
particulier dans le courant d' une année. La
consommation annuelle d' une nation est la somme totale
des valeurs consommées
p438
dans l' année par tous les individus et les corps dont
cette nation se compose.
Dans la consommation annuelle d' un particulier ou
d' une nation, doivent être comprises les consommations
de tout genre, quels qu' en soient le but et le
sultat, celles d' il doit sortir une nouvelle
valeur, et celles d'il n' en doit point sortir ; de
me qu' on comprend dans la production annuelle d' une
nation la valeur totale de ses produits créés dans
l' année. Ainsi l' on dit d' une manufacture de savon
qu' elle consomme en soude une valeur de vingt mille
francs par an, quoique la valeur de cette soude doive
reparaître dans le savon que la manufacture aura
produit ; et l' on dit qu' elle produit annuellement
pour cent mille francs de savon, quoique cette valeur
n' ait eu lieu que par la destruction de beaucoup de
valeurs qui en duiraient bien le produit, si l' on
voulait les déduire. La consommation et la production
annuelles d' une nation ou d' un particulier sont donc
leur consommation et leur production brutes.
Par une conséquence naturelle, il faut comprendre dans
les productions annuelles d' une nation, toutes les
marchandises qu' elle importe, et dans sa consommation
annuelle toutes celles qu' elle exporte. Le commerce de
la France consomme toute la valeur des soieries qu' il
envoie aux états-Unis ; il produit toute la valeur
des cotons qu' il en reçoit en retour ; de même que les
manufactures françaises ont consommé la valeur de la
soude envoyée, pour ainsi dire, dans la chaudière du
savonnier, et qu' elles ont produit la valeur du savon
qui en a été retiré.
Quoique le capital soit consommé reproductivement dans
les opérations de l' industrie, la somme des
consommations annuelles est tout autre chose que la
somme des capitaux d' une nation ou d' un particulier.
Un capital ou une portion d' un capital peuvent être
consommés plusieurs fois dans la même année. Un
cordonnier achète du cuir, le taille en souliers, et
vend ses souliers ; voilà une portion de capital
consommée et rétablie. En réitérant cette opération
plusieurs fois dans l' année, il consomme autant de fois
cette portion de son capital ; si elle s' élève à deux
cents francs, et qu' il renouvelle le même achat douze
fois dans l' année, ce capital de deux cents francs
aura donné lieu à une consommation annuelle de
2400 francs. D' un autre côté, il y a tele autre
partie de son capital, comme ses outils, qui n' est
entièrement consommée qu' au bout de plusieurs
p439
années. Sa consommation n' emporte annuellement qu' un
quart, peut-être un dixième de cette portion de son
capital.
Les besoins des consommateurs déterminent en tout
pays les créations des producteurs. Le produit dont
le besoin se fait le plus sentir est le plus demandé ;
le plus demandé fournit à l' industrie, aux capitaux
et aux terres d plus gros profits, qui déterminent
l' emploi de ces moyens de production vers la création
de ce produit. De même, lorsqu' un produit est moins
demandé, il y a moins d' avantage à le faire ; il ne se
fait pas. Ce qui se trouve fait, baisse de prix ; le
bas prix le produit tombe, en favorise l' emploi, et
tout se consomme.
On peut, si l' on veut, séparer la consommation totale
d' un peuple, en consommations publiques et en
consommations privées . Les premières sont celles
qui sont faites par le public ou pour son service ;
les secondes sont celles qui sont faites par les
particuliers ou par les familles. Les unes et les
autres peuvent être ou reproductives ou improductives.
Dans une socié quelconque, tout le monde est
consommateur, puisqu' il n' est personne qui puisse
subsister sans satisfaire des besoins, quelque bornés
qu' on les suppose ; et comme d' un autre côté tous les
membres de la société, lorsqu' ils ne reçoivent pas
gratuitement ce qui les fait vivre, concourent à la
production, soit par leur industrie, soit par leurs
capitaux, soit par leurs terres, on peut dire qu' en
tout pays les consommateurs sont les producteurs
eux-mêmes ; et les classes où s' opèrent les plus
grandes consommations, sont les classes mitoyennes et
indigentes, où la multitude des individus fait plus
que balancer la modicité de leurs consommations.
p440
Les peuples civilisés, riches et industrieux,
consomment beaucoup plus que les autres, parce qu' ils
produisent incomparablement davantage. Ils recommencent
tous les ans, et, dans bien des cas, plus d' une fois
par an, la consommation de leurs capitaux productifs,
qui renaissent pertuellement ; et ils consomment
improductivement la majeure partie de leurs revenus,
soit industriels, soit capitaux, soit fonciers.
On propose pour modèles dans certains livres les
nations qui ont peu de besoins : il vaut mieux avoir
beaucoup de besoins et savoir les satisfaire. C' est
ainsi non-seulement que se multiplient les individus,
mais que l' existence de chaque individu est plus
complète.
Steuart vante les lacédémoniens parce qu' ils savaient
se priver de tout, ne sachant rien produire. C' est une
perfection qui est partagée par les peuples les plus
grossiers et les plus sauvages ; ils sont peu nombreux
et mal pourvus. En poussant ce système jusqu' à ses
dernières conséquences, on arriverait à trouver que le
comble de la perfection serait de ne rien produire et
de n' avoir aucun besoin, c' est-à-dire, de ne pas
exister du tout.
Chapitre ii.
Des effets généraux de la consommation.
L' effet le plus immédiat de toute espèce de
consommation est la perte de valeur, et par conséquent
de richesse, qui en résulte pour le possesseur du
produit consommé. Cet effet est constant, inévitable,
et jamais on ne doit le perdre de vue toutes les fois
qu' on raisonne sur cette matière. Un produit consommé
est une valeur perdue pour tout le monde et pour
toujours ; mais cette perte est accompagnée d' une
compensation : de me que la production est un
échange que l' on fait des frais de production contre
un produit, la consommation est l' échange que l' on
fait d' un produit contre une jouissance.
Cette jouissance est de deux sortes : elle consiste,
soit dans la satisfaction immédiate d' un besoin :
c' est celle que procure la consommation
improductive ; soit dans la reproduction d' un
autre produit que l' on peut
p441
regarder comme une satisfaction différée : c' est la
consommation reproductive .
On peut remarquer ici que la consommation improductive,
celle qui n' a d' autre résultat que de procurer une
jouissance, n' exige aucune habileté. Sans talent, sans
peine, sans travail, on peut manger de bons morceaux,
ou se parer d' un bel habit ; tandis que dans la
consommation reproductive, non seulement il ne résulte
aucune jouissance immédiate deecette consommation,
mais elle exige l' emploi d' un travail éclairé qui, dans
tout le cours de cet ouvrage, a été nom industrie .
Quand celui qui possède la valeur à consommer est
dépourvu d' industrie, s' il ne sait comment s' y prendre
pour consommer reproductivement cette valeur, et si
pourtant il veut qu' elle soit consommée ainsi, il la
prête à une personne plus industrieuse : celle-ci la
détruit ; mais comme elle en reproduit une autre en
me temps, elle est en état de la rendre, même après
avoir retenu les profits de son travail et de ses
talens. Un capital qu' on rend, après l' avoir emprunté,
n' est pas, comme on voit, composé des mêmes matières
qu' on a reçues. La condition imposée par le prêteur
équivaut à ceci : je vous prête des valeurs qui sont
égales à la valeur actuelle de deux mille pièces de
cinq francs, ou de dix mille francs : vous
p442
me rendrez à telle époque une somme de valeurs
égales à la valeur qu' auront alors dix mille
francs . Un pôt qu' on serait obligé de rendre en
nature, ne devant pas être consommé, ne pourrait
servir à la reproduction.
Quelquefois on consomme les produits qu' on a soi-même
créés ; ainsi font le cultivateur qui mange de ses
fruits ou des animaux de sa baase-cour, le
manufacturier qui se revêt de ses étoffes ; mais comme
les objets de notre consommation sont bien nombreux et
bien variés en comparaison de ceux que nous produisons,
la plupart des consommations n' ont lieu qu' à la suite
d' un achat . Après que nous avons échangé contre de
l' argent, ou reçu sous forme de monnaie, les valeurs
qui composent notre revenu, nous échangeons de nouveau
ces valeurs contre les objets que nous nous proposons
de consommer. C' est ce qui fait que, pour le vulgaire,
dépenser et consommer signifient la même
chose. Ce n' est pourtant pas en achetant qu' on perd la
valeur qu' on possède ; car après avoir acheté une
chose, elle a encore sa valeur, et l' on peut, si elle
n' a pas été surpayée, la revendre comme on l' a
achetée ; mais c' est en la consommant que la perte
s' opère, puisqu' une valeur détruite n' existe plus, et
ne peut plus ni se vendre, ni se consommer une
seconde fois. C' est la raison pour laquelle, dans
l' économie domestique, une mauvaise ménagère détruit
bien vite les fortunes bornées. C' est la femme, et
non le mari, qui décide ordinairement des
consommations de tous les jours, de celles qui se
pètent sous une multitude de formes.
On voit d' ici la grande erreur où tombent ceux qui
croient que ce qui n' entraîne point de perte de
numéraire, n' entraîne point de perte de richesses.
Rien n' est plus commun que d' entendre dire :
l' argent qui se dépense n' est pas perdu : il reste
dans le pays ; donc le pays n' est pas plus pauvre
par les dépenses qu' on y fait . Le pays, en effet,
n' a rien perdu de la valeur de l' argent qui s' y
trouvait ; mais la chose achetée avec une somme
d' argent ; cent choses achetées successivement avec la
me somme, ont été cnsommées, et leur valeur
détruite.
Il est donc bien superflu, j' ai presque dit puéril, de
vouloir, pour conserver les richesses d' un pays,
retenir son numéraire. Ce numéraire n' empêche aucune
consommation de valeurs, ni par conséquent aucune
perte de richesse. Il sert au contraire à faire
cheminer plus commodément, jusqu' aux mains de leurs
consommateurs, les produits voués à la consommation ;
ce qui est un bien, quand c' est pour faciliter une
consommation bien entendue, c' est-à-dire, dont les
sultats sont bons.
p443
On pourrait croire seulement que si le numéraire qui
circule dans un pays ne préserve ce pays d' aucune
consommation, ni par conséquent d' aucune perte de
richesse, celui qu' on exporte occasionne du moins une
perte au pays. Nullement : l' exportation des espèces,
quand elle n' est pasfinitive et qu' elle doit amener
des retours en marchandises, équivaut à une
consommation reproductive, à une perte de valeurs qui
a pour objet une reproduction de valeurs.
Lorsque l' exportation des espèces estfinitive, la
nation est privée d' une portion de son capital,
qu' elle perdrait également par l' exportation de toute
autre marchandise qui devrait n' entraîner aucun retour.
Chapitre iii.
Des effets de la consommation reproductive.
Ce sont les valeurs capitales que l' on consomme
reproductivement. Le premier livre de cet ouvrage a
développé le canisme de cette consommation. Un
négociant, un manufacturier, un cultivateur,
achètent des matières premières, des services
productifs, et les consomment pour en obtenir de
nouveaux produits : les effets immédiats de cette
consommation sont les mêmes que ceux de la
consommation improductive ; elle occasionne une
demande qui influe sur les prix et sur la production
des objets demandés ; elle en détruit la valeur ; il
n' y a de différence que dans le résultat ultérieur :
elle ne satisfait à aucun besoin ; elle ne procure
aucune jouissance autre que de rendre l' entrepreneur
qui l' ordonne, possesseur d' un nouveau produit, dont
la valeur lui rembourse les produits consommés et
lui paie communément un profit.
Relativement à cette assertion que la consommation
reproductive ne satisfait à aucun besoin, on pourrait,
faute d' une analyse complète des faits, objecter que
le salaire payé à un ouvrier, et par conséquent
dépensé reproductivement, sert à sa nourriture, à son
tement, à ses plaisirs. Il faut remarquer ici, non
pas une seule consommation, mais deux. Le fabricant,
p444
en achetant les services de l' ouvrier et en les
consommant, consomme reproductivement et sans
satisfaire à aucun besoin, une portion de son capital.
De son côté l' ouvrier, en vendant ses services, vend
son revenu d' un jour, d' une semaine ; et c' est le prix
qu' il en retire qui se trouve consommé improuctivement
par lui et par sa famille ; de la même manière que le
loyer de la maison qu' occupe le fabricant, et qui forme
le revenu du propriétaire, est dépensé improductivement
par celui-ci.
Et qu' on ne s' imagine pas que c' est la même valeur qui
est consome deux fois, l' une reproductivement,
l' autre improductivement : ce sont deux valeurs
indépendantes l' une de l' autre et dont l' origine est
diverse. L' une des deux, le service industriel de
l' ouvrier, est le produit de sa force musculaire de
son talent ; ce service est si bien un produit, qu' il
a un prix courant comme toutes les autres denrées.
L' autre valeur consommée est une portion du capital
du fabricant, qu' il a donnée en échange du service de
l' ouvrier. Une fois l' échange de ces deux valeurs
terminé, les deux consommations s' opèrent chacune de
leur côté et dans deux buts différens : la première,
dans le but de créer un produit ; la seccnde, dans
celui d' alimenter l' ouvrier et sa famille.
Ce que le fabricant pense et consomme
reproductivement, c' est ce qu' il a acquis au moyen de
son capital ; ce que l' ouvrier dépense et consomme
improductivement, c' est ce qu' il a obtenu en échange
de ses peines. De ce que ces deux valeurs s' échangent
l' une contre l' autre, il ne s' ensuit pas qu' elles
forment une seule etme valeur.
Le même raisonnement s' applique au travail intelligent
de l' entrepreneur. Son temps, son travail, sont
consommés reproductivement par lui dans sa
manufacture ; et les profits qu' il en tire en échange,
sont consommés improductivement par lui dans sa
famille.
Cette double consommation, au reste, est analogue à
celle que les entrepreneurs font de leurs matières
premières. Un fabricant de drap se présente chez un
marchand de laine avec une somme de mille écus à la
main. Ne voilà-t-il pas deux produits en présence :
une valeur de mille écus, fruit d' une production
antérieure, fesant maintenant partie du capital du
fabricant, et, d' un autre côté, des toisons fesant
partie du produi annuel d' une ferme ? L' échange une
fois conclu, ces deux valeurs se consomment chacune
de leur côté ; le capital, changé en toisons, pour
faire du drap ; le produit de la ferme, changé en
écus, pour satisfaire les besoins du fermier ou de son
propriétaire.
Toute consommation étant une perte, lorsqu' on fait une
consommation
p445
reproductive, on gagne donc autant par ce que l' on
consomme de moins, que par ce que l' on produit de plus.
à la Chine, on épargne beaucoup sur l' ensemencement
des terres, par la méthode qu' on suit de planter le
grain au lieu de le semer à la volée. L' effet qui en
sulte est pcisément comme si les terres à la
Chine étaient plus productives que celles d' Europe.
Dans les arts, quand la matière première est de nulle
valeur, elle ne fait pas partie des consommations qu' ils
nécessitent ; ainsi la pierre calcaire détruite par le
chaufournier, le sable qu' emploie le verrier, ne sont
pas des consommations s' ils n' ont pas de valeur.
Une épargne faite sur les services productifs de
l' industrie, des capitaux et des terres, est une
épargne aussi réelle qu' une épargne faite sur l' emploi
de la matière première. On épargne sur les services
productifs de l' industrie, des capitaux et des terres ;
soit en tirant plus de service des mêmes moyens de
production, soit en absorbant moins de moyens de
production pour obtenir les mêmes produits.
Toutes ces épargnes, au bout de peu de temps, tournent
en général au profit de la société ; elles diminuent
les frais de production ; et la concurrence des
producteurs fait ensuite baisser, au niveau de ces
frais, le prix des produits à mesure que les économies
deviennent plus connues, et d' un usage plusnéral.
Mais aussi, et par cette raisonme, ceux qui ne
savent pas user aussi économiquement que les autres, des
moyens de production perdent où les autres gagnent.
Que de manufacturiers se sont ruinés, parce qu' ils
ne savaient travailler qu' à grands frais, dans des
bâtimens fastueux, et avec des outils trop multipliés
ou trop chers, et par conséquent avec des capitaux
plus considérables que ceux qu' employaient d' autres
manufacturiers, pour ne pas obtenir plus de produits !
Heureusement que l' intérêt personnel est, dans la
plupart des cas, le premier et le plus vivement
affecté de ces pertes. C' est ainsi que la douleur
avertit nos membres des lésions dont il faut qu' ils
se garantissent. Si le producteur maladroit n' était
pas le premier puni des pertes dont il est l' auteur,
nous verrions bien plus souvent encore risquer de
fausses spéculations. Un mauvais spéculateur est
aussi fatal à la prosrité générale qu' un dissipateur.
Un négociant qui dépense cinquante mille francs pour
en gagner trente, et un homme du grand monde qui
dépense vingt
p446
mille francs en chevaux, en maîtresses, en festins, en
bougies, font, relativement à leur propre fortune et à
la richesse de la société, un métier tout pareil, au
plaisir près que le dernier a peut-être plus que
l' autre.
Dispensé par les considérations qui sont la matière du
premier livre, de m' étendre davantage sur les
consommations reproductives ; je dirigeai, dans ce qui
va suivre, l' attention du lecteur sur les
consommations improductives seulement, sur leurs
motifs et leurs résultats ; et je préviens que
dorénavant le mot consommations , seul, devra
s' entendre, comme dans l' usage commun, uniquement des
consommations improductives.
Chapitre iv.
Des effets de la consommation improductive ennéral.
Nous venons de considérer la nature et les effets des
consommations, quelles qu' elles soient, et les effets
généraux des consommations reproductives en particulier.
Il ne sera plus question dans ce chapitre et dans les
suivans, que des consommations dont le but est la
satisfaction d' un besoin, une jouissance, et qu' on
nomme improductives ou stériles.
C' est par des consommations improductives que l' homme
satisfait ses plus nobles désirs, de même que ses
goûts les plus vulgaires. Par elles il étend ses
connaissances, ses facultés intellectuelles ; il élève
ses enfans, adoucit l' existence de sa famille, se rend
utile à ses amis, à sa patrie, à l' humanité. Son
perfectionnement moral aussi bien que son bonheur,
dépendent en grande partie de ses consommations
improductives ; mais elles
p447
n' ajoutent rien aux richesses de la société, comme on
l' a répété trop souvent. Si les institutions, les
circonstances qui font naître des besoins louables,
sont favorables aux nations, celles qui excitent à
consommer pour détruire des produits et pour donner
lieu à les remplacer, ne le sont pas. Les moyens de
production ont des bornes ; les épuiser par système,
sans autre but que de les épuiser, est une puérilité :
c' est prodiguer sans but des moyens de bonheur.
Si l' on conseillait aux gens, non de faire tort aux
consommations favorables à leur bien-être et à celui
de la société, mais seulement d' augmenter la masse
de leurs consommations, ce serait leur conseiller
d' avoir plus de revenus, de devenir plus riches ;
conseil assez futile, si on ne leur indique pas en
me temps les moyens de devenir plus riches. Et si
vous leur indiquez ces moyens, si vous leur dites :
veloppez votre intelligence ; soyez plus
industrieux ; mettez en valeur vos terres et vos
capitaux ; multipliez ces capitaux par des
accumulations graduelles , vous leur dites :
produisez ; mot qui, à lui seul, signifie tout le
reste. En effet, la consommation suit infailliblement
une production véritable ; car produire, c' est donner
de la valeur ; cette valeur ne peut naître dans une
chose que de l' envie qu' elle excite chez des
consommateurs quelconques, et ceux-ci ne l' achètent
que pour la consommer. Toutes les fois qu' un fait
n' arrive pas de cette manière, il n' est qu' un accident
dont le producteur ou le consommateur sont la victime,
et qu' on évite autant qu' on peut.
Si l' encouragement que l' on croirait devoir donner à
la consommation stérile allait jusqu' à porter atteinte
à des capitaux, ce ne serait plus seulement une
consommation que l' on provoquerait aux dépens d' une
autre ; ce serait la suppression de toutes les
consommations successives qui se seraient renouvelées
chaque fois que la portion dissipée du capital aurait
été dépensée pour une production nouvelle ; car on ne
peut faire valoir un capital qu' en le dépensant, et
on le dépense de nouveau aussi souvent qu' il est
rétabli par la production.
On supposera peut-être que les ventes provoquées par
la consommation stérile, sont favorables aux
producteurs en ceci que tout produit terminé étant une
portion non encore réalisée du capital de
l' entrepreneur, plus sa vente est prompte, et plus tôt
il peut, avec le même capital, recommencer
p448
une opération nouvelle ; un plus grand nombre de
semblables opérations productives pouvant dès-lors
avoir lieu chaque année, plus de profits peuvent être
distribués aux producteurs de tous grades. Cela est
très-vrai ; mais c' est encore un conseil à donner aux
producteurs et non pas aux consommateurs. On peut dire
aux premiers : produisez des objets tels qu' ils
conviennent aux besoins naturels et aux habitudes
de votre nation et de votre époque, et ils ne
resteront pas long-temps en magasin, pourvu que les
consommateurs, de leurté, produisent de quoi les
acquérir .
Le seul avantage de la consommation stérile ne consiste
donc que dans le plus ou le moins de satisfaction qui
sulte de la consommation elle-même, et c' est à cet
examen que nous soumettrons, dans ce chapitre, les
consommations improductives, quelles qu' elles soient, et
en particulier, dans les chapitres suivans, les
consommations privées et les consommations publiques.
Il ne s' agit plus que de comparer la perte qui, pour le
consommateur, résulte de sa consommation, avec la
satisfaction qui lui en revient. Du jugement sin ou
faux qui apprécie cette perte et la compare avec la
satisfaction obtenue, découlent les consommations bien
ou mal entendues, c' est-à-dire, ce qui, après la
production réelle des richesses, influe le plus
puissamment sur le bonheur ou le malheur des familles
et des nations.
Sous ce rapport, les consommations les mieux entendues
seront :
1 celles qui satisfont des besoinsels. par
besoins réels, j' entends ceux à la satisfaction desquels
tiennent notre existence, notre santé et le
contentement de la plupart des hommes : ils sont
opposés à ceux qui proviennent d' une sensualité
recherchée, de l' opinion et du caprice. Ainsi les
consommations d' une nation seront, en général, bien
entendues, si l' on y trouve des choses commodes plutôt
que splendides : beaucoup de linge et peu de dentelles ;
des alimens abondans et sains, en place de ragoûts
recherchés ; de bons habits et point de broderies. Chez
une telle nation, les établissemens publics auront peu
de faste et beaucoup d' utilité ; les indigens n' y
verront pas despitaux somptueux, mais ils y
trouveront des secours assurés ; les routes ne seront
pas deux fois trop larges, mais les auberges seront
bien tenues ; les villes n' offriront peut-être pas de
si beaux palais, mais on y marchera enreté sur des
trottoirs.
Le luxe d' ostentation ne procure qu' une satisfaction
creuse ; le luxe de commodité, si je peux m' exprimer
ainsi, procure une satisfaction réelle. Ce dernier est
moins cher, et par conséquent il consomme moins.
p449
L' autre ne connaît point de bornes ; il s' accroît chez
un particulier sans autre motif, sinon qu' il s' accroît
chez un autre ; il peut aller ainsi progressivement à
l' infini. " l' orgueil, a dit Franklin, est un
mendiant qui crie aussi haut que le besoin, mais qui
est infiniment plus insatiable. "
satisfaction pour satisfaction, la société, considérée
en masse, trouve mieux son compte à celle qui
pourvoit à des besoins réels, qu' à celle qui contente
des besoins factices. Que les besoins d' un riche
fassent produire et consommer des parfums exquis, et
que les besoins d' un pauvre fassent produire un habit
chaud dans une saison rigoureuse : dans l' un et
l' autre cas, des besoins auront provoqué la
production et la consommation de deux richesses qu' on
peut supposer égales ; mais dans le premier cas, la
société aura obtenu en échange un plaisir futile,
court, à peine senti ; et dans le second, un bien-être
solide, durable, précieux.
2 les consomations lentes plutôt que les
consommations rapides, et celles qui choisissent de
préférence les produits de la meilleure qualité.
une nation et des particuliers feront preuve de
sagesse, s' ils recherchent principalement les objets
dont la consommation est lente et l' usage fréquent.
C' est par cette raison qu' ils auront un logement et
des ameublemens commodes et propres ; car il est peu
de choses qui se consomment plus lentement qu' une
maison, ni dont on fasse un usage plus fréquent,
puisqu' on y passe la majeure partie de sa vie. Leurs
modes ne seront pas très-inconstantes ; la mode a le
privilége d' user les choses avant qu' elles aient
perdu leur utilité, souvent même avant qu' elles aient
perdu leur fraîcheur : elle multiplie les
consommations, et condamne ce qui est encore
excellent, commode et joli, à n' être plus bon à rien.
Ainsi la rapide succession des modes appauvrit un
état de ce qu' elle consomme et de ce qu' elle ne
consomme pas.
Il vaut mieux consommer les choses de bonne qualité,
quoique plus chères ; en voici la raison : dans toute
espèce de fabrication, il y a certains frais qui sont
les mes et qu' on paie également, que le produit soit
bon ou bien qu' il soit mauvais : une toile faite avec
de mauvais lin a exigé, de la part du tisserand, du
marchand en gros, de l' emballeur, du voiturier,
p450
du marchand en détail, un travail précisément égal à
ce qu' aurait exigé, pour parvenir au consommateur,
une toile excellente. L' économie que je fais en
achetant une médiocre qualité, ne porte donc point sur
le prix de ces divers travaux, qu' il a toujours fallu
payer selon leur entière valeur, mais sur le prix de la
matière première seule ; et néanoins, ces différens
travaux, payés aussi chèrement, sont plus vite
consommés si la toile est mauvaise que si elle est
bonne.
Comme ce raisonnement peut s' appliquer à tous les
genres de fabrication ; comme dans tous il y a des
services qu' il faut payer sur le même pied, quelle que
soit la qualité, et comme ces services font plus de
profit dans les bonnes qualités que dans les
mauvaises, il convient donc à une nation en général de
consommer principalement des premières. Pour y
parvenir, il faut qu' elle ait le goût de ce qui est
beau est bon, et qu' elle sache s' y connaître : c' est
encore un cas où les lumières sont favorables à la
prospérité d' un état ; il faut surtout que la
généralité de la nation ne soit pas tellement
misérable, qu' elle se trouve toujours contrainte
d' acheter au meilleur marché, quoiqu' en dernier
sultat, les choses ainsi achetées lui reviennent
plus cher.
On sent que les réglemens par lesquels l' autorité
publique sele des détails de la fabrication (en
supposant qu' ils réussissent à faire fabriquer des
marchandises de meilleure qualité, ce qui est fort
douteux), sont insuffisans pour les faire consommer ;
ils ne donnent pas au consommateur le goût des bonnes
choses et les moyens de les acquérir. La difficulté se
rencontre ici, non du côté du producteur, mais du
du consommateur. Qu' on me trouve des consommateurs qui
veuillent et qui puissent se procurer du beau et du
bon, je trouverai des producteurs qui leur en
fourniront. C' est l' aisance d' une nation qui la
conduit à ce but ; l' aisance ne fournit pas seulement
les moyens d' avoir du bon, elle en donne le goût. Or,
ce ne sont point des réglemens qui procurent de
l' aisance ; c' est la production active et l' épargne,
c' est l' amour du travail favorable à tous les genres
d' industrie, et l' économie qui amasse des capitaux.
C' est dans les pays ces qualités se rencontrent, que
chacun acquiert assez d' aisance pour mettre du choix
dans ses consommations. La gêne, au contraire, suit
toujours la prodigalité ; et lorsqu' on est commandé
par le besoin, on ne choisit pas.
p451
Les jouissances de la table, des jeux, des feux
d' artifice, sont au nombre des plus passagères. Je
connais des villages qui manquent d' eau, et qui
consomment dans un seul jour de fête ce qu' il faudrait
d' argent pour amener de l' eau et pour élever une
fontaine sur leur place publique. Leurs habitans
aiment mieux s' enivrer en l' honneur de leur patron
pendant un jour, et aller péniblement, tous les autres
jours de l' année, puiser de l' eau bourbeuse au sommet
d' un coteau du voisinage. C' est en partie à la misère,
en partie à des consommations mal entendues, qu' il faut
attribuer la malpropreté qui environne la plupart des
habitations des gens de la campagne.
En général, un pays où l' on dépenserait, soit dans les
villes, soit dans les campagnes, en jolies maisons, en
temens propres, n ameublemens bien tenus, en
instruction, une partie de ce qu' onpense en
jouissances frivoles et dangereuses ; un tel pays,
dis-je, changerait totalement d' aspect, prendrait un
air d' aisance, serait plus civilisé, et semblerait
incomparablement plus attrayant à ses propres habitans
et aux étrangers.
3 les consommations faites en commun. il y a
différens services dont les frais ne s' augmentent pas
en proportion de la consommation qu' on en fait. Un seul
cuisiner peut préparer également bien le repas d' une
seule personne et celui de dix ; un même foyer peut
faire rôtir plusieurs pièces de viande aussi bien
qu' une seule ; de là l' économie qu' on trouve dans
l' entretien en commun des communautés religieuses et
civiles, des soldats, des ateliers nombreux ; de
celle qui résulte de la préparation dans des marmites
communes, de la nourriture d' un grand nombre de
personnes dispersées : c' est le principal avantage des
établissemens l' on prépare des soupes économiques.
4 enfin, par des considératons d' un autre ordre, les
consommations bien entendues sont celles qu' avoue la
saine morale. Celles au contraire qui l' outragent,
finissent ordinairement par tourner à mal pour les
nations comme pour les particuliers ; mais les preuves
de cette vérité m' entraîneraient trop loin de mon
sujet.
Il est à remarquer que la trop grande inégalité des
fortunes est contraire à tous ces genres de
consommations qu' on doit regarder comme les mieux
entendues. à mesure que les fortunes sont plus
disproportionnées, il y a dans une nation plus de
besoins factices, et moins de besoins réels
satisfaits ; les consommations rapides s' y
multiplient : jamais les Lucullus et les Héliogabale
de l' ancienne Rome ne croyaient avoir assez détruit,
abîmé de denrées ; enfin, les consommations immorales
sont bien plus
p452
multipliées là où se rencontrent la grande opulence et
la grande misère. La société se divise alors en un
petit nombre de gens qui se procurent des jouissances
recherchées, et un grand nombre d' autres qui envient le
sort des premiers, et font tout ce qu' ils peuvent pour
les imiter ; tout moyen paraît bon pour passer d' une
classe dans l' autre, et l' on est aussi peu scrupuleux
sur les moyens de jouir qu' on l' a été sur ceux de
s' enrichir.
En tout pays, le gouvernement exerce une fort grande
influence sur la nature des consommations qui se font,
non-seulement parce qu' il est appelé à décider de la
nature des consommations publiques, mais parce que son
exemple et ses volontés dirigent beaucoup de
consommations privées. Si le gouvernement est ami du
faste et de l' ostentation, le troupeau des imitateurs
aura du faste et de l' ostentation ; et les personnes
mes qui sont faites pour se conduire conforment à
leurs propres principes, seront forcées de les
sacrifier. Leur sort est-il toujours indépendant d' une
faveur et d' une considération qu' on attache alors,
non aux qualités personnelles, mais à des prodigalités
qu' elles désapprouvent ?
Au premier rang des consommations mal entendues, sont
celles qui procurent des chagrins et des maux, en
place des plaisirs qu' on en attendait. Tels sont les
excès de l' intempérance ; et si l' on veut des exemples
pris parmi les consommations publiques, telles sont les
guerres entreprises par vengeance, comme celle que
Louis Xiv déclara au gazetier de Hollande, ou bien
celles que suscite l' amour d' une vaine gloire, et où
l' on ne recueille ordinairement que la haine et la
honte. Toutefois de telles guerres sont moins
affligeantes encore à cause des pertes qui sont du
domaine de l' économie politique, qu' à cause du repos
et de l' honneur des nations qu' elles compromettent, à
cause des vertus et des talens qu' elles moissonnent
pour toujours ; ces pertes sont un tribut que la patrie,
que les familles déploreraient déjà, quand il ne
serait exigé que ar l' inexorable nécessi, mais qui
devient affreux lorsqu' il faut en faire le sacrifice
à la légèreté, aux vices, à l' impéritie ou aux
passions des grands.
Chapitre v.
Des consommations privées, de leurs motifs et de
leurs résultats.
Les consommations privées, par opposition aux
consommations publiques, sont celles qui se font pour
satisfaire aux besoins des particuliers et des
familles. Ces besoins ont principalement rapport à
leur nourriture, à
p453
leur vêtement, à leur logement, à leurs plaisirs. Les
revenus de chacun, soit qu' ils viennent de ses talens
industriels, ou de ses capitaux, ou de ses terres,
pourvoient aux diverses cnsommations qu' exige la
satisfaction de ces besoins. La famille accroît ses
richesses, ou les perd, ou reste stationnaire, suivant
que ses consommations restent en arrière de ses
revenus, ou les surpassent, ou les égalent. La somme
de toutes les consommations privées, jointe à celles
que fait le gouvernement pour le service de l' état,
forme la consommation générale de la nation.
De ce que chaque famille, de même que la nation prise
en masse, peut, sans s' appauvrir, consommer la
totalité de ses revenus, il ne s' ensuit pas qu' elle
doive le faire. La prévoyance prescrit de faire la
part des événemens. Qui peut répondre de conserver
toujours sa fortune tout entière ? Quelle est la
fortune qui ne dépende en rien de l' injustice, de la
mauvaise foi ou de la violence des hommes ? N' y
a-t-il jamais eu de terres confisquées ? Aucun vaisseau
n' a-t-il jamais fait naufrage ? Peut-on répondre de
n' avoir point de procès ? Ou peut-onpondre de les
gagner toujours ? Aucun riche négociant n' a-t-il
jamais été victime d' une faillite ou d' une fausse
spculation ? Si chaque année onpense tout son
revenu, le fonds peut décroîre sans cesse ; il le
doit même, suivant toutes les probabilités.
Mais, dût-il rester toujours le même, suffit-il de
l' entretenir ? Une fortune fût-elle considérable,
demeure-t-elle considérable lorsqu' elle vient à être
partagée entre plusieurs efans ? Et quandme elle
ne devrait pas être partagée, quel mal y a-t-il à
l' augmenter, pourvu que ce soit par de bonnes voies ?
N' est-ce pas le désir qu' ont les particuliers
d' ajouter à leur bien-être, qui, en augmentant les
capitaux par l' épargne, favorise l' industrie, rend
les nations opulentes et civilisées ? Si nos pères
n' avaient pas eu ce désir, nous serions encore
sauvages. Nous ne savons pas encore bien à quel point
on peut être civilisé par les progrès de l' opulence.
Il ne me semble pas du tout prouvé qu' il faille
nécessairement que les neuf dixièmes des habitans de
la plupart des pays de l' Europe croupissent dans un
état voisin de la barbarie, ainsi qu' il est de fait
encore à présent.
L' économie privée nous enseigne à régler
convenablement les consommations de la famille,
c' est-à-dire à comparer judicieusement, en toute
occasion, le sacrifice de la valeur consommée, avec
la satisfaction qu' en retire la famille. Chaque homme
en particulier est seul capable d' apprécier ce
sacrifice et cette satisfaction avec justesse ; car
tout est relatif à sa fortune, au rang qu' il occupe
dans la société, à ses besoins, à ceux de sa
p454
famille, etme à ses goûts personnels. Une
consommation trop réservée le prive des douceurs dont
la fortune lui permet de jouir ; une consommation
déréglée le prive des ressources que la prudence lui
conseille de se ménager.
Les consommations des particuliers sont perpétuellement
en rapport avec le caractère et les passions des
hommes. Les plus nobles, les plus vils penchans y
influent tour à tour ; elles sont excitées par l' amour
des plaisirs sensuels, par la vanité, la générosité, la
vengeance, la cupidité elle-même. Elles sont primées
par un sage prévoyance, par des craintes chimériques,
par la défiance, par l' égoïsme. De ces affections
différentes, ce sont tantôt les unes, tantôt les autres
qui prédominent et qui dirigent les particuliers dans
l' usage qu' ils font des richesses. La ligne tracée par
la sagesse est ici, comme dans tout le reste, la plus
difficile à suivre. Leur faiblesse dévie tantôt d' un
té, tantôt d' un autre, et les précipite trop souvent
dans l' excès.
Relativement à la consmmation, les excès sont la
prodigalité et l' avarice. L' une et l' autre se privent
des avantages que procurent les richesses : la
prodigalité en épuisant ses moyens ; l' avarice en se
défendant d' y toucher. La prodigalité est plus aimable
et s' allie à plusieurs qualités sociales. Elle obtient
grâce plus aisément, parce qu' elle invite à partager
ses plaisirs ; toutefois elle est, plus que l' avarice,
fatale à la société : elle dissipe, elle ôte à
l' industrie les capitaux qui la maintiennent ; en
détruisant un des grands agens de la production, elle
met les autres dans l' impossibilité de sevelopper.
Ceux qui disent que l' argent n' est bon qu' à être
dépensé, et que les produits sont faits pour être
consommés, se trompent beaucoup, s' ils entendent
seulement la dépense et la consommation consacrées à
nous procurer des plaisirs. L' argent est bon encore à
être occupé reproductivement : il ne l' est jamais sans
qu' il en résulte un très-grand bien ; et toutes les
fois qu' un fonds placé se dissipe, il y a dans
quelque coin du monde une quantité équivalente
d' industrie qui s' éteint. Le prodigue qui mange une
partie de son fonds prive en même temps un homme
industrieux de ses profits.
L' avare qui ne fait pas valoir son trésor dans la
crainte de l' exposer, à la vérité ne favorise pas
l' industrie, mais du moins il ne lui ravit aucun de
ses moyens ; ce trésor amassé l' a été aux dépens de
ses propres jouissances, et non, comme le vulgaire est
porté à l' imaginer, aux dépens du public ; il n' a pas
été retiré d' un emploi productif ; et à la mort de
l' avare, du moins, il se place et court animer
l' industrie, s' il n' est pas dissipar
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ses successeurs, ou' il n' a pas été tellement cac
qu' on ne puisse le découvrir.
Les prodigues ont grand tort de se glorifier de leurs
dissipations. Elles ne sont pas moins indignes de la
noblesse de notre nature que lessineries de l' avare.
Il n' y a aucun mérite à consommer tout ce qu' on peut,
et à se passer des choses quand on ne les a plus. C' est
ce que font les bêtes ; et encore les plus intelligentes
sont-elles mieux avisées. Ce qui doit caractériser les
procédés de toute créature douée de prévoyance et de
raison, c' est, dans chaque circonstance, de ne faire
aucune consommation sans un but raisonnable : tel est
le conseil que donne l' économie.
L' économie est le jugement appliqué aux consommations.
Elle connaît ses ressources et le meilleur emploi qu' on
en peut faire. L' économie n' a point de principes
absolus ; elle est toujours relative à la fortune, à
la situation, aux besoins du consommateur. Telle dépense
conseillée par une sage économie dans une fortune
diocre, serait une mesquinerie pour un riche et une
prodigalité pour un ménage indigent. Il faut, dans la
maladie, s' accorder des douceurs qu' on se refuserait en
état de santé. Un bienfait qui mérite la plus haute
louange, lorsqu' il est pris sur les jouissances
personnelles du bienfaiteur, est digne de pris, s' il
n' est accordé qu' aux dépens de la subsistance de ses
enfans.
L' économie s' éloigne autant de l' avarice que de la
prodigalité. L' avarice entasse, non pour consommer, non
pour reproduire, mais pour entasser ; c' est un instinct,
un besoin machinal et honteux. L' économie est fille de
la sagesse et d' une raison éclairée ; elle sait se
refuser le superflu pour se nager le nécessaire,
tandis que l' avare se refuse le nécessaire afin de
se procurer le superflu dans un avenir qui n' arrive
jamais. On peut porter de l' économie dans une fête
somptueuse, et l' économie fournit les moyens de la
rendre plus belle encore : l' avarice ne peut se
montrer nulle part sans tout gâter. Une personne
économe compare ses facultés avec ses besoins présens,
avec ses besoins futurs, avec ce qu' exigent d' elle sa
amille, ses amis, l' humanité. Un avare n' a point de
famille, point d' amis ; à peine a-t-il des besoins, et
l' humanité n' existe pas pour lui. L' économie ne veut
rien consommer en vain ; l' avarice ne veut rien
consommer du tout. La première est l' effetd' un calcul
louable, en ce qu' il offre seul les moyens de
s' acquitter de ses devoirs, et d' être généreux sans
être injuste. L' avarice est une passion vile, par la
raison qu' elle se considère exclusivement et sacrifie
tout à elle.
On a fait de l' économie une vertu, et ce n' est pas
sans raison : elle suppose
p456
la force et l' empire de soi-même, comme les autres
vertus, et nulle n' est plus féconde en heureuses
conséquences. C' est elle, qui dans les familles,
prépare la bonne éducation physique et morale des
enfans, de même que le soin des vieillards ; c' est elle
qui assure à l' âge mûr cette sérénité d' esprit
nécessaire pour se bien conduire, et cette indépendance
qui met un homme au-dessus des bassesses. C' est par
l' économie seule qu' on peut être libéral, qu' on peut
l' être long-temps, qu' on peut l' être avec fruit. Quand
on n' est libéral que par prodigalité, on donne sans
discernement ; à ceux qui ne méritent pas, comme à ceux
qui méritent ; à ceux à qui l' on ne doit rien, aux
dépens de ceux à qui l' on doit. Souvent on voit le
prodigue obligé d' implorer le secours des gens qu' il a
comblés de profusions : ilsemble qu' il ne donne qu' à
charge de revanche, tandis qu' une personne économe donne
toujours gratuitement, parce qu' elle ne donne que des
biens dont elle peut disposer sans se mettre dans la
gêne. Elle est riche avec une fortune médiocre, au
lieu que l' avare et le prodigue sont pauvres avec de
grands biens.
Le désordre exclut l' économie. Il marche au hasard,
un bandeau sur les yeux, au travers des richesses :
tantôt il a sous la main ce qu' il désire le plus, et
s' en passe faute de l' apercevoir ; tantôt il saisit
et dévore ce qu' il lui importe de conserver. Il est
perpétuellement dominé par les événemens : ou il ne
les prévoit pas, ou il n' est pas libre de s' y
soustraire. Jamais il ne sait où il est, ni quel
parti il faut prendre.
Une maison où l' ordre ne règne pas, devient la proie
d tout le monde ; elle se ruine, même avec des agens
fidèles ; elle se ruine même avec de la parcimonie.
Elle est exposée à une foule de petites pertes qui se
renouvellent à chaque instant sous toutes les formes,
et pour les causes les plus méprisables.
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Parmi les motifs qui déterminent le plus de
consommations privées, il faut ranger le luxe, qui a
fourni matière à tant de déclamations, et dont je
pourrais peut-être me dispenser de parler, si tout le
monde voulait prendre la peine de faire l' application
des principes établis dans cet ouvrage, et s' il n' était
pas toujours utile de mettre des raisons à la place des
déclamations.
On a défini le luxe l' usage du superflu . J' avoue
que je ne sais pas distinguer le superflu du
cessaire . De même que les couleurs de
l' arc-en-ciel, ils se lient et se fondent l' un dans
l' autre par des nuances imperceptibles. Les goûts,
l' éducation, les tempéramens, les santés, établissent
des différences infinies entre tous les degrés
d' utilité et de besoins ; et il est impossible de se
servir, dans un sens absolu, de deux mots qui ne
peuvent jamais avoir qu' une valeur relative.
Le nécessaire et le superflu varient même selon les
différens états où se trouve la société. Ainsi,
quoiqu' à la rigueur un homme pût vivre en n' ayant que
des racines pour se nourrir, une peau pour se vêtir et
une hutte pour s' abriter, néanmoins, dans l' état actuel
de no sociétés, on ne peut pas, dans nos climats,
considérer comme des superfluités du pain et de la
viande, un habit d' étoffe de laine et le logement dans
une maison. Par la même raison, le nécessaire et le
superflu varient selon la fortune des particuliers ;
ce qui est nécessaire dans une ville et dans une
certaine profession, serait du superflu à la campagne
et dans une position différente. On ne peut donc pas
tracer la ligne qui sépare le superflu du nécessaire.
Smith, qui la place un peu plus haut que Steuart,
puisqu' il appelle choses nécessaires (necessities) ,
non-seulement ce que la nature,
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mais encore ce que les règles convenues de décence et
d' honnêteté ont rendu nécessaire aux dernières classes
du peuple ; Smith, dis-je, a eu tort de la fixer.
Cette ligne est mobile de sa nature.
On peut dire, en général, que le luxe est l' usage des
choses chères ; et ce mot cher , dont le sens est
relatif, convient assez dans la définition d' un mot
dont le sens est relatif aussi. Le mot luxe en
français réveille en même temps plutôt l' idée de
l' ostentation que celle de lasensualité : le luxe
des habits n' indique pas que les habits sont plus
commodes pour ceux qui les portent, mais qu' ils sont
faits pour frapper les yeux de ceux qui les regardent.
Le luxe de la table rappelle plutôt la somptuosité
d' un grand repas que les mets délicats d' un épicurien.
Sous ce point de vue, le luxe a principalement pour but
d' exciter l' admiration par la rareté, la cherté, la
magnificence des objets qu' il étale ; et les objets de
luxe sont les choses qu' on emploie ni pour leur utilité
réelle, ni pour leur commodité, ni pour leur agrément,
mais seulement pour éblouir les regards et pour gir
sur l' opinion des autres hommes. Le luxe est de
l' ostentation , mais l' ostentation s' étend à tous
les avantages dont on cherche à se parer : on est
vertueux par ostentation ; on ne l' est jamais par luxe.
Le luxe suppose de la pense, et si l' on dit le
luxe de l' esprit , c' est par extension, et en
supposant qu' on se met enpense d' esprit quand on
prodigue les traits que l' esprit fournit ordinairement,
et que le goût veut qu' on nage.
Quoique ce que nous entendons par luxe ait
principalement l' ostentation pour motif, néanmoins les
recherches d' une sensualité extrême peuvent lui être
assimilées : elles ne peuvent pas se mieux justifier,
et l' effet en est exactement le me ; c' est une
consommation considérable, propre à satisfaire de
grands besoins, et consacrée à de vaines jouissances.
Mais je ne saurais nommer objet de luxe ce qu' un homme
éclairé et sage, habitant un pays policé, désirerait
pour sa table, s' il n' avait aucun convive, pour sa
maison et son tement, s' il n' était forcé à aucune
représentation. C' est un agrément, c' est une commodité
bien entendue et convenable à sa fortune, mais ce n' est
pas du luxe.
L' idée du luxe ainsi déterminée, on peut dès à présent
découvrir quels sont ses effets sur l' économie des
nations.
p459
La consommation improductive embrasse la satisfaction
de besoins très-réels. Sous ce rapport, elle peut
balancer le mal qui résulte toujours d' une destruction
de valeurs ; mais qui balancera le mal d' une
consommation qui n' a pour objet la satisfaction d' aucun
besoin réel ? D' une dépense qui n' a pour objet que
cette dépense même ? D' une destruction de valeur qui ne
se propose d' autre but que cette destruction ?
elle procure , dites-vous, des bénéfices aux
producteurs des objets consommés ?
mais la dépense qui ne se fait pas pour de vaines
consommations, se fait toujours ; car l' argent qu' on
refuse de répandre pour des objets de luxe, on ne le
jette pas dans la rivière. Il s' emploie, soit à des
consommations mieux entendues, soit à la reproduction.
De toutes manières, à moins de l' enfouir, on consomme
ou l' on fait consommer tout son revenu ; de toutes
manières, l' encouragement donné aux producteurs par la
consommation est égal à la somme des revenus. D' où il
suit :
1 que l' encouragement donné à un genre de production
par les dépenses fastueuses, est nécessairement ravi
à un autre genre de production ;
2 que l' encouragement qui résulte de cette dépense, ne
peut s' accroître que dans le cas seulement où le revenu
des consommateurs s' augmente ; or, on sait qu' il ne
s' augmente pas par des dépenses de luxe, mais par des
dépenses reproductives.
Dans quelle erreur ne sont donc pas tombés ceux qui,
voyant en gros que la production égale toujours la
consommation (car il faut bien que ce qui se consomme
ait été produit), ont pris l' effet pour la cause, ont
posé en principe que la seule consommation
improductive provoquait la reproduction, que l' épargne
était directement contraire à la prospérité publique,
et que le plus utile citoyen était celui qui dépensait
le plus !
Les partisans de deux systèmes opposés, celui des
économistes et celui du commerce exclusif ou de la
balance du commerce, ont fait de cette maxime un
article fondamental de leur foi. Les manufacturiers,
les marchands, qui n' ont en vue que la vente actuelle
de leurs produits, sans rechercher les causes qui leur
en auraient fait vendre davantage, ont appuyé une
maxime en apparence si conforme à leurs intérêts ; les
poètes, toujours un peu séduits par les apparences, et
ne se croyant pas obligés d' être plus savans que les
hommes d' état, ont célébré le luxe sur tous les tons,
et les riches se sont empressés d' adopter un système
qui représente
p460
leur ostentation comme une vertu, et leurs jouissances
comme des bienfaits.
Mais les progrès de l' économie politique, en fesant
connaître les véritables sources de la richesse, les
moyens de la production, et les résultats de la
consommation, feront tomber pour jamais ce prestige. La
vanité pourra se glorifier de ses vaines dépenses
elle sera le mépris du sage à cause de ses
conséquences, comme elle l' était déjà par ses motifs.
Ce que le raisonnement démontre est confirmé par
l' expérience. La misère marche toujours à la suite du
luxe. Un riche fastueux emploie en bijoux de prix, en
repas somptueux, en hôtels magnifiques, en chiens, en
chevaux, en maîtresses, des valeurs qui, placées
productivement, auaient acheté des vêtemens chauds,
des mets nourrissans, des meubles commodes, à une foule
de gens laborieux condamnés par lui à demeurer oisifs
et misérables. Alors le riche a des boucles d' or, et
le pauvre manque de souliers ; le riche est habillé de
velours, et le pauvre n' a pas de chemise.
Telle est la force des choses, que la magnificence a
beau vouloir éloigner de ses regards la pauvreté, la
pauvreté la suit opiniâtrément, comme
p461
pour lui reprocher ses excès. C' est ce qu' on observait
à Versailles, à Rome, à Madrid, dans toutes les
cours ; c' est ce dont la France a offert en dernier
lieu un triste exemple, à la suite d' une administration
dissipatrice et fastueuse, comme s' il avait fallu que
des principes aussi incontestables dussent recevoir
cette terrible confirmation.
Les gens qui ne sont pas habitués à voir les réalités
au travers des apparences, sont quelquefois séduits
Pr l' attirail et le fracas d' un luxe brillant. Ils
croient à la prospérité dès l' instant où ils voient de
la dépense. Qu' ils ne s' y trompent pas : un pays qui
décline offre pendant quelque temps l' image de
l' opulence ; ainsi fait la maison d' un dissipateur
qui se ruine. Mais cet éclat factice n' est pas
durable ; et comme il tarit les sources de la
reproduction, il est infailliblement suivi d' un état
de gêne, de marasme politique, dont on ne se guérit
que par degrés et par des moyens contraires à ceux
qui ont amené le depérissement.
Il est fâcheux que les moeus, que les habitudes
funestes du pays auquel
p462
on est attaché par la naissance, par la fortune, par
les affections, soumettent à leur influence jusqu' aux
personnes les plus sages, les mieux en état d' en
apprécier le danger et d' en prévoir les tristes
conséquences. Il n' y a qu' un bien petit nombre d' hommes
d' un esprit assez ferme et d' une fortune assez
indépendante, pour pouvoir n' agir que d' après leurs
principes, et n' avoir de modèles qu' eux-mêmes. La
plupart suivent, malgré eux, la foule insensée qui,
faute de réflexion, ne s' aperçoit pas qu' une fois que
les besoins ordinaires de la vie sont satisfaits, le
bonheur ne se rencontre pas dans les vaines
jouissances du luxe, mais dans l' exercice modéré de
nos facultés physiques et morales.
Les personnes qui, par un grand pouvoir ou de grands
talens, cherchent à répandre le goût du luxe,
conspirent donc contre le bonheur des nations. Si
quelque habituderite d' être encouragée dans les
monarchies comme dans les républiques, dans les
grands états comme dans les petits, c' est uniquement
l' économie. Mais a-t-elle besoin d' encouragement ? Ne
suffit-il pas de n' en pas accorder à la dissipation en
l' honorant ? Ne suffit-il pas de respecter
inviolablement toutes les épargnes de leurs emplois,
c' est-à-dire, l' entier développement de toute
industrie qui n' est pas criminelle ? Quand on ne
dépravepas les nations par de mauvais exemples et de
mauvaises institutions, et quand on permet qu' eles
s' éclairent sur leurs vrais intérêts, elles se
conduisent bien. Les extravagances sont individuelles.
En excitant les hommes àpenser, dit-on, on les
excite à produire : il faut bien qu' ils gagnent de
quoi soutenir leurspenses. -pour raisonner ainsi,
il faut commencer par supposer qu' il dépend des
hommes de produire comme de consommer, et qu' il est
aussi facile d' augmenter ses revenus que de les
manger. Mais quand cela serait, quand il serait vrai de
plus que le besoin de la dépense donnât l' amour du
travail (ce qui n' est guère conforme à l' expérience),
on ne pourrait encore augmenter la production qu' au
moyen d' une augmentation de capitaux, qui sont un des
élémenscessaires de la production ; or, les
capitaux ne peuvent s' accroître que par l' épargne ; et
quelle épargne peut-on attendre de ceux qui ne sont
excités à produire que par l' envie de jouir ?
D' ailleurs, quand l' amour du faste inspire le désir
de gagner, les ressources lentes et bornées de la
production véritable suffisent-elles à l' avidité de
ses besoins ? Ne compte-t-il pas plutôt sur les
profits rapides et honteux de l' intrigue, industrie
ruineuse pour les nations, en ce qu' elle ne produit
pas, mais seulement entre en partage des produits des
autres ?
p463
Dès-lors, le fripon développe toutes les ressources
de son méprisable génie ; le chicaneur spécule sur
l' obscurité des lois, l' homme en pouvoir vend à la
sottise et à l' improbité, la protection qu' il doit
gratuitement au mérite et au bon droit. " j' ai vu dans
un souper, dit Pline, Paulina couverte d' un tissu de
perles et d' émeraudes qui valait quarante millions de
sesterces, ce qu' elle pouvait prouver, disait-elle,
par ses registres : elle le devait aux rapines de ses
ancêtres. C' était, ajoute l' auteur romain, pour que
sa petite-fille parût dans un festin chargée de
pierreries, que Lollius consentit àpandre la
désolation dans plusieurs provinces, à être diffa
dans tout l' orient, à perdre l' amitié du fils
d' Auguste, et finalement à mourir par le poison. "
telle est l' industrie qu' inspire le goût de la dépense.
Que si l' on prétendait que le système qui encourage les
prodigalités, ne favorisant que celles des riches, a
du moins le bon effet de diminuer l' inégalité des
fortunes, il me serait facile de prouver que la
profusion des gens riches entraîne celle des classes
mitoyennes et des classes pauvres ; et ce sont elles
qui ont plus promptement atteint les bornes de leur
revenu ; de telle sorte que la profusion générale
augmente plutôt qu' elle ne réduit l' inégalité des
fortunes. De plus, la prodigalité des riches est
toujours précédée ou suivie de celle des gouvernemens,
et celle des gouvernemens ne sait puiser que dans les
impôts, toujours plus pesans pour les petits revenus
que pour les gros.
On a quelquefois tenté de réprimer par des lois
somptuaires une vanité insultante et des dépenses
ruineuses. Ces lois ont rarement atteint le but
qu' elles se proposaient. Quand les moeurs étaient
dépravées, on savait les éluder ; elles étaient
inutiles dans le cas contraire, et de plus elles
portaient atteinte à la propriété. Les fautes des
particuliers portent leur châtiment
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avec elles, et c' est folie que de vouloir opérer par
les lois ce qu' on obtient infailliblement de la force
des choses.
Après avoir fait l' apologie du luxe, on s' est
quelquefois avisé de faire aussi celle de la misère :
on a dit que si les indigens n' étaient pas poursuivis
par le besoin, ils ne voudraient pas travailler ; ce
qui priverait les riches et la société en général de
l' industrie du pauvre.
Cette maxime est heureusement aussi fausse dans son
principe qu' elle est barbare dans ses conséquences.
Si le dénuement était un motif pour être laborieux,
l sauvage serait le plus laborieux des hommes, car il
en est le plus dénué. On sait néanmoins quelle est son
indolence, et qu' on a fait mourir de chagrin tous les
sauvages qu' on a voulu occuper. Dans notre Europe,
les ouvriers les plus paresseux sont ceux qui se
rapprochent le plus des habitudes du sauvage ; la
quantité d' ouvrage exécuté par un manoeuvre grossier
d' un canton misérable, n' est pas comparable à la
quantité d' ouvrage exécuté par un ouvrier aisé de
Paris ou de Londres. Les besoins se multiplient à
mesure qu' ils sont satisfaits. L' homme qui est vêtu
d' une veste veut avoir un habit ; celui qui a un
habit veut avoir une redingote. L' ouvrier qui a une
chambre pour se loger, en désire une seconde ; celui
qui a deux chemises ambitionne d' en avoir une douzaine,
afin de pouvoir changer de linge plus souvent : celui
qui n' en a jamais eu, ne songe seulement pas à s' en
procurer. Ce n' est jamais parce qu' on a gagné qu' on
refuse de gagner encore.
L' aisance des classes infériures n' est donc point
incompatible, ainsi qu' on l' a trop répété, avec
l' existence du corps social. Un cordonnier peut faire
des souliers aussi bien dans une chambre chauffée,
tu d' un bon habit, lorsqu' il est bien nourri et qu' il
nourrit bien ses enfans, que lorsqu' il travaille transi
de froid, dans une échoppe, au coin d' une rue. On ne
travaille pas moins bien ni plus mal, quand on jouit des
commodités raisonnables de la vie.
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Que les riches quittent donc cette puérile crainte
d' être moins bien servis, si le pauvre acquiert de
l' aisance. L' expérience comme le raisonnement montre,
au contraire, que c' est dans les pays les plus riches,
les plus généralement riches, qu' on trouve plus
facilement à satisfaire ses goûts les plus délicats.
Chapitre vi.
De la nature et des effets généraux des consommations
publiques.
Outre les besoins des particuliers et des familles,
dont la satisfaction donne lieu aux consommations
privées, la réunion des particuliers a, comme société,
ses besoins aussi, qui donnent lieu aux consommations
publiques : elle achète et consomme le service de
l' administrateur qui soigne ses intérêts, du militaire
qui la défend contre des agressions étrangères, du
juge civil ou criminel qui protége chaque particulier
contre les entreprises des autres. Tous ces différens
services ont leur utilité ; et s' ils sont multipliés
au-delà du besoin, s' ils sont payés au-delà de leur
valeur, c' est par suite des vices de l' organisation
politique, dont l' examen sort de ntre sujet.
Nous verrons plus tard où la socié trouve les valeurs
dont elle achète, soit le service d ses agens, soit
les denrées que réclament ses besoins. Nous ne
considérons, dans ce chapitre, que la façon dont s' en
opère la consommation et les résultats de cette
consommation.
Si le commencement de ce troisième livre a été bien
entendu, on concevra sans peine que les consommations
publiques, celles qui se font pour l' utilité commune,
sont précisément de me nature que celles qui
s' opèrent pour la satisfaction des individus ou des
familles. C' est toujours une destruction de valeurs, une
prte de richesses, quand bien même il n' est pas sorti
un seul écu de l' enceinte du pays.
Pour nous en convaincre encore mieux, suivons le trajet
d' une valeur consommée pour l' utilité publique.
Le gouvernement exige d' un contribuable le paiement en
argent d' une contribution quelconque. Pour satisfaire
le percepteur, ce contribuable échange contre de la
monnaie d' argent les produits dont il peut disposer, et
remet cette monnaie aux préposés du fisc ; d' autres
agens en achètent
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des draps et des vivres pour la troupe : il n' y a
point encore de valeur consommée, ni perdue ; il y a
une valeur livrée gratuitement par le redevable, et des
échanges opérés. La valeur fournie existe encore sous
la forme de vivres et d' étoffes dans les magasins de
l' armée. Mais enfin cette valeur se consomme ; dès-lors
cette portion de richesse, sortie des mains d' un
contribuable, est anéantie, détruite.
Ce n' est point la somme d' argent qui est détruite :
celle-ci a pasd' une main dans une autre, soit
gratuitement, comme lorsqu' elle a passé du contribuable
au percepteur ; soit par voie d' échange, lorsqu' elle a
passé de l' administrateur au fournisseur auquel on a
acheté les vivres ou le drap ; mais au travers de tous
ces mouvemens, la valeur de l' argent s' est conservée ;
et, après avoir passé dans une troisième main, dans une
quatrième, dans une dixième, elle existe encore sans
aucune altération sensible : c' est la valeur du drap et
des vivres qui n' existe plus ; et ce résultat est
précisément le même que si le contribuable, avec le
me argent, eût acheté des vivres et du drap, et les
eût consoms lui-même. Il n' y a d' autre différence,
si ce n' est qu' il aurait joui de cette consommation,
tandis que c' est l' état qui en a joui.
Il est facile d' appliquer le même raisonnement à tous
les genres de consommations publiques. Quand l' argent
du contribuable sert à acquitter le traitement d' un
homme en place, ce fonctionnaire vend son temps, son
talent et ses peines, qui sont consommés pour le
service du public ; et il consomme à son tour, à la
place du contribuable, la valeur qu' il a rue en
échange de ses services, comme aurait pu le faire un
commis, un salarié quelconque, employé pour soigner
les intérêts privés du contribuable.
On a cru, dans presque tous les temps, que les valeurs
payées par la société pour les services publics, lui
revenaient sous d' autres formes, et l' on s' est imaginé
le prouver lorsqu' on a dit : ce que le gouvernement ou
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ses agens reçoivent, ils le restituent en le
dépensant . C' est une erreur, et une erreur dont
les suites ont été déplorables, en ce qu' elles ont
entraîné d' énormes dilapidations commises sans
remords. La valeur fournie par le contribuable est
livrée gratuitement ; le gouvernement s' en sert pour
acheter un travail, des objets de consommation, des
produits, en un mot, qui ont une valeur équivalente,
et qu' on lui livre. Un achat n' est pas une restitution.
De quelque manière qu' on présente cette opération,
quelque compliquée qu' elle soit bien souvent dans
l' exécution, elle se réduira toujours par l' analyse
à ce qui vient d' être dit. Toujours un produit
consomest une valeur perdue, quel que soit le
consommateur ; et elle est perdue sans compensation
par celui qui ne reçoit rien en retour ; mais ici il
faut regarder comme un retour l' avantage que le
contribuable retire du service de l' homme public, ou
de la consommation qui se fait pour l' utilité générale.
Si les dépenses publiques affectent la somme des
richesses précisément de la même manière que les
dépenses privées, les mêmes principes d' économie
doivent présider aux unes et aux autres. Il n' y a pas
plus deux sortes d' économie, qu' il n' y a deux sortes
de probité, deux sortes de morale. Si un gouvernement
comme un particulier font des consommations desquelles
il doive résulter une production de valeur supérieure
à la valeur consommée, ils exercent une industrie
productive ; si la valeur consommée n' laissé aucun
produit, c' est une valeur perdue pour l' un comme pour
l' autre ; mais qui, en se dissipant, a fort bien pu
rendre le service qu' on en attendait. Les munitions de
guerre t de bouche, le temps et les travaux des
fonctionnaires civils et militaires qui ont servi à la
défense de l' état, n' existent plus, quoique ayant été
parfaitement bien employés ; il en est de ces choses
comme des denes et des services qu' une famille a
consommés pour son usage. Cet emploi n' a présenté
aucun avantage autre que la satisfaction d' un besoin ;
mais si le besoin était réel, s' il a été satisfait aux
meilleures conditions possibles, cette compensation
suffit pour balancer,
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souvent même avec beaucoup d' avantage, le sacrifice
qu' elle a cté. Si le besoin n' existait pas, la
consommation, la dépense, n' ont plus été qu' un mal
sans compensation. Il en est de m 8 me des consommations
de l 42 tat ? Consommer pour consommer ! D 2 penser par
syst 7 me ! R 2 clamer un service pour l 4 avantage de lui
accorder un salaire ! An 2 antir une chose pour avoir
occasion de la payer ! Est une extravagance dela part
d 4 un gouvernement comme de la part d 4 un particulier !
Et n 4 est pas plus excusable chez celui qui gouverne
l 42 tat ! Que chez le chef de toute autre entreprise.
Un gouvernement dissipateur est même bien plus
coupable qu' un particulier : celui-ci consomme des
produits qui lui appartiennent, tandis qu' un
gouvernement n' est pas propriétaire : il n' est
qu' administrateur de la fortune publique.
Que doit-on penser dès-lors de plusieurs auteurs qui
ont voulu établir que les fortunes particulières et
la fortune publique étaient de nature fort différente ;
que la fortune d' un particulier se grossissait à la
rité par l' épargne, mais que la fortune publique
recevait, au contraire, son accroissement de
l' augmentation des consommations ; et qui ont tiré de
là cette dangereuse et fausse conséquence, que les
règles qui servent à l' administration d' une fortune
privée, et celles qui doivent diriger l' administration
des deniers publics, non-seulement diffèrent entre
elles, mais se trouvent souvent directement opposées ?
Si de tels principes ne se montraient que dans les
livres, et n' étaient jamais mis en pratique, on
pourrait s' en consoler, et les envoyer avec
indifférence grossir l' immense amas des erreurs
imprimées ; mais combien ne doit-on pas gémir sur
l' humanité, lorsqu' on les voit professées par des
hommes éminens en dignités, en talens, en instruction ;
que dis-je ! Lorsqu' on les voit réduits en pratique
par ceux qui sont armés du pouvoir, et qui peuvent
prêter à l' erreur et au mauvais sens, la force des
baïonnettes et celle du canon ?
Madame De Maintenon rapporte, dans une lettre au
cardinal De Noailles,
p469
qu' un jour, exhortant le roi à faire des aumônes plus
considérables, Louis Xiv lui répondit : un roi
fait l' aumône enpensant beaucoup . Mot précieux
et terrible, qui montre comment la ruine peut être
duite en principes. Les mauvais principes sont plus
fâcheux que la perversité même, parce qu' on les suit
contre ses propres intérêts qu' on entend mal, parce
qu' on les suit plus long-temps, sans remords et sans
nagement. Si Louis Xiv avait cru ne satisfaire
que sa vanité par son faste, et son ambition par ses
conquêtes, il était honnête homme, il aurait pu se
les reprocher enfin, et y mettre un terme, s' arrêter
du moins pour son propre intérêt ; mais il
s' imaginait fermement qu' il se rendait par ses
profusions, utile à ss états, et par conséquent à
lui-même, et il ne s' arrêta qu' au moment où il tomba
dans la misère et l' humiliation.
Les saines idées d' économie politique étaient encore
tellement étrangères
p470
aux meilleures têtes, même dans le dix-huitième
siècle, que le roi de Prusse, Frédéric Ii, homme
si avide de la vérité, si capable de la sentir, si
digne de la protéger, écrivait à D' Alembert pour
justifier ses guerres : " mes nombreuses armées font
circuler les espèces, et répandent dans les provinces,
avec une distribution égale, les subsides que les
peuples fournissent au gouvernement. " non, encore une
fois, les subsides fournis au gouvernement par les
provinces, n' y retournent pas. Soit que les subsides
soient payés en argent ou en nature, ils sont changés
en munitions de guerre ou de bouche, et, sous cette
forme, consommés, détruits par des gens qui ne les
remplacent pas, parce qu' ils ne produisent aucune
valeur. Il fut heureux pour la Prusse que les actions
de Frédéric Ii ne fussent pas conséquentes avec
ses principes. Il fit plus de
p471
bien à son pays par l' économie de son administration,
qu' il ne lui fit de mal par ses guerres.
Si les consommations faites par les nations, ou par
leurs gouvernemens, qui les représentent bien ou mal,
occasionnent une perte de valeurs et par conséquent
de richessee, elles ne sont justifiables qu' autant
qu' il en résulte pour la nation un avantage égal aux
sacrifices qu' elles lui coûtent. Toute l' habileté de
l' administration consiste donc à comparer
perpétuellement et judicieusement l' étendue des
sacrifices imposés, avec l' avantage qui doit en
revenir à l' état ; et tout sacrifice disproportion
avec cet avantage, je n' hésite pas à le dire, est
une sottise ou un crime de l' administration.
Que serait-ce donc si les follespenses des mauvais
gouvernemens ne se bornaient pas à dissiper la
substance des peuples, et si plusieurs de leurs
consommations, loin de procurer undommagement
équivalent, préparaient au contraire des infortunes
sans nombre ; si les entreprises les plus
extravagantes et les plus coupables étaient la suite
des exactions les plus criminelles, et si les
nations payaient presque toujours de leur sang
l' avantage de fournir de l' argent de leur bourse ?
Il serait triste qu' onappelât déclamations des
rités que le bon sens n' est forcé de répéter que
parce que la folie et la passion s' obstinent à les
connaître.
Les consommations ordonnées par le gouvernement étant
une partie importante des consommations de la nation,
puisqu' elles s' élèvent quelquefois au sixième, au
cinquième, au quart des consommations totales, et
me au-delà, il en résulte que le système économique
embrassé par
p472
le gouvernement exerce une immense influence sur les
progrès ou la décadence de la nation. Qu' un
particulier s' imagine augmenter ses ressources en les
dissipant, qu' il croie se faire honneur par la
prodigalité, qu' il ne sache pas résister à l' attrait
d' un plaisir flatteur ou aux conseils d' un
ressentiment même légitime, il se ruinera, et son
désastre influera sur le sort d' un petit nombre
d' individus. Dans un gouvernement, il n' est pas une
de ces erreurs qui ne fasse plusieurs millions de
misérables, et qui ne soit capable de causer la
décadence d' une nation. Si l' on doit désirer que les
simples citoyens soient éclairés sur leurs véritables
intérêts, combien, à plus forte raison, ne doit-on
pas le désirer des gouvernemens ! L' ordre et
l' économie sont déjà des vertus dans une condition
privée ; mais quand ces vertus se rencontrent dans
les hommes qui président aux destinées de l' état, et
qu' elles font la prospérité de tout un peuple, on ne
sait quel magnifique nom leur donner.
Un particulier sent toute la valeur de la chose qu' il
consomme ; souvent c' est le fruit pénible de ses
sueurs, d' une longue assiduité, d' une épargne
soutenue ; il mesure aisément l' avantage qu' il doit
recueillir d' une consommation, et la privation qui
en résultera pour lui. Un gouvernement n' est pas si
directement intéressé à l' ordre et à l' économie ; il
ne sent pas
p473
si vivement, si prochainement, l' inconvénient d' en
manquer. Ajoutez qu' un particulier est excité à
l' épargne, non-seulement par son propre intérêt, mais
par les sentimens du coeur : son économie assure des
ressources aux êtres qui lui sont chers ; un
gouvernement économe épargne pour des citoyens qu' il
connaît à peine, et les ressources qu' il ménage ne
serviront peut-être qu' à ses successeurs.
On se tromperait si l' on supposait que le pouvoir
héréditaire met à l' abri de ces inconvéniens. Les
considérations qui agissent sur l' homme privé touchent
peu le monarque. Il regarde la fortune de ses
héritiers comme assurée, pour peu que la succession
le soit. Ce n' est pas lui d' ailleurs qui décide de la
plupart des dépenses et qui conclut les marchés, ce
sont ses ministres, ses géraux ; enfin une
expérience constante prouve que les gouvernemens les
plus économes ne sont ni les monarchies, ni les
gouvernemens démocratiques, mais plutôt les
publiques aristocratiques.
Il ne faut pas croire non plus que l' esprit d' économie
et de règle dans les consommations publiques, soit
incompatible avec le génie qui fait entreprendre et
acheter de grandes choses. Charlemagne est un des
princes qui ont le plus occupé la renommée : il fit la
conquête de l' Italie, de la Hongrie et de
l' Autriche, repoussa les sarrasins et dispersa les
saxons ; il obtint le titre superbe d' empreur, et
néanmoins il a mérité que Montesquieu fît de lui cet
éloge : " un re de famille pourrait apprendre dans les
lois de Charlemagne à gouverner sa maison. Il mit une
règle admirable dans sapense, et fit valoir ses
domaines avec sagesse, avec attention, avec économie.
On voit dans ses capitulaires la source pure et sacrée
d' où il tira ses richesses. Je ne dirai qu' un mot : il
ordonnait qu' on vendît les oeufs des basses-cours de
ses domaines et les herbes inutiles de ses jardins. "
le prince Eugène de Savoie, qu' on aurait tort de ne
considérer que comme un grand homme de guerre, et qui
montra la plus haute capacité dans les administrations
comme dans les négociations dont il fut chargé,
conseillait à l' empereur Charles Vi de suivre les
avis des négocians dans l' administration de ses
finances.
Le grand-duc de Toscane Léopold a montré, vers la
fin du dix-huitième
p474
siècle, ce que peut un prince, me dans un état
borné, lorsqu' il introduit dans l' administration la
vère économie des particuliers. Il avait en peu
d' années rendu la Toscane un des pays les plus
florissans de l' Europe.
Les ministres qui ont gouverné les finances de France
avec le plus de succès, Suger, abbé de Saint-Denis,
le cardinal D' Ambroise, Sully, Colbert, Necker,
ont tous été guidés par le même principe. Tous ont
trouvé, dans l' économie exacte d' un simple particulier,
les moyens de soutenir de grandes résolutions. L' abbé
de Saint-Denis subvint aux frais de la seconde
croisade (entreprise que je suis loin d' approuver, mais
qui exigeait de puissantes ressources) ; D' Ambroise
prépara la conquête du milanais par Louis Xii ;
Sully, l' abaissement de la maison d' Autriche ;
Colbert, les succès brillans de Louis Xiv ; Necker
a fourni les moyens de soutenir la seule guerre
heureuse que la France ait faite dans le
dix-huitième siècle.
Nous avons toujours vu au contraire les gouvernemens
qui se sont laissé dominer par les besoins d' argent,
obligés, comme les particuliers, de recourir, pour se
tirer d' affaire, à des expédiens ruineux, honteux
quelquefois ; comme Charles le chauve, qui ne
maintenait personne dans les honneurs, et n' accordait
de sûreté à personne que pour de l' argent ; comme le
roi d' Angleterre Charles Ii, qui vendit Dunkerque
au roi de France, et qui reçut de la Hollande deux
millions et un quart, pour différer le départ de la
flotte équipée en Angleterre en 1680, dont la
destination état d' aller aux Indes défendre les
anglais qui y étaient écrasés par les bataves ; comme
tous les gouvernemens enfin qui ont fait banqueroute,
soit en altérant les monnaies, soit en violant leurs
engagemens.
Louis Xiv, vers la fin de son règne, après avoir
épuisé jusqu' au bout les ressources de son beau
royaume, créa et vendit des charges plus ridicules les
unes que les autres. On fit des conseillers du roi
contrôleurs aux empilemens de bois, des charges de
barbiers-perruquiers, des contrôleurs-visiteurs de
beurre frais, des essayeurs de beurre salé, etc. Mais
p475
tous ces expédiens, aussi misérables dans leurs
produits quenuisibles dans leurs effets, n' ont
retardé que de peu d' instans les catastrophes qui
assaillent infailliblement les gouvernemens prodigues.
quand on ne veut pas écouter la raison , a dit
Franklin, elle ne manque jamais de se faire
sentir .
Les bienfaits d' une administration économe réparent
heureusement assez vite les maux causés par une
mauvaise administration. Ce n' est pas d' abord une
santé parfaite : c' est une convalescence où chaque
jour voit se dissiper quelque douleur et renaître
l' usage de quelque nouvelle faculté. La crainte avait
amorti la moitié des faibles ressources qu' avait
laissées à la nation une administration dissipatrice :
la confiance double celles que fait naître un
gouvernement modéré. Il semble que chez les nations,
plus encore que chez les individus organisés, il y a
une force vitale, une tendance à la santé, qui ne
demandent qu' à n' être pas comprimées pour prendre le
plus brillant essor. En parcourant l' histoire, on est
frappé de la rapidité de cet heureux effet ; dans les
vicissitudes que la France a éprouvées depuis la
volution, il s' est manifesté d' une manière bien
sensible à tous les yeux observateurs. De nos jours,
le successeur du roi de Prusse Frédéric le grand,
dissipa un trésor que ce prince avait amassé, et
qu' on portait à 288 millions, et il laissa à son
successur 112 millions
p476
de dettes. Eh bien, huit années n' étaient pas
écoulées, que Frédéric-Guillaume Iii,
non-seulement avait acquitté les dettes de son père,
mais avait formé un nouveau trésor ; tant est
puissante l' économie,me dans un pays borné par son
étendue comme par ses ressources !
Chapitre vii.
Des principaux objets de la dépense publique.
Nous avons vu, dans le dernier chapitre, que toutes
les consommations publiques étant par elles-mêmes un
sacrifice, un mal qui n' a d' autre compensation que
l' avantage qui résulte pour le public de la
satisfaction d' un besoin, une bonne administration ne
dépense jamais pour dépenser, et s' assure que
l' avantage qui doit naître pour le public d' un besoin
satisfait, surpasse l' étendue du sacrifice que le
public a dû faire pour cela.
Jetons maintenant un coup d' oeil ur les principaux
besoins du public dans une société civilisée ; c' est
l' unique moyen d' apprécier convenablement l' étendue
des sacrifices qu' ils méritent qu' on fasse pour les
obtenir.
Les produits matériels qui sont consoms dans
l' intérêt du public, sont les munitions de guerre et
de bouche,cessaires à l' entretien des armées ; les
provisions que réclament les hôpitaux, les prisons, et
en général toutes les personnes à l' entretien
desquelles l' état pourvoit directement. Les feux
d' artifice tirés publiquement dans les solennités,
sont des produits matériels consommés pour l' amusement
du peuple. Mais de toutes les dépenses publiques, les
plus considérables sont celles qu' entraînent les
services rendus, ou censés rendus, par les hommes ou
par les choses, et qui ont été caractérisés, dans le
premier livre de cet ouvrage, sous le nom de
produits immatériels .
Les services personnels sont ceux de tous les
fonctionnaires publics civils, judiciaires,
militaires, religieux. Le public, en payant une liste
civile, des traitemens, des salaires, achète des
services personnels qui sont consommés dans son
intérêt, et pour satisfaire un des besoins de la
société. Je dis que ces services sont consoms ;
car, après qu' ils ont été
p477
rendus, il est impossible de les consommer de nouveau.
Le juge qui a assisté à l' audience d' hier, peut
assister à une audience aujourd' hui ; mais c' est une
nouvelle vacation, qu' il faut payer sur nouveaux
frais. Il faut considérer les talens d' un fonctionnaire
public comme un fonds dont il vend au public les
produits pendant un espace de temps déterminé ; le
public consomme ces services pour son avantage, et le
fonctionnaire consomme de son côté pour son entretien
et celui de sa famille, les produits qu' il a reçus du
public sous le nom de traitement.
Les biens communaux, les jardins publics, les grandes
routes, et même les rivières et les mers, sont des
fonds de terre productifs d' utilité ou d' agrément,
dont le public consomme la rente. Lorsqu' il s' y trouve
des valeurs capitales ajoutées, comme des édifices,
des ponts, des ports, des chaussées, des digues, des
canaux, alors le public consomme, outre le service ou
la rente du fonds, le service ou l' intérêt d' un
capital. De ces fonds, les uns sont un don gratuit de
la nature, les autres sont le fruit d' accumulations
que des gouvernemens sages ont réservées sur les
contributions annuelles des nations.
Quelquefois le public possède des établissemens
industriels productifs de produits matériels, comme en
France la manufacture de porcelaine de Sèvres, celle
de tapisseries des Gobelins, les salines de la
Lorraine et du Jura, etc. Lorsque ces établissemens
rapportent plus qu' ils ne coûtent, ce qui est fort
rare, alors ils fournissent une partie des revenus de
la société, loin de devoir passer pour être une de
ses charges.
I-des dépenses relatives à l' administration civile
et judiciaire.
Les frais d' administration civile ou judiciaire
consistent, soit dans le traitement des magistrats,
soit dans la dépense de représentation qu' on suppose
nécessaire pour l' accomplissement de leurs fonctions.
Quand même la représentation, ou une partie de la
représentation, est payée par le magistrat, elle n' en
retombe pas moins à la charge du public, puisqu' il faut
bien que dans ce cas le traitement du magistrat soit
proportionné à la somptuosité qu' on exige de lui. Ceci
s' applique à tous les fonctionnaires publics, depuis
le prince jusqu' à l' huissier. Un peuple qui ne sait
respecter son prince que lorsqu' il est entouré de
faste, de dorures, de gardes, de chevaux, de tout ce
qu' il y a de plus dispendieux, paie en conséquence.
Il économise au contraire, quand il accorde son
respect à la simplicité plutôt qu' à l' étalage, et
quand il obéit aux lois sans appareil. C' est ce qui
rendait singulièrement médiocres les frais du
gouvernement dans plusieurs
p478
cantons suisses avant la révolution, et dans
l' Arique septentrionale même avant son indépendance.
Quoiqu' elles fussent sous la domination de
l' Angleterre, on sait que les colonies de l' Amérique
septentrionale avaient leur gouvernement à elles, dont
elles supportaient les frais ; or, toutes les dépenses
du gouvernement de ces provinces ne montaient, par
année, qu' à la somme de 64700 liv sterl
(1552800 francs). " exemple mémorable, dit Smith, qui
montre avec combien peu de frais trois millions
d' hommes peuvent être, non-seulement gouvernés, mais
bien gouvernés. "
les causes purement politiques, et la forme du
gouvernement qui en dérive, influent sur les frais de
traitement des fonctionnaires civils et judiciaires,
sur ceux de représentation, et enfin sur ceux
qu' exigent les institutions et les établissemens
publics. Ainsi, dans un pays despotique, où le prince
dispose des biens de ses sujets, lui seulglant son
traitement, c' est-à-dire, ce qu' il consomme de deniers
publics pour son utilité personnelle, ses plaisirs,
l' entretien de sa maison, ce traitement peut être fixé
plus haut que dans les paysil est débattu entre
les représentans du prince et ceux des contribuables.
Le traitement des magistrats subalternes dépend
également, soit de leur influence particulière, soit
du système général du gouvernement.
Les services qu' ils rendent sont coûteux ou à bon
marché, non-seulement en proportion du prix qu' on les
paie, mais encore selon que les fonctions sont moins
bien ou mieux remplies. Un service mal rendu est cher,
quoique fort peu payé ; il est cher s' il est peu
nécessaire. Il en est de cela comme d' un meuble qui ne
remplit pas bien l' office auquel il est destiné, ou
dont on n' avait pas besoin, et qui embarrasse plutôt
qu' il ne sert. Tels étaient, sous l' ancienne
monrchie, les charges de grand-amiral, de
grand-maître, de grand-échanson, de grand-veneur, et
une foule d' autres qui ne servaient pas même à relever
l' éclat de la couronne, et
p479
dont plusieurs n' étaient que des moyens employés pour
pandre des gratifications et des faveurs.
Par la me raison, lorsque l' on complique les ressorts
de l' administration, on fait payer au peuple des
services qui ne sont pas indispensables pour le
maintien de l' ordre public : c' est une façon inutile
donnée à un produit qui n' en vaut pas mieux pour cela,
et qui communément en vaut moins. Sous un mauvais
gouvernement qui ne peut soutenir ses empiétemens,
ses injustices, ses exaction, qu' au moyen de nombreux
satellites, d' un espionnage actif et de prisons
multipliées ; ces prisons, ces espions, ces soldats
coûtent au peuple, qui certes n' en est pas plus
heureux.
Par la raison contraire, un service public peut n' être
pas cher, quoiqu' il soit généreusement payé. Si un
faible salaire est perdu en totalité quand il est
donné à un homme incapable de remplir so emploi, si
les pertes que cause son impéritie vont même beaucoup
au-delà de son salaire, les services que rend un homme
recommandable par ses connaissances et son jugement,
sont un riche équivalent qu' il donne en échange du
sien ; les pertes dont il préserve l' état, ou les
avantages qu' il lui procure, excèdent bientôt la
compense qu' il en reçoit, quelque libérale qu' on la
suppose.
On gagne toujours à n' employer, en toutes choses, que
les bonnes qualités, dût-on les payer davantage. On
n' a presque jamais des gens de mérite à très-bas prix,
parce que le mérite s' applique à plus d' un emploi. Il
ne faut pas lui donner lieu de se dégoûter d' une
carrière où il sent qu' il ne roit pas une équitable
compense de ses soins. En administration, la
ritable économie consiste à ne pas compliquer les
rouages, à ne pas multiplier les places, à ne pas les
donner à la faveur, et non à les payer mesquinement.
Il en est de la probité comme du talent. On n' a des
gens intègres qu' en les payant. Rien d' étonnant à
cela : ils n' ont pas à leur disposition les commodes
supplémens que s' assure l' improbité.
Le pouvoir qui accompagne ordinairement l' exercice des
fonctions publiques, est une espèce de salaire qui,
dans bien des cas excède le salaire en argent qu' on
leur attribue. Je sais que dans un état bien ordon,
les
p480
lois ayant le principal pouèoir, et peu de chose étant
laissé à l' arbitraire de l' homme, il n' y trouve pas
autant de moyens de satisfaire ses fantaisies et ce
malheureux amour de la domination que tout homme porte
dans son coeur. Cependant la latitde que les lois ne
peuvent manquer de laisser aux volontés de ceux qui
les exécutent, surtout dans l' ordre administratif, et
les honneurs qui accompagnent ordinairement les emplois
éminens, ont une valeur véritable qui les fait
rechercher avec ardeur, même dans les pays ils ne
sont pas lucratifs.
Les règles d' une stricte économie conseilleraient
peut-être d' économiser le salaire en argent dans les
cas où les honneurs suffisent pour exciter
l' empressement de ceux qui prétendent aux charges ; ce
qui les ferait tomber entre les mains des gens riches
exclusivement. Alors, indépendamment de l' inconvénient
qui peut se rencontrer lorsque l' on confère à la
richesse un pouvoir politique, on risquerait de
perdre, par l' incapacité du fonctionnaire, plus qu' on
n' épargnerait en économisant son traitement. Ce
serait, dit Platon dans sa république , comme si,
sur un navire, on fesait quelqu' un pilote pour son
argent. Il est à craindre d' ailleurs qu' un homme,
quelque riche qu' il soit, qui donne gratuitement ses
travaux, ne vende son pouvoir. L' expérience a
malheureusement prouque dans les pays les
fonctions de représentans de la nation sont gratuites,
les intérêts généraux sont sacrifiés aux intérêts
privilégiés. Une fortune considérable ne suffit pas
pour préserver un fonctionnaire de lanalité ; car
les grands besoins marchent d' ordinaire avec une
grande fortune, et fréquemment la devancent. Enfin, en
supposant qu' on puisse rencontrer, ce qui n' est pas
rigoureusement impossible, avec une grande fortune,
l' intégrité, et avec l' intégrité l' amour du travail,
nécessaires pour bien s' acquitter de ses devoirs,
pourquoi ajouter à l' ascendant déjà trop grand des
richesses, celui que donne l' autorité ? Quels comptes
osera-t-on demander à l' homme qui peut se donner, soit
avec le gouvernement, soit avec le peuple, l' air de la
générosité ? Ce n' est pas que dans quelques occasions,
comme dans l' administration des hôpitaux et des
prisons, onne puisse, avec avantage et sans danger,
employer les services gratuits des gens riches pourvu
qu' ils aient le jugement et l' activité, qualités sans
lesquelles tout souffre et dépérit.
Sous l' anciengime, en France, le gouvernement,
pressé par le besoin d' argent, vendait les places ;
cet expédient entraîne les inconvéniens des fonctions
qu' on exerce gratuitement, puisque les émolumens de
la place ne snt plus que l' intérêt du capital payé
par le titulaire, et il coûte à l' état
p481
comme si la fonction n' était pas gratuite, puisqu' il
laisse l' état grevé d' une rente dont il a mangé le
fonds.
On a souvent confié des fonctions civiles, telles que
l' expédition des actes de naissance, de mariage et de
décès, à des prêtres qui, payés pour d' autres
fonctions, pouvaient exercer gratuitement celle-là.
D' abord elle n' est pas gratuite si le prêtre reçoit un
droit casuel sous une forme quelconque ; n' y a-t-il pas
ensuite quelque imprudence à l' autorité civile, à
confier une partie de ses fonctions à des hommes qui se
disent ministres d' une autorité supérieure à la sienne,
et qui reçoivent quelquefois les ordres d' un prince
étranger ?
Malgré toutes les précautions qu' on peut prendre, le
public ni le prince ne peuvent jamais être ni si bien
servis, ni à si bon marché que les particuliers. Les
agens de l' administration ne sauraient être surveillés
par leurs supérieurs avec le même soin que les agens
des particuliers, et les supérieurs eux-mêmes ne sont
pas si directement intéressés à leur bonne conduite.
Il est facile d' ailleurs aux inférieurs d' en imposer
à un chef qui, obligé d' étendre au loin son inspection,
ne peut donner à chaque objet qu' une fort petite dose
d' attention ; à un chef souvent bien plus sensible aux
prévenances qui flattent sa vanité, qu' aux soins dont
le public seul profite ! Quant au prince et au peuple,
qui sont les plus intéressés à la bonne administration,
puisqu' elle affermit le pouvoir de l' un et le bonheur
de l' autre, une surveillance efficace et soutenue leur
est presque impossible à exercer. Il faut
nécessairement qu' ils s' en rapportent à leurs agens
dans le plus grand nombre des cas, et qu' ils soient
trompés quand on est intéressé à les tromper ; ce qui
arrive fréquemment.
" les services publics ne sont jamais mieux exécutés,
dit Smith, que lorsque la récompense est une
conséquence de l' exécution, et se proportionne à la
manière dont le service a été exécuté. " il voudrait que
les salaires des juges fussent payés à l' issue de
chaque procès, et proportionnellement aux peines que
la procédure aurait occasionnées aux différens
magistrats. Les juges alors s' occuperaient de leur
affaire, et les procès ne traîneraient pas en longueur.
Il serait difficile d' étendre ce procédé à la plupart
des actes de l' administration, et il ouvrirait
peut-être la porte à d' autres abus non moins
nuisibles ; mais il aurat un grand avantage,
p482
en ce que les agens de l' administration ne se
multiplieraient pas au-delà de tous les besoins. Cela
établirait dans les services rendus au public, cette
concurrence si favorable aux particuliers dans les
services qu' ils réclament.
Non-seulement le temps et les travaux des
administrateurs sont parmi les plus chèrement payés,
non-seulement il y en a une grande partie gaspillée
par leur faute, sans qu' il soit possible de l' éviter,
mais il y en a souvent beaucoup de perdus par une
suite des usages du pays et de l' étiquette des cours.
Qui pourrait calculer ce que, durant plus d' un siècle,
il a été perdu, sur la route de Paris à Versailles,
d' heures crement payées par le public ?
Les longues cérémonies qui s' observent dans les cours
de l' orient, prennent de même aux principaux
fonctionnaires de l' état un temps considérable. Quand
le prince a consacré aux pratiques religieuses, aux
rémonies d' usage, et à ses plaisirs, le temps qu' ils
clament, il ne lui en reste pas beaucoup pour
s' occuper de ses affaires ; aussi vont-elles fort mal.
Le roi de Prusse Frédéric Ii, au contraire, en
distribuant bien son temps et en le remplissant bien,
avait trouvé le moyen de faire beaucoup par lui-même.
Il a plus vécu que d' autres, morts plus âgés, et il a
élevé son pays au rang d' une puissance du premier
ordre. Sans doute ses autres qualités étaient
nécessaires pour cela ; mais ses autres qualités
n' auraient pas suffi sans un bon emploi de son temps.
Ii-des penses relatives à l' armée.
Lorsque le commerce, les manufactures et les arts se
sont répandus chez un peuple, et que les produits
généraux se sont par conséquent multipliés, chaque
citoyen ne peut, sans de graves inconvéniens, être
arraché aux emplois productifs devenus nécessaires à
l' existence de la société, pour être employé à la
défense de l' état. Le cultivateur est forcé de
travailler non-seulement pour se nourrir avec sa
famille, mais pour nourrir d' autres familles qui sont,
ou propriétaires des terres et en partagent les
produits, ou manufacturières et commerçantes, et lui
fournissent des denrées dont lui-même ne peut plus se
passer. Il faut, en conséquence, qu' il cultive une
plus grande étendue de terrain, qu' il varie ses
cultures, qu' il soigne un plus grand nombre de
bestiaux, qu' il se livre à une exploitation lus
compliquée, et qui l' occupe même dans les intervalles
que lui laisse le développement des germes.
p483
Le manufacturier, le commerçant peuvent encore moins
sacrifier un temps et des facultés dont toutes les
portions, sauf les instans de relâche, sont
nécessaires à la production qui soutient leur
existence.
Les propriétaires des terres afferes pourraient
encore, à la vérité, faire la guerre à leurs dépens,
et c' est bien ce que font jusqu' à un certain point
les nobles dans les monarchies ; mais la plupart des
propriétaires, accoutumés aux douceurs de la
civilisation, n' éprouvant jamais les besoins qui font
concevoir et exécuter les grandes entreprises, peu
susceptibles de cet enthousiasme qu' on n' éprouve
jamais seul, et qui ne peut être général dans une
nation nécessairement occupée ; les propriétaires,
dis-je, ont, dans cet ordre de choses, toujours
préféré de contribuer à la défense de la société
plutôt par le sacrifice d' une partie de leurs revenus,
que par celui de leur repos et de leur vie. Les
capitalistes partagent les goûts, les besoins et
l' opinion des propriétaires fonciers.
De là les contributions qui, dans presque tous les
états modernes, ont mis le prince ou la république en
état de salarier des soldats dont tout le métier est
de garder le pays, de le défendre contre les
agressions des autres puissances, et trop souvent
d' être les instrumens des passions et de la tyrannie
de leurs chefs.
La guerre, devenue un métier, participe comme tous les
autres arts aux progrès qui résultent de la division
du travail : elle met à contribution toutes les
connaissances humaines. On ne peut y exceller, soit
comme général, soit comme ingénieur, soit comme
officier, soitme comme soldat, sans une instructon
quelquefois fort longue et sans un exercice constant.
Aussi, en exceptant les cas où l' on a eu à lutter
contre l' enthousiasme d' une nation tout entière,
l' avantage est-il toujours demeuré aux troupes les
mieux aguerries, à celles dont la guerre était devenue
le métier. Les turcs, malgré leur mépris pour les arts
des chrétiens, sont obligés d' être leurs écoliers dans
l' art de la guerre, sous peine d' être exterminés.
Toutes les armées de l' Europe ont été forcées d' imiter
la tactique des prussiens ; et lorsque le mouvement
imprimé aux esprits par la révolution française, a
perfectionné, dans les armées de la
p484
publique, l' application des sciences aux opérations
militaires, les ennemis des fraais se sont vus dans
la nécessité de s' approprier les mêmes avantages.
Tous ces progrès, ce déploiement de moyens, cette
consommation de ressources, ont rendu la guerre bien
plus dispendieuse qu' elle ne l' était autrefois. Il a
fallu pourvoir d' avance les armées, d' armes, de
munitions de guerre et de bouche, d' attirails de toute
espèce. L' invention de la poudre à canon a rendu les
armes bien plus compliquées et plus coûteuses, et
leur transport, surtout celui des canons et des
mortiers, plus difficile. Enfin les étonnans progrès
de la tactique navale, ce nombre de vaisseaux de tous
les rangs, pour chacun desquels il a fallu mettre en
jeu toutes les ressources de l' industrie humaine ; les
chantiers, les bassins, les usines, les magasins, etc.,
ont forcé les nations qui font la guerre, non-seulement
à faire pendant la paix à peu près la même consommation
que pendant les hostilités, non-seulement à y penser
une partie de leur revenu, mais à y placer une portion
considérable de leurs capitaux.
On peut ajouter à ces considérations que le système
colonial des modernes, j' entends ce système qui tend
à vouloir conserver le gouvernement d' une ville ou
d' une province situées sous un autre climat, a rendu
les états européens attaquables et vulnérables
jusqu' aux extrémités de la terre ; tellement qu' une
guerre entre deux grandes puissances, a maintenant
pour champ de bataille le globe entier.
Il en est résulté que la richesse est devenue aussi
indispensable pour faire la guerre que la bravoure,
et qu' une nation pauvre ne peut plus résister à une
nation riche. Or comme la richesse ne s' acquiert
que par l' industrie et l' épargne, on peut prévoir
que toute nation qui ruinera, par de mauvaises lois
ou par des impôts trop pesans, son agriculture, ses
manufactures et son commerce, sera nécessairement
dominée par d' autres nations plus prévoyantes. Il en
sulte aussi que la force sera probablement à
l' avenir du côté de la civilisation et des lumières ;
car les nations civilisées sont les seules qui
puissent avoir assez de produits pour entretenir des
forces militaires imposantes ; ce qui éloigne pour
l' avenir la probabilité de ces grands bouleversemens
dont l' histoire est pleine, et où les peuples civiliés
sont devenus victimes des peuples barbares.
p485
La guerre coûte plus que ses frais ; elle coûte ce
qu' elle empêche de gagner. Lorsqu' en 1672, Louis
Xiv, dominé par son ressentiment, résolut de châtier
la Hollande pour l' indiscrétion de ses gazetiers,
Boreel, ambassadeur des Provinces-Unies, lui remit
unmoire qui lui prouvait que, par le canal de la
Hollande, la France vendait annuellement aux
étrangers pour 60 millions de ses marchandises, valeur
d' alors, qui feraient 120 millions de ce temps-ci.
Cela fut traité de bavardage par la cour.
Enfin ce serait apprécier imparfaitement les frais de
la guerre, si l' on n' y comprenait aussi les ravages
qu' elle commet, et il y a toujours un des deux partis
pour le moins exposé à ses ravages, celui chez lequel
s' établit le théâtre de la guerre. Plus un état est
industrieux, et plus la guerre est pour lui destructive
et funeste. Lorsqu' elle nètre dans un pays riche de
ses établissemens agricoles, manufacturers et
commerciaux, elle ressemble à un feu qui gagne des
lieux pleins de matières combustibles ; sa rage s' en
augmente, et la dévastation est immense. Smith
appelle le soldat un travailleur improductif ; plût à
dieu ! C' est bien plutôt un travailleur destructif ;
non-seulement il n' enrichit la société d' aucun produit,
non-seulement il consomme ceux qui sont nécessaires à
son entretien, mais trop souvent il est appelé à
détruire, inutilement pour lui-même, le fruit pénible
des travaux d' autrui.
Au reste, le progrès lent mais infaillible des
lumières changera encore une fois les relations des
peuples entre eux, et par conséquent les dépenses
publiques qui ont rapport à la guerre. On finira par
comprendre qu' il n' est point dans l' intérêt des nations
de se battre ; que tous les maux d' une guerre
malheureuse retombent sur elles ; et que les
avantages qu' elles recueillent des succs, sont
absolument nuls. Toute guerre, dans le système
politique actuel, est suivie de tributs imposés aux
vaincus par le vainqueur, et de tributs imposés aux
vainqueurs par ceux qui les gouvernent ; car qu' est-ce
que l' intérêt des emprunts qu' ils ont faits, sinon
des tributs ? Peut-on citer dans les temps modernes
une seule nation qui, à l' issue de la guerre la plus
heureuse, ait eu moins de contributions à payer,
qu' avant de l' avoir commencée ?
Quant à la gloire qui suit des succès sans avantages
réels, c' est un hochet qui coûte fort cher, et qui ne
saurait long-temps amuser des hommes raisonnables. La
satisfaction de dominer sur la terre ou sur les mers,
ne paraîtra guère moins puérile, quand on sera plus
généralement convaincu que cette domination ne
s' exerce jamais qu' au profit de ceux qui
p486
gouvernent, et nullement au profit de leurs
administrés. Le seul intérêt des administrés est de
communiquer librement entre eux, et par conséquent
d' être en paix. Toutes les nations sont amies par la
nature des choses, et deux gouvernemens qui se font
la guerre ne sont pas moins ennemis de leurs propres
sujets que de leurs adversaires. Si de part et
d' autre les sujets épousent des querelles de vanité et
d' ambition qui leur sont également funestes, à quoi
peut-on comparer leur stupidité ? J' ai honte de le
dire ; à celle des brutes qui s' animent et se
déchirent pour le plaisir de leurs mtres ?
Mais si déjà la raison publique a fait des progrès,
elle en fera encore. Précisément parce que la guerre
est devenue beaucoup plus dispendieuse qu' elle n' était
autrefois, il est impossible aux gouvernemens de la
faire désormais sans l' assentiment du public,
positivement ou tacitement exprimé. Cet assentiment
s' obtiendra de plus en plus difficilement à mesure que
le gros des nations s' éclairera sur leurs véritables
intérêts. Dès-lors l' état militaire des nations se
duira à ce qui sera nécessaire pour repousser une
invasion. Or, ce qu' il faut pour cela, ce sont quelques
corps de cavalerie et d' artillerie qui ne peuvent se
former à la hâte, et qui demandent une instruction
préalable ; du reste, la force des états sera dans
leurs milices nationales, et surtout dans de bonnes
institutions : on ne surmonte jamais un peuple
unanimement attaché à ses institutions, et il s' y
attache d' autant plus qu' il aurait plus à perdre à
changer de domination.
Iii-des dépenses relatives à l' enseignement public.
Le public est-il intéressé à ce qu' on cultive tous les
genres de connaissances ?
p487
Est-il nécessaire qu' on enseigne à ses frais toutes
celles qu' il est de son intérêt que l' on cultive ?
Deux questions dont la solution peut être demandée à
l' économie politique.
Quelle que soit notre position dans la société, nous
sommes perpétuellement en rapport avec les trois
règnes de la nature. Nos alimens, nos habits, nos
dicamens, l' objet de nos occupations et de nos
plaisirs, tout ce qui nous environne enfin, est soumis
à des lois ; et mieux ces lois sont connues, plus sont
grands le avantages qu' en retire la société. Depuis
l' ouvrier qui façonne le bois ou l' argile, jusqu' au
ministre d' état, qui d' un trait de plume règle ce qui
a rapport à l' agriculture, aux haras, aux mines, au
commerce, chaque individu remplira mieux son emploi
s' il connaît mieux la nature des choses, s' il est plus
instruit.
De nouveaux progrès dans nos connaissances procurent,
par la même raison, un accroissement de bonheur à la
société. Un nouvel emploi du levier, ou de la force
de l' eau, ou de celle du vent, la manière de diminuer
un simple frottement, peuvent influer sur vingt arts
différens. L' uniformité des mesures, auxquelles les
sciences mathématiques ont fourni une base, serait
utile au monde commerçant tout entier, s' il avait la
sagesse de l' adopter. La première découverte
importante qu' on fera dans l' astronomie ou la
géologie, donnera peut-être le moyen de connaître plus
exactement et plus facilement les longitudes en mer,
et cette facilité influera sur le commerce du globe.
Une seule plante dont la botanique enrichira
l' Europe, peut influer sur le sort de plusieurs
millions de familles.
Parmi cette foule de connaissances, les unes de
théorie, les autres d' application, dont la propagation
et les progrès sont avantageux au public, il y en a
heureusement beaucoup que les particuliers sont
personnellement intéressés à acquérir, et dont la
société peut se dispenser de payer l' enseignement.
Un entrepreneur de travaux quelconques cherche
avidement à connaître tout ce qui a rapport à son
art ; l' apprentissage de l' ouvrier se compose de
l' habitude manuelle, et en outre d' une foule de
notions qu' on ne peut acquérir que dans les ateliers,
et qui ne peuvent être récompensées que par un salaire.
p488
Mais tous les degrés de connaissances ne produisent
pas pour l' individu un avantage proportionné à celui
qu' en retire la société. En traitant des profits du
savant, j' ai montpar quelle cause ses talens
n' étaient pointcompensés selon leur valeur.
Cependant les connaissances théoriques ne sont pas
moins utiles à la société que les procédés
d' exécution. Si l' on n' en conservait pas le dét, que
deviendrait leur application aux besoins de l' homme ?
Cette application ne serait bientôt plus qu' une
routine aveugle qui dégénèrerait promptement ; les
arts omberaient, la barbarie reparaîtrait.
Les acamies et les sociétés savantes, un petit
nombre d' écoles très-fortes, non-seulement on
conserve le dét des connaissances et les bonnes
thodes d' enseignement, mais où l' on étende sans
cesse le domaine des sciences, sont donc regardées
comme une dépense bien entendue, en tout pays où l' on
sait apprécier les avantages attachés au développement
des facultés humaines. Mais il faut que ces académies
et ces écoles soient tellement organisées, qu' elles
n' arrêtent pas les progrès des lumières au lieu de les
favoriser, qu' elles n' étouffent pas les bonnes
thodes d' enseignement au lieu de les répandre.
Long-temps avant lavolution française, on s' était
aperçu que la plupart des universités avaient cet
inconvénient. Toutes les grandes découvertes ont été
faites hors de leur sein ; et il en est peu auxquelles
elles n' aient opposé le poids de leur influence sur la
jeunesse, et de leur crédit sur l' autorité.
Cette expérience montre combien il est essentiel de ne
leur attribuer aucune juridiction. Un candidat est-il
appelé à faire des preuves ; il ne convient pas de
consulter des professeurs qui sont juges et parties,
qui doivent trouver bon tout ce qui sort de leur
école, et mauvais tout ce qui n' en vient pas. Il faut
constater le rite du candidat, et non le lieu de ses
études, ni le temps qu' il y a consac; car exiger
qu' une certaine instruction, celle qui est relative à
la médecine, par exemple, soit reçue dans un lieu
désigné, c' est empêcher une instruction qui pourrait
être meilleure, et prescrire un certain cours d' études,
c' est prohiber toute autre marche plus expéditive.
S' agit-il de juger lerite d' un procédé quelconque,
il faut deme se défier de l' esprit de corps.
p489
Un encouragement qui n' a aucun danger et dont
l' influence est bien puissante, est celui qu' on donne
à la composition des bons ouvrages élémentaires.
L' honneur et le profit que procure un bon ouvrage de ce
genre, ne paient pas le travail, les connaissances et
les talens qu' il suppose ; c' est une duperie de servir
le public par ce moyen, parce que lacompense
naturelle qu' on en reçoit, n' est pas proportionnée au
bien que le public en retire. Le besoin qu' on a de
bons livres élémentaires ne sera donc jamais
complétement satisfait, qu' autant qu' on fera, pour les
avoir, des sacrifices extraordinaires, capables de
tenter des hommes du premier mérite. Il ne faut charger
personne scialement d' un pareil travail : l' homme
du plus grand talent peut n' avoir pas celui qui serait
propre à cela. Il ne faut pas proposer des prix : ils
sont accordés quelquefois à des productions
imparfaites, parce qu' il ne s' en est point présenté de
meilleures ; d' ailleurs l' encouragement du prix cesse
dès qu' il est accordé. Mais il faut payer
proportionnellement au mérite, et toujours
généreusement, tout ce qui se fait de bon. Une bonne
production n' en exclut pas alors une meilleure ; et
avec le temps on a, dans chaque genre, ce qu' on peut
avoir de mieux. Je remarquerai qu' on ne risque jamais
beaucoup en mettant un grand prix aux bonnes
productions : elles sont toujours rares ; et ce qui
est une récompense magnifique pour un particulier, est
un léger sacrifice pour une nation.
Tels sont les genres d' instruction favorables à la
richesse nationale, et ceux qui pourraient déchoir si
la société ne contribuait pas à leur entretien. Il y en
a d' autres qui sont nécessaires à l' adoucissement des
moeurs, et qui peuvent encore moins se soutenir sans
son appui.
à une époque où les arts sont perfectionnés, et où la
paration des occupations est introduite jusque dans
leurs moindres embranchemens, la plupart des ouvriers
sont forcés de réduire toutes leurs actions et toutes
leurs pensées à une ou deux opérations, ordinairement
très-simple et constammentpétées ; nulle
circonstance nouvelle, imprévue, ne s' offre
p490
jamais à eux ; n' étant dans aucun cas appelés à faire
usage de leurs facultés intellectuelles, elles
s' énervent, s' abrutissent, et ils deviendraien
bientôt eux-mêmes non-seulement incapables de dire
deux mots qui eussent le sens commun sur toute autre
chose que leur outil, mais encore de concevoir ni
me de comprendre aucun dessein généreux, aucun
sentiment noble. Les idées élevées tiennent à la vue
de l' ensemble ; elles ne germent point dans un esprit
incapable de saisir des rapports généraux : un
ouvrier stupide ne comprendra jamais comment le
respect de la propriété est favorable à la prospérité
publique, ni pourquoi lui-même est plus intéressé à
cette prospérité que l' homme riche ; il regardera tous
les grands biens comme une usurpation. Un certain degré
d' instruction, un peu de lecture, quelques conversations
avec d' autres personnes de son état, quelques
flexions pendant son travail, suffiraient pour
l' élever à cet ordre d' idées, et mettraient même plus
de délicatesse dans ses relations dere, d' époux,
de frère, de citoyen.
Mais la position du simple manouvrier dans la machine
productive de la société, réduit ses profits presqu' au
niveau de ce qu' exige sa subsistance. à peine peut-il
élever ses enfans, et leur apprendre untier ;
comment leur donnerait-il ce degré d' instruction que
nous supposons nécessaire au bien-être de l' ordre
social ? Si la société veut jouir de l' avantage
attacà ce degré d' instruction dans cette classe,
elle doit donc le donner à ses frais.
On atteint ce but par des écolesl' on enseigne
gratuitement à lire, à écrire et à compter. Ces
connaissances sont le fondement de toutes les autres,
et suffisent pour civiliser le manouvrier le plus
simple. à vrai dire, une nation n' est pas civilisée,
et ne joui pas par conséquent des avantages attachés
à la civilisation, quand tout le monde n' y sait pas
lire, écrire et compter. Sans cela elle n' est pas
encore complétement tirée de l' état de barbarie.
J' ajouterai qu' avec ces connaissances, nulle grande
disposition, nul talent extraordinaire, et dont le
développement serait hautement profitable à une
nation, ne peut rester enfoui. La seule faculté de
lire, met, à peu de frais, le moindre citoyen en
rapport avec ce que le monde a produit de plus éminent
dans le genre vers lequel il se sent appelé par son
génie. Les femmes ne doivent pas demeurer étrangères à
cette instruction élémentaire, parce qu' on n' est pas
moins intéressé à leur civilisation, et qu' elles sont
les premières, et trop souvent les seules institutrices
de leurs enfans.
Les gouvernemens seraient d' autant plus inexcusables
de négliger
p491
l' instruction élémentaire et de laisser croupir, dans
un état voisin de la barbarie, la majeure partie de
nos nations soi-disant civilisées de l' Europe, qu' ils
peuvent, au moyen d' un procédé maintenant éprouvé,
celui de l' enseignement mutuel, répandre cette
instruction parmi la presque totalité de la classe
indigente.
Ce sont donc les connaissances élémentaires et les
connaissances relevées qui, moins favorisées que les
autres par la nature des choses, et par la concurrence
des besoins, doivent avoir recours à l' appui de
l' autorité publique lorsqu' elle veut servir les
intérêts du corps social. Ce n' est pas que les
particuliers ne soient intéressés au maintien et aux
progrès de ces connaissances comme des autres ; mais
ils n' y sont pas aussi directement intéressés ; le
déclin qu' elles éprouvent ne les expose pas à une perte
immédiate ; et un grand empire pourrait rétrograder
jusqu' aux confins de la barbarie et dunuement, avant
que les particuliers se fussent aperçus de la cause qui
les y pousse.
Je ne prétends pas, au reste, blâmer les établissemens
d' instruction qui, payés par le public, embrassent des
parties d' enseignement autres que
p492
celles que j' ai désignées ; j' ai seulement voulu
montrer quel est l' enseignement que l' intérêt bien
entendu d' une nation lui conseille de payer. Du reste,
toute instruction fondée sur des faits constatés,
toute instruction l' on n' enseigne point des
opinions comme des vérités, toute instruction qui orne
l' esprit et forme le goût, étant bonne en elle-même,
tout établissement qui la propage est bon aussi. Il
faut seulement éviter, lorsqu' il encourage d' unté,
qu' il ne décourage de l' autre. C' est l' inconvénient
qui suit presque toutes les primes données par
l' autorité : un maître, une institution priée, ne
recevront pas un salaire convenable dans un pays où
l' on pourra trouver gratuitement des maîtres et un
enseignement pareils, fussent-ils plusdiocres. Le
mieux sera sacrifié au pire ; et les efforts privés,
sources de tant d' avantages en économie publique,
seront étouffés.
La seule étude importante qui ne me paraisse pas
pouvoir être l' objet d' un enseignement public, est
l' étude de la morale. La morale est ou expérimentale ou
dogmatique. La première consiste dans la connaissance
de la nature des choses morales et de la manière dont
s' enchaînent les faits qui dépendent de la volonté de
l' homme : elle fait partie de l' étude de l' homme. La
meilleure école pour l' apprendre, c' est le monde. La
morale dogmatique, celle qui se compose de préceptes,
n' influe presqu' en rien sur la conduite des hommes.
Leur bonne conduite dans leurs relations privées et
publiques, ne saurait être le fruit que d' une bonne
législation, d' une bonne éducation et d' un bon exemple.
Le seul et véritable encouragement à la vertu, est
l' intérêt qu' ont tous les hommes de ne rechercher, de
n' employer que ceux qui se conduisent bien. Les hommes
les plus inpendans par leur position ont encore
besoin, pour être heureux, de l' estime et de la
considération qu' accordent les autres hommes ; il faut
donc qu' ils paraissent estimables à leurs yeux, et le
moyen le plus simple pour paraître tel, c' est de
l' être. Le gouvernement exerce une grande influence sur
les moeurs, parce qu' il emploie beaucoup de monde ;
son influence est moins favorable que celle des
p493
particuliers, parce qu' il est moins intéressé qu' eux à
n' employer que d' honnêtes gens, et quand, à cette
tiédeur pour la bonne morale, se joint l' exemple qu' il
donne quelquefois de la dépravation, du mépris de la
probité et de l' économie, le gouvernement avance
rapidement la corruption d' une nation. Mais un peuple
se régénère par des moyens contraires à ceux qui l' ont
dépravé. La plupart des colonies ne sont pas composées,
dans l' origine, des gens les plus estimables de chaque
nation ; cependant, au bout d' un temps assez court,
lorsque l' esprit de retour n' y règne pas, et que
chacun prévoit qu' il sera obligé d' y terminer ses
jours, il est forcé de mettre du prix à l' estime de ses
concitoyens ; les moeurs y devinnent bonnes ; et par
le mot de moeurs , j' entends toujours l' ensemble des
habitudes.
Telles sont les causes qui influent véritablement sur
les moeurs. Il faut y joindre l' instruction, en
général, qui nous éclaire sur nos vrais intérêts, et
qui adoucit notre caractère moral. Quant aux
exhortations et aux menaces de châtimens douteux et
éloignés, l' expérience des siècles montre qu' elles y
influent fort peu.
L' enseignement religieux, rigoureusement parlant, ne
devrait être payé que par les différentes sociétés
religieuses ; car chacune de ces sociétés regarde
comme des erreurs plusieurs des dogmes professés par
toutes les autres, et trouve injustes les sacrifices
qu' on lui impose pour propager ce qu' elle regarde
comme des erreurs.
Iv-des dépenses relatives aux établissemens de
bienfesance.
Beaucoup de personnes sont d' avis que le malheur seul
donne des droits au secours de la société. Il semblerait
plutôt que pour réclamer ces secours comme un droit,
il faudrait que les malheureux prouvassent que leurs
infortunes sont une suite nécessaire de l' ordre social
établi, et que cet ordre social lui-même ne leur
offrait, en me temps, aucune ressource pour échapper
à leurs maux. Si leurs maux nesultentque de
l' infirmité de notre nature, on ne voit pas aisément
comment les institutions sociales seraient tenues de
les réparer. On le voit encore moins, quand ces maux
sont le fruit de leur imprudence et de leurs erreurs,
et quand ces erreursmes ont été préjudiciables à la
société. Ainsi l' homme
p494
qui, par son incurie et sa paresse, est tombé dans
la misère, après avoir épuisé ses capitaux, est-il
fondé à réclamer des secours, lorsque ses fautes mêmes
privent de leurs ressources les hommes dont ses
capitaux alimentaient l' industrie ?
Cette question au surplus, n' est pas de mon sujet. Je
ne dois examiner ici que les intérêts du corps social
et non les sentimens de compassion qui peuvent s' y
joindre, et que je suis loin de condamner. Sous le
rapport économique, le devoir du publiciste consiste
à comparer les sacrifices que les établissemens de
bienfesance coûtent à la société, avec les avantages
que la société en retire.
On peut en général regarder les établissemens de
bienfesance comme des esces de caisses de prévoyance,
le contribuable apporte une légère portion de son
revenu, pour acquérir le droit d' y avoir recours au
besoin. L' homme riche ne suppose guère qu' il soit
jamais dans la nécessité d' en faire usage. Il devrait
se défier un peu plus du sort. Les faveurs de la
fortune ne sont pas une seule et même chose avec notre
personne comme sont nos infirmités et nos besoins :
notre fortune peut s' évanouir, nos infirmités et nos
besoins restent. Il suffit de savoir que ces choses ne
sont pas inséparables, pour qu' on doive craindre de
les voir séparées. Et, si vous appelez l' expérience au
secours du raisonnement, n' ave-vous jamais rencontré
des infortunés qui ne s' attendaient pas à le devenir ?
Il serait doux de penser que la société peut soulager
toutes les infortunes non ritées. Il n' est
malheureusement pas permis de le croire. Il y a des
maux qui se multiplient avec le soulagement qu' on leur
apporte. Nous avons vu, en observant les phénones que
présente la population, qu' elle tend toujours à
s' accroîtr au-delà des moyes d' existence qui lui sont
offerts ; cet effet a lieu dans tous les états
d' avancement de la société. Dès-lors, quelque
considérables que soient les secours qu' on accorde à la
classe indigente, une partie de cette classe doit
toujours se trouver aux prises avec le besoin, surtout
dans certains momens critiques. L' Angleterre a subi
les fâcheuses conséquences de ses lois sur les
auvres ; elle a vu le nombre des gens ayant besoin de
secours, s' accroître à mesre qu' on augmentait les
secours qu' on leur accordait.
p495
Lespitaux pour les malades, les hospices pour les
vieillards et les enfans, déchargeant la classe
indigente de l' entretien d' une partie de ses membres,
lui permettent de se multiplier un peu plus et de se
contenter de salaires un peu plus bas qu' elle ne ferait
sans cette circonstance. Cette classe en masse,
recevant de moins forts salaires en conséquence des
secours qu' on lui offre, ne gagne rien aux
établissemens de bienfesance ; ils coûtent quelque
chose aux familles les moins malaisées et profitent
seulement aux plus indigentes. Quant aux entrepreneurs
d' industrie et peut-être aux consommateurs, s' ils
obtiennent des produits à un peu meilleur compte, ils
contribuent d' un autre côté, à fournir les secours qui
occasionnent cette légère économie qu' ils font sur les
salaires. Il paraît qu' en Angleterre le contingent
fourni par les entrepreneurs, et surtout par les
fermiers, pour la taxe des pauvres, excède l' économie
qu' ils trouvent dans le prix des salaires.
Les secours qui paraissent le mieux placés, sont ceux
qui ne peuvent pas multiplier le nombre des personnes
secourues, et surtout ceux que la société donne aux
hommes qui se sont dévoués pour sa défense. Quelque
abondans que fussent les secours donnés aux
sourds-muets et aux aveugles-nés, on ne peut supposer
qu' ils se multiplient à cause des secours. Ils se
trouvent sans doute plus nombreux en raison des soins
qu' on leur donne et parce qu' il s' en conserve
davantage ; mais leur nombre est nécessairement borné,
et ils n' ont pas à se reprocher leurs malheurs. Les
travaux dont on peut les rendre capables dans les
établissemens communs, font que, dans ces établissemens,
ils sont moins à charge à la ociété que s' ils se
trouvaient répandus dans ses rangs.
Les secours accordés aux frais du public aux militaires
invalides, n' augmentent pas non plus le nombre des
secourus ; et d' ailleurs ces secours ne sont autre
chose qu' une dette qu' on acquitte. Mais on peut
examiner si, au lieu de ces fastueux hôpitaux élevés
par la vanité plus encore que par la reconnaissance,
il n' y aurait pas des moyens de pandre, sans plus
de frais, des consolations plus efficaces.
En admettant même que dans la rigueur du droit, la
société, comme corps politique, ne soit pas tenue de
donner des secours aux infortunés
p496
qui le sont devenus par leur propre faute ou par les
infirmités auxquelles la nature seule les a condamnés,
l' humanité ne saurait perdre ses droits ; le seul
spectacle de la souffrance est une douleur dont une
nation civilisée cherche toujours à s' affranchir ; sa
reté veut même qu' elle se mette à l' abri du danger
auquel certaines maladies l' exposent, telles que
l' aliénation mentale, les maladies contagieuses, etc.
Aussi, indépendamment des secours nombreux donnés en
tout pays par la bienfesance des particuliers, une
sorte de bienfesance publique, et peut-être d' orgueil
national, impose la loi de secourir certaines
infortunes. Il faut craindre seulement que les hommes
s' exposent d' autant plus aisément à être secourus que
les secours sont plus à leur portée. En dépouillant
leurs imprudences d' une partie des maux qui en sont la
suite, on diminue en eux cette terreur salutaire qui
contribue tant à les en préserver. Nous nous blesserions
bien plus fréquemment, sans la douleur qui suit
chaque blessure. Un judicieux publiciste a fait
observer que de trop nombreux établissemens ouverts en
Angleterre aux femmes en couche, aux filles
repentantes, étant propres à diminuer les inconvéniens
qui accompagnent les désordres des femmes, font naître
plus de maux qu' ils n' en soulagent.
Le même inconvénient ne se rencontre pas dans le
maisons où l' on offre du travail aux indigens qui en
demandent volontairement, et celles où l' on enferme
les vagabonds qui ne peuvent justifier d' aucun moyen
d' existence. Ces maisons, qui ne sont pas de nature
à multiplier le nombre des infortunés, offrent des
soulagemens précieux dans une société nombreuse, où,
au milieu d' une multitude d' occupations, il est
impossible qu' il n' y en ait pas quelques-unes en
souffrance. Un commerce qui change de cours, des
procédés nouvellement introduits, des capitaux retirés
des emplois productifs, des incendies et d' autres
fléaux, peuvent laisser quelquefois sans ouvrage
beaucoup d' ouvriers ; souvent, avec la meilleure
conduite, un homme laborieux peut tomber au dernier
degré du besoin. Il trouve dans une maison de travail,
les moyens de gagner sasubsistance, si ce n' est
précisément dans la profession qu' il a apprise, au
moins dans quelque autre travail analogue.
p497
Nous avons vu, au chapitre ier de ce chapitre, que
l' administration des établissemens de bienfesance peut
avec avantage être confiée à des personnes qui ont du
loisir et de l' aisance, et qui consentent à en remplir
gratuitement les fonctions. Il est à craindre seulement
que ces fonctions ne soient remplies avec négligence ;
abus dont on se garantirait peut-être en attachant
quelques compenses honorifiques à des devoirs
consciencieusement remplis. On peut aussi établir
entre plusieurs administrations dume genre une sorte
d' émulation. Pourquoi tous les hospices de Paris
sont-ils sous la surveillance d' un seul conseil ? à
Londres, il y a autant d' administrations que
d' hospices ; aussi sont-ils gouvernés avec plus de
diligence et d' économie. Il s' établit entre les
différens hospices une louable émulation ; et voilà un
exemple de plus, qui prouve la possibilité et
l' avantage qu' on trouve à établir la concurrence dans
les services publics.
V-des dépenses relatives aux édifices et
constructions qui appartiennent au public.
Mon intention n' est point ici de passer en revue toutes
les constructions qui sont à l' usage du public, mais
de donner les méthodes qui peuvent conduire à la juste
appréciation de ce qu' elles ctent. Quant à
l' appréciation de l' avantage qu' elles rapportent, il
est souvent impossible de la faire, même par
approximation. Comment évaluer le service, c' est-à-dire
l' agrément que les habitans d' une ville retirent d' une
promenade publique ? C' est un avantage incontestable
que celui de pouvoir trouver à portée des habitations
resserrées des villes, un lieu l' on puisse respirer
plus librement, prendre quelque exercice, jouir de
l' ombrage et de la verdure des arbres, laisser sans
inquiétude la jeunesse s' ébattre dans ses nombreux
instans de loisir ; mais un semblable avantage échappe
à toute évaluation.
Quant au sacrifice au prix duquel on l' achète, il peut
être connu ou du moins évalué.
La dépense annuelle de toute espèce de construction
publique se compose :
1 de la perte que fait le public du loyer du terrain
elle est assise ;
2 de l' intérêt du capital qui a servi à l' établir ;
3 des frais annuels de l' entretien.
Lorsque le terrain sur lequel est placé un établissement
public n' est pas susceptible d' être vendu, ni loué,
le public ne perd point la rente de la terre, puisque
la terre n' en serait pas plus louée si la construction
n' y était pas. Un pont, par exemple, ne coûte que
l' intérêt du capital qui a
p498
été consacré à le construire, et les réparations
annuelles auxquelles il donne lieu. Si l' on ne fait
aucuns frais d' entretien, on consomme à la fois le
service de ce capital représenté par l' intérêt de la
somme, et peu à peu, le capital lui-même, puisque
lorsque l' édifice sera hors d' usage, non-seulement le
service ou le loyer de ce capital sera perdu, mais ce
capital lui-même le sera.
Je suppose qu' une digue hollandaise ait coûté, de
premier établissement, cent mille francs ; si l' intérêt
que cette somme eût rapporté est de cinq pour cent, la
digue coûte annuellement cinq mille francs ; et si elle
oblige à trois mille francs d' entretien ; elle coûte
annuellement huit mille francs.
On peut appliquer ce calcul aux routes, aux canaux.
Une route trop large fait perdre chaque année la rente
de la terre superflue qu' on y a consacrée, et des frais
d' entretien plus forts que ceux qui seraient
nécessaires. Plusieurs des routes qui partent de
Paris ont 180 pieds de large, compris les bas côtés ;
quand elles n' en auraient que 60, leur largeur
excèderait encore tous les besoins et pourrait passer
pour magnifique, même aux approches d' une grande
capitale. Le surplus est un faste inutile. Je ne sais
m si c' est un faste ; car une étroite chaussée au
milieu d' une large avenue dont les côtés sont
impraticables durant la majeure partie de l' année,
semble accuser la mesquinerie non moins que le bon
sens d' une nation. Il y a quelque chose de pénible,
non-seulement à voir un espace perdu, mais mal tenu ;
il semble qu' on ait voulu avoir des routes superbes
sans avoir les moyens de les entretenir unies, propres
et soignées, à l' exemple de ces seigneurs italiens qui
habitent des palais qu' on ne balaie point.
Quoi qu' il en soit, il y a le long des routes dont je
parle, 120 pieds qu' on pourrait rendre à la culture,
ce qui fait pour chaque lieue commune 50 arpens.
Maintenant, qu' on mette ensemble le fermage de ces
arpens, l' intérêt des frais de confection, et les
frais annuels d' entretien de la largeur inutile (qui
coûte, quoique mal entretenue), et l' on saura à quel
prix la France jouit de l' honneur, qui n' en est pas
un, d' avoir des routes deux ou trois fois trop larges,
pour arriver à des villes dont les rues sont quatre
fois trop étroites.
p499
Les routes et les canaux sont des établissemens publics
très-dispendieux, même dans les pays ils sont
établis judicieusement et avec économie. Néanmoins il
est probable que le service qu' en tire la société
excède, dans la plupart des cas, de beaucoup la
dépense annuelle qu' ils lui causent. Pour s' en
convaincre, il faut se reporter à ce que j' ai dit de
la production de valeur due uniquement à l' industrie
commerciale, au transport opéré d' un lieu dans un
autre, et du principe que tout ce qui est épargné sur
les frais de production est un profit pour le
consommateur. à ce compte, si l' on évalue le transport
que coûteraient toutes les marchandises et toutes les
denrées qui passent annuellement sur cette route, en
supposant qu' elle ne fût pas faite, et si l' on compare
l' énorme dépense de tous ces transports avec ce qu' ils
coûtent dans l' état actuel, la différence donnera le
montant du gain que font les consommateurs de ces
denrées et marchandises, gain réel et complet pour la
nation.
Les canaux procurent un gain encore plus considérable,
parce qu' il en résulte une économie encore plus forte.
Quant aux édifices publics sans utilité, comme les
palais fastueux, les
p500
arcs de triomphe, lescolonnes monumentales, c' est
le luxe des nations : il n' est pas plus aisé de le
justifier que le luxe des particuliers. La
satisfaction creuse qu' en retire la vanité d' un
peuple ou d' un prince, ne balance pas les frais, et
trop souvent les larmes qu' elle coûte. Les actions
utiles et vertueuses n' ont pas besoin de tant
d' éclat. Sont-ce des succès militaires qu' on veut
lébrer ? Quel monument élèvera-t-on qui dure
autant que l' histoire ? Les trophées qu' un vainqueur
s' érige à lui-même sont des insultes aux nations
vaincues, qui peuvent presque toujours y répondre
par des insultes semblabls. Les peuples ont besoin
de se donner des gages de paix, et non de guerre.
Chapitre viii.
Par qui sont payées les consommations publiques.
Il est rare, mais il n' est pas sans exemple de voir
un citoyen faire les frais d' une consommation
publique. Un hôpital fondé par lui, une route percée,
un jardin public planté sur son terrain et à ses
dépens, ne sont pas des munificences inconnues. Elles
étaient beaucoup plus communes, mais bien moins
ritoires chez les anciens. Leursricheses étaient
plus souvent le fruit des rapines exercées sur leurs
concitoyens et sur leurs ennemis ; et les dépouilles
mes des ennemis n' avaient-elles pas été gagnées au
prix du sang des citoyens ? Chez les modernes,
quoique de pareils excès ne soient pas sans exemples,
les richesses des particuliers sont bien plus
généralement le fruit de leur industrie et de leurs
épargnes. En Angleterre,il y a tant d' établissemens
fondés et entretenus aux dépens des particuliers, la
pupart des fortunes qui les soutiennent sont nées de
l' industrie. Il y a bien plus derosité à donner
des biens amassés avec peine et augmentés par des
privations, qu' à répandre ceux dont on ne doit rendre
grâce qu' à sa bonne fortune, ou tout au plus à
quelques instans d' audace.
Une autre partie des consommationspubliques chez les
romains se fesait immédiatement aux dépens des
peuples vaincus. On leur imposait des tributs que les
romains consommaient.
Chez la plupart des nations modernes, le public est
propriétaire, soit la nation tout entière, soit les
villes, bourgs et villages en particulier, de
domaines que l' autorité publique loue ou administre
au nom de la communauté.
p501
En France, les terres labourables et les usines
appartenant au public, sont ennéral louées à des
particuliers ; les forêts nationales sont administrées
par les agens du gouvernement. Les produits annuels de
tous ces biens fournissent à une partie importante des
consommations publiques.
Mais la majeure partie de ces consommations est payée
avec le produit des contributions fournies par les
citoyens ou sujets. Ils contribuent tantôt comme
membres de tout l' état, et leur contribution se verse
dans le trésor public, où se puisent les dépenses qu
regardent l' état tout entier ; tantôt comme membres
d' une province ou d' une commune, et leur contribution
se verse dans la caisse provinciale ou communale, où
se puisent les dépenses qui ne regardent que la
province ou la commune.
Si l' équité commande que les consommations soient
payées par ceux qui en jouissent, les pays les mieux
administrés sous ce rapport, sont ceux où chaque
classe de citoyens supporte les frais des
consommations publiques, proportionnellement à
l' avantage qu' elle en retire.
La société tout entière jouit des bienfaits de
l' administration centrale, ou, si l' on veut, du
gouvernement ; elle jouit deme tout entière de la
protection des forces militaires ; car une province
a beau être à l' abri de toute invasion, si l' ennemi
s' empare du chef-lieu, du lieu, d' où l' on domine
nécessairement sur tous les autres, il pourra
imposer des lois aux provinces même qu' il n' aura pas
envahies, et disposera de la vie et des biens de ceux
mes qui n' auront jamais vu ses soldats. Par une
suite nécessaire, les dépenses des places fortes, des
ports militaires, des agens extérieurs de l' état,
sont de nature à être supportées par la société tout
entière.
L' administration de la justice paraît devoir être
rangée dans la classe despenses générales,
quoiqu' elle présente une protection, un avantage plus
local. Un tribunal de Bordeaux qui saisit et qui
juge un malfaiteur, ne travaille-t-il pas pour la
reté de la France tout entière ? Les frais de
prisons, de prétoires, suivent ceux des tribunaux.
Smith veut que la justice civile soit payée par les
plaideurs. Cette idée deviendrait plus praticable
encore, si tous les jugemens étaient rendus, non par
des tribunaux nommés d' office, mais par des arbitres
choisis par les parties, entre un certain nombre
d' hommes désignés à la confiance publique. Si ces
arbitres, qui feraient toujours l' office d' un jury
d' équité, étaient payés proportionnellement à la
somme disputée, et sans égard à la durée de
l' instruction, ils seraient intéressés à simplifier,
à abréger les procès, pour
p502
épargner leur temps et leurs peines, et à juger
équitablement pour avoir de l' occupation.
Une province, une commune, paraissent jouir seules
des avantages que leur procurent leur administration
locale et les établissemens d' utilité, d' agrément,
d' instruction et de bienfesance, qui sont à l' usage
de cette portion de la société. Il convient donc que
les penses de toutes ces choses soient à leur charge,
et elles sont ainsi dans beaucoup de pays. Sans doute
le pays tout entier, retire bien quelque avantage de
l' administration d' une de ses provinces ; un étranger
à une ville est à la vérité admis dans ses lieux
publics, dans ses bibliothèques, dans ses coles, dans
ses promenades, dans ses hôpitaux ; mais on ne peut
nier que ce ne soient pourtant les gens du canton qui
jouissent principalement de tous ces avantages.
Il y a une très-grande économie à laisser
l' administration des recettes et des dépenses locales
aux autorités locales, surtout dans les pays où les
administrateurs sont à la nomination des administrés.
Quand les dépenses se font sous les yeux des personnes
aux frais de qui elles ont lieu, et pour leur
avantage, il se perd moins d' argent ; les dépenses
sont mieux appropriées aux besoins. Si vous traversz
un bourg, une ville, mal pavs et malpropres, si vous
voyez un canal mal entretenu, ou un port qui se
comble, vous pouvez en conclure le plus souvent que
l' autorité qui administre les fonds levés pour ces
dépenses, ne réside pas sur les lieux et n' est pas
choisie par les habitans.
C' est un avantage des petites nations sur les grandes.
Elles jouissent mieux et à moins de frais de toutes
les choses d' utilité ou d' agrément public, parce
qu' elles voient de plus près si les frais qu' elles
font pour un objet, y sont fidèlement appliqués.
Chapitre ix.
De l' imôt et de ses effets en général.
L' impôt est cette portion des produits d' une nation,
qui passe des mains des particuliers aux mins du
gouvernement pour subvenir aux consommations publiques.
Quel que soit le nom qu' on lui donne, qu' on l' appelle
contribution, taxe, droit, subside, ou bien don
gratuit, c' est une charge imposée aux particuliers,
p503
ou à des réunions de particuliers, par le souverain,
peuple ou prince, pour fournir aux consommations qu' il
juge à propos de faire à leurs dépens : c' est donc un
impôt .
Il n' entre point dans le plan de cet ouvrage d' examiner
à qui appartient le droit de voter l' impôt. Pour
l' économie politique, l' impôt est une chose de fait, et
non de droit. Elle en étudie la nature ; elle cherche à
découvrir d' où viennent les valeurs dont il se compose,
et quels sont ses effets, relativement aux intérêts des
particuliers et des nations. Voilà tout.
L' impôt ne consiste pas dans la substance matérielle
fournie par le contribuable et reçue par le collecteur,
mais dans la valeur de cette substance. Qu' on le lève
en argent, en denrées, ou en services personnels, ce
sont là des circonstances accidentelles et d' un
intérêt secondaire ; car on peut changer, par des
achats et par des ventes, des denrées en argent ou de
l' argent en denrées ; l' essentiel est la somme de
richesses que l' impôt ravit au contribuable, où, si
' on veut, la valeur de ce qu' on lui demande. Telle
est la mesure du sacrifice qu' on exige de lui. Du
moment que cette valeur est payée par le contribuable,
elle est perdue pour lui ; du moment qu' elle est
consommée par le gouvernement ou par
p504
ses agens, elle est perdue pour tout le monde, et ne se
reverse point dans la société. C' est ce qui a été
prouvé, je ense, lorsqu' il a été question des effets
généraux des consommations publques. C' estqu' on
a vu que l' argent des contributions a beau être
reversé dans la société, la valeur de ces
contributions n' y est pas reversée, parce qu' elle
n' est pas rendue gratuitement à la société, et que les
agens du gouvernement ne lui restituent pas l' argent
des contributions sans recevoir d' elle une valeur
égale en échange.
Par les mêmes raisons qui nous ot démontré que la
consommation improductive n' est en rien favorable à la
reproduction, la levée des impositions ne saurait lui
être favorable. Elle ravit au producteur un produit
dont il aurait retiré une jouissance, s' il l' eût
consomimproductivement ; ou un profit, s' il l' eût
consacré à un emploi utile. Dans les deux cas, lever
un impôt, c' est faire un tort à la société, tort qui
n' est balancé par aucun avantage toutes les fois qu' on
ne lui rend aucun service en échange.
Il est très-vrai que la jouissance ravie au
contribuable, est remplacée par celle des familles qui
font leur profit de l' impôt ; mais, outre que c' est
une injustice que de ravir au producteur le fruit de
sa production, lorsqu' on ne lui donne rien en retour,
c' est une distribution de la richesse produite beaucoup
moins favorable à sa multiplication, que lorsque le
producteur lui-même peut l' appliquer à ses propres
consommations. On est plus excité à développer ses
forces et ses moyens lorsqu' on doit en recueillir
le fruit, que lorsqu' on travaille pour autrui.
Les valeurs levées sur les contribuables sont, en
général, dépensées d' une manière improductive, et
beaucoup de personnes pensent que cette consommation
est très-favorable à la production et aux producteurs,
parce qu' elle détruit des produits et ne les remplace
pas. Malthus pense que les producteurs ont un tel
penchant pour épargner et pour accroître leurs
capitaux, qu' ils produiraient trop si on les laissait
faire et ne trouveraient pas assez de débouchés pour
leurs produits. Malthus ne voit d' encouragement pour
les producteurs que dans les consommations
improductives, et par conséquent dans les consommations
de la nature de celles qui suivent la levée de l' impôt.
Il méconnaît unerité établie dans cet ouvrage, d'
il résulte que les épargnes ajoutées aux capitaux
productifs, sont consomes aussi bien que les
produits qui servent à nos
p505
jouissances, et procurent, à somme égale, un
encouragement tout pareil aux producteurs.
Lespenses improductives du gouvernement, bien loin
d' être favorabes à la production, lui sont
prodigieusement préjudiciables. Les imts sont une
addition aux frais de production ; ils ont un effet
opposé aux progrès de l' industrie, qui, lui permettant
de produire à moins de frais, favorisent à la fois la
production et la consommation. L' impôt, en élevant le
prix des produits, réduit la consommation qu' on peut
en faire, et par conséquent la demande des
consommateurs.
On a dit que la demande est la même, soit qu' elle ait
pour organes les contribuables ou les agens du
gouvernement ; que lorsqu' on diminue de cent millions
les revenus des premiers, on augmente de la même
somme les revenus des seconds, et que rien n' est
changé par conséquent à la somme des consommations.
Mais en accordant que la somme des revenus ne soit pas
altérée par l' impôt, la cherté des produits est
augmentée ; car les frais de production le sont. Or,
la même somme de revenus ne peut plus acheter la même
quantité de produits. Les consommateurs, quelle que
soit la source de leur revenu, n' en ont plus autant
du moment que les produits sont plus chers.
Dira-t-on que la nécessité de payer l' impôt oblige la
classe industrieuse à un redoublement d' efforts, d' où
sulte un accroissement de production ? Mais, en
premier lieu, les efforts ne suffisent pas pour
produire ; il faut encore des capitaux, et l' impôt est
ce qui rend difficile l' épargne dont se forment les
capitaux. En second lieu, ce que l' on produit pour
satisfaire le collecteur n' augmente pas la richesse
nationale, puisque le produit des impôts se dépense
improductivement.
Le seul point de vue sous lequel l' impôt peut sembler
favorable à la production, est celui-ci : en
augmentant les frais de production d' un côté, il
oblige les producteurs à s' ingénier pour les diminuer
d' un autre côté par des procédés plus efficaces et
plus expéditifs. On attribue aux lourds impôts de
l' Angleterre les procédés utiles dont elle a enrichi
les arts. Mais qu' est-ce que l' Angleterre y a gagné,
si elle ne paie pas moins cher les objets de sa
consommation.
p506
On voit que si l' impôt produit souvent un bien quant à
son emploi, il est toujours un mal quant à sa levée.
Prétendre qu' il multiplie les produits d' une nation,
par cela seul qu' il prélève une partie de ces
produits ; qu' il l' enrichit, parce qu' il consomme une
partie de ses richesses, c' est tout bonnement soutenir
une absurdité ; et en faire la remarque serait une
niaiserie, si la plupart des gouvernemens n' agissaient
pas conformément à ce prétendu principe, si des
ouvrages estimables par les intentions et les
connaissances de leurs auteurs, ne cherchaient pas à
le prouver.
Que si, de ce que les pays les plus chargés d' impôts,
comme l' Angleterre, sont enme temps les plus
riches, on concluait qu' ils sont riches parce qu' ils
paient plus d' impôts, on raisonnerait mal, on prendrait
l' effet pour la cause. On n' est pas riche parce qu' on
paie, mais on paie parce qu' on est riche. Ce serait
pour un homme un plaisant moyen de s' enrichir que de
dépenser beaucoup par la raison que tel autre
particulier, qui est riche, dépense beaucoup. Il est
évident que celui-ci dépense parce qu' il est riche,
mais qu' il ne s' enrichit pas par sa dépense.
L' effet se distingue facilement de la cause, quand
celle-ci précède l' effet ; mais quand leur action est
continue et leur existence simultanée, on est sujet
à les confondre.
Les raisonnemens employés pour justifier les gros
impôts sont des paradoxes modernes dont les agens du
fisc se sont accommodés volontiers, mais qu' un certain
bon sens naturel et les meilleurs princes ont toujours
repoussés. Ceux-ci ont toujours cherché à réduire les
dépenses de l' état. Les princes faibles ou pervers les
ont dans tous les temps augmentées. Ils s' entourent de
préférence de conseillers intéressés à leur prodigalité.
Indépendamment de ceux qui représentent la magnificence
comme favorable au bien public, il en est qui, sans
prétendre que la dissipation des
p507
deniers publics soit précisément un bien, prouvent,
par des chiffres, que les peuples ne sont point chargés,
et qu' ils peuvent payer des contributions fort
supérieures à celles qui leur sont imposées. " il est,
dit Sully dans ses mémoires, il est une espèce de
flatteurs donneurs d' avis, qui cherchent à faire leur
cour au prince, en lui fournissant sans cesse de
nouvelles idées pour lui rendre de l' argent ; gens
autrefois en place pour la plupart, à qui il ne reste
de la situation brillante où ils se sont vus, que la
malheureuse science de sucer le sang des peuples, dans
laquelle ils cherchent à instruire le roi pour leur
intérêt. "
d' autres apportent des plans de finance, et proposent
des moyens de remplir les coffres du prince, sans
charger les sujets. Mais, à moins qu' un plan de
finance ne soit un projet d' entreprise industrielle, il
ne peut donner aa gouvernement que ce qu' il ôte au
particulier, ou ce qu' il ôte au gouvernement lui-même
sous une autre forme. On ne fait jamais d' un coup de
baguette quelque chose de rien. De quelque déguisement
qu' on enveloppe une opération, quelques détours qu' on
fasse prendre aux valeurs, quelques métamorphoses
qu' on leur fasse subir, on n' a une valeur qu' en la
créant ou en la prenant. Le meilleur de tous les plans
de finance est de dépenser peu, et le meilleur de tous
les impôts est le plus petit.
Si l' impôt est une portion des propriétés particulières,
levée pour le service du public ; si l' impôt est une
valeur qui ne se reverse pas dans la société après lui
avoir été ravie ; si l' impôt n' est point un moyen de
reproduction, nous pourrons conclure que les meilleurs
impôts, ou plutôt les moins mauvais sont :
1 les plus modérés quant à leur quotité ;
2 ceux qui entraînent le moins de ces charges qui
pèsent sur le contribuable sans profiter au trésor
public ;
3 ceux dont le fardeau se répartit équitablement ;
4 ceux qui nuisent le moins à la reproduction ;
p508
5 ceux qui sont plutôt favorables que contraires à la
morale, c' est-à-dire, aux habitudes utiles à la
société.
Quelque évidente que paraisse l' utilité de ces règles,
j' ajouterai à chacune quelque développement.
1 les plus modérés quant à leur quotité.
en effet, l' impôt, ravissant au contribuable un
produit qui est ou un moyen de jouissance ou un moyen
de reproduction, lui rait d' autant moins de
jouissances ou de profits qu' il est moins considérable.
Lorsqu' il est poussé trop loin, il produit ce
déplorable effet de priver le contribuable de sa
richesse sans en enrichir le gouvernement ; c' est ce
qu' on pourra comprendre, si l' on considère que le
revenu de chaque contribuale offre toujours la mesure
et la borne de sa consommation, productive ou non. On
ne peut donc lui prendre une part de son revenu sans
le forcer àduire proportionnellement ses
consommations. De là, diminution de demande des objets
qu' il ne consomme plus, et nommément de ceux sur
lesquels est assis l' impôt ; de cette diminution de
demande résulte une diminution de production, et par
conséquent moins de matière imposable. Il y a donc
perte pour le contribuable d' une partie de ses
jouissances, perte pour le producteur d' une partie de
ses profits, et perte pour le fisc d' une partie de ses
recettes.
C' est pour cela qu' un impôt ne rend jamais au fisc en
proportion de l' extension qu' on lui donne ; d' où est
cet adage dans l' administration des finances, que
deux et deux ne font pas quatre . Un impôt exagé
p509
détruit la base sur laquelle il porte ; il la détruit,
soit qu' il soit assis sur des objets de nécessité, ou
bien sur des objets de luxe : avec cette seule
différence, que sur ces derniers il supprime, avec une
portion de la matière imposable, la jouissance qui
pouvait résulter de sa consommation ; et qu' assis sur
des objets indispensables, il supprime le contribuable
en même temps que la consommation.
Par une raison contraire, une diminution d' impôt, en
multipliant les jouissances du public, augmente les
recettes du fisc et fait voir aux gouvernemens ce
qu' ils gagnent à être modérés.
Lorsque Turgot, en 1775, réduisit à moitié les droits
d' entrée et de halle sur la marée qui se débitait à
Paris, le montant total de ces droits resta le même.
Il fallut donc que la consommation de cette denrée eût
doublé ; les pêcheurs et ceux qui font le commerce de
la marée doublèrent donc leurs affaires et leurs
profits ; et comme la population s' accroît à la suite
de la production, le nombre des consommateurs dut
s' augmenter ; le nombre des producteurs dut augmenter
aussi ; car l' augmentation des profits, c' est-à-dire,
des revenus, facilite les accumulations, et par
conséquent l' augmentation des capitaux et des
familles ; il est hors de doute que le montant de
plusieurs autres contributions s' améliora par suite de
l' accroissement de la production, et le gouvernement se
fit honneur en allégeant le fardeau des impôts.
Les agens du gouvernement, régisseurs ou fermiers des
droits, forts de l' ascendant que l' autorité leur prête,
parviennent trop souvent à faire décider en leur
faveur les obscurités des lois fiscales, ou même à
créer des obscurités pour en profiter ; ce qui équivaut
à une extension de l' impôt. Le même ministre adopta
une marche opposée : il décida tous les
p510
cas douteux en faveur du redevable. Les traitans
jetèrent les hauts cris, disant qu' ils ne pourraient
jamais tenir leurs engagemens envers le roi, et
offrant de compter de clerc à maître . L' événement
prouva contre leur opinion en faveur de leur bourse.
Une perception plus douce favorisa à te point la
production, et la consommation qui en est la suite, que
les profits qui, sur le bail précédent, n' avaient été
que de 10 millions 550000 livres, s' élevèrent à
60 millions ; augmentation qui serait difficile à
croire, si c' était une chose moins bien constatée.
On lit dans l' essai politique sur la
nouvelle-Espagne , liv v, chap 12, de M De
Humboldt, que pendant les treize années qui suivirent
1778, époque où le gouvernement espagnol adopta un
système un peu plus libéral pour l' administration de
ses colonies, son revenu brut augmenta, pour les treize
années, au Mexique seul, de plus de 102 millions de
piastres (560 millions de francs), et que la quantité
de numéraire qu' il retirait de ce même pays, frais
d' administration déduits, augmenta, dans la même
période, de 14 millions et demi de piastres (80
millions de francs). Il est naturel de supposer que les
profits des particuliers, qui sont la matière
imposable, furent bien plus considérables encore
pendant les mêmes florissantes années.
Partout les mêmes procédés ont été accompagnés des
mes effets, et
p511
l' écrivain honnête homme est heureux de pouvoir
prouver que la modération n' est pas une duperie.
Poursuivant notre marche, nous déduirons des mêmes
principes que les impôts, quels qu' ils soient, qui ont
le moins d' inconvéniens, sont :
2 ceux qui entraînent le moins de ces charges qui
pèsent sur le contribuable sans profiter au trésor
public.
plusieurs personnes ne regardent pas les frais de
recouvrement comme un grand mal, parce qu' elles les
croient reversés dans la société sous une autre forme.
On ne peut que les renvoyer à ce qui a été dit plus
haut. Les frais ne sont pas plus reversés que le
principal des contributions, parce que l' un comme
l' autre ne consistent pas dans le numéraire qui
acquitte la contribution, mais dans la valeur fournie
par le contribuable ettruite par le gouvernement ou
ses agens.
Les besoins des princes, plus encore que l' amour des
peuples, ont forcé depuis deux siècles la plupart des
états de l' Europe à mettre dans leurs finances bien
plus d' ordre qu' auparavant. Comme on fait supporter aux
peuples à peu près tout le fardeau qu' ils peuvent porter
sans se fâcher, toutes les économies faites sur les
frais de recouvrement ont été un gain, non pour la
nation, mais pour le fisc.
On voit dans les mémoires de Sully que, pour 30
millions que fesaient entrer au trésor royal les
contributions en 1598, il sortait de la bourse des
particuliers 150 millions. " la chose paraissait
incroyable, ajoute Sully ; mais, à force de travail,
j' en assurai la vérité. " sous le ministère de Necker,
les frais de recouvrement, sur 557 millions 500000
livres, ne se montaient plus qu' à 58 millions. La
France employait encore, sous ce ministère, 250000
personnes pour le recouvrement des impositions ; mais
la plupart avaient en même temps d' autres occupations.
Ces frais étaient, comme on voit, de 104 sur 5 pour
cent environ, et excédaient encore de beaucoup ceux
qu' occasionne le recouvrement des impôts en Angleterre.
p512
Ce ne sont pas seulement les frais de perception qui
sont une charge pour les peuples, sans être un profit
pour le trésor public. Les poursuites, les frais de
contrainte, n' augmentent pas d' un sou les recettes, et
sont une addition aux charges. C' est même une addition
qui retombe sur les contribuables les plus nécessiteux ;
les autres n' attendent pas la contrainte. Ces moyens
odieux de faire payer les contributions seduisent à
cette proposition : vous n' avez pas les moyens de
payer dix francs : en ce cas, je vais vous en
demander douze . On n' a pas besoin de moyens violens
pour faire payer, lorsque les contributions sont
légères, comparées aux facultés des contribuables ;
mais quand on a le malheur d' avoir de trop forts impôts
à faire rentrer, oppression pour oppression, les
saisies valent mieux. Le contribuable dont on saisit et
vend les effets jusqu' à concurrence de sa contribution,
au moins ne paie pas au delà de ce qu' il doit payer, et
ne fait aucuns frais qui n' entrent au trésor public.
C' est par une raison pareille que les travaux qui se
font par corvée, comme autrefois les grands chemins en
France, sont de mauvais impôts. Le temps perdu pour se
rendre de trois ou quatre lieues à l' endroit du
travail, celui qui se perd dans un ouvrage qui n' est
pas payé et qu' on fait à contre-coeur, sont des pertes
pour le contribuable, sans être un profit pour le
public. Souvent aussi la perte occasionnée par une
interruption forcée de travail agricole, est plus
considérable que le produit du travail obligé qu' on y
substitue, en supposant même qu' il fût bien fait.
Turgot demanda aux ingénieurs des provinces un devs
despenses qu' exigeraient, année commune, les routes
pour leur entretien, en y ajoutant autant de
constructions nouvelles qu' il en avait été fait
jusqu' alors. On leur recommanda d' établir leurs calculs
sur le pied de la plus forte dépense possible. Ils la
portèrent à 0 millions pur tout le royaume. Turgot
évaluait à 40 millions les pertes que la corvée
occasionnait aux peuples.
Les jours où le repos est imposé, soit par les lois,
soit même par des usages qu' on n' ose enfreindre, sont
encore des contributions dont il n' entre pas la
moindre parcelle dans le trésor de l' état.
p513
3 ceux dont le fardeau est réparti équitablement.
l' imt est un fardeau : l' un des moyens pour qu' il
pèse le moins possible sur chacun, c' est qu' il porte
sur tous. L' impôt n' est pas seulement une surcharge
directe pour l' individu, ou la branche d' industrie qui
en porte plus que sa part ; il est encore pour eux une
surcharge indirecte : il ne leur permet pas de soutenir
avec un avantage égal, la concurrence des autres
producteurs. On a vu en mainte occasion tomber plusieurs
manufactures par une exemption accordée à une seule
d' entre elles. Une faveur particulière est presque
toujours une injustice générale.
Les vices de répartition ne sont pas moins
préjudiciables au fisc qu' ils ne sont injustes à
l' égard des particuliers. Le contribuable qui est trop
peu imposé ne réclame pas pour qu' on augmente sa quote,
et celui qui est surtaxé paie mal. Des deux parts le
fisc éprouve unficit.
Est-il équitable que l' impôt soit levé sur cette
portion des revenus que l' on consacre aux superfluités
plutôt que sur celles qu' on emploie à l' achat des
chosescessaires ? On ne peut, ce me semble,siter
sur la réponse. L' impôt est un sacrifice que l' on fait
à la société, à l' ordre public ; l' ordre public ne peut
exiger le sacrifice des familles. Or, c' est les
sacrifier que de leur ôter le nécessaire. Qui osera
soutenir qu' un père doit retrancher un morceau de pain,
un vêtement chaud à ses enfans, pour fournir son
contingent au faste d' une cour, ou bien au luxe des
monumens publics ? De quel avantage serait pour lui
l' état social, s' il lui ravissait un bien qui est le
sien, qui est indispensable à son existence, pour lui
offrir en échange sa part d' une satisfaction incertaine,
éloignée, qu' il repousserait dès-lors avec horreur ?
Mais chaque fois qu' on veut marquer la limite qui
pare le nécessaire du superflu, on est embarrassé ;
les idées qu' ils réveillent ne sont point absolues :
elles sont relatives aux temps, aux lieux, à l' âge, à
l' état des personnes, et si l' on voulait n' asseoir
l' imt que sur le superflu, on ne viendrait pas à
bout de déterminer le point où il devrait s' arrêter
pour ne pas prendre sur le nécessaire. Tout ce qu' on
sait, c' est que les revenus d' un homme ou d' une famille
peuvent être modiques au point de ne pas suffire à leur
existence, et que depuis ce point jusqu' à celui où ils
peuvent satisfaire à toutes les sensualités de la vie,
à toutes les jouissances du luxe et de la vanité, il y
a dans les revenus une progression imperceptible, et
telle qu' à chaque degré, une famille peut se procurer
une satisfaction toujours un peu moins nécessaire,
jusqu' aux plus futiles qu' on puisse imaginer ; tellement
que si l' on voulait asseoir l' impôt de chaque famille,
p514
de manière qu' il fût d' autant plus léger qu' il portât
sur un revenu plus nécessaire, il faudrait qu' il
diminuât, non pas simplement proportionnellement, mais
progressivement.
En effet, et en supposant l' impôt purement proportionnel
au revenu, d' un dixième par exemple, il enlèverait à
une famille qui possède trois cent mille francs de
revenu, 30000 francs. Cette famille en conserverait
270000 à dépenser par an, et l' on peut croire qu' avec
un pareil revenu, non-seulement elle ne manquerait de
rien, mais qu' elle se conserverait encore beaucoup de
ces jouissances qui ne sont pas indispensables pour le
bonheur ; tandis qu' une famille qui ne posséderait
qu' un revenu de trois cents francs, et à qui l' impôt
n' en laisserait que 270, ne conserverait pas, dans nos
moeurs, et au cours actuel des choses, ce qui est
rigoureusement nécessaire pour exister. On voit donc
qu' un imt qui serait simplement proportionnel,
serait loin cependant d' être équitable ; et c' es
probablement ce qui a fait dire à Smith : " il n' est
point déraisonnable que le riche contribue aux penses
publiques, non-seulement à proportion de son revenu,
mais pour quelque chose de plus. "
j' irai plus loin, et je ne craindrai pas de prononcer
que l' impôt progressif est le seul équitable.
4 ceux qui nuisent le moins à la reproduction.
parmi les valeurs que l' impôt ravit aux particuliers,
une grande partie, sans doute, si elle leur eût été
laissée, aurait été employée à la satisfaction de leurs
besoins et à leurs jouissances ; mais une autre partie
aurait été épargnée et ajoutée à leurs capitaux
productifs. Ainsi l' on peut dire que tout impôt nuit à
la reproduction, en nuisant à l' accumulation des
capitaux productifs.
Toutefois l' impôt nuit plus directement encore aux
capitaux, lorsque pour le payer le contribuable doit
nécessairement détourner une partie
p515
de ceux qui sont jà voués à la production. Selon une
expression ingénieuse de M De Sismondi, ils
ressemblent à une dixme qu' on lèverait sur les semences
au lieu de la lever sur la moisson. Tel est un impôt
sur les successions. Un héritier qui entre en
possession d' un héritage de cent mille francs, s' il est
obligé de payer au fisc cinq pour cent, ne les prendra
pas sur son revenu ordinaire, qui est déjà grevé de
l' imt ordinaire, mais bien sur l' héritage qui sera
duit pour lui à 95000 francs. Or, la fortune du
défunt, qui précédemment était placée pour 100000 fr,
ne l' étant plus que pour 95000, par son successeur,
le capital de la nation est diminué des 5000 francs
perçus par le fisc.
Il en est de même de tous les droits de mutation. Un
propriétaire vend une terre de cent mille francs ; si
l' acquéreur est tenu de payer un droit de cinq pour
cent, il ne donnera au vendeur que 95000 francs de
cette propriété. Le vendeur n' aura que cette somme à
placer au lieu de cent mille francs que valait la
terre : la masse du capital de la société est donc
diminuée de cinq mille francs.
Si l' acquéreur calcule assez mal pour payer, outre
l' imt, la terre selon son entière valeur, il fait le
sacrifice d' un capital de 105000 francs pour acquérir
une valeur de 100000 ; la perte de cette portion du
capital est toujours la même pour la société, mais
c' est alors lui qui la supporte.
Les impôts sur les mutations, outre l' inconvénient
d' être assis sur les capitaux, ont encore l' inconvénient
de mettre obstacle à la circulation des propriétés.
On demandera peut-être quel intérêt a la société à ne
pas gêner la circulation des propriétés ; que lui
importe que telle propriété se trouve entre les mains
d' une personne ou d' une autre, pourvu que la propriété
subsiste ? -il lui importe toujours que les propriétés
aillent le plus facilement qu' il est possible elles
veulent aller, car c' est là qu' elles rapportent le
plus. Pourquoi cet homme veut-il vendre sa terre ?
C' est parce qu' il a en vue l' établissement d' une
industrie dans laquelle ses fonds lui rapporteront
davantage. Pourquoi cet autre veut-il acheter la même
terre ? C' est pour placer des fonds qui lui rapportent
trop peu, ou qui sont oisifs, ou bien parce qu' il croit
la terre susceptible d' amélioration. La transmutation
augmente le revenunéral, puisqu' elle augmente le
revenu des deux contractans. Si les frais sont assez
considérables pour empêcher l' affaire de se terminer,
ils sont un obstacle à cet accroissement du revenu de
la société.
Ces impôts, qui détruisent une partie des moyens de
production de la société, qui par conséquent privent
d' ouvrage et de profits une partie des
p516
hommes industrieux qu' elle contient, ont cependant au
plus haut degré une qualité qu' Arthur Young, homme
savant en économie politique, réclame dans un impôt,
celle d' être pas avec facilité. Quand une nation a le
malheur d' avoir beaucoup d' imts, comme en cette
matière on n' a que le choix des inconvéniens, peut-être
doit-on tolérer ceux qui portent modérément sur les
capitaux.
Les impôts sur les procédures, et enral tous les
frais qu' on paie aux gens de loi, sont pris de même sur
les cpitaux ; car on ne plaide pas suivant le revenu
qu' on a, mais suivant les circonstances où l' on se
trouve jeté, les intérêts de famille où l' on est
impliqué, et l' imperfection des lois.
Les confiscations portent également sur les capitaux.
L' impôt n' influe pas sur la production seulement en
altérant une de ses sources, les capitaux ; il agit
encore à la manière des amendes, en punissant certaines
productions et certaines consommations. Tous les
impôts qui portent sur l' industrie, comme les patentes
ou permissions d' exercer une industrie, sont dans ce
cas-là ; mais lorsqu' ils sont modérés, l' industrie
surmonte facilement l' obstacle qu' ils lui présentent.
L' industrie n' est pas seulement frappée par les impôts
qui lui sont directement demandés, elle l' est encore
par ceux qui portent sur la consommation des denrées
dont elle fait usage.
En général, les produits de première nécessité sont
ceux qui sont consommés reproductivement, et les
impôts qui les défavorisent, nuisent à la reproduction.
Cela est plus généralement vrai encore des matières
premières des arts, qui ne peuvent être consommées que
reproductivement. Lorsqu' on met un droit excessif sur
le coton, on nuit à la production de tous les tissus
dont cette matière est la base.
p517
Le Brésil est un pays abondant en denrées qui se
conserveraient et s' emporteraient au loin, si l' on
pouvait les saler. Les pêcheries y sont très-abondantes,
et les bestiaux s' y multiplient si facilement, qu' on y
tue un boeuf pour la peau seulement. C' est de là que
sont approvisionnées, en partie, les tanneries
d' Europe. Mais l' imt sur le sel empêche qu' on n' y
emploie la salaison pour conserver et exporter la
viande et le poisson ; et pour quelquescent mille
francs qu' il rapporte au fisc, il nuit d' une manière
incalculable aux productions de ce pays, et aux
contributions que ces productions pourraient payer.
Par la me raison que l' impôt, agissant comme ferait
une amende, décourage les consommations reproductives,
il peut décourager les consommations stériles, et
alors, il produit le double bien de ne prendre point
une valeur qui aurait été employée reproductivement, et
celui d' éloigner de cette inutile consommation, des
valeurs qui peuvent être employées plus favorablement
pour la société. C' est l' avantage de tous les impôts
qui portent sur des objets de luxe.
Quand le gouvernement, au lieu de dépenser le produit
des contributions levées sur les capitaux, les emploi
d' une façon reproductive, ou lorsque les particuliers
rétablissent leurs capitaux par de nouvelles épargnes,
alors ils balancent, par un bien opposé, le mal que
fait l' impôt.
C' est placer l' impôt d' une manière reproductive, que de
l' employer à créer des communications, creuser des
ports, élever des constructions utiles. Plus rarement
les gouvernemens placent directement dans les
entreprises industrielles une partie des valeurs levées
par les contributions. Colbert le fit quand il prêta
aux fabricans de Lyon. Les magistrats d' Hambourg et
quelques prices allemands versaient des fonds dans des
entreprises industrielles. L' ancien gouvernement de
Berne plaçait, dit-on, chaque année une partie de ses
revenus.
5 ceux qui sont plutôt favorables que contraires à
la morale, c' est-à-dire aux habitudes utiles à la
société.
p518
un impôt influe sur les habitudes d' une nation, de
me qu' il influesur ses productions et sur ses
consommations ; il attache une peine pécuniaire à
certaines actions, et il a le caractère qui rend les
peines efficaces : c' est d' être en général une amende
modérée et inévitable. C' est donc indépendamment du
tribut, de la ressource qu' il offre aux gouvernemens,
une arme très-puissante entre leurs mains, pour
pervertir ou corriger, encourager la paresse ou le
travail, la dissipation ou l' économie.
Avant la révolution de France, quand les terres
productivement cultivées étaient assujetties à l' impôt
des vingtièmes, et que les terrains d' agrément ne
payaient rien, ne donnait-on pas une prime au luxe aux
dépens de l' industrie ?
Lorsqu' on fesait payer le droit de centième denier à
ceux qui rachetaient une rente foncière, ne frappait-on
pas d' une amende une action favorable aux familles
comme à la société ? Ne punissait-on pas les sacrifices
louables que s' imposent les personnes rangées pour
libérer leurs héritages ?
La loi de Bonaparte, qui fait ayer chaque ane, par
chacun des élèves des pensionnats particuliers, une
somme au profit de l' université, ne frappe-t-elle pas
d' une amende l' instruction de la jeunesse, de qui seule
on peut attendre l' adoucissement des moeurs et le
développement des facultés des nations ?
p519
Lorsqu' on établit, en guise d' impôt, des loteries, des
maisons de jeu, ne favorise-t-on pas un vice fatal au
repos des familles, fatal à la prospérité des états ?
Quel affreux métier ne fait pas un gouvernement,
lorsque, pareil à la plus vile courtisane, il excite
un penchant honteux, et que, semblable aux escrocs
qu' il punit de la flétrissure, il présente à l' avidi
ou aux besoins l' appât d' une chance trompeuse !
Les impôts, au contraire, qui découragent et rendent
plus rares les dépenses du vice et de la vanité,
peuvent être utiles comme moyen de répression,
indépendamment de la ressource qu' ils procurent au
gouvernement. M De Humboldt parle d' un impôt mis
sur les combats de coqs au Mexique : le gouvernement
en retire 45000 piastres, et de plus l' avantage de
mettre des bornes à un genre de divertissement
blâmable.
Quand l' impôt est excessif ou inique, il provoque des
fraudes, de fausses déclarations, des mensonges. Les
gens honnêtes sont mis dans l' alternative, ou de
trahir la vérité, ou de sacrifier leurs intérêts en
faveur des redevables qui n' ont pas les mes
scrupules. Ils éprouvent le sentiment, toujours
pénible, dont on ne peut se défendre en voyant attacher
le nom, et même les punitions du crime, à des actions,
je ne dis pas seulement innocentes par elles-mêmes,
mais souvent très-utiles au public.
Telles sont les principales règles d' après lesquelles,
lorsqu' on veut avoir
p520
égard à la prospérité publique, il convient de juger
tous les impôts nés et à naître.
Après ces observations, applicables à toutes les
sortes de contributions, il peut être utile d' examiner
les diverses manières dont elles sont assises, ou, en
d' autres termes, à l' occasion de quoi la demande en est
faite au contribuable, et sur quelles classes de
contribuables retombe principalement leur fardeau.
Chapitre x.
Des différentes manières d' asseoir l' impôt, et sur
quelles classes de contribuables portent les divers
impôts.
L' impôt se compose, ainsi qu' on l' a vu, de produits, ou
plutôt de la valeur produite dont le gouvernement exige
le sacrifice. Mais quels effets résultent de la nature
des produits qui sont taxés, de la manière dont on en
partit le fardeau, et sur qui retombe la perte (qui
sulte infailliblement pour quelqu' un) de la
contribution acquittée ? Telles sont les questions dont
on est fondé à demander la solution à l' économie
politique. L' application qui sera faite des principes à
quelques exemples particuliers, montrera comment on
peut les appliquer dans tous les autres cas.
L' autorité lève les valeurs dont se composent les
contributions, tantôt en monnaie, tantôt en nature,
selonqu' il convient le mieux à es besoins ou aux
facultés des contribuables. Mais quelles que soient la
forme et la matière, la contribution est toujours le
montant de la valeur des choses livrées. Si le
gouvernement, sous prétexte qu' il a besoin de blé, ou
de cuirs, ou d' étoffes, oblige le contribuable à faire
un achat de ces diverses marchandises, la contribution
s' élève au niveau de ce que le contribuable a été
obligé de payer pour se les procurer, ou au niveau de
ce qu' il les aurait vendues, si on les lui avait
laissées. Quelle que soit l' évaluation que le
gouvernement en fait par le droit du plus fort, le
montant de la contribution ne peut s' apprécier
autrement que je ne viens de le dire.
p521
De me les frais de perception, sous quelque forme
qu' ils soient présentés, sont toujours une addition à
la contribution, quoique l' autorité n' en fasse pas son
profit ; et lorsque le contribuable est obligé de
perdre du temps ou de transporter des marchandises
pour s' acquitter, sa contribution est plus forte de
toute la valeur du temps qu' il perd et des transports
qu' il exécute.
On doit encore comprendre dans les contributions qu' un
gouvernement impose au peuple qu' ilgit, toutes les
dépenses que ses opérations font nécessairement retomber
sur lui. Ainsi, quand il fait la guerre, le fardeau
qu' il impose à la nation s' accroît de la valeur de
l' équipement et de l' argent de poche dont se fournissent
les militaires, ou que leur famille fournit pour eux ;
il s' accroît de la valeur du temps perdu par les
milices ; il s' accroît des sommes payées pour les
exemptions et les remplacemens ; il s' accroît du
montant des frais de logement des gensde guerre, ainsi
que des ravages et des spoliations dont ils se rendent
coupables ; il s' accroît des secours et des traitemens
qu' ils obtiennent de leurs parens ou de leurs
compatriotes à leur retour ; il s' accroît même des
aumônes que la misère, enfantée par un mauvais régime,
arrache à la compassion ou à la piété. Eneffet, aucune
de ces valeurs n' aurait été ôtée aux citoyens ou
sujets, sous un régime différent. Ces valeurs ne sont
pas entrées dans le trésor du prince, mais les peuples
les ont payées, et leur montant a é aussi
complètement perdu, que si elles avaient contribué au
bonheur de l' espèce.
On peut ranger sous deux chefs principaux les
différentes manières qu' on emploie pour atteindre les
revenus des contribuables. Ou bien on leur demande
directement une portion du revenu qu' on leur suppose :
c' est l' objet des contributions directes ; ou bien
on leur fait payer une somme quelconque sur certaines
consommations qu' ils font avec leur revenu : c' est
l' objet de ce qu' on nomme en France les
contributions indirectes .
Mais, soit dans un cas, soit dans l' autre, la chose
évaluée, qui sert de base à la contribution demandée,
n' est pas en réalité la matière imposable ; ce n' est
pas nécessairement cette valeur dont on lève une
partie ; elle n' est qu' un moyen, plus ou moins
imparfait, de connaître un revenu qu' on veut atteindre,
lequel présente seul la vraie matière imposable. Et si
l' on pouvait compter sur la bonne foi du contribuable,
un seul moyen suffirait : ce serait de lui demander
quels sont ses profits annuels, quel est son revenu. Il
ne faudrait point d' autre base pour la fixation de son
contingent ; il n' y aurait qu' un seul impôt, et jamais
impôt n' aurait été plus
p522
équitable, et n' aurait moins coûté de perception.
C' est ce qui se pratiquait à Hambourg avant les
malheurs que cette ville a éprouvés ; c' est ce qui ne
peut avoir lieu que dans un état républicain, de peu
d' étendue, où les citoyens se connaissent mutuellement,
et où les contributions sont modérées.
Pour asseoir les contributions directes en proportion
du revenu des contribuables, tantôt les gouvernemens
exigent des particuliers l' exhibition de leurs baux ;
à défaut de baux, ils évaluent la valeur locative de
leurs biens-fonds, et demandent au propriétaire une
part de ce revenu : c' est la contribution foncière.
Tantôt ils jugent du revenu par le loyer de
l' habitation qu' on occupe, par le nombre des
domestiques, des chevaux, des voitures qu' on
entretient, et font de cette évaluation la base de
leurs demandes : c' est ce qu' on nomme en France la
contribution mobilière.
Tantôt ils estiment les profits que l' on peut faire
suivant l' espèce d' industrie qu' on exerce, l' étendue
de la ville et du local où elle est exercée : c' est
la base de l' impôt qu' on appelle en France les
patentes.
Toutes ces manières d' asseoir l' impôt, en font des
contributions directes.
Pour asseoir les contributions indirectes et celles
dont on veut frapper les consommations, on ne
s' informe pas du nom du redevable : on ne s' attache
qu' au produit. Tantôt, dès l' origine de ce produit,
on réclame une part quelconque de sa valeur, comme on
fait en France pour le sel.
Tantôt cette demande est faite au moment où le produit
franchit les frontières (les droits de douanes), ou
l' enceinte des villes (l' octroi).
Tantôt c' est au moment où le produit passe de la main
du dernier producteur dans celle du consommateur,
qu' on fait contribuer celui-ci en Angleterre par le
stamp-duty , en France par l' impôt sur les billets
de spectacles).
Tantôt le gouvernement exige que la marchandise porte
une marque particulière qu' il fait payer, comme le
contrôle de l' argent, le timbre des journaux.
Tantôt il s' empare de la préparation exclusive d' une
marchandise, ou d' un service public, et les vend à
un prix monopole, comme le tabac ou le transport des
lettres par la poste.
p523
Tantôt il frappe, non la marchandise elle-même, mais
l' acquittement de son prix, comme il le fait par le
timbre des quittances et des effets de commerce.
Touts ces manières de lever les contributions les
rangent dans la classe des contributions
indirectes , parce que la demande n' en est adressée
à personne directement, mais au produit, à la
marchandise frappée de l' impôt.
On conçoit facilement que tel revenu qui pourrait
n' être pas atteint par un de ces genres de
contributions, l' est par un autre, et que c' est un
grand acheminement à l' équitablepartition des
charges publiques, que la multiplicité des formes sous
lesquelles elles se présentent, pourv toutefois que
chacune en particulier soit maintenue dans les bornes
d' une certaine modération.
Chacune de ces manières d' asseoir l' impôt, outre
l' inconnient général d' appliquer une partie des
produits de la société à des usages peu favorables à
son bonheur et à ses reproductions, a d' autres
inconvéniens et des avantages qui lui sont propres.
L' impôt direct, par exemple, coûte moins de frais de
perception, mais il s' acquitte péniblement et entraîne
des contraintes odieuses. Il frappe les revenus
très-inéquitablement. Un riche négociant qui paie une
patente de six cents francs, peut gagner cent mille
francs par an ; un petit boutiquier dont les gains ne
peuvent exder deux mille écus, paie une patente qui
ne peut être moindre de cent francs. Le revenu d' un
propriétaire foncier, déjà frappé par la contribution
foncière, l' est une seconde fois par la contribution
mobilière ; tandis que le revenu du capitaliste, frappé
par cette dernière contribution, ne l' est qu' une seule
fois.
Les contributions indirectes ont le mérite d' être
acquittées plus facilement, et de paraître moins
vexatoires. Toute contribution se paie avec répugnance,
parce que le prix de cette dette, la protection du
gouvernement, est un avantage négatif dont on est peu
touché. Un gouvernement est précieux plutôt par les
maux dont il préserve, que par les jouissances qu' il
procure. Mais en payant un impôt sur les denrées, on
ne croit pas
p524
payer la protection du gouvernement, laquelle touche
peu ; on crot payer le prix de la denrée qu' on désire
beaucoup, quoique ce prix soit indépendant de l' impôt.
L' attrait de la consommation s' étend jusqu' à
l' acquitteent de la dette, et l' on paie volontiers une
valeur dont le sacrifice est suivi d' une jouissance.
C' est ce qui a fait considérer cet impôt comme
volontaire. Les états-Unis, avant leur indépendance,
le regardaient tellement comme volontaire, que, tout en
refusant au parlement britannique le droit de les
imposer sans leur consentement, ils lui reconnaissaient
pourtant celui de mettre des droits sur les
consommations, chacun ayant la faculté de s' y soustraire
en s' abstenant de la marchandise imposée. Il n' en est
pas ainsi de l' impôt sur les personnes ; il ressemble
à une spoliation.
L' impôt indirect se perçoit par petites portions,
insensiblement, à mesure que le contribuable a les
moyens de l' acquitter. Il n' entraîne point d' embarras
de répartition entre les provinces, ente les
arrondissemens, entre les particuliers. Il ne met point
les intérêts divers en présence ; ce que l' un évite de
payer n' est point une charge pour l' autre. Point
d' inimitiés entre habitans de la même ville, point de
clamations, point de contraintes.
Le même imt permet au législateur de mettre un choix
dans les consommations qu' il impose ; de ménager celles
qui sont favorables à la prospérité de la société,
comme toutes les consommations reproductives, pour
frapper celles qui ne sont favorables qu' à son
appauvrissement, comme toutes les consommations
stériles ; celles qui procurent à grands frais au
riche un plaisir insipide ou immoral, pour ménager
celles qui font vivre à peu de frais les familles
laborieuses.
On a objecté contre les impôts indirects les frais de
perception qu' ils entraînent ; ils exigent de nombreux
bureaux, des commis, des employés, des gardes ; mais il
faut observer qu' une grande partie de ces frais ne sont
pas une suite nécessaire de l' impôt, et peuvent être
prévenus par une bonne administration. L' accise et le
timbre, en Angleterre, ne coûtaient plus que 31 sur 4
pour cent de frais de perception en 1799. Il n' y a pas
d' impôt direct en France qui ne coûte bien davantage.
p525
On a dit que l' impôt indirect ne promettait au fisc
qu' une valeur variable, incertaine, tandis que les
dépenses publiques exigeaient des fonds assurés ; mais
les rentrées variables sont tellement assurées, qu' il
n' en est pas une qui n' ait été affermée. Excepté dans
des circonstances extraordinaires et rares,
l' expérience fait connaître, à peu de chose près, le
produit de toute espèce de contribution. D' ailleurs les
impôts sur les consommations sont de leur nature,
variés : la plus value des uns couvre le déficitdes
autres.
L' impôt indirect provoque les fraudes, crée des crimes
qui ne sont pas dans l' ordre de la nature, et par
suite, des punitions plus affligeantes que toutes les
autres ; mais ces inconvéniens n' acquièrent un
caractère très-grave que lorsque l' impôt est excessif :
c' est alors seulement que le profit de la fraude en
surpasse le danger. Tous les impôts excessifs
produisent au reste le même effet ; ils ne procurent
plus de nouvelles rentrées, sans pour cela cesser
d' entraîner de nouveaux malheurs.
On remarquera que les contributions indirectes, de même
que les autres, frappent très-inégalement les
consommateurs, et par conséquent les revenus ; car il y
a beaucoup d' objets dont la consommation n' est point en
proportion avec le revenu des consommateurs : un homme
qui a cent mille francs de revenu annuel, ne consomme
pas cent fois plus de sel qu' un homme qui gagne mille
francs ; mais ces contributions pouvant être assises
sur beaucoup d' objets divers, les défauts de l' une sont
couverts par l' autre. En second lieu, on remarquera
qu' elles frappent des revenus déjà atteints par la
contribution foncière et mobilière : un homme qui a
tout son bien en terres, et qui paie l' impôt relatif à
son revenu, paie, comme nous l' avons déjà remarqué, une
seconde fois sur le même revenu pour sa contribution
mobilière, et une troisième fois sur le même revenu, au
moment où il achète les objets de sa consommation.
Supposant toutes ces contributions payées par ceux à
qui l' autorité les demande, on aurait tort de croire
qu' elles retombent définitivement sur les payeurs.
Plusieurs de ceux-ci ne sont pas les véritables
contribuables ; la contribution n' est pour eux qu' une
avance qu' ils réussissent à se faire rembourser, plus
ou moins complètement, par les consommateurs des choses
qu' ils produisent. Mais la différence des positions
établit de fort grandes irrégularités dans cette
espèce de remboursement.
Pour en juger, voici les faits généraux qu' il faut
prendre en considération.
Lorsque l' impôt payé par les producteurs d' une
marchandise, en élève
p526
le prix, le consommateur de cette marchandise paie une
partie de l' impôt. Si la marchandise ne renchérit pas,
l' imt est payé par les producteurs. Si, sans que la
marchandise hausse dd prix, sa qualité est altérée,
l' imt est supporté, du moins en partie, par le
consommateur ; car une qualité inférieure qui se
vend aussi cher , équivaut à une qualité égale
qui se vend plus cher .
Tout renchérissement d' un produit diminue
nécessairement le nombre de ceux qui sont à portée de
se le procurer, ou du moins la consommation qu' ils en
font. Lorsque le sel vaut trois sous la ivre, il s' en
consomme beaucoup moins que lorsqu' il ne vaut qu' un
sou. Or, la demande de ce produit devenant moins
grande relativement aux moyens de production, les
services productifs en ce genre sont moins bien payés,
c' est-à-dire, que l' entrepreneur des salines, par
exemple, et par suite ses agens, ses ouvriers, et même
le capitaliste qui lui prête des fonds, le propriétaire
qui lui loue un local, éprouvant une diminution dans la
demande de leur produit ne peuvent obtenir des profits
aussi grands. Les producteurs cherchent bien à se faire
rembourser le montant du droit, mas ils n' y réussissent
jamais complètement ; car la valeur intrinsèque de la
marchandise, celle qui paie ses frais de production,
baisse ; aussi remarque-t-on qu' un impôt quelconque mis
sur un produit, n' en élève pas le prix total de tout le
montant de l' impôt. Il faudrait pour cela que la
demande totale restât la même ; ce qui est impossible.
L' impôt, dans ce cas,
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porte donc en partie sur ceux des consommateurs qui
persistent à consommer, malgré le renchérissement ; et
en partie sur les producteurs, qui ont fait une moins
grande quantité du produit, et qui, l' impôt déduit, se
trouvent l' avoir donné à plus bas prix, en raison d' une
demande moins vive. Le trésor public profite de ce que
le consommateur paie de plus, et du sacrifice que le
producteur est obligé de faire d' une partie de ses
profits. C' est l' effort de la poudre qui agit à la fois
sur le boulet qu' elle chasse, et sur le canon qu' elle
fait reculer.
Quand on met un droit sur les draps comme objet de
consommation, la consommation des laines diminue, et
l' agriculteur qui élève les moutons, en voit son
revenu affecté. Il peut se livrer à un autre genre de
culture, dira-t-on ; mais il faut supposer que, dans
la situation et par la nature de son terrain,
l' éducation des bêtes à laine était la culture qui lui
rapportait le plus, puisqu' il l' avait préférée ; un
changement de culture est donc pour lui une diminution
de revenu : ce qui n' empêche point, au reste, que le
manufacturier de draps, et le capitaliste dont les
fonds sont engagés dans son entreprise, ne supportent
leur part du même impôt.
Chaque producteur ne supporte une part de l' impôt sur
les consommations, qu' en proportion de la part qu' il
prend à la production de la chose imposée. Si le
propriétaire foncier fournit la majeure parte de la
valeur du produit, comme lorsque les produits peuvent
être onsommés sans beaucoup de préparation, alors il
supporte presque entière cette part de l' impôt qui
tombe sur les producteurs. Qu' on mette un droit
d' entrée aux villes sur les vins, les cultivateurs de
vignobles en souffriront beaucoup. Qu' on metteun
droit, même très-fort, sur la vente des dentelles, les
cultivateurs qui fournissent le lin s' en apercevront à
peine. Mais, à leur tour, les producteurs, entre les
mains de qui cette marchandise acquiert sa principale
valeur, entrepreneurs, ouvriers et marchands, en
seront violemment affectés.
Quand la valeur a été donnée partie par des producteurs
étrangers, partie par des producteurs nationaux,
ceux-ci supportent presque tout le fardeau de l' impôt.
Si l' on impose chez nous les cotonnades, la demande de
ces produits devenant moins forte, les services
productifs de nos fabricans seront moins payés ; ils
porteront une part de cet impôt : mais les services
productifs de ceux qui cultivent le coton en Amérique,
ne seront pas payés sensiblement moins, s' il n' y a pas
d' autres raisons que celle-là. En effet, cet impôt, qui
altère peut-être la consommation de la France en coton
d' un dixième, ne diminuera les ventes de l' Amérique
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que d' un centième, en supposant que la France n' entre
que pour un dixième dans le débouché que l' Amérique
trouve pour ses cotons.
Un impôt mis sur un objet de consommation, lorsqu' il
est de nécessité première, affecte plus ou moins le
prix de presque tousles autres produits, et par
conséquent se prend sur les revenus de tous les autres
consommateurs. Un droit d' octroi mis à l' entrée d' une
ville sur la viande, les grains, les combustibles, fait
renchérir tous les produits fabriqués dans cette ville ;
mais un droit mis sur le tabac dans la même ville ne
fait rencrir aucune autre denrée. Il affecte les
producteurs et les consommateurs de tabac, et nul autre.
La raison en est évidente : le producteur qui consomme
des superfluités, est obligé de soutenir la concurrence
de celui qui n' en fait pas d' usage ; tandis que le
producteur qui paie un droit sur ce qui est
indispensable, n' a pas de concurrence à redouter, tous
les producteurs comme lui étant forcés de le ayer.
Les contributions directes qu' on fait payer aux
producteurs, affectent, à plus forte raison, les
consommateurs de leurs produits ; mais, par les raisons
qu' on a vues plus haut, ils ne peuvent jamais élever le
prix de leurs produits assez pour être complètement
remboursés du montant de l' impôt ; car, encore une fois,
le renchérissement restreint la demande, et une demande
moins forte réduit le profit de tous les services
productifs.
Parmi tous les producteurs d' un même produit, les uns
peuvent plus aisément que d' autres se soustraire à
l' effet de l' impôt. Le capitaliste dont les fonds ne
sont pas engagés dans cette affaire, les retire et les
place ailleurs si l' on ne peut plus lui payer leme
intérêt, ou si le paiement de ce qu' on lui doit devient
plus précaire. L' entrepreneur peut, dans certains cas,
liquider et porter ailleurs son intelligence et ses
travaux ; mais le propriétaire foncier ou le capitaliste
dont les capitaux ne peuvent se dégager promptement,
n' ont pas le même avantage. La quantité de vin ou de
blé que produit une terre, reste à peu près la me,
quel que soit l' impôt dont la terre est grevée ;
l' imt lui enlèverait la moitié, les trois quarts
me de son produit net, ou, si l' on veut, de son
fermage, que la terre serait néanmoins exploitée pour
en retirer la moitié ou le quart que l' impôt
n' absorberait pas. Le taux du fermage, c' est-à-dire
la part
p529
du propriétaire, baisserait : voilà tout. On en
sentira la raison, si l' on considère que, dans le cas
supposé, la quantité de denrées produites par la
terre et envoyées au marché, reste néanmoins la même.
D' un autre côté, les motifs qui établissent la demande
de la denrée restent lesmes aussi. Or, si la
quantité des produits qui est offerte, si la quantité
qui est demandée, doivent, malgré l' établissement ou
l' extension de la contribution foncière, rester
néanmoins les mêmes, les prix ne varient pas, le
consommateur des produits ne paie pas la plus petite
portion de cet impôt.
Le propriétaire ne peut, même par la vente de son
fonds, se soustraire au fardeau de l' impôt ; car le
fonds n' est payé en principal qu' en proportion de ce
que l' impôt lui laisse valoir en revenu. Un homme qui
acquiert
p530
une terre, n' en évalue le revenu qu net de frais et
d' impositions. Si le taux de ce genre de placement est
dans le pays de cinq pour cent, et qu' il ait à acheter
une terre de cent mille francs, il ne la paiera plus
que quatre-vingt mille du moment qu' un nouvel impôt
viendra à charger cette terre d' un tribut annuel de
mille francs ; car elle ne produira plus alors que
quatre mille francs.
C' est comme si le gouvernement prenait un cinquième de
la terre ; le consommateur des produits territoriaux
ne s' en apercevrait pas.
Il y a une exception à faire pour les maisons
d' habitation : l' impôt qu' on fait payer au propriétaire
enchérit les loyers ; c' est qu' à proprement parler, une
maison, ou plutôt la joussance d' une maison, est un
produit manufacturier, et non pas un produit foncier,
et que le haut prix des loyers diminue la
consommation et la production des maisons comme celle
des étoffes. Les bâtisseurs de maisons, y trouvant de
moins bons profits, en font moins, et les
consommateurs, payant ce produit plus cher, se logent
plus à l' étroit.
On voit, d' après ce qui précède, combien il est
téméraire d' affirmer comme un principe général que
tout impôt tombe définitivement sur telle classe de
la société, ou sur telle autre. Les impôts tombent
sur ceux qui ne peuvent pas s' y soustraire, parce
qu' ils sont un fardeau que chacun éloigne de tout son
pouvoir ; mais les moyens de s' y soustraire varient à
l' infini, suivant les différentes formes de l' impôt,
et suivant les fonctions qu' on exerce dans la machine
sociale. Il y a plus, ils varient selon les temps,
pour les mes professions. Quand une marchandise est
fort demandée, son détenteur ne la cède qu' autant que
tous ses frais sont bien payés ; l' impôt fait partie
de ses frais ; il a soin de se le faire rembourser en
totalité et sans miséricorde. Une circonstance
imprévue fait-elle baisser le même produit, il se
trouve heureux de supporter l' impôt tout entier pour
en faciliter la vente. Rien n' est plus incertain,
rien n' est plus variable que les proportions suivant
lesquelles les diverses classes de la société
supportent l' impôt. Les auteurs qui les font porter
sur telle ou telle classe, et suivant des proportions
constantes, raisonnent sur des suppositions que
l' observation des faits ément à chaque instant.
p531
Ajoutons que les effets que je fais remarquer, et qui
sont conformes à l' exrience aussi bien qu' expliqués
par le raisonnement, durent autant que les
circonstances qui les ont occasionnés. Un propriétaire
foncier ne pourra jamais faire supporter à ses
consommateurs aucune part de sa contribution
foncière : il n' en sera pas deme d' un manufacturier.
La consommation d' une denrée, toutes choses d' ailleurs
égales, sera constamment bornée par un impôt qui en
élèvera le prix, et il y aura moins de gains faits dans
sa production. Un homme qui n' est ni producteur ni
consommateur d' une derée de luxe, ne supportera
jamais la moindre part d' un imt mis sur cette
denrée. Que penser en conséquence d' une doctrine qui a
malheureusement obtenu l' approbation d' une socié
illustre trop étrangère à ce genre de connaissances,
doctrine où l' on établit qu' il importe peu que l' impôt
pèse sur une branche de revenu ou sur une autre,
pourvu qu' il soit anciennement établi ; que tout impôt,
à la longue, se puise dans tous les revenus, comme le
sang qu' on tire d' un bras sô pompe sur tout le orps ?
Cette comparaison n' est nullement analogue à la nature
de l' impôt. Les richesses sociales ne sont point un
fluide qui cherche son équilibr. Une atteinte portée
à l' une des branches de l' arbre social peut la tuer,
sans que l' arbre périsse ; elle est plus fâcheuse, si
elle porte sur une branche productive que sur une
autre qui ne l' est pas. Il faut que les blessures se
multiplient, que l' arbre entier soit attaqué, pour
qu' il devienne complétement strile et qu' il meure.
Cette similitude représente mieux l' effet de l' impôt
que ne le fait la circulation du sang ; mais ni l' une
ni l' autre ne tiennent lieu du raisonnement. Une
comparaison n' est point une preuve : elle n' est qu' un
moyen de faire comprendre unerité qui doit être
prouvée sans cela.
Jusqu' à présent, lorsque j' ai parlé d' un droit imposé
sur un produit quelconque (droit que j' ai quelquefois
appelé impôt sur les consommations, quoique le
consommateur du produit ne le paie pas en totalité), je
ne me suis point arrêté à remarquer à quelriode de
la production le droit avait été demandé, et quels
effets devaient résulter de cette circonstance, qui
cependant mérite de nous arrêter quelques instans.
Les produits augmentent successivement de valeur en
passant entre les mains de leurs différens
producteurs ; car les plus simples produits subissent
bien des façons avant d' être au point de pouvoir être
consommés. Un impôt n' est donc en proportion avec la
valeur d' un produit que lorsqu' il
p532
est assis sur ce produit au moment seulement où il a
acquis sa plus grande valeur, il a subi toutes ses
façons productives.
Que si l' on fait payer dès l' origine à la matière
première une contribution proportionnée, non pas à sa
valeur actuelle, mais à celle qu' elle doit acquérir,
alors on force le producteur aux mains de qui elle se
trouve, à faire l' avance d' un impôt disproportionné
avec la valeur qu' il manie ; avance gênante, remboursée
avec peine par le producteur qui suit, et par les
autres, jusqu' au dernier producteur, qui est à son tour
imparfaitement remboursé par le consommateur.
Il y a dans cette avance d' impôt un autre inconvénient :
c' est que l' industrie, qui en est grevée, ne peut être
conduite qu' au moyen de capitaux plus considérables
que ne l' exige la nature de la production ; et que
l' intérêt de ces capitaux, payé en partie par les
producteurs, et en partie Pr les consommateurs, est
une addition d' impôt dont le fisc ne profite pas.
L' expérience et le raisonnement conduisent ainsi à
cette conséquence, opposée à celle des économistes, que
la portion de l' impôt qui doit peser sur le revenu du
consommateur, y retombe toujours avec d' autant plus de
surcharge, que l' impôt est levé plus ps des
premiers producteurs.
Les impôts directs et personnels, comme la capitation,
assis sur les producteurs des denrées nécessaires, et
les impôts qui portent sur les denrées nécessaires
elles-mêmes, ont cet inconvénient au plus haut degré ;
ils obligent chaque producteur à faire l' avance de
l' imt personnel de tous les producteurs qui l' ont
précédé ; la même quantité de capitaux entretient
dès-lors une industie moindre, et les contribuables
paient
p533
l' imt, accru d' un intérêt composé dont le fisc n' a
point profité.
L' impôt en nature prélève, sur le terrain même, une
partie de la récolte au profit du trésor public.
Il a cela de bon, qu' il ne demande au cultivateur
qu' une valeur qu' il a, et sous la forme même il la
possède. La Belgique, après avoir été conquise par
les français, s' est touvée, à certaines époques,
hors d' état de payer ses contributions, quoiqu' elle
eût de belles récoltes. La guerre et les défenses
d' exporter l' empêchaient de vendre, et le fisc voulait
qu' elle vendît, puisqu' il demandait de l' argent : elle
aurait facilement supporté les charges publiques, si
le gouvernement avait levé en nature les produits
qu' il lui demandait.
Il a cela de bon, que le gouvernement est aussi
intéressé que le cultivateur aux bonnes récoltes, et
par conséquent à favoriser l' agriculture ; et peut-être
l' imt en nature, perçu à la Chine, est-il l' origine
de cette protection spéciale que le gouvernement de ce
pays accorde au premier des arts industriels. Mais
tous les revenus neméritent-ils pas la même
protection ? Ne sont-ils pas tous des sources les
gouvernemens puisent leurs subsides ? Les gouvernemens
ne sont-ils pas également intéressés à protéger
d' autres industries qu' ils écrasent ?
Il a cela de bon, que sa perception n' admet rien
d' arbitraire ni d' injuste : le particulier, une fois
sa récolte faite, sait ce qu' il est tenu de payer ;
le fisc, ce qu' il est en droit de réclamer.
Cet imt paraît le plus équitable de tous ; il n' y en
a pas qui le soit moins : il ne tient nul compte des
avances faites par le producteur ; il se proportionne
au revenu brut, et non au revenu net.
Deux agriculteurs propriétaires ont des cultures
différentes : l' un cultive de médiocres terres à blé ;
ses frais de culture se montent, année commune, à
8000 francs ; le produit brut de ses terres est de
12000 francs : il a donc 4000 francs de revenu net.
Son voisin a des prairies ou des bois qui rendent brut,
tous les ans, 12000 francs également, mais qui ne lui
coûtent d' entretien que 2000 francs. C' est donc, année
commune, 10000 francs de revenu qui lui restent.
La loi commande qu' on lève en nature un douzième des
fruits de la terre, quels qu' ils soient. On enlève en
conséquence, au premier, des gerbes de blé pour une
valeur de 1000 francs ; et au second, des bottes de
foin, des bestiaux ou du bois, pour une valeur de
1000 francs également.
p534
Qu' est-il arrivé ? C' est qu' on a pris à l' un le quart
de son revenu qui se montait à 4000 francs, et à
l' autre le dixième seulement du sien qui se montait à
10000 francs.
Chacun en particulier n' a pour revenu que le profit net
qu' il a fait après que son capital, tel qu' il était,
s' est trouvé rétabli. Un marchand a-t-il pour revenu le
montant de toutes les ventes qu' il fait dans une
année ? Non, certes : il n' a de revenu que l' excédant
de ses rentrées sur ses avances, et c' est sur cet
excédant seul qu' il peut payer l' impôt sans se ruiner.
La difficulté, les frais et les abus de la perception
de l' impôt en nature, sont un nouvel obstacle à son
établissement. Que d' agens à employer ! Que de
dilapidations à craindre ! Le gouvernement peut être
tromsur le montant de la contribution, trompé dans
la conversion en argent qu' il en faut faire, trompé sur
les denrées avariées, sur les frais d' emmagasinement,
de conservation, de transport. Si l' impôt est affermé,
que de fermiers, que de traitans dont les profits sont
faits sur le public ! Les poursuites seules qu' il
faudrait diriger contre les fermiers de l' impôt,
exigeraient une administration étendue. " un riche
propriétaire, dit Smith, qui passerait sa vie dans la
capitale, et qui toucherait en nature, dans diverses
provices éloignées, le prix de ses fermages, risquerait
de perdre la plus grande partie de ses revenus. Et
cependant les agens du plus négligent de tous les
propriétaires, ne sauraient dilapider autant que ceux
du plus vigilant des princes. "
on a fait valoir encore d' autres considérations contre
l' imt en nature ; mais il serait peut-être inutile et
sans doute fastidieux de les reproduire toutes. Qu' on
me permette seulement de faire remarquer quel serait,
sur les prix, l' effet de cette masse de denrées mises
en vente par les préposés du fisc, qui, comme on sait,
est aussi mauvais vendeur qu' il est mauvais acheteur.
La nécessité de vider les magasins pour faire place à
de nouvelles contributions ou pour subvenir aux besoins
impérieux d' un trésor public, ferait vendre les denrées
au-dessous du taux, où le fermage des terres, le
salaire des ouvriers, et l' intérêt des fonds employés
par l' agriculture, devraient naturellement fixer leur
prix ; concurrence impossible soutenir. Un tel
impôt, non-seulement ôte aux cultivateurs une portion
p535
de leurs produits, mais les empêche de tirer parti de
la portion qu' il ne leur ôte pas.
Le maréchal de Vauban, dans sa dixme royale ,
ouvrage d' un esprit juste, et qui mérite d' être étudié
par tous les administrateurs de la fortune publique,
propose une dixme du vingtième des fruits de la terre,
qu' on pourrait à la rigueur, et dans un cas de
nécessité, élever jusqu' au dixième. Mais Vauban
proposait cet impôt inégal pour remédier à une
inégalité encore plus grande : les besoins de l' état
étaient urgens, les ressources épuisées ; il
s' agissait d' atteindre, fût-ce imparfaitement, les
biens nobles et les biens ecclésiastiques, qui ne
payaient rien. à l' époque Vauban donna son plan, la
France en aurait éprouvé un grand soulagement, et il
conduisait à l' abolition des priviléges. C' est pour
cela même qu' il fut rejeté.
N 1692, quatre ans après l' heureuse révolution qui
plaça le prince d' Orange sur le trône d' Angleterre,
on fit une évaluation générale des revenus territoriaux
de ce royaume, et cette évaluation sert de base encore
aujourd' hui à la répartition de l' impôt territorial
qu' on y lève ; de manière que, quand l' impôt est fixé
au cinquième des revenus fonciers, ce n' est pas le
cinquième du revenu foncier actuel qu' on perçoit, c' est
le cinquième du revenu évalué en 1692.
On sent qu' un tel impôt adu être singulièrement
favorable aux aliorations agricoles. Un fonds
amélioré, et qui rapporte un revenu décuple de ce
qu' il rapportait dans l' origine, ne paie point une
décuple taxe. Si on l' a laissé se détériorer, il n' en
paie pas moins comme si son revenu était resté le
me. La négligence est condamnée à une amende.
Plusieurs écrivains attribuent à cette fixi
d' évaluation, la haute prospérité où l' agriculture
est portée en Angleterre.
Qu' elle y ait beaucoup contribué, c' est ce dont il
n' est pas permis de douter. Mais que dirait-on, si
le gouvernement, s' adressant à un petitgociant, lui
tenait ce langage : vous faites, avec de faibles
capitaux, un commerce borné, et votre contribution
directe est, en conséquence, peu de chose. Empruntez
et accumulez des capitaux ; étendez votre commerce,
et qu' il vous procure d' immenses profits ; vous ne
paierez toujours que la même contribution. Bien
plus : quand vos héritiers succèderont à vos prfits,
et les auront augmentés, on ne les évaluera que
comme ils furent évalués pour vous, et vos
successeurs ne supporteront pas une plus forte part
des charges publiques .
p536
Sans doute ce serait un grand encouragement donné aux
manufactures et au commerce ; mais serait-il
équitable ? Leurs progrès ne pourraient-ils avoir lieu
qu' à ce prix ? En Angleterre même, l' industrie
manufacturière et commerciale n' a-t-elle pas, depuis
la même époque, fait des pas plus rapides encore, sans
jouir de cette injuste faveur ?
Un propriétaire, par ses soins, son économie, son
intelligence, augmente son revenu annuel de cinq mille
francs. Si l' état lui demande un cinquième de cette
augmentation de revenu, ne lui reste-t-il pas quatre
mille francs d' augmentation pour lui servir
d' encouragement ?
On peut prévoir telles circonstances où la fixité de
l' imt, ne se proportionnant pas aux facultés des
contribuables et aux circonstances du sol, produirait
autant de mal qu' il a fait de bien dans d' autres cas :
il forcerait à abandonner la culture des terrains qui,
soit par une cause, soit par une autre, ne pourraient
plus fournir le même revenu. On en a vu l' exemple en
Toscane. On y fit, en 1496, un recensement ou
cadastre, dans lequel on évalua peu les plaines et les
vallons, où les inondations fréquentes et les ravages
des torrens ne permettaient aucune culture profitable ;
les coteaux, qui étaient seuls cultivés, y furent
évalués fort haut : des alluvions ont eu lieu ; les
inondations, les torrens ont été contenus, et les
plaines fertilisées ; leurs produits, peu chargés
d' impôts, ont pu être donnés à meilleur marché que ceux
des coteaux ; ceux-ci, ne pouvant soutenir la
concurrence, parce que l' impôt y est resté le même,
sont devenus presque incultes et déserts. Si l' impôt
s' était prêté aux circonstances
p537
des deux terrains, ils auraient continà être
cultivés l' un et l' autre.
Si je me suis un peu étendu sur quelques impôts en
particulier, c' est parce qu' ils se lient à des
principesnéraux. Ces principes ne sont point fondés
sur de vaines théories, mais sur l' observation et la
nature des choses. C' est faute de les comprendre qu' on
commet d' importantes erreurs dans la pratique, comme
l' assemblée constituante qui porta beaucoup trop loin
les contributions directes, et surtout la contribution
foncière, en vertu de ce principe des économistes dont
elle eut les oreilles rebattues, que toute richesse
venant de la terre, tous les imts retombaient sur
elle avec d' autant plus de surcharge, que les cascades
étaient plus multipliés.
Dans l' état présent de l' économie politique, la
théorie fondamentale de l' impôt doit au contraire, ce
me semble, être exprimée ainsi :
l' imt est une valeur fournie par la société, et qui
ne lui est pas restituée par la consommation qu' on en
fait.
Il coûte à la société non-seulement les valeurs qu' il
fait entrer dans le trésor, mais les frais de
perception et les services personnels qu' il exige,
ainsi que la valeur des produits dont il empêche la
création.
Le sacrifice, volontaire ou foocé, résultant de
l' imt, affecte le contribuable en sa qualité de
producteur, lorsqu' il altère ses profits, c' est-à-dire
ses revenus ; et il l' affecte en sa qualité de
consommateur, lorsqu' il augmente ses dépenses en
renchérissant les produits.
Dans le plus grand nombre des cas, le contribuable est
affecté par l' impôt, en ses deux qualités à la fois de
producteur et de consommateur ; et lorsqu' il ne peut
suffire avec son revenu, à payer, tout à la fois, sa
propre consommation et les charges de l' état, il entame
ses capitaux. Quand les valeurs capitales, ainsi
entamées par les uns, ne sont pas balancées au moyen
des valeurs épargnées par les autres, la richesse
sociale va en déclinant.
Celui qui paie au collecteur le montant de l' impôt
n' est pas toujours le vrai contribuable, du moins pour
la totalité de la valeur payée. Souvent il ne fait
qu' avancer, sinon en totalité, au moins pour une
partie, l' impôt qui lui est alors remboursé par
d' autres classes de la société d' une manière
très-compliquée, et souvent à la suite de plusieurs
opérations ; tellement que bien des gens paient des
portions de contributions au moment
p538
qu' ils s' en doutent le moins, soit par les prix
auxquels ils achètent les denrées, soit par les pertes
qu' ils éprouvent sans pouvoir en assigner les causes.
Ceux sur les revenus de qui retombent définitivement
les contributions, sont les vrais contribuables, et les
valeurs dont ils contribuent excèdent de beaucoup la
somme des valeurs qui entrent véritablement aux mains
des gouvernemens, en y joignant même les frais de
perception. Cet excédant de valeurs contribuées est
d' autant plus considérable, que le pays est plus mal
administré.
Il est bon de rapprocher ce qui est dit ici des
principes établis au chap 2 du livre ii, l' on a vu
la différence qui existe entre la cherté réelle et la
cherté relative. La chertérésultant de l' impôt est une
cherté réelle. C' est une moins grande quantité de
produits obtenue pour une plus grande quantité de
services productifs. Mais, indépendamment de cela,
l' imt occasionne ordinairement, et en même temps, un
renchérissement des produits relativement à l' argent :
c' est-à-dire qu' il fait payer les marchandises plus
cher en monnaie. La raison en est que l' argent n' est
point une production annuelle et courante comme celles
qu' absorbe l' impôt. Sauf les cas où le gouvernement
envoie de l' argent à l' étranger pour acquitter des
subsides ou salarier des armées, il ne consomme pas de
la monnaie : il reverse dans la société, par ses
achats, la monnaie qu' il lève par l' impôt, sans y
reverser la valeur de l' impôt. Mais comme l' impôt
paralyse une partie de la production, et ore une
prompte destruction des produits qu' il n' empêche pas
de naître, les impôts excessifs rendent les produits
toujours plus rares par rapport à la monnaie, dont la
quantité n' est pas diminuée par le fait de l' impôt. Or,
toutes les fois que les marchandises en circulation
deviennent plus rares par rapport à la quantité de
monnaie en circulation, elles sont plus chères en
argent.
Il semblerait que cette surabondance de monnaie d' or et
d' argent devrait contribuer à l' aisance publique. Point
du tout ; car l' argent a beau être en plus grande
proportion par rapport aux produits courans, chacun ne
peut l' acquérir que par des produits de sa propre
création, et c' est cette création me qui est
dispendieuse et difficile.
Au reste, quand les produits sont chers en argent,
l' argent lui-même, ayant moins de valeur relative,
ne tarde guère à s' écouler ; il devient plus
p539
rare qu' il n' était, parce qu' il se trouve moins de
denrées à faire circuler ; et c' est ainsi qu' un pays
écrasé d' impôts qui surpassent ses moyens de
production, se trouve peu à peu privé d' abord de
marchandises, ensuite d' argent, c' est-à-dire, de tout,
et sepeuple, comme il est arrivé en Espagne depuis
200 ans ; à moins que des épargnes constantes ne
balancent les capitaux qui s' altèrent, et qu' une
industrie active ne fournisse plus de produits annuels
que les consommations publiques n' en détruisent, comme
en Angleterre.
En étudiant avec soin ces principes, on comprendra
comment lespenses annuelles et véritablement
gigantesques des gouvernemens modernes, ont obligé les
contribuables à un travail plus opiniâtre, puisque,
indépendamment des productions que réclament leur
entretien, celui de leurs familles, leurs plaisirs, les
moeurs du pays, il faut qu' ils produisent encore ce que
dévore le fisc, et ce que le fisc fait perdre sans le
dévorer, valeur incontestablement énorme chez quelques
grandes nations, mais impossible à évaluer.
Cet excès, résultat graduel de systèmes politiques
produire, en obligeant les hommes à tirer de plus
grands services du concours des agens naturels ; et
sous ce rapport, les impôts ont peut-être contribué
au développement et au perfectionnement des facultés
humaines ; aussi, lorsque les progs de l' art social
auront ramené les contributions publiques au niveau des
ritables besoins des sociétés, on éprouvera un
très-grand bien-être résultant des progrès qui ont été
faits dans l' art de produire. Mais si, par une suite
des profusions où nous jettent des machines politiques
abusives et compliquées, le système des impôts excessifs
prévaut, et surtout s' il se propage, s' étend et se
consolide, il est à craindre qu' il ne replonge dans la
barbarie les nations dont l' industrie nous étonne le
plus ; il est à craindre que ces nations ne deviennent
de vastes galères, où l' on verrait peu à peu la classe
indigente, c' est-à-dire le plus grand nombre, tourner
avec envie ses regards vers la condition du sauvage...
du sauvage qui n' est pas bien pourvu à larité, ni lui
ni sa famille, mais qui du moins n' est pas tenu de
subvenir, par des efforts perpétuels, à d' énormes
consommations publiques, dont le public ne profite pas,
ou qui tournent même à son détriment.
p540
Chapitre xi.
De la dette publique.
I-des emprunts des gouvernemens, et de leurs effets
généraux.
Il y a cette grande différence entre les particuliers
qui empruntent et les gouvernemens qui empruntent, que
le plus souvent les premiers cherchent à se procurer
des fonds pour les faire valoir, pour les employer
d' une manière productive ; tandis que les seconds
n' empruntent ordinairement que pour dissiper sans
retour le fonds qu' on leur a prêté. C' est afin de
pourvoir à des besoins imprévus, et de repousser des
périls imminens, qu' on fait des emprunts publics ; on
accomplit, ou bien l' on n' accomplit pas son dessein ;
mais, dans tous les cas, la somme empruntée est une
valeur consommée et perdue, et le revenu public se
trouve grevé des intérêts de ce capital.
Melon dit que les dettes d' un état sont des dettes
de la main droite à la main gauche, dont le corps ne
se trouve pas affaibli. Il se trompe : l' état se
trouve affaibli en ce que le capital prêté au
gouvernement, ayant été détruit par la consommation
que le gouvernement en a faite, ne donnera plus à
personne le profit, ou, si l' on veut, l' intérêt qu' il
pouvait rapporter en sa qualité de fonds productif.
Avec quoi l' état paie-t-il donc l' intérêt de sa
dette ? Avec la portion d' un autre revenu qu' il
transporte d' un contribuable au rentier.
Deux fonds productifs, deux revenussultant de ces
fonds, existaient avant l' emprunt ; savoir, le
capital du pteur, et le fonds quelconque d' le
contribuable tirait la portion du revenu qu' on va lui
demander. Après l' emprunt, de ces deux fonds il ne
reste qu' un, celui du contribuable, dont il ne peut
plus employer le revenu à son usage, puisque le
gouvernement est obligé de le lui demander sous la
forme d' un impôt pour satisfaire le rentier. Le rentier
n' y perd aucune portion de revenu, c' est le
contribuable qui la perd.
Bien des gens, parce qu' ils ne voient point de perte
de numéraire à la suite des emprunts publics, n' y
voient point de perte de valeur, et s' imaginent qu' il
en résulte seulement unplacement de richesse. Afin
de rendre leur erreur encore plus sensible, je place
ici un tableau qui montre synoptiquement ce que
devient le fonds prêté, et d' où vient la rente payée
dans les emprunts publics.
p542
Un gouvernement qui emprunte, promet ou ne promet pas
le remboursement du principal ; dans ce dernier cas,
il se reconnaît débiteur envers le prêteur d' une rente
qu' on nomme perpétuelle . Quant aux emprunts
remboursables, ils ont été variés à l' infini.
Quelquefois on a promis le remboursement par la voie
du sort, sous la forme de lots, ou bien on a payé
chaque année, avec la rente, une portion du principal,
ou bien on a donné un intérêt plus fort que le taux
courant, à condition que la rente serait éteinte par
la mort du prêteur, comme dans les rentes viagères et
les tontines. Dans les rentes viagères, la rente de
chaque prêteur s' éteint avec sa vie ; dans les tontines,
elle se répartit entre les prêteurs qui survivent, de
manière que le dernier survivant jouit de la rente de
tous les prêteurs avec lesquels il a été associé.
Les rentes viagères et les tontines sont des emprunts
très-onéreux pour l' emprunteur, qui paie jusqu' à la
fin le me intérêt, quoiqu' il se libère chaque année
d' une portion du principal ; elles sont, de plus,
immorales : c' est le placement des égoïstes : elles
favorisent la dissipation des capitaux, en fournissant
au prêteur un moyen de manger son fonds avec son
revenu, sans risquer de mourir de faim.
Les gouvernemens qui ont le mieux entendu la matière de
l' emprunt et de l' impôt, n' ont fait, du moins dans les
derniers temps, aucun emprunt remboursable. Les
créanciers de l' état, quand ils veulent changer de
placement, n' ont d' autre moyen que de vendre le titre
de leur créance ; ce qu' ils font plus au moins
avantageusement, selon l' idée que l' acheteur a de la
solidité du gouvernement débiteur de la rente. De tels
emprunts ont toujours été fort difficiles à faire pour
les princes despotiques. Quand le pouvoir d' un prince
est assez étendu pour qu' il puisse violer ses
engagemens sans beaucoup de difficultés, quand c' est
le prince qui contracte personnellement, et qu' on peut
craindre que ses obligations ne soient pas reconnues
par son successeur, les prêteurs répugnent à toute
avance de fonds, à moins qu' elle n' ait un terme où
leur imagination se repose.
Les créations d' offices où le titulaire est obligé de
fournir une finance, ou un cautionnement dont le
gouvernement lui paie un intérêt, sont des espèces
d' emprunts perpétuels ; mais ils sont forcés. Une fois
qu' on a tâté de cette ressource, quelque peu ridicule,
on réduit en offices privilégiés,
p543
sous des prétextes très-plausibles, presque toutes les
professions, jusqu' à celles de charbonnier et de
crocheteur.
Les anticipations sont une autre espèce d' emprunt. Par
anticipations, on entend la vente que fait un
gouvernement, moyennant un sacrifice, de revenus qui ne
sont pas encore exigibles ; des traitans en font
l' avance, et retiennent un intérêt proportionné aux
risques que la nature du gouvernement ou l' incertitude
de ses ressources leur font courir.
Les engagemens que le gouvernement contracte de cette
manière, et qui sont acquittés, soit par les receveurs
des contributions, soit par de nouveaux billets fournis
par le trésor public, forment ce qu' on nomme d' après
une expression anglaise un peu barbare, la dette
flottante . Quant à la dette consolidée , c' est
cette partie dont la rente seule est reconnue par la
législature, et dont le fonds n' est pas exigible.
Toute espèce d' emprunt public a l' inconvénient d' enlever
aux usages productifs des capitaux, ou des portions
de capitaux, pour les dévouer à la consommation ; et
de plus, quand ils ont lieu dans un pays dont le
gouvernement inspire peu de confiance, ils ont
l' inconnient de faire monter l' intérêt des capitaux.
L' agriculture, les fabriques et le commerce trouvent
plus difficilement des capitaux à emprunter, lorsque
l' état offre constamment un placement facile et
souvent un intérêt élevé. Pour obtenir la préférence
sur un concurrent si redoutable, l' industrie est
obligée à des frais de production plus consirables,
qui diminuent la consommation en renchérissant les
profits.
Le grand avantage qui résulte pour une nation de la
faculté d' emprunter, c' est de pouvoir répartir sur un
grand nombre d' années, les charges que réclament les
besoins d' un moment. Les gouvernemens élèvent en
général leurs dépenses ordinaires au niveau des
contributions qu' on peut tirer des peuples ; et ils
sont obligés d' avoir recours à la ressource
extraordinaire des emprunts, pour subvenir aux dépenses
extraordinaires de la guerre. L' emprunt met à leur
disposition un capital à dépenser chaque année, sans
les obliger à demander au contribuable au-delà de
l' intérêt de ce me capital. Ils repoussent sur
l' avenir une partie des exigences du présent ; ce qui
les a rendus un peu faciles à reconnaître ces
exigences.
De me qu' à l' impôt, on a voulu trouver à l' emprunt,
indépendamment des ressources qu' il présente pour
satisfaire aux besoins de l' état, des avantages
provenant de sa nature ; on a dit que les contrats ou
les titres de créance qui composent la dette publique,
deviennent dans l' état de véritables valeurs, et que
les capitaux représentés par ces contrats, sont
p544
autant de richesses réelles qui prennent rang dans les
fortunes. C' est une erreur : un contrat n' est que le
titre qui atteste que telle propriété appartient à tel
homme. C' est la propriété qui est la richesse, et non
le parchemin qui en constate le possesseur. à plus
forte raison, un titre n' est pas richesse lorsqu' il ne
représente pas une valeur réelle et existante, et
qu' il n' est autre chose qu' une délégation fournie par
le gouvernement au prêteur, afin que celui-ci puisse,
chaque année, prendre part aux revenus encore à naître
entre les mains d' un contribuable. Si le titre venait
à être anéanti (comme il l' est par une banqueroute),
y a-t-il une richesse de moins dans la société ?
Nullement : le contribuable dispose alors de cette
portion de son revenu, qui aurait passé au rentier.
On a représenté l' achat et la vente des titres de
créances sur le gouvernement, comme un mouvement de
fonds, une circulation favorable à la société. Une
circulation n' a rien de favorable par elle-même :
c' est le mouvement d' une meule qui tourne à vide. Elle
n' est utile que lorsqu' elle est accompagnée d' effets
utiles ; comme dans le cas où des matières premières
passent entre les mains de l' industrie pour y recevoir
une valeur nouvelle, ou bien lorsqu' un consommateur,
en achetant un produit, replace entre les mains des
producteurs un capital que ces derniers font travailler
utilement. Mais dans la vente des fonds publics, si le
capital de celui qui vend est libéré, le capital de
celui qui achète est engagé à sa place. Ce n' est autre
chose que la substitution d' un créancier de l' état à
un autre, et la répétition d' une opération semblable
ne fait que multiplier les frais dont chacune d' elles
est accompagnée. Quant aux gains qui proviennent des
variations du cours, ils sont toujours fondés sur une
perte équivalente supportée par d' autres personnes.
p545
Le mal est bien plus grand lorsque l' achat et la vente
des fonds publics, devenus fictifs par des marchés à
terme, ne sont plus qu' un jeu où le gain n' est que la
dépouille des joueurs malheureux ou peut-être moins
bien informés.
On a dit qu' une dette publique attachait au sort du
gouvernement tous les créanciers de l' état, et que
ceux-ci, associés à sa bonne comme à sa mauvaise
fortune, devenaient ses appuis naturels. C' est
très-vrai. Mais ce moyen de conservation,
s' appliquant à un mauvais ordre de choses
p546
comme à un bon, est précisément aussi dangereux pour
une nation qu' il peut lui être utile. Voyez
l' Angleterre, où cette raison, dans bien des cas, a
contraint une foule de gens très-honnêtes à soutenir
une administration très-perverse, et un régime rempli
d' abus.
On a dit que la dette publique fixait l' état de
l' opinion sur la confiance que mérite le gouvernement,
et que dès-lors le gouvernement, jaloux de maintenir
un crédit dont elle montre le degré, était plus
intéressé à se bien conduire. Il convient de faire ici
une distinction. se bien conduire pour les
créanciers de l' état, c' est payer exactement les
arrérages de la dette ; se bien conduire pour le
contribuable, c' est dépenser peu. Le prix courant des
rentes offre à la vérité un gage de la première
manière de se bien conduire, mais nullement de la
seconde. Il ne serait peut-être pas même extravagant
de dire que l' exact paiement de la dette, loin d' être
une garantie de bonne administration, y supplée en
beaucoup de cas.
On a dit en faveur de la dette publique qu' elle offrait
aux capitalistes qui ne trouvent point d' emploi
avantageux de leurs fonds, un placement qui les empêche
de les envoyer au dehors. Tant pis. C' est une amorce
qui attire les capitaux vers leur destruction, et
grève la nation de l' intérêt que le gouvernement en
paie : il vaudrait bien mieux que ce capital eût é
prêté à l' étranger ; il en reviendrait tôt ou tard,
et, en attendant, ce serait l' étranger qui paierait
les intérêts.
Des emprunts publics morés, et dont les capitaux
seraient employés par le gouvernement en établissemens
utiles, auraient cet avantage d' offrir un emploi à de
petits capitaux situés entre des mains peu
industrieuses et qui, sion ne leur ouvrait pas ce
facile placement, languiraient dans des coffres, ou se
dépenseraient en détail. C' est peut-être sous ce seul
point de vue que les emprunts publics peuvent produire
quelque bien ; mais ce bien même est un danger, s' il
est pour les gouvernemens une occasion de dissiper les
épargnes des nations. Car à moins que le principal
n' ait été dépend' une manière constamment utile au
public, comme en routes, en facilités pour la
navigation, etc., il valait mieux pour le public que
ce capital restât enfoui : alors du moins si le public
perdait pour un temps l' usage du fonds, il n' en
payait pas les intérêts.
p547
En sumé, il peut être expédient d' emprunter
lorsqu' on n' a, comme les gouvernemens, qu' un usufruit
à dépenser, et que l' on est forcé de dépenser un
capital ; mais qu' on ne s' imagine pas travailler à la
prospérité publique en empruntant. Quiconque emprunte,
particulier ou prince, grève son revenu d' une rente et
s' appauvrit de toute la valeur du principal s' il le
consomme ; or, c' est ce que fon presque toujours les
nations qui empruntent.
Ii-du crédit public, de ce qui le fonde, de ce qui
l' altère.
Le crédit public est la confiance qu' on accorde aux
engagemens contractés par le gouvernement. L' état
emprunte à des conditions d' autant meilleures que
cette confiance est plus entière ; on peut présumer
dès-lors que les contribuables sont d' autant moins
chargés d' impôts, que le gouvernement a plus de crédit.
On verra tout à l' heure jusqu' à quel point cette
présomption est justifiée par l' expérience.
Le crédit de tous les gouvernemens a été fort peu
stable jusque vers la fin du dix-huitième siècle. Les
monarques absolus, ou à peu près bsolus, inspiraient
peu de confiance : leurs recettes et leurs dépenses
étant tenues secrètes, le public ne pouvait juger ni
la nature de leurs embarras, ni l' étendue de leurs
ressources. la volonté d' un seul fait la loi,
les prêteurs n' ont d' autre gage de la solidité des
promesses, que la bonne volonté du prince ou du
ministre en cdit ; l' avénement d' un nouveau prince,
ou seulement d' un autre ministre, peut anéantir les
promesses les plus solennelles. Pour suppléer au
crédit, on offrait différentes amorces aux prêteurs :
tantôt c' était l' appât des gros intérêts des rentes
viagères et des tontines, tantôt celui des annuités,
des primes, des lots ajoutés à l' intérêt stipulé. En
Angleterre même, au milieu des brillantes victoires
de Marlborough, les billets de l' échiquier perdaient
jusqu' à quarante pour cent. La reine Anne emprunta
neuf millions sterling, auxquels on attacha des lots
qui ne montèrent pas à moins de 2723918 livres
sterling, indépendamment des intérêts. Le crédit de
l' Angleterre d' abord, et de plusieurs autres états,
s' est affermi depuis ; ce qu' il faut attribuer
principalement à l' exactitude scrupuleuse avec
laquelle ils ont acquitté les intérêts de leur dette.
p548
à considérer les ressources d' un gouvernement, il
rite plus de confiance qu' un particulier. Les
revenus d' un particulier peuvent lui manquer tout à
coup, ou du moins en si grande partie, qu' il demeure
hors d' état d' acquitter ses engagemens. Des faillites
nombreuses dans le commerce, des événemens majeurs,
des fléaux, des procès, des injustices, peuvent ruiner
un particulier, tandis que les revenus d' un
gouvernement se fondent sur des tributs imposés à un si
grand nombre de contribuables, que les malheurs
particuliers de ceux-ci ne peuvent compromettre qu' une
faible portion du revenu public.
Mais ce qui favorise singulièrement les emprunts que
font les gouvernemens, est bien moins la confiance
qu' ils ritent ou qu' on leur accorde, que quelques
autres circonstances accessoires qui sont dignes de
toute l' attention des publicistes.
Les fonds publics sont un placement plus connu, plus
accessible qu' aucun autre. Tout le monde est admis à
y porter ses épargnes. Nul placement n' exige moins de
formalités, moins de précautions, moins de capacité
dans le prêteur, et ne l' expose moins aux chicanes de
la mauvaise foi. On en fait usage sans être obligé de
mettre le public dans sa confidence, et sans autres
frais que le paiement d' un courtage. On a de plus
investi les placemens dans les fonds publics, de tous
les priviléges que peut conférer l' autorité
souveraine. Pendant que le génie de la fiscalité
exploite avec avidité les sources de presque tous les
revenus, celle-ci a été mise à l' abri de ses atteintes.
Nulle contribution n' est assise sur les rentes payées
par l' état. Leur transmission a été affranchie des
droits, aussi bien que des formalités qui accompagnent
toute autre transmission. Ce fonds, aussi bien que ses
intérêts, ont été déclarés insaisissables ; tellement
qu' un créancier de l' état, criblé de dettes, peut
tranquillement consommer ses revenus en bravant ses
créanciers. S' il conçoit quelques inquiétudes sur la
solvabilité du trésor, s' il arrive qu' il ait besoin de
ses fonds, si quelque autre emploi les appelle, il lui
suffit de vingt-quatre heures pour les réaliser ; il
peut le faire obscurément ; la possibilité de vendre,
lui fait regarder comme nul le danger de garder.
Cependant tous ces priviléges, et ces moyens
accessoires d' attirer les accumulations des
particuliers dans le gouffre des dépenses publiques,
se sont trouvés insuffisans dans beaucoup de cas. Il
n' est personne qui ne sente que les gouvernemens sont
desbiteurs trop puissans pour n' être pas toujours un
peu dangereux. Dans les conventions conclues entre eux
et les particuliers, ils sontcessairement juges en
me temps que parties :
p549
comme dépositaires du pouvoir de faire des lois, ils
peuvent déterminer l' époque et la manière dont, en
leur qualité de débiteurs, ils devront s' acquitter ; le
recours aux tribunaux est insuffisant contre eux,
puisque les tribunaux sont les organes de l' autorité et
les exécuteurs de la règle qu' il lui plaît d' établir ;
enfin nulle contrainte ne peut être exercée contre le
gouvernement, et, enpit de sa bonne volonté, les
tempêtes de la politique peuvent le mettre hors d' état
de s' acquitter.
Ces considérations expliquent pourquoi, malgré tous les
moyens employés pour soutenir leur crédit, ou plutôt
pour y suppléer, ils ne trouvent pas en général des
fonds à des conditions aussi avantageuses que de solides
hypothèques ou une maison de commerce du premier rang.
Plusieurs états auraient même été dans l' heureuse
impossibilité de dépenserleurs revenus par
anticipation, si l' Angleterre ne leur avait fourni un
moyen d 4 emprunter qui l 4 emporte en puissance sur tous
les autres. Je veux parler du mode usité maintenant
partout, degocier les emprunts par souscription à
des compagnies de traitans qui achètent les rentes de
l' état en gros pour les revendre en détail.
Le gouvernement qui veut recevoir un principal et qui
ne peut le payer qu' en donnant une rente annuelle, met
en vente la promesse de cette rente que nous
supposerons ici de 5 fr, et la cède, entre les
différentes compagnies de prêteurs, à celle qui, pour
l' obtenir, lui offre le plus gros capital. Jusque-là,
et en supposant que l' emprunt soit suffisamment
justifié par des besoins véritables, cette marche n' a
rien que de conforme aux intérêts du public ; car,
plus l rente de 5 fr est payée chèrement, et moins
l' état a de semblables rentes à fournir pour obtenir
le capital dont il a besoin. Mais, dans l' exécution,
cette opération devient plus compliquée et plus
fâcheuse. Afin d' assurer le titre du prêteur, et pour
déguiser en même temps le taux de l' intérêt, le
gouvernement consent à supposer que le prêteur a versé
dans ses caisses une somme de 100 fr et qu' il lui en
paie l' intérêt à 5 pour cent, quoique la compagnie
financère qui s' est chargée de l' emprunt, n' ait payé
cette même rente de 5 fr que 89 fr, 72 fr, 60 fr et
me moins ; de sorte que dans ce dernier cas, par
exemple, l' état se reconnaît débiteur pour chaque
rente de 5 fr, outre la somme de 60 fr qu' il a reçue,
d' une somme imaginaire de 40 fr qu' il n' a pas reçue.
p550
On comprend que par ce moyen, l' intérêt pouvant être
porté aussi haut qu' on le veut sans être stipulé, un
gouvernement peut emprunter, quel que soit le crédit
dont il jouit. S' il en a peu, l' intérêt peut être à
un taux tel que la portion d' intérêt qui représente la
prime d' assurance offerte au pteur, couvre son
risque, quoique fort grand ; et qu' un gouvernement qui
reçoit peu de capital pour chaque rente de 5 fr qu' il
donne, peut néanmoins toucher la somme qu' il désire,
en multipliant les rentes d' autant plus qu' il les vend
moins cher.
Dans le siècle dernier, les gouvernemens ne pouvaient
guère trouver de prêteurs que parmi leurs sujets, ou
tout au plus parmi les capitalistes qui avaient avec
leurs sujets de fréquentes relations. Par
l' intermédiaire des compagnies financières, ils en ont
trouvé chez toutes les nations commerçantes du monde.
Ces compagnies ont des correspondans et même des
associés dans toutes les grandes villes de l' Europe.
Chacune des maisons correspondantes, par la
connaissance qu' elle a des capitalistes qui se trouvent
dans sasidence et parmi ses relations, peut estimer
par aperçu la somme de rentes qui pourront être placées
à Londres, à Vienne, à Francfort, à Amsterdam, à
Hambourg, etc. Le taux auquel la compagnie consent à
se charger d' un emprunt, est toujours inférieur à celui
auquel se vendent les rentes analogues dans ces
différentes villes, qui deviennent des marchés toujours
ouverts pour les emprunts que font les différens
gouvernemens de l' Europe et de l' Amérique. Les
gouvernemens ne sont plus obligés de solliciter et de
riter la confiance du public ; cela devient l' affaire
des traitans, et les moyens qu' ils mettent en oeuvre
dans ce but, leur ussissent d' autant mieux qu' ils
font eux-mêmes partie des nations, et mettent dans ces
sortes de spéculations l' intelligence et l' activité
qui président ordinairement aux affaires privées.
p551
C' est ainsi que les capitaux amassés par l' industrie
et l' économie des particuliers dans tous les coins du
monde, sont pompés par les traitans et livrés aux
puissances ; c' est ainsi que des puissances qui
n' avaient aucun crédit, ont pu cependant emprunter à des
conditions que n' obtiennent pas toujours les
particuliers les plus solvables : le roi de Naples à
94, en reconnaissant au prêteur un capital de 100 ; la
Russie à 951 sur 2 ; l' Autriche à 96 ; la Prusse
à 991 sur 2.
Il faut bien, dira-t-on, que l' état ait du crédit pour
sister à une agression injuste, pour affermir son
indépendance. -ce serait fort désirable assurément ;
mais c' est précisément dans les occasions où les états
ont besoin d' affermir leur indépendance ou d' asseoir
leurs institutions, qu' ils peuvent le moins compter sur
les traitans. Dans les querelles qu' on suscite aux
nations, la cause la plus juste est, en général, la
plus faible. Quiconque n' a pas pour soi la force est
obligé d' avoir la raison. Ce n' est point cette cause
qui sourit aux hommes uniquement animés d' intérêts
pécuniaires ; ils se rangent du parti qui paie le
mieux ; or, c' est celui qui dispose des forces
matérielles de la société. Ils n' examinent point si un
gouvernement respecte ou non les droits de l' humanité,
s' il agit dans un sens opposé aux lumières acquises,
s' il cherche à replonger les nations dans l' ignorance,
la superstition et les désordres qui signalent, sans
exception, les siècles précédens ; mais ils examinent
si ce gouvernement a des législateurs complaisans pour
donner un vernis légitime à l' impôt, et des soldats
bien disciplinés pour le faire payer.
p552
En 1776, l' Angleterre trouvait des secours pour
l' aider à soutenir ses injustes prétentions contre les
états-Unis, et les états-Unis n' en trouvaient
point pour défendre leur indépendance. En 1792, les
puissances coalisées trouvaient de l' argent pour dicter
des lois à la France ; et la France, poussée au
désespoir, n' aurait pas conservé son indépendance sans
les mesures violentes dont elle a eu tant à gémir
pluscemment on a trouvé des millions pour plonger
dans la gradation les compatriotes du Cid ; et la
partie mitoyenne, vertueuse et éclairée de ce peuple,
a été livrée en proie à la partie fanatique et barbare.
L' abus qu' on a fait du crédit, ou plutôt des moyens qui
suppléent a crédit, a conduit le véritable publiciste,
celui qui s' occupe des intérêts du public, à se
demander à quoi tout cet appareil si vanté pouvait être
bon. Il a jeté les yeux sur l' Angleterre, et il a vu
une nation tellement obérée par les intérêts de sa
dette, et les objets de la consommation tellement
renchéris par les impôts, que le travail chez elle ne
suffit plus à la classe indigente pour la faire
subsister ; et qu' au sein de la plus admirable
industrie et de l' activité la plus soutenue, la
plupart des citoyens y sont constamment en butte aux
plus cruelles privations.
Beaucoup de personnes respectables, mais trop peu
accoutumées à suivre les faits jusque dans leurs
dernières conséquences, vantent avec enthousiasme la
puissance du crédit public ; des négocians qui ont
voué par état une sorte de culte à la fidélité
scrupuleuse que l' on doit mettre à payer ses dettes, ne
s' aperçoivent pas que, pour les gouvernemens, il est
une vertu plus haute : c' est de n' en pas contracter.
Il est impossible aux
p553
gouvernemens de ne pas rejeter le fardeau de leurs
dettes sur le peuple, et ils doivent toujours craindre
que le peuple ne se lasse de supporter des charges qui
ne sont pas accompagnées d' avantages proportionnés. Si
nous, génération présente, avons, du moins par notre
silence, consenti à grever les revenus de nos neveux,
nos neveux ne jugeront-ils pas convenable de secouer
ce fardeau, s' ils viennent à s' apercevoir qu' il n' a
servi en rien à leur bonheur, ni à leur gloire ?
L' avenir peut se croire fondé à demander des comptes au
sent. Les représentans futurs d' une nation
reprocheront peut-être à leurs prédécesseurs de ne
l' avoir pas bien représentée. Combien d' emprunts ne
pourront-ils pas imputer à des votes corrompus, à une
fausse politique, un orgueil national mal entendu, à
des systèmes surannés ? Enfin, nos neveux peuvent se
trouver dans des circonstances fâcheuses, et ne prendre
conseil que de leurs embarras et de leur pouvoir.
On a cru pvenir ces extrémités par des caisses
d' amortissement. Elles offriraient un moyen d' éteindre
et de rembourser les emprunts non remboursables, si
l' on respectait invariablement l' objet de leur
institution. Voici ce qu' il y a de fondamental dans
leurs orations.
Si l' état emprunte cent millions à cinq pour cent, il
faut qu' il se procure toutes les années une portion du
revenu national égale à cinq millions pour acquitter
les intérêts de cet emprunt. Il établit ordinairement
un impôt dont le produit s' élève à cette somme chaque
année.
Si l' état porte l' impôt à une somme un peu plus forte,
à celle de 5 millions 462400 francs, par exemple ;
s' il charge une caisse particulière d' employer les
462400 francs d' excédant, à racheter chaque année,
sur la place, une somme pareille de ses engagemens ; si
cette caisse emploie au rachat, non-seulement le fonds
annuel qui lui est affecté, mais de plus les arrérages
des rentes dont elle a racheté le titre, au bout de
cinquante ans elle aura racheté le principal tout
entier de l' emprunt de cent millions.
Telle est l' opération qu' exécute une caisse
d' amortissement.
L' effet qui en résulte est dû à la puissance de
l' intérêt composé, c' est-à-dire, d' un intérêt qu' on
accumule chaque année pour l' ajouter à son principal,
et qui lui-même porte ainsi intérêt pour toutes les
années suivantes.
On voit que, moyennant un sacrifice annuel égal, tout
au plus, au dixième de l' intérêt, on peut, avant
cinquante années, racheter une rente de cinq pour
cent. Cependant, comme la vente des contrats de rente
est libre, si les possesseurs des contrats ne veulent
pas s' en dessaisir au pair,
p554
c' est-à-dire, sur le pied de vingt fois la rente,
alors le rachat est un peu plus long ; mais cette
difficulté même est un signe du bon état du crédit.
Si au contraire le crédit chancelle, et que pour la
me somme on puisse racheter une plus forte somme de
contras, alors l' amortissement peut avoir lieu à un
terme plus rapproché. De façon que plus le crédit
décline, et plus une caisse d' amortissement a de
ressources pour le remonter, et que les ressources
qu' elle offre ne s' affaiblissent qu' autant que le
crédit public a moins besoin de son secours.
à l' aide d' une semblable caisse, un gouvernement peut
soutenir le prix des effets publics, et par conséquent
emprunter à de meilleures conditions. C' est sans doute
ce qui a fait dire à Smith, que les caisses
d' amortissement, qui avaient été imaginées pour la
duction de la dette, ont été favorables à son
accroissement.
On peut ajouter que les intérêts payés par le trésor,
et mis enserve par la caisse, sont un appât qui
provoque de nouvellessdépenses pour lesquelles on
n' ose avoir recours à de nouveaux emprunts. Les fonds
des caisses d' amortissement d' Angleterre et de
France ont été, par diverses lois, détournés de cette
manière, de l' emploi auquel ils avaient été destinés,
et la nation a perdu ainsi le fruit du sacrifice
supplémentaire qu' on lui avait demandé en empruntant.
Mais en supposant me que le fonds d' amortissement pût
être religieusement respecté, en supposant des
législatures parfaitement indépendantes et capables
d' opposer, à toutes les époques, une résistance
inébranlable aux propositions des ministres, une caisse
d' amortissement est une institution qui entraîne des
frais, des abus, et qui ne rend effectivement aucun
service quand l' état est bien administré.
Pour un état, comme pour un particulier, il n' y a pas
deux moyens de s' affranchir de ses dettes. Cet unique
moyen est d' y consacrer l' excédant de ses revenus sur
ses dépenses. Les dépenses atteignent-elles le revenu ?
La dette n' est pas diminuée, quoi qu' on fasse ; elle
est même augmentée s' il y a un excédant duté de la
dépense. Les revenus excèdent-ils la dépense ? Le
procédé le plus expéditif et le moins coûteux, est
d' employer immédiatement cet excédant au rachat d' une
partie des obligations de l' état. La manoeuvre des
intérêts composés n' est qu' un pur charlatanisme.
Quand l' état est assez heureux pour avoir cette année
un excédant de vingt millions sur ses recettes, et
qu' il rachète en conséquence un million de ses rentes,
n' a-t-il pas ce million à payer de moins l' année
prochaine ? Et si ses recettes et sespenses sont
encore dans la même
p555
situation, son excédant de l' année prochaine ne
sera-t-il pas de vingt un millions, qui rachèteront un
million et cinquante mille francs ? N' est-ce pas
tout l' effet qu' on peut attendre de l' intérêt composé ?
On voit que le point esseniel pour éteindre une dette,
c' est, tout bonnement, deduire les dépenses et d' y
employer les recettes excédantes. Pendant toutes les
années de la guerre que l' Angleterre a fait à la
volution française, et même quelques années après,
l' Angleterre a constamment emprunté des sommes
beaucoup plus considérables que celles qui étaient
rachetées par sa caisse d' amortissement. Il aurait
mieux valu pour elle qu' elle eût employé à ses
dépenses les impôts additionnels qu' elle avait établis
au profit de son amortissement, et qu' elle eût
emprunté de moins le montant de ces charges
additionnelles. C' est maintenant une vérité dont on
convient en Angleterre, et sur laquelle on peut
appeller en témoignage deux économistes célèbres de
notre époque. Robert Hamilton, à qui nous devons le
meilleur ouvrage qu' on ait fait sur la dette publique,
prononce qu' on n' a retiré de la caisse d' amortissement
qu' un avantage fictif et illusoire ; et David
Ricardoclare qu' elle n' a été caisse
d' amortissement que de nom.
On a maintes fois proposé d' affranchir un état de
ses dettes par une banqueroute brusque ou graduelle ;
mais une mesure de ce genre, en mettant même à part ce
qu' elle peut avoir d' injuste, ne rémédierait nullement
au mal : elle n' aurait d' autre effet que de le
transporter sur d' autres individus. Sans doute on
déchargerait les revenus des contribuables de tout
l' imt qu' on leur fait payer pour acquitter es
intérêts de la dette ; mais on diminuerait les revenus
des créanciers de l' état de tout le montant de la même
somme. Ce rsultat serait même plus funeste pour les
créanciers, qu' il ne serait favorable aux
contribuables ; car enfin, parmi ces derniers il n' en
est aucun à qui l' impôt, quelque exagéré qu' il soit,
ravisse la totalité de son revenu, tandis qu' en
supprimant l' intérêt que l' on paie aux rentiers, il en
est eaucoup d' entre eux qu' on laisserait absolument
sans ressources.
Pour guérir la lèpre des emprunts, le seul parti
raisonnable est celui que prennent les malades qui ont
ruiné leur tempérament par des excès, et qui le
rétablissent par un régime plusvère : il faut
refaire par degrés
p556
les capitaux qu' on a imprudemment dissipés,
c' est-à-dire, diminuer les dépenses publiques et
employer fidèlement les revenus épargnés de cette
manière au rachat de la dette. Il n' y a, pour un
ministre des finances, aucun talent qui vaille celui
de dépenser peu.
Les princes qui, comme les potentats de l' Asie,
désespèrent d' avoir un crédit, cherchent à amasser
un trésor.
Un trésor est la valeur présente d' un revenu passé,
comme un emprunt est la valeur présente d' un revenu
futur. L' un et l' autre servent à subvenir aux
besoins extraordinaires.
Un trésor ne contribue pas toujours à la sûreté du
gouvernement qui le possède. Il attire le danger, et
il est rare qu' il serve au dessein pour lequel il a
été amassé. Le trésor formé par Charles V, roi de
France, devint la proie de son frère, le duc
d' Anjou ; celui que le pape Paul Ii destinait à
combattre les turcs et à les repousser en Asie,
favorisa les débordemens de Sixte Iv et de ses
neveu ; celui que Henri Iv réservait à
l' abaissement de la maison d' Autriche, fut employé
aux profusions des favoris de la reine-mère ; et,
pluscemment, les épargnes qui devaient consolider
la monarchie de Frédéric Ii, roi de Prusse, ont
servi à l' ébranler.
Entre les mains d' un gouvernement, une grosse somme
fait naître de fâcheuses tentations. Le public
profite rarement, je n' ose pas dire jamais, d' un
trésor dont il a fait les frais : car toute valeur,
et par conséquent toute richesse vient originairement
de lui.
Fin du livre troisième et dernier.
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