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Langue Française (InaLF)
Tableau de la géographie de la France [Document électronique]. 2 / par P.
Vidal de La Blache
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La région rnane. La Lorraine et l' Alsace s' adossent au
massif des Vosges. Ces deux contrées se touchent ; naguère elles
se complétaient. Bien que très différentes, au moins par l'
aspect, elles sont impossibles à expliquer l' une sans l' autre.
Le rapport intime qui les unit se révèle dans leur structure et
dans leur participation à une même histoire géologique. Il
sulte aussi d' un autre genre de ressemblances qui assaillent
l' esprit au seul appel de leur nom. Ces contrées sont des
frontières. Elles l' ont été dès l' origine de l' histoire. Elles
n' ont cesde l' être que temporairement, sous les mérovingins
et les carolingiens. Leur existence est traversée, domie même,
par les conflits géraux des états et des peuples. La Lorraine
et l' Alsace ne peuvent être considérées isolément ; elles font
partie d' une région elles se coordonnent avec d' autres
contrées analogues dans une histoireologique commune. La rive
droite et la rive gauche du Rhin, la Fot-Noire et les
Vosges, les pays du Neckar et ceux de la Moselle forment dans
l' évolution du sol un ensemble qu' on ne peut morceler sans
nuire à l' intelligence de chaque partie. Cette région, que nous
appellerons rnane, a été primitivement continue ; l'
interruption tracée par la plaine du Rhin n' a commencé à
exister qu' aps de longs âges. Il faut se la représeter, dans
cet état primitif, comme un large bombement, un dôme qui se
serait graduellement soulevé. Peu à peu, en s' exagérant, ce
mouvement produit au point faible, c' est-à-dire, au sommet de la
voûte, une rupture, première esquisse de la dépression future. C'
est le commencement d' accidents qui désormais ne cesseront pas
de se répéter. Lorsqu' arrive l' âge des grands soulèvements
alpins, les accidents qui en sont le contre-coup se multiplient
sur cette fente qui les attire. C' est alors qu' on voit pour la
premre fois unepression, sous forme de bras de mer, s'
allonger à la place qu' occupe aujourd' hui
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la plaine rnane. à mesure que la pression s' enfonce, les
bords se relèvent. Du côté les Vosges et la Forêt-Noire,
chaînes jumelles, se regardent, des fractures ou failles
découpent leurs bords ; des pans entiers de roches, entraînés le
long de ces fractures, s' appuient aux chaînes restées debout. Du
té opposé, des accidents semblables se sont produits, mais plus
locaux, moins pressés, sans la continuité qu' affectent sur l'
autre versant les longues dislocations qu' on peut suivre. La
Lorraine vers l' Ouest, la Souabe et la Franconie de l' autre
té sont des plateaux inclinés en sens inverse : la plaine
rhénane est le résultat final d' une lézarde qui s' est peu à peu
agrandie. Tel est, sommairement, l' enchaînement de faits qu' il
est inutile de poursuivre ici en détail. Il présente un ensemble
lié. Une conception générale doit présider à l' étude des divers
éléments du groupe. On ne peut faire complètement abstraction,
me quand on borne son étude à une partie, des autres parties
qui lui correspondent. Mais les ressemblances, dans la région
rhénane, ne vont pas au dedes traits généraux de structure.
Entre les diverses contrées de ce groupe naturel il y a symétrie,
correspondance incontestable, mais non centralisation. C' est en
cela que consiste la grande différence entre cette région et le
bassin parisien. Dans celui-ci, malgré les nuances qui
diversifient le climat et le sol, malgré les infidélités commises
par quelques fleuves ou rivières au réseau fluvial, les
influences générales dominent, les particulaités se subordonnent
à l' ensemble, tout conspire à cer une vie commune, qui naît
des conditions naturelles. C' est à l' épreuve des événements et
des habitudes que chaque partie apprend qu' elle ne peut se
désintéresser de l' ensemble. Les échanges, les relations liées à
la vie agricole ou aux industries locales sont autant d'
influences familières et constantes qui entretiennent le
sentiment de vie commune. La région rhénane, telle que nous l'
avons délimitée, n' embrasse pas une plus grande étendue que le
bassin parisien ; tout au contraire. Mais les unités secondaires
y conservent bien plus de relief et de vigueur. L' hydrographie,
le climat, pour ne citer que les agents de diversité les plus
puissants, introduisent des différences marquées. L' enfoncement,
probablement encore persistant, de la plaine rhénane, a cé un
seau particulier de rivres qui gagnent directement le Rhin.
Les rivièreses au contraire sur les plateaux lorrain et souabe
obéissent dans une bonne partie de leur cours à des pentes
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inverses. Elles finissent bien par revenir après un trajet plus
ou moins long au fleuve central : le Neckar plus directement ;
la Moselle au prix d' un long circuit, et seulement par une voie
détournée et sinueuse à travers les solitudes du massif schisteux
. Mais, dans cette indépendance de développement, des attractions
en sens divers ont tout le temps de se faire jour. La Moselle,
continuée par la Meuse, à laquelle elle a jadis donné la main,
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incline vers le bassin de Paris. à la suite des vigoureux
empiétements qu' ont pouss vers le nord la Saône et ses
premiers affluents, la Lorraine a été profondément mêlée, d' un
autre côté, à la Bourgogne. Elle obéit ainsi à des attractions
spéciales, qui n' ont rien de commun avec celles des contrées qui
lui sont symétriques à l' est de la Fot-Noire. Puis, ces
accidents ont produit dans le relief des inégalités assez fortes
pour que les climats présentent d' assez notables différences. Là
aussi est un principe de divergences dans l' aspect du pays et
les moeurs des habitants. Il suffit pour le moment de signaler
ces causes. Dans l' ensemble tectonique de la région rnane, des
contrées se détachent, yant leur vie propre, gardant un certain
deg d' autonomie naturelle. Trois exemples, ou plutôt trois
types, se présenteront à nous : les Vosges d' abord, puis la
Lorraine et enfin l' Alsace. Si étroitement apparentées qu'
elles soient par leur origine, ces contrées, en vertu même des
lois physiques de leur évolution, n' ont pas cessé d' accentuer
leur individualité propre. Relief, hydrographie, climat se sont
développés dans le sens de diversité croissante.
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Chapitre premier. Les Vosges. Des lignes d' un vert sombre,
parmi lesquelles peu de formes particulières setachent,
annoncent de loin les vosges, dans l' atmosphère nettoyée par les
vents d' ouest. à mesure qu' on s' en approche, la douceur
générale des profils continue à être l' impression dominante,
mais on distingue dans les formes quelque chose de robuste. Des
montagnes trapues s' élèvent sur de larges bases ; et sans
ressauts, comme d' un seul jet, s' achèvent en cônes, en
pyramides, en dos allongés ou parfois, quoique plus rarement qu'
on ne dit, en coupoles. Au sud, dans le massif tassé, laminé,
injecté de roches éruptives, qui constitue le noyau le plus
ancien, les chaînes s' ordonnent en longues rangées compactes,
serrées les unes contre les autres, qui font l' effet de vagues
accumulées. La vallée n' est entre elles qu' un sillon étroit et
profond. Dans la régon moins dure que constitue le grès permien
aux alentours de Saint-Dié, les lignes segagent, les
montagnes s' individualisent mieux, tout en conservant leur
mode caractéristique. Elles se campent les unes à côté des
autres, dans leur superbe draperie de forêts. Lorsque les roches
archéennes disparaissent sous la couverture des couches
dimentaires qu' elles n' ont crevée qu' en partie, d' autres
formes prennent le dessus. Ce sont celles qui caractérisent le
grès dit vosgien, dont les roches rougeâtres, au grain très fin,
couvrent au sud le flanc occidental, et vers le nord, à partir du
Donon, toute la chaîne. D' abord les plates-formes de grès
coiffent les cimes du granit ; bientôt le grès couvre aussi les
flancs. Il devient véritablement
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expressif, lorsqu' il a été fortement travaillé par l' érosion.
Il se délite alors en plaques épaisses, empilées les unes sur les
autres, souvent en surplomb. Quelquefois, brusquement, il se
termine en corniche au-dessus d' une vallée creusée en abîme. C'
est naturellement près des cimes que la désagrégation des grès a
engendré ces fantaisies pittoresques, qu' on prendrait de loin
pour des constructions faites de main d' homme. L' homme, d'
ailleurs, a suivi l' exemple de la nature ; et souvent le burg
s' est dres sur les substructions et même en partie dans les
flancs de la citadelle naturelle. L' instinct bâtisseur a
emprunté au sol non seulemet des matériaux, mais des modèles ; et
les constructions de tout âge qui, de Sainte-Odile aux environs
de Saverne, attestent son oeuvre, s' incorporent à la roche même
. Ces grès, très perables, laissent filtrer les eaux ; et sur
les sables produits par leursagrégation, les rivières coulent
dans des vallées étroites au niveau uni. , entre des prairies,
" les eaux glissent sans bruit sur un sable assez fin " . D'
autres grès, plus argileux et de teintes plus bigarrées,
apparaissent sporadiquement et finissent même, dans la région des
sources de la Saône, par occuper toute la surface. De nouveau
alors la topographie se modifie. Le relief se roule en
ondulations comme celles qu' on voit, entre éinal et Xertigny,
s' allonger à perte de vue vers l' ouest. Au lieu de cônes à pans
coupés, ce sont de molles croupes, le plus souvent cultivées,
qui constituent les parties supérieures. Des étangs, faings
ou tourbières, y marquent la stagnation des eaux. Quoique dans
son ensemble le pays soit encore boisé, la forêt s' éclaircit ;
elle se compose, pour ainsi dire, en un foisonnement d' arbres
entremêlés de cultures, toujours assez maigres. Partout où
dominent ces grès argileux, on constate le même changement. C'
est une clairière de ce genre qui, dans la partie septentrionale
des Vosges, constitue, au plus épais du massif forestier, le
pays de Bitche. Un roc de conglomérat, épargné par la nudation
, rese debout ; il a fixé le site du fort et de la ville. Partout
cependant, soit qu' elle domine effectivement, soit que les
frichements l' aient morcelée, la fot reste présente. Elle
hante l' imagination ou la vue. Elle est le vêtement naturel de
la contrée. Sous le manteau sombre, diappar le clair feuillage
des tres, les ondulations des montagnes sont enveloppées et
comme amorties. L' impression de hauteur se subordonne à celle de
forêt. Même après qu' elle a été extirpée par l' homme, la forêt
se devine encore aux écharpes irrégulières qu' elle trace parmi
les prairies, aux émissaires
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qu' elle y projette, soit isolés, soit en bouquets d' arbres
grimpant sur des blocs de roches. De ces prairies brillantes
jusqu' aux dômes boisés, c' es une symphonie de verdure qui, par
un beau jour, monte vers le bleu cenddu ciel. Mais le charme
grave qui s' exhale du paysage ne parvient pas à dissimuler la
pauvreté native du sol. Les substances azotées manquent à ces
terrains presque exclusivement siliceux. Ces prés, sauf dans
quelques parties privilégiées, ne nourrissent qu' un bétail
mesquin ; les vaches suisses ont peine à s' y entretenir. Les
distinctions que la géographie actuelle établit dans cet ensemble
furent lentes à se présenter à l' esprit des hommes. Pendant
longtemps tout se confondit pour eux en une région forestière, où
l' arbre était roi, et où l' homme, en dehors de la chasse et des
ressources dépendant de son ingéniosité, trouvait peu à vivre. C'
était une de ces grandes silves qui de l' Ardenne à la Bohême
couvraient la majeure partie de l' Europe. Sans quitter les bois
on pouvait aller, vers le sud-ouest, comme vers le nord, bien au
de de la contrée sur laquelle se localise aujourd' hui le nom
de Vosges. Tout le pays des sources de la Saône appartient
encore par la nature du sol à l' ancienne forêt : c' est encore
la ge , au dire des habitants. Et vers le nord, après que la
zone de forêts s' est momentanément amincie au col de Saverne,
elle ne tarde pas à s' étaler de nouveau. Un écureuil pourrait
sauter d' arbre en arbre dans la Haardt qui entoure en arc
de cercle les plateaux que traverse la Sarre. à Forach, comme à
Bitche, comme dans le pays de Dabo, ou au sud de Baccarat ou
d' épinal, les hêtres se mêlent ou se substituent aux sapins ;
mais c' est toujours même sol, même paysage forestier sur le
sable et mêmes conditions d' existence. C' est là ce que saisit
d' instinct le langage populaire. L' hommesigne et spécialise
les contrées d' après les services qu' elles lui rendent. Pendant
longtemps il ne put tirer qu' un maigre parti de ces solitudes
silvestres. Il les confondit en un vague ensemble ; et c' est
ainsi que les habitants des contrées cultivées et fertiles qui en
garnissent les abords parlaient, dès le temps de César, d' une
forêt des Vosges allant des environs de Langres jusqu' au
pied des Ardennes. Cela voulait dire que dans toute cette
étenduegnait une sorte de marche forestière, qui était pour
les gens des plaines voisines une région inhospitalière et avare.
Plus tard, avec les exagérations qui leur sont propres, les
légendes issues des monastères traduisaient la même impression de
répugnance. L' installation dans ces solitudes y est célébe
comme une entreprise héroïque. Pour nous, aujourd' hui, cependant
, les vraies Vosges, avec le petit monde vosgien qui s' y est
formé, se concentrent dans le vieux
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massif arcen et la région de grès qui en recouvrent
immédiatement les flancs. Elles s' arrêtent au nord vers le col
de Saverne. à l' ouest elles enveloppent la vallée de la
Moselle jusqu' aux environs d' épinal. Le massif semble, il est
vrai, brusquement s' arrêter au nord de Belfort ; mais il est
facile de s' assurer que par une sorte de torsion, il s'
infléchit ; car des fractures en étoilement montrent jusqu' aux
abords de Plombières avec quelle intensité s' est encore exercée
dans ce coin extrême des Vosges l' action dynamique. Ainsi
limité, ce massif n' offre pas, comme les Alpes, un système
ramifié de vallées ; mais il n' est pas non plus un simple
compartiment découde failles, comme le Harz ou la forêt de
Thuringe. Des vallées profondes, des plis étroits sans
continuité absolue, mais en succession marquée, quelques longs
couloirs comme ceux qui entaillent les grès permiens de Saint-
Dié à Schirmeck ou à Villé, articulent l' intérieur et tracent
les cadres d' une vie vosgienne originale. Aujourd' hui les
influences extérieures l' assaillent de deux tés ; l' usine s'
introduit par les vallées qui remontent de Lorraine et d'
Alsace ; mais au-dessus de 4 oo tres vit encore une région
plus purement vosgienne, dont la nomenclature est presque une
description, et indique les formes de relief, d' hydrographie ou
de végétation remarquées ou utilisées par l' homme. Dans le vert
des prés, dans l' étendue des faings , assemblages de
tourbières et d' étangs qui s' étalent su les plateaux rocheux,
dans le nombre des lacs qui dorment au fond des vallées ou qui
garnissent les alentours des cimes, se montre l' empreinte du
climat humide qui a contribà modeler les Vosges. Souvent une
brume obstinée voile les cimes. En hiver et en automne, des
rafales du sud-ouest, n' ayant rencontré sur leur route aucune
chne de la taille des Vosges, s' abattent avec leur fardeau de
vapeurs sur les versants occidentaux, font rage sur les
promontoires, tels que le ballon de Servance, qu' elles frappent
de plein fouet. Une immense faigne , d' aspect tout scandinave
, s' étend aux sources de l' Oignon. Les rivières, sur le flanc
occidental, s' enfoncent très loin vers l' intérieur du massif ;
elles se nourrissent e réservoirs spongieux qui criblent la
surface. Les masses énormes de débris quartzeux répandues par les
courants diluviens autour des Vosges, mais notamment en
Lorraine, sont des phénomènes pleinement en rapport avec cette
direction des courants pluvieux. Ils nous enseignent que si c'
est à l' est que les forces mécaniques internes ont produit les
principaux accidents,
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c' est par l' ouest que s' est exere surtout la force
destructive du climat : les traces laises par les anciens
glaciers jusqu' au de de Gérardmer attestent quelle fut, de ce
té, leur longueur. Sur le Hohneck, des entassements de blocs
granitiques arrondis montrent l' effet de ces destructions. Mais
ce n' est pas seulement sur les roches que le climat a mis son
empreinte. Au-dessus d' un niveau bien inférieur à celui qu'
atteignent les arbres dans le Jura ou dans les Alpes, la
végétation silvestre est mal à l' aise. Dès que les cimes
dépassent environ I 2 oo mètres, la forêt, si robuste dans les
parties inférieures, végète, se change en taillis buissonneux de
tres tordus marquant l' extrême résistance des arbres. Au-
dessus de I 3 oo mètres les arbres n' existent plus. On s' est
étonné de cette limite relativement basse : pourtant l' humidité
spongieuse entretenue sur la surface peu perméable de roches, et
au-dessus des plantes basses auxquelles la neige prête un abri,
le chaînement des vents, ne laissent à la végétation que la
ressource de se faire rmpante et humble ; buissons ou gazons
remplacent les arbres. à la fot succède la chaume . C' est
sous ce nom qu' apparaît, dans les Vosges, cette forme de
végétation des hauteurs. à la différence des faignes , qui se
trouvent à tous les étages, elle n' appartient qu' aux parties
les plus élevées. Mais comme dans l' Ardenne, le Harz, c' est
le même climat humide et venteux, qui substitue une nature tantôt
herbeuse, tantôt marécageuse à la nature forestière. Les chaumes
ne sont pas dues à un recul de la forêt ; peut-être ont-elles été
élargies par l' usage séculaire des pratiques pastorales, mais
elles ont toujours couvert une assez grande étendue dans les
Vosges. On ne pourrait guère expliquer autrement la longue
persistance e la faune originale de grands animaux dont parlent
lesmoignages historiques. Il y avait dans les Vosges, encore
vers l' an Iooo, des bisons, des aurochs, des élans, tes des
grandes fots hercyniennes, et qui ont disparu ou se réduisent à
quelques individus confinés en Lithuanie ou sur les bords de la
Baltique, gibier magnifique qui fit des Vosges un domaine de
chasse cher aux carolingiens. Une race de chevaux sauvages
persistait encore au xvie siècle. Plusieurs traits, dans cette
faune, indiquent une nature de steppe. Elle se veloppa à la
faveur du climat sec, dont l' apparition paraît bien prouvée
aujourd' hui dans les intervalles glaciaires. C' est dans le
loess des coteaux sous-vosgiens d' alsace qu' ont é trous
en abondance les ossements de chevaux sauvages, grands cerfs,
rennes, chamois, marmottes, etc. Plus tard, les chaumes, les
éclaircies entre les forêts
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offrirent un refuge et des moyens de subsistance qui permirent à
quelques espèces de se maintenir longtemps. Dans le développement
de la vie, comme dans la structure, les Vosges offrent l'
intérêt d' un fragment de monde ancien, curieusement sitentre
des contrées que des courants de circulation sillonnent et
renouvellent. Peu à peu l' ensemble des formes animées qui s' y
était concentré disparaît, cède à l' intrusion de formes
nouvelles. La flore de physionomie boréale, héritage des époques
glaciaires, restreint de plus en plus son domaine, limité
sormais aux parties les plus hautes ou les moins accessibles.
Tel a é aussi le sort de ces animaux, également legs du passé,
que leur taille et leurs exigences de nourriture livrèrent à une
destruction plus ou moins rapide. Les Vosges se modernisent dans
leur population d' êtres vivants, comme dans leur aspect. Les
populations humaines qui les ont primitivement habies, et qui
nous ont légué dans les dolmens, les abris sous roches, les
enceintes fortifiées, des traces de leur occupation, ont sans
doute laissé des éments dans la population actuelle ; mais il
semble que leurs débris, émiettés dans quelques vallées, soient
destinés aussi à se fondre prochainement. La redoutable force de
l' ndustrie moderne, avec les habitudes qu' elle semble trop
généralement entrner, portera peut-être le dernier coup à ces
survivants. L' élément le plus ancien de la population vosgienne
appartient au même type brachyphale que celui qui prévaut dans
le Morvan et le Massif Central. Traversé par d' autres couches
de populations, que l' exploitation des mines ou une colonisation
sporadique ont, à diverses époques, implantées jusque dans l'
intérieur des Vosges, il subsiste néanmoins dans les hautes
vallées des deux versants. Il descend sur le versant oriental
avec les vallées dites welches , qui ont conservé leur patois
roman. Une empreinte gauloise prononcée reste sur les Vosges.
Les plus anciens monuments où se marque la main de l' homme
ressemblent à ceux qui existent en difrentes parties de la
Gaule. Le Donon, comme le Puy De Dôme, a son culte perpétué
plus tard par un temple. Sur le promontoire fameux où la légende
de sainte Odile a suc peut-être à quelque ancien sanctuaire,
se dressent les restes d' une enceinte fortifiée semblable à
celles qui couronnaient le mont Beuvray et d' autres sites
stratégiques d' oppida gaulois. Ce fut sans doute un refuge,
rendu cessaire par les invasions qui vinrent de bonne heure
assaillir la riche plaine. Chaque jour, les couvertes
préhistoriques nous font mieux apprécier l' importance des
groupes de population qui avaient occupé les fetiles terrasses
limoneuses bordant le pied oriental du massif. Menacées par des
ennemis, les
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populations du versant alsacien recherchèrent sur les sommets l'
abri des fortifications naturelles. Ce sont elles qui ont dressé
sur les cimes ces camps retranchés dont on voit des restes non
seulement à Sainte-Odile, mais à Frankenburg, à l' entrée du
Val-De-Villé. C' est partout le rôle de la montagne d' offrir
asile aux races refoulées. Bien plus âpre, bien plus longue est
la tration par le versant opposé. La vallée lorraine,
irrégulière et raboteuse, serpenteniblement sur le flanc
occidental du massif. Elle est tournée vers les vents pluvieux.
Elle n' a ni le climat, ni les ressources naturelles des vallées
du flanc opposé, ni le châtaignier, ni la vigne. C' est par
saccades et par des efforts rés qu' une population parvint à
s' y constituer. Plus encore que sur lealsacien, il fallut
l' action systématique des monastères pour introduire dans ces
solitudes forestières la culture et la vie : épinal, Remiremont
, Saint-Dié, Senones, étival, etc. La vallée lorraine des
Vosges ne s' est peuplée et n' acu que par l' appui des
petites villes qui se sont formées sur sa périphérie. Plusieurs
de ces villes gardent encore quelque chose de la physionomie de
ces marchés urbains qui, à proximité es montagnes, s' établissent
pour servir aux transactions avec les montagnards. Leurs grandes
halles, leurs rues à arcades, leurs larges places les
caracrisent, aussi bien que les eaux vives de leurs fontaines.
C' est que le vosgien venait, à époques fixes, troquer son
bétail ou les produits de son industrie, pour le grain cessaire
à sa nourriture, pour le lin qui devait occuper son travail d'
hiver. Avec la ténacité caractéristique de nos vieilles races de
montagnes, une population s' implanta jusque dans les intimes
replis du massif. Elle se fit place aux dépens des forêts, sur
les flancs inférieurs des vallées, sur les versants s'
attardent les rayons du soleil. Dans les basses , le long des
collines , tant qu' il fut possible de faire pousser entre les
pierres quelques-unes de ces récoltes de seigle ou de méteil qu'
on voit encore à moitié verts à la fin d' août, s' éparpillèrent
les granges , séjours permanents de ces montagnards. Ces
maisons larges et basses, dont les toits en bardeaux s' inclinent
et s' allongent pour envelopper sous un même abri le foin, les
animaux et les hommes, sont les dernières habitations permanentes
qu' on rencontre avant les chalets où les marquaires viennent
, en été, pratiquer leur industrie. Quelquefois un coin de terre
plus soigné l' on cultivait un peu de chanvre, croissent
quelques légumes, avoisine ces granges . On voit, dans les
vallées qui confluent à la Bresse, le domaine qu' elles
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se sont taillé sur les versants tournés vers le sud, entre les
champs pierreux qui montent jusqu' à lisière de bois et les talus
de moraines qui leur fournissent souvent un meilleur sol. Jusqu'
au-dessus de 8 oo mètres, les dernres granges se hasardent ;
ensuite, il ne reste plus qu' à s' élever encore de 2 ooou 3 oo
tres pour atteindre les chaumes, les turages d' été qui, dès
le viiie siècle, commencèrent à être méthodiquement exploités.
Par eux et par les seuils tourbeux qui les avoisinent on franchit
aisément la ligne de faîte quipare des riches vallées d'
Alsace. Il y avait ainsi près du Rothenbach, au sud du Hohneck
, un vieux " chemin des marchands " , que pratiquaient les gens
de la bresse pour se rendre dans la vallée de Münster. Ces
hameaux épars dans les vallées formèrent de petites autonomies.
Sous le nom de bans , qu' on retrouve dans toutes les parties
des Vosges, ils se groupèrent en petites unités distinctes,
ayant leurs relations, leurs costumes et leurs moeurs. On ne s'
étonne pas, dans quelques-uns de ces replis retirés, de voir
encore de petites communautés d' anabaptistes vivant à part.
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à mesure que la population augmenta dans les Vosges, elle
demanda davantage aux ressources de la nature ambiante, et
principalement à la silve immense et aux eaux courantes. On
exploita les forêts pour vendre des arbres à la plaine ; et de
bonne heure la Meurthe vit s' établir un flottage important vers
les riches campagnes de Metz. Des scieries, des moulins à papier
profitèrent de la force des rivières. On en comptait un bon
nombre dans les Vosges au xvie siècle ; et longtemps même avant
cette époque, des verriers utilisaient les sables des Vosges
gréseuses, à Darney, comme à Bitche ou à Forbach. La vie
industrielle y naquit de bonne heure. Fore de joindre les
ressources du tisserand aux trop maigres profits qu' elle tire du
sol, de se mouvoir et de s' entremettre pour vivre, cette
population fut soustraite par ses habitudes mêmes à la fixité
monotone s' engourdit parfois l' âme du campagnard. Grâce aux
mines autrefois importantes, une colonisation artificielle y
assembla comme une marquetterie d' habitants tirés du dehors. Les
rangs de la population devinrent peu à peu assez denses pour que
l' industrie moderne, en qte d' une main-d' oeuvre économique,
vînt largement y puiser. L' industrie autour et au pied des
Vosges a commenpar être humble, issue des besoins
élémentaires de l' existence ; et anmoins un lien ne manque pas
entre ces pauvres industries de tisserands nées spontanément dans
la montagne, et les usines qui s' étalent aujourd' hui dans la
plaine d' Alsace ou dans la vallée de la Moselle.
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Chapitre ii. La Lorraine. Le mot Lorraine est un nom historique
qu, après avoir flotté des Vosges aux Pays-Bas, a fini par se
fixer dans lagion de la Moselle. Là s' est constitué un petit
état qui a assuré la conservation du nom. De même qu' après des
fortunes diverses le nom de France a reçu du royaume sa
limitation et sa sanction définitives, celui de Lorraine s'
est finalement adapté à la partie de son ancien domaine naquit
une individualité politique. Mais sous cette création en partie
artificielle, on retrouve une région géographique qui la dépasse
et la complète. Celle-ci ne s' étend pas jusqu' aux Pays-Bas
assurément ; il y a entre ces deux parties du vieux royaume
lotharingien toute l' épaisseur de l' Ardenne et de l' Eifel.
Mais elle correspond à un faisceau fluvial nettement
individualisé, celui de la Moselle. Sur le plan incliné qui se
roule à l' ouest des Vosges, toutes les rivières ont été
entraînées vers un sillon qui s' est creude bonne heure par
affouillement au pied des roches calcaires de la bande oolithique
. Les couches marneuses qui en constituent la base offraient à l'
érosion une proie facile. Des environs de Mirecourt à ceux de
Thionville, sur plus de I 2 o kilomètres, cette zone de moindre
consistance traçait le lit prédestiné d' une rivière maîtresse,
apte à recueillir toutes les eaux du versant occidental des
Vosges. La Moselle, non sans tâtonnements, finit par s'
installer, à Frouard, dans cette dépression. La pente qui l'
attirait vers le bassin de Paris fut en concurrence avec celle
qui sollicite vers le nord les eaux de la région rhénane : c' est
celle-ci qui l' emporta, maintenant la Moselle sur la
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bordure jurassique. Elle devint ainsi l' arre principale d' un
seau, presque unilatéral il est vrai, mais riche et puissamment
ramifié. Une grande rivière vosgienne semblait pourtant vouloir
échapper à l' attraction de la Moselle, et esquisser un cours
indépendant. La Sarre, née au pied du Donon, pénètre au nord
dans le bassin houiller et ne rejoint qu' après un long détour la
grande rivière lorraine. Elle vient cependant se confondre avec
elle, au moment où les deux courants unis s' apprêtent à
accomplir, entre le Hunsrück et l' Eifel, une percée analogue à
celle du Rhin à travers le massif schisteux. La Moselle n' aura
plus désormais qu' à achever romantiquement son cours en méandres
sinueux dans un pays acciden et solitaire. Son confluent avec
la Sarre, comme celui du Main et du Rhin, marque l' achèvement
d' un faisceau fluvial autonome. à l' extrémité de la riante
vallée chane par Ausone, entre des coteaux de vignes, Tves,
la ville romaine, occupe une position qu' on peut comparer à
celle de Mayence. Si celle-ci fut la métropole de la province de
première Germanie, Tves fut celle de la première Belgique.
Il est utile de se rapporter à ces viellss divisions, dans les
quelles s' expriment les premiers groupements politiques de
peuples. La province romaine s' est d' ailleurs contine par la
circonscription ecclésiastique de Trèves, et de nombreux
rapports ont longtemps maintenu un reste de cosion. Mais à la
longue les morcellements féodaux, princiers ou ecclésiastiques,
ont prévalu ; ils ont séparé diverses parties, sans ussir
toutefois à abolir entièrement l' empreinte d' autonomie
régionale qui s' étend à toute la contrée dont la Moselle est le
lien. Une autre cause d' autonomie fut l' isolement. Ces roches
de grès rouge qui encadrent sur la rive gauche la Moselle à
Trèves, sont l' extrémité de la longue zone, arénae et
forestière, qui entoure d' une sorte d' arc de cercle la région
lorraine. Nous avons vu, au sud-ouest, se détacher du flanc des
Vosges une zone de forêts et d' arbres qui enveloppe les sources
de la Saône. Vers le nord aussi elle se prolonge par les bois
sans fin de la Haardt. Puis, vers Deux-Ponts, elle tourne à l'
est, se rapprochant ainsi de la Sarre, qu' elle enveloppe à
Sarrebrück de ses profonds replis. C' est comme une réapparition
du pays vosgien que ce massif de Forbach à Saint-Avold, où d'
étroites vallées, servant d' asile aux villages et aux cultures,
entaillent les tranches rouges des roches boisées. Un vaste
croissant de forêts enveloppe presque ainsi la Lorraine à l' est
, au nord et au sud. Il a contribà l' isole ; car on ne
pouvait le traverser que par les éclaircies naturelles ou par des
amincissements qui çà et réduisaient le domaine de la forêt ;
par exemple à Saverne et à Bitche,
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par lapression de Kaiserslautern entre Metz et Mayence, ou
encore au sud-ouest, par les plateaux découverts qui mènent vers
la Meuse naissante. Pendant longtemps ces longues vallées ont
dormi solitaires sous leur épais massif forestier. Et quand, plus
tard, l' industrie et la population pénétrèrent dans cette gion
d' existence pénible, elle resta encore une sorte de marche
frontière, que la pauvreté de ressources rendait peu pénétrable.
Plusieurs causes ont ainsi contribué à individualiser la
Lorraine. Ce qui a le lus frappé les habitants, c' est la
différence de sol avec les régions voisines. Il faut un contraste
saisissable à l' oeil pour qu' une conte se détache, se précise
par un nom spécial. Ce contraste ne manquait pas, lorsqu' au
sortir des solitudes boisées de la Haardt on passait dans le
Westrich , ou lorsque des grès de la Vôge on débouchait
dans les calcaires de la plaine . L' impression en est plus
subite encore, lorsque, du seuil de Saverne, on voit devant soi
se rouler les coteaux lourds et nus qui précèdent Sarrebourg.
C' est un nouveau pays qui commence, avec un autre sol, d' autres
produits et d' autres moeurs. La Lorraine, homogène par rapport
aux pays environnants, ne l' est pas en elle-même. Elle présente
des différences de sol et de relief. à l' est c' est un plateau ;
à l' ouest une contrée sillone de longues rangées de côtes. Le
sol lorrain est constitué par des affleurements de couches de
moins en moins anciennes, à mesure qu' on s' éloigne des Vosges
vers l' ouest. C' est la disposition par zones qui se continue
ensuite dans le bassin de Paris. L' ordonnance générale des
terrains, les principales lignes de relief oissent
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à cette disposition fondamentale. Mais la surrection des Vosges
semble avoir déchaî de bonne heure des forces torrentielles
dont la contrée a fortement subi l' empreinte. Quelle idée ne
faut-il pas se faire de leur action, quand on retrouve sur des
coteaux de plus de 4 oo mètres, près de Nancy, des blocs
roulés d' origine vosgienne ! Il est certain que les eaux
courantes, avant de se combiner dans le réseau actuel, ont dans
leurs divagations largement déblayé la surface. Elles lui ont
imprimé ce modelé sigulier dont élie De Beaumont a
magistralement résumé les principaux traits, tels qu' on peut les
embrasser d' ensemble du haut des Vosges. Voilà bien, entre des
surfaces planes ou mollement ondulées, ces monticules isolés qui
se dressent comme des témoins. Ici les eaux ont librement
vagabondé ; elles ont po d' énormes nappes d' alluvions
siliceuses qui, couvertes de forêts, font des taches noires dans
la plaine. elles ont été arrêtées par des roches plus dures.
Un combat, dont nous pouvons suivre les phases et les résultats
dans la sculpture du sol, s' est enga. Les roches calcaires, d'
origine en partie récifale, dont la ligne s' opposait vers l'
ouest à l' irruption des eaux vosgiennes, ont fini par en avoir
raison. chiquetée et même temporairement rompue, cette ligne a
puanmoins pvaloir comme barrière. Les rivières se rangent,
se unissent à ses pieds ; elles infléchissent leur direction d'
après celle de l' obstacle. Elles cessent de suivre entre elles
ce cours presque parallèle qui est le mode normal de
ruissellement sur un talus incliné. Dès ce moment aussi cesse le
type de plaine ou plateau, qui caractérisait jusqu' alors la
région lorraine. Il fait place à un type différent, de dessin
plus ferme, d' architecture plus soutenue : au plateau sucde un
pays de coteaux et de terrasses. La combinaison de ces deux
formes constitue la Lorraine : le tout dans un espace restreint.
C' est un ensemble qu' il est aisé d' embrasser d' un coup d'
oeil. Que ce soit de quelque cime des Vosges, ou de quelque
beldère situé le long de la côte oolithique, le regard, prévenu
de ces contrastes, les retrouve, les compare, va de l' un à l'
autre. Des raides coteaux qui enserrent à demi Nancy, on voit
lentement s' élever vers l' est les lignes assez tristes qui
marquent la pente ascensionnelle du plateau. Ou bien il faut
monter sur la colline si nettement détachée, si naturellement
dominante que les hommes en ont fait de bonne heure une
forteresse et un temple. Le coteau de Sion-Vaumont est un
excellent observatoire naturel. à l' ouest les lignes sombres et
plates de forêts s' enfoncent à l' horizon ; à l' est se déroule,
dans sa gravité, la terre lorraine. Ni bois, ni prairies ne
manquent, mais ce qui domine, ce qui revient toujours entre les
villages disposés en échiquiers, c' est le
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champ de labour, c' est-à-dire le sol nourricier dont s' est
formé un peuple. Il y a dans le plateau même autant de nuances et
de variétés que de zones de terrain. Avec la nature du sol
changent la forme des vallées, l' aspect topographique, les
cultures. Aux calcaires d' époque d' où les céréales ont presque
éliminé les bois. Puis, la topographie se mamelonne davantage.
Une glaise blanche, veinée de rouge, apparaît dans les foss ou
les tranchées. Dans les champs, de puissants attelages de chevaux
ont peine à remuer cette terre gluante. Les eaux ont largement
affouillé ces " marnes irisées " ; c' est à leurs pens que se
sont étendues les alluvions siliceuses dont le sol gris et
spongieux porte les forêts plates à l' est de Lunéville. Plus
bas, les grands courants ont hésité devant la digue que leur
opposaient les calcaires qui constituent l' étage inférieur du
lias. Ce premier obstacle ne devait pasussir à les arrêter ;
mais l' icision du lit, les ramifications des rivières, l'
effacement momentané des vallées montrent les difficultés qu' en
ce passage a rencontrées leur écoulement. La Meurthe à Rosres
-Aux-Salines, la Seille en amont de Château-Salins, se
traînent à la surface du plateau. Des étangs parsèment la région
déprimée où se forme la Seille. C' est là qu' affleurent les
puissantes couches de sel qui se déposèrent par évaporation dans
les lagunes des mers d' âge triasique. Quelle est au juste leur
étendue ? On l' ignore. Mais on sait que de temps immémorial les
hommes exploitèrent les ressources de ce pays à sel. On a relevé
des traces d' établissements anciens sur les terrains consolidés
entre les marais, des vestiges de briquetages destinés peut-être
à en rendre les abords praticables. Là sans doute, comme à
Hallstatt, ou comme à Kissingen en Franconie, prirent place d'
antiques exploitations : but de routes, source convoitée de
richesse dont il importait d' assurer la défense. Ce pays, le
Saulnois , est certainement ainsi une des parties de la
Lorraine se déposèrent le plus tôt des germes de vie urbaine.
Les petites villes qui le peuplent, Marsal, Château-Salins,
appartiennent à la famille nombreuse en Europe de celles qui
doivent leur nom au sel. Le transport de cette denrée donna lieu
à des transactions étendues. Sur les berges de la rivrepar
laquelle les chargements de sel gagnaient Metz et Tves, la
forteresse en ruines de Nomény semble en sentinelle. Au nombre
des causes de l' importance précoce de Metz il faut probablement
compter sa position au confluent de la rivière de la Seille ; il
y eut là sans doute, comme sur la voie du sel entre les Alpes et
la Bohême, une étape anciennement fréquentée par ce genre de
commerce.
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Déjà, au-dessus de ces plateaux, des coteaux isolés attirent l'
attention. La côte de Virine domine de plus de I 2 o mètres son
piédestal ; des témoins semblables surgissent çà et là, vers
Dieuze, Gros-Tenquin, etc. Ce sont les avant-coureurs de la
formation marneuse et calcaire / de l' époque du lias /, qui d'
abord par lambeaux, puis avec continuité, va prendre possession
de la surface. Le Madon à Mirecourt, la Moselle à Charmes, la
Meurthe à Saint-Nicolas, la Seille à Château-Salins
pénètrent dans cette zone, qui est celle du plus riche sol de la
Lorraine. Paysage médiocre que ces vallées à berges molles
encadrant le fond de prairies qui borde la rivière ! Mais la
vigne, à peu ps absente jusque-là, garnit ces croupes ; des
villages situés dans toutes les positions, dans la vallée, à mi-
te, sur les plateaux, attestent la variété des ressources.
Quelques forêts encore assombrissent la plaine, mais sur e
grandes étendues le sol roux ne porte que des moissons. Des pays
agricoles se sont formés ainsi et gravés dans la nomenclature
populaire : le Xaintois à l' ouest de Mirecourt, le
Vermois entre la Moselle et la Meurthe, renommés de bonne
heure pour leur fertilité. " quand le Xaintois et le Vermois
sont emblas, la Lorraine ne risque point de mourir de faim " :
et dans ce dicton local on retrouve le persévérant instinct d'
autonomie qui fait que pour ses habitants la Lorraine représente
quelque chose qui se suffit à lui-même, qui vit de ses propres
ressources. Elles sont grandes en effet, bien qu' achetées
toujours au prix d' un dur travail. Ce plateau, qui vient à l'
ouest expirer au pied des ôtes oolithiques, est le noyau
constitutif de la Lorraine. La frange des coteaux qui le
terminent ajoute une parure à cet ensemble ; mais le sol
nourricier qui permit à des groupes d' hommes de se multiplier,
de se constituer en force et en nombre, appartient à cette grande
surface battue des vents, qui garde longtemps un niveau élevé et
conserve encore dans sa végétation sauvage des restes d' espèces
arctiques. La temrature y est rude ; un ou deux mois de gelée
sont, environ chaque année, le triste contingent de l' hiver ; la
gétation montre un retard de près de deux semaines sur celle
des coteaux. Cependant ce climat apporte en été assez de chaleur
pour qu' au-dessous de 3 ootres la vigne puisse prospérer,
quand elle a eu la chance d' échapper aux gelées tardives. De la
variété des couches entretenant de fquents niveaux d' eau, de
l' abondance des phosphates de chaux et des substances
fertilisantes, s' est constitué un sol fécond et largement
habitable. Les champs, les bois, et même les prairies, quoiqu' en
moindre étendue, y sont enchevêtrés et assez rapprochés pour que,
si voisins que soient les villages, ils disposent chacun de ces
diverses commodités d' existence. Les matériaux de
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construction s' offrent sur place et en abondance : ici pierres
calcaires, là briques ou tuiles, le bois partout. Cette terre,
pourvu que des attelages robustes en déchirent les flancs, ournit
à l' homme tout ce qui lui est utile ; elle est reconnaissante,
mais, il est vrai, sans grâce et sans sourire. La population qui
en tire parti se compose de petits propriétaires ; race économe,
calculatrice et utilitaire. Des lots d' exploitation agricole
très morcelés forment le patrimoine de ces habitants strictement
grous en villages ; ceux-ci, très uniformes, très régulièrement
partis. Le passé n' y a guère laissé de châteaux ; le présent
n' y a pas implanté d' usines. La monotonie de l' aspect n' est
que le juste reflet de l' uniformité d' occupations et de
conditions sociales. Dans la plate campagne, des communautés
rurales aux noms généralement terminés par les désinences court
ou ville , s' espacent à trois ou quatre kilomètres de
distance. Il est rare qu' elles contiennent plus de 3 oo
personnes ; souvent il y en a moins. Là se concentrent tous les
travailleurs et propriétaires, y compris le berger communal. Tout
rentre dans le village : les pailles, qu' il est nécessaire d'
engranger ; le bétail, qui ne peut passer la nuit dehors. De loin
, on n' aperçoit qu' un groupe pelotonné de maisons presque
enfouies sous des toits de tuiles descendant très bas. Une ou
deux routes, bordées de peupliers, sont le seul ornement des
abords. L' organe central est une large rue irrégulière,se
trouvent les puits, les fontaines, ou parfois de simples mares.
Fmier, charrettes, ustensiles agricoles se prélassent librement
sur l' espace nagé des deux côtés de la chaussée, le long des
maisons. La force d' anciennes habitudes, un certain dédain de l'
agrément transpirent dans l' aménagement de ces villages
agricoles lorrains : le jardin n' est qu' un potager ; un toit
commun abrite hommes, bêtes et granges. Néanmoins la maison est
en réalité ample, bien construite. Elle paraît triste quand on
vient d' Alsace ou des Vosges ; rien n' est sacrifié au
pittoresque. C' est la demeure d' une population depuis longtemps
figée dans ses habitudes, ennemie des innovations. Sur cette
terre, qui nourrit sans enrichir, les rapports de l' homme et du
sol semblent manquer d' élasticité. Le pays vosgien nous avait
offert le spectacle de rapports en perpétuel mouvement, s'
assouplissant aux conditions d' une nature variée, substituant
tour à tour le hameau au chalet, l' usine à l' abbaye. Rien de
semblable ici : le contraste n' est pas seulement dans l' aspect,
le relief, la nomenclature : il est aussi dans l' homme. On se
sent en présence d' un type frappé à l' effigie du sol. Cette
population de villageois-campagnards représente un groupe plutôt
géographique qu' ethnique. Sur les limites de la Bourgogne comme
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du Luxembourg, les mêmes aspects de vie rurale se présentent.
Les traits sont communs, à peu de chose près, dans la partie de
langue fraaise et dans celle de langue allemande. Ces analogies
générales paraissent confirmées par les observations
anthropologiques. Il y a un fond de caractères communs, sur
lequel le germanisme a inégalement infl, sans le faire
disparaître. La limite linguistique nepond à aucune division
naturelle ; elle croise successivement toutes les zones. Plus
capricieuses encore et plus arbitraires ont é les limites
historiques. L' unide la région repose exclusivement sur ce
fond très ancien d' habitudes agricoles, contractées en
conformité avec le sol. Cette population a traversé les siècles.
Elle avait subsisté, à travers des guerres et des invasions dont
les épreuves plus récentes n' étaient pas parvenues à effacer le
souvenir : il semble qu' aujourd' hui ses rangs s' éclaircissent
de plus en plus, sous l' influence des causesnérales qui
atteignent les vieilles contrées agricoles, mais ici avec une
intensité accrue par la proximité de deux grands foyers d'
industrie, celui de Nancy et celui des Vosges. Lorsque, venant
de l' est, on s' approche de Nancy, des formes nouvelles
attirent le regard : en avant d' un rideau dont les lignes
uniformes se prolongent à perte de vue, des coteaux isolés, des
monts se projettent, comme des piliers détacs d' une masse.
Leur parenté ne saurait échapper à l' attention ; partout en
effet se répètent les mêmes profils. à une inclinaison douce et
nagée des pentes inrieures succède, généralement aux deux
tiers environ de la hauteur, un escarpement raide, rocailleux,
tapissé d' abord de taillis, couvert enfin de bois. Ce sont des
talus surmontés de corniches. Le ressaut peut être plus ou moins
amorti par les éboulis ; mais il est toujours aisé de reconnaître
que le chapiteau n' appartient pas à la même formation que la
base. Celle-ci fait partie des couches marneuses
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d' âge liasique, dans lesquelles les eaux ont largement déblayé ;
elle continue par son modelé la bordure fertile que nous avons
vue se marquer vers Mirecourt, Charmes, Saint-Nicolas. L'
escarpement qui la surmonte appartient aux calcaires, dits
oolithiques, du jurassique inférieur. Sec et profondément fissuré
, il introduit non seulement un autre relief, mais une autre
nature. Cette association n' est pas un fait local. Les mêmes
éléments du paysage coexistent devant Langres, comme devant
Nancy. On les retrouve au-dessus de Sedan, comme au-dessus de
Metz. Tout le long d' une zone concentrique qui part des confins
de la Bourgogne et va, à travers la Lorraine et le Luxembourg,
se terminer en face de l' Ardenne, on suit la continuité d' une
dépression fertile que bordent les lignes toujours
reconnaissables des côtes oolithiques. C' est un des traits
essentiels par lesquels la Lorraine se lie à la Bourgogne d'
une part, au Luxembourg de l' autre. Il reste gravé dans la
topographie et la physionomie de nos contes de l' est. Les
contrastes qu' il recèle sont riches en conséquences surla
géographie politique. Ils méritent d' attirer la réflexion, car
c' est d' eux surtout que dépendent la position des groupements
humains et la formation des villes. Les corniches fissurées du
sommet absorbent l' eau, soutiennent des plates-formes arides ;
tandis que sur les flancs les eaux infiltrées réapparaissent en
sources, lorsqu' elles atteignent les couches marneuses. Ce
niveau de sources est la ligne d' élection auprès de laquelle se
sont établis villes ou villages. Ils se sucdent rangés entre
les bois des sommets et les cultures des flancs. Les débris
calcaires qui ont dévalé des corniches amendent et ameublissent
le sol des pentes. La teinte rousse du minerai de fer imprègne
les chemins et les parties nues. Et çà et , sur les cimes, d'
anciens bourgs fortifiés à mine sévère rappellent un passé
politique et guerrier. C' est une note historique dans le paysage
; car, dans la plaine, les villages n' étaient groupés que
suivant les sources et les commodités de culture ; aucune
préoccupation stratégique n' avait présidé à leur construction.
En Lorraine, de Vaudémont à Metz et même à Thionville, la
façade des coteaux oolithiques est tournée vers l' est. C' est le
versant plus ensoleillé, qu' épargnent relativement les vents de
pluie. Nancy n' a guère plus de 7 o centimètres de pluie
annuelle. Mais, en même temps qu' il est le plus se, ce versant
est aussi celui qu' ont plus directement attaqué les courants
diluviens venus des Vosges. Dans ces côtes d' apparence unie, il
est facile d' entrevoir des plans successifs. Des promontoires
terminés en coudes brusques signalent les points vulnérables
les eaux ont fait brèche. Dans les parties
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taces comme dans les rangées demeurées continues, les traces
d' affouillement se révèlent par des formes variées : des anses,
des hémicycles, comme ceux qui sculptent si curieusement la côte
de Vaudémont ; des échancrures étroites comme celles qui
entaillent le plateau de Haye, au sud et au nord de Nancy. Ces
articulations contribuent, avec le climat et le sol, à favoriser
la varié des cultures. Grâce aux abris qu' elles ménagent, les
arbres fruitiers, les vergers règnent, avec la vigne, à mi-côte,
prêtant aux villages un cadre d' opulence riante. Si, lorsqu' on
vient de Belgique ou de l' Ardenne, la Lorraine fait l' effet
d' une contrée plus lumineuse et plus vare, déjà la flore
prend des teintesridionales, c' est à cette zone particulière
qu' elle le doit. La nature y revêt un aspect d' élégance, qu' on
chercherait vainement dans la plaine. La fine végétation a des
ciselures, dont l' art local s' est maintes fois inspiré, qu' il
fait revivre dans le fouillis de ses fers ouvragés et dans la
svelte décoration de ses vases de verre.
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Partout se concentrent ces conditions favorables, fertilité du
sol, présence de l' eau, facilités de défense, eles ont tenté les
hommes ; elles les ont groupés. On trouverait aisément, en
Allemagne le long du Jura souabe, en Angleterre sur le bord
septentrional de la zone jurassique de Gloucester à Lincoln, l'
équivalent des lignes d' occupation précoce qui signalent le bord
oriental de la falaise lorraine. Les points fortifiés y ont
précédé les châteaux et les villes. C' étaient des refuges, des
points de surveillance. Mais les mêmes raisons qui les avaient
fait naître ont plus tard favorisé la formation d' une vie
urbaine. Elle y a pris racine, pas toujours sur le même
emplacement que ces antiques stations, mais à proximité et dans
des conditions analogues. Il est rare que la chaîne des
établissements historiquesne se rattache pas à une série
antérieure d' établissements primitifs. Si l' on excepte le pays
Saulnois, où le commerce fit naître aussi des établissements
précoces, c' est sur le bord des côtes oolithiques que se
concentrent en Lorraine les plus anciens vestiges de vie urbaine
et d' influence historique. Bourgs perchés au sommet des monts
, villages établis à mi-côte, villes fores à l' ente des
passages ou au confluent des rivières, châteaux historiques qui
garnissent les monticules avancés ou les promontoires : tout cet
épanouissement urbain est en rapport avec la plaine site à l'
est. Il se lie aux besoins de la population qui, aux pieds des
tes, a prospéré sur les riches terres des marnes et calcaires
liasiques. Ces sites défensifs étendent leur regard et leur
protection sur la zone déprimée et fertile qui, d' un seul,
leur est contiguë. De l' autre, au contraire, vers l' ouest, sur
les hauteurs, derrière les sombres etgulières lignes de bois,
règnent des plateaux rocailleux au sol rouge et sec, moins sec
toutefois qu' en Bourgogne. La contrée est sévère. Sur ces
plains la population est rare et se raréfie chaque jour.
Presque sans interruption les forêts s' étendent des environs de
Neufchâteau à ceux de Nancy, de Frouard aux environs de Metz
sur la rive gauche de la Moselle. La zone forestière est
confondue sous un seul nom, la Haye , désignation vague à
laquelle il serait difficile d' assigner d' autres limites ;
contre-partie des noms de pays mieux spécialisés qui s'
échelonnent sur le bord oriental des côtes. Cette zone de
plateaux oolithiques forestiers est étroite, comme toutes celles
qui se succèdent en Lorraine ; sa largeur moyenne ne passe
guère une vingtaine de kilomètres. Mais, par les sentiers fangeux
en automne ou au printemps, le manque d' eau en é, la rareté
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des habitations, elle est de travere difficile ; conte
propice aux pièges et aux surprises, qui en dirait long si elle
évoquait ses souvenirs ! Il y a une barrière, tout ce qui
pratique une brèche, tout ce qui fraie passage prend une grande
importance. La Moselle fut le principal ouvier. Le plateau de
Haye, au sud de Nancy, lui servit de front d' attaque. On suit
assez facilement encore les étapes du travail qu' elle a accompli
. Une dépression isole à l' est ce fragment des plateaux
oolithiques : elle est semée de graviers vosgiens, dont les
traînées jalonnent l' un des anciens lits suivis par la Moselle.
Ce lit dut être abandonà mesure que la rivière, accentuant l'
érosion dans le soubassement marneux du plateau calcaire, fut
guie vers l' ouest par l' inclinaison des couches. Elle s'
enfonça ainsi à travers les fissures du massif. Elle put le
traverser de part en part et boucher dans la plaine argileuse
qui s' étend au nord de Toul. Mais là elle stationna. Son cours,
auparavant resserré et rapide, se traîne à travers prairies,
marais et faux bras. Des vestiges d' anciens méandres, des
monticules détachés entre Toul et Commercy, des bris d'
origine vosgienne, témoignent qu' un moment le torrent vosgien
poussa jusqu' à la vallée de la Meuse. Mais les affouillements
profonds, pratiqués par la Meurthe sur le flanc oriental du
plateau de Haye, permirent à un affluent de cette rivière de
pousser vers l' ouest ses empiétements assez loin pour ressaisir
la Moselle, et la ramener, par une sorte de capture, sur le
versant qu' elle avait quit. Maintenant, dans l' étroite cluse
que domine le vieux bourg fortifié de Liverdun, toutes les
communications se pressent : canal, chemin de fer, routes. C' est
le passage historique qui de Nancy à Toul, du Rhin à Paris,
est naturellement indiqué au commerce, aux invasions, aux
rapports des hommes. Un épisode dans la vie d' une rivière en a
frales voies. Nancy n' est pas une ville ancienne, mais son
site ou ses abords immédiats sont de très anciens centres de
groupement. Sa position justifie la pensée politique qu' eurent
les ducs en y fixant leur capitale. Nul poste meilleur pour
dominer la falaise, surveiller le Barrois, grouper les éments
territoriaux d' un duché qui se constitua et se maintint, de
Bourmont à Longwy, par la possession de la falaise oolithique,
l' épine dorsale de la Lorraine. Metz, toutefois, repsente des
rapports plus amples, plus généraux. La Moselle, au-dessous du
coteau de Mousson, a diminué sa pente. Elle s' étale, se ramifie
dans une vallée plus large. Pour la première fois, de grandes
plaines d' alluvions fertilisées par les éléments calcaires se
font place. Le sablon de Metz s' étend entre la Moselle et
la Seille. La Moselle s' émancipe davantage de la falaise
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contre laquelle elle avait multiplié ses attaques ; elle continue
anmoins à la côtoyer. à cette falaise Metz emprunte ces riches
sources au voisinage desquelles elle dut sansdoute son nom
primitif, Divodurum . La noble ville, dont la catdrale s'
aperçoit de loin, est e comme un vieux centre gaulois dans un
enlacement d' îles, sur un tertre de terrasses diluviales. Elle a
grandi comme ville de commerce et de guerre. Dans ses rues
étroites, ces humides quartiers qu' étreignent des bras de
rivières, revit non seulement le souvenir d' une histoire dont
les dates se marquent par des sièges ; mais aussi celui d' une
forte et économe bourgeoisie qui sut cultiver avec sucs l'
industrie et le commerce. C' est la partie la plus ouverte de la
Lorraine qui a son centre à Metz, au confluent des routes de
Trèves, de Mayence, de Luxembourg et de l' Ardenne, celle qui
se montra capable, aux temps du royaume d' Austrasie, de grouper
autour d' elle les contrées voisines.
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Chapitre iii. Le pays meusien. Entre le plateau de Lorraine et
le bassin de Paris s' introduit le pays meusien. Si l' on peut
dire de la Lorraine qu' elle est combattue entre attractions
contraires, que dire de ce pays ? Qu' il soit partie intégrante
du bassin parisien : cela n' est pas douteux. La Meuse me
reste associée par sa source, et longtemps par sa direction, au
faisceau des affluents de la Seine. Pourtant ce pays a dans sa
nature et son aspect une originalité qui ne se laisse pas oublier
. Il a eu longtemps des destinées propres, explicables par les
obstacles sérieux qui le séparent de la Champagne. La zone d'
étangs et de forêts qui va des environs de Troyes à l' extrémité
de l' Argonne rendait les communications difficiles par terre ;
et elles n' étaient pas plus faciles par eau, puisque la
navigabilité des rivières champenoises ne dépassait pas Troyes
et Saint-Dizier. Ce pays tient de la Lorraine par le sol, par
l' horizon forestier qui l' enveloppe, par le fond même de la
race. Ses roches pétries de coraux, riches en belles pierres, qui
l' encadrent vers l' est, de Neufcteau à Stenay, sont un
cif-bordure du massif vosgien. Ce sont des eaux vosgiennes qui
ont raviné le seuil entre Toul et Commercy. Le pays argileux
qui, sous le nom de Wvre, s' étend au pied destes de Meuse
, est le résultat d' une formation qui, presque insignifiante en
Bourgogne, ne prend de veloppement qu' en Lorraine. Les
populations sont de même souche sur les bords de la Meuse que
sur ceux de la Moselle, mais la teinte germanique s' efface : c'
est une Lorraine au parler plus doux, moins guttural et moins
aspiré ; avec plus de gaîté, et peut-être plus d' ouverture de
coeur. Tout le vocabulaire géographique y est imprégné de ces
vieux noms gaulois
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d' eaux ou de hauteurs, deue, nant, couse, dun, qu' on
retrouve presque d' un bout à l' autre de la France. La Meuse
mêle profondément la Lorraine à la vie fraaise. C' est une
diatrice. Cette longue rivière qui, presque privée d' affluents
, rappelle sur la carte la silhouette des minces peupliers qui
bordent ses rives, n' en est pas moins le lien qui rapproche la
Saône et l' Escaut, la Bourgogne et les Flandres, le Rhin et
la Seine. Elle a beau suivre, à travers l' Ardenne, une pente
qui finira par la conduire parmi d' autres contes et d' autres
hommes. Elle garde obstinément l' empreinte fraaise. Elle
soutient avec une remarquable persistance la même unité ethnique.
Elle ne cesse d' être lorraine que pour devenir wallonne. Après
Liége seulement le germanisme l' emporte ; là expire " la petite
France de la Meuse " . Lorsque, à quatre ou cinq lieues de
Langres, la Meuse sort de la fontaine qui lui donne naissance,
le pays n' a pas changé, bien que dirigeant ses eaux vers une
autre mer. Entre la plaine de Chalindrey, que domine la vieille
cité gauloise, et celle du Bassigny, la Meuse borde les
hauteurs de Clefmont, Bourmont, etc., même aspect de la vallée,
mêmes lignes de relief, même structure particulrement
expressive de la contrée. Nulle part le type de coteaux et de
terrasses ne se roule avec plus de régularité et de nette. Au
-dessus des riches prairies de la vallée, les côtes calcaires du
système oolithique se découpent en angles saillants, s' évasent
en forme de cirques, s' étagent en gradins successifs et comme
tirés au cordeau, d' après une architecture naturelle qui
emprunte la noblesse de ses lignes à la conformation des
matériaux sur lesquels elle s' exerce. Ce modelé se grave dans
les yeux. Tout y est précis et arrê. La plupart de ces coteaux
coupés ont leur nom. Souvent, sur les promontoires ou les
monticules isolés, des bourgs endormis maintenant, jadis
guerriers, souvent hostiles entre eux, se regardent. Quelques-uns
ont eu une histoire tragique ; tel, au bord du Mouzon, ce
plateau de la Mothe qui fut une ville dont il ne reste pas
pierre sur pierre. D' éternels souvenirs de guerre planent sur
ces frontières entre Lorraine, Bourgogne et Champagne. Ce fut
longtemps une contrée de passage, hérissée de bourgs fortifiés,
sillonnée de voies romaines ; une des attaches intérieures par
lesquelles se lient les rapports entre une grande partie du sol
fraais. Cette partie supérieure de la vallée en est, en effet,
la plus ouverte. Entre Neufchâteau et Domrémy la rivière a fini
de se constituer.
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Quoique déjà blessée au contact des calcaires fissurés du
bathonien perte de Bazoilles , elle se maintient, grâce aux
affluents qu' elle continue à recruter sur sa droite dans les
argiles du lias ; et pendant plus de 2 oo kiloètres, c' est-à-
dire jusqu' au moment où elle vient toucher le pied de l'
Ardenne, son régime et ses crues resteront réglés par les pluies
de ce bassin supérieur. Ici la vallée est ample. Les terrains
imperables, sur lesquels le ruissellement a eu prise, ne
manquent pas ; et à droite et à gauche autour de Neufcteau des
déblaiements ont aplani ou articu le modedu sol, ouvert des
voies. Dans la large vallée qui vient obliquement, du sud-ouest,
croiser celle de la Meuse, Liffol-Le-Grand était le point
de départ d' un roulage res actif presque jusqu' à nos jours
vers le Barrois et la Champagne. En aval de Neufchâteau, le
village de Soulosse marque l' étape la voie romaine de
Langres quittait la vallée de la Meuse pour gagner directement
Toul. Le dernier des affluents importants, le Vair, vient ici,
sur la droite, atteindre la rivière ; et de toutes parts des
monticules détachés se profilent dans la vallée. Des lambeaux de
bois les couronnent, mais des cultures garnissent leurs flancs.
Ils dominent l' horizon, mais en laissant entre eux des
intervalles par lesquels se glissent des routes, par où l' on
devine des échappées vers le monde extérieur. De l' autre côté
cependant, sur la rive gauche de la Meuse, en aval de
Neufchâteau, l' encadrement est plus continu. Il n' est
interrompu que par des échancrures profondes et courtes. Dans ces
ravins remplis d' arbres coule un ruisseau, rarement plus long
que 6 à 7 kilomètres, à l' origine duquel est une source qui a
un nom, et le plus souvent aussi un village. Ces petites vallées,
ou vaux , se répètent entre Coussey et Vaucouleurs, comme
autant d' annexes de la vallée principale, c' est-à-dire de la
rivière . Si raide est la pente, que, du haut des plateaux qui
les enserrent, on ne découvre qu' en arrivant immédiatement au-
dessus vallon et village. Là-haut règnent des plateaux solitaires
. Des bois les couvraient autrefois, les parsèment aujourd' hui ;
dans les parties éclaircies, entre les friches rocailleuses et de
maigres guérets, s' allongent des routes sans fin ; mais le long
de ces routes pas une maison, et l' on aperçoit à peine dans les
champs quelques êtres humains. Cependant ce pays fut jadis un
lieu de passage. C' est une étrange surprise que de rencontrer
sur le plateau nu que creuse le ravin sec de la Maldite , des
restes d' amphitâtre, de mosaïques, d' une ville romaine en un
mot, sur laquelle végète le village de Grand . D' où venait
ce mouvement ? Et pourquoi des routes convergeaient-elles vers
des lieux d' la vie semble avoir disparu ? L' énigme s'
explique, à notre avis, par la
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vallée de l' Ornain, dont ces ravins sont la naissance. Cette
vallée a tracé la voie naturelle entre le Bassigny et la
Champagne. Bordée d' anciens marchés et de places fortes,
Gondrecourt, Ligny, Bar-Le-Duc, surmone d' anciens
oppida , c' est une des plus anciennes voies par lesquelles
aient communiq les populations de ces contrées. Elle tient les
avenues de la Champagne, car on évite par elle les forêts
marécageuses qui en défendaient jadis les abords ; et elle donne
directement accès à la plaine limoneuse et agricole du Perthois,
vestibule de la grande plaine. Ces anciens rapports, qui
contribuèrent à l' importance politique du Barrois, impriment à
toute la contrée une sorte de noblesse historique. Ces vieilles
routes sont une partie de la vie d' autrefois. Elles nous disent
comment circulaient les nouvelles, comment se formait chez les
habitants l' idée du monde extérieur, quels étaient les noms qui
s' incrustaient dans les imaginations et les souvenirs. Quand les
villes qu' elles traversaient ont décliné ou péri, les routes
demeurent comme un dernier témoignage de relations qui ont
éveillé des sentiments et fait battre des coeurs. Notre système
moderne de routes, il faut y prendre garde, a oblitéré en grande
partie ces anciens rapports. Tout y converge vers Paris. Ce n'
était pas vers Paris que regardaient autrefois ces hauts pays de
Bassigny et de la Meuse ; la cité qui, pour eux, représentait
le foyer lumineux, était Reims. Quel nom, plus que celui-là,
était répété le long des routes qui de Langres ou de Toul
convergeaient vers l' antique métropole ? Le nom de Saint Remy
revient fréquemment dans la nomenclature géographique des pays de
la haute Meuse : champs, bois, villages, fontaines se
recommandent à l' envi du patron de l' église de Reims. Cette
répercussion de rapports lointains, dans une nature discrète et
recueillie, fait le charme singulier de la contrée. Les routes
sont nombreuses au voisinage de Domremy-La-Pucelle. Les
villages de la vallée se voient, se touchent presque. Ils se
partagent les champs et les prairies entre lesquels serpente la
Meuse ; mais chacun a aussi sa part des versants rocailleux
rit la vigne, des taillis où paissent les moutons et, par-
dessus tout cela, des bois qui s' étendent, parfois interrompus,
mais toujours renaissants, couronnement sans fin des
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plateaux. Prairies et cultures,tures et bois se sucdent, se
superposent, composent enfin le petit monde d' où les communaus
villageoises, bien groupées, tiraient leurs ressources. L'
ensemble forme une sorte de canton naturel. On y est profondément
chez soi ; mais rien n' y sent l' isolement. On n' éprouve pas du
tout, sur ces confins de Lorraine, l' impression de sauvagerie
qui nous assaille encore, par moments, au tournant de quelque
chemin creux, dans certains pays de l' ouest. La vie de village,
surtout de villages rapprochés entre eux, voisins de routes
menant au loin, entretient des conceptions et des habitudes bien
différentes de celles qui naissent dans les hameaux, les fermes
isolées parmi les landes et les arbres. La Meuse semble déjà,
vers Vaucouleurs, s' être définitivement établie dans sa gaine
de roches calcaires coralligènes. Déjà de grands méandres
abandonnés se dessinent, comme si la rivière était devenue
impuissante à remplir sa vallée. Cependant cet aspect, qu' elle
conservera plus loin depuis Commercy jusqu' à Dun, n' est
encore ici qu' une apparition temporaire. Le seuil entre Pagny
et Toul, qu' elle ne tarde pas à atteindre, a, comme on l' a
vu, gardé la trace de latration des eaux venues des
Vosges. Sur la plaine, encore en partie macageuse, des coteaux
, découpés avec une régularité surprenante, sont les lambeaux que
le mantèlement a respectés. Il semblerait facile à la Meuse de
s' écouler par la plaine qui s' ouvre à elle au nord de Commercy
. Les tes sont interrompues. La plaine argileuse de la
Woëvre communique librement par plusieurs passages avec sa
vallée, et s' étend ensuite sans obstacle. Des routes ont profité
de ces passages. Commercy fonda jadis sur la possession de ces
routes la petite puissance féodale de ses damoiseaux . Mais si
la Meuse a tonné dans ces parages, elle a fini par se laisser
ressaisir par le plateau calcaire dont les parois venaient
momentanément de s' ouvrir. C' est à ses dépens ; car dans ce
plateau fissu une partie de ses eaux se perd ; et probablement
ces infiltrations sont tout le secret des défaillances qui,
jusqu' au moment où elle en sort, lui donnent l' aspect d' une
rivière devenue impuissante à soutenir ses anciensandres, et
succombant en quelque sorte sous l' étendue de sa vallée. Elle
retrouvera, entre Stenay et Sedan, dans la traversée des
terrains marneux qui bordent l' Ardenne, un renouveau de vigueur
; les affluents lui reviendront alors, et, certes, le méandre qu'
elle dessine en aval de Sedan, et qui enserre la tristement
fameuse péninsule d' Iges, n' a rien à envier à ceux des
rivières répues les plus vigoureuses. Mais en attendant cette
régénération de son régime, la Meuse, dans son trajet à l'
intérieur de la zone calcaire, fait l' effet d' une
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rivière déchue. Elle coule, ou plutôt se traîne, à travers ses
prairies, pendant les sécheresses d' été on la cherche presque
. Elle laisse se détacher d' elle des bras sinueux qui
languissent, s' endorment en petits bassins envahis par les
herbes, se séparent du chenal principal. L' hiver, pourtant, la
vallée de prairies est parfois sous l' eau. Aussi est-ce au pied
des côtes, sur les versants enrichis par les éboulis calcaires
que courent les routes, naissent les sources, s' échelonnent les
villages. Des gs assez nombreux relient les deux rives, de
sorte que le même village a souvent ses prairies d' un et de
l' autre. Parfois, à un détour de vallée, quelque éperon rocheux
s' avance et barre presque l' issue. C' est une position
dominante. Comme tout est concentdans la vale / appee ici
la rivière /, routes, villages, champs, la possession du
barrage permet de maîtriser tout le pays : c' est le site de
Saint-Mihiel, celui surtout de Verdun, où depuis les temps
préhistoriques n' ont pas ces de se succéder les citadelles. Au
-dessus, autour, on peut dire partout, la forêt règne en effet ;
seule végétation que permette l' aridité de ces roches calcaires.
Pour l' habitant de la rivière , c' est la montagne ,
pauvre, solitaire, sauf quand il lui arrive d' être traversée par
quelque vallée argileuse. Mais sur le versant oriental le nom de
montagne fait place à celui de tes . Avec les sources
reparaissent les riches cultures, les noyers, mirabelliers, la
vigne ; et les villages se pressent au pied destes, à moins d'
un kilomètre parfois l' un de l' autre. On a à ses pieds ce
spectacle, quand on monte sur un des promontoires au profil
busqué par lesquels la montagne fait saillie du côté de la
Woëvre. Et celle-ci, avec sa plaine miroitent les étangs et
ondulent les champs de blé, ne se termine que bien loin vers l'
est ; elle va jusqu' à la sombre ligne boisée qui accompagne la
Moselle. Entre la Woëvre d' une part, et de l' autre l'
Argonne, dont les premiers " témoins " ne tardent pas à se
dessiner à l' ouest de Verdun, la vallée de la Meuse vit de sa
vie propre. Des bourgs, des groupes de villages sont le type
ordinaire d' établissements humains. Une très petite partie de la
population, à peine (..) , est à l' état épars. Chaque village a
son individualité pcise. Les mesures, souvent encore, varient
de l' un à l' autre. Plusieurs se spécialisaient jadis dans une
industrie, qui donnait lieu à des tournées périodiques s'
étendant au loin dans tout le nord et l' ouest de la France. C'
est ainsi que de la haute vallée, du Bassigny notamment,
partaient des
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fondeurs et des chaudronniers qui allaient exercer leur métier en
différentes régions, et par lesquels le nom de lorrain, entendu
d' une façon trèsnérale, sinon inexacte, se répandait dans les
autres provinces de France. Contenue dans une enceinte de
plateaux et de collines, la contrée ne disposait pas, il est vrai
, d' assez amples ressources pour qu' une puissante vie urbaine
pût s' y développer. Les villes vécurent pourtant d' une vie
active par le commerce de transit. Tant que le commerce resta
fidèle aux anciennes directions que lui avaient tracées les voies
romaines, il y eut à Verdun, à Neufcteau, une fréquentation
notable de marchands, banquiers, changeurs, sur les routes qui,
de Champagne et des Flandres, tendaient vers l' Allemagne du
sud et le Danube. Peu s' en fallut que ces villes ne devinssent,
comme d' autres plus illustres sur les passages de l' Europe
centrale, des républiques marchandes soudoyant et guidant des
caravanes armées. Mais la prospérité qui tient surtout au
commerce de transit, est éphémère. Elle est à la merci des
changements commerciaux ou politiques. Sur les confins des
grandes nationalités en formation, le maintien de ces autonomies
républicaines était condamné d' avance. Ce petit pays digne et
fier n' en a pas moins rempli ses destinées, en scellant l' union
intime entre la Lorraine et la France.
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Alsace. Un large souffle de vie rale court à travers la
vallée du Rhin. Les 3 oo kilomètres de routes le long des
montagnes, qui courent de Mayence à Mulhouse ou de Francfort à
le, sont pour l' habitant du nord l' initiation de contrées
nouvelles. Le contraste est grand entre cette nature riante
et variée et les plates Néerlandes ou les monotones plaines de
l' Allemagne du nord ; mais au delà il en laisse entrevoir, ou
soupçonner de plus grands encore. Toute une vision de rapports
lointains se résume dans ce fleuve chargé de villes, qui serpente
entre les coteaux de vignobles et les vieux châteaux. Dans le
paysage idéal, dont le peintre des vierges flamandes, Jean Van
Eyck, aime à faire le fond de ses tableaux, ce qui apparaît par
de les sinuosités infinies du fleuve, ce sont les Alpes
neigeuses brillant par ciel clair à l' horizon. Ce fut, en effet,
et c' est encore pour le nord de l' Europe une des routes des
pays d' outre-mont, comme aussi la voie par excellence de la
Bourgogne et de la Provence. L' ouest y trouve, de son côté, l'
acs du Danube ou, par les passages de Hesse ou de Thuringe,
celui de la Basse-Allemagne. Les rapports se croisent dans ce
carrefour vraiment européen. Le jour où la France, échappant au
cercle où s' était d' abord enfermée sa vue entre l' Escaut et
la Loire, entra en contact avec la vallée rnane, fut pour elle
la date d' une foule de rapports nouveaux. Elle apprit à
connaître une forme de germanisme très différente de celui des
flamands et des anglo-saxons : le germanisme continental, lié
avec l' Italie, imprégné de civilisation ancienne. Elle entra
plus pleinement dans la vie européenne. Le Rhin est un hôte
cent dans la vallée qui porte son nom. Lorsque, vers le
commencement de la période diluviale, ses eaux,
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par la porte dérobée de Bâle, commencèrent à se frayer passage
dans la vallée, ce fut d' abord dans la direction de l' ouest qu'
elles s' écoulèrent. Une traînée de cailloux et graviers alpins,
qu' on suit au sud d' Altkirch et de Dannemarie, dénonce l'
ancienne liaison qui se forma, aux débuts de la riode actuelle,
avec la vallée du Doubs. Ce fut la première invasion de débris
alpins. La dépression formée entre la Forêt Noire et les
Vosges s' ouvrit alors pour la première fois aux eaux sauvages
des Alpes. Cependant il fallut encore attendre, pour que la
vallée eût son fleuve, que l' enfoncement progressif de son
niveau eût tourné vers le nord l' irruption des eaux rnanes.
Le Rhin prit alors sa direction définitive ; il sillonna dans le
sens de la longueur cette fosse où il n' avait pénétré que tard,
par effraction. Encore en sort-il, vers Bingen, comme il y entre
, à Bâle, par un chemin de traverse, en sens contraire du
prolongement de la vallée ! N' importe : par la longueur de son
trajet et le travail qu' il a accompli, le Rhin s' associe
inséparablement à la vallée dont il n' est pas l' auteur. Il la
personnifie. Il symbolise son rôle historique. Son nom seul est
comme la condensation d' un long et mémorable passé. On ne voit
pas ses eaux vertes fuir à travers les peupliers et les saules
sans ressentir le frisson de l' histoire. Mais l' Alsace n' est
pas simplement une portion de la vallée du Rhin ; c' est, dans
ce cadre, une contrée distincte. La vallée s' infléchit nettement
et se prolonge vers le sud-ouest. commence l' Alsace, au
vestibule qui ne vers la vale de la Saône. Les traits
caracristiques dont se compose l' Alsace ne se dégagent pas
tout de suite, quand on y pénètre par Montbéliard ou par
Belfort. Au sortir de la brillante vallée du Doubs, c' est d'
abord une impression de tristesse. Les argiles lacustres d'
époque tertiaire ont déposé un manteau de terres froides,
parsees d' étangs, uniforme, où dominent les prairies et les
bois. Les eaux indécises se trnent dans ce paysage effacé. Mais
bientôt, vers l' est, commence un pays de collines, entre
lesquelles l' Ill a nettement creusé sa vallée. La vigne s' y
montre avec les calcaires. Le pays s' élève jusqu' aux
plissements jurassiens de Ferrette. Sec et accidenté, il tranche
sur ce qui l' avoisine à l' ouest et au nord. Mais c' est encore
la physionomie de la Franche-Comté plus que de l' Alsace. La
physionomie de l' Alsace commence à se dessiner, comme en
raccourci, vers Thann, au pied des Vosges. à l' entrée d' une
riche
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vallée qui s' enfonce profondément dans la montagne, la vieille
cité tortueuse inaugure la série des localités prosres qui se
pressent à la lisière des Vosges. Celles-ci psentent à l'
Alsace leur bord fracturé, le long duquel subsistent des
lambeaux de roches calcaires, qui donnent à ce versant une
ceinture de collines dites sous-vosgiennes. Là se déroule le
glorieux vignoble. En longs talus adoucis, ces collines s'
inclinent vers la plaine, finissant par disparaître sous le loess
ou limon qui suit à distance la bordure montagneuse. Les routes
se pressent, la conte s' anime : c' est le commencement de la
zone vivante où des vallées basses débouchent entre des coteaux
exposés au soleil, en face des champs où tout vient à souhait.
Ici pourtant le loess n' est qu' une étroite frange ; et la
plaine qui s' étend au devers l' est a un aspect de taillis et
de landes. Les maisons sont rares sur les I 3 kilomètres qui
séparent Cernay et Mulhouse, car le sol de gravier, qui laisse
filtrer l' eau, est quasi rebelle aux cultures. L' origine de cet
ingrat cailloutis est vosgienne ; ce sont lesbris que la
Doller et la Thur ont entraînés au cours des démantèlements qui
ontduit au niveau actuel les montagnes voisines. Souvent
balayée par des vents secs, aucune autre partie de l' Alsace ne
rappelle mieux l' état de steppe par lequel, à en juger d' après
la faune, a passé, aux époques interglaciaires, l' Alsace
entière. On y suit, le long d' un lambeau de forêt, un tronçon de
la voie romaine qui venait de Besançon. Ce fut un lieu de
passages et de foires. Situé au seuil de contes diverses, il
servait aux échanges et transactions périodiques avec
bourguignons, comtois et lorrains. L' Alsace s' y fournissait de
bétail, dont le manque s' est toujours fait un peu sentir dans
ses campagnes ; et la plaine a conser, de ce fait, son nom
populaire, ochsenfeld ou champ des boeufs. Partout, dans la
physionomie complexe de l' Alsace, persiste le souvenir des
actions torrentielles. Les puissantes masses de débris qui furent
entraînées des montagnes, et, sous forme de graviers ou de
cailloux, étalées dans la plaine, entrent pour beaucoup dans l'
aspect actuel et l' économie générale du pays. à l' ouest de l'
Ill, leur provenance est vosgienne. Souvent elles ont été
recouvertes par des couches de loess, et n' existent plus alors
que dans le sous-sol, à l' état de lits de graviers et de sables.
Mais parfois elles occupent la surface même et s' y étalent.
Aussitôt revient, comme compagne inséparable de ces sols
infertiles, la forêt ; cnes et pins continuent à occuper encore
en maîtres de vastes espaces que la culture a renonà conqrir
. On voit ainsi se sucder, en correspondance avec les boucs
des vallées, d' anciens deltas torrentiels sous forme de nappes
boisées, qui, sporadiquement, interrompent la campagne
plantureuse et
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féconde. La forêt de Brumath, et surtout la forêt Sainte, l'
antique solitude silvestre et giboyeuse qui s' étend sur I 4 ooo
hectares au nord de Haguenau, se maintiennent sur les sables
rouges que la décomposition des grès vosgiens a livrés à l'
action torrentielle. Dans la vie historique, comme dans l'
évolution géologique de la contrée, ces forêts sont un trait
essentiel. Jadis plus vastes, elles furent des domaines de chasse
, ou même des lieux de sépulture, à en croire les tumulus
nombreux dont elles sont parsemées. Elles s' associent aux
souvenirs et aux légendes ; elles font partie de l' image que l'
alsacien se fait de l' Alsace. La Hart , la forêt par
excellence du sud de l' Alsace, qui commence à Huningue et par
une rie de démembrements se prolonge jusque vers Markolsheim,
est d' origine non vosgienne, mais alpine. Ses taillis de chênes
et de charmes assez clairsemés croissent sur le cône de débris,
de plus en plus allon par les eaux courantes, dont s' est
charle Rhin au tour de Bâle. Dans cette construction
gigantesque qu' il a édifiée lui-même avec les mariaux arrachés
aux Alpes, le Rhin n' est pas encore arrià creuser assez
profonment son lit pour atteindre le substratum tertiaire. Il
continuerait, sans le chenal où il a été artificiellement contenu
, à divaguer comme autrefois en sillons parallèles, en sinueux
andres, en un lacis compliqué embrassant des marais ou des îles
de verdure, Ried ou Grün . Il reviendrait visiter de temps à
autre le labyrinthe pittoresque des fourrés d' osiers, de joncs,
de roseaux et de saules, où s' ébat le gibier aquatique et qu'
épient du haut des airs les oiseaux migrateurs. Cependant, dans
la masse de débris qui constitue le talus édifà l' époque
diluviale, le fleuve a entaillé de lui-même des terrasses
successives. à Huningue elles se dessinent au nombre de trois ;
elles s' abaissent ensuite et se simplifient graduellement, non
sans former, entre le Rhin et la Hart, un talus toujours
sensible qu' ont suivi les routes anciennes et modernes. Mais la
nappe des eaux souterraines n' est pas arrêtée par ce talus ;
elle s' introduit sous les graviers perméables qui forment le sol
de la Hart et des partiesfrichées, bien qu' analogues, qui
lui font suite. Ces graviers sont secs à la surface ; les cours
d' eau s' y infiltrent et disparaissent ; mais dans le sous-sol
une couche de cailloutis cimentés, toujours voisine de la surface
, retient l' eau et la rend facile à atteindre par des puits. Si
le sol de graviers manque de fertilité, la présence de l' eau
fournit du moins aux établissements humains une des conditions
indispensables d' existence. Mais il suffit que cette nappe
perable de graviers soit interrompue par quelque couche moins
perable d' argile ou de limon, pour qu' une partie des eaux,
dont le sous-sol est gorgé dans la bande
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de plaine entre l' Ill et le Rhin, soit ramee à la surface.
Alors naissent des rivières parasites, simples apparitions de
la nappe souterraine fraternisent alternativement les crues du
Rhin et de l' Ill. La plupart des graben qui, entre Colmar
et Schlestadt, accompagnent parallèlement le cours de l' Ill,
n' ont pas d' autre origine. La plaine prend alors un aspect
marécageux, bien sensible encore, malgré les digues, les
rivations et les travaux de drainages qui représentent l'
oeuvre de longues générations. Ce n' est plus la campagne, land
; mais le marais, ried . Comme le mot hart règne le long
de la terrasse diluviale, celui de ried revient souvent, soit
aux abords de l' Ill, soit aux abords du Rhin. On devine de
loin ces prairies marécageuses entre les taillis de saules qui
les bordent. Ces particularités de l' hydrographie sont
étroitement les aux conditions d' établissement et de
circulation. Les bords immédiats du fleuve ont attide bonne
heure des stations humaines ; le monde de vie animale qui s' y
concentrait, surtout autrefois, était un appât qu' ont dû
rechercher les plus anciens habitants. Mais le fleuve est un
voisin incommode : il fallut utiliser, pour y tir des
établissements durables, les terrasses que l' inondation ne
pouvait atteindre, ou bien les endroits resserrésle passage
était momentanément affranchi des complications d' un large lacis
fluvial. Ainsi commencèrent des établissements dont plusieurs ont
subsisté, dont d' autres n' ont eu qu' une existence précaire. De
bonne heure toutefois, la terrasse de la Hart offrit une voie
commode, permettant de suivre le fleuve parallèlement à faible
distance. La voie romaine de Bâle à Strasbourg se conforma à
cette direction, qu' avaient utilisée sans doute de plus
anciennes relations commerciales. Les tumulus nombreux de la
Hart laissent entrevoir quelle fut l' importance des échanges
qui avaient lieu dans ces parages,s l' âge du bronze, entre le
nord et le sud. Mais autant les routes se déroulent naturellement
dans le sens des rivières, autant la circulation transversale
rencontre, ou surtout rencontrait d' obstacles. Villages et
chemins de toute espèce se concentrent sur les minces langues de
terre qui s' allongent entre les lignes fluviales et marécageuses
. On voit, à intervalles réguliers, les villages se succéder en
files sur un seul rang. Ces lignes d' établissements jalonnent
les directions suivant lesquelles se meut la vie de la contrée.
Plus écartées vers le sud, elles se rapprochent graduellement,
comme les rivières elles-mêmes, vers le nord. Vers Strasbourg,
le faisceau se noue. Jusque-là, c' est seulement entre Bâle et
le Doubs, au seuil de la porte de Bourgogne, que les rapports
sont multiples et aisés en tous sens. On comprend ainsi le lien
qui rattacha la Haute-Alsace
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à la Séquanie celtique, qui plus tard la retint sous la
dépendance de latropole ecclésiastique de Besaon.
Importante comme région de transit, l' Alsace est aussi et
surtout une terre qui a attiré et fixé de bonne heure la
population, qui a nourri un développement politique original. Le
climat est remarquable. Il frappait par quelque chose de plus
clair, de plus lumineux, l' attention de Goethe. Ce rhénan de
Francfort revoyait dans ses souvenirs d' Alsace les nuages qui
pendant des semaines restent attachés aux montagnes, sans
troubler la pure du ciel. La remarque est fine et vraie. C' est
au sud de Strasbourg et surtout sur le bord oriental des Vosges
que labulosité accuse une décroissance. Au tournant des
Vosges méridionales, les vents pluvieux du sud-ouest se sont
chargés de leur fardeau de vapeurs ; ils sont descendants, c'
est-à-dire plus secs. En fait, il ne tombe à Colmar que la
moitié de la hauteur moyenne de pluie qu' on constate à Fribourg
-En-Brisgau. Il arrive ainsi que, sur le bord occidental de
cette plaine les eaux regorgent, où l' on a vu dans des
inondations reses fameuses l' Ill et le Rhin unir leurs
eaux, il y a une zone sèche où l' eau s' infiltre, parfois même
fait défaut. Les rayons d' un soleilreux activent la
végétation et en prolongent la durée. L' apparition des feuilles
est de quinze jours en avance sur l' Allemagne ; et, en automne,
de belles joures chaudes acvent de faire mûrir les vins
capiteux des coteaux sous-vosgiens. De Thann à Mutzig, au bord
des Vosges, la vigne marque le paysage d' une empreinte aussi
impérieuse et exclusive qu' à épernai ou qu' à Beaune. On ne
voit qu' elle entre les gros villages blancs aux maisons serrées.
Un trait de nature méridionale se prolonge par la lisière
orientale des Vosges. Le châtaignier y atteint son extrême
limite vers le nord. La faune alsacienne compte me plusieurs
animaux d' origine franchement méridionale-genette et lézard vert
entre autres, -qui retrouvent leur midi dans la zone calcaire et
sèche des collines sous-vosgiennes. L' homme a prospéré aussi, il
a profité de cette clémence accueillante de la nature. La clarté
du ciel et la douceur de vivre ont mis en lui de la gaieté. " le
naturel de ce peuple est la joie, " écrivait le premier intendant
fraais qui gouverna l' Alsace. Pour bien des peuples venus de
contrées plus ingrates et plus sombres, ce pays a marqué le
commencement d' émancipation de la vie besoigneuse, l'
épanouissement joyeux dans une nature qui invite à la condité
et en donne l' exemple.
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Le secret de cettecondité tient à cette esce de sol qu' on
appelle en Alsace le loess . Ce terrain privilégié occupe le
long des montagnes une bande interrompue par les débouchés des
rivières. à la surface, c' est un sol brun, limoneux, propre à la
fabrication des briques, animé par de nombreuses tuileries ; mais
dans les tranchées verticales qui l' entr' ouvrent, le long des
carrières ou des ravins secs qui le coupent, on voit, sous cet
épiderme, des couches friables d' un jaune clair le calcaire
dissous à la surface se retrouve sous forme de concrétions ou
poupées . Les eaux s' infiltrent à travers ces couches. C' est
comme un épais manteau qui couvre les pentes allongées des
collines, il s' élève jusqu' à 38 o et 4 oo mètres de
hauteur absolue ; il a été déblayé au contraire et il manque dans
la région basse des ried et des alluvions récentes. Cette
masse terreuse, à y regarder de près, est loin d' être homogène.
Elle se compose de couches de transport, différentes par l' âge
du dépôt et par les éléments qui la constituent. Des lits de
graviers, argiles, sables fluviatiles existent à la base et
reparaissent par intervalles entre des couches épaisses de
particules plus fines, rien n' indique l' action des eaux.
Quelques-unes de ces couches sont calcifiées, preuve qu' elles
ont é longtemps exposés à l' action de l' air et des pluies.
Ainsi la formation de ces dépôts est l' oeuvre de longues
périodes alternativement sèches ou marquées par des retours
offensifs de régime torrentiel. Une masse énorme de débris,
depuis les graviers grossiers jusqu' à la poussière impalpable, a
été livrée par les grandes destructions vosgiennes, à l' action
tour à tour prépondérante des eaux torrentielles et des vents.
Ces terrains constituent un sol nourricier qui a attiré les
animaux et les hommes. Partout où il règne, soit à Tagolsheim
dans le Sundgau, soit à Egisheim et en d' autres stations près
de Colmar, soit à Achenheim près de Strasbourg, des objets d'
industrie primitive, des ossements humains parfois, indiquent une
prise de possession très ancienne, qui s' est poursuivie sans
interruption sur les mêmes lieux. C' est par cette zone que l'
homme a fait la conqte de l' Alsace. Avant de dessécher ses
plaines noes, de s' aventurer près des eaux vagabondes, de
fricher forêts et vallées, c' est sur ces terrains
naturellement secs, faciles à travailler et fertiles, qu' il a
fon, puis multiplié ses établissements. Sans la présence de ce
terroir bienfaisant, on s' expliquerait peu le caractère précoce
qui distingue nettement la civilisation de la contrée. La bande
de loess est inégalement répartie le long des Vosges :
p228
au sud elle est étroite, souvent interrompue ; elle abandonne
encore aujourd' hui près de la moitié de la Haute-Alsace aux
bois ou aux landes. Mais au nord de Schlestadt et surtout entre
Hochfelden et Strasbourg, dans le pays appelé Kochersberg ,
elle s' étale : c' est la région rurale et agricole par
excellence. Limitée au sud par la Bruche, à l' est et au nord
par les forêts de Brumath et de Haguenau, elle s' élève vers l'
ouest par petits ressauts jusqu' au voisinage de Saverne. Les
cultures y couvrent tout ; le type exclusif de peuplement est le
village : villages atteignant rarement 5 oo habitants, mais
très rapprochés, d' aspect riche et cossu, avec leurs larges
maisons en pisé qu' égayent leurs poutres entre-croisées, leurs
balcons, leurs sculptures, leur entourage de vergers. L' Alsace
est une contrée de zones géographiques bien tranchées, dont
chacune a marqué son empreinte distincte sur l' homme. Le
plantureux et riant village des plaines de loess ; le village
étroitement ser, bâti en calcaire blanc, sur le vignoble ; la
petite ville impériale et mue à l' entrée des vallées ; puis çà
et, planant sur les hauteurs, les châteaux ruinés, les
mystérieuses fortifications de temps plus anciens encore : telles
sont, dans leur rapport particulier avec les différences de
relief et de sol, les formes très déterminées, très individuelles
et très précises que les établissements humains ont gardés en
Alsace. Partout de petites autonomies, tirant des conditions
locales leur vie et leur physionomie propres. Il est un point de
la plaine où les terrasses de loess se prolongent plus avant que
partout ailleurs. Dentelées à la base par des échancrures
concaves qu' ont entaillées d' anciens méandres de la Bruche,
elles ne se terminent qu' aux bords de l' Ill, à l' endroit où
il multiplie ses bras avant de se jeter dans le Rhin. à
Schiltigheim et Koenigshofen, leurs dernières éminences
dominent l' île fluviale se forma le noyau de Strasbourg. Un
camp romain y succéda à quelque établissement celtique. Ce fut
une ville rhénane, mais surtout " la ville des routes " . De
bonne heure, c' est vers l' ouest, vers Koenigshofen et les
premières terrasses de loess que s' étendent des faubourgs. Là
aboutit la voie romaine qui vient de Saverne. Elle eut soin de
se tenir sur ces plates-formes découvertes que l' inondation n'
atteint pas, qui n' opposent pas de marais, les rivières mêmes
sont rares, et qui par là ressemblent à un pont naturel entre le
Rhin et les Vosges. Celles-ci s' interrompent presque au nord-
ouest de Strasbourg. Lorsque, vers Niederbronn, Woerth,
Bouxwiller, Saverne, on se rapproche de leur bord, l' oeil est
routé par les traits du paysage, il n' y retrouve plus le cadre
habituel de la plaine. Des collines sees sans ordre remplacent
le rideau des côtes sous-vosgiennes ; il est
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visible qu' elles sont constites par des pointements de roches
diverses. Des sources mirales nombreuses se font jour. Ces
indices font pressentir ce que l' observation géologique a
constaté : l' existence d' un champ de fractures très étendu et
très morcelé, tout un système de dislocations et de failles, qui,
dans cette partie de la façade vosgienne, hache la structure.
Entre des compartiments enfoncés se dressent des lambeaux de
roches, témoins épars de rangées presque entièrement détruites.
La continuimême des Vosges semble atteinte. Les grès qui, au
nord du Donon, en composent à peu près exclusivement la surface,
se réduisent entre Saverne et Sarrebourg à une bande qui n' a
pas plus de 2 o kilomètres de large. La montée même, malgré les
hardis lacets de la route dont Goethe parlait avec admiration,
se réduit à 25 oou 3 oo mètres au-dessus de Saverne : un étage
à franchir plutôt qu' un col. Dans toute l' étendue de cette
région
p230
effondrée, les passages faciles se multiplient. Bitche, non
moins que Saverne, offre une voie naturelle ; elle conduit vers
Metz, comme celle de Saverne vers Toul et Paris. Cette chaîne
de relations se lie, à Strasbourg, avec la navigation désormais
plus facile du Rhin, avec les voies qui, par la pression de
Pforzheim, se dirigent vers le Neckar et le Danube. L'
importance de la cité où se nouent ces rapports ne pouvait que s'
accroître. Elle tenait les passages. On retrouvait la domination
de ses évêques sur les roches qui surmontent Saverne, comme sur
les coteaux d' Offenburg, qui surveillent la rive droite du
Rhin. Ce fut ainsi une nouvelle personnalité urbaine,
commerçante et guerrière, qui grandit dans la famille des cités
d' Alsace. Elle les domine, comme la flèche de sa catdrale
domine au loin les arbres parmi lesquels elle s' élance ; mais
elle est des leurs. C' est une république urbaine plutôt qu' une
capitale de province. L' Alsace resta toujours le pays fortement
municipal, dont la vie ne s' est jamais concentrée dans un seul
foyer. De cette vie urbaine sont sorties les fécondes initiatives
, aux temps de l' humanisme comme aux débuts de l' industrie
moderne. Chose remarquable cependant, l' autonomie de ces
robustes individualités, urbaines, villageoises ou régionales, n'
a pas nui au sentiment de l' unité de la contrée. Celle-ci a été
aimée et étudiée comme peu d' autres. Une harmonie toujours
présente s' exhale de cet ensemble que le regard peut presque
partout embrasser : la montagne, la plaine, le fleuve. Le monde
de souvenirs et degendes qui s' y rattache s' associe aux
premières imaginations de l' enfance. Enfin même cette nature d'
Alsace, tout empreinte encore de l' action puissante des
phénomènes géologiques, garde certains traits de nature primitive
, pour lesquels est ordinairement mortel le contact d' une
civilisation avancée : peut-être est son charme le plus exquis
, le principe de son action profonde sur l' homme.
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Entre les Alpes et l' océan. La France s' amincit entre les
Alpes et l' oan. Il n' y a guère à vol d' oiseau que 55 o
kilomètres entre Genève et La Rochelle, moins encore entre
Grenoble et l' embouchure de la Gironde. Cette partie de notre
territoire ménage ainsi aux populations et au commerce de la
Suisse et de l' Italie du nord une possibilité d' atteindre
promptement l' océan. Les romains tirèrent parti de cette
proximité, et tracèrent de Lyon une voie gagnant directement l'
océan. Des rapports se norent ainsi entre l' Italie du nord,
la vallée du Rne, le Massif Central et la Saintonge.
Toutefois les conditions générales de structure opposent des
obstacles. La région qui comprend les Alpes et le Jura, la
vallée du Rne, le Massif Central a é plissée et disloquée
plus qu' aucune autre. Des chaînes se sont dreses, tandis que
des compartiments d' écorce terrestre s' enfonçaient. La
direction de ces accidents est généralement du sud au nord ou du
nord au sud : elle se répète dans les vales du Rhône, de la
Loire et de l' Allier, parties enfoncées ; comme dans les
chnes des Alpes et du Jura, dans les massifs du Vivarais et
du Beaujolais, parties en saillie. Ces obstacles qu' il faut
successivement traverser de l' est à l' ouest, diminuent, il est
vrai, vers le nord. à Lyon, la barrière est déjà atténuée. On
gagne par Tarare la vallée de la Loire. Cependant il faut s'
avancer encore plus loin vers le nord et parvenir jusqu' au
Charolais pour trouver un seuil où les montagnes s' effacent
temporairement, et il a été facile de pratiquer un canal de
jonction entre la Saône et la Loire. Le Massif Central, qu'
on rencontre au de, s' abaisse et s' incline, dans son ensemble
, vers l' ouest. Toutefois les hauts plateaux du Limousin
constituent avec les grands volcans d' Auvergne un noyau
p232
montagneux que les communications évitent, et qu' elles doivent
tourner, soit au nord par la Marche, soit au sud par le Quercy
et le Périgord. Telles sont les lignes nérales qui doivent
nous guider dans ce deuxième livre. La région dont nous abordons
l' étude se subdivise naturellement en deux parties principales :
i le sillon du Rhône et de la Saône avec son encadrement de
montagnes ; 2 le Massif Central et sa liaison avec les plateaux
calcaires qui, à l' ouest, s' inclinent vers l' océan.
p233
I le sillon de la Saône et du Rhône. Entre la zone des
plissements alpins et le front de résistance que les anciens
massifs leur ont opposé à l' ouest, il s' est produit, comme
entre les massifs de Bohême et les Carpates, une longue
dépression. Il faudrait plutôt dire une série de dépressions, car
elles diffèrent entre elles de dimensions et de structure. Mais
elles sont liées ensemble et tracent ainsi une voie qu' ont
suivie les eaux et les hommes. Rien n' y rappelle l' harmonieuse
symétrie de la vallée du Rhin. Beaujolais et Jura, Cévennes
et Alpes sont dissemblables ; les deux bords se montrent
constamment dissymétriques. L' ancien bassin lacustre qui a
préparé la vallée de la Saône et le fiord pliocène marin qui a
frala voie au Rne, sont deux formes hétérones soues
ensemble. Chaque étape vers le sud amène un changement d' aspect,
d' autres rapports. Nous entrons dans une région où les
oppositions se pressent, et le contraste est la règle. L'
unitéside dans la direction que conserve ce sillon tourmenté,
souvent rétréci, mais très anciennement esquissé. Ce genre d'
unité favorise l' établissement d' une route de commerce, plutôt
que la formation d' un état. Une certaine harmonie de proportion
est nécessaire pour un développement politique de quelque
importance. Cet avantage, que possède le bassin parisien, manque
à la vale du Rne. Ce couloir trace un cadre trop étroit pour
que la vie d' un état distinct s' y meuve à l' aise.
p234
Chapitre premier. La Bourgogne. Se heurtant aux approches des
Vosges, les chaînes plissées du Jura, qui se dirigeaient vers
le nord-est, s' infléchissent vers l' est. Un intervalle s' ouvre
ainsi, d' environ 2 o kilomètres ; c' est la porte de
Bourgogne. D' abord la contrée, monotone, ondule entre des
étangs, des prairies, des lambeaux de bois. Mais elle ne tarde
pas à s' accidenter ; et vers Belfort, pour peu que l' oeil soit
exercé à saisir les variétés de formes de terrain, des
singularités le frapperont. Le pays reste ouvert, partout
pénétrable, sans être pourtant une plaine. Quelque chose de
morcelé, d' rone, perce dans les divers aspects du relief
et du sol. Les ballons, brusquement terminés, dominent de 8 oo
mètres une nappe d' alluvions siliceuses dont la surface, semée
d' étangs, est colorée par des argiles rouges. La provenance de
ces alluvions ne saurait faire doute ; elles viennent des Vosges
; mais le sol vosgien ne s' arrête pas là. çà et là, au nord et à
l' ouest de Belfort, des croupes arrondies, desmes boisés s'
élèvent isolément : Salbert, Chérimont, forêt de Granges, à la
végétation siliceuse, aux pentes humides, trempées de prairies et
d' anciens marais. Au contraire, tranchant par leur couleur
rousse, leur sécheresse, leur forme en éperons, des buttes
calcaires pointent et s' alignent : le roc armé et sculpté de
Belfort, les Perches, le Mont-Vaudois ; toute une série de
témoins qui se succèdent vers le sud-ouest. Ainsi semblent se
pénétrer, s' entre-croiser le pays vosgien et le pays jurassien.
Ce morcellement et ce mélange de formes sont bien d' un pays de
transition. L' incorence des traits a été aggravée par les
atterrissements confus accomplis par les eaux. Deux régions se
rencontrent et semblent
p236
s' essayer avant de se déployer à part. L' une, toute vosgienne,
est celle des grandes abbayes, des villes rouges construites en
grès, Lure, Luxeuil, des vallées ensevelies sous les cerisiers,
des sources thermales dans les fentes profondes du sol. L' autre
est celle des calcaires encadrant régulièrement des vallées aux
eaux brillantes, celle de la belle pierre grise qui communique à
Montbéliard et à Besançon l' aspectvère de leurs édifices.
Ce furent surtout les rocs calcaires qui, comme points de
surveillance et de ralliement, dans ce carrefour de l' Europe,
fixèrent les premiers hommes. Nombre d' abris, camps, grottes en
font foi. Ces forteresses naturelles servirent plus tard de crans
d' arrêt au passage des invasions. Le peuple qui en tenait les
clefs devint une puissance politique. Strabon dit que les
quanes étaient maîtres d' ouvrir ou de fermer aux germains la
route de la province romaine. L' avenue dont ils étaient en
possession était la vallée du Doubs, voie directe et magnifique,
entre le roc de Montbéliard, voisin de l' antique Mandeure ,
et la boucle fluviale qui enlace étroitement l' oppidum de
Besançon. Au pied des talus raides et boisés se pressent les
vignes, les cultures, les prés et les villages ; et la vieille
cité militaire et ecclésiastique conserve avec ses grandes
maisons en pierre, ses portes cintrées, ses fontaines, quelque
chose de la gravité romaine. Si l' on suivait le Jura, une
chne d' analogies continues de sol et même de végétation nous
nerait, par les préalpes calcaires, jusqu' au seuil de la
Provence. Avec les Vosges, au contraire, la série des massifs
anciens s' interrompt pour ne reparaître qu' au Morvan. Une
continuité souterraine, il est vrai, relie ces deux massifs ;
sous la mince couverture de dépôtsdimentaires qui les dérobe,
des pointements de roches archéennes affleurent aux flancs des
vallées ; un petit massif primaire, au nord de Dole, fait même
pour un moment réapparaître les formes ballonnées et la
végétation siliceuse en plein pays jurassique. On retrouve dans
les directions des vallées, très fréquemment orientées du nord-
est au sud-ouest, les linéaments d' une structure primitive,
archaïque, que n' ont pu entièrement masquer les accidents
postérieurs. Il n' en reste pas moins une lacune ; et, par le
seuil qui interrompt ici le front du massif, se transmettent
librement entre le bassin de Paris et la vallée de la Saône,
les vents, les pluies, mille influences diverses. Ce seuil est la
célèbre gion de passages qui fait communiquer la Méditerranée
avec la Manche et la mer du Nord, qui a cimenles
p237
deux parties principales de la France. Mais ces passages
divergent, et la physionomie même du seuil change suivant la
succession des roches qui le constituent. De la Bourgogne au
plateau lorrain par Lamarche et Martigny, de Langres à la
Meuse et à la Champagne par le Bassigny, de Dijon ou de
Chagny par l' Auxois à la vallée de la Seine, les
communications profitent de conditions différentes, ouvrent d'
autres perspectives, créent entre les populations des rapports de
nature diverse. Une paren intime relie la Lorraine méridionale
et le nord de la Bourgogne. Dans la région que les géographes
appellent Faucilles , et les paysans la Vôge , presque
aucune différence de niveau ne sépare
p238
les affluents de la Moselle de ceux de la Saône. L' accent
local, le vocabulaire géographique avec ses sinences en ey ,
l' aspect large et trapu des maisons, leur disposition intérieure
se continuent d' une contrée à l' autre. Ce n' est pas là
pourtant que se fait la soudure historique entre Lorraine et
Bourgogne. Lage se termine brusquement vers l' ouest, devant
un talus calcaire qui la domine d' environ 8 o mètres. Il y a
un de ces accidents topographiques qui, par suite de l'
inclinaison des couches vers le centre du bassin parisien, vont
setant entre les Vosges et Paris. On voit ainsi, chaque
fois que la pente géologique amène des couches plus dures à la
surface, leur base affouile par les eaux se dresser en forme de
talus ayant leur regard vers l' est. C' est un de ces talus qui
sépare la ge de la plaine, les grès du calcaire. Le contraste
est frappant. Sitôt que ce calcaire coquillier, d' âge triasique,
prend possession de la surface, le sol devient pierreux et sec,
les champs remplacent les bois, le pays se découvre. Au lieu des
communications sinueuses imposées dans la ge par la
multiplicité diffuse des eaux, les routes se déroulent en droite
ligne. Elles s' allongent, des lieues entières, sansvier de
leur direction : voies romaines, routes modernes. Le long de la
voie romaine construite sur la corniche même du talus calcaire,
de fon à dominer le pays, les villages agricoles se succèdent à
brefs etguliers intervalles. Ce pays, plan et découvert, fut
pratiq, parcouru, mis en culture avant les pays forestiers qui
lui sont contigus, et qui, lorsqu' ils étaient plus intacts,
faisaient comme une ceinture forestière à la Lorraine. Entre
Lorraine et Bourgogne, fut un des principaux passages, une
des voies par lesquelles le vieux centre de Langres communiquait
avec les pays mosellans. Si l' on continue vers l' ouest, des
couches moins anciennes viennent à la surface ; et, avec elles,
des pays nouveaux. Ce sont ici les marnes du lias,
essentiellement aptes par leur imperméabilité à retenir les eaux
que laissent filtrer les calcaires poreux et fissurés des couches
supérieures. Aussi cette contrée est-elle une des plus
remarquables réunions de sources. Six lieues environ, sur un
plateau largement ondulé que sillonne une voie romaine, séparent
la fontaine de Meuse de la Marne naissante. Vers le Rhin, vers
la Seine, vers le Rhône des vallées divergent dans un étroit
rayon. Ces rivières naissantes ont creusé dans les marnes des
combes fertiles entamant par des cirques les plates-formes qui
les surmontent. Des éperons, des abrupts, de secs promontoires se
tachent ainsi entre des langues de sol arrosé et verdoyant. Il
n' y a gre, entre les espaces buissonneux ou forestiers qui s'
étalent, que des bandes restreintes, des
p240
commencements de vallées qui ne tardent pas à s' écarter. Mais
dans ce cadre le mélange des eaux, des prairies et des champs,
surmontés de fots, a suffi pour grouper dans des occupations
communes des populations ayant conscience de leur unité, et pour
former un pays spécial, que les habitants appellent proprement le
Bassigny. Si la vie y était étroite, n' y avait-il pas les
routes depuis longtemps fréquentées qui s' y croisent ? Vers les
Pays-Bas, vers Reims, vers Sens des voies romaines avaient
fixé la circulation. L' oppidum d' un ancien peuple gaulois
occupe le promontoire dont la Marne naissante a entaillé la base
. De très loin sur le plateau tacheté de taillis on voit de
blancs rubans de routes se diriger vers les grandes et tristes
constructions ecclésiastiques qui signalent Langres. L' aspect
est en harmonie avec la sévérité des horizons. Il n' y a point
ici pour gêner l' évocation de l' histoire l' importunité des
bruits du présent. La vie semble éteinte. Peut-être ne fut-elle
jamais bien intense ; et cependant ces routes ont vu passer les
marchands, les armées, et le sillage historique d' une
circulation séculaire. Les marnes du lias ne tardent pas à
plonger, au sud-ouest de Langres, sous des couches plus récentes
. Imaginez alors de larges plates-formes calcaires inclinées vers
l' ouest, tombant à pic vers l' est. Entre Langres et Dijon se
roule la montagne , le sec pays des eaux qui s' engouffrent,
des vallées rares dont le fond plat n' est inondé que lorsque les
pluies de l' hiver ont fait regorger les eaux souterraines ; pays
pauvre, avec ses rares maisons grises couvertes en lauzes ,
mais sur lequel un air vivifiant distribue la vigueur et la san
. Sur le bord abrupt, qu' une faille presque rectiligne a coupé
au-dessus de la vallée de la Sne, les eaux n' ont ennéral
entaillé que de courtes combes. Il semble, lorsqu' on arrive au
pied de ces raides talus, qu' on se heurte contre un mur.
Cependant, dans cette masse dure, deux brèches ont é entaillées
, là où les eaux ont concentré leur effort. Chacune est devenue
un passage historique : l' un, aujourd' hui le plus fréquen,
est celui de Dijon, l' autre, plus anciennement connu des hommes
, débouche entre Nolay et Chagny. Au pied du mont de me,
Rome-Cteau , promontoires calcaires qui gardent les vestiges
d' établissements d' âges anciens, s' insinuait la route dont les
romains firent une de leurs grandes voies vers Autun. La brèche
dijonnaise a un aspect imposant. Ruisselant avec impétuosité sur
les pentes imperméables de l' Auxois, les eaux ont entamé
p241
au plus épais de sa masse le plateau calcaire. Elles l' ont
coupé en blocs isolés, entre lesquels de secs ravins sont
bors d' un ruissellement de pierrailles. On les voit, au-dessus
de Dijon, échelonner en plans successifs leurs crêtes boisées au
profil géométrique. Parmi eux le mont Affrique se distingue par
son cône régulier termipar un léger ensellement. à travers ce
rideau de hauteurs on soupçonne plus qu' on ne voit le passage.
L' oeil le saisit pourtant à travers les lacunes qui
individualisent chacun de ces pans détacs. On sent qu' une
force puissante a séparé ici les tranches du plateau, en a
morceles lambeaux, et que, comme d' habitude, l' action
mécanique des eaux a frayé la voie aux hommes. Dans l' intervalle
de ces échancrures, le bord oriental du plateau se déroule
rectiligne ; pendant 5 o kilomètres, de Dijon à Chagny, les
mêmes croupes roussâtres ou grises, vignobles jusqu' à mi-côte,
taillis ou bois sur les crêtes, bornent la vue. Mais à leur pied
une succession de bourgs, villages et petites villes, où d' un
clocher à l' autre il n' y a jamais plus d' une demi-lieue, se
roule en bande non moins régulière que celle des bois qui la
dominent, des vignes qui l' entourent et des champs qui la
bordent jusqu' à 4 ou 5 kilomètres du pied de la côte. à cette
distance, en effet, commence encore un autre pays ; ce sont
maintenant les prairies sur l' alluvion et les forêts sur les
sables qui prennent le dessus. Entre cette zone contigà la
Saône et la te D' Or s' allongent parallèlement la voie
romaine, la route, le chemin de fer. Un groupe d' une quarantaine
de mille habitants se ramasse comme une sorte de bourg continu
que relierait une rue principale. Artons-nous sur ces traits ;
ils nous fournissent des éléments caractéristiques. Nulle part ne
se concentre mieux l' aspect net et réglé de ce qu' on peut
appeler le paysage bourguignon. Il se compose de bandes minces,
mais distinctes, communiquant aux habitants des vallées, des
coteaux, des plateaux des caractères bien reconnaissables et bien
connus des uns et des autres. Entre les vallées, entre les
versants et les plateaux, les bois font de vastes taches d'
isolement, de sorte que l' ensemble se compose de groupes séparés
les uns des autres, mais mais étroitement agglomérés entre eux.
Tout concourt à favoriser ce mode de groupement : l' hydrographie
très concentrée, en douix ou fontaines, les cultures de la
vigne et d' arbres fruitiers. C' est comme l' avant-coureur de
conditions que nous trouverons, exagérées par le climat, aux
bords de la méditerranée, dans le Bas-Languedoc. à l' exception
des parties trop arides pour que des populations puissent s' y
établir, l' homme trouve en abondance, presque sous la main, la
pierre et le bois. Il a ainsi facilement pour ses constructions
p242
et ses routes les mariaux nécessaires. La pierre, blanche et
tendre, signale au loin les villages ; elle forme les gradins sur
lesquels la terre est artificiellement retenue. Les routes,
faciles à établir sur ce sol sec et presque naturellement
empierré, percent les masses de forêts. Une vie concentrée sur
des espaces restreints, mais entre lesquels la liaison est facile
, résulte de ces dispositions du sol. Si à ces avantages s'
ajoutent ceux du climat plus sec et plus ensoleillé du versant
oriental, on s' explique comment la Côte D' Or est devenue
comme le point lumineux où s' est manifesté le génie bourguignon.
se trouvait mieux qu' une aisance moyenne : quelque chose de
ce superflu qui est nécessaire pour l' épanouissement d' un nie
local. C' est dans ces contes calcaires plut qu' aux bords de
la Saône que s' est fixée la physionomie de la Bourgogne. Mais
la belle et indolente rivière s' est toujours assoce
étroitement aux desties des populations qui, de late D'
Or ou du Jura, la regardent. Qu' une goutte d' eau, déposée par
les vents d' ouest sur les hêtraies de la Vôge, prenne la route
du sud et parvienne, après tant d' obstacles qui sembleraient lui
barrer la route, jusqu' à la Méditerranée : c' est là un fait
assez anormal en apparence pour mériter explication. L' existence
de la Saône a été précédée et préparée par une pression
contemporaine du soulèvement du Jura. C' est là qu' a pris place
, aux temps pliocènes, un lac dans le lit duquel se sont poes
les marnes qui forment le sous-sol et le principal niveau de
sources de la Bresse et de la côtière de Dombes. Ce lac se
perdait vers le nord en plages basses s' est déposé en grains
abondants le minerai de fer. Mais au sud il s' écoulait par la
future vallée du Rhône ; de sorte que le fait essentiel de la
géographie actuelle, l' association de la Saône avec le Rne,
s' annonce dans la période antérieure où la Saône se laisse
deviner sous forme de lac et le Rhône sous celle de fiord. Ce
lac de la Saône future a de toutes parts sollicité les cours d'
eau. L' existence d' une dépression relativement profonde entre
le Jura et les massifs qui lui font face, en abaissant le niveau
de base, a attiré de loin les rivières. Le domaine hydrographique
de la rivière future s' est ainsi agrandi vers le nord, aux
dépens de celui de la Meuse et de la Moselle. Tout le faisceau
de rivières qui forme jusqu' à Port-Sur-Saône la partie
supérieure du bassin, et dont le profil se raccorde mal avec
celui de la section suivante,
p244
n' est peut-être que le résultat d' une annexion au domaine
diterranéen. D' énormes quantités d' alluvions siliceuses
celant une origine vosgienne se sont ainsi répandues dans la
vallée de la Saône. Elles ont po les sables et galets qui,
relevés en talus comme dans la fot de Chaux, ou étas en
nappes, supportent les grandes étendues de fots plates. Celles-
ci bordent latéralement la Saône, que l' on devine de loin à son
rideau de peupliers. Parfois, lorsque des pluies abondantes ont
gonflé le lit de la Saône au confluent du Doubs, elle s' avise
de ressusciter en partie l' ancien lac. Une immense nappe d'
inondation s' étale sur la plaine, en cet endroit, presque
dépourvue de pente. Malheur aux pauvres maisons en pisé
construites à portée de la rivière ! Elles sont d' ailleurs
isolées et rares. C' est sur les terrasses qui bordent la Saône
à distance, à Ioou 2 o mètres au-dessus de son lit, que se sont
groupés, mais en moindre nombre qu' au pied des côtes, les
établissements humains. Cette zone de forêts et de prairies
sujettes à l' inondation, a été comme une limite entre la
Bourgogne et la Bresse. Le parcours de la voie romaine de
Chalon à Besaon souligne une séparation naturelle et
historique. Au sud du Doubs, et sur la rive gauche de la Saône,
s' étend sur un lit imperable la nappe de limon qui constitue
la Bresse. Ce lit marneux, d' origine lacustre, arrête les eaux,
entretient l' humidité, alimente le lacis compliqué des rivières.
Autour de la côtière de Dombes, sous l' amas de bris
glaciaires qui forme un dos de pays, c' est lui qui fait sourdre
les eaux et épaissit la ceinture d' arbres qui vers Trévoux
contribue à l' agréable paysage des bords de la Saône. Ces
mamelons bressans avec les champs cultivés qui en occupent le
haut, la maison à mi-côte, les haies d' arbres et le buisson
vers le bas, près des prairies, des ruisseaux et des étangs,
forment un ensemble très coupé, sous un ciel souvent orageux,
capable de changer pour quelques heures les sentiers en torrents.
En contraste avec la Bourgogne, les habitations y sont
dispersées ; les pierres manquent ; les villes ont un cachet
rural. Toutefois la maison, avec ses greniers ouverts pendent
des épis de maïs, a un air d' abondance rustique, auquel répond
l' humeur des habitants. C' est bien encore une de ces contrées
de vieille France auxquelles la variédes produits permettait
presque de se suffire. C' est un pays , au sens propre du mot.
On y t vécu très retiré, si par l' échancrure qui s' ouvre
entre le Revermont et la Dombes, par Bourg et Ambérieux, la
Bresse n' avait ménaà la Savoie un passage détourvers la
vallée de la Saône.
p245
La Bourgogne est, au contraire, au plus haut degré une conte
politique, placée sur les routes de l' Europe. Les positions de
villes, de centresodaux, tiennent aux passages si nombreux que
nous avons décrits. Laapparition même des roches granitiques
dans le Morvan et le Charolais n' interrompt guère vers l'
ouest la liberté des communications. Car toute cette extrémi
septentrionale du Massif Central a é étonnamment morcee. Au
coeur du Morvan, un ancien bassin permien, dont les schistes
offraient aux eaux moins de résistance, subsiste : c' est le
bassin d' Autun, centre de voies romaines. Entre l' Autunois et
le Charolais, une dépression allongée, que signalent les plus
anciennes cartes de France, partage ses eaux entre la Loire et
la Saône. Entre le Charolais et le connais, des accidents
géologiques ont, par effondrement, produit une sorte de golfe de
plaine que sillonne la Grosne ets' est plaCluny. Au
point où la rivière quitte les terrains primitifs et débouche
parmi les calcaires, dans un horizon de prairies et de forêts, la
célèbre abbaye dresse ses blanches tours romanes. Avantageusement
plapour influer à la fois sur la Loire et sur la Saône,
Cluny est anmoins tout bourguignon, par le site et par les
hommes. On laisse derrière soi les vieux pays retirés, les landes
de genêts et bruyères où de vieilles femmes filent leur
quenouille au bord des haies. Les sommets des montagnes, usés par
la culture, deviennent gris et chauves ; mais sur leurs pentes s'
étale, entre des murs de pierre sèche, la grande rangée de
vignobles, parsemés de fermes riantes et ouvertes, de villages,
de châteaux, qui descend sans interruption jusqu' à la plaine aux
hauts peupliers, dont Mâcon tient l' entrée. En face de ces
ouvertures multiples, le Jura tourne vers la Saône sa belle
vallée du Doubs, ses riants bassins ou reculées taillées par
les eaux dans la bordure marneuse qui longe les calcaires. à
Salins, siège d' un compuissant, s' amorce la route qui, par
Pontarlier, coupe le Jura. Les grandes diagonales européennes,
du Pas de Calais aux passages principaux des Alpes, traversent
la vallée de la Saône. Ainsi s' ouvre en directions différentes,
largement associée à ce qui l' entoure, la Bourgogne. La
diterranée et les Pays-Bas, les pays rhénans et la France
du nord y ont mêlé leurs influences de civilisation et d' art.
Les monasres bourguignons, Cluny etteaux, pépinières de
fondations lointaines, centres d' organisation et de gouvernement
, furent de vraies capitales de la chrétienté. La rivière
p246
n' a créé sur ses bords que des villes de batellerie et d'
entrepôt ; c' est surtout au pied des montagnes que se sont, de
part et d' autre, fixés les sièges d' influence politique. Il en
est résulté un dualisme qui date de loin : il se montre dans la
domination rivale des édues et des quanes, qui se disputaient
lesages de la Saône ; puis dans la juxtaposition des diocèses
ecclésiastiques de Langres et de Besançon, dans celle enfin de
la France et de l' empire. Trop envahie par les forêts et par
les eaux, la vallée n' a pas l' ampleur et la forcecessaires
pour fixer un centre de gravité politique. Il manqua toujours à
la Bourgogne une base territoriale en rapport avec l' étendue
des relations qui s' y croisent. La position est propre à
inspirer des tentations illimitées d' accroissement et de
grandeur ; on s' explique leve de Charles Le Téméraire.
Mais il y a dans la structure géographique un principe de
faiblesse interne pour les dominations qui essarent d' y
prendre leur point d' appui.
p247
Chapitre ii. La région lyonnaise. Aux approches de Lyon, les
traits se concentrent. L' intervalle entre le bord de l' ancien
massif et les chaînes du Jura se duit à 4 o, puis à 3 o
kilomètres. La dyssymétrie et les contrastes, entre la zone
plissée, d' un côté, et le massif d' achoppement, de l' autre, s'
accusent mieux. Ils cessent d' être atténs par l' écartement
des lignes, par l' existence de couches dimentaires en
couverture sur les roches archéennes ou en rideau devant elles.
Après le Mont D' Or, dernière et grande vague qui se dresse au
nord de Lyon, les coteaux calcaires disparaissent pour longtemps
du bord oriental de la vallée. On ne les retrouvera qu' aux
abords de Valence, avec la montagne de Crussol, dont la
silhouette signale par sa couleur autant que par sa forme la
apparition des roches calcaires et le commencement du midi.
Entre le Jura méridional et les monts du lyonnais, si voisins
qu' ils soient, les contrastes abondent, dans le relief comme
dans la végétation et les habitants. Il est impossible de
traverser le Jura sans conserver une image très définie, très
nette. Cela tient à la simplicité et à la fréquente répétition
des mes formes. Lorsqu' on peut, de quelque distance, en
embrasser une certaine étendue, ses chaînes semblent se confondre
en une série de lignes soutenues, allongées, qui ne sont ni
dentelées comme dans les Alpes, ni arrondies comme dans les
vieux massifs. Lorsqu' on pénètre, il est vrai, dans ce petit
monde jurassien, on perd l' illusion de cettegularité. Les
crêts abrupts, les cluses étroites et courtes, les combes
arrondies, les vals allongés, donnent un ensemble de formes qui
n' est pas assument sans gce et parfois
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sans grandeur. Mais les lignes soutenues reviennent sans cesse ;
elles obsèdent le regard et l' esprit. Le regard ne se promène
pas sans fatigue sur les blanches rocailles sans eau. C' est
seulement de loin en loin que, sur les plateaux fissurés et secs,
quelque ravinement a été poussé assez bas pour mettre à découvert
les trésors cachés d' hydrographie souterraine. Alors des sources
magnifiques miroitent entre les parois moussues des roches. Des
rivières surgissent, forméess leur naissance. Brusquement, par
des coudes, ces rivières passent d' un val à un autre, elles
prêtent leur force à l' industrie, au flottage, mais non à la
navigation ; elles ne forment pas une vallée unique, mais elles
relient un chapelet de vals successifs. Le tout donne l'
impression d' une masse homogène qui a conservé en partie sa
structure primitive. La simplicité de cette structure se montre
sinon intacte, du moins assez clairement encore à découvert. Ces
plis longitudinaux qui se déroulent en faisceaux, divergeant ou
convergeant tour à tour, enferment entre eux des sillons de forme
elliptique. C' est bien le canevas du dessin, celui qui retrace
les voies primitives d' écoulement des eaux. Il est arrivé
souvent, il est vrai, que le sommet des vtes, détruit par l'
érosion, s' est transfor en combe ; les rivières sont parvenues
à amincir, puis à détruire les parois interposées entre deux
sillons limitrophes. Cependant les traits fondamentaux subsistent
. Le val, entre les plis qui l' enlacent, reste l' unité
principale, autonome dans son cadre. Des traîes de lacs
montrent que le drainage est encore inachevé. En se frayant à
travers chaînes et plateaux les voies capricieuses qu' elles ont
adoptées, les rivières n' ont pas encore entièrementussi à
entraîner les couches de marnes et d' alluvions qui remplissent
les parties synclinales des plis. Ces vals occupent les parties
les plus hautes. Ils se répartissent surtout à l' est et au sud.
Il faut franchir la zone du vignoble, puis celle des plateaux
arides et forestiers qui lui succède au-dessus de 4 oo mètres.
On voit alors, entre l' Ain et la Valserine, entre celle-ci et
la Bienne, entre la Bienne et l' Ain, le long du cours
supérieur de l' Ain et du Doubs, se dessiner de petites unités
cantonales qui ont leur nom spécial. le Valromey, le val
Mijoux, le val de Mges, et plusieurs autres, sont des
noms et des entités vivantes. C' est d' après ces divisions que
les habitants se connaissent et se distinguent. Entre les barres
ou ctes de calcaires qui en dessinent l' encadrement, l'
existence de ces populations des vals tient aux qualités du sol
marneux, d' âge néocomien, qui en occupe le fond. Assez argileux
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pour garder l' humidité, ce sol doit aux débris calcaires qui s'
y combinent avec l' argile une abondance de sels fertiles et une
facilité à se sagger et à s' échauffer, qui le rendent très
propre à la formation de prairies. Souvent, par bouquets épars,
les arbres se mêlent aux ps, et composent ainsi ces prés-bois
le feuillage filtrant les pluies, tamisant les rayons, pte
son ombre aux vaches qui errent sur ces hauts lieux. C' est alors
une impression de grande douceur. Des pâtis communaux s' étalent
sur les versants rocailleux qui parent le fond du val et le
sommet des hauteurs. Enfin, bordant les cimes, des forêts de
sapins et d' épicéas semblent isoler du reste du monde ce petit
coin écarté. à la faveur de cette avantageuse combinaison de bois
, de prairies, de turages, à laquelle s' ajoute la pierre à
bâtir, naquit, sans doute au moyen âge, sous l' influence des
églises ou des seigneurs qui chercrent par des franchises à y
attirer des colons, un type intéressant de vie pastorale. L'
originalité de la géographie politique du Jura tient au
développement harmonique qu' a pris ce mode d' existence. Les
ressources destis communaux se combinent avec celles des
prairies. Pendant les longs hivers séparés du monde, une
industrie domestique des plus variées a pu élire domicile dans
les belles et larges maisons de pierre, qu' on s' étonnerait de
trouver à des hauteurs de plus de 8 oo tres, si la montagne
n' en fournissait pas les matériaux. Ces cadres fermés de faible
étendue ont rendu naturelle et facile la pratique des
associations ou fruitières. Ils conviennent à de petites sociétés
concentrées. Cependant aux ressources locales s' ajoutaient,
autrefois surtout, des habitudes d' émigration temporaire. Ces
habitants des vals, qui revendiquent pour eux seuls le titre de
montagnots , étaient connus dans l' ancienne France. Ceux de
Grandvaux se livraient au roulage ; ceux de Nantua allaient
peigner le chanvre ; d' autres encore avaient leurs métiers
ambulants et temporaires. Bien des causes travaillent aujourd'
hui à sagréger ces communautés cantonales ; il est à souhaiter
que des habitudes d' association et d' industrie les défendent.
Elles sont, dans le corps national, un ferment d' esprit d'
initiative et d' entreprise. Le Massif Central projette au sud
de Lyon son promontoire le plus occidental ; éperon de roches de
gneiss et de granit, qui semble avoir refoulé devant lui les
dernières chaînes méridionales du Jura. Dès qu' on a dépassé
vers le sud la route qui par Beaujeu ne de la Saône à la
Loire, les altitudes augmentent ; et le Massif, si défigu
p250
auparavant par les dislocations récentes, laisse de nouveau
entrevoir les linéaments de sa structure. En saillie et surtout
en creux, dans les pressions l' érosion a rencontdes
couches moins dures, la direction du sud-ouest au nord-est se
pète avec une insistance marquée. Ce ne sont plus ici les
lignes rigides, les crêts abrupts, les chaînes minces du Jura,
mais des formes bombées, trapues, largement modees. L' érosion
a été poussée assez loin pour que la houille affleure dans les
principales dépressions. Par son extrémité occidentale, le massif
s' avance par delà la Saône ; elle le coupe ps de son
embouchure. Le Rne, au sortir de Lyon, commence par en raser
le pied, et finit par s' y engager à son tour. De Givors à
Condrieu ses eaux filent avec rapidité entre des croupes qui les
enveloppent de larges ondulations, comme le Rhin à Bingen. On
suit encore, bien loin au delà, à la trace des signalements de
houille, le prolongement souterrain des roches anciennes vers l'
est. Pourtant le massif robuste a subi l' usure des âges. Il s'
élève d' abord par une rampe brusque d' une centaine de mètres
imdiatement sur la rive droite du fleuve. C' est la transition
vers une large terrasse qu' on voit d' un mouvement continu
suivre lentement une allure ascensionnelle. La surface n' en est
échancrée que de loin en loin par des anfractuosités, sur les
flancs desquelles pendent des lambeaux de bois. Elle est cultivée
, couverte jusqu' à 4 oo mètres de nombreux villages. Un vieux
nom de pays, Jarez, la désigne. C' est au-dessus de ce socle
qu' en arrière-plan se montrent les véritables montagnes du
massif. Leur saillie correspond aux parties dures sur lesquelles
l' érosion a eu moins de prise. La montagne porphyrique de
Tarare se dresse ainsi au passage de la célèbre route de Roanne
à Lyon, route ordinaire jadis entre Paris et l' Italie ou la
Provence, que remémore Rabelais, que redoute Mme De Sévigné
pour sa fille. La masse granitique du Mont Pilat monte, au sud
de Vienne, jusqu' à I 434 mètres. La neige couvre encore à la
fin de mai sa cime. Si, à travers les fots qui garnissent ses
versants, on y parvient, on voit comme à nu le noyau de la
montagne. Comme sur le Boehmerwald ou sur le Brocken, le sommet
est encombré d' amas de blocs ; ce sont les chirats ou cheires
, suivant l' expression usitée dans le Massif Central.
seulement le vieux colosse se montre encore sensible à l' attaque
des ores. Tandis que les flancs des Alpes calcaires
disparaissent
p251
souvent sous les éboulis, sur les flancs inférieurs du Pilat les
débris d' usure ont disparu, balayés au loin, ensevelis sous la
végétation, ou transformés, cimentés en roches nouvelles. C' est
donc une masse peu articulée qui s' étale ainsi entre la vallée
de la Saône et du Rhône et celle de la Loire. Presque partout
frichée, elle ne garde de la fot primitive que des lambeaux,
des bouquets d' arbres, mais partout répandus. Il n' y a point
ici place pour la vie pastorale du Jura ; quand ce n' est pas la
culture qui remplace la forêt, ce qui apparaît c' est la lande,
l' épais fourd' ajoncs et de bruyères. De petites sources
disséminées partout rendent les prés humides. La contrée se
présente comme un assemblage de hameaux, maisons, villages et
petites villes couvrant de leurs champs, de leurs prés et de
leurs petits bois les larges croupes et les vallées étroites. Les
rivières qui rayonnent autour du Pilat ont un débit qui fut de
bonne heure utilisé pour des moulins, des scieries et, disent les
anciennes cartes, toute espèce " d' artifices " . Partout
ailleurs le tissage s' implanta, dans ces maisons de paysans-
montagnards, comme unecessité de l' existence. L' industrie n'
est pas d' hier dans toute cette région qui va de Tarare à
Saint-étienne et à Annonay. Elle y este sous forme de
travail local, domestique, épars, en conformité avec des
conditions de sol qui répugnaient à la concentration. Les
industries urbaines qui ont grandi à proximité ont communiq la
vitalité et la sève. Mais ces humbles origines se retrouvent dans
le caractère de l' industrie lyonnaise, qui est régionale autant
qu' urbaine. Contre ce promontoire avancé du Massif Central
sont venus battre les torrents des Alpes. Avec la force
empruntée aux anciens glaciers, ils en ont entamé la base ; ils
ont plaqué des amas de débris sur les coteaux de Fourvière ; des
blocs erratiques sont restés gisants jusqu' aux Brotteaux et sur
le plateau de la Croix-Rousse. C' est là, sur cette raide barre
de coteaux que rase de près la Saône, puis dans la presqu' île
fluviale qui s' allonge, à leur base, qu' est né Lyon. Il adhère
étroitement au massif. Il lui emprunte la force de sa position
naturelle. Il y tient par les racines de son industrie. Nous
voilà en face d' un phénomène nouveau : une grande ville
historique, qui est en même temps une destropoles commerciales
et industrielles du monde moderne ; un de ces centres d'
activités diverses, qui, après s' être formés sous l' influence
des conditions locales, modifient à leur tour, par le rayonnement
qu' ils exercent, le milieu ambiant. C' est presque toujours
quelque chose de fort humble que les
p252
premiers germes qui décident sur un point la fixation d' un
groupe d' hommes : germe frêle qui a besoin de s' appuyer à une
fense naturelle. Celle-ci ne manqua pas à Lyon. Il est
significatif que le premier mot prononpar un géographe sur
Lyon soit le mot d' acropole : (..) , dit Strabon. C' est une
protection, en effet, que ce raide coteau de Fourvière, mais
surtout le double fossé que tracent en s' allongeant
parallèlement, avant de se confondre, le Rhône et la Saône. En
déposant latéralement leurs alluvions, en formant une série d'
îles destinées à se souder ou à être soudées ensemble, les deux
fleuves ont circonscrit un berceau de ville. Elle a dû, pour s'
adapter à l' espace, hausser ses maisons, multiplier les étages,
trécir ses rues, multiplier ses ruelles ; ainsi s' est gravée
sur la physionomie un air de sévérité un peu sombre qui étonne
aux abords du midi. La protection n' était pas superflue, car
nulle position n' était plus menacée. La vallée du Rne fut
longtemps une grande voie d' aventures et de guerres. Il suffit
de voir ses coteaux riss de châteaux en ruines, ses vieilles
villes fortifiées, ses bourgs qui escaladent des pitons rocheux,
pour revivre cette ancienne histoire. Jadis toute la population
était cantone sur les hauteurs. Dans la plaine sans défense, il
n' y a gre que des choses d' hier, maisons disséminées, usines,
quelques bourgades neuves. Lyon avait de tous tés des voisins,
qui pouvaient être dangereux. Entre le Forez et le Beaujolais,
dont les seigneurs tenaient les passages du Massif Central, et
d' autre part entre la Savoie et le Dauphiné, états rivaux
souvent en conflit, la constitution d' une autonomie municipale
était aléatoire. Aussi Lyon est-il resté longtemps confi
derrière son fosdu Rhône. Il ne l' a franchi que tard. Peu à
peu, cependant, la tête de pont sur la rive gauche appela la
convergence des routes. Sur ces grands fleuves, Rhône, Rhin,
Danube, dont le passage est difficile, le dualisme urbain des
deux rives est presque de rigueur. Tard venue dans la croissance
normale de la métropole lyonnaise, cette nouvelle ville, La
Guillotière, n' a conserdans son aspect rien de la première ;
elle s' y ajoute, sans s' y incorporer. Elle ne participe pas à
sa physionomie historique. C' est donc une agglutination de
villes diverses qui se groupe aux bords de la Saône et du Rhône
. L' ensemble pourtant n' est pas discordant. Ce mélange de
collines, de ravins, de cours d' eau différents de couleur et de
régime, avec la plaine immense qui vers l' est se perd dans la
fumée et la brume, compose un site urbain pittoresque, qui ferait
plutôt penser à Budapest, édimbourg ou Stockholm qu' aux
grandes villes à topographie plate qu' a multipliées notre époque
.
p253
Les voies fluviales ont é pendant longtemps les principales
voies de circulation et de transport. Lyon est une étape
cessaire. Il se trouve à vrai dire au confluent de trois
rivières, car le cours supérieur du Rhône a son régime et sa
batellerie spéciales, qui s' y terminent. De venaient les
rigues ou savoyardes , souvent dépecées à l' arrivée, qui
apportaient à Lyon les fruits de ce grand verger de la Savoie,
et surtout les pierres calcaires qui en ont fait une ci
monumentale. Là se terminait l' antique et importante navigation
de la Saône. Il fallait, en effet, d' autres formes de bateaux,
d' autres pilotes pour se livrer au courant rapide du Rne : c'
est dans les bas quartiers de la péninsule lyonnaise, ou vers
Vienne, Condrieu, que se recrutaient les mariniers habitués au
danger du fleuve, un de ces types de corporations originales que
la vieille France a connues. Par cette batellerie qui de Lyon à
Pont-Saint-Esprit et Arles se liait à la Méditerranée, l'
orient remontait en droite ligne jusqu' au coeur de la vieille
Gaule. Parmi la série de villes à aqueducs et amphithéâtres qui
se déroule le long du fleuve, Lyon est la plus éloignée vers le
nord ; et pourtant cette ville regarde plus loin que toutes les
autres vers le sud. Hellénique et romaine, elle regardait jadis
vers la Syrie et l' orient ; ses perspectives aujourd' hui s'
étendent jusqu' à l' extrême-orient et la Chine. C' est que, par
vocation, par tradition, Lyon est un grand marc, un centre de
goce et de capitaux. Son importance a commencé par ses foires.
Comme port fluvial, son le a é dépas, il l' est aujourd'
hui de beaucoup par Paris, Berlin, Mannheim. Mais l'
originalité de Lyon est dans les multiples attaches qui lient
son développement à celui des contrées voisines. Les racines de
sa prospérité sont complexes ; elles tiennent avec d' autant plus
de solidité. C' est une cirégionale qui, pour la contrée qui
gravite autour d' elle, est la ville par excellence ; mais c' est
aussi une cité européenne. La Méditerranée eut sa part dans la
précoce fortune de cet emporium , mais la principale part en
revint aux Alpes. Il est bien rare que du haut des coteaux,
souvent embrus, de Lyon, les Alpes se laissent apercevoir.
Elles ne sont pas loin pourtant. Elles sont même présentes, peut-
on dire, sous la forme de graviers, de blocs, de débris de tout
calibre que leurs glaciers d' autrefois ont laiss. Si le
Massif Central pétre dans Lyon même, Lyon n' en est pas
moins une ville de l' avant-pays alpin. Sur la périphérie
extérieure des Alpes, des bords de la Saône à ceux du Danube,
s' étend une bande de contrées vers laquelle affluent les routes
de l' Europe. à distance encore, mais à portée des passages,
combinant les avantages de la plaine avec la surveillance des
cols internationaux, une
p254
brillante ceinture de villes a grandi : villes de commerce, de
relations lointaines, d' entreprises, sur lesquelles l' art a
souvent je son auréole. Augsbourg, Zurich, Bâle, Lyon,
entre autres cités de même type, font partie de la même
constellation urbaine. Avec toutes les différences qui d'
ailleurs les séparent, elles gardent des traits communs, qu'
elles doivent au mouvement de relations internationales qui se
nouent autour des Alpes. Lyon, comme Bâle, est nourricier d'
industries dans tout le rayon de contrées qui l' entoure. C' est
un lieu de rencontre de peuples, une de ces villes que la
chrétienté du moyen âge aimait à choisir pour des assises
oecuméniques. Soit qu' on gagnât le Petit Saint-Bernard ou le
Mont Cenis, soit même qu' on s' achemit vers le Mont
Gevre, il était sur la route. Par Aoste, Bourgoin, ou
Crémieu, par Vizille, Grenoble et Moirans, par Die et
Valence, les voies romaines, si longtemps suivies, convergeaient
vers Lyon ou Vienne. Trop enfermée dans son cirque de montagnes
, Vienne a céder devant son ancienne rivale. C' est à Lyon
que les voies alpestres se sont noes au faisceau des routes
gagnant la Loire ou remontant la Saône. Lorsqu' on a traversé
la grande plaine de graviers qui s' étend à l' est, et qu'
envahit graduellement la banlieue industrielle, on trouve une
série de collines, s' allongeant en mince écharpe, étranges par
l' isolement de leur silhouette. D' anciens bourgs fortifiés, des
châteaux en ruines les couronnent, anciennes sentinelles en
vedette aux abords des routes de l' Italie. Au delà, et séparée
par une dépression de prairies et de macages, la ville de
Crémieu occupe avec sa vieille enceinte l' entrée des filés d'
un petit massif calcaire, dernier lambeau du Jura s' avançant
jusqu' à huit lieues de Lyon. Tout le cadre de la topographie
lyonnaise se ramasse sous les yeux. Tandis qu' à l' ouest le
regard s' arrête à la barre destes de Fourvière, on voit au
nord se dérouler, sans accidents, la monotone ligne boisée de la
Dombes. C' est par cette plaine, ouverte au passage des armées,
aujourd' hui aux envahissements de l' industrie, que les Alpes,
poussant leurs glaciers, atteignirent le front du Massif
Central. Lorsqu' ils commencèrent à se retirer, de grandes
moraines furent abandonnées par eux. Les collines qui se dressent
étrangement d' Heyrieux à Anthon sont d' anciennes moraines, et
la plaine de graviers qui s' incline en avant par une pente
rapide, quoique à peine sensible, jusqu' au fleuve, n' est autre
chose qu' un talus de débris étalé par les torrents qui s' en
échappaient.
p255
Nous venons de voir quel concours remarquable de causes
géographiques se résume en Lyon. Il y a quelque chose de plus.
Le veloppement de cette ville montre une suite logique, un
effort sans cesse renouvelé. L' esprit urbain y est fon sur des
traditions très anciennes ; et il est vivace, avec pleine
conscience de lui-même. Ses manifestations sont diverses ; l'
originalité qui se marque dans l' industrie et les affaires
respire aussi dans l' art, la pensée, la charité lyonnaises. Dans
cet esprit urbain si fort est le principal gage de l' avenir que
peut encore se promettre la grande cité. Lyon a-t-il réalisé
toutes ses possibilités géographiques ? A-t-il tiré parti de
toutes les ressources que la nature a réunies en ce lieu ? La
question se justifie pour une ville qui a donné tant de preuves
d' initiative. Il sera temps d' y répondre affirmativement
lorsque Lyon sera devenu un port fluvial vraiment moderne, et
quand il aura plié au service de son travail la force que lui
offre la pente du Rhône, principe d' inépuisable énergie.
p256
Chapitre iii. Les Alpes françaises. S' il y a une contrée où se
montre d' une fon saisissante le rapport entre la ographie du
présent et celle du pas, c' est la vallée du Rhône. Guettard,
l' un des précurseurs de la géologie en France, l' appelait le
pays des cailloux. D' énormes destructions ont laispartout
leurs débris. Les cours d' eau ont ton; plusieurs sont
nouveaux dans les lits qu' ils ont adoptés, et l' on voit les
traces de ceux qu' ils ont délaissés. Tout annonce une région
jeune, les forces de destruction et de transport ne sont pas
encore parvenues à un état complet d' équilibre. C' est qu' en
effet l' histoire de la vallée est celle même des Alpes ; et les
Alpes occidentales sont, par l' âge des plissements qui ont
achevé de les constituer, une des chaînes qu' on peut appeler
jeunes. La dépression correspond au soulèvement ; elle est en
relation avec la compression des plis contre un massif de
sistance. Elle apparaît très anciennement, mais ce n' est que
depuis la période miocène qu' elle prend la forme que nous voyons
. Pendant que les Alpes traversaient leur crise définitive de
redressement, la mer qui, semblable à une Adriatique, longeait
leur zone extérieure, se remplit de grès, de mollasse, des bris
de roches qu' y pcipitait une destruction intense ; d' énormes
masses de poudingues s' entassèrent sur ses bords. Quand elle se
dessécha, les torrents affluant du coeur des Alpes creusèrent
des vallées. La place future du Rhône et de ses principaux
affluents était déjà marquée. Mais auparavant un mouvement d'
immersion, datant de l' époque pliocène et contemporain de la
dernière série d' éruptions volcaniques du Massif Central,
ramena encore la mer jusqu' au sud de Lyon, aux environs de
Vienne. On reconnaît ses
p257
contours aux marnes qu' elle a poes : ce sont ceux de la
vallée actuelle. L' ère pliocène n' est pas encore finie que dé
commence la période de refroidissement qui enfle démesurément les
glaciers et les fait descendre dans les plaines. Le lit du fleuve
, qui suit la direction de l' ancien fiord marin, est remblayé,
creusé successivement à divers niveaux ; mais son chenal est
sormais tra ; on peut dire que le Rne, l' Isère, etc.,
sont constitués, sauf les déplacements partiels que des amas
accumulés au hasard leur feront encore subir. Ainsi ces cours d'
eaux gris et troubles, alimentés par les glaciers, sont les
descendants directs des torrents qui, depuis les grands
mouvements alpins, ont entaillé des vallées et des coupures à
travers les Alpes et sur leurs abords. Ils continuent à charrier
et à truire ; leur pente est encore considérable, parfois
énorme ; leur débit / Rhône, Isère / est puissant. Mais toute
cette énergie n' est qu' une image affaiblie du passé. Elle se
sume en un mot : ce sont les agents de destruction des Alpes.
Celles-ci sont une ruine. L' étendue de leurs débris l' emporte
encore sur la majesté de leur hauteur. Une sorte de paradoxe
topographique nous frappe à l' examen de la carte. En avant du
débouché des rivières alpines dans la vallée du Rhône, entre ce
fleuve et l' Isère, un énorme plateau de débris s' élève, haut
en moyenne de 4 à 5 oo tres, dominant par un brusque ressaut
le niveau de l' Isère au coude de Voreppe. C' est une masse de
poudingues, encore en voie de décomposition, qui résulte d' une
phase anrieure de destruction des Alpes. La décomposition a
engendré une sorte de glaise qui couvre en nappe ces plateaux. Ce
limon imperméable et décalcifié, çà et là recouvert de terrains
de transport, en a fait un sol de forêt, d' étangs, de terres
froides . Il est raviné par des vallées étroites et parallèles.
L' une d' elles, celle des Bièvres , étonne par sa largeur.
See de galets, elle est presque sans eau à la surface ; mais l'
eau n' est pas loin, elle filtre en dessous et nourrit les
racines des arbres. C' est une ancienne voie suivie par l' Isère
, et qu' elle a abandone pour se frayer à travers la molasse le
profond ravin elle coule aujourd' hui vers Saint-Marcellin.
Ces plateaux sylvestres n' ont é peuplés que tard ; ils ne le
sont encore que faiblement. à leur extrémité sur le Rhône, entre
Vienne et Saint-Vallier, une vieille forteresse en ruines,
Albon, fut le berceau des princes du pays, les dauphins.
p258
à la région des plateaux succède à l' est celle des vallées. Ces
coupures transversales, une des originalités les plus
remarquables du système alpin, sont des cluses pratiquées, comme
dans le Jura, perpendiculairement à la direction des plis ; mais
tandis que dans le Jura elles ne coupent que des chaînons, elles
tranchent les Alpes presque de part en part. Reliées,
communiquant entre elles, elles ouvrent des avenues jusqu' au
coeur de la chaîne. Elles correspondent à des cassures, qu' ont
élargies les glaciers et les torrents. Rien ne ressemble moins à
un sillon régulier. La même rivière traverse tour à tour des
brèches abruptes, de longs couloirs, d' anciens bassins lacustres
. Ainsi ces bassins, que relient ensemble les flots de l' Arve,
de l' Isère, de l' Arc, ne constituent pas une seule vallée,
mais une série de compartiments qui vivent chacun sous leurs noms
distinctifs. Ici la vallée de Chamonix, puis le bassin de
Sallanches. Là, entre les glaciers d' sort l' Isère, le val
de Tignes ; puis la riante Tarantaise ; puis l' étincelant
Graisivaudan. L' Arc relie par de sombres couloirs la haute et
la basse Maurienne. Autant de pays divers, quoique unis par la
même rivière. Leur niveau, raboté par les glaciers qui, dans les
parties étroites et encombrées, ont exer une corrosion intense,
puis creusé par des rivières de pente énorme, s' abaisse
rapidement. Celui de l' Isère tombe à moins de 4 oo tres à
Moutiers, à 3 oo au confluent de l' Arc, et ne tarde pas à se
déprimer jusqu' à un point extraordinaire / 2 o 8 mètres devant
Grenoble /. Ce sont alors des plaines qui s' insinuent dans les
replis des montagnes. Ainsi des contrastes de relief, de formes,
de végétation se ramassent sans cesse sous les yeux. Au-dessus de
Gex, du Chablais, du Faucigny, les grands patriarches blancs
que domine à peine le dôme culminant de l' Europe ; au-dessus de
Grenoble, les dentelures neigeuses de Belledonne ; puis, le
peuple des massifs calcaires, monde de créneaux et de corniches,
d' surgissent par moments des pics aigus auxquels le Jura ne
nous a pas habits : Tournette, Parmelan, Grand Som,
Chamechaude ; les calcaires éclatants et marmoréens, de
structure corallienne, enfermant dans leurs enceintes d' étroites
et longues vallées, celles d' Entremont, des Bauges. Et partout
ailleurs, enveloppant tout, rayonne une nature luxuriante où une
chose surtout frappe, l' abondance des arbres : forêts de
cerisiers à évian, Saint-Gingolph ; ctaigniers du Chablais
; lisière de châtaigneraies entre les prairies et les sapins dans
la vallée d' Albertville ; forêts de noyers dans la vallée de
Saint-Marcellin. Arbres au feuillage clair et large, qui
préludent à la nature de la Méditerranée. Le soleil, qui
fait épanouir leur feuillage, mûrit la vigne jusqu' à 8 oo
mètres dans la Maurienne, tapisse de bois les parois calcaires.
p259
Des pluies, croissant de l' hiver à l' automne, dépassant un taux
annuel d' un mètre, réparties, en Savoie, sur plus de cent
cinquante jours, contribuent, avec la nature du sol, à entretenir
une humidité verdoyante. Paysage unique dans l' Europe
occidentale, qui fait pendant à la Brianza milanaise ; verger
magnifique qu' on ne trouve plus vers le sud au climat plus sec,
au delà du Lans, du Vercors, du Devoluy, du Lautaret. Cette
nature parle à l' imagination et à la pensée ; elle a inspiré
Jean-Jacques, elle a nourri ses souvenirs et son génie. Le
Graisivaudan en est, sinon le type le plus achevé, du moins l'
expression la plus ample et, pour l' histoire des hommes, la plus
importante. On voit, en amont de Grenoble, s' étendre au-dessous
des cimes de Belledonne les larges terrasses marneuses du lias,
ferrugineuses et noirâtres, aux dépens desquelles la rivière a pu
largement creuser sa vallée. Jusqu' à 9 oo mètres les hameaux
et les villes s' y étagent. Ils occupent les pentes de talus, les
nes dejection, les anciennes terrasses fluviatiles. Au
milieu coule le torrent gris et sauvage, aujourd' hui endig.
Des bauches , des oseraies, des halliers marécageux rappellent
encore çà et là l' état primitif. Mais partout ailleurs, sous les
vignes courant en feston entre les arbres fruitiers, se succèdent
de petits carrés de luzerne, blé, chanvre, maïs : une merveille
de petite culture. La vallée transversale a attiainsi la
population jusqu' au coeur des Alpes. Des groupes ont pu se
constituer, qui ont gardé le caractère montagnard, non sans jouir
des avantages de la plaine, recevant des contrastes qui les
entourent des impulsions diverses. Ils ont occupé de bonne heure,
entre les torrents qui sont sur leur tête et celui qui coule à
leur pied, les parties les moins exposées. C' est de là qu'
ensuite ils ont entrepris la conquête de la vallée. Ils l' ont
colmae, assainie, endiguée, changée en jardin. On trouve des
peuples très anciens établis jusqu' aux abords immédiats des cols
, étapes nécessaires il fallait s' outiller pour le passage. à
mesure que croît l' importance des passages alpestres, croît
aussi l' importance politique de la conte. Qui posde le burg
de Charbonnières à l' ente de la Maurienne, qui domine le
seuil de Chambéry, vrai détroit entre le Rne et l' Isère, ou
qui du haut du promontoire d' Albon surveille les anciennes
voies romaines se dirigeant vers Vienne, qui surtout dispose des
ressources du Graisivandan, devient un personnage avec lequel l'
empereur d' Allemagne, le roi de France, la république de Lyon
doivent compter, comme jadis l' empereur Auguste avec le roi
Cottius. Ainsi des noms d' états politiques, tels que Savoie et
Dauphiné, se sont superposés aux noms de pays,
p260
petites unités naturelles qui persistent dans le langage et le
souvenir. Les vallées transversales insinuent la plaine dans la
montagne. Elles lui servent de prolongement. Avec elles s'
introduisent le monde extérieur et la vie urbaine. Elles
conduisent vers les passages historiques où, dès les premiers
âges de l' Europe, celtes, germains, peuplesditerraens se
sont rencontrés. Le Brenner, le Grand Saint-Bernard, le Mont
Gevre furent, avant le Cenis, le Saint-Gothard et le
Splügen, des carrefours par où a passé la civilisation
européenne. Une traînée de villes, de monuments et d' influences
trace le sillage de ces voies de pénétration et d' échange. Les
villes ont un air de parenté. Quelque chose d' italien flotte sur
la physionomie de Botzen, Chambéry, Embrun, etc. Mais il y a
plus qu' une ressemblance exrieure. Si la romanisation s' est
maintenue dans une partie de la plaine suisse, c' est grâce à la
série de villes échelonnées sur la voie romaine du Grand Saint-
Bernard à Vindonissa. Entre la Durance et le Pô, sur la route
d' Italie en Espagne, à travers la Provence, le Mont Gevre
est le lieu où se concentrent les relations du monde roman
occidental ; le noeud de cette civilisation provençale, qui a
conservé quelque chose de commun depuis le Piémont jusqu' à la
Catalogne. Mais, en sens inverse de ces grandes coupures, il y a
, sur le socle de près de 4 oooo kilomètres carrés de la partie
fraaise des Alpes, des vallées qui se déroulent dans le sens
longitudinal par rapport aux plissements des chaînes. On sait
quelle varié de bandes géologiques se déroule dans le sens
longitudinal ; tour à tour des roches calcaires, cristallines,
des grès, des schistes, des granits, se succèdent pour le
voyageur qui traverse les Alpes entre le Dauphiné et le
Piémont. Parmi ces roches d' inégale dureté, il était facile aux
eaux courantes de trouver le faut de résistance. Des vallées se
sont ainsi formées le long des lignes de contact des couches
tendres et dures : soit dans les marnes liasiques qui s'
intercalent entre les avant-chaînes calcaires et la zone
cristalline du Mont-Blanc, de Belledonne et de l' Oisans ;
soit, plus près de l' axe du système, dans les grès, les ardoises
, les schistes calcaires et micacés qui longent inrieurement
les chaînes cristallines du bord piémontais. Les eaux ont pu
ainsi pratiquer des sillons, aplanir des cols, qui se sucdent
par ries dans un sens parallèle à l' axe de plissement. Mais,
par leur aspect comme par leur origine, ces vallées sont bien
différentes des coupures transversales. Bien mieux que celles-ci,
p262
elles restent en rapport intime avec la nature de la montagne.
Entaillées au voisinage des lignes de faîte, et conservant une
altitude soutenue, qui dépasse souvent un millier de mètres,
elles sont l' asile se conservent les exemplaires plus intacts
de la vie alpestre. La plupart se développent suivant un
parallélisme régulier, accouplées les unes aux autres. Ainsi se
roule, entre les coupures profondes de la Tarantaise et de la
Maurienne, le groupe longitudinal des vallées de Belleville,
des Allues, de Pralognan ; entre la Maurienne et la Durance,
la Valloire, le Val-Meynier. Ou bien, comme les vallées du
Queyras entre la Durance et l' Ubaye, elles se groupent en
faisceau sur les croupes de désagrégation facile que constituent
les schistes lustrés. à l' écart des voies de commerce, ces
hautes vallées ont un charme auquel l' archaïsme des usages
contribue. On les soupçonne à peine, du fond des basses vallées.
Les escarpements et les forêts ne permettent d' apercevoir que
par échappées le monde différent qui se superpose : un bout de
prairies et deturages, quelques hameaux dont on voit briller
les feux dans la nuit. Le plus souvent d' étroites et longues
brèches en interceptent les abords. Entre les profonds sillons
burinés suivant les lignes de plus forte pente, et les sillons
plus légèrement creusés dans le sens des couches, la
correspondance ne s' établit qu' au prix de brusques ruptures de
niveau. Le creusement des basses vallées a é trop rapide pour
que les rivières aient eu le temps de régulariser le profil de
leur pente. C' est par des gorges qu' on passe d' un étage à l'
autre. Le temps n' est pas loin où, à travers " ces tourniquets
" ou " ces combes " , il n' y avait que des sentiers de
mulets, accessibles seulement pendant quelques mois. Mais quand
on a remonté, parfois sur une longueur de I 5 à 2 o kilomètres,
ces combes, le niveau s' aplanit, les bords s' évasent ; coulant
sur une pente plus régulière, les eaux gardent leur vivacité, en
perdant leur turbulence. Sur les pentes s' attarde le soleil
sont les hameaux, les cultures, les prés. C' est qu' il importe
ici de profiter des moindres avantages quenagent la position
et le sol : orientation, abri, placages de terre fertile,nes
d' éboulis. Là où ces avantages sont réunis, les hameaux se
ramassent par essaims. On les voit, à peu de distance les uns des
autres, avec leurs maisons pelotonnées luisant toutes ensemble
sous l' ample toit de plaquettes grises qui les couvre. Tout est
strictement assujetti aux conditions physiques, âprement calcu,
disputé par la prévoyance de l' homme à l' avarice de la nature.
à l' adroit , sur le flanc ensoleillé qui regarde le sud et l'
ouest, s' étage au-dessus des hameaux et des cultures un
éparpillement
p263
de chalets d' été, de granges, d' écarts, d' habitations
temporaires. La forêt occupe l' ubac , le côté d' ombre ; elle
le couvre d' un merveilleux manteau de verdure, avec le feuillage
clair et gai du mélèze. Ce rapprochement des hameaux, ce mélange
d' habitations temporaires et permanentes, donnent l' illusion d'
une population plus nombreuse qu' elle n' est enalité. Tantôt
par groupes de hameaux comme autour de la Grave, tantôt par
maisons échelonnées le long de la vallée comme dans la Vallouise
, tantôt par gros bourgs distants de 4 à 5 kilomètres comme
dans le Queyras, le nombre des habitations semble hors de
proportion avec les ressources que parait offrir la vallée. C'
est qu' il y en a d' autres enalité. C' est dans le sens
vertical que s' étend le domaine exploitable dont vit chacun de
ces groupes. La population n' est redevable à la vallée que d'
une partie de ses ressources. Comme dans une forêt les arbres
filent en hauteur, c' est vers les montagnes , c' est-à-dire
les hautsturages, " les Alpes " , suivant l' expression
qui de la partie a fini par s' étendre au tout, que ces
communautés alpestres trouvent leur richesse, ou tout au moins le
supplément de ressources sur lequel est fondée leur existence.
Dans ces hauts pâturages fertiles en herbes savoureuses, vers
lesquels les troupeaux s' acheminent joyeusement, sont les
serves dont pendant l' é prend possession la vie pastorale.
Ces espaces verdoyants et naturellement découverts où l' homme n'
a pas eu à extirper la fot, furent ceux qui donnèrent naissance
à la vie alpestre. La longue due des neiges et des frimas se
charge d' en éliminer les arbres. L' exploitation de ces
turages précéda certainement celle des prairies que l' homme
dut se tailler à grand' peine dans la zone des bois. Cette
harmonie de rapports dans laquelle les prairies et cultures de la
vallée, les forêts des versants, lesturages des hauteurs se
prêtent un mutuel concours, n' est malheureusement pas partout
alisée dans nos Alpes. Elle existe, grâce à un climat plus
régulier, à des pluies mieux distribuées, en Savoie et dans une
partie du Dauphiné comme dans le Jura et en Suisse. C' est
elle qui sur les hauteurs entretient la vie de chalets,, avec
la régularité d' un flux et reflux annuel, les vaches
apparaissent aux beaux jours pour se retirer aux premiers froids.
L' é finissant, la vie se contracte dans les vallées. Mais c'
est alors que dans les bourgs des vallées basses et de la
périphérie des montagnes commence le mouvement de foires dont la
périodicité correspond aux phases de l' activité pastorale. Ce
sont les foires d' automne, pour la vente du bétail qu' on ne
pourra nourrir en hiver.
p264
à quelles époques remonte cette vie organisée ? Assez haut sans
doute, du moins dans ses éléments essentiels, puisqu' elle est
fone sur la nature physique du pays. En fait, les traces d'
habitants relativement nombreux sont très anciennes dans les
vallées des Alpes. Toutefois cette vie ne repsente pas un état
primitif. Elle est fone sur une combinaison thodique des
ressources de la vallée, des bois, des pâturages, qui suppose l'
existence de relations commerciales, de déboucs extérieurs.
Elle s' est constituée peu à peu, par de sages règlements. De l'
esprit d' association qu' elle favorise sont nés ces mandements
, ces syndicats d' irrigation, ces coutumes dont plusieurs ont
été rédies, et sont l' expression d' une civilisation originale
, très propre à augmenter par la varié d' occupation, par la
prévoyance et le calcul qu' elle exige, la valeur individuelle de
l' homme. Cette harmonie, quand elle est réalisée, conserve à la
montagne sa fertilité et sa santé, et pour emprunter une
expression de Le Play, " sa vie morale " . Les bandes
géologiques longitudinales, qui servent de socle aux hautes
vallées, ont assez de largeur, dans nos Alpes, pour donner place
, comme nous avons dit, à des groupes de vallées analogues. Ces
vallées contiguës communiquent entre elles, grâce à leur altitude
commune, par des cols nombreux et peu élevées. C' est par ces "
montées " que de tout temps la vie a circulé dans l' intérieur et
jusqu' au plus épais des Alpes. Ces relations ont créé le réseau
de sentiers muletiers, oeuvre locale et séculaire que n' ont
remplacée qu' en partie nos routes modernes. Ces sentiers sont l'
oeuvre des montagnards ; car en é surtout la vie alpestre est
un déplacement continuel. Les mémoires militaires des siècles
derniers montrent quel parti une stratégie habile pouvait en
tirer pour la circulation dans l' intérieur des Alpes. Les
hautes vallées communiquent entre elles par leurs parties
supérieures. Ce n' est point en suivant le fil de l' eau, comme
nos habitudes nous portent à le croire, mais en le remontant au
contraire qu' on peut comprendre les relations de ce petit monde
alpestre. Soucieux d' économiser la pente, se maintenant
volontiers à mi-côte, les sentiers atteignent facilement, au prix
de quelques lacets, le faîte de séparation. On est souvent
routé de la signification qu' ont certains mots dans le langage
alpin ; des termes tels que monts, collines, montagnes ont des
sens spéciaux qui résultent des habitudes et du genre de
fréquentation assoces à la vie des Alpes. Comme tout ce qui
est fondé sur la nature, ces relations subsistent, en partie du
moins, malgré les mutilations parfois inintelligentes que leur
ont infligées les frontières politiques. Encore aujourd' hui les
habitants des hautes vallées du Verdon, du Var, de la Tinée,
qui
p265
s' ouvrent vers le sud, sont bien plus liés par leurs échanges,
leurs dialectes, avec la vallée de Barcelonnette, au nord, qu'
avec la côte de Nice. Le petit monde vaudois de notre Queyras
et des hautes vallées italiennes du Pellis et du Cluson se sent
encore parent. Le groupe des vales briançonnaises,
politiquement disjoint par un démembrement à jamais regrettable,
se rencontre plus qu' il ne se divise au Mont Genèvre. Il y eut
jadis de petites communautés politiques, embryons de
mocraties cantonales, auxquels il n' a manqué, pour devenir une
Suisse, que l' appui de fortes républiques urbaines. L' histoire
a été dure pour elles. Elle les a mutilées, quand elle ne les a
pas détruites. La diplomatie a trou commode de régler les
frontières d' après la ligne de partage des eaux, qui souvent
brise dans les Alpes les rapports naturels. Cependant la
communau de langues t pu être un avertissement ; elle exprime
ici une véritable communauté d' intérêts et de traditions. Ces
groupes de hautes vallées composent un petit monde étroit, mais
harmonique. Des usages patriarcaux, de sages règlements, des
canaux d' irrigation remontant aux xiiie et xive siècles,
inspirent une estime mêlée de regrets. Telles qu' elles sont, ce
sont de petites patries. Le monde exrieur, le pays étranger
commence à l' issue des sauvages défilés qu' il faut franchir
pour atteindre les basses vallées. Une fois l' obstacle passé, le
montagnard ne craint pas d' aller au loin, parfois de franchir l'
océan ; mais il aime à revenir dans sa vallée natale pour finir
ses jours. Mais ces rapports n' ont pas abouti, sinon
temporairement, à une forme politique. Seul le Briaonnais,
maître, comme Uri, d' un des principaux passages, s' en est
approché. Sur les roches à pic qu' ont isolées les torrents de
Monestier, de Névache, de Cervières, du Mont Genèvre,
Briançon est le carrefour central des escartons ou vallées
briaonnaises. Mais entre la vie cantonale des hautes vallées et
la vie odale et ecclésiastique qui se forma le long ou aux
débouchés des vallées de passage, il y eut antagonisme et guerre.
L' abbaye de Pignerol fut un centre de persécutions contre les
vaudois. L' évêché de Saint-Jean-De-Maurienne ne fut pas
toujours un bon voisinage pour les hautes vallées pastorales. Ce
qui l' emporta définitivement, ce fut la forteresse féodale, le
château qu' on voit encore, debout ou en ruines, dres sur son
roc et barrant la route. De celui de Charbonnières naquit la
force des ducs de Savoie, comme de celui d' Albon celle des
dauphins. Mais avec eux, par le développement de leur puissance,
l' axe politique s' écarta de plus en plus des Alpes. Il n' y
eut plus, et ce fut dommage, d' état véritablement alpestre.
p266
Pourquoi donc ces vallées qu' on dirait perdues dans les Alpes
retiennent-elles l' attention ? C' est qu' elles montrent un
rapport original des sociétés avec le sol. Si exigs qu' elles
paraissent, elles ajoutent un trait à la physionomie nérale de
la France. Dans ces replis des Alpes, c' est une petite France
qui s' est conservée. Par la langue, les sympathies, elle s'
incorpore à la grande. Elle tient à nous par des souvenirs
communs, et surtout par le rôle que ses enfants actifs,
industrieux, prompts à se placer, jouent dans notre vie
économique. Ils apportent à Lyon, surtout à Marseille leurs
habitudes de travail et d' épargne. Ils franchissent même l'
océan : depuis près d' un scle, les barcelonnettes se
rendent au Mexique, où ils fondent des établissements
commerciaux se recrutant entre parents. Et de plus jeunes vont
remplacer leurs aînés, quand ceux-ci, fortune faite, rentrent
dans leur solitaire vallée.
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Chapitre iv. La vallée du Rhône et la transition vers le midi.
Le fiord marin pliocène qui fut le précurseur immédiat du Rhône
avait occu des vallées déjà creusées très profondément par l'
érosion des cours d' eau de l' époque précédente. Son niveau,
comme celui du fleuve qui lui a succé, fut très bas, et vers ce
niveau de base très déprimé affluèrent d toutes parts les eaux.
C' est ainsi que la limite septentrionale du fiord rhodanien, qui
se trouvait vers Givors, attira à elle les eaux du grand lac
bressan devenu plus tard la Saône. Et dans l' intérieur des
Alpes l' attraction ne cessa de s' étendre : d' abord elle
entraîna les eaux échappées du Mont-Blanc ; puis jusqu' au fond
du Valais, ce fut le tour des rivières qui primitivement avaient
coulé vers le nord et suivi par le seuil de la Venoge, au nord-
ouest de Lausanne, une voie visible encore vers le Rhin.
Assurément le Rhône coule à un niveau supérieur à celui du fiord
qui l' a précédé ; il a combet élevé son lit ; en reculant de
plus en lus son embouchure il a notablement diminsa pente.
anmoins cette pente est encore rapide. Elle ne s' adoucit
légèrement, entre la Sne et l' Isère, que pour s' accentuer
de nouveau / Om 8 o par kilomètre / entre la Drôme et l'
Ardèche. Pour emprunter la terminologie de l' école américaine,
le Rhône est un fleuve envahissant, qui continue à faire des
conqtes, à empiéter sur les domaines fluviaux voisins. L'
étrange configuration de ce long bassin fluvial, projetant des
bras jusqu' aux Vosges et au Saint-Gothard, est due à une
série d' empiétements. L' évolution duseau fluvial met en
évidence un fait qu' il faut signaler à cause de sa signification
générale : à partir de l' époque
p268
éocène, la dépression fut de plus n plus rejee vers l' ouest.
La direction qu' a adoptée finalement le Rhône, tout contre le
Massif Central, l' écornant même entre Vienne et Tournon,
doit être regardée comme la dernière phase d' un mouvement
progressif. Elle s' explique par la marche que les plissements
alpins ont suivie, procédant graduellement de l' intérieur vers
l' extérieur du système, de la concavité vers la convexité de l'
arc, et n' envahissant qu' à l' époque miocène l' espace où se
dressent actuellement les chaînes subalpines. Vers Tournon, les
terrains primitifs entre lesquels le Rne venait de couler se
retirent sur la rive droite. Bientôt, dans la plaine découverte
l' Isère mêle ses alluvions à celles du Rne, l' oeil est
averti d' un changement de nature. Tous ceux qui ont descendu la
vallée du Rne ont remarqué, aux approches de Valence, une
montagne de forme conique, de couleur grise et rousse, qui
tranche sur l' uniforme rane des croupes gneissiques ; les
ruines du cteau de Crussol grimpent sur sa cime chauve. Isolée
, presque insolente, elle se campe par le travers de la vallée,
comme un fi du midi dont elle est une apparition. Ce n' est
encore qu' un avant-coureur, un témoin détacd' une formation
qui se révèle pour la première fois. Mais à une douzaine de
kilomètres vers le sud, à La Voulte, commence désormais sans
interruption une bande de calcairs jurassiques qu' on peut suivre
du nord-est au sud-ouest pendant 8 o kilomètres. Ces calcaires,
d' ailleurs fissurés, sont d' un grain si pur qu' ils ne laissent
que très peu de particules insolubles pour contribuer à la
formation de l' humus. Ils étendent un désert de pierre entre la
vallée du Rne et le bord du Massif Central. Les roches,
coupées en forme de parallélipipèdes, s' étagent comme des
degs d' escaliers, des gras / gradus / , suivant le nom
local qui les désigne. Dans les fentes perpendiculaires qui les
séparent un pulvérin roustre, échappé aux vents et aux eaux, a
pu se loger : c' est dans ces pines de terretale qu' un
peu de culture trouve asile. L' Ardèche à Vogüé, puis la Baume
, le Chassezac traversent en cluses ces plateaux. Ce serait
entre la vallée et le Massif Central un écran de séparation.
Mais cette zone inhospitalière n' adhère pas immédiatement au
bord cristallin du massif ; elle s' y appuie par l' interdiaire
d' une zone marneuse, étroite, mais assez tendre pour que les
eaux y aient creusé des vallées et des bassins. Un pays s' est
formé à la faveur de ces articulations, le Vivarais . C' est
qu' a pris place un petit monde à part, nid de culture et d'
industrie. Privas, Aubenas ont abrité dans un isolement relatif
leur indépendance de villes protestantes. Il semble que le
protestantisme méridional ait de préférence élu domicile
p270
dans ces plis étroits qui, des deux côtés mais à distance,
accompanent la vallée du Rhône. La position des pays protestants
du Dauphiné, Trièves, Diois, correspond, derrière le
rideau des Alpes calcaires, à celle de la zone urbaine et
protestante du Vivarais. La bande de plateaux calcaires ne se
termine pas enalité au Vivarais. Unerie de petits causses
se prolonge jusqu' à travers le vaudan, surtout dans la zone
fractue qui sépare le mont Goulet du mont Lozère. On
distingue à leur couleur et à leur forme, à travers les croupes
granitiques qui les entourent, ces petits îlots calcaires. Ce
sont les moins par lesquels les gras se relient à la
grande zone sédimentaire de Causses dont il sera question plus
loin. Avec eux commence donc une des zones les plus
caracristiques de la nature du midi fraais. En avant de ce
plateau des gras , une nouvelle série de roches vient prendre
place sur les bords du Rhône. On voit à partir du Teil se
dresser des roches de calcaire urgonien, pétries de polypiers, d'
une éclatante blancheur. Le Teil est, grâce à elles, le pays du
plâtre, où la poussière blanche couvre tout, maisons, arbres,
routes, visage des ouvriers. Entre Viviers et Cteauneuf, ces
roches resserrent le Rhône dans un défilé. Elles font partie d'
une longue chaîne de récifs coralligènes qui, de Grenoble aux
Garigues du Bas-Languedoc, enserre en forme semi-annulaire le
bord oriental du massif. Ces récif, par leur dureté, ont résisté
mieux que les parties marneuses qui sont intercalées entre eux.
Ils forment l' ossature de la contrée, les parois des
escarpements éclatants entre lesquels file le fleuve vers
Châteauneuf, Viviers et Donzère. C' est ce passage,
remarquable au point de vue du climat comme de la structure, qui
est définitivement la porte du midi. On voit combien peu la
vallée du Rne ressemble à ces vallées à pente continue et
régulière qu' évoque d' ordinaire ce nom. Elle se compose d' une
série saccadée de paliers, reliés par des cluses. Tantôt elle s'
élargit à perte de vue ; tantôt, comme à Vienne, elle se réduit
à un cirque étreignant le fleuve ; tant enfin ce n' et qu' une
brèche étroite à travers une bande calcaire qui barre la vallée.
C' est qu' en effet le cours du Rne marque les étapes du
passage critique à travers cette zone plissée et tourmentée du
bassin méditerranéen,, pendant la durée de l' époque tertiaire
, le sol a été en mouvement. Aujourd' hui, des refoulements qui
ont affecté la vallée, des volcans même qui ont poussé leurs
coulées jusqu' au bord du fleuve, y laissant pour témoin le roc
de Rochemaure , de toutes les énergies
p272
du passé, tout semble éteint. Il y en a une cependant qui
travaille encore avec une force à peine amortie, c' est l'
érosion. Exaspérée par la violence du climat et le bas niveau de
la vallée, elle s' exerce surtout sur le flanc que lui oppose le
Massif Central. Elle y a entaillé des cirques, creusé des
escarpements de plus de 6 ootres, affouillé entre des parois
amincies des vallées profondes. Lorsque dans ces cirques s'
engouffrent, en automne, les bourrasques du sud-est, ce sont des
luges à tout emporter. Le Ioseptembrei 857, après une crue du
Doux et de l' Erieux, le Rhône, au Pouzin, " ne présentait d'
une rive à l' autre qu' un vaste train de bois, si compact qu'
avec un peu d' audace on aurait pu traverser le fleuve. " la
sculpture de la montagne a tracé les cadres naturels se sont
cantones de petites sociétés individualisées. Si, près de
Tournon ou de Lavoulte, nous pénétrons dans une de ces
anfractuosités par lesquelles, de temps à autre, sechargent
ces débâcles, tout d' abord ce ne sont qu' escarpements sauvages
au fond desquels la rivière, en é, n' est plus qu' un chapelet
de vasques dormantes entre lesquelles ruissellent quelques filets
limpides ; hypocrite mansuétude que démentent les arbres qu' on
voit çà et là couchés dans les graviers. Mais à mesure qu' on s'
élève, les rampes déchirées font place à des bassins en
amphithéâtre, cultivés en gradins, où de petites villes
fortifiées attestent la présence d' une vie historique. C' est
surtout aux environs de 4 oo mètres qu' elles s' échelonnent :
les cultures de vignes et de fruitiers y confinent à la zone des
châtaigneraies. Celles-c montent désormais, enveloppant presque
seules, pendant 3 oo mètres, les croupes de plus en plus
arrondies de la montagne, sous leurs dômes de feuillage. Vers 8
oo mètres elles cèdent à leur tour la place à des turages
coupés de petits bois de sapins et bouleaux. Ainsi, sur les
flancs entaillés de la montagne, s' étagent les zones. Dans les
cultures disposées en gradins, dans les rigoles ingénieusement
distribes, se fait sentir un aménagement minutieux, qui indique
une population longtemps repliée sur la terre natale et obligée
d' en tirer sa vie. Tel fut en effet le pays qui, sous le nom de
Boutière , a abrité, entre le mont Pilat et le Tanargue,
une vie autonome. Il ressemble parau couloir du Vivarais et
aux profondes vallées que, plus loin vers le sud, entre le
Tanargue et l' Aigoual, les forces vives de l' érosion ont
entaillées dans les schistes, et qui sont par excellence le pays
venol. De toutes parts ainsi dans les replis des chnes se
p273
dessine l' encadrement d' une vie cantonale semblable à celle de
l' Apennin, du Pinde, de l' Atlas même, en un mot de la
ceinture montagneuse de la Méditerrae. Cependant, à travers
tous ces changements d' aspect, entre ces pays alpins, vivarais,
venols, coule le grand fleuve historique, leur lien commun.
Plus on va vers le midi, plus le contraste s' accuse entre le roc
et la plaine. Celle-ci a les saules, les peupliers, les oseraies
parmi les eaux vives ; seule une vigueur inaccutumée de lianes,
de clématites, de roseaux dans les îles du fleuve ou sur les
flaques de débordement, atteste l' action d' un soleil plus
puissant. Les roches, de plus en plus décharnées, encadrent les
bassins que traverse le fleuve ou pointent brusquement au-dessus
de l' alluvion. Villes, bourgs et cteaux forts s' y sont nichés
. Sur leurs flancs s' accrochent des villages aux maisons presque
sans fenêtres, pelotonnées ensemble ; de vieilles petites villes
aux ruelles caillouteuses et grimpantes, des ruines de forts,
jaunes et croulantes comme les roches elles-mêmes. Mais de son
flot verdâtre le fleuve enlace des fourrés de végétation. Peu à
peu de petites maisons en cailloutis, presque des huttes,
parsemant des cultures d vergers, se sont aventurées sur l'
alluvion, ont ose tacher des versants rocheux et des
anciennes terrasses fluviatiles. Les cultures s' y blottissent à
l' abri des palissades de roseaux et de cyprès que courbe le
mistral. On voit courir en rigoles l' eau vive. C' est la vallée
qui vit de sa vie propre entre les pays différents qui la bordent
. Ce contraste est, lui aussi, un signe de nouvelles régions qui
commencent. La civilisation de la Méditerranée, s' est
développée sous l' influence d' un contact étroit entre deux
choses qui nulle part n' engendrent plus de différences sociales,
parce que nulle part elles ne sont plus oppoes et plus
contiguës : la montagne et la plaine. C' est ce que Strabon
exprimait en parlant de la juxtaposition de " l' élément agricole
et politique et de l' élément guerrier " . Cette juxtaposition de
la vie cantonale et de la vie urbaine, de l' excès de simplicité
et de l' excès de raffinement, est un des contrastes heurtés dont
abonde la région de la diterranée ; un de ces contrastes qui
sont la source d' une foule de relations. Du Vivarais à la
vallée du Rhône, des Cévennes au Bas-Languedoc s' échangent
de temps immémorial des rapports qui rappellent ceux qui se
transmettent des Apennins au Latium, des Abruzzes à la
Pouille. Un mouvement en quelque sorte
p274
rythmiquegle la vie méditerranéenne, en vertu des conditions
si tranchées de relief et de climat. On y voit, de la montagne à
la plaine et inversement, les troupeaux seplacer suivant les
saisons, en franchissant de grandes distances. Et l' histoire
nous montre aussi un afflux continuel de population coulant de la
montagne rude et pauvre vers la plaine pour lui infuser une
nouvelle vie, et remplacer tout ce que l' excès de civilisation,
dans les grandes villes de la côte, ne tarde pas à dévorer. La
montagne, il est vrai, renvoie, chaque hiver, à la plaine les
troupeaux qui lui en sont venus ; tandis que la plaine ne rend
guère à la montagne les forces humaines qu' elle en roit.
p275
Ii le Massif Central. Chapitre premier. L' ensemble du Massif
Central. Ente les plaines du centre et celles du sud de la
France s' interpose, de Lyon jusque vers Limoges, un goupe de
hautes terres qu' on appelle aujourd' hui Massif ou Plateau
Central. Sous les noms de Limousin, Auvergne, Montagnes d'
Auvergne, Velay, Rouergue,vaudan, etc., il était depuis
longtemps connu dans l' histoire. Par la latitude c' est plut
au midi de notre pays qu' il appartient ; de même par la langue,
la civilisation, le droit. Sa participation à la civilisation
dite provençale fut active et brillante. Foyer d' habitants
tenaces, ambitieux de fonctions publiques, émigrant facilement,
cette contrée était apte à exercer de l' influence autour d' elle
. Cela n' a pas manqué si, par l' église, par les habitudes
administratives ou juridiques, ou autrement, le midi de la
France a exercé une grande action sur nos destinées générales,
c' est surtout aux populations du massif qu' il le doit. Sans
elles cette action n' aurait été ni si persérante ni si
énergique. Les influences méridionales se sont consolidées dans
ce midi robuste et montagnard. Les habitudes traditionnelles dont
le midi avait plus directement hérité que le nord, ont dispod'
un levier grâce auquel elles ont ped' un plus grand poids. On
se trouve donc en présence d' un ensemble qui mérite autant l'
attention de l' historien que celle des géologues. Dans l'
enquête sur le pas de la terre, l' tude du Massif Central
forme un chapitre presque aussi fécond en enseignements que celle
des Alpes. Elle ne remonte guère plus haut. L' initiative vint
de
p276
Guettard, vers le milieu du xviiie siècle. Il y a l' intérêt d'
une date scientifique dans le moire qu' il adressait en I 752
à l' académie des sciences, et il signalait en Auvergne, sans
prévoir que ses affirmations restaient encore au-dessous de la
réalité, des montagnes qui avaient été des volcans " peut-être
aussi terribles que ceux dont on parle aujourd' hui " . Plus tard
Dufrénoy et élie De Beaumont, le premier surtout, fixèrent
les traits essentiels de la structure. Il restait aps eux, non
seulement à introduire les rectifications que devait natrellement
amener une étude plus détaillée, mais à rattacher l' histoire
géologique du Massif Central à celle d' une partie de l'
Europe dans laquelle effectivement elle rentre. Tel a été le
sultat des études combinées dans les trente dernières années en
France et dans les contrées voisines. Le Massif Central a é
reconnu comme un des principaux anneaux dans une longue série de
massifs analogues. Il est entre les Vosges et l' Armorique le
lien interrompu, quoique visible, de chaînes qui sillonnèrent aux
temps primaires l' Europe occidentale. Tel que l' ont façon
des accidents de divers âges, c' est une masse en partie détruite
, où des compartiments étendus se sont enfoncés ; c' est un
fragment, énorme il est vrai, de roche archéennes. De là, sa
configuration irrégulière et découpée. ébché par la fracture
centrale où s' est établi le cours de l' Allier, il s' ouvre
largement vers le nord. Entre le Lyonnais et le Morvan, il est
duit à une bordure, à travers laquelle des passages multiples
ont pu s' établir entre la Saône et la Loire. Vers le sud-est,
pourtant son talus surélevé se dresse brusquement, il est
entamé par des découpures, pareilles à des articulations
littorales, que l' érosion a pratiquées dans les roches de l'
époque houillère, grâce à leur moindre résistance. De toutes
parts il entre en contact intime avec les régions contiguës ; et
c' est ainsi que sa riprie nous offre assez souvent le
spectacle de parties qui se sont historiquement combinées avec
les parties adjacentes : Bourbonnais, Beaujolais, Vivarais,
Rouergue, etc. En outre, il lui manque cette espèce d' unité que
la Bohême, autre fragment de massif ancien, doit à l' existence
d' un chenal unique par lequel s' écoulent les eaux. Les rivières
du Massif Central se dispersent vers tous les coins de l'
horizon. Il n' en est pas moins vrai que ce nom de Massif
Central, de cation savante comme la plupart des vocables
génériques, représente un ensemble dans lequel les caractères
communs l' emportent sur les différences. Cet ensemble / 8
ooookq environ / égale plus du sixième de la France. Il touche à
Lyon, il avoisne Toulouse, il s' étend
p278
vers Bordeaux et Bourges. Et cependant sur tout cet espace l'
oeil retrouve aisément des affinités de sol, d' hydrographie, de
gétation. Son talus oriental, qui tranche vivement les climats,
a donné lieu à une des généralisations les plus anciennes qui
aient été faites sur la France : l' extension jusqu' à Lyon du
mot local de Cévennes. Au sud, de sombres lignes de montagnes
trapues qui à Castre, Figeac, Brive, barrent l' horizon,
marquent la limite du massif. Au nord et à l' ouest la transition
est plus nagée ; mais me alors que le changement de relief
est peu sensible, la vétation, l' aspect et la tonalité plus
sombre du paysage sont des indices, souvent saisis par le langage
populaire. On entre dans les " terres froides " , dans le domaine
des foures, brures, ajoncs, digitales, du ruissellement
diffus des eaux, des races animales d' ossature menue, faute de
phosphate de chaux, mais rustiques et vivaces. Ce fond commun est
marqué de traits assez forts pour que, par exemple, du
Nontronnais au Sidobre, l' un à l' extrême ouest, l' autre à l'
extrême sud du massif, il y ait plus de ressemblance, malgré 25
o kilomètres qui les parent, qu' avec les pays extérieurs qui
leur sont immédiatement contigus. C' est la nature des roches qui
rane les mêmes aspects. Le soubassement archéen, fait de gneiss
et de micaschistes, s' étale en larges plateaux, " couverts de
petits arbres et de grands buissons " , éventrés de prod éventrés
de profonds ravins. Les entrailles du sol semblent s' ouvrir par
la crevasse béante où court la Trure au-dessous de l' enjambée
gigantesque du viaduc de Garabit. Le Lot en aval d' Entraigues
, lare vers Uzerche se tordent au fond de gorges aussi
inhospitalières que celles que percent, si inutilement pour l'
homme, les fleuves de la Meseta ibérique. Les parties
granitiques se déroulent en mamelons ou en plateaux ondulés,
ses souvent de blocs arrondis, saupoudrés d' ane grossière.
Les rivières, voisines de leurs sources, n' y entaillent que
faiblement leurs méandres entre destis spongieux. Quelques-
unes s' encaissent entièrement sous le blocs, au-dessous desquels
on entend gronder leur flot. Plus âpre, au contraire, est le
relief qu' une partie des monts du Forez doit au porphyre, dont
les éruptions à la fin des temps primaires se sont épances sur
le Forez, le Beaujolais et le Morvan. Mais toutes ces cimes
sont usées, émoussées, réduites à un niveau tangent à un plan peu
incliné : elles portent les marques de l' usure subie pendant la
période extrêmement longue où le massif, à l' exception de
quelques parties, est resté émergé. Si grand avait été l'
abaissement géral du niveau que, vers la fin de la période
oligocène,
p279
des lacs envahirent une partie de la surface du massif. On
retrouve aujourd' hui ces vestiges lcustres ; maiscoupés,
morcelés, portés à des hauteurs très inégales ; car c' est après
leur dépôt seulement qu' un veil des forces oroniques,
contemporain des convulsions alpines, vint rajeunir le relief d'
une partie du massif. Alors, dans la charpente de nouveau
disloquée, des pans entiers furent suréles ; quelques-uns,
comme le Mont Lore, jusqu' à I 7 oo mètres. Des soupiraux
volcaniques ne tardèrent pas à s' ouvrir ; et l' activité
souterraine, avec des intermittences mais pendant une immense
période, superposa sur le socle déjà remanié de véritables
montagnes, piqua la surface d' une multitude de buttes ou pitons
de couleur rousse, coiffa de noires coulées les versants des
collines. La physionomie du massif fut dès lors fixée, car les
éruptions volcaniques nous conduisent jusqu' au seuil de la
période actuelle ; elles duraient encore, quand on commence à
constater la psence de l' homme. Il y eut ainsi plus de varié
de sol et de relief ; des principes de vie nouvelle s'
introduisirent. Cependant la novation ne fut que partielle. Ce
qui domine sur de grandes étendues, c' est le sol incomplet,
dépourvu de calcaire, pauvre et froid, qu' engendre la
décomposition des roches primitives : arène à gros grains, argile
rouge feldspathique ; ou ce terreau acide, humus incomplètement
formé, qu' on appelle terre de bruyère , si légère et si
friable que les plantes ont peine à y prendre racine. Ce qui
caractérise l' hydrographie, sauf dans la partie volcaniqe ou
dans les Causses, c' est la diffusion morcelée, le ruissellement
en minces filets, la multiplicité de petites sources presque à
tous les niveaux. Le climat, avec ses rudesses et ses caprices,
présente, suivant l' altitude et la position, des types assez
différents. Dans les parties élevées du sud et de l' est, la
persistance de la couche de neige jusqu' en mai, le retard du
printemps et ses temratures relativement basses tiennent du
climat de montagnes. Souvent les couches froides de l' air s'
amoncellent et par les temps calmes d' hiver restent stagnantes
au-dessus des plaines qu' encadrent presque entièrement les
hauteurs. En vertu de ce pnomène d' inversion des temratures,
bien connu dans les Alpes, il peut arriver que Clermot, à 388
tres d' altitude seulement, soit soumis à un froid plus vif que
le sommet du Puy De Dôme. En tout cas, même dans la plaine, le
printemps est tardif, la feuillaison de la vigne ne se montre
guère que le Ii avril, à peu près comme en Lorraine. Mais, en
revanche, de beaux automnes acvent l' oeuvre d' étés très
chauds, mûrissent la vigne et les fruits. Dans l' ouest, la
rigueur hivernale est moindre, le printemps se
p280
montre au moins sept jours plus tôt à Limoges qu' à Clermont.
On a moins à craindre les gelées tardives ; aussi le sarrasin,
plante de climat océanique autant que de sol siliceux, occupe-t-
il une grande place. Mais, dès octobre, les pluies et les
brouillards prennent possession de la contrée. Les hautes croupes
limousines, solitudes sans arbres qu' assombrit un revêtement de
bruyères courtes, se voilent de tristesse sous les épais
brouillards qui les envahissent. Il n' y a plus place, sur ces
parties élevées, ni déjà même au-dessus de 7 oo mètres, pour la
gaie châtaigneraie, compagne de la vigne et des plantes
ridionales. Jadis cette culture nourricière des montagnards du
sud de l' Europe entourait comme d' une ceinture continue le
noyau du massif. Elle tend aujourd' hui à se morceler, à se
restreindre. Cependant elle garnit encore les terrasses du
Vivarais et des Cévennes ; elle donne aux pentes limousines un
aspect de parc ; ailleurs, c' est par bouquets épars, par petits
groupes qu' elle se conserve sur les flancs des ravins trop
abrupts pour admettre d' autre culture. Mais il est significatif,
malgré les changements d' habitude qui ontpossédé cet arbre d'
une partie de son importance humaine, de le trouver si souvent,
en troncs séculaires, aux abords des maisons de paysans. Aussi
fidèle à s' y montrer que le petit potager ou que le " p de
derrière la grange " , il fait partie comme eux des éléments
essentiels de la vie rurale, telle qu' elle est pratiquée par le
petit propriétaire ou pas . Certainement l' occupation du
sol trouva en lui un puissant auxiliaire ; et comme les anciens
rapports laissent une empreinte durable, on peut constter même
aujourd' hui que la zone de la ctaigneraie qui, dans le
Vivarais et les Cévennes, s' étend environ de 4 oo à plus de
7 oo mètres, correspond à une densité de population très
nettement supérieure. Il semblerait d' après les analogies avec
les montagnes deme hauteur dans l' Europe occidentale, que la
forêt dût se superposer à cette zone moyenne. Le hêtre, le
sorbier, le bouleau, le sapin argenté seraient les successeurs
qu' on s' attendrait à trouver au châtaignier dans le sens de l'
altitude. Sans doute il en fut ainsi jadis ; mais la forêt n' est
plus aujourd' hui qu' un accessoire dans la physionomie du
Massif Central. Les cultures de forte endurance, qui ont le
privilège d' accomplir vite leur cycle, l' orge et le seigle, ont
empiété bien au-dessus de la limite de 7 oo tres. La ture,
plus encore, a contribué àtruire les fots desgions
surieures. Quand les qualités du sol, servies par l' humidité
du climat, augmentées par l' irrigation ont pu transformer les
pâturages en tapis herbeux comme il y en a dans le Velay, l'
Aubrac, le Cantal, on n' est plus tenté de regretter la fot.
Mais le plus souvent celle-ci n' a eu pour héritier
p281
que la lande : cette lande du Massif Central, qui n' est pas la
garigue diterranéenne, mais un épais four de fougères,
bruyères, geêts, ajoncs. Les touffes de ces plantes tenaces
embroussaillent le sol ; elles s' accrochent aux levées de terre,
et montrent à nu leurs racines dans les tranchées des chemins
creux. Nous sommes ainsi amenés à constater dans la nature du
Massif Central la trace d' une longue occupation de l' homme,
ce grand destructeur de forêts. à sa manière, cette région
présente les stigmates des vieilles contrées historiques du
pourtour de la Méditerranée. Les ravages, certes, n' ont pas
atteint le même degré que dans certaines contrées de ce littoral,
et même de nos Pyrénées ou de nos Alpes ; la douceur des pentes
et l' humidité du climat ont conjuune partie, mais une partie
seulement des effets dus aux abus de la culture et duturage.
Ce serait se mettre en désaccord avec les résultats les mieux
acquis de la science anthropologique, que de considérer ces
populations du Massif Central comme formant un tout homone.
Elles se composent de couches difrentes, successivement
introduites, dont quelques-unes semblent se rattacher aux plus
anciennes races préhistoriques. Des brachycéphales occupant les
régions les plus élevées, des dolichocéphales bruns dans le sud-
ouest, des populations petites et brunes au sud du Cantal,
tandis qu' au nord du Lioran, dans la partie septentrionale du
Limousin, dans les montagnes du Forez et du Velay les blonds
se montrent en proportions assez fortes : tel est lensemble
composite dont nous pouvons aujourd' hui nous former l' idée. La
force des cadres locaux, dans ces pays de communications
difficiles, a maintenu ces différences. Il est à remarquer que
chacune de ces variétés humaines est en rapport de type avec des
populations limitrophes : les unes avec les races brachycéphales
qui se sucdent de la Savoie à la vallée de la Garonne, les
autres avec les races dolichophales brunes dont le Périgord
semble être chez nous le principal foyer. Il n' y a pas de races
propres au Massif Central. Mais elles y sont assez anciennement
établies pour que l' adaptation soit devenue intime entre leur
genre de vie et le sol. C' est elle qui marque les habitants dune
effigie originale. Les moyens de communications et de transport
rencontrent de grands obstacles dans le massif. De toutes les
rivières qu' il distribue autour de lui, aucune, -à l' exception,
pour le temps jadis, de l' Allier, -n' est navigable dans les
limites qu' il circonscrit. Beaucoup de prétendues vallées ne
sont que la ligne d' intersection de deux versants abrupts, entre
lesquelles il n' y a place que pour un torrent écumant. Le
charroi est difficile sur les sentiers raboteux. Réduit aux
ressources locales, et obligé de
p282
compter sur ses bras, l' homme a fon son existence sur un mode
d' exploitation qu' expliquent à la fois la nature du terrain et
le morcellement de la contrée. Si l' on met à part des régions
favorisées sur lesquelles nous reviendrons, une agriculture mi-
pastorale s' est emparée de vastes espaces. La jachère y fait
succéder la lande aux cultures ; l' écobuage substitue
temporairement quelque récolte aux pâtis. La grande étendue de
biens communaux, l' espace consirable / I 2 ooooo hectares
environ / occu par des landes, sont le témoignage encore actuel
de ces pratiques invétérées. Si maigres qu' elles fussent, des
cultures étendues, gce à la position méridionale du massif, ont
pu s' élever très haut ; et avec elles des bourgs, des lieux
habités. La forêt ati de ce voisinage ; pourchassée des
croupes, elle s' est réfugiée sur les flancs. Les bourgs sont
surtout des marchés pour les transactions qu nécessite une
agriculture pastorale. Les causes de formation de villes agissent
faiblement. Il faut pour les concentrations humaines l'
assistance de grandes rivières navigables, ou en tout cas d' une
large circulation terrestre. C' est ce qui manque ; mais en
revanche la présence multiple de l' eau a favorila
dismination en hameaux, mas, petites fermes, pandus dans
certaines parties jusqu' à un point extraordinaire. Ces petites
unités sont la forme ancienne, fondamentale de groupement. Le
mas représente l' unité familiale, qui tombe à la charge de l'
aîné, pagel ou pagès, et dont l' existence reste attachée à
la conservation du bienditaire : les cadets vont chercher
fortune au dehors. De cet efforttraditionnel et opiniâtre, dont
les bras de la famille font surtout les frais, est résulté l'
aménagement patient des cultures en terrasses sur les flancs des
Cévennes et du Vivarais, l' appropriation ingénieuse des
petites sources dans les innombrablesservoirs et rigoles du
Limousin, et tant d' autres indices de travail minutieux,
individuel, âprement poursuivi de génération en génération. Mais
parmi ces habitudes enracinées, le sens de l' association gète.
La vie nérale, à laquelle les organes font défaut, n' a pas
pénétré assez fortement pour entamer le fond d' idées et de
coutumes inspirées par les conditions locales. La vie extérieure
pénètre pourtant, mais comme tout le reste, individuellement ;
elle filtre par petits courants. De tout temps le Massif
Central a subi l' influence des attractions riphériques qui
surgissent des plaines adjacentes. Il a vers le Bas-Languedoc,
le Poitou ou la vallée du Rne, échangé son bétail pour le
grain, le vin, les denrées qui lui manquaient. Ces relations
élémentaires lui ont appris le chemin de l' émigration périodique
, devenue peu à peu sourcegulière de gain. Dès le moyen âge
les rapports sont suivis
p283
entre les montagnes d' Auvergne et les foires de Champagne ou
les pèlerinages fameux de Saint-Jacques De Compostelle. C'
est à la terre finalement, à l' arrondissement de l' héritage ou
à sa conservationque revenait le gain. Le massif s' est partagé
ainsi entre des influences divergentes. Historiquement il a été
disputé entre la France et l' Aragon, le roi de France et le
roi d' Angleterre. Au point de vue eccsiastique il s' est
divisé entre Bourges, Lyon et Albi. Jamais, même à l' époque
César nous montre le Quercy, le Velay et le Gévaudan
grous sous l' hégémonie arverne, il n' a ussi à se constituer
en un tout. La force centrifuge l' emporte déciment, et le
partage entre les régions centralisées qui l' environnent. Son
action, pourtant, n' a pas été indifférente, nous l' avons dit,
sur l' histoire générale. Mais ce n' est pas par grande masse, à
la façon du bassin parisien, pesant de tout son poids sur nos
destinées ; c' est par voie d' impulsions individuelles,
partielles, d' ailleurs infiniment pétées, qu' il a agi autour
de lui. Il subit l' attraction parisienne ; mais il entre aussi
comme élément important dans la vie économique de Bordeaux et de
Marseille.
p284
Chapitre ii. Du Languedoc à l' Auvergne. Par une disposition
sultant de sa structure, le Massif Central s' ouvre dans le
sens du sud au nord ou inversement. De la Méditerrae si
voisine, hommes et plantes s' insinuent à travers les fentes du
talus, pourtant raide et éevé, qu' il oppose. Bien que cet angle
sud-est du massif en soit la partie culminante, la nature y a
frades passages, nodes rapports. Là s' étendent, sur plus
de 5 ooo kilomètres cars de superficie, les plateaux
calcaires qui forment la région des Causses. Lorsque d' un de
ces sommets les vents d' ouest et d' est se livrent de
furieuses batailles, l' Aigoual par exemple, on aperçoit d' une
part le miroir brillant de la Méditerrae et de l' autre ces
Causses immenses dont les ondulations à peine sensibles ne se
laissent deviner qu' aux alternances d' ombre et de lumre,
cette contiguïté de deux mondes frappe vivement l' esprit. Ces
Causses jetés ainsi comme une draperie étrangère par d'
anciennes transgressions marines, lambeaux calcaires encssés à
de grandes hauteurs entre les parois disloqes des roches de
granit et de schistes, ont beau présenter aujourd' hui à la
surface l' aspect d' une désolation presque absolue ; l'
abondance des monuments mégalithiques montre que leur sol chaud,
et moins sec quand il n' avait pas encore été dépouillé de ses
bois, fut habité de pférence par les anciens hommes. me
aujourd' hui, dès que sur les croupes granitiques du Gévaudan
apparaît un fragment isolé de Causse, témoin de la formation en
partie disparue, on en est averti par la présence de champs
cultivés, de maisons et des sources qui garnissent le pourtour. I
les Causses Méjean, Noir, Larzac, etc., ont perdu avec
leurs
p285
taillis leurs anciennes populations, il y a entre eux des vallées
profondes qui sont de rares, mais puissantes artères de vie.
Entre les hauts et bizarres promontoires, les rivières
recueillent silencieusement le tribut souterrain des eaux. Elles
s' avancent avec rapidité, mais sans tumulte, bores de cultures
. Leur ruban émeraude seroule entre la végétation touffue d'
un vert sombre et de blanches traîes de galets. Ce sont les
voies par lesquelles se propagent les espèces vivantes. Les
hommes en ont tiré parti. Le long de la lisière méridionale du
Causse Larzac se faufiait, par Lodève et Millau, une
importante voie romainenétrant dans l' intérieur du massif. D'
autres voies se glissaient, à l' autre extrémité des Causses,
vers les hauts plateaux, aussi tristes que les altos ou
parameras castillans, où nt l' Allier. Ici c' est dans la
masse schisteuse elle-même que les pluies et les rivières ont
pratiq de profondes entailles. Entre le Tanargue et l'
Aigoual, le versant expoaux violents orages d' automne et aux
affouillements énergiques des torrents méditerraens, est
constitué par des schistes ardoisés, très friables. Leurs flancs
ruisselants d' éboulis luisent au soleil, dans les intervalles
que ne couvre pas l' ombre des châtaigniers. Entre ces masses
découpées, des vallées profondes encaissent la Bourne, le
Chassezac, la Cèze, les Gardons, toute la troupe bruyante de
torrents qui presque imdiatement au pied de leurs sources
dévalent de 5 ooà 6 oo mètres. Des cultures en terrasses et des
châtaigneraies garnissent les versants de ces vallées. Les ates
, sortes de cloisons, qui les séparent s' appellent des Serres
; et leur sommet, comme entre les vallées profondes du Pinde
dans l' Acarnanie ou l' épire, est suivi par les routes. çà et
une nappe de grès ou de calcaire, épargnée par l' érosion, s'
étale et forme ce qu' on appelle une camp . Cet ensemble est
le pays vraiment Cévenol, aux centaines de hameaux, épars dans
la verdure et sur les pentes, parmi les gradins e les rigoles d'
irrigation. Par la crête qui domine le val Francesque et
gagne vers Florac la vallée du Tarn, par la serre des mulets
, qui s' élève vers les landes et lesturages coupés de
taillis de hêtres de la montagne du Goulet, par l' arête qui,
séparant la ze et le Chassezac, accède au collet de
Villefort et de au pays Lozerot, abondent les vestiges d'
antique circulation partant de Nimes ou du Rhône. à mesure qu'
on s' élève au-dessus de la région des ravins, le paysage se
compose plus largement ; le modelé se calme ; la physionomie
devient monotone. Des sentiers ou pistes, suivis de temps
immémorial par les moutons transhumants, écorchent les flancs de
ces ternes plateaux de ture. Ces drailles , comme on les
appelle, servaient jadis aux troupeaux pour atteindre les
turages du Gévaudan, de la Margeride,
p286
de l' Aubrac même. Il y avait une vie pastorale, à laquelle
fait allusion Pline l' Ancien. Mais, comme toutes ces montagnes
pastorales des bords de la Méditerranée, le pays s' est peu à
peu dépouillé de ses forêts ; après avoir subi, à travers les
âges géologiques, l' usure des téores, il a subi celle des
hommes ; le nom du peuple des gabals subsiste à peine dans
celui du pauvre village de Javols . Les mines, comme les
industries pastorales, ont laissé la contrée. C' est par elle,
pourtant, qu' on accède vers la grande troe, jalonnée de
failles, de filons métallifères, de sources thermales, de
soupiraux volcaniques, que l' Allier ouvre à travers le Massif
Central. De Vialas à Largentière s' étend la zone injectée de
galène argentifère qui était encore exploitée au moyen âge. à
Saint-Laurent, au pied du Tanargue, comme à Bagnols au sud du
Goulet, jaillissent des eaux thermales fréquentées à l' époque
romaine. à Langogne, sur les bords de l' Allier naissant, une
butte isolée marque le témoin le plus avancé vers le sud des
éruptions du Velay. Bient, à Monistrol, les coulées de
basalte deviennent envahissantes et pendent le long de la vallée.
Puis, à Paulhaguet, Brioude, apparaissent les dépôts lacustres
qui vont se sucdant, de plus en plus amples, vers la Limagne
et vers le bassin parisien. Autant de signes d' une topographie
plus variée, d' une hydrographie plus concentrée, d' une nature
plus riche. L' homme a depuis longtemps connu et pratiq ces
avenues du massif. C' est par les vieux établissements, tours et
oppida, dont il les a jalonnées, qu' a été prépae une
combinaison territoriale qui de bonne heure se fait jour dans la
formation politique du royaume de France : la soudure du
Languedoc et de l' Auvergne. Entre la Guyenne divergente et la
vallée du Rne devenue extérieure au royaume, là fut longtemps
la seul attache du nord et du sud.
p287
Chapitre iii. Les contes volcaniques. I le Velay-ii le Cantal
-iii la Limagne. Le Massif Central contient trois groupes
principaux de contrées volcaniques : celui du Velay, voisin du
cours supérieur de la Loire ; celui du Cantal ; celui du Mont-
Dore et des Puys d' Auvergne à gauche et le long de la vallée
de l' Allier. Ces régions ne forment guère que la cinquième
partie du massif ; mais c' est de beaucoup la plus vivante. Un
sol imprégde potasse, chaux, acide phosphorique, plus
facilement échauffé à cause de sa couleur, communiquant à l'
irrigation des qualités fertilisantes, tel est le legs qu' en
Auvergne et en Velay, comme en écosse et ailleurs, ces
anciennes éruptions ont laissé. Sur certains points elles ont
édifié des montagnes dont les cimes ont nourri des glaciers, et
qui, si décapitées qu' elles soient aujourd' hui, conservent
encore assez d' altitude pour condenser les nuages et entretenir
l' humidité sur les flancs exposés aux vents pluvieux. Par le
rajeunissement du relief qui a été la conséquence de ces
volutions, un nouveau creusement de vallées a commencé ; une
nouvelle impulsion a é imprimée à toutes les forces vives des
eaux ; elles ont taillé des bassins, fordes lacs ; elles ont
filtré à travers les nappes de basalte, pour sortir à leur base
en sources puissantes. Cette période volcanique est en rapport de
temps et d' effet avec les dislocations produites par le
contrecoup des mouvemens alpins. Mais elle se prolongea au delà ;
et les mouvements de plissements et de fractures avaient depuis
longtemps ces, quand en Auvergne ou dans le Velay les
soupiraux volcaniques continuaient à émettre des basaltes, des
phonolithes et autres laves. On voit le long de la vallée du
Rhône le basalte du Coiron recouvrir d' une nappe unie, que
rien n' est venu ranger, le substratum très disloqué d' un
plateau calcaire.
p288
Le volcanisme du Massif Central embrasse une énorme période ;
il a connu des assoupissements, puis de brusques réveils ; il a
superposé à de longs intervalles sur es mêmes lieux des éruptions
différentes. anmoins on distingue deux ou trois types dans les
contrées qu' il a transformées. I-le Velay. Dans le Velay,
surtout dans la partie orientale, le soubassement granitique est
très éle. C' est sur un socle de I 3 oo mètres que se dressent
les phonolithes du mézenc. Ce volcan, ainsi que le Mégal, son
voisin d' une quinzaine de kilomètres au nord, n' est que le
débris d' une masse qui fut autrement puissante. Cependant les
éruptions qui se sont greffées sur ce haut voussoir de granit ne
se sont pas superposées, comme dans le Cantal, pour résumer
leurs efforts en un gigantesque édifice : elles se sont
juxtaposées. C' est par centaines qu' à l' est du Puy se
comptent les sucs ou pitons isolés qui parsèment de leurs
formes accentuées et bizarres un paysage qu' on a appelé avec
raison phonolithique . Dégagé de l' enveloppe de tous les
matériaux meubles qui pouvaient l' étoffer, leur charpente se
vèle à nu sous forme de pilier, dene, de dent comme au
Mézenc, de cloche comme au Gerbier De Jonc. Autour d' eux d'
innombrables orifices, atrophiés maintenant et méconnaissables,
ont épanché des coulées fluides de basalte. Originaires de
diverses époques, les unes antérieures, les autres postérieures
aux phonolithes, elles ont étendu ces grandes nappes herbeuses,
lubrifiéespar les pluies ou les neiges, par lesquelles on s'
élève presque insensiblement vers les deux cimes dentelées du
Mézenc. Là, comme si le sol se dérobait sous les pas, on
couvre à ses pieds un abîme. Des ravins s' enfoncent
brusquement de 6 oo mètres, et des torrents fuient vers la
vallée du Rne. L' étonnement redouble, si l' on considère que
le zenc n' est qu' une des parois déchiquetées du volcan, et
que ces abîmes en remplacent la partie centrale. Vers l' ouest,
au contraire, c' est entre de hauts pâturages que tâtonnent les
premières eaux de la Loire. Au prix d' hésitations qui
contrastent avec la netteté rectiligne de l' Allier, la Loire
est arrivée, plus tard que son prétendu tributaire, à frayer sa
route. C' est entr deux régions volcaniques d' époques
différentes qu' elle a tracer son sillon : l' une, la plus
ancienne, qui monte,rissée de cônes, jusqu' au Mézenc ; l'
autre, plus récente, qui couvre de ses nappes basaltiques la
voûte de granit qui la sépare de l' Allier. Des éperons de
roches arcennes viennent, en outre, obstruer
p289
sa voie. L' un après l' autre, elle doit les traverser, et son
cours n' est alors qu' une alternance de gorges et de bassins.
Elle entre ensuite dans la triste et haute plaine du Forez, dont
les bords flanqués de buttes coniques et de sources minérales
marquent l' extrême limite qu' a atteinte au nord le volcanisme
tertiaire ; mais une nouvelle digue formée de tufs porphyriques,
c' est-à-dire des débris d' un volcanisme d' âge primaire, lui
oppose une dernière barrière. à Roanne seulement, vieille étape
fluviale, le fleuve est émancipé. Ces bassins successifs,
préparés par le ravinement dans des lambeaux d' anciens lits
lacustres, semblent perdus entre les masses qui de toutes parts
les surmontent. Celui du Puy n' est qu' un nid, creusé à deux ou
trois centstres au-dessous de plateaux dont les corniches
plates se prolongent, s' interrompent, se répètent sur les deux
tiers de l' horizon. Ce que l' oeil aperçoit surtout, ce sont des
pentes des murs en gradins soutiennent des vergers et des
vignes entre des pierrailles noires ou des fragments de prismes
basaltiques. Mais du fond de la vallée d' arbres et d' eaux vives
, surgissent les deux piliers de la Roche-Corneille et de
Saint-Michel. On les croirait jaillis du sol ; et cependant il
n' en est rien : ce sont desbris restés debout dans un amas de
projection qu' ont balales eaux. Accroce aux flancs du
principal rocher, la sombre église-forteresse du Puy se dresse
dans un enchevêtrement de ruelles, de rampes, de couvents. Elle
garde dans sa physionomie rude une sorte de fier sauvage. Il
semble que la ville qui s' est groupée à la base du roc lui soit
étrangère. Tout,-haut, respire le pas. Sur ce rocher bizarre
un temple païen a précédé l' église épiscopale, des cultes se
sont succédé, des pèlerinages ont afflué ; et cette persistance
exprime l' impressio que ces lieux ont faite sur l' imagination
des hommes. églises ou cteaux forts, souvent l' un et l' autre
à la fois, surmontent les buttes ou lambeaux de roches, que les
volcans ont semés partout. à leur base et au contact des masses
poreuses avec les marnes ou argiles, des sources naissent, auprès
desquelles se groupent souvent ville ou village. Mais la raideur
des flancs isole le vieux débris féodal ou ecclésiastique. Il n'
y a pas eu, comme ailleurs, fusion intime et enveloppement du
château ou de l' église par le flot grandissant des maisons. La
plus hautaine de ces forteresses est celle qui a pour
soubassement le fragment basaltique de Polignac. Surveillant les
abords de la ville épiscopale et les routes des pèlerins, ce fut
longtemps une roche redoue. Entre elle et le roc sacré de la
vierge noire, la guerre fut invétérée ; le roi mit la paix.
p290
Sous ces apparences féodales, une vie diffuse et laborieuse
couvre depuis très longtemps le pays. Elle n' est pas concentrée
dans les étroits bassins l' abaissement du niveau permet des
cultures plus variées. Elle règne aussi sur les plateaux et
hautes terres, entre 7 oo et Iooo mètres d' altitude, sous
forme d' innombrables hameaux. La nappe basaltique qui s' étend à
l' ouest du Puy est entièrement en cultures ; c' est seulement
lorsque-vers Fix , ancienne limite du Velay et de l'
Auvergne-ce sol rocailleux, mais fertile, fait place aux
terrains primitifs, que les bois commencent se montrer en masses
plus épaisses. Plus populeux encore sont les plateaux hérissés de
sucs qui montent graduellement, à l' est du Puy, jusqu' à la
région des grandsturages. La variété qu' a revêtue dans le
Velay le relief volcanique, l' abondance des eaux, la présence
des matériaux de construction fournis par la lave, et surtout par
certaines roches détritiques déjà utilisées à l' époque romaine,
ont visiblement facilité l' établissement des hommes. En se
p291
multipliant, ils surent trouver, dans l' adjonction de nouvelles
cultures et l' invention d' industries locales, le moyen de
soudre le problème de l' existence. Avec ce sol cultivé à force
de bras, avec ces maionsl' on se succédait dere en fils,
s' est noun contrat difficile à rompre. La vie traditionnelle,
comme dans la plupart des contrées à population disséminée, a
mieux résisté. La population, sur ces hautes terres, sans grande
industrie ni grandes villes, atteint encore maintenant une
densité que ne connaissent plus les riches plaines agricoles de
France, et qui passe de beaucoup celle de la vallée de
Brioude et de la plaine forézienne : presque 8 o habitants au
kilomètre carré. Ce petit peuple du Velay garde avec son nom son
autonomie historique ; en lui s' exprime une des plus vivaces
ndividualités de la France. Ii-le Cantal. Lorsque venant de
Mende, à travers le terne Gévaudan, on atteint Saint-Flour et
qu' on voit à l' ouest s' allonger la silhouette du Cantal, on
éprouve une livrance joyeuse. Tout depuis longtemps semblait
mort et éteint. L' ane grise du granit se rayait de quelques
bois de sapins sur des ondulations sans formes. à l' est, les
croupes monotones, moitié bois, moitié landes, de la Margeride
n' engendraient que laideur et tristesse. On voit au contraire se
dérouler de longues lignes qui se combinent harmonieusement ; d'
une allure lente et continue elles paraissent monter vers un
centre commun ; l' effort, il est vrai, qu' elles font pour se
rejoindre est vain : des échancrures et des saillies interrompent
le fronton qui voudrait s' achever. Mais ces dentelures prennent
une individualité ; une unité, en tout cas, se dessine. Il semble
que le pénible enchantement ait ces, et qu' on rentre dans le
domaine de la vie. Le Cantal doit la variété de ses formes à
celle des actions volcaniques qui s' y sont accumulées. D' autres
contrées volcaniques, comme l' Aubrac, son voisin vers le sud,
ne se manifestent de loin que comme de simples talus étagés,
amortis par l' aplanissement des basaltes. Mais, dans le Cantal,
les roches d' espèces et d' âges si divers qui ont concouru à l'
édifice, témoignent de la complexité et de la durée de son
histoire. L' activité volcanique commença de bonne heure à se
manifester dans le Cantal. Comme dans le Velay, des coulées de
basalte, issues
p292
d' une multitude d' orifices disséminés, marquèrent le premier
acte. Mais une longue riode de repos suivit ; et ce fut par un
brusque réveil, comparable à la catastrophe du Vésuve en l' an
79, que s' ouvrit une nouvelle ère d' éruptions. Des troncs d'
arbres ensevelis, debout sur les entassements de cendres et
lapilli venus d' un foyer voisin du col du Lioran, racontent ces
scènes grandioses. Désormais les éruptions se concentrèrent, et
ce fut sur l' emplacement du Cantal actuel que, jusqu' à l'
époque du pliocène supérieur, c' est-à-dire jusqu' au seuil de la
période actuelle, des éruptions de trachytes, andésites,
phonolithes, puis, de nouveau, de basaltes ne cessèrnt d'
entasser des coulées, des blocs et des projections diverses.
Ainsi s' édifia une pyramide colossale, dont nous ne pouvons plus
mesurer la cime, car elle a été détruite par les convulsions du
volcan lui-même, mais dont nous pouvons encore estimer la
périprie et le diamètre. Si la hauteur de la principale cime /
I 858 m / est inférieure de 2 oootres à celle du géant
sicilien, le diamètre, qui est de 6 o kilomètres environ,
dépasse d' un tiers celui de l' Etna. Les pentes s' élèvent de
tous côtés lentement vers unne qui n' est plus, et à la place
duquel un cirque immense marque lagion des cratères. Les
parois qui l' entourent sont comme des murs-maîtres subsistant
dans un édifice effondré. Un lambeau de basalte, qui, épargné par
les nudations, surmonte une corniche de cette enceinte, forme
la rugosité qu' onsigne sous le nom de plomb pom ou pomme
du Cantal ; des buttes plus saillantes, parfois pyramidales, de
phonolithe ou d' andésite dessinent les autres sommets. Cet Etna
découron nous apparaît aujourd' hui tel que l' ont fait, après
les convulsions volcaniques, les démantèlements qui furent l'
oeuvre des glaciers quaternaires. La destruction n' a pas é
cependant pouse assez loin pour lui faire perdre lagularité
générale de formes qui distingue ses contemporains et ses pareils
. Les vallées qui creusent ses flancs, se déroulent en éventail,
et divergent toutes dun centre commun. à mesure que l' intervalle
diminue entre elles, les passages deviennent plus faciles et plus
courts ; souvent même l' extrémité supérieure de la vallée se
relie par un col à celle qui lui correspond sur le versant oppo
. Ces cols sont relativement éles ; plusieurs restaient jadis
impraticables en hiver ; mais leur corrélation et leur groupement
ont contrib à attirer la circulation dans les parties
surieures du massif. La structure de ces vallées est digne d'
attention. On s' attendrait à retrouver le développement
progressif, ordinaire en pays de montagnes,
p293
qui change peu à peu une gorge étroite en une vallée de plus en
plus large, anie et populeuse. Les principales vallées du
Cantal débutent, au contraire, et se continuent en forme d'
auges ; elles acquièrent, dès l' origine, une largeur qui
atteint souvent 3 kilomètres, et gardent cette ampleur, parfois
interrompue par un étranglement, tant qu' elles traversent les
formations volcaniques. Maiss qu' au sortir de la "gion
brûlée " elles entament le soubassement de roches primitives,
elles se changent en anfractuosités profondes, sans cultures et
presque sans habitants. On avait auparavant le spectacle d' une
vie ample et joyeuse : entre les lambeaux de bois de hêtres, les
prairies coupées de haies vives, les rocs aigus pointant çà et là
, les habitations humaines se disséminaient sur les versants et
se concentraient à leur pied en gros villages. Une population
nombreuse se groupait sans interruption de 6 oo à plus de 9
oo mètres d' altitude. Cette vie disparaît, et la rivière,
devenue torrent, s' encaisse en d' âpres escarpements. Entre ces
vallées, le sol formé par les lits de cendre et les coulées
éruptives, secoupe en sections de plateau uniformes de
structure, mais non de climats. La difrence de versants se
traduit par une grande inégalité dans la quantité de pluie. Celui
de l' est ne reçoit pas directement l' assaut des vents pluvieux
; la hauteur annuelle des pcipitations n' y dépasse guère 6
oo millitres : c' est la haute plaine, très peu coupée,
frangée d' escarpements basaltiques, qu' on nomme la Planèze
. Les bois s' y font rares ; l' élevage est peu pratiqué, mais le
sol rocailleux qu' ont formé d' immenses coues basaltiques n'
est point ingrat, il porte d' abondantes moissons de seigle. à
une altitude qui reste presque partout surieure à 9 oo mètres
, une population rurale, dont la densité passe 3 o habitants
par kilomètre carré, s' est créé des conditions d' existence.
Pour le Lozerot des régions granitiques, la Planèze est une
terre de bénédiction où il va chercher le travail et l' aisance.
Il y a peu d' agrément pour l' oeil dans ces paysages l'
habitation humaine, en harmonie avec la tristesse des lieux, se
ramasse et se contracte. Un même toit, parfois une même porte,
donne asile au bétail et aux hommes. Cependant ce terroir
nourricier, venteux et sec, est peut-être dans la Haute-
Auvergne celui qui a attiré les plus précoces établissements.
Des dolmens, des tumulus, des restes de constructions en pierre
attestent une très ancienne occupation. Un autre climat a façonné
de longue date le versant de la chaîne volcanique qui, du Cantal
au Mont-Dore, sur plus de Ioo kilomètres de longueur, est
frappé par les vents d' ouest. On peut ici comme dans les Vosges
observer, à travers la variété des effets et la succession des
p294
âges, la persistance atténuée des mêmes causes météorologiques.
Car le versant qui, d' aps les mesures actuelles, reçoit la
plus grande quantité de pluie, est assi celui que l' action
glaciaire a marq de l' empreinte la plus forte. Il y a dans l'
hémicycle formé par le Cantal, le zallier et le Mont-Dore,
une des rares contrées de France qui, en dehors des Pyrénées et
des Alpes, conservent une topographie en partie glaciaire. Des
moraines, des blocs erratiques, des nappes de matériaux
détritiques, jonchent la surface. çà et là se dressent des buttes
rocheuses, arrondies sur la face qu' elles présentaient aux
glaciers, abruptes sur l' autre. Des marais ou dépressions
tourbeuses subsistent entre les barrages qui ont gêné l'
écoulement des eaux. La vie pastorale du Cantal est en rapport
avec ces conditions de climat. C' est sur le versant nord-ouest,
le plus découpé, le plus boidans la région supérieure, que s'
étalent autour de Salers, entre 85 o et I 2 oo mètres d'
altitude, les pâturages " gras et mous " , dont les troupeaux
envahissent chaque été la solitude. Le sol de basalte,
profonment désaggé, forme une couche végétale et profonde que
l' humidité imbibe. Il semble qu' une zone privilégiée de
fraîcheur, sous l' action sans cesse renouvelée des pluies, des
nuées, brouillards ou rosées, commence au-dessus de 8 oo mètres
. Là, parmi les sources d' eaux vives, sont " les montagnes " où
les propriétaires des vallées envoient, de mai à octobre, de
Ioou 2 o kilotres de distance, parfois davantage, les
troupeaux de boeufs à pelage marron. De petites constructions en
pierre, appelées burons , abritent le tre occuà la
fabrication des fromages. Les bêtes vivent en plein air, sans
autre abri que des claies en planches derrière lesquelles elles
se garantissent de l' orage et passent la nuit. Puis en octobre,
quand il faut retrancher du troupeau le contingent que les foins
engrangés ne suffiraient pas à nourrir pendant les six mois d'
hiver, c' est le moment des grandes foires de bétail, des
principales transactions de l' année. On reconnaît les traits
essentiels de la vie pastorale, telle qu' elle se pratique en
Savoie et en Suisse. Qu' elle remonte, dans cette partie du
Cantal, à une date fort ancienne, c' est ce que prouvent l'
existence du vocabulaire spécial qui s' y rattache, le caractère
primitif des prodés d' industrie laitière, la formation enfin
d' une race detail très caractérisée. Cependant elle reste
étroitement associée à la petite culture. La plupart des fermiers
de grandes propriétés " à montagnes " sont eux-mêmes de petits
propriétaires de domaines qu' ils cultivent. Quoique, aujourd'
hui, l' étendue des domaines pastoraux
p295
tende à s' accroître, c' est toujours la petite propriété, sous
forme d' exploitation directe, qui reste par excellence le mode
d' existence auvergnate. Elle tient sans doute à de vieilles
habitudes enracinées ; mais surtout, essentiellement, à cete
structure du pays qui rapproche et met en contact plus intime que
dans les Alpes les hautes vallées fertiles et les plateaux d'
élevage. Les cultures et l' exploitation pastorale s' y combinent
plus aisément que dans les Alpes. à l' origineme des hautes
vallées sont des bourgs populeux, Mandailles, Le Falgoux,
Saint-Jacques-Des-Blats, qui ne s' élèvent guère moins haut
que les régions de pâture, et qui s' y relient par des files de
maisons, hameaux, burons . Cette population de cultivateurs et
vendeurs detail est si bien groue en harmonie avec les
conditions naturelles, que son cantonnement dans une zone d'
altitude relativement consirable n' a rien qui surprenne. O
peut évaluer à une centaine de mille le nombre d' habitants qui
vivent dans le Cantal au-dessus de 8 oo mètres : beaucoup plus
qu' à pareille altitude on ne trouverait dans les Alpes
françaises. Rien ne suggère et ne justifierait l' idée qu' ils
aient été refoulés vers ces hauteurs et chassés de régions plus
basses. Ce qui ne s' est développé que lentement et péniblement
dans ce pays, c' est la vie urbaine. Des marchés, des lieux
périodiques de rencontre et de transactions, des châteaux forts
comme Carlat, ou même, comme Salers, de petites cités murées
sur un promontoire entre deux vallées, ne suffisaient pas à la
constituer. Il manque les rivières navigables, la convergence de
voies naturelles. Les flancs mêmes du Cantal se sectionnent en
compartiments entre lesquels les rapports sont difficiles. Les
romains, ces grands créateurs de vie urbaine, ne parvinrent à
fonder, dans toute cette haute région qui comprend le Velay, le
vaudan et la Haute-Auvergne, que des villes éphémères, peu
robustes, qu' emporta la première tourmente des invasions. Ce qui
reconstitua la ville, ce fut l' église, qui, pendant longtemps,
resta en ces contrées le seul agent de vie générale. De l' effort
me qu' elle dut faire pour convertir ces régions peu
accessibles, échappant par la dissémination des habitants aux
influences générales, naquirent des abbayes et des villes. Ces
églises romanes, noires et basses, qu' on y voit en grand nombre,
accrochées aux flancs des rochers, racontent avec une insistance
significative quel travail persévérant et tenace il fallut, dans
ces pays de Haute-Auvergne, pour atteindre l' habitant chez lui
, pour s' implanter en ces contrées de paysans, longtemps
synonymes de païens. Aurillac, Saint-Flour, comme Mende et
Le Puy furent des créations ecclésiastiques. Saint-Flour,
évêché démembré au xiiie siècle de celui de Clermont, domina les
aniens
p296
passages du Velay et duvaudan ; ses tours noires se dressent
aux abords des Causses, et des vastes solitudes où fut fonau
xiie siècle l' hospice d' Aubrac pour les pèlerins se rendant à
Conques, à Rocamadour ou à Saint-Jacques-De-Compostelle.
Uzerche, Tulle, Conques, Brioude, Saint-Yrieix et tant d'
autres villes du massif, naquirent d' une abbaye. à Aurillac, le
confluent de deux riches vallées, aux déboucs du Lioran et du
col de Cabre, passages vers la vallée de l' Allier, fit la
fortune d' une petite bourgeoisie commerçante. Cependant ce n'
est pas par ces hauts passages, barrés souvent par les neiges,
que " les montagnes d' Auvergne " entrèrent en communication
avec le nord. Vers l' extrémité occidentale du Cantal, au point
les coulées basaltiques viennent mourir, sans atteindre
pourtant le cours de la Dordogne, Mauriac est un petit centre
très ancien, dont les abords présentent de nombreux restes
archéologiques. Par là surtout se sont mêlés les hommes et les
peuples. Les plateaux arasés de schistes cristallins qui s'
étendent à l' ouest de la rangée volcanique, sur le bord de la
dépression houillère qui semble la limite naturelle entre l'
Auvergne et le Limousin, servirent de passage aux plus
anciennes migrations que l' histoire peut atteindre. Les vestiges
gallo-romains s' y rencontrent plus nmbreux qu' ailleurs. L'
union politique qui existait, au temps de César, entre l'
Auvergne et le Quercy, ne s' explique guère que par cette voie
de circulation. Par là ont égalementnét, mais en avant-garde
et comme à l' extrémité de leur domaine, les Arvernes blonds
venus du nord. Bien différente, en effet, est la population de
petite taille et de couleur brune qui occupe le sud et la plus
grande partie du Cantal. Ainsi, dans l' enchevêtrement des races
qui se sont superpoes et pétrées, ce haut massif volcanique
est un des rares points d' arrêt dont l' influence se laisse
distinctement saisir. Iii-la Limagne. L' épanouissement de la
vallée de l' Allier entre Clermont-Frrand et Riom est depuis
longtemps célèbre sous le nom de Limagne. C' était, dans notre
vieille France, un des deux ou trois paysages que nos pères
avaient l' habitude de vanter pour leur beauté tranquille, leur
opulence bienfaisante. Il ne manque même pas d' un air de
grandeur. Les montagnes l' encadrent majestueusement à droite et
à gauche, et la plaine semble se perdre à l' infini dans les
arbres.
p297
Involontairement on songerait à l' Alsace. Mais la pensée comme
la vue reviennent vite de cette illusion. Il n' y a point ici un
large fossé creusé entre deux chaînes symétriques. Le contraste
est complet entre les monts du Forez et la chaîne des Puys. L'
une et l' autre cependant reposent sur une partie du soubassement
archéen que les dislocations et les fractures ont attaqe avec
une sorte de pdilection depuis les âges les plus anciens. Des
roches éruptives se sont fait jour dans les deux chnes, mais à
des époques et dans des conditions très différentes, créant un
mole et des aspects profondément dissemblables. La vallée de l'
Allier en a subi les effets. C' est moins une vallée qu' une
rie de pressions que relient des défilés et que découpent des
failles. à Brioude, pour la première fois, la rivière débouche
dans un bassin spacieux, dont l' altitude rapidement décroissante
ne tarde pas à tomber au-dessous de 4 oo mètres. Mais ce
premier bassin se ferme à Issoire ; et là, entre les couches
affaissées, on a a surprise d' un pointement granitique, dont la
réapparition subite est un témoignage des mouvements inverses qu'
ont engendrés en sens vertical les accidents de l' écorce
terrestre. L' Allier rase ce fragment granitique ; et c' est
alors qu' à travers des collines marneuses, souvent couronnées de
buttes basaltiques, il débouche enfin dans une plaine à fond de
marnes, d' argiles et de sables, couverte d' alluvions. C' est la
Limagne qui commence. Les montagnes s' écartent. La présence des
marnes, dépôt des grands lacs qui recouvrirent anrieurement une
partie du Massif Central, ne se trahit plus que par l'
imperméabilité du sous-sol et les marais qu' elles entretiennent.
Le volcanisme a transformé et vivifié le sol. Ses débris de toute
espèce, coues d' âges différents, conglomérats et tufs, cendres
impalpables emportées par les vents, ont à la fois couvert et
imprégces surfaces. Elles les ont saturées des principes
fertilisants qui leur manquaient ; et par l' élan qu' elles ont
imprimé à la gétation, créé ce pays de Limagne que sa
fécondité a rendu depuis longtemps célèbre. Son étude est, par
, inséparable de la chaîne volcanique qui en a transformé le sol
et dont les flancs gorgés d' eaux vives ruissellent, au contact
des marnes, en sources magnifiques. Les éruptions de basalte, d'
andésites et de phonolithes qui ont édifié le Mont-Dore
semblent remonter aussi loin dans le pas que celles du Cantal.
Cependant, malgré l' altitude atteinte par le Puy De Sancy, le
volcan n' a ni l' ampleur, ni la régularité de son rival. Mais ce
qui le caractérise, ainsi que la zone des puys qui lui succède
vers le nord, c' est une reprise d' activité qui a persisté en
p298
grand jusqu' aps la période humide des climats quaternaires,
après l' extension de glaciers et le creusement des vallées
actuelles. Les eaux interceptées par les barrages de coulées
centes ont for des lacs. Ils abondent autour du Mont-Dore.
Non moins nombreux sont lesnes d' éruptions, Montcineyre,
Tartaret, etc., d' où se sont écoulés des courants de lave
moulant les vallées préexistantes. Le temps ne les a pas
désaggés ; et plusieurs sont encore à l' état d' amoncellements
pierreux, appelés cheires , qu' on dirait sortis d' hier de l'
orifice volcanique. L' une de ces cheires barre la Sioule à
Pontgibauld ; une autre fournit à Volvic les pierres de taille
d' où a tiré tant de matériaux la vieille architecture auvergnate
. Certaines coulées de lave se prolongent d' une façon continue
depuis le socle granitique, elles sont venues au jour, jusqu'
au bord de la plaine. Sous leur carapace perméable cheminent les
eaux infiltrées, pour reparaître à Royat, Fontanas, etc., en
belles sources, qui de temps immorial ont fixé la place d'
établissements humains. Nulle part, dans lagion volcanique du
massif, l' impression de pnomènescents n' est plus
saisissante. Au pied du Puy De Gravenoire, le bien nommé, les
scories ressemblent à des débris d' usines. La chaleur interne se
manifeste encore par les sources thermales, et me, d' aps les
constatations de plusieurs sondages, par un deggéothermique
anormal. Le sol palpite encore sous l' impression des phénones
dont il a été le théâtre. De fissures nombreuses sort l' acide
carbonique, stimulant la gétation. Ce qui, dans la ligne des
6 o volcans qui se succèdent vers le nord, le long des grandes
failles occidentales de la Limagne, est une cause toujours
nouvelle d' étonnement et d' admiration,' est la fraîcheur des
formes, comme es d' hier. Le Cantal et le Mont-Dore sont des
ruines, les sucs du Velay n' offrent que des formes émaciées
: au contraire, cette succession de puys, soit qu' ils se
terminent en dômes, soit qu' ils affectent le profil de cônes
ébréchés, semble telle encore qu' elle a été modelée par les
éruptions de laves diverses, de lapilli et de cendres. L' étrange
assemblée se groupe avec ses silhouettes caractéristiques sur le
soubassement de granit. Chaque puy doit son nom distinct à cette
individualité, non amortie par l' usure des âges. Quand autour du
Mont-Dore et jusqu' à l' entrée de la plaine de Limagne on a
vu quelles traînées d' alluvions et de blocs les glaciers ont
arraces aux flancs des volcans antérieurs, les formes intactes
de la chaîne des puys se montrent par comparaison un indice
frappant de jeunesse. Majestueux entre tous se dresse le Puy De
me, celui dont la cime reconnaissable de si loin quand on
vient du nord, est le signalement de l' Auvergne. Il doit les
belles lignes unies et régulièrement
p299
ascendantes de son profil à la conservation de l' enveloppe de
matières meubles qui revêtent la cheminée centrale. Les vieux
volcans paraissent auprès de lui des squelettes décharnés. Ce
sommet fut un endroit sacré de la vieille Gaule, un de ces point
connus et célèbres, dans lesquels l' imagination résume l' ie
d' un pays entier. Les émigrants, à leur retour, interrogeaient
l' horizon pour l' apercevoir. Sur le piédestal qui le porte
jaillissent les sources ; dans l' amphithéâtre qui se creuse à
ses pieds, la végétation est celle d' un jardin, auquel manquent
peut-être un peu trop les arbres. Mais dans ce tableau, dont les
chaînes du Forez acvent le cadre, le regard est invinciblement
ramevers la plaine spacieuse qui le remplit presque. Tout, de
loin, semble disparaître sous un immense rideau de saules, de
peupliers et d' arbres fruitiers. De ps, c' est une
marquetterie de petits champs de formes irrégulières, voués à des
cultures diverses qui se succèdent sans interruption, reliés etre
eux par de petits sentiers, pistes bien suffisantes pour la
circulation qu' exige le genre de culture. Car tout se fait ici à
force de bras. L' homme a cultivé ce marais, encore
incomplètement desséc, non à la façon des grandes plaines
agricoles, mais comme un jardin. La bêche fourchue, suivie de
l' araire primitif, est l' instrument qui a transformé le
marais en terre nourricière. Les maisons tiennent peu de place
dans cette oasis dont aucun lopin n' est perdu. La terre et les
bras n' y chôment jamais. Ce qu' on y cultivait de préférence
autrefois, c' étaient les céréales, froment, orge, avoine, d'
autres plantes nourricières comme les fèves ; et enfin-souvenir
presque effacé, -le chanvre, qui jadis se montrait à peu ps
partout aux entours des habitations humaines, et qui de la
Limagne était expédié au loin vers la Loire et Nantes, ou même
, par roulage, vers les ports de la Méditerranée. Dans ce pays
si bien anagé pour les cultures, on ne rencontre pas de
prairies, malgré l' humidité du sol et l' abondance des eaux, qui
sembleraient propices à l' élevage. Le paysan de ces plaines est
un cultivateur, non un éleveur. L' herbe est pour lui l' ennemie,
le parasite qui usurpe la place de cultures nourricières. Il a
peu de goût pour l' engraissement du tail, et s' y entend mal.
Mais il a fait de son domaine une de ces merveilles qu' enfante
la culture à la bêche, telle qu' on en voit aux abords des
grandes villes, ou en Chine. On a presque toujours lieu d' être
étonné lorsqu' on constate les petites dimensions que possèdent
en réalité ces pays dont la renommée pourtant s' étendait au loin
. La Limagne, dans ses dimensions vraies, qu' on a parfois mal à
propos étendues, nepasse guère 6 ooou 7 oo kilomètres cars
. Elle correspond aux parties de la plaine
p300
sur lesquelles s' est répandue l' influence fertilisante des
matériaux volcaniques. Il suffit de s' écarter de 22 kilotres
vers l' est et de gagner la vallée de la Dore pour que cessent,
dans le pays et les habitants, les caractères typiques. La plaine
qui s' étend à l' est de Lezoux, ainsi que celle qui s' étend au
nord de Gannat, était, il n' y a pas longtemps, soumise au
régime d' étangs artificiels, comme la Dombes ou la Brenne.
Elle n' avait rien de commun avec la Limagne. La culture est la
seule industrie pratiquée sur les pentes qui seroulent de
Clermont à Riom : au contraire, les torrents qui débouchent des
anfractuosités porphyriques des monts du Forez ont créé des nids
d' industrie. La Limagne tire surtout parti des sources : à
Thiers, au contraire, la force et la pureté des eaux courantes
sont exploitées dans les coutelleries, de prodés souvent si
primitifs, qui s' étagent sur les bords de la Durolle. La
Limagne s' ouvre vers le nord. Aucun relief important ne vient
plus barrer la vallée de l' Allier ; elle s' incline par une
pente graduée jusqu' au Bourbonnais et au confluent de la
Sioule. Et cependant l' aspect du pays change entièrement. Les
forêts de plaine deviennent nombreuses. Au delà de Gannat, la
forme des maisons, l' aspect du bétail, la prononciation ou le
patois des habitants, avertissent qu' on a changé de pays. Cette
Limagne plantureuse, synonyme d' abondance pour les contrées
plus pauvres entre lesquelles elle est enchâssée, introduit au
coeur de la France centrale les influences venues du bassin
parisien. Elle atténue dans une certaine mesure l' isolement du
massif. Entre la Limagne et le Val D' Orléans, autre pays de
civilisation pcoce, les rapports sont anciens ; on a relevé
dans l' architecture des traces d' échanges réciproques. Ces
anciens groupements de population et de richesse se détachaient
plus vivement autrefois sur le fond général ; ils exerçaient une
attraction d' autant plus forte qu' ils étaient en petit nombre.
La Limagne paya plus d' une fois par des invasions et des
ravages sa renommée proverbiale. Elle inspirait à nos
rovingiens un sentiment qu' on ne peut comparer qu' à celui qu'
un beau gibier inspire au chasseur ; c' était avec un soupir de
convoitise que l' un d' eux, Childebert, aspirait à revoir la "
belle Limgne " ! C' est pour cela que de bonne heure ses rocs
basaltiques, ses buttes isolées, ses fragments de plateaux se
hérissèrent d' oppida et de cteaux forts. Celui de
Montpensier surveillait l' entrée septentrionale de la Limagne
; Vic-Le-Comte, au sud, gardait les passages d' Issoire. En
avant de l' hémicycle qui s' ouvre au pied du Puy Deme
était campée Gergovie. Mais les grandes lignes d' établissements
humains se constituèrent surtout au pied des côtes volcaniques.
Une
p301
ceinture de gros villages, très rapprochés les uns des autres
surtout entre Clermont et Riom, se déroule suivant la ligne de
réapparition des eaux infiltrées sous la lave. Dans leur aspect
d' aisance un peu fruste respire le caracre profondément rural
du pays. Cependant la vie urbaine trouve ici des conditions plus
propices que dans la Haute-Auvergne. Elle prit racine à
Clermont, au pied du Puy Deme. Dans cet amphithéâtre de
vignes et de vergers quechauffent les poussières volcaniques,
au milieu du jaillissement d' eaux thermales, minérales, et de
sources vives, dans ce paysage où la nature semble évoquer du sol
la fécondité sous toutes ses formes, la métropole de l' Auvergne
apparaît comme fille de la montagne qui la surmonte et qui la
signale.
p302
Chapitre iv. L' ouest du Massif Central et les routes vers l'
Aquitaine. à l' ouest de la chaîne des puys, qui marque l'
extrêm limite dans cette direction des poussées volcaniques, le
granit prend possession du sol ; à l' Auvergne succède le
Limousin. L' altitude diminue graduellement. Nul point n' y
atteint Iooo mètres, même sur le sauvage plateau de Millevaches
, sorte de Highlands de la France centrale, avec leurs franges
d' étroites et creuses vallées. L' aspect montagneux s' atténue ;
de plus en plus la contrée se modèle sur un plan les
ondulations et les croupes en alternances régulières atteignent
les mes niveaux. à partir du méridien de Limoges, le niveau s'
abaisse encore davantage. Seules les croupes arrondies de
quelques massifs isolés, comme les monts de Blond et le puy de
Chalus, dressent encore quelques saillies au-dessus de 5 oo
tres. Encore une cinquantaine de kilomètres vers l' ouest, et
les roches primitives disparaîtront de la surface ; le massif
semblera terminé, et sa prolongation souterraine vers le Poitou
ne se cèlera que par des pointements isolés. Le gué ou passage
qui a fixé la position de Limoges est un point vers lequel ont
convergé naturellement les routes. La voie venant de l' Auvergne
y rencontrait celle qui, des centres gaulois de Bourges et d'
Argenton, se dirigeait versrigueux et les vallées du sud-
ouest. Celle-ci était une très ancienne voie de peuples, qui
préexistait certainement à la domination romaine. Traversant à
son extrémité le Massif Entral, elle y rencontrait les vieilles
exploitations d' étain dont les traces subsistent au sud des
monts de Blond. Le nombre des monuments
p303
galithiques atteste dans l' ouest du Limousin une
fréquentation très ancienne. Il semble bien aussi que les
traîes de population dolichocéphale blonde, que l'
anthropologie constate entre Bourges et Limoges, aient suivi la
direction de cette route. étape nécessaire au croisement des
directions venues de l' est et du nord, noeud de routes vers
Saintes et l' oan, Limoges dut à sa position d' intermédiaire
une importance précoce. Ce fut une ville toure vers le dehors ;
foyer de propagande chrétienne avec Saint-Martial, sanctuaire
renommé et but delerinages, comme Saint-Léonard son voisin.
Ce fut aussi un centre commercial, où des colonies de marchands
étrangers s' établirent. Dans l' art original de l' émaillerie
qui fit sa gloire, dans les constructions romanes qui s' y
élevèrent, dans la littérature des troubadours, on saisit les
indices d' une vie très précoce, qui a ses sources propres, et
dont l' éclosion n' a rien de commun avec les influences qui
soufflaient alors au nord de la Loire. Elle fleurit plus tôt que
la vie du nord ; elle cline quand l' autre commence. Ces
oeuvres de haute civilisation expriment un degré avancé d'
émancipation des conditions locales, une libre et ancienne
communication avec le dehors. Ce sont là des avantages qui n'
appartiennent guère, dans le Massif Cetral, qu' à l' extrémité
affaissée de la région limousine. Mais il fallait aussi qu' à
cette extrémité le massif confinât à la région de grande
circulation qui s' appelle le seuil du Poitou. Comme les
passages qui tournent la Bohême à l' ouest et à l' est, comme la
vallée du Rhône, ce seuil est une des articulations qui font
communiquer le nord et le sud de l' Europe. Des plaines de la
Champagne à la vallée de la Loire, puis par la Vienne et le
Clain jusqu' aux plateaux calcaires que sillonne la Charente,
s' ouvre une succession de contrées où les obstacles réduits au
minimum ont facilité les mouvements de peuples. Nulle part la
distance n' est plus abrégée entre la Loire et la Garonne ; des
riantes vallées dela Touraine à celles de la Saintonge et du
Bordelais, le pas est vite franchi. Il le fut par les gaulois
qui pousrent de jusqu' en Espagne, et par ceux qui
fondèrent à Bordeaux une colonie de Bituriges. C' était vers
ces terres promises qu' au début des campagnes de César se
dirigeaient les helvètes. Aussi la possession du seuil qui tient
les avenues du sud-ouest a toujours paru de grande conséquence.
Il a été disputé entre visigoths et francs, entre les soldats de
Charles Martel et l' avalanche berre venue du sud ; le sort
de l' Aquitaine et même du royaume s' y est débattu entre
français et anglais. Les traces marielles de ces luttes ont
disparu. C' est par d' autres signes que sevèlent encore les
traces de cette circulation tant de fois séculaire. Tout au
p304
début des temps, ce sont des dolmens sur les plateaux, ou des
camps fortifiés sur les promontoires escarpés qui dominent de
très haut les rivières ; puis des restes de voies romaines qui,
sous des noms divers, chaussades, chemins-boînes, servent
encore ou qui vivent dans les souvenirs. Maintes fois les
stations qu' elles reliaient sont tomes dans l' insignifiance ;
mais alors l' histoire de ce passé semble revêtir sa forme
suprême dans la consécration religieuse qui s' attache à certains
lieux : ici se trouvent d' anciens cimetières chrétiens, là
existent des monastère qui, comme à Ligugé, remontent aux
premiers temps du christianisme ; ou des sanctuaires fameux,
comme Saint-Hilaire De Poitiers, comparables dans la
nération deslerins de jadis à Saint-Martin De Tours, à
Saint-Jean D' Angely, à Saint-Eutrope De Saintes. Sur ces
plateaux calcaires interposés entre les massifs primaires du
Limousin et ceux de l' ouest, le passage n' est pas concent,
comme en pays de montagnes, en un étroit couloir donnant lieu à
une route unique. C' est une zone de circulation, large d' au
moins 7 o kilomètres, où, comme dans le lit d' un grand fleuve,
les courants principaux se divisent et seplacent. La
permanence des mouvements est ce qui les distingue : les routes
royales, puis les chemins de fer y ont succédé aux voies romaines
. Mais si la voie principale se dirige aujourd' hui de Poitiers
sur Angoulême, c' était autrefois Saintes qui était le but
principal. De Poitiers à Brioux, l' on passait la Boutonne,
puis à Aunay de Saintonge courait la voie historique que
suivirent longtemps les pèlerins se rendant à Sait-Jacques-De-
Compostelle, et qui est encore désignée sous le nom de chemin
de Saint-Jacques . Là jusqu' aux Pyrénées les souvenirs de
Charlemagne, Roland, Charles Martel planaient sur les
imaginations. On peut lire la description de cette route dans une
relation poitevine du xiie siècle. Les étapes s' y comptaient par
des sanctuaires. Mais outre des sujets d' édification et de
légendes, les voyageurs y trouvaient aussi occasion de noter les
différences de pays et de peuples. Après les riches terres de
Poitou, on passe en Saintonge, dont le langage paraît " un peu
rustique " ; mais il l' est bien plus encore dans le pays
bordelais, d' ailleurs " excellent en vin et fertile en poissons
" . Puis, aps trois jours de fatigue dans les Landes, on fait
connaissance avec la " terre gasconne " , dont on vante " le pain
blanc et le vin rouge " , mais beaucoup moins les habitants.
Pendant des siècles les hommes du nord sont par là entrés en
contact avec les gens du sud. Dans les courants qui s' y
rencontrent, c' est visiblement celui du nord qui l' emporte. N'
est-ce pas à l' attraction de climats plus doux et de terres plus
fertiles que cèdent les
p305
mouvements de peuples ? Le résultat de cette pente naturelle, c'
est que les peuples venus du nord poussent ici leur pointe au
delà de leur ancien domaine. Tandis que le Limousin garde sa
langue d' oc, à peine entamée au nord vers les Marches, la
langue d' oïl s' avance jusqu' à la Dordogne à Coutrs et jusqu'
à la Gironde à Blaye. Une chne de populations et de dialectes
apparentés s' étend par le Berry, le Poitou et la Saintonge.
Les " gavaches " , ainsi que les appellent les gascons,nètrent
comme un coin en plein sud-ouest. Les langues, en effet, suivent
les routes. La plupart des limites linguistiques qui existent
actuellement, en Belgique et en Suisse, comme en Tirol ou en
Moravie, se coordonnent d' après les routes historiques qui ont
implanté ou maintenu sur leur parcours des rapports ailleurs
abolis. La pointe de la langue d' oïl par le seuil du Poitou
rappelle celle de l' allemand par le Brenner. La corrélation
avec les routes est ici d' autant plus sensible que l' extension
de la langue d' oïl s' arrête, non, comme on le dit souvent, à la
lisière des terrains primitifs, mais à la zone des fots qui,
fort en avant du Massif Central, empiètent sur les régions
limitrophes. Dans ces parties à l' écart des voies, la langue d'
oïl n' a pas pous ses empiétements. Rencontre de langues et de
races, croisements d' influences venues du nord, de l' est et du
sud : telle est la marque géographique de la contrée. Nulle
partie de la France ne fournit une meilleure perspective pour
discerner de quels éléments profondément divers se compose notre
personnalité nationale. Les types humains caractéristiques du sud
-ouest, dolichocéphales bruns des vallées de la Dordogne, de la
Dronne et de l' Isle, s' y opposent avec une netteté singulière
aux races brachycéphales du Massif Central et à celles qu' ont
pouses par le Berry et la Saintonge les dernières
immigrations septentrionales. Cette zone de plateaux calcaires
qui s' étend entre la Loire et la Gironde, s' incline vers l'
océan. Elle fut mise en relation avec les Apes et l' Italie par
les ingénieurs romains. De Lyon, ils profitèrent des facilités
de passage qui s' offrent vers le Forez pour relier à la
tropole des Gaules Roanne, Vichy, Clermont et, par la
vallée de la Sioule, pousser une voie jusqu' à Limoges. à
Love, une autre voie, s' insinuant par les vallées des
Causses, attaquait le Massif Central ; elle rejoignait Rodez
et Cahors et gagnait de là Périgueux. L' une et l' autre de ces
voies principales aboutissaient à Saintes. Longtemps suivies
après la domination romaine, ces routes furent des artères de vie
générale.
p306
Une fois sur les plateaux calcaires, rien de plus aisé que l'
accès vers l' oan. à partir du seuil qui divise les eaux du
Clain et de la Charente, les pentes s' abaissent rapidement. L'
océan même semble venir à la rencontre de l' intérieur. Jadis un
golfe, dont les alluvions marines dessinent les contours,
pénétrait jusqu' à Niort. Ce golfe existait en grande partie à
l' époque romaine ; et jusqu' au Xvie siècle la pression
marécageuse se traîne la Sèvre nous est dépeinte comme une
région amphibie, fréquentée par lache et la vie maritime. La
Charente, de son côté, cède à partir d' Angoulême à la pente
générale vers l' ouest. Son courssormais plus abondant trace
une voie navigable qui, du moins à partir de Cognac, fut
toujours active. à Saintes elle commence à sentir la marée. Sur
la douce colline où elle s' étale, l' antique cité, avec ses
couvents entourés de grands jardins et ses ruines, fait penser à
ces villes de Provence et d' Italie que Rome a marqe de son
empreinte. Ce furent, en effet, des souffles venus d' au delà des
Alpes qui se firent sentir, à travers le Massif Central,
jusqu' à ces contrées de Saintonge. L' attention s' est
détournée de ces antiques voies, parce que d' autres relations,
dans le cours des siècles, ont prévalu. Mais leur signification
s' affirme dans le passé. Les différences de civilisation qu' on
observe chez nous entre le nord et le sud tiennent en grande
partie à ce que le midi d' Aquitaine garda pendant longtemps ses
voies d' acs direct vers les pays transalpins. Dès le seuil de
ce bassin d' Aquitaine que baigne la Garonne et qu' encadrent
les Pyrénées, on est averti de ces rapports par l' aspect que
prend, à Poitiers, Angoulème, Périgueux, l' architecture
religieuse. Des influences byzantines s' y font sentir. Elles
étaient sans doute parvenues jusque-là par ces routes qui,
parties d' Italie ou de Provence, pénétraient à travers le
Massif Central dans la contrée entre Loire et Garonne. Par
elles se transmirent jusqu' à l' oan quelques lointains rayons
d' une civilisation qui brillait encore d' un vif éclat, quand
celle du nord de la France commençait à peine à poindre.
p307
L' ouest. I chapitre premier. Vuerale de l' ouest. C' est
vers Confolens que les roches anciennes qui caractérisent le
Massif Central disparaissent de la surface sous un revêtement
calcaire. Là se trouve la limite occidentale de cette grande
région. Mais dans la contrée de transition qui lui sucde, les
roches primitives ne s' enfoncent jamais très profonment dans
le sol. Après une éclipse de 7 o kilomètres, elles reparaissent
pour constituer un nouveau massif primaire, moins étendu que le
Massif Central, mais considérable encore et par lequel la
France se projette sur l' océan. Qu' on l' aborde par le sud-est
ou par l' est, en venant de Poitiers, du Mans, d' Alençon ou
de Caen, on est frappé par un certain nombre de traits qui se
marquent de plus en plus fortement. Le relief devient plus rigide
; les roches ont une tonalité plus sombre ; les arbres
épaississent leurs rangs, sans pourtant former des forêts ; les
champs, les prés, les pâtis se morcellent et s' enfouissent entre
des haies vives. Ce sont ces derniers traits que le langage
populaire a exprimés en donnant le nom de bocage , en
Normandie, comme dans le Maine et le Poitou, aux parties
péripriques du massif de l' ouest. Dès les approches, on a l'
impression qu' on entre dans une gion fortement caractérisée,
qui rappelle souvent par la nature de ses roches le Massif
Central, mais où l' âpreté s' atténue par la douceur du climat
et
p308
l' alanguissement du relief. Le morcellement géologique est
extrême ; il en résulte que ce massif forme un ensemble de pays
, plutôt qu' un groupe de provinces. Par quel nom convient-il de
le signer ? Celui de Bretagne serait impropre, car la
Bretagne n' en forme qu' une partie, les autres étant : le
Cotentin, le Bocage normand, une fraction du Maine et de l'
Anjou, et cette portion du Poitou qui a pris le nom de Vendée.
Même le nom d' Armorique, qui lui est souvent appliqué, serait
inexact ; car ce vieux mot celtique exprime le contact de la mer
: or la contrée est intérieure et rurale encore plus que maritime
. Le mot d' ouest, dans l' acception que tend à lui donner l'
usage, est encore celui qui paraît le plus capable d' exprimer ce
qu' il y a de commun entre ces pays et ces peuples qui, à l'
exception des marins, se sont peu mêlés à la vie du dehors, mais
ne se sont gre davantage fondus entre eux. La structure s' en
accuse par une singulière continuité de traits, qui n' est pas
étrangère à l' impression de monotonie que laisse l' ensemble. C'
est la partie rese émergée d' un massif plisà l' époque
primaire, qui a subi pendant l' immense étendue des périodes
suivantes l' arasion des agents physiques. Diverses
transgressions maritimes l' ont envahi, mais seulement en partie.
Des oscillations semblent avoir affecté récemment son niveau,
mais il n' a pas été atteint par les mouvements orogéniques qui
ont relevé le Massif Central. Les révolutions y sont dans un
lointain énorme. Il y a eu de hautes montagnes, mais elles sont
usées jusqu' à la racine. Il y a eu des volcans, mais depuis les
temps primaires leur activité a cessé. Les plis primitifs ne se
traduisent plus à la surface qu' à travers le modelé qu' a guidé
la diversité de consistance des roches. Gneiss, granits, schistes
et grès, puis vers le centre, calcaires et schistes de l' époque
vonienne et carbonifère, se succèdent suivant de longues bandes
dirigées de l' est ou sud-est vers l' ouest ou sud-ouest. La
structure est celle d' un double plateau anticlinal encadrant et
resserrant tour à tour des synclinaux de forme elliptique. Les
bandes dont se compose le plateau méridional commencent dès le
Poitou et se prolongent en convergeant jusqu' à la Cornouaille
et à la pointe du Raz. Celles du plateau septentrional, moins
régulièrement ordonnées, se déroulent cependant à partir du
Bocage normand, du Cotentin et du Maine, avec une convergence
marquée aussi vers l' ouest. La mer, qui les recouvre en partie,
en laisse deviner la continuité dans les îles et écueils du golfe
normano-breton. Ils se rapprochent, dans le Léon, des plis
correspondants de la Cornouaille ; mais c' est au large d'
Ouessant, sous les flots de l' Atlantique, qu' il faudrait en
chercher le prolongement.
p310
Cette structure pourrait faire supposer que le massif de l' ouest
trouve un centre dans le pli ou sillon qui, de Laval à
Châteaulin, s' intercale entre le plateau méridional et le
plateau septentrional. , en effet, se rattachent les deux ailes
relevées du massif ; et l' inclinaison des couches a permis à des
terrains un peu plus cents, un peu plus variés, moins dépourvus
de chaux, de s' y conserver. Mais les efforts de compression
latérale se sont exercés avec une telle intensité que les couches
intermédiaires qui constituent le synclinal intérieur ont é
laminées, interrompues et par endroits supprimées de la surface.
Elles se prolongeaient primitivement de l' est à l' ouest sur
toute l' étendue du massif, du Maine au Finistère ; elles ont
été sur la majeure partie de leur parcours si bien duites qu'
il faut l' oeil du géologue pour les discerner. Deux lambeaux un
peu considérables subsistent seulement : l' un à l' extrémi
orientale, qui est le bassin de Laval ; l' autre à l' extrémi
occidentale, qui est celui de Cteaulin. Mais ces deux bassins
sont relativement exigus ; et rien ne les fait communiquer entre
eux. Il n' y a dans ce synclinal que des tronçons de rivre ;
aucun fleuve continu n' aussi à s' y établir. Les eaux
courantes n' ont pas rencontdans le massif de l' ouest les
conditions favorables qui dans des régions de " pénéplaines "
analogues, comme le sont aux états-Unis les Appalaches, ont
permis de creuser une " grande vallée " , c' est-à-dire une sorte
de couloir la sillonnant dans leur longueur. Ce trait général,
qui eût servi de correctif au morcellement qui est le fond de l'
ouest, fait faut. Cette structure hace fait apparaître à la
surface des sols différents, au contact desquels des sources
jaillissent, petites mais très nombreuses. à côté des grès
stériles, des âpres granits il y a, sans parler de quelques
riches alluvions, des schistes ; et le " roc " schisteux, comme
on l' appelle, quand il est travaillé à la main, amolli et
lubrifié par le climat, ne refuse pas de produire. Mais c' est un
sol incomplet, et prompt à s' épuiser si des amendements ne
viennent réveiller sa vigueur. Or il n' y avait guère d' autres
voies de transport autrefois que les chemins creux coupés d'
ornières, hérissés de chirons ou saillies pierreuses, si
fréquents encore dans tout l' ouest. Ils n' offraient passage qu'
à une te de somme, et c' était dans des paniers suspendus aux
deux extrémités du bât que voyageaient à grand' peine les grains
ou les substances destinées à améliorer le sol. Là donc se
constitua un type d' agriculture demi-pastorale, fondée sur la
cessité de longues jachères pour rendre au sol ses éléments
nutritifs et trouvant un auxiliaire dans l' abondance des biens
communaux. Près de la maison, dans les courtils ou bordages ,
était l' endroit privilégié auquel onservait les soins assidus
, la bonne terre,
p311
le peu d' engrais, mais autour duquel la culture subissait
suivant la distance une proportion décroissante. Dans l'
impossibilité de renouveler les sucs nourriciers, on laissait au
climat, à l' humidité naturelle de ce sol argileux, le soin de
faire croître l' herbe. Ces habitudes ont marqd' une empreinte
ineffable la physionomie du pays. Si, en bien des endroits,
grâce aux progrès modernes, les champs ont cessé de revêtir
périodiquement l' aspect de genetières et de landes, ils sont
toujours restés minuscules, enclos de haies que rehaussent
souvent des levées de terre pour enfermer le tail, toujours
prêts en apparence à revenir sans changement à leur destination
périodique de tis outurages. La dissémination des fermes est
l' accompagnement naturel de ce mode d' exploitation. Tel est en
effet le mode de peuplement. Ce qui montre sa corrélation avec la
nature du sol, c' est qu' il cesse dans les campagnes calcaires
qui bordent immédiatement le massif. Sans communications faciles
avec le dehors, dans ces enclos d' arbres, parmi ces closeries et
cesturages, entre les étangs et les flaques bien plus
multipliées autrefois et garnissant les moindres creux de terrain
, s' éparpillaient sur toute la surface du pays les maisons
basses et, le plus souvent, faute de matériaux, mal construites
des habitants. Ainsi ont-ils toujours vécu, isolés par les
longues saisons pluvieuses, en rapport seulement aux jours de
fête ou de foire avec le monde extérieur. Dans les contrées de
sol moins morcelé et de circulation assez facile pour que, sans
dommage pour l' exploitation des terres, les hommes puissent
vivre groupés, c' est le bourg ou le village qui est devenu l'
unité essentielle de la vie rurale. Cet état existe dans le nord
et dans l' est. Chez la population rurale " agglomérée autour du
clocher " s' estveloppée une vie propre, qui a eu sa force et
son organisation dans l' ancienne France, la vie de village. Si
borqu' y soit l' horizon, si affaiblis qu' y parviennent les
bruits du dehors, le village compose une petite société
accessible aux influences nérales. Au lieu d' être dispersée en
molécules, la population y forme noyau ; et ce rudiment d'
organisation suffit pour donner prise sur elle. En Lorraine, en
Bourgogne, en Champagne, en Picardie, l' habitant de la
campagne est surtout un villageois ; dans l' ouest, c' est un
paysan. Parmi les variétés de caractères qui ont pu se développer
chez celui-ci subsistent, comme trait commun, les qualités ou
fauts qui tiennent à l' isolement. Le village est un organe qui
est resté languissant, par rapport au pullulement des fermes et
des hameaux. La population ne s' y est pas concente. Si tenaces
sont les habitudes contractées
p312
en conformité avec les conditions naturelles que, même de nos
jours, il n' y a rien à reprendre à la description que traient,
au xviie siècle, les intendants : " les paroisses, disait
Miroménil, sont assez peupes, mais il y a peu de gens dans les
bourgs. " ce qui, dans les mouvements populaires de la révolution
, servait de lieux de ralliement, c' était, sur mot d' ordre, des
auberges de campagne, ou même une lande, un arbre, une chapelle
isolée. On a construit en Vene des routes stratégiques : elles
n' ont point for d' agglorations ; la route de Cholet à La
Roche traverse des lieues sans rencontrer un village. L'
industrie même y répugne à la concentration dans les villes, et
donne ainsi le spectacle d' une résistance aux influences
présentes. Il y a là entre les diverses régions de la France le
principe de différences profondes. L' aspect des cartes
topographiques sont
p313
figurés les hameaux et les fermes isolées peut donner une idée de
ces variétés de répartition. Les fermes n' ont jamais été en
France l' objet d' un recensement ; mais du moins le
nombrement de I 89 i nous a-t-il fait conntre le nombre des
hameaux et principaux groupes distincts du chef-lieu de la
commune. Il a permis aussi d' évaluer le chiffre de la population
agglomérée et de la population éparse, en résumant ce rapport
dans un croquis que nous croyons devoir reproduire, si sommaires
et si imparfaites qu' en soient les indications. Sans doute ce
régime de population disséminée n' est pas particulier à l' ouest
, puisqu' il prévaut aussi dans le centre et une partie du midi.
Mais dans cette région seulement il s' associe à une densi
considérable de population, qui, même en Bretagne, est aux trois
quarts au moins rurale. L' ouest est une masse compacte,, sur
une étendue de plus de 6 oooo kilomètres carrés, règnent des
conditions relativement uniformes d' existence. Là sont les
principaux contingents de cette France paysanne qui vit à
de la France surtout urbaine et villageoise du nord-est et des
bords de la Méditerranée. Malgré les variétés que les côtes, le
contact de la mer et des influences extérieures ont çà et
introduites, l' impression dominante, conforme à celle que ses
paysages laissent dans le souvenir, est celle d' un grand pays
rural, les changements ne se produisent ni de la même manière
ni du même pas qu' ailleurs.
p314
Chapitre ii. Le Poitou et la partie ridionale du massif de l'
ouest. Le Poitou forme la transition vers l' ouest. Il
représente entre le massif primaire de l' ouest et le Massif
Central un seuil dépri qui fut untroit à l' époque les
mers de l' époque jurassique vinrent à interrompre leur
continuité primitive. Lorsque, dans l' époque suivante, il eut
émergé, les mers du bassin parisien et de celui d' Aquitaine s'
avancèrent à la rencontre les unes des autres, sans parvenir
pourtant à se rejoindre. Ainsi le seuil est resté pendant une
énorme période exposé à l' érosion. Cependant elle n' a pas
ussi à enlever de la surface les couches dimentaires déposées
par les anciennes invasions marines. On voit, à une vingtaine de
kilomètres au nord de Poitiers, l' horizon barpar une ligne
de coteaux uniformes : c' est le talus des grès et sables dits
nomaniens qui terminent le pays verdoyant de Châtellerault et
forment la transition entre Touraine et Poitou. Dès lors, les
secs et durs calcaires de la plaine poitevine prennent possession
de la surface. Ils la couvrent d' une couche en réalité très
mince, car çà et dans le lit des vallées des pointements de
roches trahissent le voisinage du substratum archéen. Mais c' est
assez pour imprimer au sol et aux habitants une physionomie autre
que dans les massifs anciens, et pour ouvrir à la circulation
générale des passages dont nous avons déjà montré l' importance.
à quelques lieues des reliefs mouvementés du Limousin, on voit
s' étaler entre le Clain et la Charente une plate-forme
calcaire que traversent en ligne droite chemin de fer et routes.
La roche se décompose en une mince couche de terre rousse appelée
groie ,
p315
emtant d' innombrables plaquettes d' un calcaire légèrement
marneux. Ces pierres assemblées en tas forment des chirons ,
ou sont disposées en murs de clôture autour des champs. Sur les
parties plus renflées de la surface, la groie devient plus
argileuse et plus chargée de silex ; mais entre ces chailles, la
terre, disent les paysans, est " douce comme de la soie " . C'
est la terre légère, mais tout imprégnée de phosphore et de chaux
, qu' il suffit de gratter avec l' araire primitif ou de remuer à
la bêche pour obtenir les récoltes de blé et de noix qui
suffisaient jadis à l' existence des habitants. L' eau est rare ;
à défaut de puits, qui doivent descendre parfois jusqu' à 5 o
tres, c' était jadis fort loin aux rivières et aux sources qu'
il fallait recourir. Mais rares aussi sont les vallées. Souvent
leur fond est à sec. Il y a des pertes de rivières, des cirques
l' eau disparaît, mais parfois aussi, comme le veut la nature
perméable et fissurée de ces roches, des cavernes engendrant de
belles sources, des dives aux eaux claires. Seules, quelques
grandes rivières ont pu creuser, à travers ces roches dures et
cimentées de silex, des vallées profondes aux flancs garnis de
sources ; mais le bas est souvent trop marécageux ; la rouche
s' y substitue aux prairies. Sur leurs bords escarpés, sur leurs
promontoires en saillie, sur leurs rampes éclatantes et
rocailleuses, d' anciens oppida , plus tard devenus des
châteaux forts ou des villes, Poitiers, Lusignan, se sont
installés. Celles-ci garnissent les corniches, elles s'
inscrivent dans les courbes des rivières, elles s' étagent comme
Poitiers entre la rivière lente et herbeuse et une ligne de
marais. Dans l' intervalle des vallées, la population, d'
ailleurs rare, est plutôt disminée en hameaux que groupée en
gros villages. Ce pays, où de toutes parts les lignes
horizontales obsèdent les yeux, n' est pourtant pas une surface
dépouillée après la moisson, un vaste champ de labour triste et
sans arbres. Si l' on parvient à l' embrasser d' un point élevé,
il paraît garni d' arbres. C' est que la plaine poitevine est
parsemée de terrains de transport arrachés par d' anciens
ruissellements au Limousin ou à la Gâtine. Ces sols quartzeux,
qui ont perdu par lavage la potasse dont ils étaient impgnés,
introduisent sur le plateau poitevin un élément exotique, quelque
chose comme l' apparition subite d' un autre pays. Dès que s'
élève à un certain niveau la convexité du plateau calcaire, on
voit s' étendre des plaques argileuses et blanchâtres, dont
jusqu' à ces derniers temps la culture n' avait pu faire la
conquête. D' assez grandes fots y subsistent : au nord de
Poitiers celle de Moulière, où les loups sont encore nombreux ;
ou, aux abords du Limousin, celle de Charroux, d' où les
charbonniers acheminent par baudets leur denrée vers
p316
Niort et les ports du marais. Mais en général ce qui caractérise
ces sols lourds et infertiles, c' est la brande , c' est-à-
dire la lande semée d' étangs, fourrée d' ajoncs et de genêts à
taille d' homme. Cet ensemble complexe compose une contrée qui
rappelle encore d' assez près un type ancien d' établissement de
peuple. Entre les marches forestières et sauvages qui l'
entourent, il y avait assez de terre fertile pour qu' avec l'
outillage médiocre et les récoltes de faible rendement dont se
contentait une population peu dense, un noyau politique pût se
former. Il n' y manquait ni le b, ni les arbres fruitiers, ni
la pierre à bâtir, ni l' argile à poteries, ni le silex qui
facilite l' empierrement des routes ; rien de ce qui permet à un
pays de se suffire. Et de fait un trait persistant d' archaïsme
perce dans les habitudes, dans les vieilles industries mourantes.
Le paysan garde sa prédilection et sa tendresse pour ce sol un
peu maigre, mais facile à travailler. çà et là, des logis des
derniers siècles marquent l' existence d' une bourgeoisie ou d'
une petite noblesse rurales. Presque au milieu de cette plaine,
au point où la Charente, très encaissée, vient de tourner
brusquement au sud, un trait singulièrement net frappe les yeux.
Sur la rive droite de la rivière commence une ligne de collines
qui, de Montalembert à La Motte-Saint-Héraye, se déroule du
sud-est au nord-ouest, avec la rectitude des barres qui
raient les paysages bretons. Elle se dresse en brusque saillie
vers le nord, le long d' une faille qui relève à I 9 o mètres
les terrains marneux du lias, ceux mêmes qui vers Poitiers
forment le fond des vallées. La Sèvre-Niortaise, indécise sur
sa direction, traverse le bord septentrional, serpente à sa base,
pour le recouper ensuite à travers les schistes, qui ne tardent
pas à apparaître. Une montée de 5 o mètres suffit pour
découvrir, au nord, de grands horizons. Tout paraît plat :
cependant, à mi-chemin de Poitiers, à Champagné-Saint-Hilaire
, se dresse, comme une île, une colline qui conserve aussi un
lambeau de roches schisteuses sur un anticlinal. Tels sont, avec
les pointements granitiques que le creusement des vallées a mis à
nu à travers le Poitou calcaire, les vestiges de la liaison
entre le Limousin et le Bocage vendéen. à l' aide de ces rares
linéaments, comme sur une inscription aux trois quarts effacée,
l' ossature intime se devine. Le bocage vendéen est la
réapparition des roches anciennes. Ce n' est pourtant pas le
Limousin qui reparaît. Désormais les hauteurs nepassent pas
286 mètres : maximum atteint par les croupes granitiques de la
tine. La surface a été envahie à plusieurs reprises par des
transgressions marines, et de grandes plaques limoneuses en
attestent l' extension. Pourtant l' âpreté du sol se couvre
sous
p318
les cultures qui l' ont presque entièrement envahi. Les arbres
deviennent plus clairsemés, vers le sommet des croupes ; entre
leurs haies de plus en plus espacées les champs de seigle ou de
sarrasin font en été de larges taches rousses et blanches.
Partout, sur les talus, dans les jachères, reparaît la végétation
de fougères et de genêts, d' s' exhale, aux heures de rosée,
une senteur âcre. Quelques points culminants se signalent par des
files de moulins à vent : pacifiques constructions qui furent
pourtant des signaux de guerre civile. Ceux du mont des
Alouettes, près des Herbiers, étaient épiés de plusieurs lieues
à la ronde. Comme en Bretagne, la structure rayée du massif se
décèle par de longs sillons parallèles aux croupes. Celui de la
Sèvre-Nantaise borde, au nord, fidèlement la Gâtine. Elle
coule lentement, dans une anfractuosité verdoyante, baignant de
ses eaux noires le pied d' anciens cteaux forts, Mortagne,
Tiffauges, Clisson. C' est un des traits caractéristiques de
ces massifs anciens, que ces profondes déchirures. Les inégalités
sont en creux plutôt qu' en relief ; rien souvent ne les fait
prévoir. C' est ainsi qu' à Thouars, on voit tout à coup dans la
plaine uniforme s' ouvrir un escarpement au fond duquel, parmi
les roches primitives, serpente la rivre, et que domine la
petite cité féodale. Au nord, la Gâtine s' efface en s' étalant
dans les plateaux à larges ondulations qui, de Chalonnes à
Champtoceaux, bornent d' une rampe continue la vallée de la
Loire. Au-dessus de l' aimable vallée, ce raide talus, surmonté
de hauts et anciens villages, inquiète, comme une barrière. Ce
fut en effet la limite du vieux pays appeMauges ,
foncièrement rural même dans ses industries, plus poitevin qu'
angevin, et malgré les rapports de commerce qu' il eut de bonne
heure avec la mer, hostile à la vie urbaine des bords de la
Loire. Il le fit voir en I 793. Au sud, dès que le granit fait
place aux schistes plus tendres, la tine prendcidément l'
aspect de Bocage. Plus d' espaces découverts ni de champs étalés
; le pays se morcelle en lopins verdoyants, il devient le " petit
pays " , suivant une très juste expression locale. Chaque lopin
de champs ou de ps est entou de chintres ; tout est
enclos. Les chemins creux s' enfoncent sous les haies d' arbres.
De toutes parts, près des ruisseaux, des suintements et des
sources, s' éparpillent les borderies , isolées ou par petits
hameaux. Les maisons aux toits en tuiles, peu inclinés, avec des
figuiers et parfois leurs treilles, ont une teinte méridionale
qui manque dans le bocage breton ou normand. De grosses meules de
paille décèlent les ressources nourricières de ce sol, pauvre
toutefois dans les parties où
p319
manque la couverture de limon. Partout, même sur les espaces en
friches dont les genêts et fougères ont pris possession, la
charrue finit par passer, sauf à prolonger pendant plusieurs
années les jacres. Les villes et même les villages ne tiennent
qu' une faible part de la population. C' est une complète
expression de l' ouest rural.
p320
Chapitre iii. Position maritime et estuaire de la Loire. Comme
une frange le long de la partie poitevine du massif de l' ouest
se roulent des marais, des golfes atrophiés, des plaines
envasées, des îles dont quelques-unes sont rattachées à la terre
ferme, enfin l' estuaire d' un grand fleuve. Un grand nombre de
pays individualisés se détachent ainsi, quelques-uns en frappant
contraste avec l' intérieur, le long de la côte venenne.
bocage et marais s' opposent, non seulement par l' aspect et le
mode de circulation, mais par le sang et la race. Une vie de
pêches, avec ses habitudes, ses costumes et une variété spéciale
de population de type brun, s' est nice entre les dunes de
sable du pays d' Olonne . Dans le marais de Brre , les
habitants, adaptant leur existence à la nature amphibie du sol,
se font alternativement exploiteurs de tourbe et éleveurs de
moutons. Les salines bordent une partie du littoral, et des
tribus de paludiers ont vécu à part, surtout autrefois, absores
dans leur exploitation. Sur tout ce littoral prévaut, sauf
exception, une vie morcelée, dont les différents aspects sont en
rapport avec la marche inégale des emptements de la terre sur
la mer. En effet, la terre semble aujourd' hui, sur cette partie
du littoral, gagner sur la mer : le golfe du Poitou n' est plus
qu' une réminiscence de temps d' ailleurs peu éloignés, le
Morbihan s' envase, et la Loire construit un delta sous-marin.
Mais ce recul de la mer n' est qu' un épisode dans une rie d'
oscillations alternantes. Autant qu' on peut remonter dans la
période tertiaire, les rapports de la terre et de la mer ont été
soumis à un régime d' instabilité dont ils ne semblent pas être
sortis. Plusieurs fois la mer s' est avancée, a pénétré par
transgression
p321
dans lespressions et vallées le travail des cours d' eau
lui avait d' avance comme ménagé un accès. Ce travail d' érosion
recommençait aussitôt après qu' un nouveau recul de la mer
succédait à l' un de ses retours offensifs. Et c' est ainsi que
se préparait, par voie de successives retouches, la configuration
actuelle du littoral. Les eaux marines ont tourné, dans leurs
envahissements, les massifs saillants pour s' étaler dans les
dépressions qu' elles occupent encore en partie. Elles ont été
guies par un modelé préexistant, qui présentait des inégalités
en saillie et en creux ; et le bas niveau auquel il était réduit
par l' usure des âges, leur a permis de pousser fort loin leurs
pénétrations. Ce sont maintenant les traits en partie submergés
de ce modelé qui apparaissent soit dans les alignements d' îles,
soit dans les rias , petites mers ou estuaires qui découpent
le littoral. Ils continuent, à travers les oscillations de la
ligne de côtes, à dessiner la configuration du socle continental
par lequel le Poitou se lie à la Bretagne méridionale, et qui
reste encore à demi cac sous les flots. L' estuaire de la
Loire se rattache par ses origines à ces vicissitudes de progrès
et de recul destes. Il ne correspond pas à un pli de la
structure du massif. Il occupe simplement une vallée d' érosion,
formée et agrandie sans doute dans les intervalles d' anciens
empiétements marins. Lorsqu' après avoir rasé le pied des Mauges
, le fleuve se resserre au pied du roc et du château de
Champtoceaux, il s' engage à travers une des larges bandes de
granit qui constituent l' ossature du plateau méridional. Ses
rives irrégulières s' accidentent de brusques promontoires. à
Nantes la barre de granit serre de près le fleuve et la ville ;
et la rivière qui vient ici du nord se jeter dans la Loire, a un
lit à demi lacustre dans les brèches du sillon de Bretagne. Avec
ce fleuve qui draine ps d' un quart de notre territoire, qui
jadis transportait vers la mer les fers du Nivernais, les
chanvres de la Limagne, les vins de l' orléanais et de la
Touraine, il semble que la France elle-même pénètre dans les
vieilles terres bretonnes. Il vient d' accroître sa puissance au
confluent de la Maine ; mais, sous le poids de son énorme
alluvion, il se ramifie entre des grèves dessinant de rousses
arabesques, entre les îles dont les saules et peupliers s'
estompent dans les buées des eaux. Au point où pénètre la marée
et où le fleuve divisé fournit vers le sud un passage commode, s'
installa de bonne heure une ville de confluent Con, une
tête de pont et un emporium maritime. Ce fut, dans ces contrées
stériles en vie urbaine, un germe vigoureux qui se fit place et
jour auxpens des territoires voisins. L' importance politique
de la cité nantaise s' exprime par le
p322
développement territorial que représente le pays nantais. Un
groupement s' opéra au profit de l' emporium maritime, devenu
ville épiscopale ; et tandis que, sur la rive gauche, le pays
poitevin de Rézé / Retz / ne tardait pas à graviter dans
son orbite, le territoire nantais s' étendit au nord sur les
plateaux qui d' Ancenis, par Nor et Blain, centre de voies
romaines, gagnent Redon, et sont comme les racines de la
Bretagne ridionale. D' anciennes traces de métallurgie s' y
voient encore ; mais surtout, -fait décisif, -de là partent les
voies de tration qui atteignent directement les villes
échelonnées, de Redon à Quimper, à l' extrémité des estuaires.
Une cité bretonne s' est greffée ainsi sur la ville que la Loire
, moins bretonne que française, avait fait naître. Le massif de
l' ouest dispose donc, grâce à une échancrure de son plateau
ridional, d' une porte vers l' oan. Dans le procès qui se
débat entre la terre et les eaux, le petit pays de Guérande,
isolé par le marais de la Brre, est devenu presqu' île ; le
traict du Croisic a cessé de parer entièrement du continent
la petite île granitique se forma le port de ce nom. Les
pêcheries, les salines, les rapports avec La Rochelle et les
îles créèrent là un petit foyer qui eut son éclat : Le Croisic,
avec ses maisons de pierre et ses balcons sculptés, a l' air d'
une miniature de Nantes ; un moment, le protestantisme y prit
pied. La vie du dehors semble assiéger ces rivages, mais c' est
en vain. Les barres uniformes et basses qui encadrent l' horizon
ranent l' esprit au sentiment vrai de la contrée. Du haut de
ses murailles, la morte Guérande domine ce pays étrange, le
granit étincelle entre les champs et le sel brille sur les eaux,
et, au delà, elle embrasse un horizon parsemé d' îles, animé de
barques de pêche. Mais derrière cette façade, le soleil est
plus clair et le climat plus sec, s' étendent les tourbières, s'
allongent les sillons de landes qui séparent ces articulations
littorales de la pauvre et mélancolique Bretagne intérieure.
p323
Ii chapitre premier. Les confins de la Bretagne. Vers son
extrémité orientale le massif de l' ouest se termine par une zone
bordre qui, par Angers, Sablé, Sillé-Le-Guillaume, gagne
les sources de la Mayenne et de là, par le bocage normand, se
lie au Cotentin. Elle forme la transition entre la Bretagne et
les parties limitrophes de la Normandie, du Maine et de l'
Anjou. La nature du massif primaire s' y manifeste par une
tonalité générale plus sombre, l' abondance des arbres, la
profusion de petites sources et de ruisselets coulant sur des
lits pierreux. Mais çà et là une agriculture plus riche et des
produits plus variés évoquent le souvenir de contrées différentes
. Il a toujours été dans les destinées de cette région de servir,
sous une forme ou sous une autre, de marche-frontière. Au reste,
cette zone bordre manque d' unité ; des ondulations
alternatives de plis longitudinaux s' y succèdent, orientées de
l' est à l' ouest, et circonscrivant plusieurs petits bassins,
comme ceux d' Angers et de Laval. Le plus méridional est celui
d' Angers. Ici surtout est marq nettement le caractère de
marche-frontière. Quand les normands poussaient leurs expéditions
par la Loire, quand les bretons sortaient de leur péninsule, ou
que les aquitains se révoltaient contre les rois carolingiens,
Angers était le grand point stratégique. L' importance
historique de l' Anjou vint de là. Les ancêtres des capétiens
ont été marquis d' Anjou ; en lutte perpétuelle contre
bretons, normands et aquitains, ils étaient les vrais chefs
militaires du royaume dont Hugues Capet allait devenir le roi.
p324
Le bassin d' Angers est séparé de celui de Laval par des bandes
parallèles de grès que la Mayenne traverse en aval de Château-
Gonthier. La jolie et sombre rivière arrose à Laval une terre
fertile. Les fours à chaux qui se multiplient annoncent que son
sol est pourvu d' éléments qui manquent aux régions voisines. Le
bassin de Laval, cette marche du Maine, fut, avant la
volution, la limite entre les pays où se percevait la gabelle,
et la Bretagne, pays de franc-salé , qui en était exempte.
Ces terrains fourrés, entrecous de bois et d' étangs, se
prêtaient trop bien à la contrebande, pour que celle-ci ne s'
enracinât dans la contrée. Entre Laval et Vitré, on peut voir
ce qui reste encore, près de Port-Brillet, du fameux bois de
Misedon, bien humaniaujourd' hui, mais jadis de mine suspecte
, avec ses taillis de houx et de genêts qui cachent un homme à
quelques pas et ce sol tapissé de mousse qui étouffe tout bruit.
Ces frontières de faux-sauniers étaient comme un pays d' anarchie
, et une terre promise de vagabonds. Trop souvent ils y faisaient
la loi. La vie d' aventures profitait des sournoises retraites de
ces fourrés, de l' isolement des closeries lives aux surprises
et aux agressions du plus fort. La chouannerie y naquit de la
contrebande, qui avait elle-même pour complice la nature du pays,
prompte, au moindre relâchement des liens sociaux, à retourner
vers la sauvagerie primitive. Au nord du bassin de Laval, les
lignes maîtresses du plateau septentrional surgissent brusquement
au-dessus des campagnes ou plaines calcaires de Conlie, Alençon
, Séez et Argentan. Les forêts de Sillé, de Multonne, d'
écouves, de Perseigne, premiers avant-coureurs des chaînes ou
bandes qui le sillonnent, étonnent par leur rigidité plus encore
que par leur hauteur, bien que celle-ci ne soit pas dépassée dans
l' ouest. échines de gs injectées de roches éruptives, elles
conservent des forêts sur leurs flancs ; mais sur l' étroite
crête, le sol de grès dénudé ne porte plus guère que des taillis
et des pins. Dans les creux ou bas-fonds l' humidité fait éponge
; et c' est d' innombrables ruisselets suintant à travers les
bruyères que se nourrissent les premières eaux de la Mayenne.
Bientôt les tronçons de chaînes se combinent. Les crêtes de la
forêt d' Andaine se relient aux barres moins élees, mais
toujours très nettes en leur rigidité, qui s' allongent entre
Domfront et Mortain, et au delà vers Avranches. Au-dessus du
mode presque amorphe des schistes décomposés, ces barres
soutenues de grès marquent le paysage d' un trait vigoureux. Les
rivières pexistantes à leur mise en saillie ont réussi à
maintenir leur lit à travers l' obstacle : la Varenne à
Domfront, la Cance à Mortain suivent des bches la rivière
s' avise pour un instant de jouer au torrent. Du haut de ces
p325
barres on domine et surveille de grandes étendues ; des tours,
des châteaux et des villes y ont pris place en vedette, profitant
des escarpements subits au pied desquelles les eaux rapides et
claires s' offraient en outre à l' industrie humaine. Des sites
urbains, dont le pays est ailleurs fort dépourvu, se sont ainsi
formés. On les voit à Vire, Falaise, Fougères, comme à
Domfront ou Mortain : les unes, villes éteintes, se contentant
d' étaler leurs jardins en pente sur les restes de leurs vieux
remparts ; d' autres se transformant, ayant puisé dans la force
vive des eaux un renouveau de vigueur. C' est cette ligne de
hauteurs qui sépare du bassin de Laval le bocage normand,
analogue au bocage vendéen, mais avec la nuance spéciale qu' un
autre climat, d' autres rapports de contiguïté et de voisinage
lui communiquent. Sous le réseau d' arbres les brouillards s'
épaississent et entretiennent l' humidité sur le sol. Les divers
plans du paysage se détachent dans la brume, et s' estompent en
dentelures boies les unes derrière les autres. Partout, à
travers les arbres brille la prairie. Letail, sans autre
gardien que les haies, semble maître du pays. Car le regard peut
rarement s' étendre ; et du spectacle de la vie rustique qui se
poursuit paisiblement tout autour, il ne saisit que quelques
détails. Toutefois il ne manque pas de signes par lesquels se
manifestent les proprtés intimes du climat et du sol. La
gétation d' arbres étale une variété d' essences qu' elle est
loin d' avoir dans les plaines voisines. Parmi les genêts et les
fougères la fréquence des houx, du lierre, des lauriers, pourrait
faire soupçonner au voyageur, du fond des caes où il est
emprison, le voisinage de l' océan, quand même il ne verrait
pas les grands nuages qui passent au-dessus de sa tête, et l'
aspect souvent orageux du ciel. C' est entre Saint-Lô, Vire,
Falaise, écouché, Domfront, que s' est à peu près localisé le
nom de bocage normand . Non que l' aspect bocager ne se
retrouve ailleurs ; mais ici, comme en Poitou, le contraste
imdiat avec les plaines ou campagnes contiguës a suscité des
noms distinctifs. C' est la terre brune succédant au sol clair,
le fouillis d' arbres aux espaces découverts, la maison de
torchis ou de schistes aux maisons de pierre et aux brillants
édifices ; le pays maigre au pays gras. Dès le temps du vieux
poète du roman de Rou, la division paraissait fondamentale. Li
paisan et li vilain, cil des boscages et cil des plains. C' était
une de ces populations, comme il y en avait plusieurs dans l'
ancienne France, que la pauvreté avait rendues ingénieuses.
Habiles à combiner les petits profits, à suppléer à l' abondance
par la
p326
diversité des produits, à joindre aux ressources de la petite
culture celle de la petite industrie et de profits cueillis au
dehors, les bocains se tiraient d' affaire ; car, disait d'
eux l' intendant de Foucault, " leur naturel est assez vif " .
L' industrie trouvait un aliment dans ce sol ferrugineux, parmi
cette abondance d' eaux courantes. Ces petites forges que montre
Lenain, dont le forgeron aidé d' un petit garçon compose le
personnel, pouvaient s' y multiplier grâce au minerai et au
charbon de bois. Peu de rivières dont les eaux ne servissent à
mouvoir des moulins, à pparer des peaux, blanchir des étoffes ;
peu de hameaux où ne retentît autrefois le battement des métiers,
souvent égayé de quolibets et proverbes dont chacun avait sa part
. La quincaillerie régnait à Sourdeval, Tinchebray ; la
chaudronnerie à Villedieu-Les-Poëles. Chaque village avait sa
spécialité ; et ces scialités mêmes contribuèrent, comme en
Bretagne, à former des villages. Chaque année les muletiers
bretons venaient chercher les produits de ces industries
domestiques, qui prenaient le chemin de Granville ou de Saint-
Malo ; tandis qu' au printemps des troupes de fondeurs ou
chaudronniers ambulants sortaient du pays pour se répandre jusqu'
aux extrémités de la France, et faire connaître au loin le nom
de bocains . Ces barres de grès ou de granit qui, vers
Alençon et Argentan, se dégagent des formations pluscentes
par lesquelles, vers l' est, elles sont recouvertes, se
poursuivent jusqu' à la te. Ce sont elles qui, à Avranches, se
parent de végétation avant de se perdre dans les marais et les
grèves ; qui, à Granville, projettent le roc où la ville serre
avec méfiance ses maisons grises. Mais elles ne se terminent pas
en réalité sur la côte. Elles plongent sous les flots, et la
continuité des plis, à travers l' archipel normand jusqu' à la
péninsule bretonne, est en partie dissimulée. Les portions que la
mer ne robe pas au regard se décomposent en îles ou s'
émiettent en écueils frangeant lestes. Ces innombrables
découpures sont les saillies émergées du socle continental envahi
par la mer. C' est ainsi qu' entre la Bretagne et le Cotentin
s' enfonce un grand golfe, qui a quelque chose d' un vik
scandinave par sa formerale et par les coupures qui le
bordent. Lestes se rapprochent graduellement. Du haut des
flèches effilées de la cathédrale de Coutances on aperçoit au
large Jersey dans la brume. Enfin les deux rivages s' enlacent
en une immense courbe autour du roc du Mont Saint-Michel. Le
site est solennel. Là se rencontrent et se sont heurtés deux
p327
peuples, deux races : Normandie et Bretagne. Leurs luttes ont
disjoint, jusqu' à laconciliation dans la patrie commune, ce
que la nature paraissait unir. Encore même îles et continent ont
suivi des fortunes diverses. Ne semble-t-il pas pourtant que la
nature dans cette combinaison de tes et d' îles avait dispo
les éléments d' une puissance commune, d' une sorte d'
amphictyonie maritime dont le Mont Saint-Michel eût été l'
autel ? Peut-être une ambitieuse vision d' unité traversait-elle
l' esprit du breton Nomenoé, quand, au ixe siècle, voulant
constituer une église inpendante de latropole de Tours, il
choisissait l' évêcde Dol, ps du point d' intersection des
deux rivages, pour y placer le siège archiépiscopal de la
péninsule.
p328
Chapitre ii. La Bretagne. I l' intérieur-ii l' Armor. I-l'
intérieur. à la hauteur du 4 e degde longitude ouest, vers
Dol, Rennes et Nantes, la Bretagne setache du massif
primaire. Elle semble alors s' élancer au large. Elle s' enfonce,
comme un coin, sur unveloppement de 25 o kilomètres, entre
la Manche et l' Atlantique, s' écartant ainsi de plus en plus
des grandes voies intérieures et de l' ensemble du sol français.
Elle va accentuant son autonomie dans le réseau fluvial, dans le
climat, le système de routes. Lorsque finalement elle expire sur
l' Atlantique, elle est assez écartée du corps continental pour
prendre rang au nombre des contes de l' ouest, des Hespéries
, eussent dit les anciens, qui se projettent à l' extrémité de
l' Europe. Ses dimensions, qui atteignent près de 3 oooo
kilomètres carrés, conviennent bien au développement d' une
individualité régionale. à y regarder de près toutefois, cette
individualité est assez complexe. Au moment où le caractère
péninsulaire commence à s' affirmer, la largeur de la Bretagne,
du nord au sud, est de I 7 o kilomètres ; cette largeur est
encore de Ioo kilomètres, deux degrés de longitude plus loin
vers l' ouest, sur la ligne où se détachent les derniers
promontoires occidentaux. Il en résulte que la péninsule bretonne
n' est pas autant que d' autres articulations moindres, telles
que Jersey ou le Cotentin, soumise à l' influence dominante de
la mer. Par l' étendue d' un littoral que le morcellement
multiplie encore, la Bretagne aspire les influences du dehors ;
mais en même temps, par sa structure intérieure, elle les
repousse. De là deux zones juxtaposées en ce pays : une zone
maritime, l' Armor, ouverte sur le
p329
dehors ; une zone intérieure, reculée et comme repliée sur elle-
même. Ce contraste n' est pas une des moindres originalités de la
Bretagne. Cette structure est visiblement le prolongement de la
partie continentale du massif de l' ouest ; mais le faisceau de
plis dont l' éventail très ouvert s' épanouit à l' est, entre le
Poitou et la Normandie, se resserre et se contracte en
Bretagne. Comparée au reste de l' ouest, elle se distingue par
une structure plus ramassée, une ossature il y a moins de
chair que de nerfs et de muscles. Les deux plateaux, celui du
nord et celui du sud, convergent ; et dans l' intérieur de chacun
d' eux les plis se pressent en bandes de plus en plus serrées. De
Nantes à l' extrémité de la Cornouaille, parallèlement à l'
Atlantique, le bord du plateau méridional est formé par une
bande très
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régulière de roches micaschisteuses injectées de bancs
granitiques. Des sources et des sillons temporairement suivis par
les rivières jalonnent le contact des deux roches. Les croupes
granitiques s' étalent surtout entre la Vilaine et le Blavet ;
et le pays alors devient plus grand, plus couvert, plus nu ; ce
sont les landes qui ferment régulièrement au nord l' horizon du
pays de Vannes, landes arides, mais plus ou moins fleuries, et
dont l' âpren' exclut pas une certaine douceur. Derrière se
roulent des ates parallèles de grès alternant avec des
schistes plus tendres, mais laissant encore à ces différents
faisceaux assez de largeur pour que la Vilaine, qui les traverse
entre Rennes et Redon, trouve entre les défilés du grès d'
assez spacieux bassins pour s' épanouir. La topographie ne
traduit pas moins nettement le resserrement des plis vers l'
ouest. Une mince vallée rectiligne s' allonge entre Rosporden et
Quimper ; sources, étangs et prairies s' y pressent entre des
croupes largement convexes. Les hauteurs dites montagnes Noires
sont couronnées par une double crête amincie de grès et de
quartzites, entre lesquels un étroit sillon moule en creux le
banc moins consistant des schistes. La Vilaine, le Blavet et
bien d' autres rivières traversent par une pente lente vers le
sud les bandes successives de roches : aucune n' a eu la force de
combiner le réseau de ce plateau méridional en un système
hydrographique commun. Seule, l' Aune ou rivière de Châteaulin,
sinueuse dans son ancienne cavité lacustre, trouve sa voie vers
l' ouest en suivant un cours tracé en partie dans la dépression
centrale. Des plis allongés d' un vert sombre dessinent à l'
horizon cette structure monotone. Les creux verdoyants alternent
avec les croupes sèches ; et il faut, par des rampes
continuellement répétées gravir la barrière multiple qui sépare
la mer de l' intérieur. Le plateau septentrional borde la Manche
depuis Dol jusqu' au pays de Léon. Mais il est moins étendu,
plus coupé, jalonné en sens divers par des axes anticlinaux, dont
la racine mise à nu apparaît sous forme de traînées granitiques.
La plus soutenue de ces trnées, la mieux marquée dans le relief
est celle qui des Landes du Méné, près de Moncontour, aux
monts d' Arrée, sépare par une ligne irrégulière le versant de
la Manche de celui de l' Atlantique. Tantôt allongés en sillons
, tantôt proéminents en bosses de forme elliptique, les granits,
ainsi que les grès armoricains et les quartzites qui les bordent,
dressent entre les dépressions de schistessagrégés ces formes
en saillie, parmi lesquelles le vocabulaire breton sait
distinguer des / monts pierreux /, des creach /
pointements rocheux /, des quim / échines /, etc. Nulle part
ainsi la rude ossature ne se laisse oublier ; partout elle se
fait jour à travers la végétation épaisse et velue. Par
p331
la hauteur ces reliefs, dont les plus élevés n' atteignent pas
4 oo mètres, sembleraient à peine des montagnes. Mais ce sont des
échappées de nature srile et sauvage, des espaces vides les
routes d' aujourd' hui poursuivent pendant des lieues un trajet
solitaire. Les monts d' Arrée se dressent sans vallées, sans
contreforts, comme une côte unie et raide dont le faîte est
entrecoupé de distance en distance par des buttes sombres et
chiquetées. C' est à peine une montagne, et cependant l'
impression est la même que dans les plus sévères solitudes des
hauts lieux. C' est en effet une ruine de montagne, une chaîne
contemporaine des premiers âges du globe, ue maintenant jusqu'
à la racine. à ses pieds, au sud, vers la chapelle Saint-Michel
De Brasparts, s' étend un sert de landes ternes et couleur de
rouille, de bruyères naines, d' ajoncs rabougris, encombré de
blocs et de marécages. Il y a , entre les bosses de grès, des
tourbières où l' on enfonce, le bétail risque de se perdre.
Les rafales font rage et imbibent ce sol spongieux d' suintent
les eaux dont une partie va tomber en cascades à travers les
granits d' Huelgoat. Ce n' est qu' un coin perdu aux confins de
la Cornouaille et du Léon, mais qui évoque, dans une vision
subite, une snerie digne du Connaught et des bogs d'
Irlande. Telles sont les formes de terrain qui prennent le
dessus en Bretagne. Elles sont ennéral plus âpres que dans le
reste de l' ouest. En Bretagne aussi cependant, dès que la
surface est constituée par des sols de conformation plus tendre,
se montrent des réminiscences parfois étendues de nature bocagère
. Un véritable bassin intérieur s' est creuainsi dans les
schistes de Rennes ; une dépression qui descend jusqu' à 3 o
mètres. L' érosion y avait de longue date accompli son oeuvre,
car l' invasion marine de l' époque miocène trouva le bassinjà
préparé pour s' y répandre, et y laisser les faluns ou sables
coquilliers qui contribuent avec les schistes à la formation de
la nappe limoneuse. Toute roche a disparu de la surface ; le sol
argileux, ramolli par les agents atmospriques, n' a que de
faibles ondulations et se morcelle dans l' encadrement des haies.
Les rivières convergent de toutes parts, et celle qui, après les
avoir recueillies, s' engage vers le sud à travers la barre de
grès qui ferme l' horizon, la Vilaine, est la plus considérable
de la Bretagne. Sans doute le pays est restreint ; entre les
forêts qui le bordent il serait excessif d' estimer à plus d' un
millier de kilomètres carrés son étendue. Mais c' est, dans une
région morcelée, un point naturel de concentration. Entre Nantes
et Saint-Malo la Bretagne orientale prit fixiet assiette
dans ce pays des redones , et quand la Bretagne se chercha
une capitale, c' est dans ce bassin intérieur qu' elle la trouva.
p332
Tout autour, des landes imparfaitement frices, quelques-unes
à demi noyées sous les étangs, des bouquets de bois, des lambeaux
de forêts, des arêtes ou des buttes de grès signalées de loin par
des pins, isolent ce bassin de Rennes. Entre Rennes et
Fougères, l' aspect de bocage fait place à une nature plus aride
et plus ingrate dès qu' on approche des rocs de grès que surmonte
la forteresse de Saint-Aubin-Du-Cormier. Au sud, il n' y a
pas longtemps que le territoire hac de bandes de grès qui s'
étend jusqu' à Châteaubriant et au pays nantais portait le nom
de sert . Mais c' est surtout vers l' ouest que régnait
jadis une large zone d' isolement. Sur les grès stériles du
massif de Paimpont, et au delà jusqu' à Loudéac, Quintin,
Lanouée s' étend une région d' aspect forestier, encore à demi
boisée, célèbre dans les souvenirs de la Bretagne. C' était la
forêt centrale, la Broceliande légendaire des romans de la table
ronde. Tout le pays, comme l' indique son nom de Poutrecoët ou
Porht , était réputé forêt : marches solitaires, lives aux
guerres et aventures ; région politiquement neutre, et dont la
population, assurément rare, vivait chichement de culture
pastorale et du produit des bois. Ce n' est pas sans tristesse
qu' on traverse encore entre Quintin et Loudéac ces maigres
taillis sans fin. Il y avait là jadis de grandes forêts de chênes
, que des siècles degligence ont mutilées, mais qui tiennent
une grande place dans la physionomie historique et dans la vie
domestique de la Bretagne. Une grande partie de son matériel
ethnographique est sortie de. Il est impossible encore
aujourd' hui d' entrer dans une maison bretonne, si pauvre et si
écartée qu' elle soit, sans remarquer à combien d' usages, dans
le mobilier, les constructions, les ustensiles, la main bretonne
a su assouplir le bois. Jusqu' où s' étendait cette région de
solitudes silvestres ? Peut-être à l' ouest jusqu' aux approches
de Carhaix, c' est-à-dire sur presque toute la vicomté de Rohan
. Ce fut en tout cas un vaste territoire arriéré qui ne fut pas
sans influence sur les desties de la Bretagne. Là s'
amortirent les immigrations celtiques venues d' outre-mer au vie
siècle. Dans les textes des ixe et xe siècles, la contrée
occidentale appelée bretonne ne dépasse pas cette zone : " on
sort du pays de Rennes pour entrer en Bretagne " . La limite
actuelle des dialectes bretons est encore aujourd' hui en rapport
visible avec cette marche frontière. Au delà, vers l' ouest, l'
intérieur n' offre plus que des centres factices, tels que celui
que les romains avaient créé à Carhaix, et nous-mêmes à Pontivy
. Il y a donc, à faut de vraies montagnes, des espaces
solitaires et sauvages qui terminent une séparationelle
entre les
p333
pays de l' intérieur. Sous l' empreinte commune d' une nature au
fond assez monotone, subsistent des différences de pays, qui
tiennent au peu de rapports qui existent entre les habitants.
Celui qui, habitué aux campagnes du reste de la France,
généralement se croisent des types divers, examine une foule
bretonne, a souvent l' impression d' une homogénéité plus grande,
d' une ressemblance physique plusrale. L' aspect indique un
moindre mélange que dans les autres parties de la France, non
seulement avec l' extérieur, mais d' un groupe à l' autre.
Isolées dans leurs fermes perdues entre les sentiers fangeux et
sous les arbres, les populations bretonnes de l' intérieur
forment une masse detration lente et difficile. Les marchés
de petites villes, où elles se rencontrent périodiquement, n' ont
pas une vie assez forte pour effacer toute autre impression. D'
autant mieux reste grae dans l' âme l' image du pays même.
Cette nature se combinent la lande, les bois, les champs de
culture, les espaces vides, se fixe dans un ensemble inséparable
dont l' homme emporte le souvenir avec lui. Pâtre autant qu'
agriculteur, le paysan breton n' a pas pour ces landes incultes
le dain mêlé d' aversion qu' éprouve ailleurs notre cultivateur
pour les " mauvaises terres " . Elles sont comprises dans l'
image qu' il se fait de son pays. Nulle part plus qu' en ces
endroits sauvages il n' a édifié de chapelles de saints, dressé
de Christ en granit. Ce ne sont pas les parties riantes, mais
les sources des hauts lieux, les rocs, les blocs isolés dans les
landes, qu' il recherche pour les assemblées il semble
périodiquement se retremper dans la conscience de son pays. Dans
ces contréesl' horloge du temps retarde, c' est encore pour
lui une manière inconsciente de pratiquer les vieux cultes, et de
revenir aux anciens dieux. Ii-l' Armor. La Bretagne expire, à
demi noe, dans l' Atlantique. La partie de cette surface,
arasée et ravie de longue date, qui plonge aujourd' hui sous
les eaux, laisse encore deviner entre des chaussées d' îles ou d'
écueils l' existence et la direction de vallées submergées. Aux
basses mers, c' est à perte de vue que se découvrent souvent les
débris émiettés qui prolongent les rivages. La partie émergée n'
a, pour lesmes causes, que des pentes si faibles et des
niveaux si bas, qu' elle ouvre à l' oan de longues et multiples
voies de pénétration. Chaque jour ramène périodiquement, jusqu' à
des distances de 2 o kilomètres et au delà, la même
transformation : la rivière insignifiante, bordée de bancs vaseux
, se change pour plusieurs heures
p334
en un courant tourbillonnant à pleins bords ; les chenaux
marécageux s' animent tout à coup et dessinent un réseau de
veines parl' eau vive et l' air salin circulent à travers les
croupes verdoyantes. Jusqu' au pied des châtaigniers et des
chênes qui bordent les pentes, le flot pénètre. Il vaveiller
un peu de vie à l' extrémité des estuaires, dans ces vieilles
petites villes parmi les arbres et les ps sommeillent
quelques barques. Il tre entre les archipels du Morbihan ;
et jusque dans les replis recus les eaux semblent dormir au
milieu des arbres, unger tressaillement périodique fait
chuchoter la voix de l' océan. Ainsi l' abaissement général du
niveau et la multiplicité des coupures, qui tiennent au pas
géologique de la Bretagne, se combinent avec l' amplitude des
maes pour étendre beaucoup la largeur de la zone que le langage
confond sous le nom dete. Ce n' est pas ici une simple ligne
de contact entre la terre et la mer, mais une bande régionale qui
tout le long de la péninsule engendre des pnomènes variés, au
point de vue de la nature et des hommes. Les dimensions qu' elle
atteint justifient et expliquent son importance dans la vie de la
Bretagne. Cette te refte dans ses formes de détail les
traits de structure de la péninsule. Régulièrement parallèle à la
direction longitudinale du plateau méridional et lentement
inclinée, comme lui, vers l' ouest, elle se compose, au sud, d'
une bande insulaire qui, à l' archipel de Glénan, se déprime et
s' émiette, et d' une bande continentale qui s' affaisse, en vrai
fin des terres , à Penmarch. Insensiblement, dans un paysage
empreint de monotonie grandiose, où à défaut d' arbres se
dressent de toutes parts des restes de clochers ou de tours, le
continent expire ; et d' énormes amoncellements de blocs laissent
à nu son soubassement granitique sapé par une houle sans fin. La
te occidentale est l' affleurement des bassins synclinaux qui
continuent, entre les deux ailes relevées du massif, le bassin de
Châteaulin. Mais entre la baie de Douarnenez et la rade de
Brest quelques-unes des roches les plus dures de l' ossature
bretonne, haces en outre de nombreux filons éruptifs, se
dressent en forme de caps et de péninsules. Elles se découpent d'
autant plus vivement que, sous l' effort direct des vents et des
vagues, toute formation susceptible d' être enlevée a presque
entièrement disparu. La roche elle-même taillée en arcade,
sculptée en tours, jonchée à la base d' une mosaïque de galets
vivement bariolés, dit assez, à Morgat ou à la Chèvre, quels
assauts elle soutient contre les vagues. à Brest commence, avec
les gneiss du pays deon, le plateau
p335
septentrional, dont les bandes successives, sommets des
anticlinaux qui relient le Cotentin et la Bretagne, viennent s'
amorcer au littoral. Ils lui impriment cette allure irrégulière,
qui se traduit par des alternances de larges promontoires et de
spacieuses baies. Nulle part il n' est plus déchiqueté dans le
détail. Ces granits, injectés de porphyres et de diabases, ces
gneiss, ces grès armoricains s' émiettent en écueils, qui bordent
la côte comme une cuirasse. Entre le passage du Fromveur en face
d' Ouessant et les roches de Saint-Quay dans le golfe de
Saint-Brieuc, se déroule sans interruption un véritable skaer
scandinave. Plus loin, la ville de Duguay-Trouin, Saint-
Malo, se barricade derrière une rangée d' écueils. Des épées ou
aux , longs sillons de galets, dardent leurs pointes. Un
petit archipel bizarre de roches rouges, piliers mis à nu de
syénite ou de porphyre, hérisse les abords de la petite île de
Bréhat, ps de Paimpol. On peut évaluer, en somme, à plus de
25 oo kilomètres, dont les îles formeraient environ la dixième
partie, les ciselures principales de la côte bretonne. Les
variétés de conditions d' existence créées par ces inflexions et
ces sinuosités, par ces différences de dimensions insulaires et
péninsulaires, qui vont jusqu' au morcellement, sont innombrables
. L' orientation prend ici presque autant d' importance qu' en
pays de montagnes. Dans les parties abritées, surtout sur la côte
ridionale, la tiède température océanique favorise une
gétation de lauriers, buis, figuiers, fuchsias arborescents.
Pommiers et poiriers prospèrent, presque à l' extrémité de la
Cornouaille, sur la rive bien garantie de Fouesnant, toute
moutonnée d' arbres. Les côtes, au contraire, qu' assaillent
directement les vents d' ouest, les îles, les promontoires, trop
imprégnés d' air salin, n' ont plus guère d' arbres ; et les
cultures minuscules s' y blottissent plus que jamais derrière les
enclos de pierre. Toutefois, jusque sur la plate-forme désolée de
Penmarch, l' orge et le blé viennent à maturité ; et si le
climat duonnais est déjà moins propice aux céréales, on sait
quelle précocité précieuse il communique aux produits du
jardinage. D' ailleurs il y a, dans les larges plis de late
septentrionale, des parties sur lesquelles les vents d' ouest ne
parviennent qu' après avoir amorti leur violence : arbres et
cultures se multiplient aussitôt, surtout sur les plateaux. La
te exposée à l' est, entre Paimpol et Saint-Brieuc, est la
contrée la plus populeuse de la Bretagne. Partout s' éparpillent
de petites fermes, et dans de petits champs un petit bétail ;
tandis que sur les croupes s' élèvent de minces clochers élancés,
qui servent de rere aux marins. Un trait d' endémisme, qui s'
accentue dans les îles bretonnes, mais n' est pas étranger aux
découpures continentales, court à travers
p336
les diverses manifestations de la vie. Il a été étudié dans la
flore des îles, notamment de Glénan et de Groix ; il frappe les
yeux dans cette petite race de moutons noirs qui pullule à
Ouessant et de ces petits chevaux qui, il est vrai, ne tarderont
pas à disparaître. Et s' il s' agit de groupes humains, ce n' est
pas seulement parmi les insulaires de Groix ou de Bréhat qu' on
peut le constater, mais chez les habitants de la presqu' île de
Plougastel, ou chez les bigouden , si curieux par leur type
trapu et fruste, des environs de Pont-L' Abbé, et ailleurs
encore. Mais ces conséquences d' un certain degré d' isolement
trouvent un correctif dans d' autres dispositions naturelles ;
car les courantstiers, l' action combinée des vents et des
pluies, les chenaux intérieurs qui pénètrent dans les terres ou
qui s' insinuent entre les rangées d' écueils et la côte, sont
autant de voies dont profitent soit la propagation spontanée des
espèces végétales, soit la circulation des hommes. Cette côte,
tour à tour sauvage et douce, les plages succèdent aux rocs,
les anses de sable aux brisants, est hospitalière à la vie. Mieux
que les rigides falaises normandes heurtées par l' incessant
frottement des galets, ces rivages décous offrent à la vie
gétale et animale les abris dont la nature ratrice a besoin
. Il y a entre ces anfractuosités de calmes replis, des fonds de
sable où le poisson peut frayer, des chenaux pierreux où se tient
le homard. Les algues, sous la vague, ruissellent en lames d'
argent sur les platures des roches. Elles retent de tapis
glissants les blocs et galets, ou recouvrent à fleur d' eau des
refuges sous lesquels pullule une vie de poissons et de
mollusques. Ce littoral est un creuset où s' élaborent les
principes fertilisants. Le gmon et le varech, doués de la
propriété de s' assimiler les carbonates de chaux et de magnésie
contenus dans l' eau marine, sont un réservoir de vie, non pas
inépuisable, mais toujours renouvelable s' il est ménagé. C' est
seulement, sauf en quelques occasions permises, le goémon d'
épave , massesracinées et rejetées par le flot, que les
femmes recueillent et transportent pour amender les champs.
Parfois on le dispose en tas espacés de distance en distance sur
les plages, et on le brûle pour obtenir la soude. On voit, à
certains moments de l' ane, ces fumées s' élever au loin. La
mer a ainsi ses pâturages, où les débris de coquilles et d'
algues s' accumulent en assez grande quantité pour composer le
trez, le merl, la tangue . Et par ces précieux amendements la
nature organique fournit au littoral, dans un rayon de Io à 2
o kilomètres, le calcaire qu' en néral la nature des roches lui
refuse. Une grande variété de métiers est née de l' exploitation
et du transport de ces ressources. La forme des barques, les
détails de gréement
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et de voilures, se sont adaptés à la nature différente des fonds
et des genres de pêche : grosses chaloupes de pêcheurs de goémon,
bateaux homardiers, coutres, chasse-marées ; ou, s' il s' agit d'
affronter la haute mer, les bateaux robustement charpentés,
surmontés d' une haute voilure rouge, avec lesquels les
grésillons poursuivent le germon ou thon parfois jusqu' aux
tes d' Espagne. Les formes variaient jadis d' un port à l'
autre : depresque partout, au fond des anses et sous les
arbres, quelque petit chantier de construction, aujourd' hui
languissant, dont les marteaux mêlaient leur son caden au calme
des vieux petits ports bretons. Ces fonds d' estuaires et les
points extrêmes jusqu' où dans les rivières la mae porte les
bateaux, ont naturellement fixé la place des marchés. cessent,
en effet, les indentations qui découpent la côte et interrompent
les routes : les communications désormais plus stables permettent
une petite concentration de produits. Ce fut, en Bretagne, l'
origine de la plupart des villes. Comme il arrive dans les
montagnes, il y a souvent le long de la côte une zone dont les
ressources propres sont insuffisantes, et où la population
surabondante ne dispose pas de l' étendue qui lui serait
nécessaire : les habitants de petites péninsules ou d' îles sont
forcés de remonter vers l' amont pour s' approvisionner vers les
marcs intérieurs. Ou bien encore les plus entreprenants et les
mieux outillés ont recours à l' émigration riodique et à l'
exploitation de quelque champ de ressources distant, pour
suppléer à l' insuffisance des ressources locales. Chaque été des
gens de Paimpol se rendent avec leur famille à Sein pour la
pêche du homard, et doublent pour quelques mois la population de
la petite île. D' autres vont pendant trois mois colter ou
brûler le varech aux îles de Glénan, aux Chausey. Ailleurs, c'
est l' exploitation des grès ou des granits qui attire des
immigrants temporaires. Le cabotage, autrefois l' industrie la
plus lucrative, était fonsur les habitudes familières et les
besoins d' existence. Cette vie élémentaire a, dans son
originalité, un caractère très ancien. L' homme paraît avoir é
attiré de bonne heure vers cette côte, sur laquelle se pressent
les monuments mégalithiques. Les indications circonstanciées dont
elle est l' objet chez les auteurs anciens semblent indiquer une
population nombreuse. Celle-ci dut subir pourtant des
vicissitudes ; car, à l' époque des invasions parties de l' île
de Bretagne au vie siècle, il semble bien que le littoral ait
été dépeuplé. Mais elle reprit son essor. Les noms de ports
bretons se pressent dans les portulans du xiiie siècle. La te
est aujourd' hui partout en Bretagne plus peuplée que l'
intérieur, et les îles, pour la plupart, bien plus peuplées
encore que la terre ferme.
p338
Dans ce pays rien ne se perd, les conditions fondées sur la
nature des lieux continuent à faire la loi. C' est sur ce fond
qu' il convient d' envisager les transformations historiques et
économiques qu' a traversées la Bretagne. Lorsque, vers le
milieu du xive siècle, le commerce entre l' Italie et le nord de
l' Europe adopta de plus en plus la voie maritime, la Bretagne
tira profit de sa position, mais surtout comme contrée de transit
et de pêche. Nantes toujours exceptée, le défaut d' arrière-pays
se fit sentir. Il n' y eut place sur cette longue étendue de
tes ni pour un Dieppe ni pour quelque La Rochelle. Dans la
découverte du nouveau-monde, c' est comme cheurs que les
bretons intervinrent. Là leur initiative fut énergique et prompte
, et leur position dans les parages de Terre-Neuve était si
bien établie dès les premières anes du xvie siècle, que les
rois d' Espagne recommandaient de se munir d' équipages bretons.
Puis, avec la France, ce furent d' autres perspectives : la
chasse à l' espagnol ou à l' anglais, la vie de corsaires. Saint
-Malo, Concarneau se serrèrent dans leurs ceintures de granit ;
Brest entassa les bâtisses dans son estuaire. Aujourd' hui,
grâce à la rapidité des communications, l' influence de grands
marcs urbains extérieurs à la Bretagne se fait puissamment
sentir sur la côte. Mais toujours, qu' il s' agisse de marin ou
d' agriculteur ou de l' un et l' autre à la fois, c' est le
morcellement, la petite propriété, l' esprit d' entreprises par
groupes restreints, l' effort familial auquel la femme, partout
présente et partout active en Bretagne, prend une remarquable
part, -qui fournissent l' expression caractéristique de la vie
bretonne.
p339
Le midi. Il y a, comme on l' a vu dans la première partie de
cette étude, deuxgions différentes dans le midi fraais. L'
une est le midi méditerranéen, comprenant la Provence et le Bas
-Languedoc : par la structure et le climat elle rentre dans le
plan général des pays situés aux bords de la Méditerranée. L'
autre région comprend ce qu' on peut appeler le bassin d'
Aquitaine : elle est principalement constituée par des assises
tertiaires, d' origine lacustre dans l' est, marine dans l' ouest
, encadrées entre le Massif Central et les Pyrénées. Le climat
y subit l' influence de l' océan. Les cours d' eau s' y partagent
entre la Garonne et l' Adour. Elle comprend historiquement le
Haut-Languedoc, la Guyenne et la Gascogne. Mais il y a encore
, dans le midi français, unegion qui rite d' être étudiée en
elle-même : c' est celle qui comprend les Pyrénées françaises et
les pays placés sous leurpendance immédiate. Telles sont les
contrées qu' il nous reste à examiner ; elles ajoutent bien des
éléments de variété à l' ensemble de la physionomie de la France
. I le midi méditerranéen. Chapitre premier. La Provence. I-les
montagnes de Provence. La structure de la Haute-Provence est
plus compliqe qu' on ne l' avait cru avant les recherches
centes auxquelles a donné lieu l' établissement de la carte
géologique détaillée . Les montagnes qui la constituent
appartiennent à des systèmes difrents. Dans l' étroit
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espace où sont concentrés ces systèmes d' âges divers et de
consistance inégale, ils ont exercé les uns sur les autres de
puissants effets mécaniques. De là résulte une structure
généralement heurtée, dont la carte ci-contre permet de saisir
les traits principaux. Sur la rive gauche du Rhône, au sud de
Valence, les chaînes qui jusqu' alors étaient orientées du nord
au sud font place à des chnes transversales d' est en ouest,
qui vont désormais se répéter jusqu' à la mer. Elles encadrent,
dans le sud du Dauphiné, le bassin de Die ; elles se dressent
en Provence sous les noms de chaîne du Ventoux et de Lure,
chaîne du Luberon, Alpines ; ce sont elles qui, plus loin,
enserrent au nord et au sud le bassin d' Aix. Le chaînon de la
Sainte-Baume, entre Aubagne et Brignoles, fait partie de ce
système. Il en est de même de ces barres grises et nues que
traversent les gorges d' Ollioules et qui se terminent à pic en
vue de Toulon. Ces chaînes n' atteignent pas de grandes hauteurs
, mais elles sont très raides, escarpées, hachées souvent à leur
extrémité. Elles ont alors ce profil brusque que les provençaux
désignent du terme baou . Leurs cimes prennent des formes de
frontons ou de cloches. Leur aspect rappelle souvent les hautes
et courtes chaînes de la Gce orientale : l' Hymette, le
Pentélique. Toutnonce l' action de pnomènes orogéniques
très divers et très intenses. C' est unegion qui, aps avoir
été plissée, s' est fracturée en s' effondrant en partie. Les
couches ont été tordues et ployées, parfois jusqu' au
renversement complet. Ces dislocations sont en partie enfouies
dans l' affaissement géral de la contrée. Elles se traduisent
par ces brisures brusques qui semblent aboutir, vers l' est, à un
me champ d' effondrement. Longtemps on a confondu ces chaînes
provençales dans le système des Alpes. Cependant il y a de
bonnes raisons de les distinguer : par leur structure comme par
leur âge, elles représentent un type difrent, plus ancien. Dans
leur développement méridional de la Durance au Var, ou plutôt
de Digne à Monaco, les plissements alpins décrivent une longue
sinuosité. Ils restent jusqu' au Verdon fidèles à la direction
nord-sud : c' est, dans cette partie, un labyrinthe de chaînes
marneuses, rongées par les torrents, gercées de ravins d' un noir
bletre, et dont la topographie ne se dessine en vive saillie
que par les escarpements calcaires qui forment corniches au-
dessus des talus d' éboulis. Vers Moustiers-Sainte-Marie, près
du Verdon, les chaînes s' infléchissent, d' abord vers le sud-
est, puis vers l' est. Le facies marneux cesse de dominer et les
chaînes se profilent comme de longues barres aux flancs gris et
arides sur lesquelles en été miroite l' air échauffé. Ces barres
reposent
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elles-mêmes sur un socle de plateaux pierreux, déserts éventrés
par des avens , traversés de canons qui s' étalent, au nord de
Draguignan et de Grasse. Enfin, aux approches de la vallée du
Var, les chnes convergent et se resserrent en s' infléchissant
de nouveau vers le sud. Mais ce n' est pas pour longtemps ;
parvenues au bord de la côte, entre Nice et Monaco, elles
rebroussent vivement vers l' est, brusquement rompues aux
indentations du littoral. Leurs plis chevauchent et s' empilent à
plusieurs reprises les uns sur les autres, comme si en cet
endroit la force de compression latérale qui les avait pouss s'
était encore buttée contre quelque massifsistant, dissimu
aujourd' hui sous les flots de la mer. Il est probable qu' une
partie des masses de sistance contre lesquelles se sont heurtés
les plissements des Alpes ridionales échappe, en effet, à
notre vue. Nous percevonsanmoins très nettement ce fait
essentiel, que laviation et le resserrement du faisceau des
chaînes ont lieu au point de rapprochement de deux massifs
primitifs :
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le faisceau est en quelque sorte pincé entre le massif de
Mercantour d' une part, et celui des Maures de l' autre. Ce
massif, contre lequel nous avons vu tout à l' heure les chaînons
provençaux s' arrêter à l' est, brusquement coupés, est une
vieille terre qui est restée émergée au moins depuis l' époque
permienne. Ses bris s' étalent sous forme de grès, que les eaux
travaillant sur son pourtour ont pu aisément creuser. Elles ont
tracé ainsi cette dépression riphérique où l' Argens a établi
son lit et dont le sol rougeâtre, quand on suit le chemin de fer
ou la voie romaine, frappe les yeux. Il n' est point possible de
douter qu' on ne se trouve sur un ancien rivage : la nature
détritique des roches indique leur origine littorale. Cet indice
n' est point le seul. à mesure qu' on se rapproche des anciennes
terres du massif, on voit succéder à l' uniformité des roches une
variété qui répond aux fréquentes oscillations des rivages ; et
comme dans les ceintures de cifs, une riche faune de polypiers
se révèle dans leur texture. Tout s' accorde à dénoncer ici les
abords d' un bris de continent primaire. Les Maures sont comme
un coin de Corse dans la Provence. Du cap Sicié au golfe
Jouan s' étend le vieux massif, injecté de filons métallifères,
traversé de roches porphyriques. L' effet général est celui d' un
assemblage de croupes allones, embrassant des vallées étroites,
enveloppé d' une végétation brune d' arbousiers, de châtaigniers,
de chênes-lièges, de bruyères arborescentes. Dans l' Esterel,
partie orientale du massif, les formes aiguës et les tons
éclatants du porphyre donnent un autre aspect ; le sol, plus
maigre, ne laisse croître que des cistes et des pins maritimes.
Une solitude boiséegne derrière la façade du littoral populeux
de Fréjus à Cannes. On ne se hasardait qu' avec méfiance, il y
a encore un siècle, sur la route suspecte qui traversait l'
Esterel. Dans son ensembleme, le massif resta longtemps
étranger, hostile à ce qui l' entourait. Cette Provence
sarrasine, quartier-général de corsaires aux ixe et xe siècles,
fut pour le reste de la Provence une terre adverse. Comme le
Magne dans le Péloponèse, le Monténégro sur la côte dalmate,
le Rif dans l' Atlas, c' était un pays à l' écart, un coin
étranger dans la chair. à ses pieds, la plaine d' alluvions de l'
Argens a comblé le port de Fréjus. Le vieux port des flottes
romaines ramasse ses maisons serrées sur une colline, dans un
paysage où les pins parasols, les ruines d' aqueducs et aussi l'
air de fièvre qui s' exhale des marais voisins, font penser à la
campagne de Rome. Fréjus fut la tête des voies de tration
de la Provence. Par la dépression d' origine si ancienne que les
eaux ont burinée au nord du massif des Maures, se sont de tout
temps avancés les invasions, le commerce, les routes : soit vers
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Toulon, comme aujourd' hui le chemin de fer ; soit vers le seuil
qui donne accès au bassin d' Aix, passage historique où Marius
écrasa les cimbres. Mais le travail des eaux n' a ouvert qu'
imparfaitement cette région verrouillée de la haute Provence.
âpres et parfois formidables sont les chaînes qui à l' est du
Var en coupent transversalement l' accès ; étroites les vallées
que le Var, la Tinée, la Vésubie ont creues, mais qu' ils
sont impuissants àblayer des débris qui les encombrent. Sur
les pitons aigus veillent en sentinelles d' étranges petites
villes, dont les maisons-forteresses, les rues couvertes, les
églises en forme de tours se ramassent dans une étroite enceinte
; sites parfois si escars et si sauvages, que l' existence d'
un groupe humain y serait inexplicable, si derrière, déroes à
la vue, ne se trouvaient pas des pentes marneuses un peu plus
douces des champs en gradins et l' inévitable bois d' olivier
subviennent à l' entretien des habitants. C' est dans cette série
de vieilles villes, les unes postées en acropoles méfiantes près
des côtes, les autres disposées en ceinture au bord des montagnes
, depuis Roquebrune et Vence jusqu' aux bourgs populeux qui
garnirent jadis les flancs du Luron et du Ventoux, que se
conserve, comme relique du passé, toute une vieille Provence
historique. Elle était assez différente de cette Provence
défigurée, que nos chemins de fer coupent au plus court ; sa vie
ne se concentrait pas sur quelques points de la côte ; elle était
autrement complexe et variée. Sa physionomie était marquée au
coin de ces contrées âpres et rocailleuses si fréquentes aux
bords de la diterranée, pour lesquelles les grecs avaient un
mot, (..) . Une partie de sonle historique tint à ce caractère.
Si, malgré tant de rapports avec l' Italie, la vallée du Rne
en est restée distincte, c' est à cette région difficile à
franchir, funeste ennéral aux invasions, qu' elle doit son
autonomie. Aix, situé dans le plus ample des bassins qui s'
ouvrent à proximité de la vallée de l' Argens, fut la vraie
capitale historique, la diatrice naturelle où les diverses
parties de la Provence pouvaient le mieux communiquer entre
elles. On recueille dans ses rues étroites et ses vieux hôtels
une impression très harmonieuse et très juste du pas. On y sent
une capitale intérieure, la vraie métropole de la Provence
historique.
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Ii-les côtes. Mais la Provence ne se cooit pas sans sa mer,
son grand ciel, ses vastes horizons, sa libre vie extérieure. Son
littoral est merveilleux. De Menton au cap Couronne, il offre
les mille surprises des rivages des roches de formation variée
se combinent avec la mer. C' est, à partir du cap Martin, une
succession de sinuosités creusées en tous sens dans les marnes
qu' encadrent les promontoires de calcaire jurassique : l' éperon
de Monaco, puis entre la rade de Beaulieu et celle de
Villefranche, cette presqu' île de Saint-Jean, d' où se
détache, comme la poignée ciselée d' un objet d' art, la fine
articulation de Saint-Hospice. De Nice à Antibes, " la ville
d' en face " , se profile une baie entaillée dans les poudingues
qu' ont entassés d' énormes deltas de l' époque plione. Du
golfe de la Napoule à celui de Fjus, les porphyres de l'
Esterel forment des escarpements rouges, au pied desquels s'
égrènent des blocs que les flots assaillent sans parvenir à user
la vivacité de leurs arêtes. Ces pointes déchiquetées sont
parées par de petites anses, des calanques, creux de late où
quelques barques peuvent trouver abri, ou simples petits miroirs
d' eau verte entre les caps grimpent les pins. Plus amples,
plus austères dans leurs contours adoucis sont les golfes et
rades taillés dans les gneiss de la montagne des Maures : ils
font penser, vers Saint-Tropez, à une Bretagne plus
ensoleillée, plus méridionale. Puis, quand, à son extrémi
occidentale, le massif ancien prend une composition plus
schisteuse, il se morcelle ; il détache des îles et des
péninsules ; ce sont ces articulations multiples qui signalent
les abords de Toulon. Le port lui-même se creuse à l'
affleurement des grès contre les schistes primaires. Désormais
les rocs chauves calcaires reprennent possession du littoral : d'
abord ceux du jurassique, puis ces roches urgoniennes, de texture
cristalline et de blancheur éclatante, dont les formes aiguës
scintillent sous le ciel. Il n' est pas de portulan du moyen âge
qui n' ait signalé l' aigle du golfe de la Ciotat. Cette
te aux dentelures variées, fertile en articulations de tail,
évoque le souvenir des temps anciens où aucune de ces anses n'
était trop petite pour les navires, où chacun de ces promontoires
servait de point de repère aux navigateurs, ces découpures
faciles à isoler et à défendre offraient aux commerçants ou aux
pirates autant d' amorces pour prendre pied sur le littoral. Nous
avons déjà parlé de Marseille. La topographie locale fut le
commencement de sa fortune. Entre l' uniforme muraille de l'
Estaque au nord, et les fragments de chaîne calcaire dont les
îles de
p345
l' avant-port marquent le prolongement, Marseille occupe un fond
de bassin. C' est le sol d' un ancien lac oligocène dont les
dépôts argileux, recouverts en partie de nappes de travertin,
fournissent la brique et des matériaux de construction. Ce bassin
fut profondément ravivers la fin de l' époque plione. Les
eaux s' y rassemblèrent dans la rivière d' Huveaune, qui creusa
un profond sillon à l' endroit où elle se jetait dans la mer.
Cette embouchure primitive était située au pied d' une série de
buttes, de 4 o mètres de haut, qui s' élèvent comme un écran
contre le mistral. Là devait s' établir le vieux port, ce
Lacydon qui a abrité seul pendant 25 oo ans la fortune de
Marseille. Plus tard il arriva, par un pnomène semblable à
celui qui s' est produit à Nice, que l' Huveaune, repoussée
sans doute par ses propres alluvions, abandonna son embouchure,
pour la transporter au sud de la colline isolée de notre-dame de
la Garde. îlots, acropole et collines détachées, petit fleuve,
port étroit et profond, rien ne manque à Marseille des éléments
qui constituent le type classique des cités grecques. Iii-la
plaine provençale. Le bassin de Marseille et celui d' Aix, qui
lui est contigu au nord, sont deux compartiments nettement
encadrés, dont le développement géologique et l' histoire ont é
distincts. Mais lorsqu' on dépasse vers l' ouest Salon, ou les
pittoresques roches de Saint-Chamas aux bords de l' étang de
Berre, les dernières montagnes fuient vers l' horizon ; quelques
chaînons au loin baignent et miroitent dans la lumre. La Basse
-Provence se déploie, ouverte aux vents et à la mer. " une
plaine immense, des steppes qui n' ont ni fin ni terme ; de loin
en loin pour toute vétation, de rares tamaris, et la mer qui
paraît. " il faut bien que les matériaux provenant de l' immense
destruction que depuis les Vosges jusqu' aux Alpes nous avons
vue à l' oeuvre, finissent par s' arrêter quelque part. Depuis
les riodes géologiques qui ont précédé l' ère actuelle,
torrents, glaciers, rivières ne cessent d' arracher aux montagnes
leurs pouilles, qui sont ensuite roulées jusqu' à la mer, point
d' aboutissement final de tout ce qui dévale ainsi des hauteurs.
à l' embouchure du Rne, comme à celle du Var, gisent les
matériaux d' un travail énorme, dont le calibre atteste pour le
pasune force de transport supérieure à celle des fleuves
actuels, et qui se
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poursuit néanmoins à peu ps par les mêmes issues, pour
reconstruire et édifier, suivant le me plan de la nature. La
Durance, ouvrier infatigable qui déjà, dans un âge antérieur,
avait édifl' énorme plateau de débris qui s' élève autour de
Riez et Valensolle, déchargea, vers la fin des temps pliocènes,
par la cluse de Lamanon, d' énormes amas de quartzites. Ces
débris s' étalent en talus d' une pente insensible à l' oeil,
mais en réalité rapidement décroissante du nord-est au sud-ouest.
C' est la Crau , sert de pierres, moucheté d' herbes,
pâturage d' hiver des moutons qu' on retrouve, en été, jusqu' en
Savoie. Le mistral fait rage sur ces espaces découverts ; çà et
là brillent quelques étangs, et le long des rigoles d' irrigation
, émergent quelques arbres qui, de loin, semblent flotter en l'
air. Le provençal de Toulon ou de Fréjus grelotte en hiver dans
ces plaines venteuses. Le Rne, que nous avons laissé au défilé
de Donre, au moment où, pour la dernre fois, les montagnes
le resserrent, a dès lors tout son cours en plaine. Ralenti, il
laisse à partir d' Orange tomber les matériaux légers qu' il
tenait en suspension : de grandes îles annoncent son delta. De
Beaucaire à Saint-Gilles, une terrasse caillouteuse surmonte
de 6 o mètres la plaine alluviale actuelle : elle est jonchée
de quartzites alpins qu' on suit jusqu' aux environs de Cette.
fut primitivement la principale décharge du Rhône. Aujourd'
hui c' est vers le sud-est, peut-être sous la pression du mistral
, que s' est porté le bras le plus important. Le delta se
construit peu à peu aux pens de la mer. Ce n' est d' abord qu'
une suite de monticules de boue, des theys , incessamment
mobiles, qui ne paraissent que pour disparaître ; il faut
longtemps pour qu' ils se consolident et se soudent entre eux.
Alors commence une végétation rampante de salicornes au tissu
coriace et gras, qui donnent en se rapprochant à cette région, -
la sansouire -, l' aspect de pâturages lie-de-vin. Frêle point
d' appui, en apparence, contre les tourmentes du vent et des
houles du sud-est, que cette basse végétation ! Cependant les
sables s' arrêtent et se consolident contre ces touffes, l' eau
du ciel les imbibe ; des arbustes y croissent. La dune, que les
eaux de pluie ont plus entièrement dessalée, se couvre enfin de
pins-pignons, abritant des gevriers et un petit peuple de
plantes. Puis, si des canaux d' irrigation, des roubines ont
été pratiquées aux pens du fleuve, le mas s' élève sous les
eucalyptus, entre de grands massifs d' arbres, entoude vignes
: signe actuel de la revendication par l' homme de ce domaine
soustrait à la mer.
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On suit ainsi pas à pas la conquête de la vie, et l' on remonte
du psent au passé. Sous ce climat sec le sel, aux
efflorescences toujours prêtes à remonter à la surface, est l'
ennemi ; mais les serves d' eau douce sont en abondance. Ainsi
ont été colmatés les étangs et les marais qui au xiiie siècle
entouraient Arles, ove' l rodano stagna. les palus, les
graves , les gonnaux ont été changés en prairies et en
plantations. Partout, dans ces parties vivifiées, sepand et se
multiplie le mas , exigu souvent, mal bâti en général, mais
riant sous les platanes qui l' ombragent, entre des fossés d' eau
vive, derrière les palissades de cyprès et de roseaux qui l'
abritent. Les villes se cantonnent, avec leurs vieilles tours
carrées, au pied des montagnes, ou sur les anciennes terrasses,
ou sur les rocs isolés que les crues n' atteignent pas ; plus
brave, le mas se hasarde et commence à pulluler dans la
plaine. Il est la forme envahissante de vie rurale de ces gions
. Ainsi une vie originale, très étroitement et très anciennement
adaptée au sol, participant de la montagne, de la mer, de la
steppe, de la plaine irriguée, se combine en Provence. En tout
elle est étroitement liée à la nature des lieux. La roche
calcaire imprime au pays l' aspect monumental si frappant surtout
entre Avignon et Arles. Les tours carillonnantes d' Avignon se
pressent autour du rocher où naquit la ville. Tout un peuple d'
édifices ruis ou debout est sorti des carrres des Alpines ou
des chaînons voisins : amphithéâtres, arcs de triomphe, aqueducs.
Pas de rocher, au bord du Rhône, qui n' ait sa tour massive et
rectangulaire, jaunie par le soleil. Les grandes traditions
romaines de l' art de tir, si visibles à Saint-Trophisme d'
Arles ou sur la façade de Saint-Gilles, se sont naturellement
entretenues dans cette contrée. La nudité de la roche s'
harmonise à merveille avec l' architecture. Au théâtre d' Orange
, la roche et l' édifice ne font qu' un ; à Roquefavour, comme
au pont du Gard, les arches des aqueducs semblent faire partie
des escarpements qui les encadrent ; on dirait que la roche elle-
me, à peine tachetée de quelques pins, a été ciselée en arcades
, taillée en piliers. Il est difficile d' apprécier ce que la
clarté du ciel, la sécheresse de l' air ont pu mettre dans le
tempérament et l' âme des habitants ; la science de ces relations
n' est point faite. Mais on peut noter un mode particulier de
groupement et de vie en rapport avec le climat et le
p350
sol : des lisres de population très dense bordent des plateaux
arides, de grandes villes sont seres de près par des régions
presque désertes. Peu de cohésion entre ces parties disparates,
mais une variété d' occupations qui répond à celle de la contrée
: pâtres, pêcheurs, vanniers, marins, agriculteurs de plaines
irriguées, sont à titres divers les personnages du sol provençal
; personnages que rapproche la facilité des habitudes sous un
ciel qui permet la vie au dehors. On chercherait vainement dans
la maison rurale ce mobilier et ces traces d' opulence ménagère
que l' habitude de travailler le bois, de cultiver et de tisser
le lin, ont introduites dans la plupart des campagnes de France.
Mais le roseau, les cornes d' animaux font les frais de beaucoup
d' instruments usuels. L' attraction des villes est d' autant
plus sensible qu' est rudimentaire l' installation rurale. La vie
urbaine est profondément ancrée dans les traditions de ce pays ;
elle continue, comme jadis, à régner par l' attrait des
divertissements, des jeux, souvent dans le cadre des édifices
antiques ; et l' on est tenté de croire que l' esprit des foules
a moins varié encore que le cadre. Les superstitions n' ont fait
que changer de nom, et les passions d' étiquettes. On se sent en
face d' un type de civilisation fixé de trop ancienne date, et d'
ailleurs trop cimenté par sa conformité avec le milieu, pour être
susceptible de changement. La répugnance du provençal à s'
adapter à d' autres genres de vie, la difficulté pour le français
d' une autre contrée à s' acclimater en Provence, montrent tout
ce qu' il y a encore de réel dans cette autonomiegionale. Il
est vrai qu' aujourd' hui l' attraction des grandes cités, l'
industrie, le dépeuplement des parties montagneuses, conspirent
pour modifier ces caractèresculaires ; mais ils ne s'
effaceront pourtant pas de sitôt, car c' est d' éléments voisins,
tirés aussi des bords de la Méditerranée ou des montagnes, que
se recrutent les contingents nouveaux.
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Chapitre ii. La plaine et les passages du Languedoc. à voir le
golfe du Lion dessiner à partir du Rne une courbe si
régulière, on serait tenté de croire que les accidents si
nombreux, dont nous avons déroulé la série entre les Alpes et le
Massif Central, s' éteignent, et que l' action paresseuse des
alluvions et des flèches de sable, se substituant aux forces de
plissement, a seule présidé à la formation de la plaine
languedocienne. Il n' en est rien cependant ; et il suffit de
jeter les yeux sur les reliefs courts et heurtées qui çà et
font saillie pour être rame à la perception réelle des faits.
La pyramide hardie de Saint-Loup se dresse au nord de
Montpellier : Cette a sa montagne isoe, qui s' étale, comme
une baleine échouée, sur le rivage. Les pointements de calcaire
jurassique amorcés par le roc de notre-dame de la Garde au
littoral marseillais reparaissent ici sur la te languedocienne.
Plus loin, un pilier de basalte, jalon extrême d' une rie de
pointements volcaniques, forme le cap d' Agde. Entre Narbonne
et la mer s' interposent les roches grises de la Clape, petit
massif isolé dont l' altitude n' atteint pas 2 oo tres, mais
qui par sa structure s' accuse comme un fragment détacd' une
des zones pyrénéennes. Vers les confins du Languedoc et du
Roussillon, le noyau primaire des Corbières a joué le rôle de
massif résistant devant lequel ontvié les plissements
tertiaires. Et les accidents qui ont été la conquence de ce
conflit trouvent l' expression la plus frappante dans la
silhouette du pic de Bugarach, qui scande étrangement les
chaînons rectilignes du bord méridional des Corbières. Les
couches y sont renveres en sens contraire de l' ordre normal de
superposition ; et ce phénomène, dont les exemples sont nombreux
en Provence, s' exprime ici topographiquement par
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des surprises semblables. Des cimes d' apparence alpine
surmontent brusquement des reliefs d' allure continue et d'
altitude diocre, et trahissent, au milieu de régions d'
apparence peu bouleversée, une intensité inattendue des
phénomènes de plissement. Ces signes nous guident à travers des
apparences contraires. La plate-forme que recouvre, sous le nom
de golfe du Lion, une transgression marine de faible profondeur,
n' interrompt pas en alité les relations de structure entre les
chaînes provençales et pyrénéennes. Le Bas-Languedoc est taillé
sur le même plan que la Basse-Provence. Son histoire géologique
rentre en partie dans celle de la vallée du Rhône. Le lit des
fleuves actuels, Vidourle, Hérault, Orb, a été, comme dans la
vallée du Rhône, entaillé par ravinement dans les molasses
miocènes. Ces vallées, par une nouvelle analogie, furent envahies
par la mer pliocène. Enfin d' énormes entraînements de cailloux
roulés ont également marqla fin de l' ère pliocène et le début
de l' ère actuelle. Ces vicissitudes géologiques se lisent dans
la nature et l' aspect des terrains. Tandis que les plateaux
calcaires d' âge jurassique n' offrent que surfaces désertes
règne la garigue , c' est aux calcaires marins d' âge miocène
que le pays doit les pierres tendres et durcissant à l' air, qui
égaient de leurs ciselures les façades de Montpellier ; c' est
aux marnes du même âge que sont dues les terres fortes
croissent les meilleurs vignobles. Sur la coustière , talus
bordier des anciennes terrasses fluviatiles, se rangent, au
milieu des vignes, les anciennes villes. Jadis le Languedoc
avait aussi ces découpures de littoral qu' il envie aujourd' hui
à la Provence. Mais les rivages se comblent. Si le Languedoc a
conservé quelque chose des vives saillies de relief de la
Provence, il a perdu les articulations tières qui acveraient
la ressemblance. Le travail de la mer et des eaux intérieures est
en train de régulariser les profils, d' éteindre les lagunes, d'
allonger des flèches de sable. Les îlots montagneux ont été
englobés par les progrès des rivages. Cependant on peut encore se
représenter sans trop d' efforts l' aspect que cestes durent
offrir aux phéniciens et aux grecs. Ce n' est que depuis le xive
siècle que Narbonne a cessé d' être un port. L' activité des
pêcheries autour de Cette et dans les étangs de Thau et de
Sijean est une survivance de l' ancienne vie littorale. Parmi
les causes pcoces de groupement des hommes, il faut compter l'
abondance et les facilités de nourriture fournies par ces
servoirs naturels de poissons et " fruits " de la mer. Le
littoral italien, depuis Tarente jusqu' à Aquilée, abonde en
exemples de cette vie de pêche persistant à travers les siècles
dans les étangs ou lagunes. Ce fut une
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vie semblable qui se développa sur la lisière de lagunes qui
borde depuis le Rne jusqu' aux Pyrénées le golfe du lion.
Bien que diminuée, elle s' est maintenue, quand tout changeait
autour d' elle. Le contact de la Méditerranée ne suffit pas
cependant pour expliquer le le de la cité archiépiscopale de
Narbonne. Des rapports terrestres s' y croisent : les uns
viennent des Pyrénées, presque effacées au Pertus, et
traversent, pourboucher en Languedoc, l' étroit passage entre
les Corbières et la mer, sorte de Thermopyles sur lesquelles
veillait le château de Salses. Les autres viennent de la
Garonne et de l' Aquitaine, et ceux-ci l' emportent dans l'
économie générale de notre pays. Par cette voie, en effet,
Narbonne tient une des extrémités de ce que Strabon appelait l'
isthme gaulois. Lorsqu' on a traversé les plaines basses
parsemées de restes d' étangs, et couvertes aujourd' hui de
vignes, qui s' étendent à l' ouest de Narbonne, on rencontre
dans le défilé compris entre les cimes grises et nues du mont
Alaric et les collines du Minervois, la ritable limite de la
zone méditerranéenne. La structure changes lors, comme le
climat et la végétation. Au nord, la Montagne-Noire déroule
lourdement des croupes de schistes et de gneiss, aux flancs
convexes qu' entaillent quelques ravins boisés ; tandis qu' au
sud s' allonge une rangée de mamelons d' argile ou de grès,
dépouilles arrachées aux Pyrénées qui dressent en dernier plan
leurs silhouettes aériennes. Ce cadre enferme une longue plaine,
dans laquelle il est aisé de reconnaître un type analogue aux
dépressions que nous avons constatées entre les Alpes et les
Cévennes : c' est un sillon produit au contact d' une zone de
plissement et d' un massif de résistance. L' Aude, qui le
rencontre à Carcassonne, s' y infléchit brusquement vers l' est.
Il continue à être borné au nord par le rideau de la Montagne-
Noire jusqu' à Castelnaudary. Mais là les croupes qui depuis
une soixantaine de kilomètres accompagnaient la vue, s' effacent
; et latéralement une sorte de troe s' ouvre à Saint-Félix
vers le pays albigeois. L' aspect découvert de la topographie, et
surtout l' existence d' unerie de buttes de calcaires et de
poudingues aux nettes découpures : tout dénonce une action
puissante des eaux. L' origine ne peut en être attribe qu' au
massif primaire de la Montagne-Noire, à l' époque du réveil
orogénique qui vint raviver son relief, c' est-à-dire à l' époque
tertiaire. Mais on chercherait vainement, parmi ces traces
incontestables de dénudation, une rivre digne de l' oeuvre
torrentielle qu' indique le sol. L' aspect actuel de l'
hydrographie est déconcertant. Il semble qu' il y ait eu une
période pendant laquelle les eaux aient hésité sur la direction à
suivre : il existe, en effet, à l' est et à l' ouest de
Castelnaudary
p354
des vestiges d' étangs, des nappes de sable et des graviers
presque à fleur de sol, indiquant une ancienne stagnation.
Toutefois le versant oriental a fini par l' emporter. L'
influence du niveau de base de la Méditerrae si voisine a
probablement reculé peu à peu jusqu' au point actuel la ligne de
paration des eaux. C' est au pied de blocs de poudingues connus
depuis longtemps sous le nom de pierres de Naurouze que se
trouve aujourd' hui, par i 9 o tres d' altitude, le bief de
partage où Riquet fit aboutir la rigole dans laquelle il avait
recueilli les eaux de la Montagne-Noire. Rien dans le relief ne
signale un changement ; il reste encore un intervalle de 8 oo
tres entre les coteaux qui se font face. Au nord, un plateau de
molasse ne tarde pas à se substituer aux collines de calcaires,
et le couloir, un moment interrompu, se reconstitue jusqu' à
Toulouse. Ce couloir où voie romaine et route royale, canal et
chemin de fer se pressent, fut un passage de peuples. Sans doute
entre le Bas-Languedoc et les campagnes du toulousain et de l'
albigeois, les rapports n' ont pas été strictement concentrés
dans ce passage. Par Saint-Pons, Bédarieux, Le Vigan, il y
eut toujours des relations fondées sur la nécessité des échanges
entre la montagne et la plaine. Ces rapports menus et de détail,
issus de contrastes rapprochés, jouent dans la vie du midi un
le dont il faut tenir grand compte. Mais de Narbonne à
Toulouse se roule la grande voie historique, foulée par les
gaulois tectosages, les romains, les wisigoths, les arabes, les
croisés de Simon De Montfort, les anglais du prince Noir, et
ceux de i 8 i 4. Beaucoup de bourgs ou petites villes, jadis
fortifiées, se distinguent de loin sur les premières croupes de
la Montagne-Noire, sur les coteaux de Saint-Félix, et sur les
mamelons qui bordent la plaine. Ce sont les témoins des temps de
luttes, les survivants d' une vie qui s' éteint et dont les
foyers se déplacent.
p355
Ii le midi pyréen. Chapitre premier. Les Pyrénées. Ces cimes
pyrénéennes dentelées qui, de Carcassonne à Orthez, bornent par
un temps clair l' horizon, semblent de loin la plus continue des
barrières. Mais si l' on pénètre entre leurs replis, ce qui
paraissait un mur se décompose en une série de zones se succédant
en disposition longitudinale. Entre le Canigou, nourricier de la
vega roussillonnaise, et le pic du Midi d' Ossau, dernière
apparition des granits vers l' ouest, se déroule tout un monde de
chaînes calcaires et marmoréennes, interrompues ou suivies de
bandes schisteuses et granitiques ; puis de nouveau les sierras
calcaires recommencent, elles s' étendent en larges plateaux
éventrés de canons ; et enfin, bien au delà vers le sud, d'
autres sierras traversées en bche par des rivières marquent
vers la plaine de l' èbre la fin des Pyrénées. C' est un espace
de I 4 o kilomètres au moins, dans la partie centrale, que
couvrent les Pyrénées ; et de cet ensemble le versant français
ne représente guère plus d' un tiers. à l' extrémité orientale
seulement, la France pénètre plus avant, et là jusqu' au coeur
me du monde pyrénéen. La grande zone granitique, ou zone
centrale, qui s' étend depuis le massif de Carlitte jusqu' à la
diterranée, s' encadre entre nos vallées roussillonnaises.
Brusquement tranchées par les effondrements qui ont étalé à leur
base une plaine basse, les Pyes, qui viennent de culminer au
Canigou, expirent en pleine force. Entre les deux régions que
les fractures ont fait tomber en profondeur, le Roussillon et l'
Ampurdan
p356
espagnol, la barrière seduit au mince écran des Albères.
Encore même, comme il arrive souvent dans les parties
pareillement disloquées de la Grèce orientale, la continuité des
chaînes est-elle atteinte. La route du Pertus franchit la
frontière par 29 o mètres d' altitude seulement. Cependant il
suffit de quelques heures, en remontant l' étroite et ébouleuse
vallée par laquelle la Tet s' insinue au coeur de la chaîne,
pour atteindre, à Montlouis, un de ces grands plateaux
granitiques qui sont particuliers à la partie orientale et
centrale des Pynées. C' est comme un socle large et élevé, sur
lequel à droite et à gauche, se dressent des montagnes le
surmontant d' un millier de mètres. Les glaciers n' y sont plus,
mais aux échancrures demi-circulaires qui entaillent les cimes, à
la multiplicité des vasques, des étangs, des petits lacs, leur
ancienne psence se le. Ils ont sur le plateau granitique
accumulé des moraines et entraîné des alluvions qui le recouvrent
en partie et en amendent la stérilité. Sur ces dépôts meubles se
sont établies des cultures, dont àfaut d' autres preuves on
devinerait l' ancienneté à voir combien la fot a presque
partout disparu de ces hauteurs. D' étroites et sombres bandes de
pins de montagne marquent çà et là sur les pentes les places qu'
elle a pu encore conserver. Des bourgs formés de plusieurs
hameaux, quelques-uns avec de vieilles fortifications, une ville,
Puigcerda, bâtie sur une moraine dont le Sègre rase le pied,
indiquent l' existence d' une sorte d' autonomie cantonale dont
la frontière politique n' a pas tout à fait élimi les traces.
Et de fait, lorsque les plaines de l' Ampurdan et du Roussillon
étaient désolées par les invasions arabes, lorsque pendant plus
de deux siècles elles servaient de champ de bataille aux francs
et aux infidèles, la Cerdagne échappait aux vastations. La
population de la plaine, au moment de la reconqte, fut
entièrement renouvelée ; là-haut était un refuge où elle subsista
avec ses usages, ses institutions, ses relations propres. De ces
antiques usages tout ne s' est pas conservé. Rares sont les
cantons qui, comme l' Andorre, ont pu par hasard garder une
autonomie politique. Toutefois les différences entre Cerdagne et
Roussillon, montagne et plaine, restent assez marqes pour
faire saisir le contraste qu' une difrence d' altitude d' un
peu plus d' un millier de mètres peut introduire entre les
destinées historiques de pays voisins. Ces cantons montagneux se
groupent surtout dans la zone les hautes vallées confinent aux
pâturages. Vers les sources de la Garonne, du Gave de Pau
comme de l' Aude et de l' Ariège, s' étendent de larges espaces
moutons et bergers se rendent en été : pasquiers, pla, calms
, estiba, noms dont la diversité me atteste la place qu' ils
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tiennent dans l' existence montagnarde. Les pâturages du
Carlitte, où des milliers de moutons venaient chaque ane, au
xviiie siècle, de la vallée dugre, confinent à la Cerdagne
et au Capcir ; ceux du Pla De Béret au val d' Aran ; les
estives voisines du Mont-Perdu communiquent avec le groupe
des vallées de Barèges. Des fêtes yunissent à certaines dates
les montagnards autour de quelque chapelle. Pour exploiter ces
pâtis communaux il a fallu s' entendre, former entre les cantons
limitrophes qui donnent accès à ces hauts lieux, des associations
ou jurandes. Pour cela, la distinction entre versants n' a guère
d' utilité pratique, car les pâturages s' étalent indifféremment
des deux côtés. On ne sait à quelle date remontent ces traités de
lies et passeries , qui étaient pratiqués au xvie siècle entre
nos vallées ariégeoises et le val d' Aran espagnol, et ailleurs
encore. C' étaient des conventionsputées valables me en
temps de guerre, destinées à assurer la pratique régulière de l'
économie montagnarde. Que parfois ces montagnards sépas entre
Espagne et France, mais unis par des intérêts communs, s'
entendissent entre eux, plus qu' avec les gens de la plaine, c'
est une accusation souvent rétée dans les anciens écrits locaux
: faut-il s' en étonner ? Dans les Pynées comme dans les
Alpes, les nécessités de la vie pastorale protestent souvent
contre les séparations factices introduites par la politique s'
inspirant d' une fausse géographie. De ces hautes parties de la
montagne, les rivières, surtout celles du versant septentrional,
se précipitent par une série alternante de gorges et de bassins.
Les ravins boisés par lesquels l' Aude descend du Capcir
étaient naguère infranchissables. Les lacs étagés de la vallée d'
Oo, la " rue d' enfer " de la vallée du Lys, les ravins entre
Gavarnie et Gèdre, disent quelle est la raideur du versant
français. L' humidité croissante du climat vers l' ouest, la
proximité de la plaine, la fréquence d' intercalations de roches
diverses, tout conspire pour exagérer l' irrégularité du profil
suivi par les rivres. Mais ce n' était pas par les défilés
sauvages où nos routes modernes ont eu tant de peine à se frayer
passage, que ces pays communiquaient entre eux : c' était par les
moyens traditionnels des pays de montagnes, par les sentiers qui
suivent les hauteurs et que continuent à fréquenter le muletier
ou le tre d' Aragon et de Navarre. Ces sentiers jouent dans
la montagne un rôle plus grand qu' on ne pense ; car nos
habitudes de plaines nous rendent tropdaigneux de ce réseau
créé par les montagnards à leur propre usage. Les ports ou
passages sont nombreux, même dans la partie centrale. Il n' y en
a pas moins d' une vingtaine entre le Conserans / vallée du
Salat / et les hautes vallées aragonaises. Par ces voies la vie
circule au plus épais
p359
de la montagne. Elle déborde même au dehors, car c' est par là
qu' aux saisons propices les éleveurs atteignent les foires et
marcs situés au contact de la plaine. Mais les relations les
plus naturelles et les plus fréquentes sont entre hautes vallées
sans distinction de versants. Le Capcir , voisin des sources
de l' Aude, a des relations avec la Cerdagne aux sources du
Sègre, plus qu' avec le cours inférieur de l' Aude. Celles de
Gavarnie avec les hautes vallées aragonaises, quoique moins
actives qu' autrefois, entretiennent encore un va-et-vient.
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La façade, sillone de vallées profondes, que les Pyrénées
tournent vers la France, descend en 3 o ou 4 o kilomètres au
niveau de la plaine. à Foix / 454 m /, à Tarbes / 3 i 2 m /
, à Pau / 2 o 7 m /, la plaine entre en communication directe
avec la montagne ; elle devient un piémont au sens propre du
mot. Généralement c' est par une muraille raide, de roche
calcaire et marmoréenne, que s' annonce le bord de la chaîne. Les
rivières la franchissent par des brèches. Cette ligne de contact
entre la montagne et la plaine a été de bonne heure remarqe et
recherce par les hommes. Les traces de populations
préhistoriques y sont nombreuses. à Bédeillac, ps de Tarascon
-Sur-Ariège, au mas d' Azil, à Izeste à l' entrée de la
vallée d' Ossau, des cavernes gardent les traces de la présence
et de l' activité de l' homme. Cette même lisière de la montagne
est devenue une ligne urbaine. Des villes s' y sont établies pour
opérer les transactions et pour tenir la clef des passages. Comme
au pied des Alpes, la possession des principales avenues
transversales fut le pivot de la puissance politique. Le comté de
Barcelone dut sa force à la possession des passages à travers
les Pyrénées orientales. Le comté de Foix dominait, par le col
de Puymorens, les sentiers par lesquels on se
p361
rendait au célèbre sanctuaire que signalent de loin ses roches
rouges bizarrement découpées, Montsarrat de Catalogne. Au point
la vieille route romaine venue d' Espagne par le Somport
rencontrait la première grande vallée, s' établit l' antique
beneharnum , Lescar, noyau du arn. Le royaume de Navarre
grandit enfin des deux côtés du passage de Roncevaux, voie
longtemps suivie à l' exclusion de toute autre par les pèlerins
allant à Saint-Jacques de Compostelle. De petits états
pyrénéens naquirent, grandirent, disparurent. Il ne s' agit pas
de ces cantons montagneux dont l' autonomie, quand par hasard
elle subsiste, semble un oubli de l' histoire ; mais de
ritables états politiques fondés sur une combinaison de la
montagne et de la plaine. Parmi eux, celui qui a réalisé le plus
pleinement son rôle historique, est le Béarn. On ne saurait
imaginer de berceau plus propice que ce bassin du Gave où se
sont succécomme centres politiques Nay, Lescar, Morlaas,
Pau. L' intensité des cultures, le rapprochement des villages,
ce lange sous un ciel gai et varié de champs de maïs, d' îles
de peupliers, de prairies et d' eaux courantes, compose un
tableauduisant, dont le cadre est fermé au sud par les chaînes
neigeuses. Au nord s' étendent les landes de Pontlong, pâtures
d' hiver pour les montagnards des vallées d' Aspe et d' Ossau.
Ainsi se scella naturellement, au point de passage, l'
association de la montagne et de la plaine. Il fallut toutefois
encore, pour que l' état fût solidement constitué, qu' il eût mis
la main sur la partie de la vallée du Gave où apparaissent les
roches calcaires, propres à édifier châteaux et villes fortes. Ce
point, marqué par Orthez, assure la domination des confluents.
Ainsi se compléta le petit état féodal et guerrier, qui ne perdit
pas sans regret, avec Henri Iv, son autonomie dans l' unité
française. Nul n' avait mieux réussi à incarner, du moins un
instant, cette brillante civilisation du midi pyrénéen, perle
échape au naufrage où sombra, dès le xiiie siècle, la
civilisation du reste du midi.
p362
Chapitre ii. La plaine subpyrénéenne. La plaine où se déroule la
Garonne, entre les Pynées et le Massif Central, est plus
ouverte, plus ample, taillée à plus grands traits que celles qu'
étreignent les Alpes et lesvennes. Cette région est bien
aussi une dépression définie, d' un côté, par une zone de
plissements récents, de l' autre, par la bordure d' un ancien
massif. Mais un tel écartement s' introduit entre les deux lignes
qui l' encadrent, qu' il en sulte un type de contrée fort
différent de la vallée du Rhône. Sous le méridien de
Carcassonne, il n' y avait guère que 5 o kilomètres de
distance entre les avant-chaînes pyennes et la Montagne-
Noire : la distance est près de cinq fois plus grande sous le
ridien de Toulouse, entre les Petites-Pyrées et les
sombres lignes qui, au nord de Brive, annoncent le Massif
Central. L' intervalle ne fait encore que s' accroître vers l'
ouest. Dans l' espace que circonscrivent les Pyrénées et les
zones jurassiques et crétacées du flanc méridional du massif, il
y a eu place pour de vastes nappes lacustres qui s' y sont
étendues pendant la riode mione. Lorsque du haut des coteaux
de Moissac on embrasse le grand horizon de plaine la Garonne
et le Tarn mêlent leurs eaux, l' oeil est attiré au sud par la
rangée uniforme et sombre des coteaux de la Lomagne. C' est la
tranche des plateaux d' argile et de molasse qu' ont laissés
après eux ces lacs. Ils s' étendent à l' est comme à l' ouest du
fleuve ; et c' est à leurs pens qu' ont été découpées d'
immenses plaines d' alluvions. Les bris des Pyrénées et du
Massif Central se rencontrent dans ces plaines, comme s' y sont
rencontrées les races : les Ibères aux affinités espagnoles et
africaines, avec les populations dites celtiques, depuis
longtemps en possession du Massif Central. La quantité d'
alluvions arrachées aux Pyrénées est énorme. Ces amas
détritiques s' amoncellent au débouché des principales vallées
p363
pyrénéennes en une rie de plateaux. Souvent, à leur entrée en
plaine, les rivières ont changé de place. Les eaux torrentielles,
issues des glaciers d' autrefois, ont vagabon avant de se fixer
dans leur lit actuel. Le phénomène, fréquent au pied des Alpes,
de vallées qui, ayant perdu leur rivière, sont devenues des
vallées sèches, se présente nettement entre Lourdes et Tarbes.
D' énormes entailles ont été pratiquées par ces torrents dans le
plateau de molasse qui constitue le sol de la plaine. L' Ariège
à Pamiers, la Garonne à Muret, l' Adour à Tarbes couvrent de
larges espaces sous leurs alluvions. On voit par les terrasses de
galets et de graviers qui s' étagent au-dessus du niveau actuel
de la vallée, lesultat de placements et creusements
successifs, comme si on assistait aux spasmes de l' action
torrentielle d' autrefois. Ailleurs d' immenses déts de
cailloux rous, de sables et de limons occupent le milieu des
vallées, séparant et rejetant sur les bords latéraux les rivières
qui les sillonnent. L' Ariège et l' Hers, dans la plaine de
Pamiers, maintiennent ainsi pendant longtemps leur cours à
distance. Dans la vaste plaine que surmonte Montauban, un énorme
amas de ce genre tient sépas pendant 3 o kilomètres la
Garonne et le Tarn. Des bois, surtout entre Montauban et
Moissac, s' étendent sur ces graviers. De brusques inondations
rappellent de temps en temps les bâcles qui ont laissé ces
traces. Il suffit de quelques heures, comme il est arrivé le 23
juini 875, pour qu' un flot furieux arrive des Pyrénées à
Toulouse, et de cinq jours pour que le même fleuve, aps avoir
monté de 9 mètres, revienne à son ancien niveau. Mal fie dans
l' encadrement de mamelons argileux qui la bordent, la Garonne a
largement rongé ces terrains mous. Ce n' est que dans l' Agenais
, quand elle rencontre la masse plus résistante des calcaires
dont les blanches corniches surmontent les coteaux, que sa vallée
, sans cesser d' être ample, se réduit à des dimensions moins
démesurées. L' homme ne s' avance que timidement jusqu' aux bords
de telles rivières. La partie basse de la vallée n' est peuplée
que de maisonnettes en piet en briques, auxquelles un double
cordon de cailloux rous forme une sorte de ceinture. Les bourgs
, les anciens villages, les villes sont établis sur les terrasses
anciennes, ou au pied des coteaux marneux, attirés comme d'
habitude par le contact de sols différents. Un promontoire
découpé dans le plateau argileux a pté à Montauban ses
qualités défensives. Toulouse s' est appue à une rampe de
collines, lambeau épargpar hasard dans les blaiements du
fleuve. Le pays a sa livrée, fournie par les matériaux auxquels
il est réduit. Les cailloux roulés rissent le sol des rues. La
brique règne dans les constructions. Elle s' élève à la digni
monumentale
p364
dans les tours des capitouls, les cloîtres, les anciens hôtels,
les églises de Toulouse ou la cathédrale d' Albi. Mais
Toulouse, malgré sa position sur un fleuve, est une ville toute
terrienne, régnant sur une grande région agricole. Le travail des
eaux, dont nous venons de parler, a été facilité par la
consistance relativement molle du substratum qu' elles ont entamé
. C' est un pôt de marnes et de molasses / d' âge miocène /, d'
origine lacustre ou fluviatile, qui occupe toute la partie
centrale du bassin de la Garonne. Au nord comme au sud du fleuve
, on voit, dès que le Tarn, le Lot, la Dordogne entrent dans
cette formation, leurs vallées s' élargir. Le Haut-Armagnac, la
Lomagne, le Lauragais, le Bas-Quercy sont constitués par les
lobes allongés que dessinent ces plateaux dans l' intervalle des
rivières. Le relief engendré par l' érosion dans ce sol marneux
est un mamelonnement dont les contours mous et arrondis se
succèdent sur un plan très lérement incliné. Dans les parties
déprimées, s' enfoncent entre des rangées de saules des ruisseaux
à l' eau louche, moins semblables à des rivières qu' à des foss
agricoles. Le sol, imperméable, est avare de sources ; mais les
pluies n' étant pas rares, des mares verdâtres sont l'
accompagnement ordinaire des métairies ou bordes . C' est par
excellence le vieux sol nourricier de la contrée. Les marnes ont
par leursagrégation for ce qu' on appelle des terres
fortes , terres à blé qui depuis plus de deux mille ans ne
cessent pas de porter des moissons. Les champs dominent dans la
physionomie ; ils occupent les croupes, descendent les pentes,
parfois interrompus par de petits bois en taillis. Les arbres,
surtout sous la forme bizarre de chênes étêtés, se montrent çà et
là, mais tout est subordonné au champ qui, suivant les saisons,
se dore de moissons de blé, fait scintiller les tiges de maïs, ou
s' éteint dans la poudreuse rousseur des chaumes. La fertilité
agricole se traduit ici tout autrement que sur les plaines
limoneuses du nord. Des lopins de bois, des parcelles de vigne,
un bout de p, des arbres fruitiers diversifient le paysage.
Tout est plus varié, mais à plus petite échelle. L' aisance d' un
terroir fertile sur lequel un climat heureux permet de recueillir
des produits très divers dans un petit espace, réunit autour de
chaque borde un peu de tout ce qui est nécessaire à l'
existence rurale. Ces bordes, situées de préférence au sommet des
croupes, se disminent à trois ou quatre cents tres les unes
des autres, sur tout le pays. La volaille et les porcs s'
ébattent à leurs environs. Nulle part on ne voit entre elles ces
espaces vides qui sur les plateaux agricoles du nord s'
interposent entre les groupes ; mais les constructions sont le
plus souvent mesquines et chétives. En général, les gros villages
sont rares.
p366
Rares aussi les châteaux. C' est la métairie qui est le type
fondamental de peuplement du pays, celui qui répond le mieux aux
conditions d' existence. Cette dismination de vie rurale s' est
manifestée et maintenue surtout dans les parties de la région où
les marnes et argiles, plutôt que les calcaires, constituent le
sol. Sous les pluies de l' hiver et du printemps, ces terres
fortes donnent lieu à des sentiers boueux aux ornières
profondes. Longtemps la circulation y a été difficile. Il faut l'
effort vigoureux des grands boeufs gascons pour venir à bout des
charrois et des labours. Aussi chacun de ces petits domaines
ruraux, mal pourvu de communications, aspirait à se suffire à lui
-même. Telle est encore l' impression que donnent certaines
régions du plateau, restées plus longtemps à l' écart des belles
routes modernes : le Haut-Armagnac, par exemple, ou sur les
confins du arn, la Chalosse , avec ses tertres, ses fossés
et ses haies d' arbres, derrière lesquels chaque métairie semble
se retrancher. La différence d' habitudes et de genre de vie est
profonde entre le pyen et le paysan de la plaine. Chez le
premier l' agriculture est restée à demi pastorale. Il conserve
autour de ses champs de grands espaces d' ajoncs et de fougères,
-ce qu' on appelle des touyas en Béarn, -qui servent de
pâture aux moutons. Il continue à pratiquer la transhumance à
grande distance ; on voit encore des troupeaux de moutons, partis
des hautes régions de la montagne, s' avancer jusqu' aux landes
qui sont au nord de Pau. L' homme des vallées pyennes est
surtout un pasteur ; tel chez lui, tel " aux Ariques " , quand
il y émigre. On pense volontiers, en voyant la pauvreté de ses
instruments de culture, à la belle indignation qu' exprime
Bernard Palissy. Aux travaux de labourage le pynéen prére
la vie de déplacement, que lui font ses troupeaux, ses foires,
ses changements périodiques. C' est au contraire une âme de
laboureur qui s' est formée chez les paysans des terres fortes de
la plaine. Mais la vie rurale s' est développée beaucoup mieux
que la vie urbaine. Celle-ci, malgré le renfort artificiel qu'
elle reçut au moyen âge des fondations de bastides, est restée
subordonnée. La plupart des villes, dans ce pays d' abondance et
de vie facile, tirent leur existence du milieu imdiat. Elles
sont les marcs agricoles, et les centres de transactions se
débattent, avec l' aide des hommes de loi qui pullulent, les
intérêts ou les griefs des habitants d' alentour.
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Iii le midi océanique. Chapitre premier. Quercy et Périgord.
Les terrains tertiaires du bassin d' Aquitaine ne sont
imdiatement contigus aux roches primitives du Massif Central
que dans les plaines de Castres et d' Albi ; ils en sont
parés, dans le Quercy et le Périgord, par une zone de
plateaux calcaires d' âge jurassique ou crétacé. Si, de l' ample
et riche vallée qu' arrose le Tarn, entre Gaillac et Rabastens
, on s' avance d' une quinzaine de kilomètres au nord, on
rencontre une sorte de me boisé qui domine de près de 3 oo
tres les vallées voisines : c' est le petit massif permien de
la Gsigne. Là est la séparation de l' albigeois, du Rouergue
et du Quercy. Au delà, en effet, commence une longue bande
calcaire, suivant une direction nord-ouest, qui se poursuit
jusqu' en Saintonge et dans les îles. Elle dessine l'
encadrement septentrional du bassin d' Aquitaine. Les routes qui
se rendent du midi au nord, ou inversement, doivent traverser
cette zone calcaire. Elle était suivie, en outre, dans le sens
longitudinal, par la voie romaine qui reliait Cahors à
Périgueux et à Saintes. De là l' importance historique qu' elle
a eue et qu' attestent le nombre de villes et d' anciens châteaux
forts, un aspect militaire et féodal répandu sur sa surface. Les
roches, d' âges jurassique et crétacé, qui constituent la
charpente du sol, ont gardé géralement leur stratification
horizontale ; mais par l' usure prolongée des âges elles ont été
duites à l' état de nudation et de squelette. Sur les causses
du Quercy, prolongement atténde ceux duvaudan, la surface
est trouée comme un crible. Des igues ou cirques elliptiques,
des poches ou cavités dont les parois corrodées sont tapissées d'
argile rouge, des labyrinthes
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souterrains où s' amassent les eaux, caractérisent ce pays
étrange. Des vallées sèches le sillonnent, parfois taillées dans
des escarpements superbes, comme ce roc à pic, semblable aux
éclatantes phoedriades de Delphes, où s' est implanté l'
antique sanctuaire de Rocamadour. Pourtant, si maigre et aride
que soit la surface, elle n' est paspourvue de cultures. La
physionomie d' ensemble de ces Causses est celle d' une sorte de
forêt claire et interrompue de petits chênes et de genévriers,
qui s' élève et s' incline suivant les ondulations de la surface.
Un cailloutis pointu, résultat de la décomposition des roches,
forme avec un peu de terre rousse l' épiderme du sol. De petits
champs, encads par des murs de pierre, s' étendent autour des
mas , et font vivre quelques vieux villages. à travers ces
plateaux, situés en contre-bas du Massif Central, les rivières
se sont frayé passage. Le Lot et la Dordogne ont buride
profonds méandres entre des falaises rouges et grises, qui tantôt
s' évasent en cirques, tantôt s' avancent en éperons sur le
palier horizontal de la vallée. Des ravins latéraux à sec, des
rampes en micycle ménagent la transition entre plateaux et
vallées, facilitent l' acs de routes. Les vallées sont superbes
. Elles se sont creusées jusqu' au niveau des sources, par
lesquelles le plateau restitue une partie des eaux qu' il a
confisqes. Ces fontaines, si abondantes et si pures, avaient
pour nos ancêtres gaulois un caractère sacré. Elles furent
souvent, comme les douix de la Bourgogne calcaire, l'
origine d' une ville : telle, la Divona , auprès de laquelle
est né Cahors. Un nouvel abaissement, une nouvelle atténuation
marque la transition du Quercy au Périgord. Ce sont cependant
toujours les mêmes bandes calcaires ; mais aux raides
escarpements des calcaires jurassiques se substituent dans le
Périgord des roches coralligènes, d' âge crétacé, plus tendres.
me sécheresse à la surface, même terre rouge ou caussenal ,
me aspect pierreux sous un mince rideau de taillis de cnes ;
mais les formes sont plus douces, et à la variété plus grande de
la topographie répond plus de variété de cultures. Peu à peu le
Causse , en s' adoucissant, se transforme en Champagne .
Lorsque, vers Montmoreau, on passe de Périgord en Saintonge,
le changement est accompli. De larges coteaux partout cultivés s'
étalent entre des vallées d' un dessin ferme et net. En suivant
la chaîne de pays qui se continue par la zone calcaire du Quercy
à la Saintonge, on voit ainsi, dans une physionomienérale qui
conserve ses principaux traits, toute l' âpreté s' amortir, les
contrastes s' atténuer, la conte s' ouvrir davantage en se
rapprochant de l' océan. Moins imposantes peut-être qu' à travers
les plateaux des Causses, les vallées gardent cependant et
augmentent me leur ampleur, en
p369
prenant plus de grâce. La Dordogne périgourdine, la Vézère, l'
Isle, la Dronne, baignent de ritables plaines riantes et
anies au pied de roches caverneuses. La France n' a nulle part
d' aussi belles vallées, d' aussi brillantes dans l' éclat du
soleil et la variété des cultures. Dans un chapitre de son
ouvrage l' homme avant l' histoire , Sir John Lubbock s'
extasie sur le paysage de cette vallée de la Vézère, dont les
escarpements percés de grottes sont une ruche d' habitations
primitives. Il crit la limpidité des eaux dans les vergers ou
les prairies qu' encadrent des roches tapissées de buis et de
chênes verts. C' était un pays à souhait pour les populations
primitives ; les plus anciens rudiments d' art et de civilisation
y ont laissé des traces. Il est peu de contrées se laisse
mieux saisir la continuité de la chaîne entre les âges de l'
humanité. Les civilisations dont l' archéologie préhistorique
nous montre les premières ébauches, ont contin leur
veloppement sur la base des mêmes conditions naturelles. Les
établissements humains ont persisté sur les mêmes sites. Au-
dessous des grottes le village s' accroche aux escarpements.
Plusieurs de ces excavations ont donné lieu à des chapelles ou
des sanctuaires : ici Rocamadour, là Brantôme avec son vieil
oratoire taillé dans le roc, comme certains temples de l' Inde.
à Cromagnon et ailleurs la grotte primitive s' est simplement
transfore en un système d' habitations, dont les portes et
fenêtres étaes dans le roc " suggèrent l' idée d' une petra
fraaise " . Les dalles de calcaire qui avaient servi à dresser
de nombreux dolmens sur les Causses, servent à construire ces
habitations rondes de type archaïque, rappelant les trulli de
la Pouille, qu' édifient encore les paysans du Quercy. Sur les
promontoires qu' enlacent les sinuosités des rivres, dans les
boucles feres par un isthme, à portée des belles sources, des
oppida se sont postés, dont quelques-uns sont devenus des
villes. Nous avons parlé de Cahors. Que d' autres il faudrait
citer ! Du haut de son roc de texture marmoréenne, Angoulême
voit sourdre à ses pieds dans les prairies des eaux magnifiques.
Si l' on ajoute à ces ressources locales l' antique industrie du
fer, née facilement du minerai épars à la surface du sol, on voit
de quel précieux concours de conditions réunies sur place
disposaient ici les sociétés naissantes. Elles ont grandi en
harmonie avec le sol. L' anthropologie croit démêler dans les
habitants actuels des traits de survivance conformes aux plus
anciens spécimens qu' aient exhumés les fouilles. Il n' est pas
douteux cependant que des peuples très divers ne soient venus à
des dates très inégales se mêler aux premiers occupants. Mais
tous
p370
ont subi l' ascendant du sol sur lequel ils se sont établis. Ils
ont cultivé, campé, vécu comme on avait fait avant eux. L'
originalité de cette civilisation locale est rese inscrite sur
la pierre, avec la due que celle-ci imprime aux oeuvres de l'
homme. Les anciens cadres politiques mêmes se sont maintenus en
grande partie. Les noms principaux des groupes établis avant l'
époque romaine, Quercy, Périgord, Saintonge, ont persisté,
comme il arrive là les rapports locaux n' ont guère été
modifiés par les influences exrieures.
p371
Chapitre ii. La vie maritime du sud-ouest. Ces bandes calcaires
se prolongent jusqu' à l' océan. Comme les rides souterraines qui
unissent le Limousin à la Vendée, comme les sillons de
Bretagne, comme les accidents qui continuent à travers les
plaines de la Garonne les Petites-Pyrénées, enfin comme les
Pyes elles-mêmes, elles suivent la direction du sud-est au
nord-ouest. Elles s' inclinent peu à peu, s' abaissent, gardent
toutefois assez de hauteur pour se terminer en plateaux, au point
elles sont coupées transversalement par l' océan. De hauts
clochers de pierre blanche émergent, quelques-uns visibles de
loin dans la mer. Le promontoire jurassique de l' Aunis s'
avance comme un éperon entre les marais poitevins et la Petite
Flandre charentaise, et a son prolongement dans l' île de Ré.
Celui de Saintonge, entre la Charente et la Gironde, oppose
aux assauts de la mer de dures parois de craie, que le flot ronge
pourtant, et il a aussi son prolongement insulaire. Entre les
zones plus tendres, que l' affouillement a fait dispartre, ces
barres de sistance sont l' ossature du littoral. C' est entre
elles que, grains par grains, une pluie de fines particules
argileuses se dépose, sous forme de ce limon bletre appe
bri qui apparaît par plages immenses dans la mer de Saintonge.
De nouvelles terres se construisent englobant d' anciennes îles,
envasant les baies. Cependant le jeu des courants maintient
libres certaines parties du littoral, où la permanence des
établissements humains est relativement garantie et autour
desquels a pu se fixer la vie maritime. Elle a toujours été
active dans cet archipel des pertuis, un des rares abris que l'
orageux golfe de Biscaye laisse aux navires. Brouage, dont
Richelieu voulait faire le grand port de guerre fraais sur l'
océan, n' a pu se maintenir ; sa citadelle domine aujourd' hui
p372
solitaire un horizon de marais. Mais La Rochelle continue sa
vie historique. Sur sa mer jaunie, baignant une campagne
poudreuse, avec ses falaises blanches visibles de loin, La
Rochelle surveillait l' entrée des pertuis, l' acs des îles.
Les marais, qui entourent au nord et au sud le plateau, l'
isolent dans une sorte de domaine naturel. C' était bien la place
marquée pour une république commerçante. Cet assemblage de golfes
, de troits, d' îles, de marais offrait un ensemble de
conditions propices à une combinaison politique. Elle n' aurait
pas manq sur les rivages d' Italie ou de Grèce. L' importance
historique de La Rochelle ne tient pas seulement au site local,
mais à la disposition d' un littoral de plus en plus affranchi
des attractions intérieures et projeté vers la mer. Les
articulations insulaires qui continuent les plateaux de l' Aunis
et de la Saintonge n' en sont pas un prolongement affaibli. La
vie, au contraire, s' y concentre ; la population s' y accumule
en densité plus forte que sur le continent. , Marans, et d'
autres îlots aujourd' hui empâtés dans les alluvions, gravitent
immédiatement autour de La Rochelle. Les appendices insulaires
etninsulaires de la Saintonge, Oleron, Arvert, Marennes
formaient " l' ancien colloque des îles " . C' est par ces pays
que cheminèrent dans ces régions les commencements de la réforme.
Asiles tour à tour et foyers de propagande, ces îles jouèrent
vers le milieu du xvie siècle un rôle que les mémoires de
Bernard Palissy permettent d' entrevoir. Le passé est très
vivant dans la physionomie de La Rochelle. Ce petit port,
jalousement enfermé entre deux grosses tours, a l' air d'
attendre encore une attaque. Ces longues et basses arcades
semblent prêtes à recevoir l' étalage de marchandises. Jusque
dans cettel de ville dont la façade sére dérobe une cour
pleine d' élégance, respire le contraste d' un pasguerrier
dans une nature d' abondance et de grâce paisible. C' est l'
histoire plus que la géographie qui a trahi La Rochelle. Comme
d' autres villes de notre littoral océanique, elle est morte de
notre rôle manqué par delà l' océan. Le Canada avait é surtout
l' oeuvre d' un saintongeais. Le continent américain parut ouvrir
des perspectives illimitées. La Saintonge fut, avec la
Normandie, l' une des deux provinces d' où partirent les efforts
les plus rieux pour assurer à la France un rôle dans les
destinées du continent américain. Ailleurs ce fut surtout le
commerce des îles qu' on exploita ; d' ici on chercha à prendre
pied sur le continent. L' Afrique nous rendra-t-elle l'
équivalent de ce pasperdu ? Le magnifique estuaire dans lequel
s' acve la Gironde a été de longue date préparé par des
oscillations dans le domaine respectif de
p373
la terre et de la mer. à diverses reprises, pendant l' époque
tertiaire, des transgressions marines ont succédé à desriodes
d' émersion pendant lesquelles les eaux courantes avaient
façonné la première esquisse des vallées actuelles. Vers le
milieu des temps tertiaires les empiétements de l' océan
atteignirent leur maximum d' extension. Un golfe, dirigé dans le
même sens que les grandes lignes de structure qui sillonnent l'
ouest et le sud-ouest de la France, entailla profondément les
plaines d' Aquitaine. C' est lui qui déposa dans les
anfractuosités précédemment creusées par les eaux, ces calcaires
qui, soit dans les constructions, soit dans les cultures,
influent profondément sur la physionomie du paysage girondin. Ils
coupent, au nord-est de Bordeaux, les coteaux de Lormont ;
ils couronnent les plateaux de l' Entre-Deux-Mers ; ils se
prolongent, visibles sur les flancs, parfois éventrés par les
carrières, dans la vallée de la Garonne jusqu' au delà de
Marmande, et dans celle de la Dordogne jusqu' au delà de
Sainte-Foy-La-Grande. Aussitôt que part cette formation ou
qu' elle se rapproche de la surface, la conte prend un aspect
nouveau, monumental. Lorsque du pays de la brique et du
toulousain on se rapproche du bordelais, on ressent quelque chose
de l' impression qu' on éprouve en passant de Picardie ou de
Champagne dans l' Ile-De-France : les maisons s' élèvent, les
monuments se multiplient. D' une autre manière encore, les
linéaments futurs de la contrée ont é pparés par cet ancien
golfe. L' allongement d' un bras de mer, s' avaant suivant les
sillons dé tracés, a engendré au profit de la Garonne les
mêmes conquences que, pour la Loire, lanétration marine qui
a répandu les faluns jusqu' en Touraine. Les rivières, attirées
vers le niveau de base correspondant à l' extrémité supérieure de
ces anciens golfes, convergent et semblent se donner le mot pour
se réunir. De Bordeaux au confluent du Lot, et de Bordeaux à
Coutras, dans un rayon qui ne passe guère 5 o kilomètres, on
compte six confluents importants de rivières. Un double faisceau
fluvial vient se nouer ; et par la large embouchure qui est
commune à la Garonne et à la Dordogne, la maréetre d' une
part jusqu' à Langon, de l' autre jusqu' à Libourne. Bordeaux
est donc un emporium maritime. Mais c' est aussi un lieu de
passage. Le site qu' il occupe est le dernier point de terre
ferme qui s' offre en descendant la rive gauche du fleuve. Plus
bas l' énorme élargissement de l' estuaire, les marais qui le
bordent, forment barrière. Blaye, sur la rive droite, fut
longtemps la dernière ville de France, comme elle est encore la
dernière de langue d' oïl. Entre
p374
Saintonge et doc il y a comme une faille dans l' unité
fraaise ; hommes, costumes et maisons diffèrent comme le pays.
Le site de Bordeaux permet de tourner en partie l' obstacle. Les
routes du Périgord et du Poitou s' y croisent sans trop de
peine avec celles de la Garonne et des Pyrées. C' est un
point attractif. De l' Agenais et du Périgord, le Lot, le
Dropt, la Garonne, la Dordogne, l' Isle, la Dronne font
confluer les produits de leurs bois, de leurs vignes, de leurs
arbres fruitiers. Vers Saint-Macaire sur la Garonne, ou, sur
l' autre " mer " , vers Castillon et Libourne commençait la
zone d' ancienne clientèle bordelaise, la rangée de villes
filleules de la puissante commune. Cependant l' aire
continentale qui gravite autour de l' emporium est restreinte. La
navigation fluviale ne remonte pas haut. Il n' y eut jamais ce
puissant réseau de navigation intérieure qui se noue à Paris ou
à Rouen, qui brasse et le profondément la vie d' un large
bassin. Il semble que Bordeaux ait toujours conservé quelque
chose de ce qu' il fut à l' origine, une colonie. Un essaim de
gaulois bituriges était venu occuper cet emplacement privilég
en plein pays aquitain. Ce fut dès l' antiqui romaine un
endroit l' on accourt de très loin pour faire le commerce. On
a remarqué avec raison que l' élément étranger eut toujours une
grande importance dans le commerce de Bordeaux. Anglais,
écossais et flamands, juifs venus d' Espagne, arnais, cévenols
ou hommes du Massif Central ont tour à tour, suivant les
époques, ou simultanément, influé sur la vie économique de
Bordeaux. Il faut ajouter, comme trait caractéristique, qu' ici
la ville a transformé la campagne. Ce qui en fait la parure et le
renom est un produit cultien vue du commerce maritime, depuis
le temps de la domination anglaise. Il s' estveloppé à la
façon de ces cultures d' exportation qu' une métropole cherche à
introduire dans ses colonies. C' est pour le trafic d' outre-mer
que les pampres s' allongent en longues règues ; comme c'
était surtout pour les peuples du nord que le sel était élaboré
dans les marais de la Seudre et de la Charente. Dès l'
extrémité de l' estuaire de la Gironde commence une côte
inhospitalière qui s' allonge, rectiligne, pendant 234
kilomètres vers le sud. Elle n' a pas toujours é aussi
dépourvue d' abri qu' elle l' est aujourd' hui ; des ports y ont
eu une existence temporaire : celui de Vieux-Soulac près de
la pointe de Grave, un autre port au débouché de l' étang de
Cazau, enfin Cap-Breton et Vieux-Boucau sur d'
anciennes embouchures de l' Adour. Mais l' allongement incessant
des dunes par l' apport des sables, qu' un courant littoral range
du nord
p375
au Sud, a successivement fait disparaître ces nids de pêche et
de cabotage. à Bayonne seulement, la barre de collines qui borde
la rive gauche de l' Adour emche le fleuve de divaguer
davantage vers le sud, et fixe le site d' un port. Là commence ce
littoral basque, découpé et pittoresque, dont les rias et les
ports naturels voyaient partir jadis, chaque automne, des
équipages de hardischeurs à la poursuite des baleines, qui ne
cessèrent qu' au xviie siècle de fréquenter le golfe de Biscaye.
Il y eut, dans ces ports dont la série s' étend de Bayonne à
Bilbao, par Pasajes et Saint-Sébastien, un foyer de vie
maritime auquel participaient basques français et basques
espagnols. Point de guerre maritime, aux xiiie et xive siècles,
pour laquelle les services de ces marins ne fussent requis. Au
xvie siècle, là fut la pépinière des plus entreprenants
découvreurs de terres nouvelles. Il est impossible, en rappelant
ces souvenirs, d' échapper à une impression de regret. Cette vie
maritime a décliné depuis le xvie siècle. Au sud de la Gironde,
la nature paraît responsable de ce déclin ; la longue barrre de
dunes par laquelle la mer et la terre semblent s' enfermer
chacune dans leur domaine, en excluant l' homme, frappe de
stérilité une grande partie du littoral. Cependant, me en
dehors de cette section inhospitalière, la période florissante du
xviiie siècle n' a pas été suivie de progs tel qu' on eût pu l'
attendre. Bordeaux n' a pas complètement recouvré les profits du
" commerce des îles " ; La Rochelle n' a pas remplacé ses
relations avec l' Amérique. Pendant ce temps, l' ouest de l'
écosse et de l' Angleterre, Glasgow, Liverpool grandissaient
dans des proportions inouïes. La géographie n' a rien à alléguer
pour l' explication de tels faits ; elle ne peut queder la
parole à l' histoire. Le midi français a été uni par des
ressemblances de civilisation, mais n' a jamais formé un tout
politique. Cette infirmité est un fait historique, auquel la
géographie ne paraît pas étrangère. Entre le midi méditerranéen
et le midi océanique les relations divergent ; mais il semble que
les plaines de la Garonne, du moins, pouvaient devenir un
domaine d' unité politique. Cela même n' a jamais paru en voie de
se réaliser. En fait, nous avons pu constater que les analogies
bien des fois alléguées entre le bassin parisien et ce qu' on a
appelé le bassin d' Aquitaine, sont plus apparentes que réelles.
La région du midi aquitain est sous la dépendance étroite d' une
zone les plissements ont été énergiques, les destructions
énormes et répétées. Les sols qui constituent la surface sont en
majeure partie formés d' éléments détritiques d' âges divers,
provenant soit du Massif Central, soit surtout
p376
des Pyrénées. Par la rapidité de leurs pentes, l' inégalité de
leur régime, la masse de matériaux dont elles sont chargées, les
rivières restent l' expression fidèle d' une contrée éprouvée par
des accidents de date récente. L' évolution du réseau fluvial se
montre peu avancée, surtout en Gascogne. Entre la Garonne et
les Pyrénées s' étale un grand plateau de débris sur lequel un
seau d' affluents et sous-affluents n' a pas eu le temps de se
combiner. Les rivières, indépendantes les unes des autres, s' y
encaissent entre des coteaux rectilignes, qui opposent aux
communications transversales une rie sans cesse renaissante de
rampes à gravir. Point d' affluents qui les relient ; et pendant
longtemps point de routes qui établissent à travers ces plateaux
découpés une circulation toujours assurée. à l' exception de la
grande voie directrice qui, de la Méditerranée, gagne par un
seuil bas la moyenne Garonne et suit dès lors les anciennes
terrasses fluviatiles, il n' existe pas de liaison dont la
continuité ne rencontre des obstacles. En dehors de la grande
surface qu' elle possède en propre, la nature de landes revient
çà et là, au nord du fleuve comme au pied des Pyrénées,
sablonneuse, presque solitaire, vêtue d' ajoncs et de bois. On s'
explique que, malgré les dons variés qui font de cette contrée un
des domaines les plus heureux pour l' homme, un de ceux où l'
existence est abondante et facile, elle n' ait pas trouvé en elle
-même les moyens de constituer une unité politique. Il y manque
ce que les physiologistes appellent un point d' ossification ; en
d' autres termes, un centre commun autour duquel les parties se
coordonnent. Les attractions se divisent en foyers distincts.
Quoique situées sur le même fleuve, Toulouse et Bordeaux ont
cu à part, chacune avec sa sphère d' action. Leur rôle a é
aussi différent que l' est leur aspect. L' absence d' une vie
commune se manifeste aussi, par exemple, dans les effets de la
forme, très forts dans certaines parties du midi aquitain, à
peu ps nuls en Gascogne. Dans un espace bien plus restreint
que celui qu' embrasse la France du nord, le midi psente des
divisions plus tenaces. Des divisions telles que Neustrie et
Austrasie, ne sont pas, comme l' indiquent leurs nombreuses
variations, profondément imprimées dans la nature ; elles ne
tiennent guère devant les courants généraux. Au contraire, les
noms de Gascogne, Guyenne, Provence, répondent, surtout le
premier, à des divisions invétées et persistantes. La riche et
plantureuse plaine du sud-ouest a certainement contribué àler
les hommes, sans qu' on puisse dire cependant que les divers
éléments qui composent le fond ethnique se soient entièrement
confondus. Le gascon, au sud de la Garonne, traduit encore par
le nom de gavaches des différences qui ne sont pas
entièrement effacées.
p377
Conclusion. La centralisation et la vie d' autrefois. I-les
routes. Il ne saurait être question, à la fin de ce travail, de
tirer toutes les conclusions historiques qu' il peut sugrer. Ce
tableauographique ne doit pas usurper sur l' introduction
historique, ni sur toute l' oeuvre dont il est la pface. Je
voudrais seulement attirer l' attention sur un point, de grande
importance il est vrai : les changements éprous suivant les
époques par le système des routes. Une comparaison fondée sur ces
faits permet de bien saisir l' action de l' histoire sur les
rapports entre l' homme et le sol. Elle isole, en quelque sorte,
cette influence. L' intervention des causes d' ordre politique et
purement humaine s' ygage nettement, parmi toutes celles qui
s' exercent sur les relations. Il s' agit, en effet, de voies de
communication formant un système. Ce n' est donc plus l' état
élémentaire d' une contrée où les communications mal reliées
entre elles obéissent surtout à des rapports locaux. Un système
de routes suppose un veloppement politique avancé, dans lequel
les moyens de communication sont combinés entre eux, tant pour
assurer à l' état le libre emploi de ses ressources et de ses
forces, que pour mettre la contrée en rapport avec les voies
générales du commerce. L' histoire amarqué-dessus son
action ; elle s' imprime directement sur ceseau, qui est comme
l' armure dont elle revêt la contrée. Il suffira de mettre
sommairement sous les yeux le tableau du système de routes à deux
époques assez éloiges pour accentuer les différences : d' abord
sous la domination romaine, puis à la fin du xviiie siècle.
p378
On ne peut parler d' un système de routes dans notre pays qu' à
partir de la domination romaine. Sans doute un grand nombre de
voies romaines s' adaptèrent à une circulation antérieure, qui
était loin d' être inactive. Mais elles la systématisèrent ; et
c' est là précisément ce que fait ressortir le tableau, si
incomplet qu' il soit, qu' on peut tracer à l' aide des
itinéraires. Elles constituèrent un réseau, auquel fut assigné un
centre. Lyon, dit Strabon, est le centre des Gaules : entendez
d' une conte dont la Méditerranée et les Alpes, le Rhin et
l' océan forment le cadre. De grandes voies transversales se
p379
greffent sur un tronc qui suit la vallée du Rne ; elles
gagnent le Pas De Calais, l' embouchure de la Seine, celles
de la Loire, de la Charente et de la Gironde. Le tracé géral
se rapproche distinctement des principales directions fluviales.
Nettement se traduit l' idée-maîtresse que les anciens s' étaient
formée de notre pays : médiateur naturel entre l' Italie et l'
océan. Quelques traits cependant sont à remarquer. Ainsi l'
importance particulière de la région entre la Seine, la Meuse
et l' Escaut, base des relations avec l' île de Bretagne et
avec les pays rhénans, se dessine
p380
déjà par le resserrement des mailles du réseau. Les avantages
inhérents à la position de Paris se laissent entrevoir ;
toutefois rien encore n' annonce clairement la prédominance
future de ce point. C' est plus au nord que se trouvent les
noeuds principaux de communication. Ce que furent ces voies
romaines dans la vie passée de notre pays, nous avons eu souvent
l' occasion de l' exprimer. Elles régirent longtemps le commerce,
les expéditions militaires, le développement des foires et des
villes. Les intérêts qui s' y étaient fixés ou qui s' appuyaient
sur elles, s' opporent sans doute pendant longtemps à des
modifications ultérieures inspirées par des intérêts nouveaux.
Ceux-ci pourtant prévalurent à la longue et imposèrent un notable
changement à la physionomie du réseau. Quand on compare au
système des voies romaines celui qu' avait accompli à la fin du
xviiie siècle la monarchie française, on dirait un feuillet sur
lequel on aurait tiré des épreuves différentes. Le réseau de
voies postales, organisé par Colbert et perfectionné par le
corps des ponts et chaussées de Louis Xv, comprend toutes les
voies du royaume sur lesquelles une circulation gulière, et
rapide à la mesure du temps, était assurée. Il est antérieur à la
grande révolution qui a transfor la vie moderne : nous voulons
parler, non de la révolution politique, mais de celle qui s' est
opérée dans les moyens de transport au milieu du xixe siècle. On
avait fait d' assez grands progrès à la fin du xviiie scle pour
la rapidité des voyages ; cependant les résultats atteints à
cette époque seraient aujourd' hui de nature à nous faire sourire
. à la fin du xviiie siècle et encore au commencement du xixe, la
circulation des choses, sinon des hommes, restait assujettie aux
mes difficultés et aux mêmes lenteurs que par le passé. On ne
soupçonnait pas encore quelle intensité d' attraction des
contrées, même éloignées, peuvent exercer les unes sur les autres
. C' est surtout une conception politique qui fait la différence
entre le réseau romain et le réseau monarchique de la fin du
xviiie siècle. Examinons-le en effet : les voies qui se
dirigeaient directement du Rhône vers l' océan, de la Saône
vers les Pays-Bas, semblent avoir subi une torsion. Elles se
détournent vers Paris, s' y nouent ; elles crivent tout autour
une sorte de toile d' araignée. Comme les tentacules d' un
polypier, elles s' allongent en tous sens. L' intervalle vide
p381
s' accroît avec l' éloignement de la capitale ; il devient énorme
vers l' ouest et le midi. Au sud de la Loire, il n' y a que deux
routes unissant la vallée du Rhône à l' océan, l' une par
Clermont, l' autre par Toulouse. Certaines directions
fondamentales n' ont pas entièrement disparu : on retrouve encore
, par Langres, Chaumont et Reims, une des voies directes
unissant la Bourgogne aux Flandres. Mais ces courants d'
autrefois ont cessé de se marquer aussi fortement dans la
physionomie générale du réseau. On peut en dire autant des
rapports directs entre les Alpes et l' oan, de l' ancienne
province romaine avec l' Aquitaine. Plusieurs causes qui avaient
eu de grands effets sur les rapports réciproques des hommes et
sur la tournure prise par la civilisation, ont ainsi pasà l'
arrière-plan. Parmi un certain nombre de traits qui subsistent,
il en est qui n' apparaissent qu' à demi effacés. Et la
disparition de tels ou tels anciens rapports emporte avec elle l'
explication de nombre de faits historiques. D' autres traits se
sont accentués. Telle est l' importance que prend leseau vers
le Rhin et la mer du Nord. Déjà les voies romaines
manifestaient cette idée stratégique. " la frontière de Vauban "
multiplie les routes, renforcées encore, en Alsace comme en
Flandre, par des canaux ou des fleuves. Ce système de routes est
, en somme, un type de centralisation. Quels que soient les
avantages inhérents à la position géographique de la capitale, il
n' y a aucune parité entre eux et les conséquences qui en sont
sorties. Le bassin de Londres, avec des avantages en grande
partie semblables à ceux du bassin de Paris, n' a pas été
centralisateur aume degré. Un poids jeté dans la balance a
troublé, chez nous, l' équilibre des causesographiques. Des
affinités naturelles ont été exagérées. Ce n' est plus la
géographie pure, mais de l' histoire qui se laisse voir dans cet
organisme concent, replié sur lui-même, jaloux de ramener vers
un foyer et d' y retenir la vie éparse sur l' étendue de la
contrée. Une individualité plus ramassée a succédé à celle qui s'
exprime dans le réseau antérieur. Le système s' est nationalisé ;
on y sent une tension qui est le résultat artificiel de la
politique et de l' histoire. Il serait intéressant de pousser la
comparaison au delà. Nous nous contenterons d' indiquer que l'
examen du réseau de voies ferrées, surtout depuis cinquante ans,
marque une tendance à s' écarter du type prédent. Des indices
de rapports nouveaux, de changements dans la valeur réciproque
des contrées, se laisseraient tirer de l' étude analytique des
voies de communication, canaux ou chemins de fer, telles que la
France du xixe siècle a été conduite à les constituer.
p382
Tenons-nous-en à la comparaison des deux époques entre lesquelles
a évolué notre histoire : il est clair qu' elle s' est développée
dans le sens de la centralisation. La position de la France y a
certainement pous. Chez une contrée en contact avec cinq ou six
états différents, on pouvait s' attendre à ce que l' action
humaine s' exerçât fortement dans un sens tout politique, à ce
qu' elle tendît à l' excès les ressorts. Le sens du danger
extérieur s' imposait. La France est située de telle sorte que
le soleil ne peut y cliner sans qu' elle voie grandir sur elle
l' ombre des nations voisines. Il en est résulté que, parmi les
énergies contenues dans le sol natal, une partie s' est oblitérée
, pendant que d' autres ont été mises en évidence et que parfois
me les conséquences en ont été outrées. Notre histoire obéit à
une sorte de logique, qui insiste sur certaines aptitudes
géographiques, qui subordonne les autres et les tient à l'
arrière-plan. Celles-ci restent alors sans effets, ou plutôt s'
expriment par des indications fugitives. On peut dire que la
physionomie de l' histoire de France ne se dégage comptement
que si l' on tient compte des causes qui n' ont pas trou
fortune. Il ne manque pas d' échapes subites par lesquelles
nous sommes avertis qu' à travers l' ordonnance
p383
générale des faits, des causes agissent parallèlement ou à contre
-courant. Ce qui paraît épisodique, accidentel, n' est souvent
que la revanche de causes géographiques gênées dans leur action.
Plusieurs fois nos mers semblent protester contre l' oubli auquel
les condamne le tourral de notre politique. Dieppe, La
Rochelle, jettent un vif éclat ; mais elles passent à travers
notre histoire comme des météores. La vie urbaine, après s' être
éveillée avec énergie dans le nord de la France, s' affaiblit
sans nous avoir don ce type de civilisation qu' elle a légué à
la Flandre, à une partie de l' Italie et de l' Allemagne. Les
rapports se sont noués entre Paris et les provinces, mais au
détriment de ceux que les provinces entretenaient les unes avec
les autres. Ainsi les relations fécondes qui avaient existé entre
l' est et l' ouest de notre pays, des Alpes à l' oan, se sont
atténuées au point qu' elles ne sont plus gre qu' un souvenir
historique. L' histoire de notre pays nous fait assister à un
riche veloppement de dons variés, mais elle ne nous fournit qu'
une traduction incomplète des aptitudes de la France. Nos
générations auraient tort de se complaire au spectacle du pas
au point d' oublier que dans nos montagnes, nos fleuves, nos mers
, dans l' ensemble géographique qui sesume dans le mot France
, bien des énergies attendent encore leur tour. Ii-la vie d'
autrefois. Mais revenons à la France d' autrefois, puisque l'
oeuvre dont nous venons d' écrire l' introductionographique s'
arrête à la date de la volution. Il ne faudrait pas non plus
exagérer les effets de cette centralisation sur la vie de notre
ancienne France. Elle a obstrué plutôt que tari certaines
sources d' activité. Sous le filet dont elle enveloppait la
France, la vie de la contrée subsistait variée, multiple, s'
échappant par toutes les mailles. Le sentiment de cette vie s'
éloigne de plus en plus de nous. Ce n' était pas une chose qui s'
exprit directement par des faits, mais l' atmosphèreme dans
laquelle se formaient les idées et s' entretenaient les habitudes
. Pour s' en rapprocher aujourd' hui, il convient de poursuivre
dans le détail les manifestations de la vie locale, d' entrer
autant que possible dans l' intimité de la contrée. C' est ce que
nous nous sommes proposé dans les descriptions qui précèdent.
Elles ont pour but de dissiper une partie du voile qui chaque
jour va s' épaississant entre la vie d' autrefois et celle d'
aujourd' hui.
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On entrevoit alors le fond sur lequel se détachent d' autres
personnages que ceux dont s' entretenaient la cour et la ville :
le paysan, le bourgeois agriculteur, le petit noble vivant sur
ses terres ; artisans obscurs de l' utile besogne qui ne s'
interrompt jamais ; ceux qui ont maintenu la France et plusieurs
fois l' ont restaurée. Tout ce monde se tient. De la campagne à
la petite ville rurale, le bourgeois passe une partie de l'
année, se nouent les relations de foires et de marcs. La petite
ville recrute son aristocratie dans un monde de propriétaires, d'
ecclésiastiques et de gens de loi. Elle a fourni à l' ancienne
France de petits centres sociaux, dont les railleries même
auxquelles ils étaient parfois en butte, prouvent l' existence.
Et à travers ces classes sociales la pene atteint et découvre
ce qui en est le fond et la raison d' être, le sol français. Lui
aussi est un personnage historique. Il agit par la pression qu'
il exerce sur les habitudes, par les ressources qu' il met à la
disposition de nos détresses ; il règle les oscillations de notre
histoire. Parmi les causes qui obscurcissent pour nous le
sentiment du pas, la principale tient pcisément à un
changement d' habitudes. L' histoire de l' ancienne France s'
est déroue pendant une période où les rapports entre la
puissance humaine et les obstacles de pesanteur et de distance,
étaient tout différents d' aujourd' hui. Les moyens qui
permettent aux produits d' être transportés en masse et avec
régularité d' une partie de la terre à une autre, n' existaient
pas. Aussi ne pouvait-il entrer dans l' idée de personne qu' une
contrée pût confier à une contrée éloignée le soin de nourrir ses
habitants. Chacune restait comme un petit monde en soi veillant à
sa propre subsistance. Ici l' on craint de manquer de blé ; là de
manquer de bois ; et l' on prend ou sollicite des mesures
préservatrices. Dans cet état, l' estime et la confiance vont
exclusivement à la terre. Dans la psychologie de l' ancienne
France la prééminence de l' agriculture comme forme de travail
et de richesse est une idée de sens commun. Entre le paysan qui
ne quitte pas le sol et le bourgeois ou petit gentilhomme qui va
vivre dans la ville voisine du revenu de ses terres, il y a
différence d' habit et d' éducation et aussi différence de
conditions sociales ; mais les sources de l' avoir et de la vie
sont les mes. Voyez le sens expressif que prend pour le peuple
de France le mot héritage ; il se matérialise dans la terre
; dans la langue de Jeanne D' Arc, il s' applique au royaume
me. Du laboureur ou du métayer au bourgeois et au noble existe
une hrarchie terrienne se superposant et, faut-il ajouter, se
dédaignant
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mutuellement. Sur les transactions et les litiges auxquels donne
lieu la terre, s' échafaude la classe cteuse des gens de loi,
autre caractéristique, non la plus enviable, de l' ancienne
France. De ces choses d' autrefois, le paysan seul, dépositaire
et conservateur des idées anciennes, garde encore quelques traces
. Par lui on peut, quoique de moins en moins chaque jour, se
rendre compte de ce qu' était jadis l' existence de la très
grande majorité de la population de la France. Elle se composait
d' une trame continue d' occupations revenant périodiquement, et
qui directement ou indirectement, qu' il s' agît de travail
agricole ou d' industries domestiques, se rapportaient toujours à
un même objet, la terre. Les artistes inconnus qui ont animé de
leurs sculptures les portails de nos vieilles cathédrales, se
sont plu quelquefois à retracer les scènes qu' amenait ainsi le
retour de chaque saison ou de chaque mois. C' est que leurs
contemporains aimaient à retrouver dans ces sculptures, comme le
font encore nos vieux paysans dans les almanachs qui leur sont
restés chers, l' image des travaux et des jours, l' expression
régulière d' une vie à laquelle suffisaient les changements qu'
amènent le cours du soleil et les renaissantes métamorphoses de
la terre suivant les saisons. Ni le sol ni le climat n' ont
changé ; pourquoi cependant ce tableau paraît-il suranné ?
Pourquoi nepond-il plus à la réalité présente ? Nous sommes
amenés parau seuil d' une question que nous ne devons ni ne
voulons ici aborder. Disons seulement qu' il n' y a rien dans ce
qui arrive qui ne soit conforme aux faits que nous avons déjà eu
occasion de reconnaître. Une contrée, -la France moins que toute
autre, -ne vit pas seulement de sa vie propre ; elle participe à
une vie plus générale qui la pénètre ; et la pénétration de ces
rapports généraux ne peut qu' augmenter avec la civilisation même
. Lorsque se produisent de grandesvolutions économiques, comme
celles que les découvertes du xixe siècle ont amenées dans les
moyens de transport, quels habitants du globe pourraient se
flatter d' échapper à leurs conséquences ? Elles atteignent la
chaumière du paysan comme la mansarde de l' ouvrier. Elles se
percutent dans les salaires, la vente des produits du sol, la
durée des occupations rurales. De telles transformations sont de
nature à entraîner des conséquences que l' esprit humain peut
difficilement mesurer. Nous croyons fermement que notre pays
tient en serve assez de ressources pour que de nouvelles forces
entrent en jeu et lui permettent de jouer sa partie sur l'
échiquier indéfiniment agrandi, dans une concurrence de plus en
plus nombreuse. Nous pensons aussi que les grands changements
dont nous sommes témoins n' atteindront
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pas foncièrement ce qu' il y a d' essentiel dans notre
tempérament national. La robuste constitution rurale que donnent
à notre pays le climat et le sol est un fait cimenté par la
nature et le temps. Il s' exprime par un nombre de propriétaires
qui n' est égalé nulle part. En cela réside, sur cela s' appuie
une solidité, qui peut-être ne se rencontre dans aucun pays au
me degré que chez nous, une solidité française. Chez les
peuples de civilisation industrielle qui nous avoisinent, nous
voyons aujourd' hui les habitants tirer de plus en plus leur
subsistance du dehors ; la terre, chez nous, reste la nourricière
de ses enfants. Cela ce une différence dans l' attachement qu'
elle inspire. Des révolutions économiques comme celles qui se
déroulent de nos jours, impriment une agitation extraordinaire à
l' âme humaine ; elles mettent en mouvement une foule de désirs,
d' ambitions nouvelles ; elles inspirent aux uns des regrets, à
d' autres des chimères. Mais ce trouble ne doit pas nous dérober
le fond des choses. Lorsqu' un coup de vent a violemment agité la
surface d' une eau très claire, tout vacille et se mêle ; mais,
au bout d' un moment, l' image du fond se dessine de nouveau. L'
étude attentive de ce qui est fixe et permanent dans les
conditions géographiques de la France, doit être ou devenir plus
que jamais notre guide.
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