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Alphonse Daudet
Sapho
− Collection Romans / Nouvelles −
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Table des matières
Sapho............................................................................................................1
I............................................................................................................2
II.........................................................................................................10
III.......................................................................................................24
IV.......................................................................................................39
V........................................................................................................50
VI.......................................................................................................66
VII......................................................................................................83
VIII..................................................................................................101
IX.....................................................................................................118
X......................................................................................................129
XI.....................................................................................................137
XII....................................................................................................147
XIII..................................................................................................159
XIV..................................................................................................169
XV...................................................................................................181
i
Sapho
Auteur : Alphonse Daudet
Catégorie : Romans / Nouvelles
Licence : Domaine public
1
I
– Regardez−moi, voyons… J’aime la couleur de vos yeux…
– Comment vous appelez−vous ?
– Jean.
– Jean tout court ?
– Jean Gaussin.
– Du Midi, j’entends ça… Quel âge ?
– Vingt et un ans.
– Artiste ?
– Non, madame.
– Ah ! tant mieux…
Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires,
des airs de danse d’une fête travestie, s’échangeaient – une nuit de juin –
entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de
fougères arborescentes, qui faisait le fond de l’atelier de Déchelette.
Au pressant interrogatoire de l’Égyptienne, le pifferaro répondait avec
l’ingénuité de son âge tendre, l’abandon, le soulagement d’un Méridional
resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de
sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par l’ami qui l’avait amené, il
se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé
I 2
et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau
de mouton de son costume ; et un succès, dont il ne se doutait guère, se
levait et chuchotait autour de lui.
Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins
blaguaient la cornemuse qu’il portait tout de travers et sa défroque de
montagne, lourde et gênante dans cette nuit d’été. Une Japonaise aux yeux
de faubourg, des couteaux d’acier tenant son chignon remonté, fredonnait
en l’agaçant : Ah ! qu’il est beau, qu’il est beau, le postillon… [Le
postillon de Longjumeau est un opéra de Adam qui comporte un air très
connu, du temps de Daudet, sur le beau postillon… ] ; tandis qu’une novio
espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras d’un chef apache,
lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs.
Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement ridicule et se
réfugiait dans l’ombre fraîche de la galerie vitrée, bordée d’un large divan
sous les verdures. Tout de suite cette femme était venue s’asseoir près de
lui.
Jeune, belle ? Il n’aurait su le dire… Du long fourreau de lainage bleu où
sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusqu’à
l’épaule ; et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges
ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front,
composaient un ensemble harmonieux.
Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette ; et cette
pensée n’était pas pour le mettre à l’aise, ce genre de personnes lui faisant
très peur. Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée
sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse… « Du Midi
vraiment ?… Et des cheveux de ce blond−là !… Voilà une chose
extraordinaire. »
Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si c’était
très difficile cet examen pour les consulats qu’il préparait, s’il connaissait
beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue
Sapho
I 3
de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de l’étudiant
qui l’avait amené… « La Gournerie… un parent de l’écrivain… elle
connaissait sans doute… » l’expression de ce visage de femme changea,
s’assombrit subitement ; mais il n’y prit pas garde, ayant l’âge où les yeux
brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait promis que son cousin serait
là, qu’il le présenterait. « J’aime tant ses vers… je serais si heureux de le
connaître… »
Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli resserrement d’épaules,
en même temps qu’elle écartait de sa main les feuilles légères d’un
bambou et regardait dans le bal si elle ne lui découvrirait pas son grand
homme.
La fête à ce moment étincelait et roulait comme une apothéose de féerie.
L’atelier, le hall plutôt, car on n’y travaillait guère, développé dans toute la
hauteur de l’hôtel et n’en faisant qu’une pièce immense, recevait sur ses
tentures claires, légères, estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses
paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses
jaunes garnissant le foyer d’une haute cheminée Renaissance, l’éclairage
varié et bizarre d’innombrables lanternes chinoises, persanes, mauresques,
japonaises, les unes en fer ajouré, découpées d’ogives comme une porte de
mosquée, d’autres en papier de couleur pareilles à des fruits, d’autres
déployées en éventail, ayant des formes de fleurs, d’ibis, de serpents ; et
tout à coup de grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient pâlir
ces mille lumières et givraient d’un clair de lune les visages et les épaules
nues, toute la fantasmagorie d’étoffes, de plumes, de paillons, de rubans
qui se froissaient dans le bal, s’étageaient sur l’escalier hollandais à large
rampe menant aux galeries du premier que dépassaient les manches des
contrebasses et la mesure frénétique d’un bâton de chef d’orchestre.
De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau de branches
vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor, l’encadraient et, par une
illusion d’optique, jetaient au va−et−vient de la danse des guirlandes de
glycine sur la traîne d’argent d’une robe de princesse, coiffaient d’une
feuille de dracæna un minois de bergère Pompadour ; et pour lui
maintenant l’intérêt du spectacle se doublait du plaisir d’apprendre par son
Sapho
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Égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces
travestis d’une variété, d’une fantaisie si amusantes.
Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, c’était Jadin ; tandis
qu’un peu plus loin cette soutane élimée de curé de campagne déguisait le
vieil Isabey, grandi par un jeu de cartes dans ses souliers à boucles. Le père
Corot souriait sous l’énorme visière d’une casquette d’invalide. On lui
montrait aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham
en oiseau des îles.
Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanaché, un
prince Eugène, un Charles Ier, portés par de tout jeunes peintres,
marquaient bien la différence entre les deux générations d’artistes ; les
derniers venus, sérieux, froids, des têtes de gens de bourse vieillis de ces
rides particulières que creusent les préoccupations d’argent, les autres bien
plus gamins, rapins, bruyants, débridés.
Malgré ses cinquante−cinq ans et les palmes de l’Institut, le sculpteur
Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps d’hercule, une
palette de peintre battant ses longues jambes en guise de sabretache,
tortillait un cavalier seul du temps de la Grande Chaumière en face du
musicien de Potter, en muezzin qui fait la fête, le turban de travers, mimant
la danse du ventre et piaillant le « la Allah, il Allah » d’une voix suraiguë.
On entourait ces joyeux illustres d’un large cercle qui reposait les
danseurs ; et au premier rang, Déchelette, le maître du logis, fronçait sous
un haut bonnet persan ses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe
grisonnante, heureux de la gaieté des autres et s’amusant éperdument, sans
qu’il y parût.
L’ingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste d’il y a dix ou douze
ans, très bon, très riche, avec des velléités d’art et cette libre allure, ce
mépris de l’opinion que donnent la vie de voyage et le célibat, avait alors
l’entreprise d’une ligne ferrée de Tauris à Téhéran ; et chaque année, pour
se remettre de dix mois de fatigues, de nuits sous la tente, de galopades
fiévreuses à travers sables et marais, il venait passer les grandes chaleurs
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dans cet hôtel de la rue de Rome, construit sur ses dessins, meublé en
palais d’été, où il réunissait des gens d’esprit et de jolies filles, demandant
à la civilisation de lui donner en quelques semaines l’essence de ce qu’elle
a de montant et de savoureux.
« Déchelette est arrivé. » C’était la nouvelle des ateliers, sitôt qu’on avait
vu se lever comme un rideau de théâtre l’immense store de coutil sur la
façade vitrée de l’hôtel. Cela voulait dire que la fête commençait et qu’on
allait en avoir pour deux mois de musiques et festins, danses et bombances,
tranchant sur la torpeur silencieuse du quartier de l’Europe à cette époque
des villégiatures et des bains de mer.
Personnellement, Déchelette n’était pour rien dans le bacchanal qui
grondait chez lui nuit et jour. Ce noceur infatigable apportait au plaisir une
frénésie à froid, un regard vague, souriant, comme hatschisché, mais d’une
tranquillité, d’une lucidité imperturbables. Très fidèle ami, donnant sans
compter, il avait pour les femmes un mépris d’homme d’Orient, fait
d’indulgence et de politesse ; et de celles qui venaient là, attirées par sa
grande fortune et la fantaisie joyeuse du milieu, pas une ne pouvait se
vanter d’avoir été sa maîtresse plus d’un jour.
« Un bon homme tout de même… » ajouta l’Egyptienne qui donnait à
Gaussin ces renseignements. S’interrompant tout à coup :
– Voilà votre poète…
– Où donc ?
– Devant vous… en marié de village…
Le jeune homme eut un « Oh ! » désappointé. Son poète ! Ce gros homme,
suant, luisant, étalant des grâces lourdes dans le faux−col à deux pointes et
le gilet fleuri de Jeannot… Les grands cris désespérés du Livre de l’Amour
lui venaient à la mémoire, du livre qu’il ne lisait jamais sans un petit
battement de fièvre ; et tout haut, machinalement, il murmurait :
Pour animer le marbre orgueilleux de ton corps,
Sapho
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Ô Sapho, j’ai donné tout le sang de mes veines…
Elle se retourna vivement, avec le cliquetis de sa parure barbare :
– Que dites−vous là ?
C’étaient des vers de La Gournerie ; il s’étonnait qu’elle ne les connût pas.
« Je n’aime pas les vers… » fit−elle d’un ton bref ; et elle restait debout, le
sourcil froncé, regardant la danse et froissant nerveusement les belles
grappes lilas qui pendaient devant elle. Puis, avec l’effort d’une décision
qui lui coûtait : « Bonsoir… » et elle disparut.
Le pauvre pifferaro resta tout saisi. « Qu’est−ce qu’elle a ?… Que lui ai−je
dit ?… » Il chercha, ne trouva rien, sinon qu’il ferait bien d’aller se
coucher. Il ramassa mélancoliquement sa cornemuse et rentra dans le bal,
moins troublé du départ de l’Egyptienne que de toute cette foule qu’il
devait traverser pour gagner la porte.
Le sentiment de son obscurité parmi tant d’illustrations le rendait plus
timide encore. Maintenant on ne dansait plus ; quelques couples çà et là,
acharnés aux dernières mesures d’une valse qui mourait, et parmi eux
Caoudal, superbe et gigantesque, tourbillonnant la tête haute avec une
petite tricoteuse, coiffe au vent, qu’il enlevait sur ses bras roux.
Par le grand vitrage du fond large ouvert, entraient des bouffées d’air
matinales et blanchissantes, agitant les feuilles des palmiers, couchant les
flammes des bougies comme pour les éteindre. Une lanterne en papier prit
feu, des bobèches éclatèrent, et tout autour de la salle, les domestiques
installaient des petites tables rondes comme aux terrasses des cafés. On
soupait toujours ainsi par quatre ou cinq chez Déchelette ; et les
sympathies en ce moment se cherchaient, se groupaient.
C’étaient des cris, des appels féroces, le « Pil… ouit » du faubourg
répondant au « You you you you » en crécelle des filles d’Orient, et des
colloques à voix basse, et des rires voluptueux de femmes qu’on entraînait
Sapho
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d’une caresse.
Gaussin profitait du tumulte pour se glisser vers la sortie, quand son ami
l’étudiant l’arrêta, ruisselant, les yeux en boule, une bouteille sous chaque
bras : « Mais où êtes−vous donc ?… Je vous cherche partout… j’ai une
table, des femmes, la petite Bachellery des Bouffes… En Japonaise, savez
bien… Elle m’envoie vous chercher. Venez vite… » et il repartit en
courant.
Le pifferaro avait soif ; puis l’ivresse du bal le tentait, et le minois de la
petite actrice qui de loin lui faisait des signes. Mais une voix sérieuse et
douce murmura près de son oreille : « N’y va pas… » Celle de tout à
l’heure était là, tout contre lui, l’entraînant dehors, et il la suivit sans
hésiter. Pourquoi ? Ce n’était pas l’attrait de cette femme ; il l’avait à peine
regardée, et l’autre là−bas qui l’appelait, dressant les couteaux d’acier de
sa chevelure, lui plaisait bien davantage. Mais il obéissait à une volonté
supérieure à la sienne, à la violence impétueuse d’un désir.
N’y va pas !…
Et subitement ils se trouvèrent tous deux sur le trottoir de la rue de Rome.
Des fiacres attendaient dans le matin blême. Des balayeurs, des ouvriers
allant au travail regardaient cette maison de fête grondante et débordante,
ce couple travesti, un Mardi Gras en plein été.
« Chez vous, ou chez moi ?… » demanda−t−elle. Sans bien s’expliquer
pourquoi, il pensa que chez lui ce serait mieux, donna son adresse lointaine
au cocher ; et pendant la route qui fut longue ils parlèrent peu. Seulement
elle tenait une de ses mains entre les siennes qu’il sentait très petites et
glacées ; et, sans le froid de cette étreinte nerveuse, il aurait pu croire
qu’elle dormait, renversée au fond du fiacre, avec le reflet glissant du store
bleu sur la figure.
On s’arrêta rue Jacob, devant un hôtel d’étudiants. Quatre étages à monter,
c’était haut et dur. » Voulez−vous que je vous porte ?… » dit−il en riant,
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mais tout bas, à cause de la maison endormie. Elle l’enveloppa d’un lent
regard, méprisant et tendre, un regard d’expérience qui le jaugeait et
clairement disait : « Pauvre petit… »
Alors lui, d’un bel élan, bien de son âge et de son Midi, la prit, l’emporta
comme un enfant, car il était solide et découplé avec sa peau blonde de
demoiselle, et il monta le premier étage d’une haleine, heureux de ce poids
que deux beaux bras, frais et nus, lui nouaient au cou.
Le second étage fut plus long, sans agrément. La femme s’abandonnait, se
faisait plus lourde à mesure. Le fer de ses pendeloques, qui d’abord le
caressait d’un chatouillement, entrait peu à peu et cruellement dans sa
chair.
Au troisième, il râlait comme un déménageur de piano ; le souffle lui
manquait, pendant qu’elle murmurait, ravie, la paupière allongée : « Oh !
m’ami, que c’est bon… qu’on est bien… » Et les dernières marches, qu’il
grimpait une à une, lui semblaient d’un escalier géant dont les murs, la
rampe, les étroites fenêtres tournaient en une interminable spirale. Ce
n’était plus une femme qu’il portait, mais quelque chose de lourd,
d’horrible, qui l’étouffait, et qu’à tout moment il était tenté de lâcher, de
jeter avec colère, au risque d’un écrasement brutal.
Arrivés sur l’étroit palier : « Déjà… » dit−elle en ouvrant les yeux. Lui
pensait : « Enfin !… » mais n’aurait pu le dire, très pâle, les deux mains
sur sa poitrine qui éclatait.
Toute leur histoire, cette montée d’escalier dans la grise tristesse du matin.
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I 9
II
Il la garda deux jours ; puis elle partit, lui laissant une impression de peau
douce et de linge fin. Pas d’autre renseignement sur elle que son nom, son
adresse et ceci : « Quand vous me voudrez, appelez−moi… je serai
toujours prête… »
La toute petite carte, élégante, odorante, portait :
FANNY LEGRAND
6, rue de l’Arcade
Il la mit à sa glace entre une invitation au dernier bal des Affaires
Etrangères et le programme enluminé et fantaisiste de la soirée de
Déchelette, ses deux seules sorties mondaines de l’année ; et le souvenir de
la femme, resté quelques jours autour de la cheminée dans ce délicat et
léger parfum, s’évapora en même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux,
travailleur, se méfiant par−dessus tout des entraînements de Paris, eût eu la
fantaisie de renouveler cette amourette d’un soir.
L’examen, ministériel aurait lieu en novembre. Il ne lui restait que trois
mois pour le préparer. Après, viendrait un stage de trois ou quatre ans dans
les bureaux du service consulaire ; puis il s’en irait quelque part, très loin.
Cette idée d’exil ne l’effrayait pas ; car une tradition chez les Gaussin
d’Armandy, vieille famille avignonnaise, voulait que l’aîné des fils suivît
ce qu’on appelle la carrière, avec l’exemple, l’encouragement et la
protection morale de ceux qui l’y avaient précédé. Pour ce provincial, Paris
n’était que la première escale d’une très longue traversée, ce qui
l’empêchait de nouer aucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.
Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir que Gaussin, la
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lampe allumée, ses livres préparés sur la table, se mettait au travail, on
frappa timidement ; et, la porte ouverte, une femme apparut en toilette
élégante et claire. Il la reconnut seulement quand elle eut relevé sa voilette.
– Vous voyez, c’est moi… je reviens…
Puis surprenant le regard inquiet, gêné, qu’il jetait sur la besogne en train :
– Oh ! je ne vous dérangerai pas… je sais ce que c’est…
Elle défit son chapeau, prit une livraison du Tour du monde, s’installa et ne
bougea plus, absorbée en apparence par sa lecture ; mais, chaque fois qu’il
levait les yeux, il rencontrait son regard.
Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout de suite
entre ses bras, car elle était bien tentante et d’un grand charme avec sa
toute petite tête au front bas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et
la maturité souple de sa taille dans cette robe d’une correction toute
parisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de fille d’Egypte.
Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois dans la
semaine, et toujours elle entrait avec la même pâleur, les mêmes mains
froides et moites, la même voix serrée d’émotion.
– Oh ! je sais bien que je t’ennuie, lui disait−elle, que je te fatigue. Je
devrais être plus fière… Si tu crois !… Tous les matins en m’en allant de
chez toi, je jure de ne plus venir ; puis ça me reprend, le soir, comme une
folie.
Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la femme, par cette
persistance amoureuse. Celles qu’il avait connues jusque−là, des filles de
brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours
le dégoût de leur rire bête, de leurs mains de cuisinières, d’une grossièreté
d’instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière elles. Dans
sa croyance d’innocent, il pensait toutes les filles de plaisir pareilles. Aussi
s’étonnait−il de trouver en Fanny une douceur, une réserve vraiment
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femme, avec cette supériorité – sur les bourgeoises qu’il rencontrait en
province chez sa mère – d’un frottis d’art, d’une connaissance de toutes
choses, qui rendaient les causeries intéressantes et variées.
Puis elle était musicienne, s’accompagnait au piano et chantait, d’une voix
de contralto un peu fatiguée, inégale, mais exercée, quelque romance de
Chopin ou de Schumann, des chansons de pays, des airs berrichons,
bourguignons ou picards dont elle avait tout un répertoire.
Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air où se plaisent
ceux de son pays, s’exaltait par le son aux heures de travail, en berçait son
repos délicieusement. Et de Fanny, cela surtout le ravissait. Il s’étonnait
qu’elle ne fût pas dans un théâtre, et apprit ainsi qu’elle avait chanté au
Lyrique.
– Mais pas longtemps… Je m’ennuyais trop…
En elle effectivement rien de l’étudié, du convenu de la femme de théâtre ;
pas l’ombre de vanité ni de mensonge. Seulement un certain mystère sur sa
vie au−dehors, mystère gardé même aux heures de passion, et que son
amant n’essayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la
laissant arriver à l’heure dite sans même regarder la pendule, ignorant
encore la sensation de l’attente, ces grands coups à pleine poitrine qui
sonnent le désir et l’impatience.
De temps en temps, l’été étant très beau cette année−là, ils s’en allaient à la
découverte de tous ces jolis coins des environs de Paris dont elle savait la
carte précise et détaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents,
des gares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois
ou des eaux, évitant seulement certains endroits trop courus. Un jour qu’il
lui proposait d’aller aux Vaux−de−Cernay.
– Non, non… pas là… il y a trop de peintres…
Et cette antipathie des artistes, il se rappela qu’elle avait été l’initiation de
leur amour. Comme il en demandait la raison :
Sapho
II 12
– Ce sont, dit−elle, des détraqués, des compliqués qui racontent toujours
plus de choses qu’il n’y en a… Ils m’ont fait beaucoup de mal…
Lui protestait :
– Pourtant, l’art, c’est beau… Rien de tel pour embellir, élargir la vie.
– Vois−tu, m’ami, ce qui est beau, c’est d’être simple et droit comme toi,
d’avoir vingt ans et de bien s’aimer…
Vingt ans ! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si vivante, toujours
prête, riant à tout, trouvant tout bon.
Un soir, à Saint−Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils arrivèrent la veille
de la fête et ne trouvèrent pas de chambre. Il était tard, il fallait une lieue
de bois dans la nuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit
un lit de sangle, resté libre au bout d’une grange où dormaient des maçons.
– Allons−y, dit−elle en riant… ça me rappellera mon temps de misère.
Elle avait donc connu la misère.
Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la grande salle crépie à
la chaux, où fumait une veilleuse au fond d’une niche sur la muraille ; et
toute la nuit serrés l’un contre l’autre, ils étouffaient leurs baisers et leurs
rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les
bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout près de la robe
de soie et des fines bottes de la Parisienne.
Au petit jour, une chatière s’ouvrit au bas du large portail, un rai de
lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue, pendant qu’une voix
enrouée criait : « Ohé ! la coterie… » Puis il se fit, dans la grange
redevenue obscure, un remue−ménage pénible et lent, des bâillées, des
étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains d’une chambrée qui
s’éveille ; et lourds, silencieux, les Limousins s’en allèrent, un par un, sans
se douter qu’ils avaient dormi près d’une belle fille.
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II 13
Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses cheveux en hâte :
« Reste là… je reviens… » Elle rentrait au bout d’un moment avec une
énorme brassée de fleurs des champs inondées de rosée. « Maintenant
dormons… » dit−elle en éparpillant sur le lit cette odorante fraîcheur de la
flore matinale qui ravivait l’atmosphère autour d’eux. Et jamais elle ne lui
avait paru si jolie qu’à cette entrée de grange, riant dans le petit jour, avec
ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.
Une autre fois, ils déjeunaient à Ville−d’Avray devant l’étang. Un matin
d’automne enveloppait de brume l’eau calme, la rouille des bois en face
d’eux ; et seuls dans le petit jardin du restaurant, ils s’embrassaient en
mangeant des ablettes. Tout à coup, d’un pavillon rustique branché dans le
platane au pied duquel leur table était mise, une voix forte et narquoise
appela : « Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous bécoter… »
Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait
dans l’embrasure en rondins du chalet.
– J’ai bien envie de descendre déjeuner avec vous… Je m’ennuie comme
un hibou dans mon arbre…
Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la rencontre ; lui, au
contraire, accepta bien vite, curieux de l’artiste célèbre, flatté de l’avoir à
sa table.
Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où tout était
calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour éclaircir un teint
sabré de rides et de couperoses, jusqu’au veston serré sur la taille encore
svelte et les muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux qu’au bal de
Déchelette.
Mais ce qui le surprit et même l’embarrassait un peu, ce fut le ton
d’intimité du sculpteur avec sa maîtresse. Il l’appelait Fanny, la tutoyait.
– Tu sais, lui disait−il en installant son couvert sur leur nappe, je suis veuf
depuis quinze jours. Maria est partie avec Morateur. Ça m’a laissé assez
tranquille les premiers temps… Mais ce matin, en entrant à l’atelier, je me
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II 14
suis senti faignant comme tout… Impossible de travailler… Alors j’ai
lâché mon groupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée,
quand on est seul… Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte…
Puis regardant le Provençal dont la barbe follette et les cheveux bouclés
avaient le ton du sauternes dans les verres :
– Est−ce beau, la jeunesse !… Pas de danger qu’on le lâche, celui−là… Et
ce qu’il y a de plus fort, c’est que ça se gagne… Elle a l’air aussi jeune que
lui…
– Malhonnête !… fit−elle en riant ; et son rire sonnait bien la séduction
sans âge, la jeunesse de la femme qui aime et veut se faire aimer.
« Étonnante… Étonnante… » murmurait Caoudal, qui l’examinait tout en
mangeant, avec un pli de tristesse et d’envie grimaçant au coin de sa
bouche.
– Dis donc, Fanny, te rappelles−tu un déjeuner ici… c’est loin, dam !…
nous étions Ezano, Dejoie, toute la bande… tu es tombée dans l’étang. On
t’a habillée en homme, avec la tunique du garde−pêche. Ça t’allait
richement bien…
– Rappelle plus… fit−elle froidement, et sans mentir ; car ces créatures
changeantes et de hasard ne sont jamais qu’à l’heure présente de leur
amour. Nulle mémoire de ce qui précéda, nulle crainte de ce qui peut venir.
Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidait à coups de sauternes ses
exploits de robuste jeunesse, d’amour et de beuverie, parties de campagne,
bals à l’Opéra, charges d’atelier, batailles et conquêtes. Mais, en se
tournant vers eux avec l’éclair remonté à ses yeux de toutes les flammes
qu’il remuait, il s’aperçut qu’ils ne l’écoutaient guère, occupés à égrener
des raisins aux lèvres l’un de l’autre.
– Est−ce assez rasant ce que je vous raconte là… Mais si, mais si, je vous
assomme… Ah ! nom d’un chien… C’est bête d’être vieux…
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Il se leva, jeta sa serviette
– Pour moi, le déjeuner, père Langlois… cria−t−il vers le restaurant.
Il s’éloigna tristement, traînant les pieds, comme rongé d’un mal incurable.
Longtemps les amoureux suivirent sa longue taille qui se voûtait sous les
feuilles couleur d’or.
« Pauvre Caoudal !… c’est vrai qu’il se tasse… » murmura Fanny d’un ton
de douce commisération ; et comme Gaussin s’indignait que cette Maria,
une fille, un modèle, pût s’amuser des souffrances d’un Caoudal et préférer
au grand artiste… qui ?… Morateur, un petit peintre sans talent, n’ayant
pour lui que sa jeunesse, elle se mit à rire : « Ah ! innocent… innocent… »
et lui renversant la tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, le
respirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme un bouquet.
Le soir de ce jour−là, Jean pour la première fois coucha chez sa maîtresse
qui le tourmentait à ce sujet depuis trois mois :
– Mais enfin, pourquoi ne veux−tu pas ?
– Je ne sais… ça me gêne.
– Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule…
Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle l’entraîna rue de
l’Arcade, tout près de la gare. À l’entresol d’une maison bourgeoise
d’apparence honnête et cossue, une vieille servante en bonnet paysan, l’air
revêche, vint leur ouvrir.
– C’est Machaume… Bonjour Machaume… dit Fanny lui sautant au cou.
Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi… je l’amène… Vite, allume tout, fais
la maison belle…
Sapho
II 16
Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenêtres cintrées et basses,
drapées de la même soie bleue banale qui couvrait les divans et quelques
meubles laqués. Aux murs trois ou quatre paysages égayaient et aéraient
l’étoffe ; tous portaient un mot de dédicace : « A Fanny Legrand », « A ma
chère Fanny… ».
Sur la cheminée, un marbre demi−grandeur de la Sapho de Caoudal, dont
le bronze est partout, et que Gaussin dès sa petite enfance avait vu dans le
cabinet de travail de père. Et à la lueur de l’unique bougie posée près du
socle, il s’aperçut de la ressemblance, affinée et comme rajeunissante, de
cette œuvre d’art avec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de
taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noués autour des
genoux lui étaient connus, intimes ; son œil les savourait avec le souvenir
de sensations plus tendres.
Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui dit d’un air
dégagé : « Il y a quelque chose de moi, n’est ce pas ?… le modèle de
Caoudal me ressemblait… » Et tout de suite elle l’emmena dans sa
chambre, où Machaume en rechignant installait deux couverts sur un
guéridon ; tous les flambeaux allumés, jusqu’aux bras de l’armoire à glace,
un beau feu de bois, gai comme un premier feu, flambant sous le
pare−étincelles, la chambre d’une femme qui s’habille pour le bal.
– J’ai voulu souper là, dit−elle en riant… nous serons plus vite au lit.
Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussi coquet. Les lampes Louis
XVI, les mousselines claires des chambres de sa mère et de ses sœurs ne
donnaient pas la moindre idée de ce nid ouaté, capitonné, où les boiseries
se cachaient sous des satins tendres, où le lit n’était qu’un divan plus large
que les autres, étalé au fond sur des fourrures blanches.
Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets bleus allongés
dans les glaces biseautées, après leur course à travers champs, l’ondée
qu’ils avaient reçue, la boue des chemins creux sous le jour qui tombait.
Mais ce qui l’empêchait de déguster en vrai provincial ce confort de
rencontre, c’était la mauvaise humeur de la servante, le regard
soupçonneux dont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d’un mot : «
Sapho
II 17
Laisse−nous Machaume… nous nous servirons… » Et comme la paysanne
jetait la porte en s’en allant : « N’y fais pas attention, elle m’en veut de
trop t’aimer… Elle dit que je perds ma vie… ces gens de campagne, c’est
si rapace !… Sa cuisine, par exemple, vaut mieux qu’elle… goûte−moi
cette terrine de lièvre. »
Elle découpait le pâté, débouchait le champagne, oubliait de se servir pour
le regarder manger, faisant à chaque geste remonter jusqu’à l’épaule les
manches d’une gandoura d’Alger, de laine souple et blanche, qu’elle
portait toujours à la maison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre
chez Déchelette ; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans la même
assiette, ils parlaient de cette soirée.
– Oh ! moi, disait−elle, dès que je t’ai vu entrer, j’ai eu envie de toi…
J’aurais voulu te prendre, t’emmener tout de suite, pour que les autres ne
t’aient pas… Et toi, qu’est−ce que tu pensais, quand tu m’as vue ?…
D’abord elle lui avait fait peur ; puis il s’était senti plein de confiance, en
intimité complète avec elle.
– Au fait, ajouta−t−il, je ne t’ai jamais demandé… Pourquoi t’es−tu
fâchée ?… Pour deux vers de La Gournerie ?…
Elle eut le même froncement de sourcils qu’au bal, puis un geste de tête :
– Des bêtises !… n’en parlons plus…
Et les bras autour de lui :
–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi… j’essayais de me sauver, de me
reprendre… mais je n’ai pas pu, je ne pourrai jamais…
– Oh ! jamais.
– Tu verras.
Sapho
II 18
Il se contenta de répondre avec le sourire sceptique de son âge, sans
s’arrêter à l’accent passionné, presque menaçant, dont lui fut jeté ce « tu
verras… ». Cette étreinte de femme était si douce, si soumise ; il croyait
fermement n’avoir qu’un geste à faire pour se dégager…
Même à quoi bon se dégager ?… Il était si bien dans le dorlotement de
cette chambre voluptueuse, si délicieusement étourdi par cette haleine en
caresse sur ses paupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de
visions fuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leur journée
d’amour à la campagne…
Au matin, il fut réveillé en sursaut par la voix de Machaume criant au pied
du lit, sans le moindre mystère :
– Il est là… il veut vous parler…
– Comment ! il veut ?… Je ne suis donc plus chez moi !… tu l’as donc
laissé entrer…
Furieuse, elle bondit, s’échappa de la chambre, à moitié nue, la batiste
ouverte :
– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…
Mais il ne l’attendit pas et ne sentit tranquille que lorsqu’il fut levé à son
tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.
Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement close où
la veilleuse éclairait encore le désordre du petit souper, il entendait le bruit
d’un débat terrible étouffé par les tentures du salon. Une voix d’homme,
irritée d’abord, puis implorante, dont les éclats s’écrasaient en sanglots, en
larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix qu’il ne reconnut pas
tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et de mots ignobles arrivant
jusqu’à lui comme d’une dispute de brasserie de filles.
Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé d’un éclaboussement de
Sapho
II 19
taches sur de la soie ; et la femme salie aussi, au niveau d’autres qu’il avait
méprisées auparavant.
Elle rentra haletante, tordant d’un beau geste sa chevelure répandue :
– Est−ce bête un homme qui pleure !…
Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage :
– Tu t’es levé !… recouche−toi… tout de suite… Je le veux…
Subitement radoucie, et l’enlaçant du geste et de la voix :
– Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas t’en aller comme ça… D’abord
je suis sûre que tu ne reviendrais plus.
– Mais si… Pourquoi donc ?…
– Jure que tu n’es pas fâché, que tu viendras encore… oh ! c’est que je te
connais.
Il jura ce qu’elle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses supplications
et l’assurance réitérée qu’elle était chez elle, libre de sa vie, de ses actes. À
la fin elle sembla se résigner à le voir partir, et l’accompagna jusqu’à la
porte, n’ayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire,
cherchant à se faire pardonner.
Une longue et profonde caresse d’adieu les retint dans l’antichambre.
« Alors… quand ?… » lui demandait−elle, les yeux tout au fond des yeux.
Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte d’être dehors, quand un
coup de sonnette l’arrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit
signe : « Non… n’ouvre pas… » Et ils restaient là, tous les trois,
immobiles, sans parler.
On entendit une plainte étouffée, puis le froissement d’une lettre glissée
sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.
Sapho
II 20
– Quand je te disais que j’étais libre… tiens !…
Elle passa à son amant la lettre qu’elle venait d’ouvrir, une pauvre lettre
d’amour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte sur une table de café et
dans laquelle le malheureux demandait grâce pour sa folie du matin,
reconnaissait n’avoir aucun droit sur elle que celui qu’elle voudrait bien lui
laisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilât pas sans retour,
promettant d’accepter tout, résigné à tout… mais ne pas la perdre, mon
Dieu ! ne pas la perdre…
« Crois−tu !… » dit−elle avec un mauvais rire ; et ce rire acheva de lui
barrer le cœur qu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait
pas encore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour,
toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement
absorbées au profit d’un être, d’un seul.
« Tu as bien tort de te moquer… cette lettre est horriblement belle et
navrante… » et tout bas, d’une voix grave, en lui tenant les mains :
– Voyons… pourquoi le chasses−tu ?…
– Je n’en veux plus… Je ne l’aime pas.
– Pourtant c’était ton amant… Il t’a fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours
vécu, qui t’est nécessaire.
– M’ami, dit−elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais
pas, je trouvais tout cela très bien… Maintenant c’est une fatigue, une
honte ; j’en avais le cœur qui me levait… Oh ! je sais, tu vas me dire que
toi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas… Mais ça, j’en fais mon
affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de m’aimer.
Il ne répondit pas, convint d’un rendez−vous pour le lendemain, et se
sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse
d’étudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, c’était fini maintenant. De
Sapho
II 21
quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait−il lui offrir en
échange de ce qu’il lui faisait perdre ?
Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement qu’il
put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable,
il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain,
en entendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé qui
alternaient avec son rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.
Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, en pleine garrigue provençale,
il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes
les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et
pour le défendre contre les entraînements du plaisir s’ajoutait encore
l’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à
demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom en péril.
L’oncle Césaire ! Rien qu’avec ces deux mots et le drame intime qu’ils
évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que
celui de cette amourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance.
Pourtant ce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.
Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la
voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. « Je n’ai pas
d’amour−propre… » lui écrivait−elle. Elle guettait l’heure de ses repas au
restaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de
larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle se contentait de le suivre,
d’épier le moment où il restait seul.
« Veux−tu de moi, ce soir ?… Non ?… Alors ce sera pour une autre fois. »
Et elle s’en allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle,
lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensonge qu’il
balbutiait à chaque rencontre. « L’examen tout proche… le temps qui
manquait… Après, plus tard, si ça la tenait encore… » De fait, il comptait,
sitôt reçu, prendre un mois de vacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait
pendant ce temps−là.
Sapho
II 22
Malheureusement, l’examen passé, Jean tomba malade. Une angine,
gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, s’envenima. Il ne
connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que
son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus
qu’un dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand
qui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans
fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une sœur de garde, avec des
câlineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une
grosse maladie d’enfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire «
merci, Divonne », quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son
front.
– Ce n’est pas Divonne… c’est moi… je te veille…
Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des
tisanes fabriquées dans une loge de concierge ; et Jean n’en revenait pas de
ce qu’il y avait d’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains
d’indolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, –
un divan d’hôtel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste de
police.
– Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi ?… lui
demandait−il un jour… Je suis mieux à présent… Il faudrait rassurer
Machaume.
Elle se mit à rire. Beau temps qu’elle courait, Machaume, et toute la
maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque, même la
literie. Il lui restait la robe qu’elle avait sur le dos et un peu de linge fin,
sauvé par sa bonne… Maintenant s’il la renvoyait, elle serait à la rue.
Sapho
II 23
III
« Cette fois, je crois que j’ai trouvé… Rue d’Amsterdam, vis−à−vis la
gare… Trois pièces, et un grand balcon… Si tu veux, nous irons voir, après
ton ministère… c’est haut, cinq étages… mais tu me porteras. C’était si
bon, tu te rappelles… » Et tout amusée de ce souvenir, elle se frôlait, se
roulait dans son cou, cherchait l’ancienne place, sa place.
À deux, dans leur garni d’hôtel, avec les mœurs du quartier, ces traîneries
par l’escalier de filles en filets et en savates, ces cloisons de papier derrière
lesquelles grouillaient d’autres ménages, cette promiscuité des clés, des
bougeoirs, des bottines, la vie devenait intolérable. Non pas à elle certes ;
avec Jean, le toit, la cave, même l’égout, tout lui était bon pour nicher.
Mais la délicatesse de l’amant s’effarouchait de certains contacts,
auxquels, garçon, il ne pensait guère. Ces ménages d’une nuit le gênaient,
déshonoraient le sien, lui causaient un peu la tristesse et le dégoût de la
cage des singes au Jardin des Plantes, grimaçant tous les gestes et les
expressions de l’amour humain. Le restaurant aussi l’ennuyait, ce repas
qu’il fallait aller chercher deux fois par jour au boulevard Saint−Michel,
dans une grande salle encombrée d’étudiants, d’élèves des Beaux−Arts,
peintres, architectes, qui sans le connaître avaient l’habitude de sa figure,
depuis un an qu’il mangeait là.
Il rougissait – en poussant la porte – de tous ces yeux tournés vers Fanny,
entrait avec la gêne agressive des tout jeunes gens qui accompagnent une
femme ; et il craignait aussi la rencontre d’un de ses chefs du ministère ou
de quelqu’un de son pays. Puis la question d’économie.
– Que c’est cher !… disait−elle chaque fois, emportant et commentant la
petite note du dîner… Si nous étions chez nous, j’aurais fait marcher la
maison trois jours pour ce prix−là.
– Eh bien, qui nous empêche ?…
III 24
Et l’on se mit en quête d’une installation.
C’est le piège. Tous y sont pris, les meilleurs, les plus honnêtes, par cet
instinct de propreté, ce goût du « home » qu’ont mis en eux l’éducation
familiale et la tiédeur du foyer.
L’appartement de la rue d’Amsterdam fut loué tout de suite et trouvé
charmant, malgré ses pièces en enfilade qui ouvraient, – la cuisine et la
salle sur une arrière−cour moisie où montaient d’une taverne anglaise des
odeurs de rinçure et de chlore, – la chambre sur la rue en pente et bruyante,
secouée jour et nuit aux cahots des fourgons, camions, fiacres, omnibus,
aux sifflets d’arrivée et de départ, tout le vacarme de la gare de l’Ouest
développant en face ses toitures en vitrage couleur d’eau sale. L’avantage,
c’était de savoir le train à sa porte, et Saint−cloud, Ville−d’Avray,
Saint−Germain, les vertes stations des bords de la Seine presque sous leur
terrasse. Car ils avaient une terrasse, large et commode, qui gardait de la
munificence des anciens locataires une tente de zinc peinte en coutil rayé,
ruisselante et triste sous le crépitement des pluies d’hiver, mais où l’on
serait très bien l’été pour dîner au bon air, comme dans un chalet de
montagne.
On s’occupa des meubles. Jean ayant fait part chez lui de son projet
d’installation, tante Divonne, qui était comme l’intendante de la maison,
envoya l’argent nécessaire ; et sa lettre annonçait en même temps le
prochain arrivage d’une armoire, d’une commode, et d’un grand fauteuil
canné, tirés de la « Chambre du vent » à l’intention du Parisien.
Cette chambre, qu’il revoyait au fond d’un couloir de Castelet, toujours
inhabitée, les volets clos attachés d’une barre, la porte fermée au verrou,
était condamnée, par son exposition aux coups du mistral qui la faisaient
craquer comme une chambre de phare. On y entassait des vieilleries, ce
que chaque génération d’habitants reléguait au passé devant les
acquisitions nouvelles.
Ah ! si Divonne avait su à quelles singulières siestes servirait le fauteuil
Sapho
III 25
canné, et que des jupons de surah, des pantalons à manchettes empliraient
les tiroirs de la commode Empire… Mais le remords de Gaussin à ce sujet
se trouvait perdu dans les mille petites joies de l’installation.
C’était si amusant, après le bureau, entre chien et loup, de partir en grandes
courses, serrés au bras l’un de l’autre, et de s’en aller dans quelque rue de
faubourg choisir une salle à manger, – le buffet, la table et six chaises, ou
des rideaux de cretonne à fleurs pour la croisée et le lit. Lui acceptait tout,
les yeux fermés ; mais Fanny regardait pour deux, essayait les chaises,
faisait, glisser les battants de la table, montrait une expérience
marchandeuse.
Elle connaissait les maisons où l’on avait à prix de fabrique une batterie de
cuisine complète pour petit ménage, les quatre casseroles en fer, la
cinquième émaillée pour le chocolat du matin ; jamais de cuivre, c’est trop
long à nettoyer. Six couverts de métal avec la cuillère à potage et deux
douzaines d’assiettes en faïence anglaise, solide et gaie, tout cela compté,
préparé, emballé comme une dînette de poupée. Pour les draps, serviettes,
linges de toilette et de table, elle connaissait un marchand, le représentant
d’une grande fabrique de Roubaix, chez qui on payait à tant par mois ; et
toujours à guetter les devantures, en quête de ces liquidations, de ces débris
de naufrage que Paris amène continuellement dans l’écume de ses bords,
elle découvrait au boulevard de Clichy l’occasion d’un lit superbe, presque
neuf, et large à y coucher en rang les sept demoiselles de l’ogre.
Lui aussi, en revenant du bureau, essayait des acquisitions ; mais il ne
s’entendait à rien, ne sachant dire non, ni s’en aller les mains vides. Entré
chez un brocanteur pour acheter un huilier ancien qu’elle lui avait signalé,
il rapportait en guise de l’objet déjà vendu un lustre de salon à
pendeloques, bien inutile puisqu’ils n’avaient pas de salon.
– Nous le mettrons dans la véranda… disait Fanny pour le consoler.
Et le bonheur de prendre des mesures, les discussions sur la place d’un
meuble ; et les cris, les rires fous, les bras éperdus au plafond quand on
s’apercevait que malgré toutes les précautions, malgré la liste très
complète des achats indispensables, il y avait toujours quelque chose
Sapho
III 26
d’oublié.
Ainsi la râpe à sucre. Conçoit−on qu’ils allaient se mettre en ménage sans
râpe à sucre !….
Puis, tout acheté et mis en place, les rideaux pendus, une mèche à la lampe
neuve, quelle bonne soirée que celle de l’installation, la revue minutieuse
des trois pièces avant de se coucher, et comme elle riait en l’éclairant
pendant qu’il verrouillait la porte :
– Encore un tour, encore… ferme bien… Soyons bien chez nous…
Alors ce fut une vie nouvelle, délicieuse. En quittant son travail, il rentrait
vite, pressé d’être arrivé, en pantoufles au coin de leur feu. Et dans le noir
pataugeage de la rue, il se figurait leur chambre allumée et chaude, égayée
de ses vieux meubles provinciaux que Fanny traitait par avance de débarras
et qui s’étaient trouvés de fort jolies anciennes choses ; l’armoire surtout,
un bijou Louis XVI, avec ses panneaux peints, représentant des fêtes
provençales, des bergers en jaquettes fleuries, des danses au galoubet et au
tambourin. La présence, familière à ses yeux d’enfant, de ces vieilleries
démodées lui rappelait la maison paternelle, consacrait son nouvel intérieur
dont il était à goûter le bien−être.
Dès son coup de sonnette, Fanny arrivait, soignée, coquette, « sur le pont
», comme elle disait. Sa robe de laine noire, très unie, mais taillée sur un
patron de bon faiseur, une simplicité de femme qui a eu de la toilette, les
manches retroussées, un grand tablier blanc ; car elle faisait elle−même
leur cuisine et se contentait d’une femme de ménage pour les grosses
besognes qui gercent les mains ou les déforment.
Elle s’y entendait même très bien, savait une foule de recettes, plats du
Nord ou du Midi, variés comme son répertoire de chansons populaires que,
le dîner fini, le tablier blanc accroché derrière la porte refermée de la
cuisine, elle entonnait de sa voix de contralto, meurtrie et passionnée.
En bas la rue grondait, roulait en torrent. La pluie froide tintait sur le zinc
Sapho
III 27
de la véranda ; et Gaussin, les pieds au feu, étalé dans son fauteuil,
regardait en face les vitres de la gare et les employés courbés à écrire sous
la lumière blanche de grands réflecteurs.
Il était bien, se laissait bercer. Amoureux ? Non ; mais reconnaissant de
l’amour dont on l’enveloppait, de cette tendresse toujours égale. Comment
avait−il pu se priver si longtemps de ce bonheur, dans la crainte – dont il
riait maintenant – d’un acoquinement, d’une entrave quelconque ? Est−ce
que sa vie n’était pas plus propre que lorsqu’il allait de fille en fille,
risquant sa santé ?
Aucun danger pour plus tard. Dans trois ans, quand il partirait, la brisure se
ferait toute seule et sans secousse. Fanny était prévenue ; ils en parlaient
ensemble, comme de la mort, d’une fatalité lointaine, mais inéluctable.
Restait le grand chagrin qu’ils auraient chez lui en apprenant qu’il ne vivait
pas seul, la colère de son père si rigide et si prompt.
Mais comment pourraient−ils savoir ? Jean ne voyait personne à Paris. Son
père, « le consul » comme on disait là−bas, était retenu toute l’année par la
surveillance du domaine très considérable qu’il faisait valoir et ses rudes
batailles avec la vigne. La mère, impotente, ne pouvait faire sans aide un
pas ni un geste, laissant à Divonne la direction de la maison, le soin des
deux petites sœurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance en
surprise avait à tout jamais emporté ses forces actives. Quant à l’oncle
Césaire, le mari de Divonne, c’était un grand enfant qu’on ne laissait pas
voyager seul.
Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsqu’il recevait une
lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques
lignes de leur grosse écriture à petits doigts, elle la lisait par−dessus son
épaule, s’attendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne
s’informait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune
jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la laissait déborder,
pensait tout haut, se livrait, pendant que l’autre restait muette.
Ainsi les jours, les semaines s’en allaient dans une heureuse quiétude un
moment troublée par une circonstance qui les émut beaucoup, mais
Sapho
III 28
diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle qu’il ne
put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, à son âge !… Qu’en
ferait−il ?… Devait−il le reconnaître ?… Et quel gage entre cette femme et
lui, quelle complication d’avenir !
Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La nuit, il ne
dormait pas plus qu’elle ; et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les
yeux ouverts, à mille lieues l’un de l’autre.
Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur
train de vie paisible, exquisement close. Puis l’hiver fini, le vrai soleil
enfin revenu, leur case s’embellissait encore, agrandie de la terrasse et de
la tente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le
sifflement en coup d’ongle des hirondelles.
La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des maisons
voisines ; mais le moindre souffle d’air était pour eux, et ils s’oubliaient
des heures, leurs genoux enlacés, n’y voyant plus. Jean se rappelait des
nuits semblables au bord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des
pays très chauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cette
haleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsqu’une caresse
invisible murmurait sur ses lèvres : « m’aimes−tu ?…” il revenait toujours
de très loin pour répondre : « oh ! oui, je t’aime… » Voilà ce que c’est de
les prendre si jeunes ; ils ont trop de choses dans la tête.
Sur le même balcon, séparé d’eux par une grille en fer enguirlandée de
fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettéma, des
gens mariés, très gros, dont les baisers claquaient comme des gifles.
Merveilleusement appareillés, dans une conformité d’âge, de goût, de
lourdes tournures, c’était touchant d’entendre ces amoureux à fin de
jeunesse chanter en duo tout bas, en s’appuyant à la balustrade, de vieilles
romances sentimentales…
Mais je l’entends qui soupire dans l’ombre
C’est un beau rêve, ah ! laissez−moi dormir.
Sapho
III 29
Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître. Quelquefois même la
voisine et elle échangeaient par−dessus le fer noirci de la rampe un sourire
de femmes amoureuses et heureuses ; mais les hommes comme toujours se
tenaient plus raides et l’on ne se parlait pas.
Jean revenait du quai d’Orsay, une après−midi, quand il s’entendit appeler
au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumière chaude
où Paris s’épanouissait à ce tournant du boulevard qui par un beau
couchant, vers l’heure du Bois, n’a pas son pareil au monde.
– Mettez−vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose… ça m’amuse
les yeux de vous regarder.
Deux grands bras l’avaient happé, assis sous la tente d’un café envahissant
le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se laissait faire, flatté d’entendre
autour de lui ce public de provinciaux, d’étrangers, jaquettes rayées et
chapeaux ronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal.
Le sculpteur, attablé devant une absinthe qui allait avec sa taille militaire et
sa rosette d’officier, avait auprès de lui l’ingénieur Déchelette arrivé de la
veille, toujours le même, hâlé et jaune, ses pommettes en saillie remontant
ses petits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès que le
jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique :
– Est−il beau, cet animal−là… Dire que j’ai eu cet âge et que je frisais
comme ça… Oh ! la jeunesse, la jeunesse…
– Toujours donc ? fit Déchelette saluant d’un sourire la toquade de son
ami.
– Mon cher, ne riez pas… Tout ce que j’ai, ce que je suis, les médailles, les
croix, l’Institut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux−là et ce
teint de soleil…
Puis revenant à Gaussin avec sa brusque allure :
Sapho
III 30
– Et Sapho, qu’est−ce que vous en faites ?… On ne la voit plus.
Jean arrondissait les yeux, sans comprendre.
– Vous n’êtes donc plus avec elle ?
Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton d’impatience :
– Sapho, voyons… Fanny Legrand… Ville−d’Avray…
– Oh ! c’est fini, il y a longtemps…
Comment lui vint ce mensonge ? Par une sorte de honte, de malaise, à ce
nom de Sapho donné à sa maîtresse ; la gêne de parler d’elle avec d’autres
hommes, peut−être aussi le désir d’apprendre des choses qu’on ne lui
aurait pas dites sans cela.
– Tiens ! Sapho… Elle roule encore ? demanda Déchelette distrait, tout à
l’ivresse de revoir l’escalier de la Madeleine, le marché aux fleurs, la
longue enfilade des boulevards entre deux rangs de bouquets verts.
– Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, l’année dernière !… Elle
était superbe dans sa tunique de fellah… Et le matin de cet automne, où je
l’ai trouvée déjeunant avec ce joli garçon chez Langlois, vous auriez dit
une mariée de quinze jours.
– Quel âge a−t−elle donc ?… Depuis le temps qu’on la connaît…
Caoudal leva la tête pour chercher : « Quel âge ?…. quel âge ?… Voyons,
dix−sept ans en 53, quand elle me posait ma figure… nous sommes en 73.
Ainsi, comptez. » Tout à coup ses yeux s’allumèrent : « Ah ! si vous
l’aviez vue, il y a vingt ans… longue, fine, la bouche en arc, le front
solide… Des bras, des épaules encore un peu maigres, mais cela allait bien
à la brûlure de Sapho… Et la femme, la maîtresse !… Ce qu’il y avait dans
cette chair à plaisir, ce qu’on tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où ne
manquait pas une note… Toute la lyre !… comme disait La Gournerie. »
Sapho
III 31
Jean, très pâle, demanda :
– Est−ce qu’il a été son amant, aussi celui−là ?…
– La Gournerie ?… Je crois bien, j’en ai assez souffert… Quatre ans que
nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre ans que je la couvais,
que je m’épuisais pour suffire à tous ses caprices… maîtres de chant, de
piano, de cheval, est−ce que je sais ?… Et quand je l’ai eu bien polie,
patinée, taillée en pierre fine, sortie du ruisseau où je l’avais ramassée une
nuit, devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes est venu me la
prendre chez moi, à la table amie où il s’asseyait tous les dimanches !
Il souffla très fort, comme pour chasser cette vieille rancune d’amour qui
vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus calme :
– D’ailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profité… Leurs trois ans de ménage,
ç’a été l’enfer. Ce poète aux airs câlins était rat, méchant, maniaque. Ils se
peignaient, fallait voir !… Quand on allait chez eux, on la trouvait un
bandeau sur l’œil, lui la figure sabrée de griffes… Mais le beau, c’est
lorsqu’il a voulu la quitter. Elle s’accrochait comme une teigne, le suivait,
crevait sa porte, l’attendait couchée en travers de son paillasson. Une nuit,
en plein hiver, elle est restée cinq heures en bas de chez la Farcy où ils
étaient montés toute la bande… Une pitié !… Mais le poète élégiaque
demeurait implacable, jusqu’au jour où pour s’en débarrasser il a fait
marcher la police. Ah ! un joli monsieur… Et comme fin finale,
remerciement à cette belle fille qui lui avait donné le meilleur de sa
jeunesse, de son intelligence et de sa chair, il lui a vidé sur la tête un
volume de vers haineux, baveux, d’imprécations, de lamentations, le Livre
de l’Amour, son plus beau livre…
Immobile, le dos tendu, Gaussin écoutait, aspirant à tout petits coups par
une longue paille la boisson glacée servie devant lui. Quelque poison, bien
sûr, qu’on lui avait versé là, et qui le gelait du cœur aux entrailles.
Il grelottait malgré l’heure splendide, voyait dans une reculée blafarde des
Sapho
III 32
ombres qui allaient et venaient, un tonneau d’arrosage arrêté devant la
Madeleine, et cet entrecroisement de voitures roulant sur la terre molle
silencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien
que ce qui se disait à cette table. Maintenant Déchelette parlait, c’est lui
qui versait le poison :
– Quelle atroce chose que ces ruptures… Et sa voix tranquille et railleuse
prenait une expression de douceur, de pitié infinie… On a vécu des années
ensemble, dormi l’un contre l’autre, confondu ses rêves, sa sueur. On s’est
tout dit, tout donné. On a pris des habitudes, des façons d’être, de parler,
même des traits l’un de l’autre. On se tient de la tête aux pieds… Le
collage enfin !… Puis brusquement on se quitte, on s’arrache… Comment
font−ils ? Comment a−t−on ce courage ?… Moi, jamais je ne pourrais…
Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me
dirait : « Reste… » Je ne m’en irais pas… Et voilà pourquoi, quand j’en
prends une, ce n’est jamais qu’à la nuit… Pas de lendemain, comme disait
la vieille France… ou alors le mariage. C’est définitif et plus propre.
– Pas de lendemain… pas de lendemain… Vous en parlez à votre aise. Il y
a des femmes qu’on ne garde pas qu’une nuit… Celle−là par exemple…
– Je ne lui ai pas donné une minute de grâce… fit Déchelette avec un
placide sourire que le pauvre amant trouva hideux.
– Alors c’est que vous n’étiez pas son type, sans quoi… C’est une fille,
quand elle aime, elle se cramponne… Elle a le goût du ménage… Du reste,
pas de chance dans ses installations. Elle se met avec Dejoie, le
romancier ; il meurt… Elle passe à Ezano, il se marie… Après, est venu le
beau Flamant, le graveur, l’ancien, modèle, – car elle a toujours eu le
béguin du talent ou de la beauté, – et vous savez son épouvantable
aventure…
– Quelle aventure ?… » demanda Gaussin, la voix étranglée ; et il se remit
à tirer sur sa paille, en écoutant le drame d’amour, qui passionna Paris, il y
a quelques années.
Sapho
III 33
Le graveur était pauvre, fou de cette femme ; et de peur d’être lâché, pour
lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de banque. Découvert presque
aussitôt, coffré avec sa maîtresse, il en fut quitte pour dix ans de réclusion,
elle six mois de prévention à Saint−Lazare, la preuve de son innocence
ayant été faite.
Et Caoudal rappelait à Déchelette, – qui avait suivi le. procès, – comme
elle était jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare, et crâne, pas
geignarde, fidèle à son homme jusqu’au bout… Et sa réponse à ce vieux
cornichon de président, et le baiser qu’elle envoyait à Flamant par−dessus
les tricornes des gendarmes, en lui criant d’une voix à attendrir les pierres :
« T’ennuie pas, m’ami… Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons
encore !… » Tout de même, ça l’avait un peu dégoûtée du ménage, la
pauvre fille.
« Depuis, lancée dans le monde chic, elle a pris des amants au mois, à la
semaine, et jamais d’artistes… Oh ! les artistes, elle en a une peur… J’étais
le seul, je crois bien, qu’elle eût continué à voir… De loin en loin elle
venait fumer sa cigarette à l’atelier. Puis j’ai passé des mois sans entendre
parler d’elle, jusqu’au jour où je l’ai retrouvée en train de déjeuner avec ce
bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis dit : voilà
ma Sapho repincée. »
Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison
absorbé. Après le froid de tout à l’heure, une brûlure lui tordait la poitrine,
montait à sa tête bourdonnante et près d’éclater comme une tôle chauffée à
blanc. Il traversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures.
Des cochers criaient. À qui en avaient−ils, ces imbéciles ?
En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une odeur
d’héliotrope, l’odeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le pas pour la fuir,
et furieux, déchiré, il pensait tout haut : « ma maîtresse !… oui, une belle
ordure… Sapho, Sapho… Dire que j’ai vécu un an avec ça !… » Il répétait
le nom avec rage, se rappelant l’avoir vu sur les petits journaux parmi
d’autres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach−Gotha de la
Sapho
III 34
galanterie : Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…
Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme
lui passait en fuite d’égout sous les yeux… L’atelier de Caoudal, les
trépignées chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur
le paillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la cour d’assises…
et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté à son
faussaire : « T’ennuie pas, m’ami… » M’ami ! le même nom, la même
caresse que pour lui… Quelle honte ! Ah ! il allait joliment te balayer ces
saletés−là… Et toujours cette odeur d’héliotrope qui le poursuivait dans un
crépuscule du même lilas pâle que la toute petite fleur.
Tout à coup, il s’aperçut qu’il était encore à arpenter le marché comme un
pont de bateau. Il reprit sa course, arriva d’une traite rue d’Amsterdam,
bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à la jeter sur l’escalier sans
explication, en lui crachant l’injure de son nom dans le dos. À la porte il
hésita, réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher
par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là−bas, rue de
l’Arcade…
Écrire ?… oui, c’est cela, il valait mieux écrire, lui régler son compte en
quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne anglaise, déserte et
morne sous le gaz qu’on allumait, s’assit à une table empoissée, près de
l’unique consommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon
fumé, sans boire. Il demanda une pinte d’ale, n’y toucha pas et commença
une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir
à la fois, et que l’encre décomposée et grumeleuse traçait lentement à son
gré.
Il déchirait deux ou trois commencements, s’en allait enfin sans écrire,
quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace demanda
timidement : « Vous ne buvez pas ?… on peut ?… » Il fit signe que oui. La
fille se jeta sur la pinte et la vida d’une goulée violente qui révélait la
détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi
rassasier sa faim sans l’arroser d’un peu de bière. Une pitié lui vint, qui
l’apaisa, l’éclaira subitement sur les misères d’une vie de femme ; et il se
Sapho
III 35
mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.
Après tout, elle ne lui avait pas menti ; et s’il ne savait rien de sa vie, c’est
qu’il ne s’en était jamais soucié. Que lui reprochait−il ?… Son temps à
Saint−Lazare ?… Mais puisqu’on l’avait acquittée, portée presque en
triomphe à la sortie… Alors, quoi ? D’autres hommes avant lui ?… Est−ce
qu’il ne le savait pas ?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce
que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, qu’il pouvait les
rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures ? Devait−il
lui faire un crime d’avoir préféré ceux−là ?
Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la
partager avec ces grands artistes, de se dire qu’ils l’avaient trouvée belle. À
son âge on n’est jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme,
l’amour ; mais les yeux et l’expérience manquent, et le jeune amant qui
vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une
approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie,
auréolée, depuis qu’il la savait chantée par La Gournerie, fixée par
Caoudal dans le marbre et le bronze.
Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa méditation l’avait
jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des cris d’enfants, des
commérages de femmes d’ouvriers dans la poudreuse soirée de juin ; et il
se remettait à marcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze de
Sapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air
d’orgue, comme ce mot de Sapho qui à force de rouler les siècles s’est
encrassé de légendes immondes sur sa grâce première, et d’un nom de
déesse est devenu l’étiquette d’une maladie… Quel dégoût que tout cela,
mon Dieu !…
Il s’en allait ainsi, tour à tour apaisé ou furieux, à ce remous d’idées, de
sentiments contraires. Le boulevard s’assombrissait, devenait désert. Une
fadeur âcre traînait dans l’air chaud ; et il reconnaissait la porte du grand
cimetière où il était venu l’année d’avant assister avec toute la jeunesse à
l’inauguration d’un buste de Caoudal sur la tombe de Dejoie, le romancier
Sapho
III 36
du quartier Latin, l’auteur de Cenderinette. Dejoie, Caoudal ! L’étrange
accent que ces noms prenaient pour lui depuis deux heures ! et comme elle
lui semblait menteuse et lugubre, l’histoire de l’étudiante et de son petit
ménage, maintenant qu’il en savait les tristes dessous, qu’il avait appris par
Déchelette l’affreux surnom donné à ces mariages du trottoir.
Toute cette ombre, plus noire du voisinage de la mort, l’effrayait. Il revint
sur ses pas, frôlant des blouses qui rôdaient, silencieuses comme des ailes
de nuit, des jupes sordides à la porte de bouges dont les vitres dépolies
découpaient de grandes lumières de lanterne magique où des couples
passaient, s’embrassaient… Quelle heure ?… Il se sentait brisé, comme
une recrue à la fin de l’étape ; et de sa douleur assourdie, tombée dans ses
jambes, il ne lui restait que la courbature. Oh ! se coucher, dormir… Puis
au réveil, froidement, sans colère, il dirait à la femme : « Voilà… je sais
qui tu es… Ce n’est pas ta faute ni la mienne ; mais nous ne pouvons plus
vivre ensemble. Séparons−nous… » Et pour se mettre à l’abri de ses
poursuites, il irait embrasser sa mère et ses sœurs, secouer au vent du
Rhône, au libre et vivifiant mistral, les souillures et l’effroi de son mauvais
rêve.
Elle s’était couchée, lasse d’attendre, et dormait en plein sous la lampe, un
livre ouvert sur le drap devant elle. Son approche ne l’éveilla pas ; et
debout près du lit, il la regardait curieusement comme une femme
nouvelle, une étrangère qu’il aurait trouvée là. Belle, oh ! belle, les bras, la
gorge, les épaules, d’un ambre fin, solide, sans tache ni fêlure. Mais sur ces
paupières rougies, – peut−être le roman qu’elle lisait, peut−être
l’inquiétude, l’attente, – sur ces traits détendus dans le repos et que ne
soutenait plus l’âpre désir de la femme qui veut être aimée, quelle
lassitude, quels aveux ! Son âge, son histoire, ses bordées, ses caprices, ses
collages, et Saint−Lazare, les coups, les larmes, les terreurs, tout se voyait,
s’étalait ; et les meurtrissures violettes du plaisir et de l’insomnie, et le pli
de dégoût affaissant la lèvre inférieure, usée, fatiguée comme une margelle
où tout le communal est venu boire, et la bouffissure commençante qui
délie les chairs pour les rides de la vieillesse.
Cette trahison du sommeil, le silence de mort enveloppant cela, c’était
grand, c’était sinistre ; un champ de bataille à la nuit, avec toute l’horreur
Sapho
III 37
qui se montre et celle qu’on devine aux vagues mouvements de l’ombre.
Et tout à coup il vint au pauvre enfant une grosse, une étouffante envie de
pleurer.
Sapho
III 38
IV
Ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte, au long sifflement des
hirondelles saluant la tombée de la lumière. Jean ne parlait pas, mais il
allait parler et toujours de la même cruelle chose qui le hantait, et dont il
torturait Fanny, depuis la rencontre avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux
baissés, l’air faussement indifférent qu’il prenait pour de nouvelles
questions, devina et le prévint :
– Ecoute, je sais ce que tu vas me dire… épargne−nous, je t’en prie… on
s’épuise à la fin… puisque c’est mort, tout ça, que je n’aime que toi, qu’il
n’y a plus que toi au monde…
– Si c’était mort comme tu dis, tout ce passé…
Et il la regardait au fond de ses beaux yeux d’un gris frissonnant et
changeant à chaque impression :
– … Tu ne garderais pas des choses qui te le rappellent… oui, là−haut dans
l’armoire…
Le gris se velouta d’un noir d’ombre :
– Tu sais donc ?
Tout ce fatras de lettres d’amour, de portraits, ces archives galantes et
glorieuses sauvées de tant de débâcles, il allait donc falloir s’en défaire !
– Au moins me croiras−tu après ?
Et sur un sourire incrédule qui la défiait, elle courut chercher le coffret de
laque dont les ferrures ciselées entre les piles délicates de son linge avaient
si fort intrigué son amant depuis quelques jours.
IV 39
– Brûle, déchire, c’est à toi…
Mais il ne se pressait pas de tourner la petite clef, regardait les cerisiers à
fruits de nacre rose et les vols de cigognes incrustés sur le couvercle qu’il
fit sauter brusquement… Tous les formats, toutes les écritures, papiers de
couleur aux en−têtes dorés, vieux billets jaunis cassés aux pliures,
griffonnages au crayon sur des feuilles de carnet, des cartes de visite, en
tas, sans ordre, comme en un tiroir souvent fouillé et bousculé où
lui−même enfonçait maintenant ses mains tremblantes…
– Passe−les−moi. Je les brûlerai sous tes yeux.
Elle parlait fiévreusement, accroupie devant la cheminée, une bougie
allumée par terre, à côté d’elle.
– Donne…
Mais lui :
– Non… attends…
Et plus bas, comme honteux :
– Je voudrais lire…
– Pourquoi ? tu vas te faire mal encore…
Elle ne songeait qu’à sa souffrance et non à l’indélicatesse de livrer ainsi
les secrets de passion, la confession sur l’oreiller de tous ces hommes qui
l’avaient aimée ; et se rapprochant, toujours à genoux, elle lisait en même
temps que lui, l’épiait du coin de l’œil.
Dix pages, signées La Gournerie, 1861, d’une écriture longue et féline,
dans lesquelles le poète, envoyé en Algérie pour le compte−rendu officiel
et lyrique du voyage de l’empereur et de l’impératrice, faisait à sa
Sapho
IV 40
maîtresse une description éblouissante des fêtes.
Alger débordant et grouillant, vraie Bagdad des Mille et Une Nuits ; toute
l’Afrique accourue, entassée autour de la ville, battant ses portes à les
rompre, comme un simoun. Caravanes de nègres et de chameaux chargés
de gomme, tentes de poil dressées, une odeur de musc humain sur toute
cette singerie qui bivouaquait au bord de la mer, dansait la nuit autour de
grands feux, s’écartait chaque matin devant l’arrivée des chefs du Sud
pareils à des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiques
discordantes, flûtes de roseau, petits tambours rauques, le goum entourant
l’étendard du Prophète aux trois couleurs ; et derrière, menés en laisse par
des nègres, les chevaux destinés en présent à l’Emberour, vêtus de soie,
caparaçonnés d’argent, secouant à chaque pas des grelots et des
broderies…
Le génie du poète rendait tout cela vivant et présent ; les mots brillaient sur
la page, comme ces pierres sans monture que jugent les joailliers sur du
papier. Vraiment elle pouvait être fière, la femme aux genoux de qui l’on
jetait ces richesses. Fallait−il qu’elle fût aimée, puisque, malgré la curiosité
de ces fêtes, le poète ne songeait qu’à elle, mourait de ne pas la voir :
– Oh ! cette nuit, j’étais avec toi sur le grand divan de la rue de l’Arcade.
Tu étais nue, tu étais folle, tu criais de joie sous mes caresses, quand je me
suis réveillé en sursaut roulé dans un tapis sur ma terrasse, en pleine nuit
d’étoiles. Le cri du muezzin montait d’un minaret voisin en claire et
limpide fusée voluptueuse plutôt que priante, et c’est toi que j’entendais
encore en sortant de mon rêve…
Quelle force mauvaise le poussait donc à continuer sa lecture malgré
l’horrible jalousie qui blanchissait ses lèvres, contractait ses mains ?
Doucement, câlinement, Fanny essayait de lui reprendre la lettre ; mais il
la lut jusqu’au bout, et après celle−là une autre, puis une autre, les laissant
tomber au fur et à mesure avec un détachement de mépris, d’indifférence,
sans regarder la flamme qui s’avivait dans la cheminée aux effusions
lyriques et passionnées du grand poète. Et quelquefois, dans le
débordement de cet amour exagéré à la température africaine, le lyrisme de
Sapho
IV 41
l’amant s’entachait de quelque grosse obscénité de corps de garde dont
auraient été surprises et scandalisées les lectrices mondaines du Livre de
l’Amour, d’un spiritualisme raffiné, immaculé comme la corne d’argent de
la Yungfrau.
Misères du cœur ! c’est à ces passages surtout que Jean s’arrêtait, à ces
souillures de la page, sans se douter des tressauts nerveux qui chaque fois
agitaient sa figure. Même il eut le courage de ricaner à ce post−scriptum
qui suivait le récit éblouissant d’une fête d’Aïssaouas : « Je relis ma
lettre… il y a vraiment des choses pas mal ; mets−la−moi de côté, je
pourrai m’en servir… »
– Un monsieur qui ne laissait rien traîner ! fit−il en passant à un autre
feuillet de la même écriture où, sur un ton glacé d’homme d’affaires, La
Gournerie réclamait un recueil de chansons arabes et une paire de
babouches en paille de riz.
C’était la liquidation de leur amour. Ah ! il avait su s’en aller, il était fort,
celui−là...
Et sans s’arrêter, Jean continuait à drainer ce marécage d’où montait une
haleine chaude et malsaine. La nuit venue, il avait mis la bougie sur la
table, et parcourait des billets très courts, illisiblement tracés comme au
poinçon par de trop gros doigts qui à tous moments, dans une brusquerie
de désir ou de colère, trouaient et déchiraient le papier. Les premiers temps
d’une liaison avec Caoudal, rendez−vous, soupers, parties de campagne,
puis des brouilles, de suppliants retours, des cris, des injures ignobles et
basses d’ouvrier, coupées tout à coup de drôleries, de mots cocasses, de
reproches sanglotés, toute la faiblesse mise à nu du grand artiste devant la
rupture et l’abandon.
Le feu prenait cela, allongeait de grands jets rouges où fumaient et
grésillaient la chair, le sang, les larmes d’un homme de génie ; mais
qu’importait à Fanny, toute au jeune amant qu’elle surveillait, dont
l’ardente fièvre la brûlait à travers leurs vêtements. Il venait de trouver un
portrait à la plume signé Gavarni, avec cette dédicace : A mon amie Fanny
Legrand, dans une auberge de Dampierre, un jour qu’il pleuvait. Une tête
Sapho
IV 42
intelligente et douloureuse, aux yeux caves, quelque chose d’amer et de
ravagé.
– Qui est−ce ?
– André Dejoie… J’y tenais à cause de la signature…
Il eut un « Garde−le, tu es libre », si contraint, si malheureux, qu’elle prit
le dessin, le jeta au feu en chiffon, pendant que lui s’abîmait dans la
correspondance du romancier, une suite navrante, datée de plages d’hiver,
de villes d’eaux, où l’écrivain envoyé pour sa santé se désespérait de sa
détresse physique et morale, se forant le crâne pour y trouver une idée loin
de Paris, et mêlait à des demandes de potions, d’ordonnances, à des
inquiétudes d’argent ou de métier, envois d’épreuves, de billets renouvelés,
toujours le même cri de désir et d’adoration vers ce beau corps de Sapho
que les médecins lui défendaient.
Jean murmurait, enragé et candide :
– Mais qu’est−ce qu’ils avaient donc tous pour être après toi comme
ça ?…
C’était pour lui la seule signification de ces lettres désolées, confessant le
désarroi d’une de ces existences glorieuses qu’envient les jeunes gens et
dont rêvent les femmes romanesques… Oui, qu’avaient−ils donc tous ? Et
que leur faisait−elle boire ?… Il éprouvait la souffrance atroce d’un
homme qui, garrotté, verrait outrager devant lui la femme qu’il aime ; et,
pourtant, il ne pouvait se décider à vider d’un coup, les yeux fermés, ce
fond de boîte.
À présent, venait le tour du graveur qui, misérable, inconnu, sans autre
célébrité que celle de la Gazette des Tribunaux, ne devait sa place dans le
reliquaire qu’au grand amour qu’on avait eu pour lui. Déshonorantes, ces
lettres datées de Mazas, et niaises, gauches, sentimentales comme celles du
troupier à sa payse. Mais on y sentait, à travers les poncifs de romance, un
accent de sincérité dans la passion, un respect de la femme, un oubli de
Sapho
IV 43
soi−même qui le distinguait des autres, ce forçat ; ainsi, quand il demandait
pardon à Fanny du crime de l’avoir trop aimée, ou quand du greffe du
Palais de Justice, tout de suite après sa condamnation, il écrivait sa joie de
savoir sa maîtresse acquittée et libre. Il ne se plaignait de rien ; il avait eu
près d’elle, grâce à elle, deux ans d’un bonheur si plein, si profond, que le
souvenir en suffirait pour remplir sa vie, adoucir l’horreur de son sort, et il
terminait par la demande d’un service :
« Tu sais que j’ai un enfant au pays, dont la mère est morte depuis
longtemps ; il vit chez une vieille parente, dans un coin si perdu qu’on n’y
saura jamais rien de mon affaire. L’argent qui me restait, je le leur ai
envoyé, disant que je partais très loin, en voyage, et c’est sur toi que je
compte, ma bonne Nini, pour t’informer de temps en temps de ce petit
malheureux et m’envoyer de ses nouvelles… »
Comme preuve de l’intérêt de Fanny, suivait une lettre de remerciements et
une autre, toute récente, ayant à peine six mois de date : « Oh ! tu es bonne
d’être venue… Que tu étais belle, comme tu sentais bon, en face de ma
veste de prisonnier dont j’avais si grand’honte !… » et Jean s’interrompait,
furieux :
– Tu as donc continué à le voir ?
– De loin en loin, par charité…
– Même depuis que nous sommes ensemble ?
– Oui, une fois, une seule, au parloir… on ne les voit que là.
– Ah ! tu es une bonne fille…
Cette idée que, malgré leur liaison, elle visitait ce faussaire, l’exaspérait
plus que tout. Il était trop fier pour le dire ; mais un paquet de lettres, le
dernier, noué d’une faveur bleue sur des petits caractères fins et penchés,
une écriture de femme, déchaîna toute sa colère.
« Je change de tunique après la course des chars… viens dans ma loge… »
Sapho
IV 44
– Non, non… ne lis pas ça…
Elle sautait sur lui, arrachait et jetait au feu toute la liasse, sans qu’il eût
compris d’abord même en la voyant à ses genoux, empourprée du reflet de
la flamme et de la honte de son aveu :
– J’étais jeune, c’est Caoudal… ce grand fou… Je faisais ce qu’il voulait.
Alors seulement il comprit, devint très pâle.
– Ah ! oui… Sapho… toute la lyre…
Et la repoussant du pied, comme une bête immonde :
– Laisse−moi, ne me touche pas, tu me soulèves le cœur…
Son cri se perdit dans un effroyable grondement de tonnerre, tout proche et
prolongé, en même temps qu’une lueur vive éclairait la chambre… Le
feu !… Elle se dressa épouvantée, prit machinalement la carafe restée sur
la table, la vida sur cet amas de papiers dont la flamme embrasait les suies
du dernier hiver, puis le pot à l’eau, les cruches, et se voyant impuissante,
des flammèches voletant jusqu’au milieu de la chambre, elle courut au
balcon en criant :
– Au feu ! au feu !
Les Hettéma arrivèrent les premiers, ensuite le concierge, les sergents de
ville. On criait :
– Baissez la plaque !… montez sur le toit !… De l’eau, de l’eau !… non,
une couverture !…
Atterrés, ils regardaient leur intérieur envahi et souillé ; puis, l’alerte finie,
le feu éteint, quand le noir attroupement en bas, sous le gaz de la rue, se fut
dissipé, les voisins rassurés, rentrés chez eux, les deux amants au milieu de
Sapho
IV 45
ce gâchis d’eau, de suie en boue, de meubles renversés et ruisselants, se
sentirent écœurés et lâches, sans force pour reprendre la querelle ni faire la
chambre propre autour d’eux. Quelque chose de sinistre et de bas venait
d’entrer dans leur vie ; et, ce soir−là, oubliant leurs répugnances anciennes,
ils allèrent coucher à l’hôtel.
Le sacrifice de Fanny ne devait servir à rien. De ces lettres disparues,
brûlées, des phrases entières retenues par cœur hantaient la mémoire de
l’amoureux, lui montaient au visage en coups de sang comme certains
passages de mauvais livres. Et ces anciens amants de sa maîtresse étaient
presque tous des hommes célèbres. Les morts se survivaient ; les vivants,
on voyait leurs portraits et leurs noms partout, on parlait d’eux devant lui,
et chaque fois il éprouvait une gêne, comme d’un lien de famille
douloureusement rompu.
Le mal lui affinant l’esprit et les yeux, il arrivait bientôt à retrouver chez
Fanny la trace des influences premières, et les mots, les idées, les
habitudes qu’elle en avait gardés. cette façon d’avancer le pouce comme
pour façonner, pétrir l’objet dont elle parlait avec un « Tu vois ça d’ici… »
appartenait au sculpteur. À Dejoie, elle avait pris la manie des queues de
mots, et les chansons populaires dont il avait publié un recueil, célèbre à
tous les coins de la France ; à La Gournerie, son intonation hautaine et
méprisante, la sévérité de ses jugements sur la littérature moderne.
Elle s’était assimilé tout cela, superposant les disparates, par ce même
phénomène de stratification qui permet de connaître l’âge et les révolutions
de la terre à ses différentes couches géologiques ; et, peut−être, n’était−elle
pas aussi intelligente qu’elle lui avait semblé d’abord. Mais il s’agissait
bien d’intelligence ; sotte comme pas une, vulgaire et de dix ans plus
vieille encore, elle l’eût tenu par la force de son passé, par cette jalousie
basse qui le rongeait et dont il ne taisait plus les irritations ni les rancœurs,
éclatant à tout propos contre l’un et l’autre.
Les romans de Dejoie ne se vendaient plus, toute l’édition traînait le quai à
vingt−cinq centimes. Et ce vieux fou de Caoudal s’entêtant à l’amour à son
âge…
Sapho
IV 46
– Tu sais qu’il n’a plus de dents… Je le regardais à ce déjeuner de Ville
d’Avray… Il mange comme les chèvres, sur le devant de la bouche.
Fini aussi le talent. Quel four, sa Faunesse du dernier Salon ! « Ça ne tenait
pas… » Un mot qui lui venait d’elle, « Ça ne tenait pas… » et
qu’elle−même gardait du sculpteur. Quand il entreprenait ainsi un de ses
rivaux du temps passé, Fanny faisait chorus pour lui plaire ; et l’on aurait
entendu ce gamin ignorant de l’art, de la vie, de tout, et cette fille
superficielle, frottée d’un peu d’esprit à ces artistes fameux, les juger de
haut, les condamner doctoralement.
Mais l’ennemi intime de Gaussin, c’était Flamant le graveur. De celui−là,
il savait seulement qu’il était très beau, blond comme lui, qu’on lui disait «
m’ami », qu’on allait le voir en cachette, et que lorsqu’il l’attaquait comme
les autres, l’appelant « le Forçat sentimental » ou « le Joli réclusionnaire »,
Fanny détournait la tête sans un mot. Bientôt il accusa sa maîtresse de
garder une indulgence pour ce bandit, et elle dut s’en expliquer doucement,
mais avec une certaine fermeté.
– Tu sais bien que je ne l’aime plus, Jean, puisque je t’aime… Je ne vais
plus là−bas, je ne réponds pas à ses lettres ; mais tu ne me feras jamais dire
du mal de l’homme qui m’a adorée jusqu’à la folie, jusqu’au crime…
A cet accent de franchise, ce qu’il y avait de meilleur en elle, Jean ne
protestait pas, mais il souffrait d’une haine jalouse, aiguisée d’inquiétude,
qui le ramenait parfois rue d’Amsterdam en surprise, au milieu du jour. «
Si elle était allée le voir ! »
Il la trouvait toujours là, casanière, inactive dans leur petit logis comme
une femme d’Orient, ou bien au piano, donnant une leçon de chant à leur
grosse voisine, madame Hettéma. On s’était lié depuis le soir du feu avec
ces bonnes gens, placides et pléthoriques, vivant dans un perpétuel courant
d’air, portes et fenêtres ouvertes.
Le mari, dessinateur au Musée d’artillerie, apportait de la besogne chez lui,
et chaque soir de la semaine, le dimanche toute la journée, on le voyait
Sapho
IV 47
penché sur sa large table à tréteaux, suant, soufflant, en bras de chemise,
secouant ses manches pour y faire circuler l’air, de la barbe jusque dans les
yeux. Près de lui, sa grosse femme en camisole s’évaporait aussi,
quoiqu’elle ne fît jamais rien ; et, pour se rafraîchir le sang, ils entamaient
de temps en temps un de leurs duos favoris.
L’intimité s’établit vite entre les deux ménages. Le matin, vers dix heures,
la forte voix d’Hettéma criait devant la porte : « Y êtes−vous, Gaussin ? »
Et leurs bureaux se trouvant du même côté, ils faisaient route ensemble.
Bien lourd, bien vulgaire, de quelques degrés sociaux plus bas que son
jeune compagnon, le dessinateur parlait peu, bredouillait comme s’il avait
eu autant de barbe dans la bouche que sur les joues ; mais on le sentait
brave homme, et le désarroi moral de Jean avait besoin de ce contact−là. Il
y tenait surtout à cause de sa maîtresse vivant dans une solitude peuplée de
souvenirs et de regrets plus dangereux peut−être que les relations
auxquelles elle avait volontairement renoncé, et qui trouvait dans madame
Hettéma, sans cesse préoccupée de son homme, et de la surprise
gourmande qu’elle lui ferait pour dîner, et de la romance nouvelle qu’elle
lui chanterait au dessert, une relation honnête et saine.
Pourtant, quand l’amitié se resserra jusqu’à des invitations réciproques, un
scrupule lui vint. Ces gens devaient les croire mariés, sa conscience se
refusait au mensonge, et il chargea Fanny de prévenir la voisine, pour qu’il
n’y eût pas de malentendu. Cela la fit beaucoup rire… Pauvre bébé ! il n’y
avait que lui pour des naïvetés pareilles…
– Mais ils ne l’ont pas cru une minute que nous étions mariés… Et ce
qu’ils s’en moquent !… Si tu savais où il a été prendre sa femme… Tout
ce que j’ai fait, moi, c’est de la Saint−Jean à côté. Il ne l’a épousée que
pour l’avoir à lui tout seul, et tu vois que le passé ne le gêne guère…
Il n’en revenait pas. Une ancienne, cette bonne mère aux yeux clairs, au
petit rire d’enfant sur des traits de chair tendre, aux provincialismes
traînards, et pour qui les romances n’étaient jamais assez sentimentales, ni
les mots trop distingués ; et lui, l’homme, si tranquille, si sûr dans son
bien−être amoureux ! Il le regardait marcher à son côté, la pipe aux dents,
Sapho
IV 48
avec de petits souffles de béatitude, pendant que lui−même songeait
toujours, se dévorait de rage impuissante.
« Ça te passera, m’ami… » lui disait doucement Fanny aux heures où l’on
se dit tout ; et elle l’apaisait, tendre et charmante comme au premier jour,
mais avec quelque chose d’abandonné, que Jean ne savait définir.
C’était l’allure plus libre et la façon de s’exprimer, une conscience de son
pouvoir, des confidences bizarres et qu’il ne lui demandait pas sur sa vie
passée, ses débauches anciennes, ses folies de curiosité. Elle ne se privait
plus de fumer maintenant, roulant entre ses doigts, posant sur tous les
meubles l’éternelle cigarette qui aveulit la journée des filles, et dans leurs
discussions elle émettait sur la vie, l’infamie des hommes, la coquinerie
des femmes, les théories les plus cyniques. Jusqu’à ses yeux, dont
l’expression changeait, alourdis d’une buée d’eau dormante, où passait
l’éclair d’un rire libertin.
Et l’intimité de leur tendresse se transformait aussi. D’abord réservée avec
la jeunesse de son amant dont elle respectait l’illusion première, la femme
ne se gênait plus après avoir vu l’effet, sur cet enfant, de son passé de
débauche brusquement découvert, la fièvre de marécage dont elle lui avait
allumé le sang. Et les caresses perverses si longtemps retenues, tous ces
mots de délire que ses dents serrées arrêtaient au passage, elle les lâchait à
présent, s’étalait, se livrait dans son plein de courtisane amoureuse et
savante, dans toute la gloire horrible de Sapho.
Pudeur, réserve, à quoi bon ? Les hommes sont tous pareils, enragés de
vice et de corruption, ce petit−là comme les autres. Les appâter avec ce
qu’ils aiment, c’est encore le meilleur moyen de les tenir. Et ce qu’elle
savait, ces dépravations du plaisir qu’on lui avait inoculées, Jean les
apprenait à son tour pour les passer à d’autres. Ainsi le poison va, se
propage, brûlure de corps et d’âme, semblable à ces flambeaux dont parle
le poète latin, et qui couraient de main en main par le stade.
Sapho
IV 49
V
Dans leur chambre, à côté d’un beau portrait de Fanny par James Tissot,
une épave des anciennes splendeurs de la fille, il y avait un paysage du
Midi, tout noir et blanc, grossièrement rendu sous le soleil par un
photographe de campagne.
Une côte rocheuse escaladée de vignes, étayée de muretins de pierre, puis
en haut, derrière des files de cyprès contre le vent du nord, et s’accotant à
un petit bois de pins et de myrtes aux clairs reflets, la grande maison
blanche, moitié ferme et moitié château, large perron, toiture italienne,
portes écussonnées, que continuaient les murailles rousses du mas
provençal, les perchoirs pour les paons, la crèche aux troupeaux, la baie
noire des hangars ouverts sur le luisant des charrues et des herses. La ruine
d’anciens remparts, une tour énorme, déchiquetée sur un ciel sans nuage,
dominait le tout, avec quelques toits et le clocher roman de
Châteauneuf−des−Papes où les Gaussin d’Armandy avaient habité de tout
temps.
Castelet, clos et domaine, riche de ses vignobles fameux comme ceux de la
Nerte et de l’Ermitage, se transmettait de père en fils, indivis entre tous les
enfants, mais toujours le cadet faisait valoir, par cette tradition familiale
d’envoyer l’aîné dans les consulats. Malheureusement la nature contrecarre
souvent ces projets ; et s’il y eut jamais un être incapable de gérer un
domaine, de gérer n’importe quoi, c’était bien Césaire Gaussin, à qui
incombait à vingt−quatre ans cette lourde responsabilité.
Libertin, coureur de tripots et de guilledoux villageois, Césaire, ou plutôt le
Fénat, le vaurien, le mauvais drôle, pour lui garder son surnom de
jeunesse, accentuait ce type contradictoire qui apparaît de loin en loin dans
les familles les plus austères, dont il est comme la soupape d’échappement.
En quelques années d’incurie, de dilapidations imbéciles, de bouillottes
V 50
désastreuses aux cercles d’Avignon et d’Orange, le clos fut hypothéqué,
les caves de réserve mises à sec, les récoltes à venir vendues d’avance ;
puis un jour, à la veille d’une saisie définitive, le Fénat imita la signature
de son frère, fit trois traites payables au consulat de Shang−Haï, persuadé
qu’avant l’échéance il trouverait l’argent pour les retirer ; mais elles
arrivèrent régulièrement à l’aîné avec une lettre éperdue avouant la ruine et
les faux. Le consul accourut à Châteauneuf, remédia à cette situation
désespérée, à l’aide de ses économies et de la dot de sa femme, et voyant
l’incapacité du Fénat, il renonça à la “carrière” qui s’ouvrait pourtant
brillante devant lui et se fit simplement vigneron.
Un vrai Gaussin, celui−là, traditionnel jusqu’à la manie, violent et calme, à
la façon des volcans éteints qui gardent des menaces et des réserves
d’éruption, laborieux avec cela, très entendu à la culture. Grâce à lui,
Castelet prospéra, s’agrandit de toutes les terres jusqu’au Rhône, et,
comme les chances humaines vont toujours par compagnie, le petit Jean fit
son apparition sous les myrtes du domaine. Pendant ce temps, le Fénat
errait par la maison, anéanti sous le poids de sa faute, osant à peine lever
les yeux vers son frère dont le méprisant silence l’accablait ; il ne respirait
qu’aux champs, à la chasse, à la pêche, fatiguant son chagrin à d’ineptes
besognes, ramassant des escargots, se taillant des cannes superbes de myrte
ou de roseau, et déjeunant tout seul dehors d’une brochette de becs fins
qu’il cuisait, sur un feu de souches d’oliviers, au milieu de la garrigue. Le
soir, rentré pour dîner à la table fraternelle, il ne prononçait pas un mot,
malgré l’indulgent sourire de sa belle−sœur, pitoyable au pauvre être et le
fournissant d’argent de poche, en cachette de son mari qui tenait rigueur au
Fénat, moins pour ses sottises passées que pour toutes celles à commettre ;
et en effet la grande incartade réparée, l’orgueil de Gaussin l’aîné fut mis à
une nouvelle épreuve.
Trois fois par semaine, venait en journée de couture, à Castelet, une jolie
fille de pêcheurs, Divonne Abrieu, née dans l’oseraie au bord du Rhône,
vraie plante fluviale à la tige ondulante et longue. Sous sa catalane à trois
pièces enserrant sa petite tête et dont les brides rejetées laissaient admirer
l’attache du cou légèrement bistré comme le visage, jusqu’aux névés
Sapho
V 51
délicats de la gorge et des épaules, elle faisait songer à quelque done des
anciennes cours d’amour jadis tenues tout autour de Châteauneuf, à
Courthezon, à Vacqueiras, dans ces vieux donjons dont les ruines
s’effritent par les collines.
Ce souvenir historique n’était pour rien dans l’amour de Césaire, âme
simple, dénuée d’idéal et de lecture ; mais, de petite taille, il aimait les
femmes grandes et fut pris dès le premier jour. Il s’y entendait, le Fénat, à
ces aventures villageoises ; une contredanse au bal le dimanche, un cadeau
de gibier, puis à la première rencontre en pleins champs la vive attaque à la
renverse, sur la lavande ou le paillis. Il se trouva que Divonne ne dansait
pas, qu’elle rapporta le gibier à la cuisine, et que solide comme un de ces
peupliers de rive, blancs et flexibles, elle envoya le séducteur rouler à dix
pas. Depuis, elle le tint à distance avec la pointe des ciseaux pendus à sa
ceinture par un clavier d’acier, le rendit fou d’amour, si bien qu’il parla
d’épouser et se confia à sa belle sœur. Celle−ci, connaissant Divonne
Abrieu depuis l’enfance, la sachant sérieuse et délicate, trouvait dans le
fond de son cœur que cette mésalliance serait peut−être le salut du Fénat ;
mais la fierté du consul se révoltait à l’idée d’un Gaussin d’Armandy
épousant une paysanne : « Si Césaire fait cela, je ne le revois plus… » et il
tint parole.
Césaire marié quitta Castelet, alla vivre au bord du Rhône chez les parents
de sa femme, d’une petite rente que lui servait son frère et qu’apportait
tous les mois l’indulgente belle−sœur. Le petit Jean accompagnait sa mère
dans ses visites, ravi de la cabane des Abrieu, sorte de rotonde enfumée,
secouée par la tramontane ou le mistral, et que soutenait une poutre unique
et verticale comme un mât. La porte ouverte encadrait le petit môle où
séchaient les filets, où luisait et frétillait l’argent vif et nacré des écailles ;
au bas deux ou trois grosses barques houlant et criant sur leurs amarres, et
le grand fleuve joyeux, large, lumineux, tout rebroussé par le vent contre
ses îles en touffes d’un vert pâle. Et, tout petit, Jean prenait là son goût des
lointains voyages, et de la mer qu’il n’avait pas encore vue.
Cet exil de l’oncle Césaire dura deux ou trois ans, n’aurait jamais fini
peut−être sans un événement familial, la naissance des deux petites
Sapho
V 52
bessonnes, Marthe et Marie. La mère tomba malade à la suite de cette
double couche, et Césaire et sa femme eurent la permission de venir la
voir. La réconciliation des deux frères suivit, irraisonnée, instinctive, par la
toute−puissance du même sang ; le ménage habita Castelet, et comme une
incurable anémie, compliquée bientôt de goutte rhumatismale,
immobilisait la pauvre mère, Divonne se trouva chargée de mener la
maison, de surveiller la nourriture des petites, le personnel nombreux,
d’aller voir Jean deux fois la semaine au lycée d’Avignon, sans compter
que le soin de sa malade la réclamait à toute heure.
Femme d’ordre et de tête, elle suppléait à l’instruction qui lui manquait,
par son intelligence, son âpreté paysanne, les lambeaux d’études restés
dans la cervelle du Fénat dompté et discipliné. Le consul se reposait sur
elle de toute la dépense de la maison, très lourde avec ses charges accrues
et des revenus diminuant d’année en année, rongés au pied des vignes par
le phylloxera. Toute la plaine était atteinte, mais le clos résistait encore, et
c’était la préoccupation du consul : sauver le clos à force de recherches et
d’expériences.
Cette Divonne Abrieu qui restait fidèle à ses coiffes, à son clavier
d’artisane et se tenait si modestement à sa place d’intendante, de dame de
compagnie, garda la maison de la gêne, en ces années de crise, la malade
toujours entourée des mêmes soins coûteux, les petites élevées près de leur
mère, en demoiselles, la pension de Jean régulièrement payée, d’abord au
lycée, puis à Aix où il faisait son droit, enfin à Paris où il était allé
l’achever.
Par quels miracles d’ordre, de vigilance y arrivait−elle, tous l’ignoraient
comme elle−même. Mais chaque fois que Jean songeait à Castelet, qu’il
levait les yeux vers la photographie à reflets pâles, effacée de lumière, la
première figure évoquée, le premier nom prononcé, c’était Divonne, la
paysanne au grand cœur qu’il sentait cachée derrière la gentilhommière et
la tenant debout par l’effort de sa volonté. Depuis quelques jours
cependant, depuis qu’il savait ce qu’était sa maîtresse, il évitait de
prononcer ce nom vénéré devant elle, comme celui de sa mère ni d’aucun
Sapho
V 53
des siens ; même la photographie le gênait à regarder, déplacée, égarée à
cette muraille, au−dessus du lit de Sapho.
Un jour, en rentrant dîner, il fut surpris de voir trois couverts au lieu de
deux, plus encore de trouver Fanny en train de jouer aux cartes avec un
petit homme qu’il ne reconnut pas d’abord, mais qui en se retournant lui
montra les yeux clairs de chèvre folle, le grand nez conquérant dans une
face hâlée et poupine, le crâne chauve et la barbe de ligueur de l’oncle
Césaire. Au cri de son neveu, il répondit sans lâcher les cartes :
– Tu vois, je ne m’ennuie pas, je fais un bésigue avec ma nièce.
Sa nièce !
Et Jean qui cachait si soigneusement sa liaison à tout le monde. Cette
familiarité lui déplut, et les choses que Césaire lui débitait à voix basse,
pendant que Fanny s’occupait du dîner…
– Mon compliment, petit… des yeux… des bras… un morceau de roi.
Ce fut bien pis, quand à table le Fénat se mit à parler sans aucune réserve
des affaires de Castelet, de ce qui l’amenait à Paris.
Le prétexte du voyage c’était de l’argent à toucher, huit mille francs qu’il
avait prêtés autrefois à son ami Courbebaisse et qu’il ne comptait jamais
revoir, quand une lettre du notaire lui avait appris et la mort de
Courbebaisse, pechère ! et le remboursement tout prêt de ses huit mille
francs. Mais le vrai motif, car on aurait pu lui faire parvenir l’argent :
– Le vrai motif c’est la santé de ta mère, mon pauvre… Depuis quelque
temps elle s’affaiblit beaucoup, et des fois qu’il y a, sa tête déménage, elle
oublie tout, jusqu’au nom des petites. L’autre soir, ton père sortait de sa
chambre, elle a demandé à Divonne qui était ce bon Monsieur qui venait la
voir si souvent. Personne ne s’est encore aperçu de cela que ta tante, et elle
ne m’en a parlé que pour me décider à venir consulter Bouchereau sur
l’état de la pauvre femme qu’il a soignée autrefois.
Sapho
V 54
– Avez−vous eu déjà des fous dans votre famille ? demanda Fanny, l’air
doctoral et grave, son air La Gournerie.
– Jamais… dit le Fénat, ajoutant avec un sourire malin, froncé jusqu’aux
tempes, qu’il avait été un peu toqué dans sa jeunesse… mais ma folie ne
déplaisait pas aux dames, et l’on n’a pas eu besoin de m’enfermer.
Jean les regardait, navré. Au chagrin que lui causait la triste nouvelle, se
joignait un oppressant malaise d’entendre cette femme parler de sa mère,
de ses infirmités d’âge critique, avec le libre langage et l’expérience d’une
matrone, les coudes sur la nappe, en roulant une cigarette. Et l’autre,
bavard, indiscret, s’abandonnait, disait les secrets intimes de la famille.
Ah ! les vignes… fichues les vignes !… Et le clos lui−même n’en avait
plus pour longtemps ; la moitié des cépages était déjà dévorée, et l’on ne
conservait le reste que par miracle, en soignant chaque grappe, chaque
grain comme des enfants malades, avec des drogues qui coûtaient cher. Le
terrible, c’est que le consul s’entêtait à planter toujours de nouveaux ceps
que le ver attaquait, au lieu de laisser à la culture des oliviers, des câpriers,
toute cette bonne terre inutile couverte de pampres lépreux et roussis.
Heureusement qu’il avait, lui, Césaire, quelques hectares au bord du
Rhône, qu’il soignait par l’immersion, une découverte superbe applicable
seulement dans les terrains bas. Déjà une bonne récolte l’encourageait,
d’un petit vin pas très chaud, « du vin de grenouille », disait le consul
dédaigneusement ; mais le Fénat s’entêtait aussi, et, avec les huit mille
francs de Courbebaisse, il allait acheter la Piboulette…
– Tu sais, petit, la première île sur le Rhône, en aval des Abrieu… mais
ceci entre nous, il faut que personne à Castelet ne se doute de rien
encore…
– Pas même Divonne, mon oncle ? demanda Fanny en souriant…
Au nom de sa femme, les yeux du Fénat se mouillèrent :
Sapho
V 55
– Oh ! Divonne, je ne fais jamais rien sans elle. Elle a foi dans mon idée
d’ailleurs, et serait si heureuse que son pauvre Césaire refît la fortune de
Castelet, après en avoir commencé la ruine.
Jean frémit ; allait−il donc faire sa confession, raconter cette lamentable
histoire des faux ? Mais le Provençal tout à sa tendresse pour Divonne,
s’était mis à parler d’elle, du bonheur qu’elle lui donnait. Et si belle avec
ça, si magnifiquement charpentée :
– Tenez, ma nièce, vous qui êtes femme, vous devez vous y connaître.
Il lui tendait un portrait−carte, tiré de son portefeuille, et qui ne le quittait
jamais.
À l’accent filial de Jean quand il parlait de sa tante, aux conseils maternels
de la paysanne écrits d’une grande écriture, un peu tremblée, Fanny se
figurait une de ces villageoises à marmotte de Seine−et−Oise, et resta
saisie devant ce joli visage aux lignes pures, éclairci par l’étroite coiffe
blanche, cette taille élégante et souple d’une femme de trente cinq ans.
– Très belle en effet… dit−elle en pinçant les lèvres, d’une intonation
singulière.
– Et une charpente ! fit l’oncle qui tenait à son image.
Puis on passa sur le balcon. Après une journée chaude dont le zinc de la
véranda brûlait encore, il tombait, d’un nuage perdu, une fine pluie
d’arrosage qui rafraîchissait l’air, tintait gaiement sur les toits, éclaboussait
les trottoirs. Paris riait sous cette ondée, et le train de la foule, des voitures,
toute cette rumeur montante grisait le provincial, remuait dans sa tête vide
et mobile comme un grelot, des rappels de jeunesse, et d’un séjour de trois
mois qu’il avait fait, quelque trente ans auparavant, chez son ami
Courbebaisse.
Quelle noce, mes enfants, quelles bordées !… Et leur entrée au Prado une
nuit de mi−carême, Courbebaisse en chicard, et sa maîtresse, la Mornas, en
Sapho
V 56
marchande de chansons, un déguisement qui lui avait porté chance
puisqu’elle était devenue une célébrité de café−concert. Lui−même,
l’oncle, remorquait un petit chiffon du quartier que l’on appelait
Pellicule… Et tout ragaillardi, il riait de la bouche jusqu’aux tempes,
fredonnait des airs à danser, saisissait en mesure sa nièce par la taille. À
minuit, quand il les quitta pour gagner l’hôtel Cujas, le seul qu’il connût
dans Paris, il chantait à pleine gorge dans l’escalier, envoyait des baisers à
sa nièce qui l’éclairait, et criait à Jean :
– Tu sais, prends garde à toi !…
Dès qu’il fut parti, Fanny dont le front gardait un pli préoccupé, passa
vivement dans son cabinet de toilette et, par la porte restée entrouverte,
pendant que Jean se couchait, elle commençait d’une voix presque
insouciante.
– Dis donc, elle est très jolie, ta tante… ça ne m’étonne plus si tu en parlais
si souvent… Vous avez dû lui en faire porter à ce pauvre Fénat, une tête à
ça du reste…
Il protestait de toute son indignation… Divonne ! une seconde mère pour
lui, qui, tout petit, le soignait, l’habillait… Elle l’avait sauvé d’une
maladie, de la mort… non, jamais la tentation ne lui serait venue d’une
infamie pareille.
– Va donc, va donc, reprenait la voix stridente de la femme, des épingles à
coiffer entre les dents, tu ne me feras pas croire qu’avec ces yeux−là et la
belle charpente dont parlait cet imbécile, sa Divonne ait pu rester sans
désir à côté d’un joli blond à peau de fille comme toi ?… Vois−tu, des
bords du Rhône ou d’ailleurs, nous sommes toutes les mêmes…
Elle le disait avec conviction, croyant son sexe entier facile à tout caprice
et vaincu du premier désir. Lui, se défendait, mais troublé, interrogeant ses
souvenirs, se demandant si jamais le frôlement d’une innocente caresse
avait pu l’avertir d’un danger quelconque ; et quoique ne trouvant rien, la
candeur de son affection restait atteinte, le pur camée rayé d’un coup
Sapho
V 57
d’ongle.
– Tiens !… regarde… la coiffe de ton pays…
Sur ses beaux cheveux, massés en deux longs bandeaux, elle avait épinglé
un fichu blanc qui imitait assez bien la catalane, le béguin à trois pièces
des filles de Châteauneuf ; et, droite devant lui, dans les plis laiteux de sa
batiste de nuit, les yeux brûlants, elle lui demandait :
– Est−ce que je ressemble à Divonne ?
Oh ! non, pas du tout ; elle ne ressemblait qu’à elle−même sous ce petit
bonnet rappelant l’autre, celui de Saint−Lazare, qui la rendait si jolie,
disait−on, pendant qu’elle envoyait à son forçat un baiser d’adieu en plein
tribunal :
– T’ennuie pas, m’ami, les beaux jours reviendront…
Et ce souvenir lui fit tant de mal que, sitôt sa maîtresse couchée, il éteignit
bien vite, pour ne plus la voir.
Le lendemain de bonne heure, l’oncle arrivait en casseur, la canne haute,
criant : « Ohé ! les bébés », avec l’intonation fringante et protégeante
qu’avait Courbebaisse autrefois quand il venait le chercher dans les bras de
Pellicule. Il paraissait encore plus excité que la veille : l’hôtel Cujas, sans
doute, et surtout les huit mille francs pliés dans son portefeuille. L’argent
de la Piboulette, bé oui, mais il avait bien le droit d’en distraire quelques
louis pour offrir un déjeuner à la campagne à sa nièce !…
« Et Bouchereau ? » observa le neveu, qui ne pouvait manquer son
ministère deux jours de suite. Il fut convenu qu’on déjeunerait aux
Champs−Elysées et que les deux hommes iraient après à la consultation.
Ce n’était pas ce que le Fénat avait rêvé, l’arrivée à Saint Cloud en grande
remise, du champagne plein la voiture ; mais le repas fut charmant tout de
même sur la terrasse du restaurant ombragée d’acacias et de vernis du
Sapho
V 58
Japon, que traversaient les flonflons d’une répétition de jour au voisin
café−concert. Césaire, très bavard, très galant, mit toutes ses grâces à l’air
pour éblouir la Parisienne. Il « attrapait » les garçons, complimentait le
chef de sa sauce meunière ; et Fanny riait d’un élan bête et forcé, d’une
niaiserie de cabinet particulier, qui fit de la peine à Gaussin, ainsi que
l’intimité s’établissant entre l’oncle et la nièce par−dessus sa tête.
On eût dit des amis de vingt ans. Le Fénat, devenu sentimental avec les
vins de dessert, parlait de Castelet, de Divonne et aussi de son petit Jean ;
il était heureux de le savoir avec elle, une femme sérieuse qui
l’empêcherait de faire des sottises. Et sur le caractère un peu ombrageux du
jeune homme, la façon de le prendre, il lui donnait des conseils comme à
une jeune mariée en lui tapotant les bras, la langue épaisse, l’œil éteint et
mouillé.
Il se dégrisa chez Bouchereau. Deux heures d’attente au premier étage de
la place Vendôme, dans ses grands salons, hauts et froids, encombrés
d’une foule silencieuse et angoissée ; l’enfer de la douleur dont ils
traversèrent successivement tous les cercles, passant de pièce en pièce
jusqu’au cabinet de l’illustre savant.
Bouchereau, avec sa mémoire prodigieuse, se souvint très bien de Mme
Gaussin, étant venu en consultation à Castelet dix ans auparavant au
commencement de la maladie ; il s’en fit raconter les différentes phases,
relut les ordonnances anciennes et, tout de suite, rassura les deux hommes
sur les accidents cérébraux qui venaient de se produire et qu’il attribuait à
l’emploi de certains médicaments. Pendant qu’immobile, ses gros sourcils
baissés sur ses petits yeux aigus et fouilleurs, il écrivait une longue lettre à
son confrère d’Avignon, l’oncle et le neveu écoutaient, retenant leur
souffle, le grincement de cette plume qui couvrait pour eux, à elle seule,
toute la rumeur du Paris luxueux ; et subitement leur apparaissait la
puissance du médecin dans les temps modernes, dernier prêtre, croyance
suprême, invincible superstition…
Césaire sortit de là, sérieux et refroidi :
– Je rentre à l’hôtel boucler ma malle, l’air de Paris est mauvais pour moi,
Sapho
V 59
vois−tu, petit… si j’y restais, je ferais des bêtises. Je prendrai ce soir le
train de sept heures, excuse−moi près de ma nièce, hé ?
Jean se garda bien de le retenir, effrayé de son enfantillage, de sa légèreté ;
et le lendemain, en s’éveillant, il se félicitait de le savoir rentré, sous clé,
près de Divonne, quand on le vit apparaître, la figure à l’envers, le linge en
désordre :
– Bon Dieu ! mon oncle, que vous arrive−t−il ?
Effondré dans un fauteuil, sans voix et sans gestes d’abord, mais s’animant
à mesure, l’oncle avoua une rencontre du temps de Courbebaisse, le dîner
trop copieux, les huit mille francs perdus la nuit dans un tripot… Plus un
sou, rien !… Comment rentrer là−bas, raconter ça à Divonne ! Et l’achat
de la Piboulette… Tout à coup pris d’une sorte de délire, il se mettait les
mains sur les yeux, les pouces bouchant les oreilles, et hurlant, sanglotant,
déchaîné, le Méridional s’invectivait, étalait son remords dans une
confession générale de toute sa vie. Il était la honte et le malheur des
siens ; des types tels que lui dans les familles on aurait le droit de les
abattre comme des loups. Sans la générosité de son frère où serait−il ?…
Au bagne avec les voleurs et les faussaires.
– Mon oncle, mon oncle !… disait Gaussin très malheureux, essayant de
l’arrêter.
Mais l’autre, volontairement aveugle et sourd, se délectait à ce témoignage
public de son crime, raconté dans les moindres détails, tandis que Fanny le
regardait avec une pitié mêlée d’admiration. Un passionné au moins
celui−là, un brûle−tout comme elle les aimait ; et, remuée dans ses
entrailles de bonne fille, elle cherchait un moyen de lui venir en aide. Mais
lequel ? Elle ne voyait plus personne depuis un an, Jean n’avait aucune
relation… Subitement un nom lui vint à l’esprit : Déchelette !… Il devait
être à Paris en ce moment, et c’était un si bon garçon.
– Mais je le connais à peine… dit Jean.
Sapho
V 60
– J’irai, moi….
– Comment ! tu veux ?
– Pourquoi pas ?
Leurs regards se croisèrent et se comprirent. Déchelette aussi avait été son
amant, l’amant d’une nuit qu’elle se rappelait à peine. Mais lui n’en
oubliait pas un ; ils étaient tous en rang dans sa tête, comme les saints d’un
calendrier.
– Si cela t’ennuie… fit−elle un peu gênée.
Alors Césaire, qui, pendant ce court débat s’était interrompu de crier, très
anxieux, tourna vers eux un tel regard de supplication désespérée, que Jean
se résigna, consentit entre les dents…
Qu’elle leur parut longue cette heure, à tous deux, déchirés par des pensées
qu’ils ne s’avouaient pas, appuyés au balcon, guettant la rentrée de la
femme.
– C’est donc bien loin, ce Déchelette ?…
– Mais non, rue de Rome… à deux pas, répondait Jean furieux, et trouvant,
lui aussi, que Fanny était bien longue à revenir.
Il essayait de se tranquilliser avec la devise amoureuse de l’ingénieur « pas
de lendemain », et la façon méprisante dont il l’avait entendu parler de
Sapho, comme d’une ancienne de la vie galante ; mais sa fierté d’amant se
révoltait, et il aurait presque souhaité que Déchelette la trouvât encore
belle et désirable. Ah ! ce vieux toqué de Césaire avait bien besoin de
rouvrir ainsi toutes les plaies.
Enfin le mantelet de Fanny tourna l’angle de la rue. Elle, rentrait,
rayonnante :
Sapho
V 61
– C’est fait… j’ai l’argent.
Les huit mille francs étalés devant lui, l’oncle pleurait de joie, voulait faire
un reçu, fixer les intérêts, la date du remboursement.
– Inutile, mon oncle… Je n’ai pas prononcé votre nom… C’est à moi
qu’on a prêté cet argent, c’est à moi que vous le devez, et aussi longtemps
qu’il vous plaira.
– Des services pareils, mon enfant, répondait Césaire transporté de
reconnaissance, on les paye avec de l’amitié qui ne finit plus…
Et dans la gare, où Gaussin l’accompagnait pour être assuré cette fois de
son départ, il répétait les larmes aux yeux :
– Quelle femme, quel trésor !… Il faut la rendre heureuse, vois−tu…
Jean resta très fâché de cette aventure, sentant sa chaîne, déjà si lourde, se
river de plus en plus, et se confondre deux choses que sa délicatesse native
avait toujours tenues séparées et distinctes : la famille et sa liaison. À
présent, Césaire mettait la maîtresse au courant de ses travaux, de ses
plantations, lui donnait des nouvelles de tout Castelet ; et Fanny critiquait
l’obstination du consul dans l’affaire des vignes, parlait de la santé de la
mère, irritait Jean d’une sollicitude ou de conseils déplacés. Jamais
d’allusion au service rendu par exemple, ni à l’ancienne aventure du Fénat,
à cette tare de la maison d’Armandy, que l’oncle avait livrée devant elle.
Une seule fois elle s’en faisait une arme de riposte, dans les circonstances
que voici :
Ils rentraient du théâtre, et montaient en voiture, sous la pluie, à une station
du boulevard. L’équipage, une de ces guimbardes qui ne roulent qu’après
minuit, fut long à démarrer, l’homme endormi, la bête secouant sa musette.
Pendant qu’ils attendaient à couvert dans le fiacre, un vieux cocher, en
train de rajuster une mèche à son fouet, s’approcha tranquillement de la
portière, son filin entre les dents, et dit à Fanny d’une voix cassée qui puait
le vin :
Sapho
V 62
– Bonsoir… Comment qu’à ça va ? Tiens, c’est vous ?
Elle eut un petit tressaut vite réprimé et, tout bas, à son amant :
– Mon père !…
Son père, ce maraudeur à la longue lévite d’ancienne livrée, souillée de
boue, aux boutons de métal arrachés, et montrant sous le gaz du trottoir
une face bouffie, apoplectisée d’alcool, où Gaussin croyait retrouver en
vulgaire le profil régulier et sensuel de Fanny, ses larges yeux de
jouisseuse ! Sans se préoccuper de l’homme qui accompagnait sa fille, et
comme s’il ne l’eût pas vu, le père Legrand donnait des nouvelles de la
maison.
– La vieille est à Necker depuis quinze jours, elle file un mauvais coton…
Va donc la voir un de ces jeudis, ça y donnera du courage… Moi,
heureusement, le coffre est solide ; toujours bon fouet, bonne mèche.
Seulement le commerce ne va pas fort… Si t’avais besoin d’un bon cocher
au mois, ça ferait joliment mon affaire… Non ? tant pis alors, et à la
revoyure…
Ils se serrèrent les mains mollement ; le fiacre partit.
« Hein ? crois−tu… » murmurait Fanny ; et tout de suite elle se mit à lui
parler longuement de sa famille, ce qu’elle avait toujours évité… « c’était
si laid, si bas… » mais on se connaissait mieux maintenant ; on n’avait
plus rien à se cacher. Elle était née au Moulin−aux−Anglais, dans la
banlieue, de ce père, ancien dragon, qui faisait le service des voitures de
Paris à Châtillon, et d’une servante d’auberge, entre deux tournées de
comptoir. Elle n’avait pas connu sa mère, morte en couches ; seulement les
patrons du relais, braves gens, obligèrent le père à reconnaître sa petite et à
payer les mois de nourrice. Il n’osa pas refuser, car il devait gros dans la
maison, et quand Fanny eut quatre ans il l’emmenait sur sa voiture comme
un petit chien, nichée en haut, sous la bâche, amusée de rouler ainsi par les
chemins, de voir la lumière des lanternes courir des deux côtés, fumer et
Sapho
V 63
haleter le dos des bêtes, de s’endormir au noir, à la bise, en entendant
sonner les grelots.
Mais le père Legrand se fatigua vite de cette pose à la paternité ; si peu que
ça coûtât, il fallait la nourrir, l’habiller, cette morveuse. Puis elle le gênait
pour un mariage avec la veuve d’un maraîcher dont il guignait les cloches
à melon, les choux en carrés alignés sur son itinéraire. Elle eut alors la
sensation très nette que son père voulait la perdre ; c’était son idée fixe
d’ivrogne, se débarrasser de l’enfant à toute force, et si la veuve
elle−même, la brave mère Machaume, n’avait pris la fillette sous sa
protection…
– Au fait tu l’as connue, Machaume, dit Fanny.
– Comment ! cette servante que j’ai vue chez toi…
– C’était ma belle−mère… Elle avait été si bonne pour moi quand j’étais
petite ; je la prenais pour l’arracher à son gueux de mari qui, après lui avoir
mangé tout son bien, la rouait de coups, l’obligeait à servir une gaupe avec
laquelle il vivait… Ah ! la pauvre Machaume, elle sait ce que coûte un bel
homme. Eh bien ! quand elle m’a eu quittée, malgré tout ce que j’ai pu lui
dire, elle est courue se remettre avec lui et, maintenant, la voilà à l’hospice.
Comme il se laisse aller sans elle, le vieux gredin ! était−il sale ! quelle
mine de rouleur ! il n’y a que son fouet… as−tu vu comme il le tenait
droit ?… Même saoul à tomber, il le porte devant lui comme un cierge, le
serre dans sa chambre ; il n’a jamais eu que ça de propre… Bon fouet,
bonne mèche, c’est son mot.
Elle en parlait inconsciemment, ainsi que d’un étranger, sans dégoût ni
honte ; et Jean s’épouvantait à l’entendre. Ce père !… cette mère !… en
face de la figure sévère du consul et de l’angélique sourire de Mme
Gaussin !… Et comprenant tout à coup ce qu’il y avait dans le silence de
son amant, quelle révolte contre ce gâchis social dont il s’éclaboussait
auprès d’elle :
– Après tout, dit Fanny sur un ton philosophe, c’est un peu ça dans toutes
les familles, on n’en est pas responsable… moi, j’ai mon père Legrand ;
Sapho
V 64
toi, tu as ton oncle Césaire.
Sapho
V 65
VI
« Mon cher enfant, je t’écris encore toute tremblante du gros tourment que
nous venons d’avoir ; nos bessonnes disparues, parties de Castelet pendant
tout un jour, une nuit et la matinée du lendemain !…
« C’est dimanche, à l’heure du déjeuner, qu’on s’est aperçu que les petites
manquaient. Je les avais faites belles pour la messe de huit heures où le
consul devait les conduire, puis je ne m’en étais plus occupée, retenue
auprès de la mère plus nerveuse que d’habitude, comme sentant le malheur
qui rôdait autour de nous. Tu sais qu’elle a toujours eu ça depuis sa
maladie, de prévoir ce qui doit arriver ; et moins elle peut bouger, plus sa
tête travaille.
« Ta mère dans sa chambre heureusement, tu nous vois tous à la salle,
attendant les petites ; on les appelle par le clos, le berger souffle avec sa
grosse coquille à ramener les brebis, puis Césaire d’un côté, moi d’un
autre, Rousseline, Tardive, nous voilà tous à galoper dans Castelet et,
chaque fois, en nous rencontrant : « Eh bien ? – Rien vu. » A la fin on
n’osait plus demander ; le cœur battant, on allait au puits, au bas des hautes
fenêtres du grenier… Quelle journée !… et il me fallait monter à tout
moment près de ta mère, sourire d’un air tranquille, expliquer l’absence
des petites en disant que je les avais envoyées passer le dimanche chez leur
tante de Villamuris. Elle avait paru le croire ; mais tard dans la soirée,
pendant que je la veillais, guettant derrière la vitre les lumières qui
couraient dans la plaine et sur le Rhône à la recherche des enfants, je
l’entendis qui pleurait doucement dans son lit ; et comme je l’interrogeais :
« Je pleure pour quelque chose que l’on me cache, mais que j’ai deviné
tout de même… », me répondit−elle de cette voix de petite fille qui lui est
revenue à force de souffrance ; et sans plus nous parler, nous nous
inquiétions toutes deux, à part dans notre chagrin…
VI 66
« Enfin, mon cher enfant, pour ne pas faire durer cette pénible histoire, le
lundi matin nos petites nous furent ramenées par les ouvriers que ton oncle
occupe dans l’île et qui les avaient trouvées sur un tas de sarments, pâles
de froid et de faim après cette nuit en plein air, au milieu de l’eau. Et voici
ce qu’elles nous ont conté dans l’innocence de leurs petits cœurs. Depuis
longtemps l’idée les tourmentait de faire comme leurs patronnes Marthe et
Marie dont elles avaient lu l’histoire, de s’en aller dans un bateau sans
voiles, ni rames, ni provisions d’aucune sorte, répandre l’Evangile sur le
premier rivage où les pousserait le souffle de Dieu. Dimanche donc après
la messe, détachant une barque à la pêcherie et s’agenouillant au fond
comme les saintes femmes, tandis que le courant les emportait, elles s’en
sont allées doucement, échouer dans les roseaux de la Piboulette, malgré
les grandes eaux de la saison, les coups de vent, les révouluns… Oui, le
bon Dieu les gardait et c’est lui qui nous les a rendues, les jolies ! ayant un
peu fripé leurs guimpes du dimanche et gâté la dorure de leurs paroissiens.
On n’a pas eu la force de les gronder, seulement de grands baisers à bras
ouverts ; mais nous sommes tous restés malades de la peur que nous avons
eue.
« La plus frappée, c’est ta mère qui, sans que nous lui ayons encore rien
raconté, a senti, comme elle dit, passer la mort sur castelet, et garde, elle si
tranquille, si gaie d’ordinaire, une tristesse que rien ne peut guérir, malgré
que ton père, moi, tout le monde nous nous serrions tendrement autour
d’elle… Et si je te disais, mon Jean, que c’est de toi, surtout, qu’elle
languit et s’inquiète. Elle n’ose pas l’avouer devant le père qui veut qu’on
te laisse à ton travail, mais tu n’es pas venu après ton examen comme tu
l’avais promis. Fais−nous la surprise pour les fêtes de Noël ; que notre
malade reprenne son bon sourire. Si tu savais, quand on ne les a plus, ses
vieux, comme on regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps… »
Debout près de la fenêtre où filtrait un jour paresseux d’hiver sous le
brouillard, Jean lisait cette lettre, en savourait le bouquet sauvage, les chers
souvenirs de tendresse et de soleil.
– Qu’est−ce que c’est ?… fais voir…
Sapho
VI 67
Fanny venait de s’éveiller à la jaune lueur du rideau écarté et, toute bouffie
de sommeil, allongeait machinalement la main vers le paquet de maryland
à demeure sur la table de nuit. Il hésita, sachant la jalousie qu’exaspérait en
sa maîtresse le nom seul de Divonne ; mais comment dissimuler le billet
dont elle reconnaissait la provenance et le format ?
D’abord l’escapade des fillettes l’émut gentiment, tandis que, les bras et la
gorge à l’air, dressée sur l’oreiller dans le flot de ses cheveux bruns, elle
lisait tout en roulant une cigarette ; mais la fin l’irrita jusqu’à la fureur, et
chiffonnant et jetant la lettre par la chambre :
– Je t’en collerai, moi, des saintes femmes !… Tout ça des inventions pour
te faire partir… Son beau neveu lui manque à cette…
Il voulut l’arrêter, empêcher le mot ordurier qu’elle lança et bien d’autres à
la file. Jamais elle ne s’était encore emportée aussi grossièrement devant
lui, dans ce débordement de colère fangeuse, d’égout crevé lâchant sa vase
et sa puanteur. Tout l’argot de son passé de fille et de voyou gonflait son
cou, détendait sa lèvre.
Pas malin de voir ce qu’ils voulaient tous là−bas… Césaire avait parlé, et
l’on combinait ça en famille de rompre leur liaison, de l’attirer au pays
avec la belle charpente de la Divonne pour amorce.
– D’abord, tu sais, si tu pars, moi je lui écris à ton cocu… Je l’avertis… ah
mais !…
En parlant, elle se ramassait haineusement sur le lit, blême, la face creuse,
les traits grandis, comme une bête méchante prête à bondir.
Et Gaussin se rappelait l’avoir vue ainsi rue de l’Arcade ; mais c’était
contre lui maintenant, cette haine rugie qui lui donnait la tentation de
tomber sur sa maîtresse et de la battre, car en ces amours de chair où
l’estime et le respect de l’être aimé sont néant, la brutalité surgit toujours
dans la colère ou les caresses. Il eut peur de lui−même, s’échappa pour son
bureau, et tout en marchant il s’indignait contre cette vie qu’il s’était faite.
Ça lui apprendrait à se livrer à une pareille femme !… Que d’infamies, que
Sapho
VI 68
d’horreurs !… Ses sœurs, sa mère, il y en avait eu pour tout le monde…
Quoi ! pas même le droit d’aller voir les siens. Mais dans quel bagne
s’était−il donc enfermé ? Et toute l’histoire de leur liaison lui apparaissant,
il voyait comment les beaux bras nus de l’Egyptienne, noués à son cou le
soir du bal, s’étaient cramponnés despotes et forts, l’isolant de ses amis, de
sa famille. Maintenant, sa résolution était prise. Le soir même et, coûte que
coûte, il partirait pour Castelet.
Quelques affaires expédiées, son congé obtenu au ministère, il revint chez
lui de bonne heure, s’attendant à une scène terrible, prêt à tout, même à la
rupture. Mais le bonjour bien doux que Fanny lui dit tout de suite, ses yeux
gros, ses joues comme amollies de larmes, lui laissèrent à peine le courage
d’une volonté.
– Je pars ce soir… fit−il en se raidissant.
– Tu as raison, m’ami… Va voir ta mère, et surtout… Elle se rapprochait
câlinement… Oublie comme j’ai été méchante, je t’aime trop, c’est ma
folie…
Tout le restant du jour, faisant la malle avec de coquettes sollicitudes,
ramenée à la douceur des premiers temps, elle garda cette attitude repentie,
peut−être dans l’espoir de le retenir. Pourtant, pas une fois elle ne lui
demanda : « Reste… » et lorsque à la dernière minute, tout espoir perdu
devant les apprêts définitifs, elle se frôlait, se serrait contre son amant,
tâchant de l’imprégner d’elle pour toute la durée de la route et de
l’absence, son adieu, son baiser ne murmurèrent que ceci :
– Dis, Jean, tu ne m’en veux pas ?…
Oh ! l’ivresse, au matin, de s’éveiller dans sa petite chambre d’enfant, le
cœur encore chaud des étreintes familiales, des belles effusions de
l’arrivée, de retrouver à la même place, sur la moustiquaire de son lit étroit,
la même barre lumineuse qu’y cherchaient ses réveils passés, d’entendre
les cris des paons sur leurs perchoirs, grincer la poulie du puits, le
Sapho
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culbutement à pattes pressées du troupeau, et lorsqu’il eut fait claquer ses
volets à la muraille, de revoir cette belle lumière chaude qui entrait par
nappes, en tombée d’écluse, et ce merveilleux horizon de vignes en pente,
de cyprès, d’oliviers et de miroitants bois de pins, se perdant jusqu’au
Rhône sous un ciel profond et pur, sans un duvet de brume malgré l’heure
matinale, un ciel vert, balayé toute la nuit par le mistral qui remplissait
encore l’immense vallée de son souffle allègre et fort.
Jean comparait ce réveil à ceux de là−bas sous un ciel boueux comme son
amour, et se sentait heureux et libre. Il descendit. La maison blanche de
soleil dormait encore, tous ses volets fermés comme des yeux ; et il fut
heureux d’un moment de solitude pour se reprendre, dans cette
convalescence morale qu’il sentait commencer pour lui.
Il fit quelques pas sur la terrasse, prit une allée montante du parc, ce qu’on
appelait le parc, un bois de pins et de myrtes jetés au hasard dans la côte
rude de Castelet, coupée de sentiers inégaux tout glissants d’aiguilles
sèches. Son chien Miracle, bien vieux et boitant, était sorti de sa niche, et
le suivait silencieusement dans ses talons ; ils avaient si souvent fait
ensemble cette promenade du matin !
À l’entrée des vignes, dont les grands cyprès de clôture inclinaient leurs
cimes pointues, le chien hésita ; il savait combien le sol en épaisse couche
de sable, – un nouveau remède au phylloxera que le consul était en train
d’essayer, – serait difficile à ses vieilles pattes, ainsi que les gradins d’étai
de la terrasse. La joie de suivre son maître le décida pourtant ; et c’étaient à
chaque obstacle de douloureux efforts, des petits cris peureux, des arrêts et
des maladresses de crabe sur un rocher. Jean ne le regardait pas, tout
occupé de ce nouveau plant d’alicante, dont son père l’avait longtemps
entretenu la veille. Les souches paraissaient d’une belle venue sur le sable
uni et luisant. Enfin le pauvre homme allait être payé de ses peines
entêtées ; le clos de Castelet pourrait revivre, quand la Nerte, l’Ermitage,
tous les grands crus du Midi étaient morts !
Une petite coiffe blanche se dressa tout à coup devant lui. C’était Divonne,
la première levée à la maison ; elle avait une serpette dans la main, autre
chose aussi qu’elle jeta, et ses joues si mates d’ordinaire s’allumaient
Sapho
VI 70
d’une rougeur vive :
– C’est toi, Jean ?… tu m’as fait peur… J’ai cru que c’était ton père…
Puis se remettant, elle l’embrassa :
– As−tu bien dormi ?
– Très bien, tante, mais pourquoi craigniez−vous l’arrivée de mon père ?…
– Pourquoi ?…
Elle ramassa le pied de vigne qu’elle venait d’arracher :
– Le consul t’a dit, n’est−ce pas, que cette fois il était sûr de réussir… Eh
bien, té ! voilà la bête…
Jean regardait une petite mousse jaunâtre incrustée dans le bois,
l’imperceptible moisissure qui, de proche en proche, a ruiné des provinces
entières ; et c’était une ironie de la nature, dans cette splendide matinée,
sous le soleil vivifiant, que cet infiniment petit, destructeur et
indestructible.
– C’est le commencement… Dans trois mois tout le clos sera dévoré, et ton
père recommencera encore, car il y a mis son orgueil. Ce seront de
nouveaux plants, de nouveaux remèdes, jusqu’au jour…
Un geste désolé acheva et souligna sa phrase.
– Vraiment ! nous en sommes là ?
– Oh ! tu connais le consul… Il ne dit jamais rien, me donne le mois
comme toujours ; mais je le vois préoccupé. Il court à Avignon, à Orange.
c’est de l’argent qu’il cherche…
– Et Césaire ? ses immersions ? demanda le jeune homme consterné.
Sapho
VI 71
Grâce à Dieu, par là tout allait bien. Ils avaient eu cinquante pièces de petit
vin à la dernière récolte ; et cet an apporterait le double. Devant ce succès
le consul avait cédé à son frère toutes les vignes de la plaine, restées
jusqu’ici en jachère, en alignements de bois morts comme un cimetière de
campagne ; et maintenant elles étaient sous l’eau pour trois mois…
Et fière de l’œuvre de son homme, de son Fénat, la Provençale montrait à
Jean, du lieu élevé où ils se trouvaient, de grands étangs, des clairs,
maintenus par des bourrelets de chaux, comme sur les salines.
– Dans deux ans ce cépage donnera ; dans deux ans aussi la Piboulette, et
encore l’île de Lamotte que ton oncle a achetée sans le dire… Alors nous
serons riches… mais il faut tenir jusque−là, et que chacun y mette du sien
et se sacrifie.
Elle en parlait gaiement du sacrifice, en femme qu’il n’étonne plus, et avec
un si facile entraînement que Jean, traversé d’une idée subite, lui répondit
sur le même ton :
– On se sacrifiera, Divonne…
Le jour même, il écrivit à Fanny que ses parents ne pouvaient lui continuer
sa pension, qu’il serait réduit aux appointements ministériels et que, dans
ces conditions, la vie à deux devenait impossible. C’était rompre plus tôt
qu’il n’avait pensé, trois ou quatre ans avant le départ prévu ; mais il
comptait que sa maîtresse accepterait ces raisons graves, qu’elle aurait pitié
de lui et de sa peine, l’aiderait dans cet accomplissement douloureux d’un
devoir.
Etait−ce bien un sacrifice ? Ne fut−il pas au contraire soulagé d’en finir
avec une existence qui lui semblait odieuse et malsaine, depuis surtout
qu’il était rendu à la nature, à la famille, aux affections simples et
droites ?… Sa lettre écrite sans lutte ni souffrance, il compta, pour le
défendre contre une réponse qu’il prévoyait furieuse, pleine de menaces et
d’extravagances, sur la tendresse honnête et fidèle des braves cœurs qui
Sapho
VI 72
l’entouraient, l’exemple de ce père droit et fier entre tous, sur le sourire
candide des petites saintes femmes, et aussi sur ces grands horizons
paisibles, aux saines émanations de montagnes, ce ciel en hauteur, ce
fleuve rapide et entraînant ; car en songeant à sa passion, à toutes les
vilenies dont elle était faite, il lui semblait sortir d’une fièvre pernicieuse
comme on en gagne à la buée des terrains marécageux.
Cinq ou six jours se passèrent dans le silence du grand coup porté. Matin et
soir, Jean allait à la poste et revenait les mains vides, singulièrement
troublé. Que faisait−elle ? Qu’avait−elle décidé, et, en tout cas, pourquoi
ne pas répondre ? Il ne pensait qu’à cela. Et la nuit, tout le monde dormant
à Castelet avec le bruit berceur du vent par les longs corridors, ils en
causaient, Césaire et lui, dans sa petite chambre.
« Elle est dans le cas d’arriver !… » disait l’oncle ; et son inquiétude se
doublait de ceci, qu’il avait dû mettre sous l’enveloppe de la rupture deux
billets, à six mois et à un an, réglant sa dette avec les intérêts. Comment les
payerait−il ces billets ? Comment expliquer à Divonne ?… Il frissonnait
rien que d’y penser et faisait peine à son neveu, quand, le nez allongé et
secouant sa pipe, la veillée finie, il lui disait tristement :
– Allons, bonsoir… de toute manière c’est très bien ce que tu as fait là.
Enfin elle arriva cette réponse, et dès les premières lignes : « Mon homme
chéri, je ne t’ai pas écrit plus tôt, parce que je tenais à te prouver autrement
que par des paroles à quel point je te comprends et je t’aime… », Jean
s’arrêta, surpris comme un homme qui entend une symphonie à la place de
la chamade qu’il redoutait. Il tourna vite la dernière page, où il lut « …
rester jusqu’à la mort ton chien qui t’aime, que tu peux battre, et qui te
caresse passionnément… ».
Elle n’avait donc pas reçu sa lettre ! Mais, reprise ligne à ligne et les
larmes aux yeux, celle−ci était bien une réponse, disait bien que Fanny
s’attendait depuis longtemps à cette mauvaise nouvelle, à la détresse de
Castelet amenant l’inévitable séparation. Tout de suite elle s’était misE en
quête d’une occupation pour ne plus rester à sa charge, et elle avait trouvé
Sapho
VI 73
la gérance d’un hôtel meublé, avenue du Bois−de−Boulogne, au compte
d’une dame très riche. Cent francs par mois, nourrie, logée et la liberté des
dimanches…
« Tu entends, mon homme, tout un jour par semaine pour nous aimer ; car
tu voudras bien encore, dis ? Tu me récompenseras du grand effort que je
fais de travailler pour la première fois de ma vie, de cet esclavage de nuit
et de jour que j’accepte, avec des humiliations que tu ne peux te figurer et
qui seront bien lourdes à ma folie d’indépendance… Mais j’éprouve un
contentement extraordinaire à souffrir par amour de toi. Je te dois tant, tu
m’as fait comprendre tant de bonnes et honnêtes choses dont personne ne
m’avait jamais parlé !… Ah ! si nous nous étions rencontrés plus tôt !…
Mais tu ne marchais pas encore, que déjà je roulais dans les bras des
hommes. Pas un de ceux−là, toujours, ne pourra se vanter de m’avoir
inspiré une résolution pareille pour le garder encore un petit peu…
Maintenant, reviens quand tu voudras, l’appartement est libre. J’ai ramassé
toutes mes affaires ; c’était ça le plus dur, secouer les tiroirs et les
souvenirs. Tu ne trouveras que mon portrait qui ne te coûtera rien, lui ;
seulement les bons regards que je mendie en sa faveur. Ah ! m’ami,
m’ami… Enfin, si tu me gardes mon dimanche et ma petite place dans ton
cou… ma place, tu sais… » Et des tendresses, des câlineries, une
voluptueuse lècherie de mère chatte, de ces mots de passion qui faisaient
l’amant frôler son visage au papier satiné, comme si la caresse s’en
dégageait humaine et tiède.
– Elle ne parle pas de mes billets ? demanda timidement l’oncle Césaire.
– Elle vous les renvoie… Vous la rembourserez quand vous serez riche…
L’oncle eut un soupir soulagé, les tempes froncées de contentement, et
avec une gravité prudhommesque, sa forte intonation méridionale :
– Té ! veux−tu que je te dise… Cette femme−là, c’est une sainte.
Puis, passant à un autre ordre d’idées, par cette mobilité, ce manque de
logique et de mémoire, une des cocasseries de sa nature :
Sapho
VI 74
– Et quelle passion, mon bon, quel feu ! J’en ai la bouche sèche, comme
quand Courbebaisse me lisait la correspondance de la Mornas…
Une fois encore, Jean dut subir le premier voyage à Paris, l’hôtel Cujas,
Pellicule ; mais il n’entendait pas, accoudé à la fenêtre ouverte sur la nuit
apaisée, baignée d’une lune pleine, tellement brillante, que les coqs s’y
trompaient et la saluaient comme le jour levant.
Ainsi donc c’était vrai cette rédemption par l’amour dont parlent les
poètes ; et il éprouvait une fierté à songer que tous ces grands, ces illustres
que Fanny avait aimés avant lui, loin de la régénérer, la dépravaient
davantage, tandis que lui, par la seule force de son honnêteté, la tirerait
peut−être du vice pour toujours.
Il lui était reconnaissant d’avoir trouvé ce moyen terme, cette
demi−rupture où elle prendrait les nouvelles habitudes de travail si
difficiles à sa nature indolente ; et sur un ton paternel, de vieux monsieur,
il lui écrivit le lendemain pour encourager sa réforme, s’inquiéter du genre
d’hôtel qu’elle gérait, du monde qui venait là ; car il se méfiait de son
indulgence et de sa facilité à dire en se résignant : « Qu’est−ce que tu
veux ? c’est comme ça… »
Courrier par courrier, avec une docilité de petite fille, Fanny lui fit le
tableau de son hôtel, vraie maison de famille habitée par des étrangers. Au
premier, des Péruviens, père et mère, enfants et domestiques nombreux ;
au second, des Russes et un riche Hollandais, marchand de corail. Les
chambres du troisième logeaient deux écuyers de l’Hippodrome, chic
anglais, très comme il faut, et le plus intéressant petit ménage, Mlle Minna
Vogel, cithariste de Stuttgart, avec son frère Léo, un pauvre petit
poitrinaire, obligé d’interrompre ses études de clarinette au Conservatoire
de Paris, et que la grande sœur était venue soigner, sans autre ressource
que le produit de quelques concerts pour payer l’hôtel et la pension.
« Tout ce qu’on peut imaginer de plus touchant et de plus honorable,
comme tu vois, mon homme chéri. Moi−même, je passe pour veuve, et
Sapho
VI 75
l’on me montre toutes sortes d’égards. Je ne souffrirais pas d’abord qu’il
en fût autrement ; il faut que ta femme soit respectée. Quand je dis « ta
femme », comprends−moi bien. Je sais que tu t’en iras un jour, que je te
perdrai, mais après il n’y en aura plus d’autre ; à jamais je resterai tienne,
conservant le goût de tes caresses, et les bons instincts que tu as réveillés
en moi… C’est bien drôle, n’est−ce pas, Sapho vertueuse !… Oui,
vertueuse, quand tu ne seras plus là ; mais pour toi je me garde telle que tu
m’as aimée, délirante et brûlante… je t’adore… »
Subitement, Jean fut pris d’une grande tristesse ennuyée. Ces retours de
l’enfant prodigue, après les joies de l’arrivée, l’orgie de veau gras et
d’effusions tendres, souffrent toujours des hantises de la vie nomade, du
regret des glands amers et du paresseux troupeau à conduire. C’est un
désenchantement qui tombe des choses et des êtres, tout à coup dépouillés
et décolorés. Les matins de l’hiver provençal n’avaient plus pour lui leur
salubre allégresse, ni d’attrait la chasse aux belles loutres mordorées, le
long des berges, ni le tir aux macreuses dans le naye−chien du vieil
Abrieu. Jean trouvait le vent dur, l’eau rêche, et bien monotones les
promenades dans les vignes inondées avec l’oncle expliquant son système
de vannes, martelières, rigoles d’amenée.
Le village qu’il revoyait les premiers jours à travers ses courses joyeuses
de gamin, baraques anciennes, quelques−unes abandonnées, sentait la mort
et la désolation d’un village italien ; et quand il allait à la poste, il lui fallait
subir, sur la pierre branlante de chaque porte, le rabâchage de tous ces
vieux tordus comme des plein−vent, les bras passés dans des morceaux de
bas tricotés, de ces vieilles au menton de buis jaune sous leurs coiffes
serrées, aux petits yeux luisants et frétillants comme il en brille aux
lézardes des vieux murs.
Toujours les mêmes lamentations sur la mort des vignes, la fin de la
garance, la maladie des mûriers, les sept plaies d’Egypte ruinant ce beau
pays de Provence ; et pour les éviter, quelquefois il revenait par les ruelles
en pente qui longent les anciens murs d’enceinte du château des Papes,
ruelles désertes encombrées de broussailles, de ces grandes herbes de
Sapho
VI 76
Saint−Roch pour guérir les dartres, bien à leur place dans ce coin moyen
âge, ombré de l’énorme ruine déchiquetée en haut du chemin.
Alors il rencontrait le curé Malassagne venant de dire sa messe et
descendant à grands pas furieux, le rabat de travers, sa soutane relevée à
deux mains, à cause des ronces et des teignes. Le prêtre s’arrêtait, tonnait
contre l’impiété des paysans, l’infamie du conseil municipal ; il jetait sa
malédiction sur les champs, les bêtes et les hommes, des malandrins qui ne
venaient plus à l’office, qui enterraient leurs morts sans sacrements, se
soignaient par le magnétisme, le spiritisme, pour s’épargner le prêtre et le
médecin :
– Oui, monsieur, le spiritisme !… voilà où ils en arrivent, nos paysans du
Comtat… Et vous ne voulez pas que les vignes soient malades !…
Jean, qui avait la lettre de Fanny tout ouverte et embrasée dans sa poche,
écoutait, le regard absent, échappait le plus vite possible à l’homélie du
prêtre, et rentrait à castelet s’abriter dans un creux de roche, ce que les
Provençaux appellent un « cagnard », garanti du vent qui souffle tout
autour et concentrant le soleil réverbéré dans la pierre.
Il choisissait le plus perdu, le plus sauvage, envahi par les ronces et les
chênes kermès, s’y terrait pour lire sa lettre ; et peu à peu de la fine odeur
qu’elle exhalait, de la caresse des mots, des images évoquées, lui venait
une griserie sensuelle qui activait son pouls, l’hallucinait jusqu’à faire
disparaître comme un décor inutile le fleuve, les îles en bouquets, les
villages au creux des Alpilles, toute la courbe de l’immense vallée où la
bourrasque chassait, roulait en flots la poudre du soleil. Il était là−bas, dans
leur chambre, devant la gare aux toits gris, en proie aux caresses folles, à
ces désirs furieux qui les cramponnaient l’un à l’autre avec des crispations
de noyés…
Tout à coup, des pas dans le sentier, des rires clairs : « Il est là !… » Ses
sœurs apparaissaient, petites jambes nues dans la lavande, conduites par le
vieux Miracle, tout fier d’avoir dépisté son maître et remuant la queue
victorieusement ; mais Jean le renvoyait d’un coup de pied et rebutait les
offres de jouer à cache−cache ou à courir qu’on lui faisait d’un air timide.
Sapho
VI 77
Il les aimait pourtant, ses petites bessonnes raffolant du grand frère
toujours si loin ; il s’était fait enfant pour elles dès l’arrivée, s’amusait du
contraste de ces jolies créatures nées en même temps et dissemblables.
L’une longue, brune, les cheveux crêpelés, à la fois mystique et
volontaire ; c’est elle qui avait eu l’idée de la barque, exaltée par les
lectures du curé Malassagne, et cette petite Marie l’Egyptienne avait
entraîné la blonde Marthe, un peu molle et douce, ressemblant à sa mère et
à son frère.
Mais quelle gêne odieuse, pendant qu’il était à remuer ses souvenirs, que
ces innocentes câlineries d’enfants se frottant au parfum coquet que mettait
sur lui la lettre de sa maîtresse.
– Non, laissez−moi… il faut que je travaille…
Et il rentrait avec l’intention de s’enfermer chez lui, quand la voix de son
père l’appelait au passage.
– C’est toi, Jean… écoute donc…
L’heure du courrier apportait de nouveaux sujets de morosité à cet homme
déjà sombre de nature, gardant de l’Orient des habitudes de solennité
silencieuse, coupée de brusques souvenirs…, « quand j’étais consul à
Hong−Kong », qui partaient en éclats de souches au grand feu. Pendant
qu’il écoutait son père lire et discuter ses journaux du matin, Jean regardait
sur la cheminée la Sapho de Caoudal, les bras aux genoux, sa lyre à côté
d’elle, TOUTE LA LYRE, un bronze acheté il y avait vingt ans, lors des
embellissements de Castelet ; et ce bronze du commerce, qui l’écœurait
aux vitrines parisiennes, lui donnait ici, dans son isolement, une émotion
amoureuse, l’envie de baiser ces épaules, de délier ces bras froids et polis,
de se faire dire : « Sapho pour toi, mais rien que pour toi ! »
L’image tentatrice se levait quand il sortait, marchait avec lui, doublait le
bruit de son pas dans le grand escalier pompeux. C’était le nom de Sapho
que rythmait le balancier de la vieille horloge, que chuchotait le vent par
Sapho
VI 78
les grands corridors dallés et froids de la demeure estivale, son nom qu’il
retrouvait dans tous les livres de cette bibliothèque de campagne, vieux
bouquins à tranches rouges conservant entre la brochure des miettes de ses
goûters d’enfant. Et cet obsédant souvenir de sa maîtresse le poursuivait
jusque dans la chambre maternelle, où Divonne coiffait la malade, relevait
ses beaux cheveux blancs sur ce visage resté paisible et rose malgré des
tortures variées et perpétuelles.
« Ah ! voilà notre Jean », disait la mère. Mais avec son cou nu, sa petite
coiffe, ses manches retroussées pour cette toilette dont elle seule avait la
charge, sa tante lui rappelait d’autres réveils, évoquait la maîtresse encore,
sautant du lit dans le nuage de sa première cigarette. Il s’en voulait d’idées
pareilles, dans cette chambre surtout ! Que faire cependant pour y
échapper ?
– Notre enfant n’est plus le même, ma sœur, disait Mme Gaussin
tristement… Qu’est−ce qu’il a ?
Et elles cherchaient ensemble. Divonne torturait son entendement ingénu,
elle aurait voulu questionner le jeune homme ; mais il semblait la fuir
maintenant, éviter d’être seul avec elle.
Une fois, l’ayant guetté, elle vint le surprendre au cagnard dans la fièvre de
ses lettres et de ses mauvais rêves. Il se levait, l’œil sombre… Elle le
retint, s’assit près de lui sur la pierre chaude :
– Tu ne m’aimes donc plus ?… je ne suis donc plus ta Divonne à qui tu
disais toutes tes peines ?
– Mais si, mais si… bégayait−il, troublé par sa façon tendre, et détournant
les yeux pour qu’elle ne pût y retrouver quelque chose de ce qu’il venait de
lire, appels d’amour, cris éperdus, le délire de la passion à distance.
– Qu’as−tu ?… pourquoi es−tu triste ? murmurait Divonne avec des
câlineries de voix et de mains comme on en a pour les enfants. C’était un
Sapho
VI 79
peu son petit, il restait pour elle à dix ans, l’âge des petits hommes qu’on
émancipe.
Lui, déjà brûlant de sa lecture, s’exaltait au charme troublant de ce beau
corps si près du sien, de cette bouche fraîche au sang avivé par le grand air
qui dérangeait les cheveux, les envolait au−dessus du front en délicats
frisons à la mode parisienne. Et les leçons de Sapho : « toutes les femmes
sont les mêmes… en face de l’homme elles n’ont qu’une idée en tête… »,
lui faisaient trouver provocants l’heureux sourire de la paysanne, son geste
pour le retenir au tendre interrogatoire.
Tout à coup, il sentit monter le vertige d’une tentation mauvaise ; et
l’effort qu’il faisait pour y résister le secoua d’un frisson convulsif.
Divonne s’effrayait de le voir si pâle, les dents claquantes. « Ah ! le
pauvre… il a la fièvre… » D’un geste de tendresse irréfléchi elle dénouait
le grand fichu qui entourait sa taille pour le lui mettre au cou ; mais
brusquement saisie, enveloppée, elle sentit la brûlure d’une caresse folle
sur sa nuque, ses épaules, toute la chair étincelante qui venait de jaillir au
soleil. Elle n’eut le temps de crier ni de se défendre, peut−être même pas le
sentiment juste de ce qui venait de se passer.
– Ah ! je suis fou… je suis fou…
Il se sauvait, déjà loin dans la garrigue dont les pierres roulaient
sinistrement sous ses pieds.
À déjeuner, ce jour−là, Jean annonça qu’il partirait le soir même, rappelé
par un ordre du ministre.
– Partir, déjà !… tu avais dit… tu ne fais que d’arriver…
Et des cris, des supplications. Mais il ne pouvait plus rester avec eux,
puisque entre toutes ces tendresses intervenait l’influence agitante et
corruptrice de Sapho. D’ailleurs, ne leur avait−il pas fait le plus grand
sacrifice en renonçant à la vie à deux ? La rupture complète s’achèverait un
peu plus tard ; et il reviendrait alors aimer sans honte, ni gêne, embrasser
tous ces braves gens.
Sapho
VI 80
Il était nuit, la maison couchée, éteinte, quand Césaire revint de conduire
son neveu au train d’Avignon. L’avoine donnée au cheval, après avoir
scruté le ciel, – ce regard aux présages du temps, des hommes qui vivent
de la terre, – il allait rentrer quand il vit une forme blanche sur un banc de
la terrasse.
– C’est toi, Divonne ?
– Oui, je t’attendais…
Très occupée tout le jour, séparée de son Fénat qu’elle adorait, ils avaient
le soir de ces rendez−vous pour causer, faire un tour de promenade
ensemble. Etait−ce la courte scène entre elle et Jean, comprise en y
pensant, et plus qu’elle n’eût voulu, ou l’émotion d’avoir vu pleurer la
pauvre mère tout le jour silencieusement ? Elle avait la voix altérée, une
inquiétude d’esprit extraordinaire chez cette calme personne de devoir.
– Sais−tu quelque chose ? Pourquoi nous a−t−il quittés si vivement ?…
Elle ne croyait pas à cette histoire de ministère, soupçonnant plutôt
quelque attache mauvaise qui tirait l’enfant loin de sa famille. Tant de
dangers, de si fatales rencontres dans ce Paris de perdition !
Césaire, qui ne savait rien lui cacher, avoua qu’il y avait en effet une
femme dans la vie de Jean, mais une bonne créature incapable de le
détourner des siens ; et il parla de son dévouement, des lettres touchantes
qu’elle écrivait, vanta surtout la résolution courageuse qu’elle avait prise
de travailler, ce qui sembla tout naturel à la paysanne :
– Car enfin, il faut travailler pour vivre.
– Pas ce genre de femmes−là… dit Césaire.
– C’est donc une rien du tout avec qui Jean vivait !… Et tu es allé
là−dedans ?…
Sapho
VI 81
– Je te jure, Divonne, que depuis qu’elle le connaît il n’y a pas de femme
plus chaste, plus honnête… L’amour l’a réhabilitée.
Mais c’étaient des mots trop longs, Divonne ne comprenait pas. Pour elle,
cette dame rentrait dans ce rebut qu’elle appelait « les mauvaises femmes
», et la pensée que son Jean était la proie d’une créature pareille l’indignait.
Si le consul se doutait de cela !…
Césaire essayait de la calmer, assurait par tous les plis de sa bonne face un
peu grivoise qu’à l’âge du garçon on ne pouvait se passer de femme.
– Té, pardi ! qu’il se marie, dit elle avec une conviction attendrissante.
– Enfin ils ne sont déjà plus ensemble, c’est toujours ça…
Et alors, d’un ton grave :
– Ecoute, Césaire… tu sais comme on dit chez nous : Le malheur dure
toujours plus que celui qui l’amène… Si c’est vraiment comme tu racontes,
si Jean a tiré cette femme de la boue, il s’est peut−être bien sali à cette
triste besogne. Possible qu’il l’ait rendue meilleure et plus honnête, mais
qui sait si le mauvais qui était en elle n’a pas gâté notre enfant jusqu’au
cœur !
Ils revenaient vers la terrasse. Nuit paisible et limpide sur toute la vallée
silencieuse où rien ne vivait que la lumière glissante de la lune, le fleuve
houleux, les clairs en flaques d’argent. On respirait le calme,
l’éloignement de tout, le grand repos d’un sommeil sans rêves. Soudain le
train montant déroula au bord du Rhône sa rumeur sourde à toute vapeur.
– Oh ! ce Paris, fit Divonne, montrant le poing vers l’ennemi que la
province charge de toutes ses colères… ce Paris !… ce qu’on lui donne et
ce qu’il nous renvoie !
Sapho
VI 82
VII
Il faisait un froid brumeux, une après−midi sombre à quatre heures, même
sur cette large avenue, des Champs−Elysées où se hâtaient les voitures
dans un roulement sourd et ouaté. C’est à peine si Jean put lire au fond
d’un jardinet dont la grille était ouverte ces lettres dorées, très hautes,
au−dessus de l’entresol d’une maison à l’aspect luxueux et tranquille de
cottage : Appartements meublés, pension de famille. Un coupé attendait au
ras du trottoir.
La porte du bureau poussée, Jean la vit tout de suite, celle qu’il cherchait,
assise dans le jour de la fenêtre, feuilletant un gros livre de comptes en face
d’une autre femme, élégante et grande, un mouchoir aux mains et un petit
sac de boursicotière.
– Vous désirer, monsieur ?…
Fanny le reconnut, se leva, saisie, et passant devant la dame :
– C’est le petit… dit−elle tout bas.
L’autre examina Gaussin des pieds à la tête avec le beau sang−froid
connaisseur que donne l’expérience, et très haut, sans se gêner :
– Embrassez−vous, mes enfants… Je ne vous regarde pas.
Puis elle se mit à la place de Fanny, continua à vérifier ses chiffres.
Ils s’étaient pris les mains, se chuchotaient des phrases bêtes :
– Comment ça va ?
– Pas mal, merci…
VII 83
– Alors tu es parti hier au soir ?…
Mais l’altération de leurs voix donnait aux mots leur vraie signification. Et
assis sur le divan, se remettant un peu :
– Tu n’as pas reconnu ma patronne ?… disait Fanny à voix basse… tu l’as
déjà vue pourtant… au bal de Déchelette, en mariée espagnole… Un peu
défraîchie, la mariée.
– Alors c’est… ?
– Rosario Sanchès, la femme à de Potter.
Cette Rosario, Rosa, de son nom de fête écrit sur toutes les glaces des
restaurants de nuit et toujours souligné de quelque ordure, était une
ancienne “dame des chars” à l’Hippodrome, célèbre dans le monde de la
noce par son dévergondage cynique, ses coups de gueule et de cravache
très recherchés des hommes de cercle, qu’elle menait comme ses chevaux.
Espagnole d’Oran, elle avait été plus belle que jolie et tirait encore aux
lumières un certain effet de ses yeux noirs bistrés, de ses sourcils rejoints
en barre ; mais ici, même dans ce faux jour, elle avait bien ses cinquante
ans, marqués sur une face plate, dure, à la peau soulevée et jaune comme
un limon de son pays. Intime de Fanny Legrand pendant des années, elle
l’avait chaperonnée dans la galanterie, et rien que son nom épouvantait
l’amoureux.
Fanny, qui comprit le tremblement de son bras, essaya de s’excuser. À qui
s’adresser pour trouver un emploi ? On était bien embarrassé. D’ailleurs
Rosa maintenant se tenait tranquille ; riche, très riche, vivant dans son
hôtel avenue de Villiers ou à sa villa d’Enghien, recevant quelques anciens
amis, mais un seul amant, toujours le même, son musicien.
– De Potter ? demanda Jean… je le croyais marié.
Sapho
VII 84
– Oui… marié, des enfants, il paraît même que sa femme est jolie… ça ne
l’a pas empêché de revenir à l’ancienne… et si tu voyais comme elle lui
parle, comme elle le traite… Ah ! il est bien mordu, celui−là…
Elle lui serrait la main avec un tendre reproche. La dame à ce moment
interrompit sa lecture et s’adressa à son sac qui sautait au bout de la
cordelière :
– Mais reste donc tranquille, voyons !…
Puis, à la gérante, sur un ton de commandement :
– Donne−Moi vite un bout de sucre pour Bichito.
Fanny se Leva, apporta le sucre qu’elle approchait de l’ouverture du
ridicule avec des petites flatteries, des mots enfantins… « Regarde la jolie
bête… » dit−elle à son amant, en lui montrant, tout entouré de ouate, une
sorte de gros lézard difforme et grenu, crêté, dentelé, la tête en capuchon
sur une chair grelottante et gélatineuse ; un caméléon envoyé d’Algérie à
Rosa, qui le préservait de l’hiver parisien à force de soins et de chaleur.
Elle l’adorait comme jamais elle n’avait aimé aucun homme ; et Jean
démêlait bien aux mamours flagorneurs de Fanny la place que l’horrible
bête tenait dans la maison.
La dame ferma le livre, prête à partir.
– Pas trop mal pour une seconde quinzaine… Seulement veille à la bougie.
Elle jeta son regard de patronne autour du petit salon, tenu, rangé, au
meuble de velours frappé, souffla un peu de poussière sur le yucca du
guéridon, constata un accroc dans la guipure des croisées ; après quoi, elle
dit aux jeunes gens avec un œil entendu : « Vous savez, mes petits, pas de
bêtises… la maison est très convenable… » et rejoignant la voiture qui
l’attendait à la porte, elle s’en alla faire son tour de bois.
– Crois−tu que c’est sciant !… dit Fanny. Je les ai sur le dos, elle ou sa
mère, deux fois la semaine… La mère est encore plus terrible, plus
Sapho
VII 85
pingre… Il faut que je t’aime, va, pour durer dans cette baraque… Enfin te
voilà, je t’ai encore !… J’ai eu si peur…
Et elle l’enlaça debout, longuement, lèvres contre lèvres, s’assurant bien au
tressaillement du baiser qu’il était encore tout à elle. Mais on allait et
venait dans le couloir, il fallait se méfier. Quand on eut apporté la lampe,
elle s’assit à sa place habituelle, un petit ouvrage aux doigts ; lui, tout près
comme en visite…
– Suis−je changée, hein ?… Est−ce assez peu moi ?…
Elle souriait en montrant son crochet manié avec une gaucherie de petite
fille. Toujours elle avait détesté ces travaux d’aiguille ; un livre, son piano,
sa cigarette, ou les manches retroussées pour la confection d’un petit plat,
elle ne s’occupait jamais autrement. Mais ici, que faire ? Le piano du
salon, elle ne pouvait y songer de tout le jour, obligée de se tenir au
bureau… Des romans ? Elle savait bien d’autres histoires que celles qu’ils
racontaient. À défaut de la cigarette prohibée, elle avait pris cette dentelle
qui lui occupait les doigts et la laissait libre de penser, comprenant à cette
heure le goût des femmes pour ces menus travaux qu’elle méprisait jadis.
Et tandis qu’elle rattrapait son fil avec des maladresses encore, une
attention d’inexpérience, Jean la regardait, toute reposée dans sa robe
simple, son petit col droit, les cheveux bien à plat sur la rondeur antique de
sa tête, et l’air si honnête, si raisonnable. Dehors, dans un décor luxueux,
roulait continuellement le train des filles à la mode, haut perchées sur leurs
phaétons, redescendant vers le Paris bruyant des boulevards ; et Fanny ne
semblait pas avoir un regret pour ce vice étalé et triomphant, dont elle
aurait pu prendre sa part, qu’elle avait dédaigné pour lui. Pourvu qu’il
consentît à la voir de temps en temps, elle acceptait très bien sa vie de
servitude, y trouvait même des côtés amusants.
Tous les pensionnaires l’adoraient. Les femmes, étrangères, sans aucun
goût, la consultaient pour leurs achats de toilette ; elle donnait des leçons
de chant le matin à l’aînée des petites Péruviennes, et pour le livre à lire, la
pièce à voir, elle conseillait ces messieurs qui la traitaient avec toutes
Sapho
VII 86
sortes d’égards, de prévenances, un surtout, le Hollandais du second.
– Il s’assied là où tu es, reste en contemplation jusqu’à ce que je lui dise : «
Kuyper, vous m’ennuyez. » Alors il répond : « pien » et il s’en va… C’est
lui qui m’a donné cette petite broche en corail… Tu sais, ça vaut cent
sous ; je l’ai acceptée pour avoir la paix.
Un garçon entrait, apportait un plateau chargé qu’il posait sur un bout du
guéridon en reculant un peu la plante verte.
– C’est là que je mange toute seule, une heure avant la table d’hôte.
Elle indiqua deux plats du menu assez long et copieux. La gérante n’avait
droit qu’à deux plats et au potage.
– Faut−il qu’elle soit chienne, cette Rosario !… Du reste, j’aime mieux
manger là ; je n’ai pas besoin de parler et je relis tes lettres qui me tiennent
compagnie.
Elle s’interrompit encore pour atteindre une nappe, des serviettes ; à tout
moment on la dérangeait, un ordre à donner, une armoire à ouvrir, une
réclamation à satisfaire. Jean comprit qu’il la gênerait en restant
davantage ; puis on installait son dîner, et c’était si piètre, cette petite
soupière d’une portion qui fumait sur la table, leur donnant à tous deux la
même pensée, le même regret de leurs anciens tête−à−tête !
« A dimanche… à dimanche… » murmura−t−elle tout bas, en le
renvoyant. Et comme ils ne pouvaient s’embrasser à cause du service, des
pensionnaires qui descendaient, elle lui avait pris la main, l’appuyait contre
son cœur longuement pour y faire entrer la caresse.
Tout le soir, la nuit, il pensa à elle, souffrant de sa servitude humiliée
devant cette gueuse et son gros lézard ; puis le Hollandais le troublait
aussi, et jusqu’au dimanche il ne vécut pas. En réalité cette demi−rupture
qui devait préparer sans secousse la fin de leur liaison fut pour celle−ci le
coup de serpe de l’émondeur dont se ravive l’arbre fatigué. Ils s’écrivirent,
presque chaque jour, de ces billets de tendresse comme en griffonne
Sapho
VII 87
l’impatience des amoureux ; ou bien c’était, au sortir du ministère, une
causerie douce dans le bureau pendant l’heure du travail à l’aiguille.
Elle avait dit à l’hôtel en parlant de lui : « Un de mes parents… » et sous le
couvert de cette vague appellation il put venir quelquefois passer la soirée
au salon, à mille lieues de Paris. Il connut la famille péruvienne avec ses
innombrables demoiselles, fagotées de couleurs criardes, rangées autour du
salon, de vrais aras au perchoir ; il entendit la cithare de Mlle Minna
Vogel, enguirlandée comme une perche à houblon, et vit son frère, malade,
aphone, suivant de la tête avec passion le rythme de la musique et
promenant ses doigts sur une clarinette imaginaire, la seule dont il eût
permission de jouer. Il fit le whist du Hollandais de Fanny, un gros
balourd, chauve, d’aspect sordide, qui avait navigué par tous les océans du
monde, et quand on lui demandait quelques renseignements sur l’Australie
où il venait de passer des mois, répondait avec un roulement d’yeux : «
Devinez combien les pommes de terre à Melbourne ?… » n’ayant été
frappé que de ce fait unique, la cherté des pommes de terre dans tous les
pays où il allait.
Fanny était l’âme de ces réunions, causait, chantait, jouait la Parisienne
informée et mondaine ; et ce qu’il restait dans ses façons de la bohême ou
de l’atelier échappait à ces exotiques, ou leur semblait le suprême genre.
Elle les éblouissait de ses relations avec les personnalités fameuses des arts
ou de la littérature, donnait à la dame russe qui raffolait des œuvres de
Dejoie, des renseignements sur la façon d’écrire du romancier, le nombre
de tasses de café qu’il absorbait en une nuit, le chiffre exact et dérisoire
dont les éditeurs de Cenderinette avaient payé le chef−d’œuvre qui faisait
leur fortune. Et les succès de sa maîtresse rendaient Gaussin si fier qu’il
oubliait d’être jaloux, aurait volontiers certifié sa parole, si quelqu’un l’eût
mise en doute.
Pendant qu’il l’admirait dans ce paisible salon éclairé de lampes à
abat−jour, servant le thé, accompagnant les mélodies des jeunes filles, leur
donnant des conseils de grande sœur, il y avait pour lui un montant
singulier à se la figurer tout autre, quand elle arrivait chez lui le dimanche
matin, trempée, grelottante, et que sans même s’approcher du feu qui
Sapho
VII 88
flambait en son honneur, elle se déshabillait à la hâte, et se glissait dans le
grand lit, contre l’amant. Alors quelles étreintes, quelles caresses longues
où se vengeaient les contraintes de toute la semaine, cette privation l’un de
l’autre qui gardait le désir vivifiant à leur amour.
Les heures passaient, s’embrouillaient ; on ne bougeait plus du lit jusqu’au
soir. Rien ne les tentait que là ; nul plaisir, personne à voir, pas même les
Hettéma qui, par économie, s’étaient décidés à vivre à la campagne. Le
petit déjeuner préparé, à côté d’eux, ils entendaient, anéantis, la rumeur du
dimanche parisien pataugeant dans la rue, le sifflet des trains, le roulement
des fiacres chargés ; et la pluie en larges gouttes sur le zinc du balcon, avec
les battements précipités de leurs poitrines, rythmaient cette absence de la
vie, sans notion de l’heure, jusqu’au crépuscule.
Le gaz, qu’on allumait en face, glissait alors un pâle rayon sur la tenture ;
il fallait se lever, Fanny devant être rentrée à sept heures. Dans le
demi−jour de la chambre, tous ses ennuis, tous ses écœurements lui
revenaient plus lourds, plus cruels, en remettant ses bottines encore
humides de la course à pied, ses jupons, sa robe de la gérance, l’uniforme
noir des femmes pauvres.
Et ce qui gonflait son chagrin c’étaient ces choses aimées autour d’elle, les
meubles, le petit cabinet de toilette des beaux jours… Elle s’arrachait : «
Allons !… » et pour rester plus longtemps ensemble, Jean la reconduisait ;
ils remontaient serrés et lents l’avenue des Champs−Elysées dont la double
rangée de lampadaires, avec l’Arc de Triomphe en haut, écarté d’ombre, et
deux ou trois étoiles piquant un bout de ciel, figuraient un fond de
diorama. Au coin de la rue Pergolèse, tout près de la pension, elle relevait
sa voilette pour un dernier baiser, et le laissait désorienté, dégoûté de son
intérieur où il rentrait le plus tard possible, maudissant la misère, en
voulant presque à ceux de Castelet du sacrifice qu’il s’imposait pour eux.
Ils traînèrent deux ou trois mois cette existence devenue vers la fin
absolument insupportable, Jean ayant été obligé de restreindre ses visites à
l’hôtel à cause d’un bavardage de domestique, et Fanny de plus en plus
exaspérée par l’avarice de la mère et de la fille Sanchès. Elle pensait
Sapho
VII 89
silencieusement à reprendre leur petit ménage et sentait son amant à bout
de forces lui aussi, mais elle eût voulu qu’il parlât le premier.
Un dimanche d’avril, Fanny arriva plus parée que d’ordinaire, en chapeau
rond, en robe de printemps bien simple, – on n’était pas riche, – mais
tendue aux grâces de son corps.
– Lève−toi vite, nous allons déjeuner à la campagne…
– A la campagne !…
– Oui, à Enghien, chez Rosa… Elle nous invite tous les deux…
Il dit non d’abord, mais elle insista. Jamais Rosé ne pardonnerait un refus.
– Tu peux bien consentir pour moi… J’en fais assez, il me semble.
C’était au bord du lac d’Enghien, devant une immense pelouse descendant
jusqu’à un petit port où se balançaient quelques yoles et gondoles, un
grand chalet, merveilleusement orné et meublé, et dont les plafonds, les
panneaux en miroirs reflétaient l’étincellement de l’eau, les superbes
charmilles d’un parc déjà frissonnant de verdures hâtives et de lilas en
fleurs. Les livrées correctes, les allées où ne traînait pas une brindille,
faisaient honneur à la double surveillance de Rosario et de la vieille Pilar.
On était à table quand ils arrivèrent, une fausse indication les ayant égarés
une heure autour du lac, par des ruelles entre de grands murs de jardins.
Jean acheva de se décontenancer, au froid accueil de la maîtresse de la
maison, furieuse qu’on l’eût fait attendre, et à l’aspect extraordinaire des
vieilles parques auxquelles Rosa le présentait de sa voix de charretier.
Trois « élégantes », comme se désignent entre elles les grandes cocottes,
trois antiques roulures comptant parmi les gloires du second Empire, aux
noms aussi fameux que celui d’un grand poète ou d’un général à victoires,
Wilkie Cob, Sombreuse, Clara Desfous.
Sapho
VII 90
Élégantes, certes elles l’étaient toujours, attifées à la mode nouvelle, aux
couleurs du printemps, délicieusement chiffonnées de la collerette aux
bottines ; mais si fanées, fardées, retapées ! Sombreuse sans cils, les yeux
morts, la lèvre détendue, tâtonnant autour de son assiette, de sa fourchette,
de son verre ; la Desfous énorme, couperosée, une boule d’eau chaude aux
pieds, étalant sur la nappe ses pauvres doigts goutteux et tordus, aux
bagues étincelantes, aussi difficiles, compliquées à entrer et à sortir que les
anneaux d’une question romaine. Et Cob toute mince, avec une taille
jeunette qui faisait plus hideuse sa tête décharnée de clown malade sous
une crinière d’étoupes jaunes. Celle−là, ruinée, saisie, était allée tenter un
dernier coup à Monte−Carlo et en revenait sans un sou, enragée d’amour
pour un beau croupier qui n’avait pas voulu d’elle ; Rosa, l’ayant
recueillie, la nourrissait, s’en faisait gloire.
Toutes ces femmes connaissaient Fanny, la saluaient d’un bonjour
protecteur : « Comment va, petite ? » Le fait est qu’avec sa robe à trois
francs le mètre, sans un bijou que la broche rouge de Kuyper, elle avait
l’air d’une recrue parmi ces épouvantables chevronnées de la galanterie,
que ce cadre de luxe, toute la lumière reflétée du lac et du ciel, entrant
mêlée d’odeurs printanières par les battants de la salle à manger, faisaient
plus spectrales encore.
Il y avait aussi la vieille mère Pilar, « le chinge », comme elle s’appelait
elle−même dans son charabia franco−espagnol, vraie macaque à peau
déteinte et râpeuse, d’une malice féroce sur des traits grimaçants, coiffée
en garçon, les cheveux gris au ras de l’oreille, et sur sa robe de vieux satin
noir un grand col bleu de maître−timonier.
– Et puis M. Bichito… dit Rosa, achevant de présenter ses convives et
montrant à Gaussin un tampon d’ouate rose où le caméléon grelottait sur la
nappe.
– Eh bien, et moi, on ne me présente pas ? réclama sur un ton de jovialité
forcée un grand garçon à moustaches grisonnantes, de tenue correcte,
même un peu raide, dans son veston clair et son col montant.
Sapho
VII 91
– C’est vrai… Et Tatave ? dirent les femmes en riant.
La maîtresse de maison lâcha son nom avec négligence.
Tatave, c’était de Potter, le savant musicien, l’auteur acclamé de Claudia,
de Savonarole ; et Jean, qui n’avait fait que l’entrevoir chez Déchelette,
s’étonnait de trouver au grand artiste des allures si peu géniales, ce masque
en bois dur et régulier, ces yeux déteints scellant une passion folle,
incurable, qui depuis des années l’accrochait à cette gueuse, lui faisait
quitter femme et enfants, pour rester commensal de cette maison où il
engloutissait une partie de sa grande fortune, ses gains de théâtre, et où on
le traitait plus mal qu’un domestique. Il fallait voir l’air excédé de Rosa
dès qu’il racontait quelque chose, de quel ton méprisant elle lui imposait
silence ; et renchérissant sur sa fille, Pilar ne manquait jamais d’ajouter
d’un accent convaincu :
Foute−nous la paix, mon garçon.
Jean l’avait pour voisine, cette Pilar, et ces vieilles babines qui grondaient
en mangeant avec un ruminement de bête, ce coup d’œil inquisiteur dans
son assiette, mettaient au supplice le jeune homme déjà gêné par le ton de
patronne de Rosa, plaisantant Fanny sur les soirées musicales de l’hôtel et
la jobarderie de ces pauvres rastaquouères qui prenaient la gérante pour
une femme du monde tombée dans le malheur. L’ancienne dame des chars,
bouffie de graisse malsaine, des cabochons de dix mille francs à chaque
oreille, semblait envier à son amie le renouveau de jeunesse et de beauté
que lui communiquait cet amant jeune et beau ; et Fanny ne se fâchait pas,
amusait au contraire la table, raillait en rapin les pensionnaires, le Péruvien
qui lui avouait, en roulant des yeux blancs, son désir de connaître une
grande coucoute, et la cour silencieuse, à souffle de phoque, du Hollandais
haletant derrière sa chaise : « Tevinez combien les pommes de terre à
Batavia. »
Gaussin ne riait guère, lui ; Pilar non plus, occupée à surveiller l’argenterie
de sa fille, ou s’élançant d’un geste brusque, visant sur le couvert devant
elle ou la manche de son voisin une mouche qu’elle présentait en
Sapho
VII 92
baragouinant des mots de tendresse « mange, mi alma ; mange, mi corazon
» à la hideuse petite bête échouée sur la nappe, flétrie, plissée, informe
comme les doigts de la Desfous.
Quelquefois, toutes les mouches en déroute, elle en apercevait une contre
le dressoir ou la vitre de la porte, se levait, et la raflait triomphalement. ce
manège souvent répété impatienta sa fille, décidément très nerveuse, ce
matin−là :
– Ne te lève donc pas à toute minute, c’est fatigant.
Avec la même voix descendue de deux tons dans le charabia, la mère
répondit :
– Vous dévorez, bos otros… pourquoi tu veux pas qu’il mange, loui ?
– Sors de table, ou tiens−toi tranquille… tu nous embêtes…
La vieille se rebiffa, et toutes deux commencèrent à s’injurier en dévotes
espagnoles, mêlant le démon et l’enfer à des invectives de trottoir :
« Hija del demonio.
– Cuerno de satanas.
– Puta !…
– Mi madre !
Jean les regardait épouvanté, tandis que les autres convives, habitués à ces
scènes de famille, continuaient de manger tranquillement. De Potter seul
intervint par égard pour l’étranger :
– Ne vous disputez donc pas, voyons.
Mais Rosa, furieuse, se retourna contre lui :
Sapho
VII 93
– De quoi te mêles−tu, toi ?… en voilà des manières !… Est−ce que je ne
suis pas libre de parler… Va donc voir un peu chez ta femme, si j’y
suis !… J’en ai assez de tes yeux de merlan frit, et des trois cheveux qui te
restent… Va les porter à ta dinde, il n’est que temps !…
De Potter souriait, un peu pâle :
– Et il faut vivre avec ça !… murmurait−il dans sa moustache.
– Ça vaut bien ça… hurla−t−elle, tout le corps en avant sur la table… Et tu
sais, la porte est ouverte… file… hop !
– Voyons, Rosa… supplièrent les pauvres yeux ternes.
Et la mère Pilar, se remettant à manger, dit avec un flegme si comique : «
Foute−nous la paix, mon garçon… » que tout le monde éclata de rire,
même Rosa, même de Potter qui embrassait sa maîtresse encore toute
grondante et, pour achever de gagner sa grâce, attrapait une mouche et la
donnait délicatement, par les ailes, à Bichito.
Et c’était de Potter, le compositeur glorieux, la fierté de l’École française !
Comment cette femme le retenait−elle, par quel sortilège, vieillie de vices,
grossière, avec cette mère qui doublait son infamie, la montrait telle
qu’elle serait vingt ans plus tard, comme vue dans une boule étamée ?…
On servit le café au bord du lac, sous une petite grotte en rocaille, revêtue à
l’intérieur de soies claires que moirait le mouvement de l’eau voisine, un
de ces délicieux nids à baisers inventés par les contes du dix−huitième
siècle, avec une glace au plafond qui reflétait les attitudes des vieilles
parques répandues sur le large divan dans une pâmoison digérante, et
Rosa, les joues allumées sous le fard, s’étirant les bras à la renverse contre
son musicien :
– Oh ! mon Tatave… mon Tatave !…
Sapho
VII 94
Mais cette chaleur de tendresse s’évapora avec celle de la chartreuse, et
l’idée d’une promenade en bateau étant venue à l’une de ces dames, elle
envoya de Potter préparer le canot.
– Le canot, tu entends, pas la norvégienne.
– Si je disais à Désiré.
– Désiré déjeune….
– C’est que le canot est plein d’eau ; il faut écoper, c’est tout un travail…
– Jean ira avec vous, de Potter… dit Fanny qui voyait venir encore une
scène.
Assis en face l’un de l’autre, les jambes écartées, chacun sur un banc du
bateau, ils l’égouttaient activement, sans se parler, sans se regarder,
comme hypnotisés par le rythme de l’eau jaillie des deux écopes. Autour
d’eux l’ombre d’un grand catalpa tombait en fraîcheur odorante et se
découpait sur le lac resplendissant de lumière.
– Y a−t−il longtemps que vous êtes avec Fanny ?… demanda tout à coup
le musicien s’arrêtant dans sa besogne.
– Deux ans… répondit Gaussin un peu surpris.
– Seulement deux ans !… Alors ce que vous voyez aujourd’hui pourra
peut−être vous servir. Moi, voilà vingt ans que je vis avec Rosa, vingt ans
que revenant d’Italie après mes trois années de Prix de Rome, je suis entré
à l’Hippodrome, un soir, et que je l’ai vue debout dans son petit char au
tournant de la piste, m’arrivant dessus, le fouet en l’air, avec son casque à
huit fers de lance, et sa cotte d’écailles d’or, lui serrant la taille jusqu’à
mi−cuisse. Ah ! si l’on m’avait dit…
Et se remettant à vider le bateau, il racontait comment chez lui on n’avait
fait que rire d’abord de cette liaison ; puis, la chose devenant sérieuse, de
Sapho
VII 95
combien d’efforts, de prières, de sacrifices, ses parents auraient payé une
rupture. Deux ou trois fois la fille était partie à force d’argent, mais lui la
rejoignait toujours. « Essayons du voyage… » avait dit la mère. Il voyagea,
revint et la reprit. Alors il s’était laissé marier ; jolie fille, riche dot, la
promesse de l’Institut dans la corbeille de noce… Et trois mois après il
lâchait le nouveau ménage pour l’ancien…
– Ah ! jeune homme, jeune homme…
Il débitait sa vie d’une voix sèche, sans qu’un muscle animât son masque,
raide comme le col empesé qui le tenait si droit. Et des barques passaient
chargées d’étudiants et de filles, débordantes de chansons, de rires de
jeunesse et d’ivresse ; combien parmi ces inconscients auraient dû
s’arrêter, prendre leur part de l’effroyable leçon !…
Dans le kiosque, pendant ce temps, comme si c’était un mot donné de
travailler à leur rupture, les vieilles élégantes prêchaient la raison à Fanny
Legrand…
– Joli, son petit, mais pas le sou… à quoi ça la mènerait−il ?…
– Enfin, puisque je l’aime !…
Et Rosa levant les épaules :
– Laissez−la donc… elle va encore rater son Hollandais, comme je l’ai vue
rater toutes ses belles affaires… Après son histoire avec Flamant, elle avait
pourtant essayé de devenir pratique, mais la voilà plus folle que jamais…
Ay ! vellaca… grogna maman Pilar.
L’Anglaise à tête de clown intervint avec l’horrible accent qui, si
longtemps, avait fait son succès :
– C’était très bien d’aimer l’amour, petite… c’était très bonne, l’amour,
vous savez… mais vous devez aimer l’argent aussi… moi maintenant, si
Sapho
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j’étais riche toujours, est−ce que mon croupier il dirait je suis laide,
croyez−vous ?…
Elle eut un bond de fureur, lui haussant la voix à l’aigu :
– Oh ! c’était pourtant terrible, cette chose… Avoir été célèbre au monde,
universelle, connue comme un monument, comme un boulevard… si
connue que vous n’avez pas un misérable cocher, quand vous disez «
Wilkie Cob ! » tout de suite il savait où c’était… Avoir eu des princes pour
mes pieds dessus, et des rois, si je crachais, ils disaient c’était joli, le
crachement !… Et voilà maintenant ce sale voyou qui voulait pas de moi
sur cette motive de ma laideur ; et je avais pas de quoi seulement me le
payer pour une nuit.
Et se montant à cette idée qu’on avait pu la trouver laide, elle ouvrit sa
robe brusquement :
– La figure, yes, je sacrifiais ; mais ça, le gorge, les épaules… Est−ce
blanc ? Est−ce dur ?…
Elle étalait avec impudeur sa chair de sorcière, restée miraculeusement
jeune après trente ans de fournaise, et que la tête surmontait, flétrie et
macabre depuis la ligne du cou.
« Mesdames le bateau est prêt !… » cria de Potter ; et l’Anglaise, agrafant
sa robe sur ce qui lui restait de jeunesse, murmura dans un navrement
comique :
– Jé pouvais pourtant pas aller toute nioue sur les places !…
Dans ce décor de Lancret, où la blancheur coquette des villas éclatait parmi
la verdure nouvelle, avec ces terrasses, ces pelouses encadrant le petit lac
tout écaillé de soleil, quel embarquement que celui de toute cette vieille
Cythère éclopée ; l’aveugle Sombreuse et le vieux clown et Desfous la
paralytique, laissant dans le sillon de l’eau le parfum musqué de leur
maquillage !
Sapho
VII 97
Jean tenait les rames, le dos courbé, honteux et désolé qu’on pût le voir et
lui attribuer quelque basse fonction dans cette sinistre barque allégorique.
Heureusement qu’il avait en face de lui, pour rafraîchir son cœur et ses
yeux, Fanny Legrand assise à l’arrière, près de la barre que tenait de Potter,
Fanny dont le sourire ne lui avait jamais paru si jeune, sans doute par
comparaison.
« Chante−nous quelque chose, petite… » demanda la Desfous que le
printemps amollissait. De sa voix expressive et profonde, Fanny
commençait la barcarolle de Claudia que le musicien, remué par ce rappel
de son premier grand succès, suivait en imitant à bouche fermée le dessin
de l’orchestre, cette ondulation qui fait courir sur la mélodie comme une
lumière d’eau dansante. À cette heure, dans ce décor, c’était délicieux.
D’une terrasse voisine on cria bravo ; et le Provençal, ramenant en mesure
les avirons, avait soif de cette musique divine aux lèvres de sa maîtresse,
une tentation de mettre sa bouche à même la source, et de boire dans le
soleil, la tête renversée, toujours.
Tout à coup Rosa, furieuse, interrompit la cantilène dont le mariage de
voix l’irritait :
– Hé là−bas, la musique, quand vous aurez fini de vous roucouler dans la
figure… Si vous croyez qu’elle nous amuse votre romance
d’enterre−morts… En voilà assez… d’abord il est tard, il faut que Fanny
rentre à la boîte…
Et d’un geste furibond montrant le plus prochain débarcadère :
– Aborde là… dit−elle à son amant, ils seront plus près de la gare…
C’était brutal comme congé ; mais l’ancienne dame des chars avait habitué
son monde à ces façons de faire, et personne n’osa protester. Le couple jeté
au rivage avec quelques mots de froide politesse au jeune homme, des
ordres à Fanny d’une voix sifflante, la barque s’éloigna chargée de cris,
d’un train de dispute que termina un insultant éclat de rire apporté aux
Sapho
VII 98
deux amants par la sonorité de l’eau.
– Tu entends, tu entends, disait Fanny blême de rage, c’est de nous qu’elle
se moque…
Et toutes ses humiliations, toutes ses rancœurs lui remontant à cette
dernière injure, elle les énumérait en regagnant la gare, avouait même des
choses qu’elle avait toujours cachées. Rosa ne cherchait qu’à l’éloigner de
lui, qu’à faciliter des occasions de le tromper.
– Tout ce qu’elle m’a dit pour me faire prendre ce Hollandais… Encore
tout à l’heure elles s’y sont mises toutes… Je t’aime trop, tu comprends, ça
la gêne pour ses vices, car elle les a tous, les plus bas, les plus monstrueux.
Et c’est parce que je ne veux plus…
Elle s’arrêta, le vit très pâle, les lèvres tremblantes, comme le soir où il
remuait le fumier aux lettres.
– Oh ! ne crains rien, dit−elle… ton amour m’a guérie de toutes ces
horreurs… Elle et son caméléon qui empeste, ils me dégoûtent tous les
deux.
– Je ne veux plus que tu restes là, fit l’amant affolé de jalousies
malsaines… Il y a trop de saletés dans le pain que tu gagnes ; tu vas
revenir avec moi, nous nous en tirerons toujours.
Elle l’attendait, ce cri, l’appelait depuis longtemps. Cependant elle résista,
objectant qu’en ménage, avec les trois cents francs du ministère, la vie
serait bien difficile, qu’il faudrait peut−être se séparer encore… « Et j’ai
tant souffert en quittant notre pauvre maison !… »
Des bancs s’espaçaient sous les acacias qui bordent la route avec les fils du
télégraphe chargés d’hirondelles ; pour mieux causer, ils s’assirent, très
émus tous deux et les bras noués :
– Trois cents francs par mois, disait Jean, mais comment font les Hettéma
Sapho
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qui n’en ont que deux cent cinquante ?…
– Ils vivent à la campagne, à Chaville toute l’année.
– Eh bien, faisons comme eux, je ne tiens pas à Paris.
– Vrai ?… tu veux bien ?… ah ! m’ami, m’ami !…
Du monde passait sur la route, une galopade d’ânes emportant un
lendemain de noces. Ils ne pouvaient pas s’embrasser, et restaient
immobiles, serrés l’un à l’autre, rêvant d’un bonheur rajeuni dans des soirs
d’été qui auraient cette douceur champêtre, ce calme tiède qu’égayaient au
loin les coups de carabine, les ritournelles d’orgue d’une fête de banlieue.
Sapho
VII 100
VIII
Ils s’installèrent à Chaville, entre le haut et le bas pays, le long de cette
vieille route forestière qu’on appelle le Pavé des Gardes, dans un ancien
rendez−vous de chasse, à la porte du bois : trois pièces guère plus grandes
que celles de Paris, toujours leur mobilier de petit ménage, le fauteuil
canné, l’armoire peinte, et pour orner l’affreux papier vert de leur chambre,
rien que le portrait de Fanny, car la photographie de Castelet avait eu son
cadre cassé pendant le déménagement et se pâlissait dans les combles.
On n’en parlait plus guère, de ce pauvre Castelet, depuis que l’oncle et la
nièce avaient interrompu leur correspondance. « Un joli lâcheur… »
disait−elle, se rappelant la facilité du Fénat à protéger la première rupture.
Les petites, seules, entretenaient leur frère de nouvelles, mais Divonne
n’écrivait plus. Peut−être gardait−elle encore rancune à son neveu ; ou
devinait−elle que la mauvaise femme était revenue pour décacheter et
commenter ses pauvres lettres maternelles à gros caractères paysans.
Par moments, ils auraient pu se croire encore rue d’Amsterdam, quand ils
se réveillaient avec la romance des Hettéma redevenus leurs voisins et le
sifflement des trains qui se croisaient continuellement de l’autre côté du
chemin, visibles à travers les branches d’un grand parc. Mais, au lieu du
vitrage blafard de la gare de l’Ouest, de ses fenêtres sans rideaux montrant
des silhouettes penchées de bureaucrates, et du fracas ronflant sur la rue en
pente ils savouraient l’espace silencieux et vert au−delà de leur petit verger
entouré d’autres jardins, de maisonnettes dans des bouquets d’arbres,
dégringolant jusqu’au bas de la côte.
Le matin, avant de partir, Jean déjeunait dans leur petite salle à manger, la
croisée ouverte sur cette large route pavée, mangée d’herbe, bordée de
haies d’épine blanche aux parfums amers. C’est par là qu’il allait à la gare
en dix minutes, longeant le parc bruissant et gazouillant ; et, quand il
revenait, cette rumeur s’apaisait à mesure que l’ombre sortait des taillis sur
VIII 101
la mousse du chemin vert empourpré de couchant, et que les appels des
coucous à tous les coins du bois traversaient de trilles de rossignols dans
les lierres.
Mais voici que la première installation faite et la surprise passée de cet
apaisement des choses autour de lui, l’amant se reprenait à ses tourments
de jalousie stérile et explorante. La brouille de sa maîtresse avec Rosa, le
départ de l’hôtel avaient amené entre les deux femmes une explication à
double entente monstrueuse, ravivant ses soupçons, ses plus troublantes
inquiétudes ; et lorsqu’il s’en allait, qu’il apercevait du wagon leur maison
basse, en rez−de−chaussée surmonté d’une lucarne ronde, son regard
fouillait la muraille. Il se disait : « qui sait ? » et cela le poursuivait jusque
dans les paperasses de son bureau.
Au retour, il lui faisait rendre compte de sa journée, de ses moindres actes,
de ses préoccupations, le plus souvent indifférentes, qu’il surprenait d’un «
à quoi penses−tu ?… tout de suite… », craignant toujours qu’elle regrettât
quelque chose ou quelqu’un de cet horrible passé, confessé par elle chaque
fois avec la même indéconcertable franchise.
Au moins lorsqu’ils ne se voyaient que le dimanche, avides l’un de l’autre,
il ne prenait pas le temps de ces perquisitions morales, outrageantes et
minutieuses. Mais rapprochés, avec la continuité de la vie à deux, ils se
torturaient jusque dans leurs caresses, dans leurs plus intimes étreintes,
agités de la sourde colère, du douloureux sentiment de l’irréparable ; lui,
s’épuisant à vouloir procurer à cette blasée d’amour une commotion
qu’elle ignorât encore, elle prête au martyre pour donner une joie, qui n’eût
pas été à dix autres, n’y parvenant pas et pleurant de rage impuissante.
Puis une détente se fit en eux ; peut−être la satiété. des sens dans le tiède
enveloppement de la nature, ou plus simplement le voisinage des Hettéma.
C’est que, de tous les ménages campés sur la banlieue parisienne, pas un
peut−être ne goûta jamais comme celui−là les libertés campagnardes, la
joie de s’en aller vêtus de loques, coiffés de chapeaux d’écorce, madame
sans corset, monsieur dans des espadrilles ; de porter en sortant de table
des croûtes aux canards, des épluchures aux lapins, puis sarcler, ratisser,
Sapho
VIII 102
greffer, arroser.
Oh ! l’arrosage…
Les Hettéma s’y mettaient sitôt que le mari rentré échangeait son costume
de bureau contre une veste de Robinson ; après dîner, ils s’y reprenaient
encore, et la nuit venue depuis longtemps, dans le noir du petit jardin d’où
montait une buée fraîche de terre mouillée, on entendait le grincement de
la pompe, les heurts des grands arrosoirs, et d’énormes souffles errant à
toutes les plates−bandes avec un ruissellement qui semblait tomber du
front des travailleurs dans leurs pommes d’arrosage, puis de temps en
temps un cri de triomphe :
– J’en ai mis trente−deux aux pois gourmands !…
– Et moi quatorze aux balsamines !…
Des gens qui ne se contentaient pas d’être heureux, mais se regardaient
l’être, dégustaient leur bonheur à vous en faire venir l’eau à la bouche ;
l’homme surtout, par la façon irrésistible dont il racontait les joies de
l’hivernage à deux :
– Ce n’est rien maintenant, mais vous verrez en décembre !… On rentre
crotté, mouillé, avec tous les embêtements de Paris sur le dos ; on trouve
bon feu, bonne lampe, la soupe qui embaume et, sous la table, une paire de
sabots remplis de paille. Non, voyez−vous, quand on s’est fourré une
platée de choux et de saucisses, un quartier de gruyère tenu au frais sous le
linge, quand on a versé là−dessus un litre de ginglard qui n’a pas passé par
Bercy, libre de baptême et d’entrée, ce que c’est bon de tirer son fauteuil
au coin du feu, d’allumer une pipe, en buvant son café arrosé d’un caramel
à l’eau−de−vie, et de piquer un chien en face l’un de l’autre, pendant que
le verglas dégouline sur les vitres… Oh ! un tout petit chien, le temps de
laisser passer le gros de la digestion… Après on dessine un moment, la
femme dessert, fait son petit train−train, la couverture, le moine, et quand
elle est couchée, la place chaude, on tombe dans le tas, et ça vous fait par
tout le corps une chaleur comme si l’on entrait tout entier dans la paille de
Sapho
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ses sabots…
Il en devenait presque éloquent de matérialité, ce géant velu, à lourde
mâchoire, si timide à l’ordinaire qu’il ne pouvait pas dire deux mots sans
rougir et sans bégayer.
Cette timidité folle, d’un contraste comique avec cette barbe noire et cette
envergure de colosse, avait fait son mariage et la tranquillité de sa vie. À
vingt−cinq ans, débordant de vigueur et de santé, Hettéma ignorait l’amour
et la femme, quand un jour, à Nevers, après un repas de corps, des
camarades l’entraînèrent à moitié gris dans une maison de filles et
l’obligèrent à faire son choix. Il sortit de là bouleversé, revint, choisit la
même, toujours, paya ses dettes, l’emmena, et s’effrayant à l’idée qu’on
pourrait la lui prendre, qu’il faudrait recommencer une nouvelle conquête,
il finit par l’épouser.
– Un ménage légitime, mon cher… disait Fanny dans un rire de triomphe à
Jean qui l’écoutait terrifié… Et, de tous ceux que j’ai connus, c’est encore
le plus propre, le plus honnête.
Elle l’affirmait dans la sincérité de son ignorance, les ménages légitimes
où elle avait pu pénétrer ne méritant sans doute pas d’autre jugement ; et
toutes ses notions de la vie étaient aussi fausses et sincères que celle−là.
D’un calmant voisinage ces Hettéma, l’humeur toujours égale, capables
même de services pas trop dérangeants, ayant surtout l’horreur des scènes,
des querelles où il faut prendre parti, et en général de tout ce qui peut
troubler une heureuse digestion. La femme essayait d’initier Fanny à
l’élevage des poules et des lapins, aux joies salubres de l’arrosage, mais
inutilement.
La maîtresse de Gaussin, faubourienne passée par les ateliers, n’aimait la
campagne qu’en échappées, en parties, comme un endroit où l’on peut
crier, se rouler, se perdre avec son amant. Elle détestait l’effort, le travail ;
et ses six mois de gérance ayant épuisé pour longtemps ses facultés
actives, elle s’amollissait dans une torpeur vague, une griserie de bien−être
Sapho
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et de plein air qui lui ôtait presque la force de s’habiller, de se coiffer, ou
même d’ouvrir son piano.
Le soin de leur intérieur laissé tout entier à une ménagère du pays, quand,
le soir venu, elle résumait sa journée pour la raconter à Jean, elle ne
trouvait rien qu’une visite à Olympe, des potins par−dessus la clôture, et
des cigarettes, des tas de cigarettes dont les débris salissaient le marbre
devant la cheminée. Déjà six heures !… A peine le temps de passer une
robe, de piquer une fleur à son corsage pour aller au−devant de lui par le
chemin vert…
Mais avec les brouillards, les pluies d’automne, la nuit qui tombait de
bonne heure, elle eut plus d’un prétexte pour ne pas sortir ; et souvent il la
surprenait au retour dans une de ces gandouras de laine blanche à grands
plis qu’elle mettait le matin, les cheveux relevés comme quand il était
parti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restée jeune, sa chair tentante
et soignée qu’il sentait toute prête, sans entraves. Pourtant cet
aveulissement le choquait, l’effrayait comme un danger.
Lui−même, après un grand effort de travail pour augmenter un peu leurs
ressources sans recourir à Castelet, des veillées passées sur des plans, des
reproductions de pièces d’artillerie, de caissons, de fusils nouveau modèle
qu’il dessinait au compte d’Hettéma, se sentit envahi tout à coup par cette
influence dissolvante de la campagne et de la solitude à laquelle se laissent
prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sa première enfance dans un
coin perdu de nature avait mis en lui le germe engourdissant.
Et la matérialité de leurs gros voisins aidant, se communiquant à eux dans
de perpétuelles allées et venues d’une maison à l’autre, avec un peu de leur
abaissement moral et de leur appétit monstrueux, Gaussin et sa maîtresse
en vinrent eux aussi à discuter gravement la question des repas et l’heure
du coucher. Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille, ils
passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la porte de leur petit
caveau ouverte sur le dernier soleil de l’année, un ciel bleu où couraient
des nuées roses, d’un rose de bruyère des bois. L’heure n’était pas loin des
Sapho
VIII 105
sabots remplis de paille chaude, ni du petit somme à deux, de chaque côté
d’un feu de souches. Heureusement il leur arriva une distraction.
Il la trouva un soir très émue. Olympe venait de lui raconter l’histoire d’un
pauvre petit enfant, élevé au Morvan par une grand−mère. Le père et la
mère à Paris, marchands de bois, n’écrivaient plus, ne payaient plus depuis
des mois. La grand−mère morte subitement, des mariniers avaient ramené
le mioche par le canal de l’Yonne pour le remettre à ses parents ; mais,
plus personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, le père
ivrogne, failli, disparu… Ils vont bien les ménages légitimes !… Et voilà le
pauvre petit, six ans, un amour, sans pain ni vêtements, à la rue.
Elle s’émouvait jusqu’aux larmes, puis tout à coup :
– Si nous le prenions… veux−tu ?
– Quelle folie !
– Pourquoi ?…
Et, de bien près, le câlinant :
– Tu sais comme j’ai désiré un enfant de toi ; on élèverait celui−là, on
l’instruirait. ces petits qu’on ramasse, au bout d’un temps on les aime
comme s’ils étaient à vous…
Elle invoquait aussi la distraction que ce serait pour elle, seule tout le jour
à s’abêtir en remuant des tas de vilaines idées. Un enfant, c’est une
sauvegarde. Puis, le voyant effrayé de la dépense :
– Mais ce n’est rien, la dépense… Songe donc, à six ans !… on l’habillera
avec tes vieux effets… Olympe, qui s’y entend, m’assurait que nous ne
nous en apercevrions même pas.
– Que ne le prend−elle alors ! dit Jean avec la mauvaise humeur de
Sapho
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l’homme qui se sent vaincu par sa propre faiblesse.
Il essaya pourtant de résister, à l’aide de l’argument décisif :
– Et quand je ne serai plus là ?…
Il en parlait rarement de ce départ pour ne pas attrister Fanny, mais y
pensait, s’en rassurait contre les dangers du ménage et les tristes
confidences de De Potter.
– Quelle complication que cet enfant, quelle charge pour toi dans
l’avenir !…
Les yeux de Fanny se voilèrent :
– Tu te trompes, m’ami, ce serait quelqu’un à qui parler de toi, une
consolation, une responsabilité aussi qui me donnerait la force de
travailler, de reprendre goût à l’existence…
Il réfléchit une minute, la vit toute seule, dans la maison vide :
– Où est−il, ce petit ?
– Au Bas−Meudon, chez un marinier qui l’a recueilli pour quelques
jours… Après, c’est l’hospice, l’assistance.
– Eh bien ! va le chercher, puisque tu y tiens…
Elle lui sauta au cou, et d’une joie d’enfant tout le soir, fit de la musique,
chanta, heureuse, exubérante, transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean
parla de leur décision au gros Hettéma qui paraissait instruit de l’affaire,
mais désireux de ne pas s’en mêler. Enfoncé dans son coin et dans la
lecture du Petit Journal, il bégayait du fond de sa barbe :
– Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne me regarde pas…
Sapho
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Et montrant sa tête au−dessus de la feuille dépliée :
– Votre femme me paraît très romanesque, dit−il.
Romanesque ou non, elle était le soir consternée, à genoux, une assiette de
soupe à la main, essayant d’apprivoiser le petit gars morvandiau, qui
debout, dans une pose de recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux
de chanvre, refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer
sa figure et répétait d’une forte voix étranglée et monotone :
– Voir ménine, voir ménine.
Ménine, c’est sa grand−mère, je pense… Depuis deux heures, je n’ai pas
pu en tirer autre chose.
Jean s’y mit aussi à vouloir lui faire avaler sa soupe, mais sans succès. Et
ils restaient là, agenouillés tous deux à sa hauteur, tenant l’un l’assiette,
l’autre la cuiller, comme devant un agneau malade, à répéter des
encouragements, des mots de tendresse pour le décider.
– Mettons−nous à table, peut−être nous l’intimidons ; il mangera si nous
ne le regardons plus…
Mais il continua à se tenir immobile, ahuri, répétant sa plainte de petit
sauvage, « voir ménine », qui leur déchirait le cœur, jusqu’à ce qu’il se fût
endormi, debout contre le buffet, et si profondément qu’ils purent le
déshabiller, le coucher dans la lourde berce campagnarde empruntée à un
voisin, sans qu’il ouvrît l’œil une seconde.
« Vois comme il est beau… » disait Fanny très fière de son acquisition ; et
elle forçait Gaussin à admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous
leur hâle paysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux bras
pleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjà duvetées dans
le bas. Elle s’oubliait à contempler cette beauté d’enfant.
« Couvre−le donc, il va avoir froid… » dit Jean dont la voix la fit
Sapho
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tressaillir, comme tirée d’un rêve ; et tandis qu’elle le bordait tendrement,
le petit avait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré le
sommeil.
La nuit, il se mit à parler tout seul :
Guerlaude mé, ménine…
– Qu’est−ce qu’il dit ?… écoute…
Il voulait être guerlaudé ; mais que signifiait ce mot patois ? Jean, à tout
hasard, allongea le bras et se mit à remuer la lourde couchette ; à mesure
l’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grosse petite main
rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa « ménine », morte depuis
quinze jours.
Ce fut comme un chat sauvage dans la maison, qui griffait, mordait,
mangeait à part des autres, avec des grondements quand on s’approchait de
son écuelle ; les quelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare
de bûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même pays
que lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bons soins,
de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, « un pso », comme il disait.
Il consentit à changer les guenilles dans lesquelles on l’avait amené contre
les vêtements chauds et propres dont l’approche, les premiers jours, le
faisait « querrier » de fureur, en vrai chacal qu’on voudrait affubler d’un
manteau de levrette. Il apprit à manger à table, l’usage de la fourchette et
de la cuiller, et à répondre, quand on lui demandait son nom, qu’au pays « i
li dision Josaph ».
Quant à lui donner les moindres notions élémentaires, il n’y fallait pas
songer encore. Élevé en plein bois, sous une hutte de charbonnage, la
rumeur d’une nature bruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de
petit sylvain, comme le bruit de la mer la spirale d’un coquillage ; et nul
moyen d’y faire entrer autre chose, ni de le garder à la maison, même par
les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige, quand les arbres dénudés se
dressaient en coraux de givre, il s’échappait, battait les buissons, fouillait
les terriers avec d’adroites cruautés de furet chasseur, et lorsqu’il rentrait,
Sapho
VIII 109
rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futaine mise en
loques, dans la poche de sa petite culotte crottée jusqu’au ventre, quelque
bête engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou, à défaut, des betteraves,
des pommes de terre arrachées dans les champs.
Rien ne pouvait vaincre ces instincts braconniers et chapardeurs,
compliqués d’une manie paysanne, d’enfouir toutes sortes de menus objets
luisants, boutons de cuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat,
que Josaph ramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de
pie voleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et générique, la
denrée, qu’il prononçait denraie ; et ni raisonnements, ni taloches
n’auraient pu l’empêcher de faire sa denraie aux dépens de tout et de tous.
Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, le dessinateur gardant à portée de
sa main, sur sa table autour de laquelle rôdait le petit sauvage attiré par les
compas, les crayons de couleur, un fouet à chien qu’il lui faisait claquer
aux jambes. Mais ni Jean ni Fanny n’eussent usé de menaces pareilles,
quoique le petit se montrât, vis−à−vis d’eux, sournois, méfiant,
inapprivoisable même aux gâteries tendres, comme si la ménine, en
mourant, l’eût privé de toute expansion affective. Fanny, « parce qu’elle
puait bon », parvenait encore à le garder un moment sur ses genoux, tandis
que pour Gaussin, cependant très doux avec lui, c’était toujours la bête
fauve de l’arrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.
Cette répulsion invincible et presque instinctive de l’enfant, la malice
curieuse de ses petits yeux bleus aux cils d’albinos, et surtout l’aveugle et
subite tendresse de Fanny pour cet étranger tout à coup tombé dans leur
vie, troublaient l’amant d’un soupçon nouveau. C’était peut−être un enfant
à elle, élevé en nourrice ou chez sa belle−mère ; et la mort de Machaume
apprise vers cette époque semblait une coïncidence pour justifier son
tourment. Parfois, la nuit, quand il tenait cette petite main cramponnée à la
sienne, – car l’enfant dans le vague du sommeil et du rêve croyait toujours
la tendre à ménine, – il l’interrogeait de tout son trouble intérieur et
inavoué : « D’où viens−tu ? Qui es−tu ? » espérant deviner, communiqué
par la chaleur du petit être, le mystère de sa naissance.
Sapho
VIII 110
Mais son inquiétude tomba, sur un mot du père Legrand qui venait
demander qu’on l’aidât à payer un entourage à sa défunte et criait à sa fille
en apercevant la berce de Josaph :
– Tiens ! un gosse !… tu dois être contente !… Toi qui n’as jamais pu en
décrocher un.
Gaussin fut si heureux, qu’il paya l’entourage, sans demander à voir les
devis, et retint le père Legrand à déjeuner.
Employé dans les tramways de Paris à Versailles, injecté de vin et
d’apoplexie, mais toujours vert et de belle mine sous son chapeau de cuir
bouilli entouré pour la circonstance d’une lourde ganse de crêpe qui en
faisait un vrai chapeau de croque−mort, le vieux cocher parut enchanté de
l’accueil du monsieur de sa fille, et revint de temps en temps manger la
soupe avec eux. Ses cheveux blancs de polichinelle sur sa face rase et
tuméfiée, ses airs de pochard majestueux, le respect qu’il portait à son
fouet, le posant, le calant dans un coin sûr avec des précautions de
nourrice, impressionnaient beaucoup l’enfant ; et tout de suite le vieux et
lui furent en grande intimité. Un jour qu’ils achevaient de dîner tous
ensemble, les Hettéma vinrent les surprendre :
« Ah ! pardon, vous êtes en famille… » fit la femme en minaudant, et le
mot frappa Jean au visage, humiliant comme un soufflet.
Sa famille !… Cet enfant trouvé qui ronflait la tête sur la nappe, ce vieux
forban ramolli, la pipe en coin de bouche, la voix poisseuse, expliquant
pour la centième fois que deux sous de fouet lui duraient six mois et que,
depuis vingt ans, il n’avait pas changé de manche !… Sa famille, allons
donc !… pas plus qu’elle n’était sa femme, cette Fanny Legrand, vieille et
fatiguée, avachie sur ses coudes dans la fumée des cigarettes… Avant un
an, tout cela disparaîtrait de sa vie, avec le vague de rencontres de voyage,
de convives de table d’hôte.
Mais à d’autres moments cette idée de départ qu’il invoquait comme
Sapho
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excuse à sa faiblesse, dès qu’il se sentait déchoir, tiré en bas, cette idée, au
lieu de le rassurer, de le soulager, lui faisait sentir les liens multiples serrés
autour de lui, quel déchirement ce serait que ce départ, non pas une
rupture, mais dix ruptures, et qu’il lui en coûterait de lâcher cette petite
main d’enfant qui la nuit s’abandonnait dans la sienne. Jusqu’à La Balue,
le loriot sifflant et chantant dans sa cage trop petite qu’on devait toujours
lui changer et où il courbait le dos comme le vieux cardinal dans sa prison
de fer ; oui, La Balue lui−même avait pris un petit coin de son cœur, et ce
serait une souffrance que l’ôter de là.
Elle approchait pourtant, cette inévitable séparation ; et le splendide mois
de juin, qui mettait la nature en fête, serait probablement le dernier qu’ils
passeraient ensemble. Est−ce cela qui la rendait nerveuse, irritable, ou
l’éducation de Josaph entreprise d’une ardeur subite, au grand ennui du
petit Morvandiau qui restait des heures devant ses lettres, sans les voir ni
les prononcer, le front fermé d’une barre comme les battants d’une cour de
ferme ? De jour en jour, ce caractère de femme s’exaltait en violences et en
pleurs dans des scènes sans cesse renouvelées, bien que Gaussin
s’appliquât à l’indulgence ; mais elle était si injurieuse, il montait de sa
colère une telle vase de rancune et de haine contre la jeunesse de son
amant, son éducation, sa famille, l’écart que la vie allait agrandir entre
leurs deux destinées, elle s’entendait si bien à le piquer aux points
sensibles, qu’il finissait par s’emporter aussi et répondre.
Seulement sa colère à lui gardait une réserve, une pitié d’homme bien
élevé, des coups qu’il ne portait pas, comme trop douloureux et faciles,
tandis qu’elle se lâchait dans ses fureurs de fille, sans responsabilité, ni
pudeur, faisait arme de tout, épiant sur le visage de sa victime avec une
joie cruelle la contraction de souffrance qu’elle occasionnait, puis tout à
coup tombant dans ses bras et implorant son pardon.
La physionomie des Hettéma, témoins de ces querelles éclatant presque
toujours à table, au moment assis et installé de découvrir la soupière ou de
mettre le couteau dans le rôti, était à peindre. Ils échangeaient par−dessus
la table servie un regard de comique effarement. Pourrait−on manger, ou le
gigot allait−il voler par le jardin avec le plat, la sauce et l’étuvée de
Sapho
VIII 112
haricots ?
« Surtout pas de scène !… » disaient−ils à chaque fois qu’il était question
de se réunir ; et c’est le mot dont ils accueillaient une offre de déjeuner
ensemble en forêt, que Fanny leur jetait un dimanche par−dessus le mur…
Oh, non ! on ne se disputerait pas aujourd’hui, il faisait trop beau !… Et
elle courut habiller l’enfant, remplir les paniers.
Tout était prêt, on partait, quand le facteur apporta une lettre chargée dont
la signature retint Gaussin en arrière. Il rejoignit la bande à l’entrée du
bois, et tout bas à Fanny :
– C’est de l’oncle… Il est ravi… Une récolte superbe, vendue sur pied… Il
renvoie les huit mille francs de Déchelette, avec bien des compliments et
remerciements à sa nièce.
– Oui, sa nièce !… à la mode de Gascogne… Vieille carotte, va… dit
Fanny qui ne conservait guère d’illusions sur les oncles du Midi ; puis,
toute joyeuse : Il va falloir placer cet argent…
Il la regarda stupéfait, l’ayant toujours connue très scrupuleuse sur les
questions de probité monnayée…
– Placer ?… mais ce n’est pas à toi…
– Tiens, au fait, je ne t’ai pas dit…
Elle rougit, avec ce regard qui se ternissait à la moindre altération de la
vérité… Ce bon enfant de Déchelette ayant appris ce qu’ils faisaient pour
Joseph, lui avait écrit que cet argent les aiderait à élever le petit.
– Puis tu sais, si ça t’ennuie, on les lui rendra, ses huit mille francs ; il est à
Paris…
La voix des Hettéma, qui discrètement avaient pris l’avance, retentit sous
les arbres :
Sapho
VIII 113
– A droite ou à gauche ?
– A droite, à droite… aux Étangs !… » cria Fanny, puis, tournée vers son
amant : Voyons, tu ne vas pas recommencer à te dévorer pour des
bêtises… nous sommes un vieux ménage, que diable !…
Elle connaissait cette pâleur tremblée de ses lèvres, ce coup d’œil au petit,
l’interrogeant des pieds à la tête ; mais cette fois ce ne fut qu’une velléité
de violence jalouse. Il en arrivait maintenant aux lâchetés de l’habitude,
aux concessions pour la paix. « Quel besoin de me torturer, d’aller au fond
des choses ?… Si cet enfant est à elle, quoi de plus simple qu’elle l’ait pris,
en me cachant la vérité, après toutes les scènes, les interrogatoires que je
lui ai fait subir !… Vaut−il pas mieux accepter ce qui est et passer
tranquillement les quelques mois qui nous restent ?… »
Et par les chemins vallonnés du bois il s’en allait portant leur déjeuner de
cantine dans son lourd panier drapé de blanc, résigné, las, le dos rond d’un
vieux jardinier, tandis que devant lui la mère et l’enfant marchaient
ensemble, Josaph endimanché et gauche dans un complet de la
Belle−Jardinière qui l’empêchait de courir, elle, en peignoir clair, tête et
cou nus sous un parasol japonais, la taille épaissie, la marche veule, et dans
ses beaux cheveux en torsades, une grande mèche blanche qu’elle ne se
donnait plus la peine de cacher.
En avant et plus bas, se tassait dans la pente de l’allée le couple Hettéma,
coiffé de gigantesques chapeaux de paille pareils à ceux des cavaliers
Touaregs, vêtu de flanelle rouge, chargé de victuailles, d’engins de pêche,
filets, balances à écrevisses, et la femme, pour alléger son mari, portant
vaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chasse sans
lequel il n’y avait pas de promenade en forêt possible pour le dessinateur.
En marchant, le ménage chantait :
J’aime entendre la rame
Le soir battre les flots ;
J’aime le cerf qui brame…
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VIII 114
Le répertoire d’Olympe était inépuisable de ces sentimentalités de la rue ;
et quand on se figurait où elle les avait ramassées, dans quelle demi−ombre
honteuse de persiennes closes, à combien d’hommes elle les avait
chantées, la sérénité du mari accompagnant à la tierce prenait une
extraordinaire grandeur. Le mot du grenadier à Waterloo : « Ils sont trop…
» devait être celui de la philosophique indifférence de cet homme.
Pendant que Gaussin rêveur regardait l’énorme couple s’enfoncer dans un
creux de vallon où lui−même s’engageait à sa suite, un grincement de
roues montait l’allée avec une volée de fous rires, de voix enfantines ; et
tout à coup parut, à quelques pas de lui, un chargement de fillettes, rubans
et cheveux flottants dans une charrette anglaise traînée par un petit âne,
qu’une jeune fille, guère plus âgée que les autres, tirait par la bride sur ce
chemin difficile.
Il était aisé de voir que Jean faisait partie de la bande dont les tournures
hétéroclites, la grosse dame surtout, ceinturée d’un cor de chasse, avaient
animé le petit monde d’une gaieté inextinguible ; aussi la jeune fille
essaya−t−elle d’imposer silence aux enfants une minute. Mais ce nouveau
chapeau Touareg déchaîna plus fort leur folie moqueuse, et en passant
devant l’homme qui se rangeait pour laisser de la place à la petite charrette,
un joli sourire un peu gêné lui demandait grâce et s’étonnait naïvement de
trouver au vieux jardinier une figure si douce et si jeune.
Il salua timidement, rougit sans trop savoir de quelle honte ; et l’attelage
s’arrêtant en haut de la côte à une croiserie de chemins, avec un ramage de
petites voix qui lisaient tout haut les noms du poteau indicateur à
demi−effacés par les pluies… Route des Étangs, Chêne du grand veneur,
Fausses reposes, Chemin de Vélizy…, Jean se retourna pour voir
disparaître dans l’allée verte étoilée de soleil et tapissée de mousse, où les
roues filaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse, cette
charretée de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en fusées sous
les branches.
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La trompe d’Hettéma, furieuse, le tira brusquement de son rêve. Ils étaient
installés au bord de l’étang, en train de déballer les provisions ; et de loin
on voyait reflétées par l’eau claire la nappe blanche sur l’herbe rase, et les
vareuses de flanelle rouge éclatant dans la verdure comme des vestes de
piqueur.
« Arrivez donc… c’est vous qui avez le homard », criait le gros homme ; et
la voix nerveuse de Fanny :
– C’est la petite Bouchereau qui t’a arrêté en route ?…
Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui le ramenait à Castelet, près du
lit de sa mère malade.
– Mais oui, dit le dessinateur lui prenant le panier des mains… la grande,
celle qui conduisait, c’est la nièce du médecin… Une fille de son frère
qu’il a prise chez lui. Ils habitent Vélizy pendant l’été… Elle est jolie.
– Oh ! jolie… l’air effronté, surtout…
Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant, inquiète de ses yeux distraits.
Mme Hettéma, très grave, déballant le jambon, blâmait fort cette façon de
laisser des jeunes filles courir les bois en liberté.
– Vous me direz que c’est le genre anglais, et que celle−ci a été élevée à
Londres…, mais c’est égal, ça n’est vraiment pas convenable.
– Non, mais très commode pour les aventures !
– Oh ! Fanny…
– Pardon, j’oubliais… Monsieur croit aux innocentes…
– Voyons, si l’on déjeunait… fit Hettéma qui commençait à s’effrayer.
Mais il fallait qu’elle lâchât tout ce qu’elle savait des jeunes filles du
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VIII 116
monde. Elle avait de belles histoires là dessus…, les couvents, les
pensionnats, c’était du propre… Elles sortaient de là épuisées, flétries,
avec le dégoût de l’homme ; pas même capables de faire des enfants.
– Et c’est alors qu’on vous les donne, tas de jobards… Une ingénue !…
Comme s’il y avait des ingénues ; comme si du monde ou pas du monde,
toutes les filles ne savaient pas, de naissance, de quoi il retourne… Moi,
d’abord, à douze ans, je n’avais plus rien à apprendre… vous non plus,
n’est−ce pas, Olympe ?
– … naturellement… dit Mme Hettéma avec un haussement d’épaules ;
mais le sort du déjeuner la préoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se
montait, déclarer qu’il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu’on
trouverait encore dans les familles…
– Ah ! oui, la famille, ripostait sa maîtresse d’un air de mépris,
parlons−en… ; surtout de la tienne.
– Tais−toi… Je te défends…
– Bourgeois !
– Drôlesse !… Heureusement ça va finir… Je n’en ai plus pour longtemps
à vivre avec toi…
– Va, va, file, c’est moi qui serai contente…
Ils s’injuriaient en pleine figure, devant la curiosité mauvaise de l’enfant à
plat ventre dans l’herbe, quand une effroyable sonnerie de trompe,
centuplée en écho par l’étang, les masses étagées du bois, couvrit tout à
coup leur querelle.
« En avez−vous assez ?… En voulez−vous encore ? » et rouge, le cou
gonflé, le gros Hettéma, n’ayant trouvé que ce moyen de les faire taire,
attendait, l’embouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.
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VIII 117
IX
D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère, fondues à un peu de musique,
aux câlines effusions de Fanny ; mais, cette fois, il lui en voulut
sérieusement, et plusieurs jours de suite garda le même pli au front, le
même silence de rancune, s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant
à toute sortie avec elle.
C’était comme une honte subite de l’abjection où il vivait, la crainte de
rencontrer encore la petite charrette montant l’allée et ce limpide sourire de
jeunesse auquel il songeait constamment. Puis, avec un brouillement de
rêve qui s’en va, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une
féerie, l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois, et
Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny
crut savoir la cause, et résolut d’avoir raison....
– C’est fait, lui dit−elle un jour toute joyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui
ai rendu l’argent… Il trouve, comme toi, que c’est plus convenable ainsi ;
je me demande pourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand
je serai seule, il pensera au petit… Es−tu content ?… M’en veux−tu
toujours ?
Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son étonnement de trouver au lieu
du caravansérail bruyant et fou, traversé de bandes en délire, une maison
bourgeoise paisible, gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus
de bals masqués ; et l’explication de ce changement, dans ces mots à la
craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits sur la petite
entrée de l’atelier : Fermé pour cause de collage.
– Et c’est la vérité, mon cher… Déchelette en arrivant s’est toqué d’une
fille de skating, Alice Doré ; il l’a prise avec lui depuis un mois, en
ménage, absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien
douce, un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai
IX 118
promis que nous irions les voir ; ça nous changera un peu du cor de chasse
et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avec ses théories…
Pas de lendemain, pas de collage… Ah ! je l’ai joliment blagué !
Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’il n’avait pas revu depuis leur
rencontre à la Madeleine. On l’eût bien surpris alors, en lui disant qu’il en
arriverait à fréquenter sans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa
maîtresse, à devenir presque son ami. Dès la première visite, lui−même
s’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cet homme au
bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’une sérénité d’humeur que
n’altéraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son teint, le tour
de ses yeux.
Et comme on comprenait bien la tendresse qu’il inspirait à cette Alice
Doré, aux longues mains molles et blanches, à l’insignifiante beauté
blonde, que relevait l’éclat de sa chair de Flamande, aussi dorée que son
nom ; de l’or dans les cheveux, dans les prunelles, frangeant les cils,
pailletant la peau jusque sous les ongles.
Ramassée par Déchelette sur l’asphalte du skating, parmi les grossièretés,
les brutalités de la traite, les tourbillons de fumée que l’homme crache,
avec un chiffre, dans le maquillage de la fille, la politesse de celui−ci
l’avait attendrie et surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à
plaisir qu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin, conformément
à ses principes, avec un bon déjeuner et quelques louis, elle eut le cœur si
gros, lui demanda si doucement, si désirément « garde−moi encore… »
qu’il ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis, moitié respect humain,
moitié lassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel de hasard,
qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été si bien aménagé pour
le confortable ; et ils vivaient ainsi très heureux, elle de ces égards tendres
qu’elle n’avait jamais connus, lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être
et de sa reconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendît
compte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’une intimité de
femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dans une conformité de
bonté et de douceur.
Sapho
IX 119
Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome fut une diversion au milieu bas et
mesquin où traînait sa vie de petit employé en faux ménage ; il aimait la
conversation de ce savant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe
persane, légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages que
Déchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien à leur place
parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, les chimères de bronze,
le luxe exotique de ce hall immense où le jour tombait d’un haut vitrage,
vraie lumière de fond de parc, remuée par le feuillage grêle des bambous,
les palmes découpées des fougères arborescentes, et les énormes feuilles
des strilligias mêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantes
d’eau, cherchant l’ombre et l’humide.
Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue déserte du Paris
d’été, le frisson des feuilles, l’odeur de terre fraîche au pied des plantes,
c’était la campagne et le sous−bois presque autant qu’à Chaville, moins la
promiscuité et la trompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde ; une
fois pourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirent dès
l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le raki
dans la serre, et la discussion semblait vive :
– Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie détruite,
c’est assez payer cher un coup de passion et de folie… Je signerai votre
pétition, Déchelette.
– C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, en tressaillant.
Quelqu’un répondait avec la sécheresse cassante d’un refus :
– Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucune solidarité avec ce drôle…
– La Gournerie, maintenant…
Et Fanny, serrée contre son amant, murmurait :
– Allons−nous−en, si ça t’ennuie de les voir…
Sapho
IX 120
– Pourquoi donc ! mais pas du tout…
En réalité, il ne se rendait pas bien compte de l’impression qu’il aurait à se
trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas reculer devant
l’épreuve, désireux peut−être de savoir le degré actuel de cette jalousie qui
avait fait son misérable amour.
« Allons ! » dit−il, et ils se montrèrent dans une lumière rose de fin de jour,
éclairant les crânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de
Déchelette jetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeau
où tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée et laiteuse qu’Alice
était en train de verser. Les femmes s’embrassèrent :
– Vous connaissez ces messieurs, Gaussin ? demanda Déchelette, au
mouvement berceur de son fauteuil à bascule.
S’il les connaissait !… Deux au moins lui étaient familiers à force d’avoir
dévisagé pendant des heures leurs portraits aux vitrines de célébrités.
Comme ils l’avaient fait souffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux,
une haine de succession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure,
lorsqu’il les rencontrait dans la rue !… Mais Fanny disait bien que cela lui
passerait ; maintenant c’était pour lui des visages de connaissance, presque
des parents, des oncles lointains qu’il retrouvait.
« Toujours beau, le petit !… » dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante
et tenant un écran au−dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage.
« Et Fanny, voyons ?… » Il se leva sur le coude, cligna ses yeux d’expert :
– La figure tient encore ; mais la taille, tu fais bien de la ficeler… enfin,
console−toi, ma fille, La Gournerie est encore plus gros que toi.
Le poète pinça dédaigneusement ses lèvres minces. Assis à la turque sur
une pile de coussins – depuis son voyage en Algérie il prétendait ne
pouvoir se tenir autrement –, énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent
que son front solide sous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il
affectait avec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme
Sapho
IX 121
pour donner une leçon à Caoudal.
Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiques complétaient la réunion ; eux
aussi connaissaient la maîtresse de Jean, et le plus jeune lui dit dans un
serrement de main :
– Déchelette nous a conté l’histoire de l’enfant, c’est très gentil ce que
vous avez fait là, ma chère.
– Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic, l’adoption… Pas province du
tout.
Elle semblait embarrassée de ces éloges, quand on buta contre un meuble
dans l’atelier obscur, et une voix, demanda :
– Personne ?
Déchelette dit :
– Voilà Ezano.
Celui−là, Jean ne l’avait jamais vu ; mais il savait quelle place ce bohème,
ce fantaisiste, aujourd’hui rangé, marié, chef de division aux Beaux−Arts,
avait tenue dans l’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un
paquet de lettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança,
creusé, desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenait les
gens à distance par une habitude d’estrade, de figuration administrative. Il
parut très surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle après tant
d’années :
« Tiens !… Sapho… » et une rougeur furtive égaya ses pommettes.
Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, la rapprochait de tous ses
anciens, causa une certaine gêne.
« Et M. d’Armandy qui nous l’a amenée… » fit Déchelette vivement pour
Sapho
IX 122
prévenir le nouveau venu. Ezano salua ; on se mit à causer. Fanny rassurée
de voir comme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté,
de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montra très gaie,
très en verve. Toute à sa passion présente, à peine se souvenait−elle de ses
liaisons avec ces hommes ; des années de cohabitation pourtant, de vie en
commun où l’empreinte se fait d’habitudes, de manies, gagnées à un
contact et lui survivant, jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle
tenait d’Ezano comme sa préférence du Job et du maryland.
Jean constatait sans le moindre trouble ce petit détail qui l’eût exaspéré
jadis, éprouvant à se trouver aussi calme, la joie d’un prisonnier qui a limé
sa chaîne, et sent que le moindre effort lui suffira pour l’évasion.
– Hein ! ma pauvre Fanny, disait Caoudal d’un ton blagueur en lui
montrant les autres… quel déchet !… sont−ils vieux, sont−ils raplatis !… il
n’y a que nous deux, vois−tu, qui tenions le coup.
Fanny se mit à rire :
– Ah ! pardon, colonel – on l’appelait quelquefois ainsi à cause de ses
moustaches –, ce n’est pas tout à fait la même chose… je suis d’une autre
promotion…
– Caoudal oublie toujours qu’il est un ancêtre, dit La Gournerie ; et sur un
mouvement du sculpteur qu’il savait toucher au vif : Médaillé de 1840,
cria−t−il de sa voix stridente, c’est une date, mon bon !…
Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde antipathie
qui ne les avait jamais séparés, mais éclatait dans leurs regards, leurs
moindres paroles, et cela depuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa
maîtresse au sculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un et
l’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancune subsistait,
creusée plus profonde avec les années.
– Regardez−nous donc tous les deux, et dites franchement si c’est moi qui
suis l’ancêtre !…
Sapho
IX 123
Serré dans le veston qui faisait saillir ses muscles, Caoudal se campait
debout, la poitrine cambrée, secouant sa crinière flamboyante où ne se
voyait pas un poil blanc :
– Médaillé de 1840… cinquante−huit ans dans trois mois… Et puis,
qu’est−ce que ça prouve ?… Est−ce l’âge qui fait les vieux ?… Il n’y a
qu’à la Comédie−Française et au Conservatoire que les hommes
bafouillent à la soixantaine, en branlant la tête, et petonnent, le dos rond,
les jambes molles, avec des accidents séniles. À soixante ans, sacrebleu !
on marche plus droit qu’à trente, parce qu’on se surveille ; et la femme
vous gobe encore pourvu que le cœur reste jeune, et chauffe, et remonte
toute la carcasse…
– Crois−tu ? fit La Gournerie qui regardait Fanny en ricanant.
Et Déchelette, avec son bon sourire :
– Pourtant tu dis toujours qu’il n’y a que la jeunesse, tu en rabâches…
– C’est ma petite Cousinard qui m’a fait changer d’idée… Cousinard, mon
nouveau modèle… Dix−huit ans, des ronds, des fossettes partout, un
Clodion… Et si bon enfant, si peuple, du Paris de la Halle où sa mère vend
de la volaille… Elle vous a de ces mots bêtes à l’embrasser, de ces mots…
L’autre jour, dans l’atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde le
titre : Thérèse, et le rejette avec sa jolie moue : « Si ça s’était appelé Pauv’
Thérèse, je l’aurais lu toute la nuit !… » J’en suis fou, je vous dis.
– Du coup te voilà en ménage ?… Et dans six mois encore une rupture, des
larmes comme le poing, le dégoût du travail, des colères à tout tuer…
Le front de Caoudal s’assombrit :
– C’est vrai que rien ne dure… On se prend, on se quitte…
– Alors pourquoi se prendre ?
Sapho
IX 124
– Eh bien, et toi ?… Crois−tu donc que tu en as pour la vie avec ta
Flamande !…
– Oh ! nous autres, nous ne sommes pas en ménage… pas vrai, Alice ?
– Certainement, répondit d’une voix douce et distraite la jeune femme
montée sur une chaise, en train de cueillir des glycines et des verdures pour
un bouquet de table.
Déchelette continua :
– Il n’y aura pas de rupture entre nous, à peine une quitterie… Nous avons
fait un bail de deux mois à passer ensemble ; le dernier jour on se séparera
sans désespoir et sans surprise… Moi je retournerai à Ispahan – je viens de
retenir mon sleeping – et Alice rentrera dans son petit appartement de la
rue Labruyère qu’elle a toujours gardé.
– Troisième au−dessus de l’entresol, tout ce qu’il y a de plus commode
pour se fiche par la fenêtre !
En disant cela, la jeune femme souriait, rousse et lumineuse dans le jour
tombant, sa lourde grappe de fleurs mauves à la main ; mais l’accent de sa
parole était si profond, si grave, que personne ne répondit. Le vent
fraîchissait, les maisons d’en face semblaient plus hautes.
– Allons nous mettre à table, cria le colonel… Et disons des choses
folâtres…
– Oui, c’est cela, gaudeamus igitur… amusons−nous pendant que nous
sommes jeunes, n’est−ce pas, Caoudal ?… dit La Gournerie avec un rire
qui sonnait faux.
Jean, quelques jours après, passait de nouveau rue de Rome, il trouvait
l’atelier fermé, le grand rideau de coutil descendu sur la vitre, un silence
morne des caves jusqu’à la toiture en terrasse. Déchelette était parti, à
Sapho
IX 125
l’heure indiquée, le bail fini. Et lui pensait :
– C’est beau de faire ce qu’on veut dans l’existence, de gouverner sa raison
et son cœur… Aurai−je jamais ce courage ?…
Une main se posa sur son épaule :
– Bonjour, Gaussin !…
Déchelette, l’air fatigué, plus jaune et plus froncé que d’habitude, lui
expliqua qu’il ne partait pas encore, retenu à Paris par quelques affaires, et
qu’il habitait le Grand−Hôtel, l’atelier lui faisant horreur depuis cette
histoire épouvantable…
– Quoi donc ?
– C’est vrai, vous ne savez pas… Alice est morte… Elle s’est tuée…
Attendez−moi, que je regarde si j’ai des lettres…
Il revint presque aussitôt, et tout en faisant sauter des bandes de journaux
d’un doigt nerveux, il parlait sourdement, comme un somnambule, sans
regarder Gaussin qui marchait près de lui :
– Oui, tuée, jetée par la fenêtre, comme elle l’avait dit le soir où vous étiez
là… Qu’est−ce que vous voulez ?… moi, je ne savais pas, je ne pouvais
pas me douter… Le jour où je devais partir, elle me dit d’un air tranquille :
« Emmène−moi, Déchelette… ne me laisse pas seule… je ne pourrai plus
vivre sans toi… » Ça me faisait rire. Me voyez−vous avec une femme,
là−bas, chez ces Kurdes… Le désert, les fièvres, les nuits de bivouac… A
dîner, elle me répétait encore : « Je ne te gênerai pas, tu verras comme je
serai gentille… » Puis, voyant qu’elle me faisait de la peine, elle n’a plus
insisté… Après, nous sommes allés aux Variétés dans une baignoire… tout
cela convenu d’avance… Elle paraissait contente, me tenait la main tout le
temps et murmurait : « Je suis bien… » Comme je partais dans la nuit, je la
ramenai chez elle en voiture ; mais nous étions tristes tous deux, sans
parler. Elle ne me dit même pas merci pour un petit paquet que je lui
Sapho
IX 126
glissai dans la poche, de quoi vivre tranquille un an ou deux. Arrivés rue
Labruyère, elle me demande de monter… Je ne voulais pas. « Je t’en
prie… jusqu’à la porte seulement. » Mais là je tins bon, je n’entrai pas. Ma
place était retenue, mon sac fait, puis j’avais trop dit que je partirais… En
descendant, le cœur un peu gros, j’entendais qu’elle me criait quelque
chose comme « … plus vite que toi… » mais je ne compris qu’en bas, dans
la rue… Oh !…
Il s’arrêta, les yeux à terre, devant l’horrible vision que le trottoir lui
présentait maintenant à chaque pas, cette masse inerte et noire qui râlait…
– Elle est morte deux heures après, sans un mot, sans une plainte, me
fixant de ses prunelles d’or. Souffrait−elle ? m’a−t−elle reconnu ? Nous
l’avions couchée sur son lit, tout habillée, une grande mantille de dentelle
enveloppant la tête d’un côté, pour cacher la blessure du crâne. Très pâle,
avec un peu de sang sur la tempe, elle était encore jolie, si douce… Mais
comme je me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait
toujours, inépuisable – son regard m’a semblé prendre une expression
indignée et terrible… Une malédiction muette que la pauvre fille me
jetait… Aussi qu’est−ce que ça me faisait de rester quelque temps encore
ou de l’emmener avec moi, prête à tout, si peu gênante ?… Non, l’orgueil,
l’entêtement d’une parole dite… Eh bien, je n’ai pas cédé, et elle est morte,
morte de moi qui l’aimais pourtant…
Il se montait, parlait tout haut, suivi de l’étonnement des gens qu’il
coudoyait en descendant la rue d’Amsterdam ; et Gaussin, passant devant
son ancien logis dont il apercevait le balcon, la véranda, faisait un retour
vers Fanny et leur propre histoire, se sentait pris d’un frisson, pendant que
Déchelette continuait :
– Je l’ai conduite à Montparnasse, sans amis, sans famille… J’ai voulu être
seul à m’occuper d’elle… Et depuis, je suis là, pensant toujours à la même
chose, ne pouvant me décider à partir avec cette idée obsédante, et fuyant
ma maison où j’ai passé deux mois si heureux à côté d’elle… Je vis
dehors, je cours, j’essaye de me distraire, d’échapper à cet œil de morte qui
Sapho
IX 127
m’accuse sous un filet de sang…
Et s’arrêtant, buté à ce remords, avec deux grosses larmes qui glissaient sur
son petit nez camard si bon, si épris de la vie, il disait :
– Voyons, mon ami ; je ne suis pourtant pas méchant… C’est un peu fort
tout de même que j’aie fait ça…
Jean essayait de le consoler, rejetant tout sur un hasard, un mauvais sort ;
mais Déchelette répétait en secouant la tête, les dents serrées :
– Non, non… Je ne me pardonnerai jamais… Je voudrais me punir…
Ce désir d’une expiation ne cessa de le hanter, il en parlait à tous ses amis,
à Gaussin qu’il venait prendre à la sortie du bureau.
« Allez−vous−en donc, Déchelette… Voyagez, travaillez, ça vous
distraira… » lui répétaient Caoudal et les autres, un peu inquiets de son
idée fixe, de cet acharnement à leur faire répéter qu’il n’était pas méchant.
Enfin un soir, soit qu’il eût voulu revoir l’atelier avant de partir, ou qu’un
projet très arrêté d’en finir avec sa peine l’y eût amené, il rentra chez lui et
au matin des ouvriers descendant des faubourgs à leur travail le
ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoir devant sa porte, mort du même
suicide que la femme, avec les mêmes affres, le même fracassement d’un
désespoir jeté à la rue.
Dans l’atelier en demi−jour, une foule se pressait, d’artistes, de modèles,
de femmes de théâtre, tous les danseurs, tous les soupeurs des dernières
fêtes. C’était un bruit piétiné, chuchoté, une rumeur de chapelle sous la
flamme courte des cierges. On regardait à travers les lianes, les feuillages,
le corps exposé dans une étoffe de soie ramagée de fleurs d’or, coiffé en
turban pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son long étendu, les mains
blanches en avant qui disaient l’abandon, le déliement suprême, sur le
divan bas ombragé de glycines où Gaussin et sa maîtresse s’étaient connus
là nuit du bal.
Sapho
IX 128
X
On en meurt donc quelquefois de ces ruptures !… Maintenant, quand ils se
disputaient, Jean n’osait plus parler de son départ, il ne criait plus,
exaspéré :
– Heureusement, ça va finir.
Elle n’aurait eu qu’à répondre :
– C’est bien, va−t’en… moi, je me tuerai, je ferai comme l’autre…
Et cette menace qu’il croyait comprendre dans la mélancolie de ses regards
et des airs qu’elle chantait, dans la songerie de ses silences, le troublait
jusqu’à l’épouvante.
Cependant il avait passé l’examen de classement qui termine, pour les
attachés consulaires, le stage ministériel ; reçu dans un bon rang, on allait
le désigner pour un des premiers postes libres, ce n’était plus qu’une
affaire de semaines, de jours !… Et autour d’eux, dans cette fin de saison
aux soleils de plus en plus brefs, tout se hâtait aussi vers les changements
de l’hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenêtre devant le premier
brouillard, s’écriait :
– Tiens, les hirondelles sont parties…
L’une après l’autre, les maisons bourgeoises du pays fermaient leurs
persiennes ; sur la route de Versailles, des voitures de déménagement se
succédaient, de grands omnibus de campagne chargés de paquets, avec des
panaches de plantes vertes sur la plate−forme, pendant que les feuilles s’en
allaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel
bas, et que les meules montaient dans les champs dégarnis. Derrière le
X 129
verger, dépouillé, rapetissé par le manque de verdure, les chalets fermés,
les séchoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en paysage
triste, et de l’autre côté de la maison, la voie ferrée mise à nu déroulait tout
le long des bois en grisaille sa noire ligne voyageuse.
Quelle cruauté de la laisser là toute seule dans cette tristesse des choses ! Il
sentait son cœur défaillir d’avance ; jamais il n’aurait le courage de l’adieu.
C’était bien là−dessus qu’elle comptait, l’attendant à cette minute suprême,
et jusque−là tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sa promesse de ne pas
mettre d’entraves à ce départ de tout temps prévu et consenti. Un jour, il
rentra avec cette nouvelle :
– Je suis nommé…
– Ah !… et où donc ?…
Elle questionnait, l’air indifférent, mais les lèvres et les yeux décolorés,
une telle crispation sur tout le visage qu’il ne la fit pas plus longtemps
attendre :
– Non, non… pas encore… J’ai cédé mon tour à Hédouin… ça nous donne
au moins six mois.
Ce fut un débordement de larmes, de rires, de baisers fous qui
balbutiaient :
– Merci, merci… Quelle bonne vie je vais te faire maintenant !… C’était
ça, vois−tu, qui me rendait méchante, cette idée de départ…
Elle allait s’y préparer mieux, s’y résigner petit à petit. Et puis, dans six
mois, ce ne serait plus l’automne, avec le contre−coup de ces histoires de
mort.
Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles ; et même, pour éviter les
ennuis causés par l’enfant, elle se décidait à le mettre en pension à
Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et si ce nouveau régime ne
Sapho
X 130
modifiait pas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenait
l’hypocrisie. On vivait au calme, les dîners avec les Hettéma savourés sans
orage, et le piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean
restait plus troublé, plus perplexe que jamais, se demandant où le mènerait
sa faiblesse, songeant parfois à renoncer aux consulats, à passer dans le
service des bureaux. C’était Paris, le bail du ménage indéfiniment
renouvelé ; mais tout le rêve de sa jeunesse à bas, et le désespoir des siens,
la brouille certaine avec son père qui ne lui pardonnerait pas cet abandon,
surtout lorsqu’il en saurait les causes.
Et pour qui ?… Pour une créature vieillie, fanée, qu’il n’aimait plus, il en
avait eu la preuve en face de ses amants… Quel maléfice tenait donc, dans
cette vie à deux ?
Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours d’octobre, un
regard de jeune fille levé vers le sien lui rappela tout à coup sa rencontre
du bois, cette grâce radieuse de femme−enfant, dont le souvenir l’avait
poursuivi pendant des mois. Elle portait la même robe claire que le soleil
tachait si joliment sous les branches, mais recouverte d’un grand manteau
de voyage ; et dans le wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands
roseaux, et des dernières fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la
villégiature. Elle aussi l’avait reconnu, d’un demi−sourire frissonnant sur
la limpidité d’eau de source de ses yeux ; et ce fut, pendant une seconde,
l’entente inexprimée de la même pensée chez ces deux êtres.
« Comment va votre mère, M. d’Armandy ? » demanda tout à coup le
vieux Bouchereau que Jean, ébloui, n’avait pas vu d’abord dans son coin,
enfoui et lisant, sa pâle figure inclinée.
Jean donna des nouvelles, très touché qu’on se souvînt des siens et de lui,
bien plus ému encore, quand la jeune fille s’informa des deux petites
bessonnes qui avaient écrit à son oncle une si gentille lettre pour le
remercier des soins donnés à leur mère… Elle les connaissait !… cela le
remplit de joie ; puis comme il était, paraît−il, d’une sensibilité
extraordinaire ce matin−là, il devint triste aussitôt, en apprenant qu’ils
Sapho
X 131
rentraient à Paris, que Bouchereau allait prendre son cours de semestre à
l’Ecole de Médecine. Il n’aurait plus la chance de la revoir… Et les
champs filant aux portières, splendides tout à l’heure, lui semblaient
lugubres, éclairés d’une lumière d’éclipse.
Le train siffla longuement ; on arrivait. Il salua, les perdit, mais à la sortie
de la gare ils se retrouvèrent, et Bouchereau dans le tumulte de la presse
l’avertit qu’à partir du jeudi suivant il restait chez lui, place Vendôme… si
le cœur lui disait d’une tasse de thé… Elle donnait le bras à son oncle, et il
sembla à Jean que c’était elle qui l’invitait sans rien dire.
Après avoir décidé plusieurs fois qu’il irait chez Bouchereau, puis qu’il
n’irait pas – car à quoi bon se donner des regrets inutiles ? – il prévint
pourtant chez lui qu’il y aurait bientôt une grande soirée au ministère à
laquelle il lui faudrait assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasser
des cravates blanches ; et brusquement, le jeudi soir, il n’eut plus la
moindre envie de sortir. Mais sa maîtresse le raisonnait sur la nécessité de
cette corvée, se reprochant de l’avoir trop absorbé, gardé pour elle en
égoïste, et elle le décidait, achevait de l’habiller avec des jeux tendres,
retouchait le nœud de sa cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que ses
doigts sentaient la cigarette qu’elle reprenait et posait sur la cheminée à
toute minute, et que cela ferait faire la grimace aux danseuses. Et de la voir
très gaie et très bonne, il avait le remords de son mensonge, serait
volontiers resté près d’elle au coin du feu, si Fanny ne l’eût forcé : « Je
veux… il le faut », tendrement poussé dehors dans la nuit du chemin.
Il était tard quand il rentra ; elle dormait, et la lampe allumée sur ce
sommeil de fatigue lui rappela une rentrée pareille, trois ans passés déjà,
après les révélations terribles qu’on venait de lui faire. Comme il s’était
montré lâche alors ! Par quelle aberration ce qui devait briser sa chaîne
l’avait−il rivée plus solidement ?… Une nausée lui monta aux lèvres, de
dégoût. La chambre, le lit, la femme lui faisaient également horreur ; il prit
la lumière, l’emporta dans la pièce à côté, doucement. Il désirait tant être
seul pour songer à ce qui lui arrivait… oh ! rien, presque rien…..
Sapho
X 132
Il aimait.
Il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un ressort
caché qui tout à coup les ouvre jusqu’au fond, nous les explique dans leur
intimité exceptionnelle ; puis le mot se replie, reprend sa forme banale et
roule insignifiant, usé par l’habitude et le machinal. L’amour est un de ces
mots−là ; ceux pour qui sa clarté s’est une fois traduite entière,
comprendront l’angoisse délicieuse où vivait Jean depuis une heure, sans
bien se rendre compte d’abord de ce qu’il éprouvait.
Là−bas, place Vendôme, dans ce coin de salon où ils étaient restés
longtemps à causer ensemble, il ne sentait rien qu’un grand bien−être, un
charme doux qui l’enveloppait. Ce n’est qu’une fois dehors, la porte
retombée sur lui, qu’il avait été saisi d’une allégresse folle, puis d’une
défaillance à croire que toutes ses veines s’ouvraient : « Qu’est−ce que
j’ai, mon Dieu ?… » Et le Paris qu’il traversait pour revenir lui paraissait
tout nouveau, féerique, élargi, radieux. Oui, à cette heure où les bêtes de
nuit sont lâchées et circulent, où la vase des égouts remonte, s’étale,
grouille sous le gaz jaune, lui l’amant de Sapho, curieux de toutes les
débauches, le Paris que peut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs
de valse plein la tête qu’elle redit aux étoiles sous les blancheurs de sa
parure, ce Paris chaste baigné de lune claire où s’éclosent les âmes vierges,
c’est ce Paris qu’il avait vu !… Et tout à coup, comme il montait le large
escalier de la gare, si près du retour vers le mauvais gîte, il se surprenait à
dire tout haut : « Mais je l’aime… je l’aime… » et c’est ainsi qu’il l’avait
appris.
– Tu es là, Jean ?… Que fais−tu donc ?
Fanny s’éveille en sursaut, effrayée de ne pas le sentir à côté d’elle. Il faut
venir l’embrasser, mentir, raconter le bal du ministère, dire s’il y avait de
jolies toilettes et avec qui il a dansé ; mais pour échapper à cette
inquisition, surtout aux caresses qu’il redoute, tout imprégné du souvenir
de l’autre, il invente un travail pressé, les dessins d’Hettéma.
Sapho
X 133
– Il n’y a plus de feu ; tu vas avoir froid.
– Non, non…
– Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe…
Il doit jouer son mensonge jusqu’au bout, installer la table, les épures ;
puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour
fixer son rêve, le raconte à Césaire dans une longue lettre, pendant que le
vent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement de
feuilles, que les trains se succèdent en grondant et que La Balue, troublé
par la lumière, s’agite dans sa petite cage, sautille d’un perchoir à l’autre
avec des cris hésitants.
Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son émotion singulière à
l’entrée de ces salons qu’il avait vus si lugubres et tragiques le jour de la
consultation, des chuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards
échangés de chaise à chaise, et qui, ce soir, s’ouvraient animés et bruyants
en une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui−même n’avait plus sa
physionomie dure, cet œil noir, fouilleur et déconcertant sous ses gros
sourcils d’étoupe, mais une expression reposée et paternelle de bonhomme
qui consent à ce que l’on s’amuse chez lui.
« Tout à coup elle est venue vers moi et je n’ai plus rien vu… Mon ami,
elle s’appelle Irène, elle est jolie, l’air bon, les cheveux de ce brun doré des
Anglaises, une bouche d’enfant toujours prête à rire… Oh ! pas ce rire sans
gaieté, qui agace chez tant de femmes ; une vraie expansion de jeunesse et
de bonheur… Elle est née à Londres ; mais son père était Français et elle
n’a pas d’accent du tout, seulement une adorable façon de prononcer
certains mots, de dire « unclé » qui chaque fois met une caresse dans les
yeux du vieux Bouchereau. Il l’a prise avec lui pour soulager la famille de
son frère qui est nombreuse, et remplacer la sœur d’Irène, l’aînée, mariée
depuis deux ans à son chef de clinique. Mais elle, voilà, les médecins ne
lui vont guère… Comme elle m’a amusé avec la bêtise de ce jeune savant
exigeant de sa fiancée, sur toute chose, un engagement formel et solennel
de léguer leur deux corps à la Société d’anthropologie ! … Elle, c’est un
Sapho
X 134
oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer ; la vue d’un beaupré tourné
au large lui prend le cœur… Elle me disait tout cela librement, en
camarade, bien miss d’allures, malgré sa grâce parisienne, et je l’écoutais
ravi de sa voix, de son rire, de la conformité de nos goûts, d’une certitude
intime que le bonheur de ma vie était là, à côté de ma main, et que je
n’avais qu’à le saisir, l’emporter loin, bien loin, où m’enverrait la carrière
aventureuse… »
– Viens donc te coucher, m’ami…
Il tressaute, s’arrête, cache instinctivement la lettre qu’il est en train
d’écrire !
– Tout à l’heure… Dors, dors…
Il lui parle avec colère et, le dos tendu, écoute le sommeil revenir dans
cette respiration de femme, car ils sont très près l’un de l’autre, et si loin !
« … Quoi qu’il arrive, ce sera la délivrance que cette rencontre et cet
amour. Tu connais ma vie ; tu as compris, sans que nous en parlions
jamais, qu’elle est la même qu’autrefois, que je n’ai pas pu m’affranchir.
Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’étais prêt à sacrifier fortune, avenir,
tout, à cette habitude fatale où je m’enlisais un peu plus chaque jour.
Maintenant, j’ai trouvé le ressort, le point d’appui qui me manquait ; et
pour ne plus laisser de recours à ma faiblesse, je me suis juré de ne
retourner là−bas que libre et séparé… A demain l’évasion… »
Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen pour
s’évader, un prétexte, le dénouement d’une querelle où l’on crie : « Je
m’en vais », pour ne plus revenir ; et Fanny se montrait douce et gaie
comme aux premiers temps illusionnés du ménage.
Écrire « c’est fini » sans plus d’explications ?… Mais cette violente ne se
résignerait pas ainsi, le relancerait, s’acharnerait jusqu’à la porte de son
hôtel, de son bureau. Non, mieux vaudrait l’attaquer de face, la convaincre
de l’irrévocable, du définitif de cette rupture, et sans colère comme sans
Sapho
X 135
pitié, lui en énumérer les causes.
Mais avec ces réflexions, une peur lui revint du suicide d’Alice Doré. Il y
avait devant chez eux, de l’autre côté du pavé, une ruelle en pente
conduisant à la voie et fermée d’une barrière ; les voisins prenaient par là,
les jours de presse, pour suivre les rails jusqu’à la gare. Et l’imagination du
Méridional voyait, après leur scène de rupture, sa maîtresse s’échapper sur
la route, joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui l’emportait.
Cette crainte l’obsédait au point que la seule pensée de cette barrière
battante, entre deux murs chargés de lierre, lui faisait reculer l’explication.
Encore s’il avait eu là un ami, quelqu’un pour la garder, l’assister à cette
première crise ; mais, terrés dans leur collage comme des marmottes, ils ne
connaissaient personne, et ce n’était pas les Hettéma, ces monstrueux
égoïstes luisants et noyés de graisse, bestialisés encore par l’approche de
leur hivernage d’Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au
secours de son désespoir et de son abandon.
Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgré sa promesse à lui−même,
Jean était retourné deux ou trois fois place Vendôme, de plus en plus
épris ; et quoiqu’il n’eût rien dit encore, l’accueil à bras ouverts du vieux
Bouchereau, l’attitude d’Irène où se mêlaient dans la réserve une tendresse,
une indulgence, et comme l’attente émue de la déclaration, tout
l’avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, les prétextes qu’il
inventait pour Fanny, et l’espèce de sacrilège d’aller des baisers de Sapho à
la cour discrète, balbutiante…
Sapho
X 136
XI
Au milieu de ces alternatives, il trouvait au ministère, sur sa table, la carte
d’un monsieur venu déjà deux fois dans la matinée, disait l’huissier avec
un certain respect de la nomenclature suivante :
C. GAUSSIN D’ARMANDY
Président des Submersionnistes de la Vallée du Rhône,
Membre du Comité central d’étude et de vigilance,
Délégué départemental, etc., etc.
L’oncle Césaire à Paris !… Le Fénat délégué, membre d’un comité de
vigilance !… Sa stupeur durait encore, quand l’oncle parut, toujours brun
comme une pomme de pin, ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa
barbe du temps de la Ligue, mais au lieu de l’éternelle veste de futaine à
côtes, une redingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petit
homme une majesté vraiment présidentielle.
Ce qui l’amenait à Paris ? L’achat d’une machine élévatoire pour
l’immersion de ses nouvelles vignes – il prononçait le mot « élévatoire »
avec une conviction qui le grandissait à ses propres yeux –, puis la
commande de son buste que ses collègues lui demandaient pour orner la
salle du conseil.
– Tu as vu, ajouta−t−il d’un air modeste, ils m’ont nommé président…
Mon idée de submersion bouleverse le Midi… Et dire que c’est moi, le
Fénat, qui suis en train de sauver les vins de France !… Il n’y a que les
toqués, vois−tu.
Mais le but principal de son voyage, c’était la rupture avec Fanny.
XI 137
Comprenant que l’affaire traînait en longueur, il venait donner un coup de
main.
– Je m’y connais, tu penses… Quand courbebaisse a lâché la sienne pour
se marier…
Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et, déboutonnant sa redingote, il
en tira un petit portefeuille rondement tendu :
– D’abord, débarrasse−moi de ceci… Bé oui ! l’argent… la libération du
territoire…
Il se trompa au geste de son neveu, comprit qu’il refusait par discrétion :
– Prends donc ! prends donc !… C’est ma fierté de pouvoir rendre au fils
un peu de ce que le père a fait pour moi… D’ailleurs, Divonne le veut
ainsi. Elle est au courant de l’affaire, et si contente que tu penses à te
marier, à secouer ton vieux crampon !
Dans la bouche de Césaire, après le service que sa maîtresse lui avait
rendu, Jean trouva « vieux crampon » un peu injuste, et c’est avec une
pointe d’amertume qu’il répondit :
– Reprenez votre portefeuille, mon oncle… vous savez mieux que
personne combien ces questions sont indifférentes à Fanny.
– Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle en oraison funèbre, et il ajouta,
clignant sa patte d’oie : Garde toujours l’argent… Avec les tentations de
Paris, je l’aime mieux entre tes mains que dans les miennes ; et puis il en
faut pour les ruptures comme pour les duels…
Il se leva là−dessus, déclarant qu’il mourait de faim et que cette grosse
question se discuterait mieux, la fourchette à la main, en déjeunant.
Toujours la légèreté gouailleuse du Méridional à traiter les affaires de
femme.
Sapho
XI 138
– Entre nous, petit…
Ils étaient attablés dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et l’oncle
s’épanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean grignotait du bout
des dents, l’estomac serré.
– … Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais bien que le
premier coup est dur, l’explication ennuyeuse ; mais, si cela te coûte trop,
ne dis rien, fais comme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la
Mornas a tout ignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercher
la chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ça
n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Mais quand on n’aime pas les
scènes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas !… Il y avait
près de dix ans que ce grand beau garçon tremblait devant cette petite
moricaude. Pour le décrochage, il fallait ruser, manœuvrer…
Et voici comme il s’y était pris.
La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire proposa à
la petite d’aller pêcher une friture dans l’Yvette. Courbebaisse devait venir
les rejoindre pour dîner ; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemain
soir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, de carcasses de
fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans
l’herbe au bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges
basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le
bain. Ce n’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble,
Paola et lui, en bons garçons, en camarades ; mais ce jour−là, cette petite
Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule,
que la mouillure du costume plaquait de partout… peut−être aussi l’idée
que Courbebaisse lui avait donné carte blanche… Ah ! la mâtine… Elle se
retourna, le regarda dans les yeux, durement.
– Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.
Il n’insista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit : « Ce sera pour après
dîner. » Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre les deux
Sapho
XI 139
drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du Quinze Août. Il
faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendait les tambours, les
pétards, la musique de l’orphéon qui courait les rues.
– Est−il embêtant, ce Courbebaisse, de n’arriver que demain, disait la
Mornas, qui s’étirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux…,
j’ai envie de m’amuser, moi, ce soir.
– Et moi, donc !
Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur la rampe du balcon, encore brûlante
du soleil de la journée, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras
autour de sa taille :
– Oh ! Paola… Paola…
Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais si fort, de si
bon cœur qu’il finit par en faire autant. Même tentative repoussée de la
même façon, le soir, en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré des
macarons ; et comme leurs chambres étaient voisines, elle lui chantait à
travers la cloison : T’es trop p’tit, t’es trop p’tit…, avec toutes sortes de
comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne
pas lui répondre, l’appeler la veuve Mornas ; mais c’était encore trop tôt.
Le lendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner,
pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de ne pas voir
arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il tira sa montre
et dit solennellement :
– Midi, c’est fait…
– Quoi donc ?
– Il est marié.
– Qui ?
– Courbebaisse.
Sapho
XI 140
Vlan !
– Ah ! mon ami, quelle gifle… Dans toutes mes aventures galantes je n’ai
jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà qui veut partir… Mais,
pas de train avant quatre heures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les
rails du P.−L.−M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle
repique, m’abîme de coups et de griffes ; – cette chance !… moi qui nous
avais enfermés à clef ; – puis elle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin
dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on la
maintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buisson de
ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans ces affaires−là,
c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un médecin avec soi.
Me vois−tu, par les routes, à jeun, et un soleil !… Il faisait nuit quand je le
ramenai… Tout à coup, en approchant de l’auberge, une rumeur de foule,
un rassemblement sous les fenêtres… Ah ! mon Dieu, elle s’est suicidée ?
Elle a tué quelqu’un ? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Je me
précipite, et qu’est−ce que je vois ?… Le balcon chargé de lanternes
vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe, enroulée dans un
des drapeaux et gueulant la Marseillaise, en pleine fête impériale,
au−dessus du peuple qui acclamait. Et voilà, mon petit, comment s’est
terminée la liaison de Courbebaisse ; je ne te dirai pas que tout a été fini
d’une fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de
surveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi ; et j’en recevrai
bien autant de la tienne, si tu veux.
– Ah ! mon oncle, ce n’est pas le même genre de femme.
– Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares qu’il approchait de
son oreille pour s’assurer s’ils étaient secs, tu n’es pas le premier qui la
quitte…
– C’est pourtant vrai…
Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui l’eût navré quelques mois
Sapho
XI 141
auparavant. Au fond, l’oncle et son histoire comique le rassuraient un peu,
mais ce qu’il n’admettait pas, c’était le mensonge en partie double pendant
des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre et
n’avait que trop attendu.
– Alors, comment veux−tu faire ?…
Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le membre
du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des
ports de tête, puis d’un air négligent :
– C’est loin d’ici qu’il demeure ?
– Qui donc ?
– Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’as parlé pour mon buste… On
pourrait aller voir ses prix, pendant qu’on est ensemble…
Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur d’argent, occupait toujours rue
d’Assas l’atelier de ses premiers succès. Césaire, tout en allant, s’informait
de sa valeur artistique ; il y mettrait le prix, certainement, mais ces
messieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.
– Oh ! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s’en charger…
Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de l’Institut,
commandeur de la Légion d’honneur et d’une foule d’ordres étrangers. Le
Fénat ouvrait de grands yeux.
– Et vous êtes amis ?
– Très amis.
– Ce Paris, pas moins !… comme on y fait de belles connaissances.
Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal était un
ancien amant de Fanny, et qu’elle les avait mis en relation. Mais on eût dit
Sapho
XI 142
que Césaire y pensait :
– C’est lui l’auteur de cette Sapho que nous avons à Castelet ?… Alors il
connaît ta maîtresse, et pourrait t’aider peut−être à la rupture. L’Institut, la
Légion d’honneur, ça impressionne toujours une femme…
Jean ne répondit pas, songeant aussi peut−être à utiliser l’influence du
premier amant.
Et l’oncle continuait d’un bon rire :
– A propos, tu sais, le bronze n’est plus chez ton père… Quand Divonne a
su, quand j’ai eu le malheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle
n’a plus voulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés au
moindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laisser
soupçonner le motif… Oh ! les femmes… Elle a si bien manœuvré qu’à
cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre
Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les vieux
chenets et les meubles hors d’usage ; même qu’elle a reçu un atout dans le
transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de
Divonne, sans doute, qui lui aura porté malheur.
Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspect modeste et travailleur de cette
cité d’artistes, ces ateliers aux portes de remises numérotées, s’ouvrant de
chaque côté d’une longue cour que terminent les bâtiments vulgaires d’une
école communale aux perpétuelles mélopées de lecture, le président des
submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un homme aussi
médiocrement logé ; mais sitôt entré chez Caoudal, il sut à quoi s’en tenir :
« Pas pour cent mille francs, pas pour un million !… » hurlait le sculpteur
au premier mot de Gaussin ; et soulevant à mesure son grand corps du
divan où il s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier : « Un
buste !… Ah bien ! oui… mais regardez donc là−bas cet écrasement de
plâtre en mille miettes… ma figure du prochain Salon que je viens de
démolir à coups de maillet… Voilà le cas que j’en fais, de la sculpture, et
si tentante que soit la binette du monsieur…
Sapho
XI 143
– Gaussin d’Armandy… président…
L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop, Cadoual
l’interrompit, et tourné vers le jeune homme :
– Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvez vieilli ?… »
C’est vrai qu’il avait bien son âge dans ce jour tombé d’en haut sur les
balafres, les creux et meurtrissures de sa tête viveuse et surmenée, sa
crinière de lion montrant des râpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et
flasques, et sa moustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus
la peine de friser ni de teindre… A quoi bon ?… Cousinard, le petit
modèle, venait de partir.
– Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais vingt
ans !…
L’intonation rageuse et ironique, il arpentait l’atelier, bousculant d’un coup
de botte l’escabeau qui le gênait au passage. Tout à coup, arrêté devant le
miroir enguirlandé de cuivre au−dessus du divan, il se regardait avec une
affreuse grimace :
– Suis−je assez laid, assez démoli, en voilà des cordes, des fanons de
vieille vache !…
Il prenait son cou à poignée, puis dans un accent lamentable et comique,
une prévoyance de vieux beau qui se pleure :
– Et dire que je regretterai ça, l’an prochain !…
L’oncle restait effaré. Cet académicien qui se tirait la langue racontait ses
basses amours ! Il y avait donc des toqués partout, même à l’Institut ; et
son admiration pour le grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il
ressentait pour ses faiblesses.
Sapho
XI 144
– Comment va Fanny ?… Êtes−vous toujours à Chaville ?… fit Caoudal
subitement apaisé et venant s’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait
familièrement l’épaule.
– Ah ! la pauvre Fanny, nous n’avons plus longtemps à vivre ensemble…
– Vous partez ?
– Oui, bientôt… et je me marie avant… Il faut que je la quitte.
Le sculpteur eut un rire féroce :
– Bravo ! Je suis content… Venge−nous, mon petit, venge−nous de ces
coquines−là. Lâche−les, trompe−les, et qu’elles pleurent, les misérables !
Tu ne leur feras jamais autant de mal qu’elles en ont fait aux autres.
L’oncle Césaire triomphait :
– Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement que toi…
Comprenez−vous cet innocent… ce qui le retient de s’en aller, c’est la peur
qu’elle se tue !
Jean avoua très simplement l’impression que lui avait faite le suicide
d’Alice Doré.
– Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudal vivement… Celle−là,
c’était une triste, une molle aux mains tombantes… une pauvre poupée qui
manquait de son… Déchelette a eu tort de croire qu’elle mourait pour lui…
Un suicide par fatigue et ennui de vivre. Tandis que Sapho… ah ! ouiche,
se tuer… Elle aime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’aux
bobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de
rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes premiers…
Regardez−moi donc… Est−ce que je me tue ?… J’ai beau avoir du
chagrin, je sais bien que, celle−là partie, j’en prendrai une autre, qu’il m’en
faudra toujours… Votre maîtresse fera comme moi, comme elle a déjà
Sapho
XI 145
fait… Seulement, elle n’est plus jeune, et ce sera plus difficile.
L’oncle continuait à triompher :
– Te voilà rassuré, hein ?
Jean ne disait rien, mais ses scrupules étaient vaincus et sa résolution bien
prise. Ils partaient, quand le sculpteur les rappela pour leur montrer une
photographie ramassée sur la poussière de sa table et qu’il essuyait d’un
revers de manche.
– Tenez, la voilà !… Est−elle jolie, la coquine… à se mettre à genoux
devant… Ces jambes, cette gorge !
Et c’était terrible le contraste de ces yeux ardents, de cette voix passionnée
avec le tremblement sénile des gros doigts en spatule où grelottait l’image
souriante, aux charmes capitonnés de fossettes, de Cousinard le petit
modèle.
Sapho
XI 146
XII
– C’est toi ?… Comme tu viens de bonne heure !…
Elle arrivait du fond du jardin, sa robe pleine de pommes tombées, et
montait le perron très vite, un peu inquiète de la mine à la fois gênée et
volontaire de son amant.
– Qu’y a−t−il donc ?
– Rien, rien… c’est ce temps, ce soleil… J’ai voulu profiter du dernier
beau jour pour faire un tour en forêt, nous deux… Veux−tu ?
Elle eut son cri d’enfant de la rue, qui lui revenait chaque fois qu’elle était
contente :
– Oh ! veine…
Plus d’un mois qu’ils n’étaient sortis, bloqués par les pluies, les
bourrasques de novembre. On ne s’amusait pas toujours à la campagne ;
autant vivre dans l’arche avec les bestiaux de Noé… Elle avait quelques
recommandations à faire à la cuisine, à cause des Hettéma qui venaient
dîner ; et pendant qu’il l’attendait dehors, sur le Pavé des Gardes, Jean
regardait la petite maison réchauffée de cette lumière douce d’arrière−été,
la rue de campagne aux larges dalles moussues, avec cet adieu de nos
yeux, étreignant et doué de mémoire, aux endroits que nous allons quitter.
La fenêtre de la salle, grande ouverte, laissait échapper les vocalises du
loriot, alternant avec les ordres de Fanny à la femme de service :
– Surtout n’oubliez pas, pour six heures et demie… Vous servirez d’abord
la pintade… Ah ! que je vous donne du linge…
XII 147
Sa voix sonnait, claire, heureuse, parmi des grésillements de cuisine et les
petits cris de l’oiseau s’égosillant au soleil. Et lui qui savait que leur
ménage n’avait plus que deux heures à vivre, ces préparatifs de fête lui
serraient le cœur.
Il eut envie de rentrer, de tout lui dire, là, d’un coup ; mais il eut peur de
ses cris, de la scène épouvantable que le voisinage entendrait, d’un
scandale à ameuter le haut et le bas Chaville. Il savait que déchaînée, rien
ne comptait plus pour elle, et s’en tint à son idée de la conduire en forêt.
– Voilà… j’y suis…
Légère, elle prit son bras, l’avertissant de parler bas et de marcher vite en
passant devant chez leurs voisins, dans la crainte qu’Olympe voulût les
accompagner et gêner leur bonne partie. Elle ne fut tranquille que le pavé
franchi et la voûte du chemin de fer, lorsqu’ils eurent tourné à gauche dans
le bois.
Il faisait un temps doux, rayonnant, un soleil tamisé d’une brume argentée
et flottante, qui baignait toute l’atmosphère, s’accrochait aux taillis où
quelques arbres, entre leurs feuilles dorées tenant encore, gardaient des
nids de pies, des paquets de gui vert à de grandes hauteurs. On entendait un
cri d’oiseau, continu, en bruit de lime, et ces coups de bec sur le bois qui
répondent au bûcheron dans les coupes.
Ils allaient lentement, marquant leurs pas sur la terre amollie par les pluies
de l’automne. Elle avait chaud d’être venue si vite, les joues allumées, les
yeux brillants, s’arrêta pour enlever la grande mantille de blonde, un
cadeau de Rosa, dont elle s’était garantie la tête en sortant, le reste fragile
et coûteux des splendeurs passées. La robe qu’elle portait, une pauvre robe
en soie noire, craquée sous les bras, à la taille, il la lui connaissait depuis
trois ans ; et quand elle la relevait, en passant devant lui, à cause de
quelque flaque, il voyait les talons de ses bottines qui se tournaient.
Comme elle avait pris gaiement cette demi−misère, sans regret ni plainte,
occupée de lui, de son bien−être, jamais plus heureuse que lorsqu’elle le
Sapho
XII 148
frôlait, les deux mains croisées sur son bras. Et Jean se demandait en la
regardant toute rajeunie de ce renouveau de soleil et d’amour, quelle
poussée de sève il y avait dans une créature pareille, quelle merveilleuse
faculté d’oubli et de pardon, pour garder tant de gaieté, d’insouciance,
après une vie de passions, de traverses et de larmes, tout cela marqué sur
son visage, mais s’effaçant au moindre épanouissement de gaieté.
– C’est un cèpe, je te dis que c’est un cèpe…
Elle entrait sous bois, enfonçait jusqu’aux genoux dans les feuilles mortes,
revenait toute décoiffée et fripée par les ronces, et lui montrait ce petit
réseau sur le pied du champignon qui distingue le vrai cèpe du faux :
– Tu vois, il a le tulle !…
Et elle triomphait.
Lui n’écoutait pas, distrait, s’interrogeant :
– Est−ce le moment ?… Faut−il ?…
Mais le courage lui manquait, elle riait trop, ou l’endroit n’était pas
favorable ; et il l’entraînait toujours plus loin, comme un assassin qui
médite son coup.
Il allait se décider, quand au tournant d’une allée, quelqu’un apparut et les
dérangea, le garde de ce peuplement, Hochecorne, qu’ils rencontraient
quelquefois. Pauvre diable qui avait successivement perdu, dans la petite
maison forestière que l’Etat lui allouait au bord de l’étang, deux enfants,
puis sa femme, et toujours des mêmes fièvres pernicieuses. Dès le premier
décès, le médecin déclarait le logement insalubre, trop près de l’eau et de
ses émanations ; et malgré les certificats, les apostilles, on l’avait laissé là
deux ans, trois ans, le temps de voir mourir tous les siens, à l’exception
d’une petite fille avec qui il venait enfin de s’installer dans un logis neuf à
l’entrée du bois.
Hochecorne, face de Breton têtu, aux yeux clairs et courageux, au front
Sapho
XII 149
fuyant sous sa casquette d’uniforme, vrai type de fidélité, de superstition à
toutes les consignes, avait la bricole de son fusil sur une épaule, sur l’autre
la tête endormie de son enfant, qu’il portait.
– Comment va−t−elle ? demanda Fanny souriant à cette fillette de quatre
ans, pâlie et diminuée par la fièvre, qui s’éveillait, ouvrait de grands yeux
cerclés de rose.
Le garde soupira :
– Pas bien… J’ai beau la mener partout avec moi… voilà qu’elle ne mange
plus, qu’elle n’a de goût à rien ; faut croire que c’était trop tard quand on a
changé d’air et qu’elle a déjà pris le mal… Elle est si légère, voyez,
madame, on dirait une feuille… Un de ces jours elle va fiche le camp
comme les autres… Bon Dieu !…
Ce « bon Dieu ! » tout bas, dans la moustache, c’était toute sa révolte
contre la cruauté des bureaux et des paperassiers.
– Elle tremble, on dirait qu’elle a froid.
– c’est la fièvre, madame.
– Attendez, nous allons la réchauffer…
Elle prit la mantille qui pendait sur son bras, en entoura la petite :
– Si, si, laissez donc… ce sera son voile de mariée, plus tard…
Le père eut un sourire navré, et remuant la menotte de l’enfant qui se
rendormait, blême dans tout ce blanc comme une petite morte, il lui faisait
dire merci à la dame, puis s’éloignait avec un « bon Dieu ! » perdu dans le
craquement des branches sous ses pieds.
Fanny n’était plus gaie, serrée contre lui de toute cette tendresse craintive
de la femme que son émotion, tristesse ou joie, rapproche de celui qu’elle
Sapho
XII 150
aime. Jean se disait : « Quelle bonne fille… », mais sans faiblir dans ses
décisions, s’y affermissant au contraire, car sur la pente de l’allée où ils
entraient se levait l’image d’Irène, le souvenir du rayonnant sourire
rencontré là et qui l’avait pris tout de suite, avant même qu’il en connût le
charme profond, la source intime de douceur intelligente. Il songea qu’il
avait attendu jusqu’au dernier moment, que c’était aujourd’hui jeudi… «
Allons, il le faut… » et visant un rond−point à quelque distance, il se le
donna comme dernière limite.
Une éclaircie dans une coupe de bois, des arbres couchés au milieu de
copeaux, de sanglants débris d’écorce, et des fagots, des trous de
charbonnage… Un peu plus bas on voyait l’étang d’où montait une buée
blanche, et sur le bord la petite maison abandonnée, au toit tombant, aux
fenêtres cassées, ouvertes, le lazaret des Hochecorne. Après, les bois
remontaient vers Vélizy, un grand coteau de toisons rousses, de haute
futaie serrée et triste… Il s’arrêta brusquement :
– Si l’on se reposait un peu ?
Ils s’assirent sur une longue charpente jetée à terre, un ancien chêne dont
se comptaient les branches aux blessures de la hache. L’endroit était tiède,
égayé d’une pâle réverbération lumineuse, et d’un parfum de violettes
perdues.
– Comme il fait bon !… dit−elle, alanguie sur son épaule et cherchant la
place d’un baiser dans son cou.
Il se recula un peu, lui prit la main. Alors, devant l’expression subitement
durcie de son visage, elle s’effraya :
– Quoi donc ? Qu’y a−t−il ?
– Une mauvaise nouvelle, ma pauvre amie… Hédouin, tu sais, celui qui est
parti à ma place…
Sapho
XII 151
Il parlait péniblement, avec une voix rauque dont le son l’étonnait
lui−même, mais qui se raffermissait vers la fin de l’histoire préparée
d’avance… Hédouin tombé malade en arrivant à son poste, et lui, désigné
d’office pour aller le remplacer. Il avait trouvé cela plus facile à dire,
moins cruel que la vérité. Elle l’écouta jusqu’au bout sans l’interrompre, la
face d’une pâleur grise, l’œil fixe.
– Quand pars−tu ? demanda−t−elle, en retirant sa main.
– Mais ce soir… cette nuit…
Et la voix fausse et dolente, il ajouta :
– Je compte passer vingt−quatre heures à Castelet, puis m’embarquer à
Marseille…
– Assez, ne mens plus, cria−t−elle dans une explosion farouche qui la mit
debout, ne mens plus, tu ne sais pas !… Le vrai, c’est que tu te maries… Il
y a assez longtemps que ta famille te travaille… Ils ont tellement peur que
je te retienne, que je t’empêche d’aller chercher le typhus ou la fièvre
jaune… Enfin les voilà satisfaits… La demoiselle à ton goût, il faut
croire… Et quand je pense aux nœuds de cravate que je te faisais, le
jeudi !… Étais−je assez bête, hein ?
Elle riait d’un rire douloureux, atroce, qui tordait sa bouche, montrait
l’écart que faisait sur le côté la cassure toute récente sans doute, car il ne
l’avait pas vue encore, d’une de ses belles dents nacrées dont elle était si
fière ; et cela, cette dent manquante dans cette figure terreuse, creusée,
bouleversée, fit à Gaussin une peine horrible.
– Ecoute−moi, dit−il la reprenant, l’asseyant de force contre lui… Eh bien,
oui, je me marie… Mon père y tenait, tu sais bien ; mais qu’est−ce que
cela peut te faire puisque je dois partir ?…
Elle se dégagea, voulant garder sa colère :
– Et c’est pour m’apprendre ça, que tu m’as fait faire une lieue à travers
Sapho
XII 152
bois… Tu t’es dit : Au moins on ne l’entendra pas, si elle crie… Non, tu
vois… pas un éclat, pas une larme. D’abord, j’en ai plein le dos du joli
garçon que tu es… tu peux t’en aller, ce n’est pas moi qui te ferai
revenir… Sauve toi donc dans les Îles avec ta femme, ta petite, comme on
dit chez toi… Elle doit être propre, la petite… laide comme un gorille, ou
alors enceinte à pleine ceinture… car tu es aussi jobard que ceux qui te
l’ont choisie.
Elle ne se retenait plus, lancée dans un débordement d’injures, d’infamies,
jusqu’à ne pouvoir bégayer à la fin que des mots « lâche… menteur…
lâche… » sous son nez, en provocation, comme on montre le poing.
C’était au tour de Jean de l’écouter sans rien dire, sans aucun effort pour
l’arrêter. Il l’aimait mieux ainsi, insultante, ignoble, la vraie fille du père
Legrand ; la séparation serait moins cruelle… En eut−elle conscience ?
Mais elle se tut tout à coup, tomba, la tête et le buste en avant, dans les
genoux de son amant, avec un grand sanglot qui la secouait toute, et d’où
sortait une plainte entrecoupée :
– Pardon, grâce… je t’aime, je n’ai que toi… Mon amour, ma vie, ne fais
pas ça… ne me laisse pas… qu’est−ce que tu veux que je devienne ?
L’émotion le gagnait… Oh ! voilà ce qu’il avait redouté… Les larmes
montaient d’elle à lui, et il renversait la tête en arrière pour les garder dans
ses yeux débordants, essayant de l’apaiser par des mots bêtes, et toujours
cet argument raisonnable :
– Mais puisque je devais partir…
Elle se redressa avec ce cri qui dévoilait tout son espoir :
– Eh ! tu ne serais pas parti. Je t’aurais dit : Attends, laisse−toi aimer
encore… Crois−tu que cela se retrouve deux fois d’être aimé comme je
t’aime ?… Tu as le temps de te marier, tu es si jeune… moi, bientôt, je
serai finie… je ne pourrai plus, et alors nous nous quitterons naturellement.
Sapho
XII 153
Il voulut se lever ; il eut ce courage, et de lui dire que tout ce qu’elle faisait
était inutile ; mais s’accrochant à lui, se traînant agenouillée dans la boue
restée à ce creux de vallon, elle le forçait à reprendre sa place, et devant
lui, dans ses jambes, avec le souffle de ses lèvres, la voluptueuse étreinte
de ses yeux, et des caresses enfantines, les mains à plat sur cette figure qui
se raidissait, les doigts dans ses cheveux, dans sa bouche, elle essayait de
tisonner les cendres froides de leur amour, lui redisait tout bas les délices
passés, les réveils sans force, l’enlacement anéanti de leurs après−midi du
dimanche. Tout cela n’était rien auprès de ce qu’elle lui donnerait encore ;
elle savait d’autres baisers, d’autres ivresses, elle en inventerait pour lui…
Et pendant qu’elle lui chuchotait de ces mots comme les hommes en
entendent à la porte des bouges, elle avait de grosses larmes ruisselant sur
une expression d’agonie et de terreur, se débattait, criait d’une voix de
rêve :
– Oh ! que ça ne soit pas… dis que ce n’est pas vrai que tu me quittes…
Et des sanglots encore, des gémissements, des appels au secours, comme si
elle lui voyait un couteau dans les mains.
Le bourreau n’était guère plus vaillant que la victime. Sa colère, il ne la
craignait pas plus que ses caresses ; mais il restait sans défense contre ce
désespoir, cette bramée qui remplissait le bois, allait s’éteindre sur l’eau
morte et fiévreuse où descendait un triste soleil rouge… Il pensait bien
souffrir, mais pas à cette acuité ; et il lui fallait tout l’éblouissement du
nouvel amour pour résister à la relever des deux mains, lui dire :
– Je reste, tais−toi, je reste…
Depuis combien de temps s’épuisaient−ils ainsi tous deux ?… Le soleil
n’était plus qu’une barre toujours plus étroite au couchant ; l’étang se
teignait d’un gris d’ardoise, et l’on eût dit que sa vapeur malsaine
envahissait la lande et le bois, les coteaux en face. Dans l’ombre qui les
gagnait, il ne voyait plus que cette figure pâle, levée vers lui, cette bouche
ouverte, clamant d’une intarissable plainte. Un peu après, la nuit venue, les
Sapho
XII 154
cris s’apaisèrent. Maintenant, c’était un bruit de larmes à flots, sans fin,
une de ces longues pluies installées sur le grand fracas de l’orage, et de
temps en temps un « Oh !… » profond et sourd comme devant quelque
chose d’horrible qu’elle chassait et revoyait toujours.
Puis, plus rien. C’est fini, la bête est morte… Une bise froide se lève,
froisse les branches, apportant l’écho d’une heure lointaine.
– Allons, viens, ne reste pas là.
Il la soulève doucement, la sent molle dans ses mains, obéissante comme
un enfant et convulsionnée de gros soupirs. Il semble qu’elle garde une
peur, un respect de l’homme qui vient de se montrer si fort. Elle marche à
côté de lui, de son pas, mais timidement, sans lui donner le bras ; et à les
voir ainsi, chancelants et mornes, par les allées où les guide le reflet jaune
du terrain, on dirait un couple de paysans, qui rentre harassé d’une longue
fatigue en plein air.
À la lisière, une lueur apparaît, la porte ouverte d’Hochecorne, éclairant la
silhouette arrêtée de deux hommes :
– Est−ce vous, Gaussin ? demande la voix d’Hettéma qui s’approche avec
le garde.
Ils commençaient à être inquiets de ne pas les voir revenir, et de ces
gémissements qu’on entendait à travers bois. Hochecorne allait prendre
son fusil, se mettre à leur recherche…
– Bonsoir, monsieur, madame… c’est la petite qui est contente de son
châle…
A fallu que je la couche, avec… » Leur dernière action en commun, cette
charité de tout à l’heure, leurs mains une dernière fois liées autour de ce
petit corps moribond.
– Adieu, adieu, père Hochecorne.
Sapho
XII 155
Et ils se hâtent tous trois vers la maison, Hettéma toujours très intrigué de
ces clameurs qui remplissaient le bois.
– Ça montait, descendait, on aurait dit une bête qu’on égorge… Mais
comment n’avez−vous rien entendu ?
Ni l’un ni l’autre ne répondent.
Au coin du Pavé des Gardes, Jean hésite.
– Reste dîner… lui dit−elle tout bas, suppliante… Ton train est passé… tu
prendras celui de neuf heures.
Il rentre avec eux. Que peut−il craindre ? On ne recommence pas deux fois
une scène pareille, et c’est bien le moins qu’il lui donne cette petite
consolation.
La salle est chaude, la lampe éclaire bien, et le bruit de leurs pas dans la
traverse a prévenu la servante, qui apporte la soupe sur la table.
« Enfin, vous voilà !… » dit Olympe déjà installée, la serviette remontée
sous ses bras courts. Elle découvre la soupière et s’arrête tout à coup avec
un cri :
– Mon Dieu, ma chère !…
Hâve, de dix ans plus vieille, les paupières gonflées et sanglantes, de la
boue sur sa robe, jusque dans ses cheveux, le désordre effaré d’une
pierreuse qui sort d’une chasse de police, c’est Fanny. Elle respire un
moment, ses pauvres yeux brûlés clignotent à la lumière, et peu à peu la
chaleur de la petite maison, cette table gaiement servie, provoquent le
souvenir des bons jours, un nouveau rappel de larmes où se distinguent ces
mots :
– Il me quitte… Il se marie.
Sapho
XII 156
Hettéma, sa femme, la paysanne qui les sert se regardent, regardent
Gaussin. « Enfin, dînons toujours », dit le gros homme qu’on sent furieux ;
et le bruit des cuillerées voraces se mêle à un ruissellement d’eau dans la
chambre voisine, où Fanny est en train d’éponger son visage. Quand elle
revient toute bleuie de poudre, en blanc peignoir de laine, les Hettéma
l’épient avec angoisse, s’attendant à quelque nouvelle explosion, et sont
très étonnés de la voir, sans un mot, se jeter sur les plats gloutonnement,
comme un naufragé, combler le creusement de son chagrin et le gouffre de
ses cris de tout ce qu’elle trouve à portée, le pain, les choux, une aile de
pintade, des pommes. Elle mange, elle mange…
On cause d’abord d’un air contraint, puis plus librement, et comme avec
les Hettéma ce n’est que de choses bien plates et matérielles, la façon
d’accommoder les crêpes aux confitures, ou si le crin vaut mieux que la
plume pour dormir, on arrive sans encombre au café, que le gros ménage
agrémente d’un petit caramel savouré lentement, les coudes sur la table.
C’est plaisir de voir le bon regard confiant et tranquille qu’échangent ces
lourds compagnons de crèche et de litière. Ils n’ont pas envie de se quitter,
ceux−là. Jean surprend ce regard et, dans l’intimité de la salle pleine de
souvenirs, d’habitudes tapies à tous les coins, une torpeur de fatigue, de
digestion, de bien−être l’envahit. Fanny qui le surveille a rapproché
doucement sa chaise, coulé ses jambes, glissé son bras sous le sien.
– Ecoute, dit−il brusquement… Neuf heures… vite, adieu… Je t’écrirai.
Il est debout, dehors, la rue franchie, tâte dans l’ombre pour ouvrir la
barrière du passage. Deux bras l’étreignent à plein corps :
– Embrasse−moi au moins…
Il se sent pris sous le peignoir ouvert où elle est nue, pénétré de cette
odeur, de cette chaleur de chair de femme, bouleversé de ce baiser d’adieu
qui lui laisse dans la bouche un goût de fièvre et de larmes ; et elle, tout
bas, le sentant faible :
Sapho
XII 157
– Encore une nuit, plus qu’une…
Un signal sur la voie… C’est le train !…
Comment eut−il la force de se dégager, de bondir jusqu’à la gare dont les
fanaux luisaient à travers les branches défeuillées ? Il s’en étonnait encore,
tout haletant dans un coin de wagon, guettant par la portière les fenêtres
allumées de la maisonnette, une forme blanche contre la barrière…
– Adieu ! adieu !…
Et ce cri rassurait la terreur silencieuse qu’il venait d’avoir à ce tournant
des rails, en apercevant sa maîtresse à la place occupée par son rêve de
mort.
La tête dehors, il voyait fuir et diminuer et rouler dans le pelotonnement
des terrains leur petit pavillon, dont la lueur n’était plus qu’une étoile
égarée. Tout à coup il sentit une joie, un soulagement énormes. Comme on
respirait, que c’était beau toute cette vallée de Meudon et ces grands
coteaux noirs dégageant au loin un triangle étincelant d’innombrables
lumières, égrenées vers la Seine en cordons réguliers ! Irène l’attendait là,
et il allait à elle de toute la vitesse du train, de tout son désir d’amoureux,
de tout son élan vers l’honnête et jeune vie…
Paris !… Il arrêtait une voiture pour se faire conduire place Vendôme.
Mais, sous le gaz, il aperçut ses vêtements, ses souliers couverts de boue,
une boue lourde, épaisse, tout son passé qui le tenait encore pesamment et
salement. « Oh ! non, pas ce soir… » Et il rentra à son ancien hôtel, rue
Jacob, où le Fénat lui avait retenu une chambre près de la sienne.
Sapho
XII 158
XIII
Le lendemain, Césaire, qui s’était chargé de la commission délicate d’aller
à Chaville reprendre les effets, les livres de son neveu, consommer la
rupture par le déménagement, revint fort tard, alors que Gaussin
commençait à se fatiguer de toutes sortes de suppositions folles ou
sinistres. Enfin un fiacre à galerie, lourd comme un corbillard, tourna le
coin de la rue Jacob, chargé de caisses ficelées et d’une énorme malle qu’il
reconnut pour la sienne, et l’oncle rentra mystérieux et navré :
– J’ai été long, pour ramasser le tout en une fois et n’être pas obligé d’y
revenir…
Puis, montrant les colis que deux garçons rangeaient par la chambre :
– Ici le linge, les vêtements, là tes papiers, tes livres… Il ne manque que
tes lettres ; elle m’a supplié de les lui laisser encore pour les relire, avoir
quelque chose de toi. J’ai pensé que ça n’offrait pas de danger… C’est une
si bonne fille…
Il souffla longuement, assis sur la malle, et s’épongeant le front avec son
mouchoir de soie écrue, large comme une serviette. Jean n’osait demander
des détails, dans quelles dispositions il l’avait trouvée ; l’autre n’en donnait
pas, de peur de l’attrister. Et ils remplirent ce silence, difficile, gros de
choses inexprimées, par des remarques sur le temps changé brusquement
depuis la veille, tourné au froid, sur l’aspect lamentable de cette banlieue
de Paris déserte et dénudée, plantée de cheminées d’usines et de ces
énormes cylindres de fonte, réservoirs des maraîchers. Puis au bout d’un
moment :
– Elle ne vous a rien donné pour moi, mon oncle ?
XIII 159
– Non… tu peux être tranquille… Elle ne t’embêtera pas, elle a pris son
parti avec beaucoup de résolution et de dignité…
Pourquoi Jean vit−il dans ce peu de mots une intention de blâme, un
reproche de sa rigueur ?
– C’est égal, corvée pour corvée, reprenait l’oncle, j’aimais mieux encore
les griffes de la Mornas que le désespoir de cette malheureuse.
– Elle a beaucoup pleuré ?
– Ah ! mon ami… Et si bien, d’un tel cœur, que je sanglotais moi−même
en face d’elle sans la force de…
Il s’ébroua, secoua son émotion d’un coup de tête de vieille chèvre :
– Enfin, que veux−tu ? ce n’est pas ta faute… tu ne pouvais passer toute ta
vie là… Les choses sont très convenablement faites, tu lui laisses de
l’argent, un mobilier… Et maintenant, voguent les amours ! Tâche de nous
mener ton mariage rondement… Des affaires trop sérieuses pour moi, par
exemple… Il faudra que le consul s’en mêle… Moi, je suis pour les
liquidations de la main gauche…
Et brusquement repris d’un accès mélancolique, le front à la vitre,
regardant le ciel bas qui ruisselait entre les toits :
– C’est égal, le monde devient triste… De mon temps on se séparait plus
gaiement que ça.
Le Fénat parti, suivi de sa machine élévatoire, Jean, privé de cette bonne
humeur remuante et bavarde, eut une longue semaine à passer, une
impression de vide et de solitude, tout le noir désorientement d’un
veuvage. En pareil cas, même sans le regret d’une passion, on cherche son
double, il vous manque ; car l’existence à deux, la cohabitation de la table
et du lit, créent un tissu de liens invisibles et subtils, dont la solidité ne se
Sapho
XIII 160
révèle qu’à la douleur, à l’effort de la brisure. L’influence du contact et de
l’habitude est si miraculeusement pénétrante que deux êtres vivant de la
même vie en arrivent à se ressembler.
Ses cinq ans de Sapho n’avaient pu le pétrir encore à ce point ; mais son
corps gardait pourtant les marques de la chaîne, en subissait le lourd
entraînement. Et de même que, plusieurs fois, ses pas l’auraient tout seuls
dirigé vers Chaville au sortir de son bureau, il lui arrivait le matin de
chercher à côté de lui sur l’oreiller les cheveux noirs en nappes lourdes,
démordus de leur peigne, où tombait son premier baiser.
Les soirées surtout lui semblaient interminables, dans cette chambre
d’hôtel qui lui rappelait les premiers temps de leur liaison, la présence
d’une autre maîtresse délicate et silencieuse, dont la petite carte embaumait
la glace d’un parfum d’alcôve et du mystère de son nom : Fanny Legrand.
Alors il s’en allait se fatiguer, marcher, s’étourdir aux flonflons et aux
lumières de quelque petit théâtre, jusqu’au moment où le vieux
Bouchereau lui donnait le droit de passer trois soirées par semaine auprès
de sa fiancée.
On s’était enfin entendu. Irène l’aimait, Unclé voulait bien ; ce serait pour
les premiers jours d’avril, à la fin du cours. Trois mois d’hiver à se voir, à
s’apprendre, se désirer, faire la paraphrase aimante et charmante du
premier regard qui lie les âmes et du premier aveu qui les trouble.
Le soir des accordailles, en rentrant chez lui sans la moindre envie de
dormir, Jean éprouva le désir de faire sa chambre ordonnée et laborieuse,
par cet instinct naturel de mettre notre vie en rapport avec nos idées. Il
installa sa table et ses livres non encore déficelés, tassés au fond d’une de
ces caisses faites à la hâte, les codes entre une pile de mouchoirs et une
vareuse de jardin. De l’entrebâillement d’un dictionnaire de Droit
commercial, le plus fréquemment feuilleté, tombait alors une lettre sans
enveloppe, à l’écriture de la maîtresse.
Fanny l’avait confiée au hasard de travaux futurs, se méfiant de
l’attendrissement trop court de Césaire, pensant qu’elle arriverait plus
Sapho
XIII 161
sûrement ainsi. Il se défendait d’abord de l’ouvrir, mais cédait aux
premiers mots bien doux, bien raisonnables, dont l’agitation se sentait
seulement au tremblé de la plume, à l’inégale conduite des lignes. Elle ne
demandait qu’une grâce, une seule, qu’il revînt de temps à autre. Elle ne
dirait rien, ne reprocherait rien, ni le mariage, ni cette séparation qu’elle
savait absolue et définitive. Mais le voir !…
« Songe que c’est pour moi un coup terrible et si inattendu, si brusque… Je
suis comme après une mort ou un incendie, ne sachant à quoi me prendre.
Je pleure, j’attends, je regarde la place de mon bonheur. Il n’y aurait que
toi pour m’acclimater à cette situation nouvelle… C’est une charité, viens
me voir, que je ne me sente pas si seule… j’ai peur de moi… »
Ces plaintes, ce suppliant appel couraient tout le long de la lettre, se
reprenaient chaque fois au même mot : « Viens, viens… » Il pouvait se
croire dans la clairière au milieu des bois avec Fanny à ses pieds, et sous la
cendre violette du soir, cette pauvre figure levée vers lui, toute fripée et
molle de larmes, cette bouche ouverte qui s’emplissait d’ombre à crier.
C’est cela qui le poursuivit toute la nuit, cela qui troubla son sommeil, et
non l’heureuse ivresse qu’il avait rapportée de là−bas. C’est cette figure
vieillie, flétrie, qu’il revoyait, malgré tous ses efforts pour mettre entre lui
et elle le visage aux purs contours, à la pulpe d’œillet en fleur, que l’aveu
de l’amour teintait de petites flammes roses sous les yeux.
Cette lettre avait huit jours de date ; huit jours que la malheureuse attendait
un mot, ou une visite, l’encouragement à la résignation qu’elle demandait.
Mais comment n’avait−elle pas récrit depuis ? Peut−être était−elle
malade ; et d’anciennes craintes lui revenaient. Il pensa qu’Hettéma
pourrait lui donner des nouvelles, et, confiant dans la régularité de ses
habitudes, alla l’attendre devant le Comité d’artillerie.
Le dernier coup de dix heures sonnait à Saint−Thomas d’Aquin lorsque le
gros homme tourna le coin de la petite place, le collet retroussé, la pipe aux
dents, qu’il tenait à deux mains pour se chauffer les doigts. Jean le
regardait venir de loin, très ému de tout ce qu’il lui rappelait ; mais
Hettéma l’accueillit d’un mouvement d’humeur à peine contraint.
Sapho
XIII 162
– Vous voilà !… Je ne sais pas si nous vous avons maudit cette
semaine !… nous qui sommes allés à la campagne pour vivre au calme…
Et sur la porte, en finissant sa pipe, il lui raconta que le dimanche
précédent ils avaient invité Fanny à dîner chez eux avec l’enfant dont
c’était le jour de sortie, histoire de la distraire un peu de ses vilaines idées.
En effet, on avait mangé assez gaiement, même elle leur chantait un
morceau de musique au dessert ; puis on se séparait vers dix heures, et ils
s’apprêtaient à se mettre au lit délicieusement, quand tout à coup on frappe
aux volets et la voix du petit Joseph appelle effarée :
– Venez vite, maman veut s’empoisonner…
Hettéma se précipite, arrive à temps pour lui arracher de force le flacon de
laudanum. Il avait fallu se battre, la prendre à bras−le−corps, la maintenir
et se défendre, contre les coups de tête, les coups de peigne dont elle lui
abîmait là figure. Dans la lutte, la fiole se brisait, le laudanum répandu
partout, et il n’en avait pas été autre chose que des vêtements tachés et
empestés de poison.
– Mais vous comprenez bien que des scènes pareilles, tout ce drame de
faits−divers, pour des gens tranquilles… Aussi c’est fini, j’ai donné congé,
le mois prochain je déménage…
Il remit sa pipe dans l’étui, et avec un adieu bien paisible disparut sous les
arcades basses d’une petite cour, laissant Gaussin tout bouleversé de ce
qu’il venait d’entendre.
Il se représentait la scène dans cette chambre qui avait été leur chambre,
l’effroi du petit appelant au secours, la lutte brutale avec le gros homme, et
il croyait sentir le goût opiacé, l’amertume somnolente du laudanum
répandu. L’épouvante lui en resta tout le jour, aggravée de l’isolement où
elle allait se trouver. Les Hettéma partis, qui lui retiendrait la main à la
nouvelle tentative ?
Sapho
XIII 163
Une lettre vint le rassurer un peu. Fanny le remerciait de n’être pas si dur
qu’il voulait le paraître, puisqu’il prenait encore quelque intérêt à la pauvre
abandonnée : « On t’a dit, n’est−ce pas ?… J’ai voulu mourir… c’était de
me sentir si seule !… J’ai essayé, je n’ai pas pu, on m’a arrêtée, ma main
tremblait peut−être… la peur de souffrir, de devenir laide… Oh ! cette
petite Doré, comment a−t−elle eu le courage ?… Après la première honte
de m’être manquée, ç’a été une joie de penser que je pourrais t’écrire,
t’aimer de loin, te voir encore ; car je ne perds pas l’espoir que tu viendras
une fois, comme on vient chez une amie malheureuse, dans une maison en
deuil, par pitié, seulement par pitié. »
Dès lors il arriva de Chaville tous les deux ou trois jours une capricieuse
correspondance, longue, courte, un journal de douleur qu’il n’eut pas la
force de renvoyer et qui agrandit dans ce cœur tendre la place à vif d’une
pitié sans amour, non plus pour la maîtresse, mais pour l’être humain
souffrant à cause de lui.
Un jour c’était le départ de ses voisins, ces témoins de son bonheur passé
qui lui emportaient tant de souvenirs. À présent elle n’avait plus pour les
lui rappeler que les meubles, les murs de leur petite maison, et la femme de
service, pauvre bête sauvage, aussi peu intéressée aux choses que le loriot,
tout frileux de l’hiver, tristement ébouriffé dans un coin de sa cage.
Un autre jour, un pâle rayon égayant la vitre, elle se réveillait toute joyeuse
dans cette persuasion : il viendra aujourd’hui !… Pourquoi ?… rien, une
idée… Tout de suite elle se mettait à faire la maison belle, et la femme
coquette avec sa robe des dimanches et la coiffure qu’il aimait ; puis
jusqu’au soir, jusqu’à la dernière goutte de lumière, elle comptait les trains
à la fenêtre de la salle, l’écoutait venir par le Pavé des Gardes… Fallait−il
être folle !
Quelquefois rien qu’une ligne : « Il pleut, il fait noir… je suis seule et je te
pleure… » Ou bien elle se contentait de mettre sous enveloppe une pauvre
fleur toute trempée et raide de frimas, la dernière de leur petit jardin.
Mieux que toutes les plaintes, cette fleur ramassée sous la neige, disait
Sapho
XIII 164
l’hiver, la solitude, l’abandon ; il voyait la place, au bout de l’allée, et
contre les plates−bandes, une jupe de femme mouillée jusqu’à l’ourlet,
allant et revenant dans une solitaire promenade.
Cette pitié qui lui angoissait le cœur le faisait vivre encore avec Fanny,
malgré la rupture. Il y songeait, se la figurait à toute heure ; mais par une
singulière défaillance de sa mémoire, quoiqu’il n’y eût guère plus de cinq
ou six semaines depuis leur séparation, et que les moindres détails de leur
intérieur lui fussent encore présents, la cage de La Balue en face d’un
coucou en bois gagné à une fête de campagne, jusqu’aux branches du
noisetier qui battaient au moindre vent la vitre de leur cabinet de toilette, la
femme elle−même ne lui apparaissait plus distinctement. Il la voyait dans
un reculement de brume avec un seul détail de sa figure, accentué et
pénible, la bouche déformée, le sourire troué par cette dent qui manquait.
Ainsi vieillie, qu’allait−elle devenir, la pauvre créature contre qui il avait
dormi si longtemps ? L’argent fini qu’il lui avait laissé, où irait−elle,
jusque vers quel bas−fond ? Et tout à coup se dressait dans son souvenir, la
triste raccrocheuse, rencontrée le soir dans une taverne anglaise, mourant
de soif devant sa tranche de saumon fumé. Elle deviendrait cela, celle dont
il avait si longtemps accepté les soins, la tendresse passionnée et fidèle. Et
cette idée le désespérait… Cependant, que faire ? Parce qu’il avait eu le
malheur de rencontrer cette femme, de vivre quelque temps avec elle,
était−il condamné à la garder toujours, à lui sacrifier son bonheur ?
Pourquoi lui et pas les autres ? Au nom de quelle justice ?
Tout en s’interdisant de la revoir, il lui écrivait ; et ses lettres à dessein
positives et sèches laissaient deviner son émotion sous des conseils de
sagesse et d’apaisement. Il l’engageait à retirer Joseph de pension, à le
reprendre pour s’occuper, se distraire ; mais Fanny refusait. À quoi bon
mettre cet enfant en présence de sa douleur, de son découragement ? c’était
bien assez du dimanche où le petit rôdait de chaise en chaise, errait de la
salle au jardin, devinant qu’un grand malheur avait attristé la maison, et
n’osant plus demander des nouvelles de « papa Jean » depuis qu’on lui
avait dit avec des sanglots qu’il était parti, qu’il ne reviendrait plus :
Sapho
XIII 165
– Tous mes papas s’en vont, alors !
Et ce mot du petit abandonné, tombant d’une lettre navrante, restait lourd
sur le cœur de Gaussin. Bientôt, cette pensée de la savoir à Chaville devint
une oppression telle, qu’il lui conseilla de rentrer dans Paris, de voir du
monde. Avec sa triste expérience des hommes et des ruptures, Fanny ne vit
dans cette offre qu’un affreux égoïsme, l’envie de se débarrasser d’elle à
jamais, par un de ces brusques béguins dont elle était familière ; et elle
s’en expliqua avec sincérité :
« Tu sais ce que je t’ai dit autrefois… Je resterai ta femme malgré tout, ta
femme aimante et fidèle. Notre petite maison m’enveloppe de toi, et je ne
voudrais la quitter pour rien au monde… Que ferais−je à Paris ? J’ai le
dégoût de mon passé qui t’éloigne ; et puis, songe à quoi tu nous
exposes… Tu te crois donc bien fort ? Viens, alors, méchant… une fois,
rien qu’une… »
Il n’y alla pas ; mais, un dimanche, l’après−midi, seul et travaillant, il
entendit frapper deux petits coups à sa porte. Il tressaillit, reconnut sa
façon vive de s’annoncer comme autrefois. Craignant de trouver en bas
quelque consigne, elle était montée d’une haleine, sans rien demander. Il
s’approcha, les pas enfoncés dans le tapis, entendant son souffle par la
feuillure :
– Jean, es−tu là ?…
Oh ! cette voix humble et brisée… Encore une fois, pas bien fort : «
Jean !… » puis une plainte soupirée, le froissement d’une lettre, et la
caresse et l’adieu d’un baiser jeté.
L’escalier descendu marche à marche, lentement, comme si elle attendait
un rappel, Jean, seulement alors, ramassa la lettre et l’ouvrit. On avait
enterré le matin la petite Hochecorne à l’hospice des Enfants−Malades.
Elle était venue avec le père et quelques personnes de Chaville, et n’avait
pu se défendre de monter pour le voir ou laisser ces lignes écrites
Sapho
XIII 166
d’avance. « … Quand je te le disais !… si j’habitais Paris, on ne verrait
que moi dans ton escalier… Adieu, m’ami, je rentre chez nous… »
Et en lisant, les yeux brouillés de larmes, il se rappelait la même scène rue
de l’Arcade, la douleur de l’amant congédié, la lettre glissée sous la porte,
et le rire sans cœur de Fanny. Elle l’aimait donc plus qu’il n’aimait Irène !
Ou bien est−ce que l’homme, plus mêlé que la femme au combat des
affaires et de la vie, n’a pas comme elle l’exclusivisme de l’amour, l’oubli
et l’indifférence de tout ce qui n’est pas sa passion, absorbante et unique ?
Cette torture, ce mal de pitié dont il souffrait, ne s’apaisait qu’auprès
d’Irène. Ici seulement l’angoisse se desserrait, fondait sous le doux rayon
bleu de ses regards. Il ne lui restait plus qu’une grande lassitude, une
tentation de mettre la tête sur son épaule et de rester là, sans parler, sans
bouger, à l’abri.
– Qu’avez−vous, lui disait−elle… Est−ce que vous n’êtes pas heureux ?
Si, bien heureux. Mais pourquoi son bonheur était−il fait de tant de
tristesse et de larmes ? Et par moments il aurait voulu tout lui dire, comme
à une amie intelligente et bonne ; sans songer, pauvre fou, au trouble que
de pareilles confidences agitent dans les âmes toutes neuves, aux
inguérissables blessures qu’elles peuvent faire à la confiance d’une
affection. Ah ! s’il avait pu l’emporter, fuir avec elle ! il sentait que ce
serait la fin des tourments ; mais le vieux Bouchereau ne voulait pas faire
grâce d’une heure sur le temps fixé :
– Je suis vieux, je suis malade… Je ne verrai plus mon enfant, ne me
privez pas de ces derniers jours…
Sous son air dur, c’était le meilleur des hommes que ce grand homme.
Condamné sans rémission par la maladie de cœur dont il suivait et
constatait lui−même les progrès, il en parlait avec un sang−froid
admirable, continuait ses cours en suffoquant, auscultait des malades
moins atteints que lui. Une seule faiblesse dans ce vaste esprit, et marquant
bien l’origine paysanne du Tourangeau : son respect pour les titres, la
noblesse. Et le souvenir des petites tourelles de Castelet, le vieux nom
Sapho
XIII 167
d’Armandy n’avaient pas été étrangers à sa facilité d’agréer Jean comme
mari de sa nièce.
Le mariage se ferait à la gentilhommière, ce qui éviterait de déplacer la
pauvre maman qui envoyait tous les huit jours à sa future fille une bonne
lettre bien tendre, dictée à Divonne ou à l’une des petites de Béthanie. Et
c’était une joie douce pour lui de parler avec Irène de ses gens, de
retrouver Castelet place Vendôme, toutes ses affections serrées autour de
sa chère fiancée.
Seulement il s’effrayait de se sentir si vieux, si las en face d’elle, de la voir
prendre un plaisir d’enfant à des choses qui ne l’amusaient plus, à des joies
de la vie commune, déjà escomptées par lui. Ainsi la liste à dresser de tout
ce qu’il leur faudrait emporter au Consulat, meubles, étoffes à choisir, liste
au milieu de laquelle il s’arrêtait un soir, la plume hésitante, épouvanté du
retour qu’il faisait vers son installation de la rue d’Amsterdam, et du
recommencement inévitable de tant de jolis bonheurs usés, finis par ces
cinq ans auprès d’une femme, dans un travestissement de mariage et de
ménage.
Sapho
XIII 168
XIV
– Oui, mon cher, mort cette nuit dans les bras de Rosa… Je viens de le
porter chez l’empailleur.
De Potter, le musicien, que Jean rencontrait sortant d’un magasin de la rue
du Bac, s’accrochait à lui avec un besoin d’effusion qui n’allait guère à ses
traits impassibles et durs d’homme d’affaires, et lui racontait le martyre du
pauvre Bichito tué par l’hiver parisien, ratatiné de froid malgré les tampons
d’ouate, la mèche d’esprit−de−vin allumée depuis deux mois sous sa petite
niche, comme on fait aux enfants venus avant terme. Rien n’avait pu
l’empêcher de grelotter, et la nuit d’avant, pendant qu’ils étaient tous
autour de lui, un dernier frisson le secouant de la tête à la queue, il était
mort en bon chrétien, grâce aux flots d’eau bénite que sur sa peau grenue,
où la vie s’évanouissait en moires changeantes, en mouvements de prisme,
maman Pilar répandait en disant, les yeux au ciel : « Dios loui pardonne ! »
– J’en ris, mais j’ai le cœur gros tout de même ; surtout quand je pense au
chagrin de ma pauvre Rosa que j’ai laissée en larmes… Heureusement
Fanny était près d’elle…
– Fanny ?…
– Oui, voilà des temps que nous ne l’avions vue… Elle est arrivée ce matin
juste au milieu du drame, et cette bonne fille est restée consoler son amie.
Il ajouta, sans s’apercevoir de l’impression causée par ses paroles :
– C’est donc fini ? Vous n’êtes plus ensemble ?… Vous rappelez−vous
notre conversation au lac d’Enghien ? Au moins, vous profitez des leçons
qu’on vous donne…
Et il perçait une pointe d’envie dans son approbation.
XIV 169
Gaussin, le front plissé, éprouvait un véritable malaise à songer que Fanny
était retournée chez Rosario ; mais il s’en voulait de cette faiblesse,
n’ayant plus après tout ni droit, ni responsabilité sur cette existence.
Devant une maison de la rue de Beaune, une très ancienne rue du Paris
aristocratique d’autrefois où ils venaient de s’engager, de Potter s’arrêta.
C’est là qu’il demeurait ou qu’il était censé demeurer pour les
convenances, pour le monde, car réellement son temps se passait avenue de
Villiers ou à Enghien, et il ne faisait que des apparitions au domicile
conjugal, pour empêcher que sa femme et son enfant n’eussent l’air trop
abandonnés.
Jean suivait sa route, esquissant déjà un adieu, mais l’autre lui retint la
main dans ses longues mains dures de briseur de clavier et, sans le moindre
embarras, comme un homme que son vice ne gêne plus :
– Rendez−moi donc un service… montez avec moi. Je devais dîner chez
ma femme aujourd’hui, mais je ne peux vraiment pas laisser ma pauvre
Rosa toute seule à son désespoir… Vous servirez de prétexte à ma sortie et
m’éviterez une explication ennuyeuse.
Le cabinet du musicien, dans un superbe et froid appartement bourgeois du
second étage, sentait l’abandon de la pièce où l’on ne travaille pas. Tout y
était trop net, sans rien du désordre, de l’active petite fièvre qui gagne les
objets et les meubles. Pas un livre, pas un feuillet sur la table
qu’encombrait majestueusement un énorme encrier de bronze à sec et
reluisant comme dans une devanture ; ni la moindre partition au vieux
piano à forme d’épinette dont s’étaient inspirées les premières œuvres. Et
un buste en marbre blanc, le buste d’une jeune femme aux traits délicats, à
l’expression de douceur, tout pâle dans le jour qui tombait, faisait plus
froide encore la cheminée sans feu et drapée, semblait regarder tristement
les murs chargés de couronnes dorées, enrubannées, de médailles, de
cadres commémoratifs, toute une défroque glorieuse et vaniteuse
généreusement laissée à la femme en compensation, et qu’elle entretenait
comme les ornements de tombe de son bonheur.
Sapho
XIV 170
À peine étaient−ils entrés, la porte du cabinet se rouvrit, et Mme de Potter
parut :
– C’est toi, Gustave ?
Elle le croyait seul, s’arrêta devant la figure inconnue, avec une visible
inquiétude. Élégante et jolie, d’une recherche de mise intelligente, elle
paraissait plus affinée que son buste, la douce physionomie changée en une
résolution courageuse et nerveuse. Dans le monde, les avis se partageaient
sur ce caractère de femme. Les uns la blâmaient de supporter le dédain
affiché du mari, ce ménage en ville, connu, installé ; d’autres admiraient au
contraire sa résignation silencieuse. Et l’opinion générale la tenait pour une
tranquille personne aimant son repos par−dessus tout, trouvant des
compensations suffisantes à son veuvage dans les caresses d’un bel enfant
et la joie de porter le nom d’un grand homme.
Mais pendant que le musicien présentait son compagnon et débitait
n’importe quel mensonge pour se débarrasser du dîner de famille, au
tressaillement de ce jeune visage féminin, à la fixité de ce regard qui ne
voyait plus, n’écoutait plus, comme absorbé de souffrance, Jean pouvait se
rendre compte que sous ces dehors mondains une grande douleur
s’enterrait vivante. Elle parut accepter cette histoire qu’elle ne croyait pas,
se contenta de dire doucement :
– Raymond va pleurer, je lui avais promis que nous dînerions près de son
lit.
– Comment est−il ? demanda de Potter, distrait, impatient.
– Mieux, mais il tousse toujours… Tu ne viens pas le voir ?
Il bredouilla quelques mots dans sa moustache, en feignant de chercher
autour de la pièce :
– Pas maintenant… très pressé… rendez−vous au club pour six heures…
Sapho
XIV 171
Ce qu’il voulait éviter, c’était d’être seul avec elle.
« Adieu alors », fit la jeune femme subitement apaisée, les traits en place,
refermée comme une eau pure que vient de troubler une pierre jusqu’au
fond. Elle salua, disparut.
– Filons !…
Et de Potter délivré entraîna Gaussin qui regardait descendre devant lui,
raide et correct dans son long pardessus serré de coupe anglaise, ce sinistre
passionné, tellement ému quand il portait à empailler le caméléon de sa
maîtresse, et s’en allant sans embrasser son enfant malade.
– Tout ça, mon cher, fit le musicien comme en réponse à la pensée de son
ami, c’est la faute de ceux qui m’ont marié. Un vrai service qu’ils m’ont
rendu là et à cette pauvre femme… Quelle folie de vouloir faire de moi un
mari et un père !… J’étais l’amant de Rosa, je le suis resté, je le resterai
jusqu’à ce que l’un de nous crève… Un vice qui vous a pris au bon
moment, qui vous tient bien, est−ce qu’on s’en dégage jamais ?… Et
vous−même, êtes−vous sûr que si Fanny avait voulu ?…
Il héla un fiacre vide qui passait, et en montant :
– A propos de Fanny, vous savez la nouvelle ?… Flamant est gracié, sorti
de Mazas… C’est la pétition de Déchelette… Pauvre Déchelette ! il aura
fait du bien même après sa mort.
Immobile, avec une envie folle de courir, de rattraper ces roues qui
cahotaient à fond de train dans la rue sombre où le gaz s’allumait, Gaussin
s’étonnait de se sentir si ému.
– Flamant gracié… sorti de Mazas…
Il redisait ces mots tout bas, y voyant la raison du silence de Fanny depuis
quelques jours, de ses lamentations brusquement interrompues, tombées
Sapho
XIV 172
sous les caresses d’un consolateur ; car la première pensée du misérable
enfin libre avait dû être pour elle.
Il se rappelait la correspondance amoureuse datée de la prison,
l’obstination de sa maîtresse à défendre celui−là seul, quand elle faisait si
bon marché des autres ; et au lieu de se féliciter d’une aventure qui
logiquement le déchargeait de toute inquiétude, de tout remords, une
angoisse indéfinissable le tint éveillé et fiévreux une partie de la nuit.
Pourquoi ? Il ne l’aimait plus ; seulement il songeait à ses lettres restées
aux mains de cette femme, qu’elle lirait peut−être à l’autre, et dont – qui
sait ? – sous une influence mauvaise, elle pourrait se servir un jour pour
troubler son repos, son bonheur.
Vraie ou fausse, ou cachant sans qu’il s’en doutât un souci d’autre genre,
cette préoccupation de ses lettres le décida à une démarche imprudente, la
visite à Chaville qu’il avait toujours obstinément refusée. Mais à qui
confier une mission aussi intime et délicate ?… Un matin de février, il prit
le train de dix heures, très calme d’esprit et de cœur, avec la seule crainte
de trouver la maison fermée, la femme disparue déjà à la suite de son
bandit.
Dès la courbe de la voie, les persiennes ouvertes, les rideaux aux fenêtres
du pavillon le rassurèrent ; et se souvenant de son émotion, lorsqu’il voyait
fuir derrière lui la petite lumière mouchetant l’ombre, il se raillait
lui−même et la fragilité de ses impressions. Ce n’était plus le même
homme qui passait là, et certainement il ne trouverait plus la même femme.
Il n’y avait pourtant que deux mois depuis. Les bois que longeait le train
n’avaient pas pris de nouvelles feuilles, gardaient les mêmes lèpres de
rouille que le jour de la rupture, et de sa clameur aux échos.
Il descendit seul à la station, par ce brouillard pénétrant et froid, prit le
petit chemin de campagne tout glissant de neige durcie, la voûte du chemin
de fer, ne rencontra personne avant le Pavé des Gardes, au tournant duquel
apparurent un homme et un enfant suivis d’un employé de la gare poussant
sa brouette chargée de malles.
Sapho
XIV 173
L’enfant, tout emmitouflé d’un cache−nez, la casquette jusqu’aux oreilles,
retint un cri en passant près de lui. « Mais c’est Joseph… » se dit−il, un
peu étonné et triste de cette ingratitude du petit ; et s’étant retourné il
rencontra le regard de l’homme qui accompagnait l’enfant par la main.
Cette figure intelligente et fine, pâlie par la claustration, ces vêtements de
confection achetés de la veille, cette barbe blonde à fleur de menton, qui
n’avait pas eu le temps de repousser depuis Mazas… Flamant, parbleu ! Et
Joseph était son fils…
Ce fut une révélation dans un éclair. Il revit, comprit tout, depuis la lettre
du coffret où le beau graveur confiait à sa maîtresse un enfant qu’il avait
en province, jusqu’à l’arrivée mystérieuse du petit, et la mine gênée
d’Hettéma pour parler de cette adoption, et les regards de Fanny à
Olympe ; car ils s’étaient tous entendus pour lui faire nourrir le fils du
faussaire. Oh ! le joli niais, et comme ils avaient dû rire !… Un dégoût lui
en vint de tout ce passé de honte, une envie de fuir bien loin ; mais des
choses le troublaient qu’il aurait voulu savoir. L’homme et l’enfant partis,
pourquoi pas elle ? Et puis ses lettres, il lui fallait ses lettres, ne rien laisser
de lui dans ce coin de souillure et de malheur.
– Madame ?… Voilà monsieur !…
– Qui, monsieur ?… demanda naïvement une voix du fond de la chambre.
– Moi…
On entendit un cri, un bond précipité, puis :
– Attends, je me lève… je viens…
Encore au lit à midi passé ! Jean se doutait bien pourquoi, il connaissait les
causes de ces lendemains brisés, harassés ; et pendant qu’il l’attendait dans
la salle aux moindres objets familiers, le sifflet du train montant, le « mé »
grelottant d’une chèvre dans un jardinet voisin, les couverts épars sur la
table le reportaient aux matins d’autrefois, le petit déjeuner en hâte avant le
départ.
Sapho
XIV 174
Fanny entra avec un élan vers lui, puis, s’arrêtant devant sa froideur, ils
restèrent une seconde étonnés, hésitants, comme lorsqu’on se retrouve
après ces intimités brisées, de chaque côté d’un pont rompu, d’une distance
de rive à rive, et entre soi l’espace immense des flots roulants et
engloutissants.
– Bonjour… dit−elle tout bas, sans bouger.
Elle le trouvait changé, pâli. Lui s’étonnait de la revoir si jeune, un peu
grossie seulement, moins grande qu’il ne se la figurait, mais baignée de ce
rayonnement spécial, cet éclat du teint et des yeux, cette douceur de
pelouse fraîche que lui laissaient les nuits de grandes caresses. Elle était
donc restée dans le bois, au fond du ravin encombré de feuilles mortes,
celle dont le souvenir le rongeait de pitié.
– On se lève tard à la campagne… fit−il d’un accent ironique.
Elle s’excusait, prétextait une migraine, et, comme lui, employait des
formes impersonnelles, ne sachant dire ni toi, ni vous ; puis à
l’interrogation muette qui lui montrait le repas desservi :
– C’est l’enfant… il a déjeuné là ce matin avant de s’en aller…
– S’en aller ?… Où donc ?
Il affectait une suprême indifférence du bout des lèvres, mais l’éclair de ses
yeux le trahissait. Et Fanny :
– Le père a reparu… il est venu le reprendre…
– En sortant de Mazas, n’est−ce pas ?
Elle tressaillit, mais n’essaya pas de mentir.
– Eh bien, oui… J’avais promis, je l’ai fait… Que de fois l’envie me tenait
Sapho
XIV 175
de te le dire, mais je n’osais pas, j’avais peur que tu le renvoies, le pauvre
petit…
Et elle ajouta timidement :
– Tu étais si jaloux…
Il eut un beau rire de dédain. Jaloux, lui, de ce forçat… allons donc !… Et
sentant monter sa colère il coupa court, dit vivement ce qui l’amenait. Ses
lettres !… Pourquoi ne les avait−elle pas données à Césaire, cela leur eût
évité une entrevue pénible pour tous deux.
– C’est vrai, dit−elle, toujours très douce, mais je vais te les rendre, elles
sont là…
Il la suivit dans la chambre, aperçut le lit défait, recouvert en hâte sur les
deux oreillers, respira cette odeur de cigarettes brûlées mêlée à des
parfums de toilette de femme, qu’il reconnaissait comme le petit coffret
nacré posé sur la table. Et la même pensée leur venant à tous deux :
– Il n’y en a pas lourd, dit−elle en ouvrant la boîte… nous ne risquerions
pas de mettre le feu…
Il se taisait, troublé, la bouche sèche, hésitant à se rapprocher de ce lit
saccagé, devant lequel elle feuilletait les lettres une dernière fois, la tête
penchée, la nuque solide et blanche sous la torsade relevée de ses cheveux,
et dans le flottant vêtement de laine la taille épaissie et molle, à
l’abandon…
– Voilà !… Elles y sont toutes.
Le paquet pris, mis brusquement dans sa poche, car ses préoccupations
avaient changé, Jean demanda :
– Alors il emmène son enfant ?… Où vont−ils ?…
– Au Morvan, dans son pays, pour se cacher, faire sa gravure qu’il enverra
Sapho
XIV 176
à Paris sous un faux nom.
– Et toi ?… Est−ce que tu comptes rester ici ?…
Elle détourna les yeux pour lui échapper, balbutiant que ce serait bien
triste. Aussi elle pensait… elle partirait peut−être bientôt… un petit
voyage.
– Dans le Morvan, sans doute ?… En famille !…
Et lâchant sa fureur jalouse :
– Dis donc tout de suite que tu rejoindras ton voleur, que vous allez vous
mettre en ménage… Il y a assez longtemps que tu en as envie… Allons.
Retourne à ta bauge… Fille et faussaire ça va ensemble, j’étais bien bon de
vouloir te tirer de cette boue.
Elle gardait son mutisme immobile, un éclair de triomphe filtrant entre ses
cils baissés. Et plus il la cinglait d’une ironie féroce, outrageante, plus elle
semblait fière, et s’accentuait le frisson au coin de sa bouche. Maintenant il
parlait de son bonheur à lui, l’amour honnête et jeune, le seul amour. Oh !
le doux oreiller pour dormir qu’un cœur d’honnête femme… Puis,
brusquement, la voix baissée, comme s’il avait honte :
– Je viens de le rencontrer, ton Flamant, il a passé la nuit ici ?
– Oui, il était tard, il neigeait… On lui a fait un lit sur le divan.
– Tu mens, il a couché là… il n’y a qu’à voir le lit, qu’à te regarder.
– Et après ?
Elle approchait son visage du sien, ses grands yeux gris éclairés de
flammes libertines…
– Est−ce que je savais que tu viendrais ?… Et toi perdu, qu’est−ce que ça
Sapho
XIV 177
pouvait me faire, tout le reste ? J’étais triste, seule, dégoûtée…
– Et puis le bouquet du bagne !… Depuis le temps que tu vivais avec un
honnête homme… ça t’a semblé bon, hein ?… Avez−vous dû vous en
fourrer de ces caresses… Ah ! saleté !… tiens…
Elle vit venir le coup sans l’éviter, le reçut en pleine figure, puis avec un
grondement sourd de douleur, de joie, de victoire, elle sauta sur lui,
l’empoigna à pleins bras : « M’ami, m’ami… tu m’aimes encore… » et ils
roulèrent ensemble sur le lit.
Le passage à grand fracas d’un express le réveilla en sursaut vers le soir ;
et les yeux ouverts, il resta quelques instants sans se reconnaître, tout seul
au fond de ce grand lit où ses membres rompus comme par une marche
excessive semblaient posés les uns à côté des autres, sans attaches ni
ressorts. L’après−midi, il était tombé beaucoup de neige. Dans un silence
de désert, on l’entendait fondre, ruisseler contre les murs, le long des
vitres, s’égoutter dans les combles du toit, et, par moments, sur le feu de
coke de la cheminée qu’elle éclaboussait.
Où était−il ? Que faisait−il là ? Peu à peu, dans la réverbération du petit
jardin, la chambre lui apparaissait toute blanche, éclairée d’en bas, le grand
portrait de Fanny dressé en face de lui, et le souvenir lui revenait de sa
chute, sans le moindre étonnement. Dès en entrant, devant ce lit, il s’était
senti repris, perdu ; ces draps l’attiraient comme un gouffre, et il se disait :
« Si j’y tombe, ce sera sans rémission et pour toujours. » C’était fait ; et
sous le triste dégoût de sa lâcheté, il y avait comme un soulagement à
l’idée qu’il ne sortirait plus de cette fange, le pitoyable bien−être du blessé
qui, perdant son sang, traînant sa plaie, s’est étendu sur un tas de fumier
pour y mourir, et las de souffrir, de lutter, toutes les veines ouvertes,
s’enfonce délicieusement dans la tiédeur molle et fétide.
Ce qui lui restait à faire maintenant était horrible, mais très simple.
Retourner à Irène après cette trahison, risquer un ménage à la de Potter ?…
Si bas qu’il fût tombé, il n’en était pas encore là… Il allait écrire à
Bouchereau, au grand physiologiste qui le premier a étudié et décrit les
Sapho
XIV 178
maladies de la volonté, lui en soumettre un cas terrible, l’histoire de sa vie
depuis la première rencontre avec cette femme quand elle lui avait posé sa
main sur le bras, jusqu’au jour où, se croyant sauvé, en plein bonheur, en
pleine ivresse, elle le ressaisissait par la magie du passé, cet horrible passé
où l’amour tenait si peu de place, seulement la lâche habitude et le vice
entré dans les os…
La porte s’ouvrit. Fanny marchait tout doucement dans la chambre pour ne
pas le réveiller. Entre ses paupières closes, il la regardait, alerte et forte,
rajeunie, chauffant au foyer ses pieds trempés de la neige du jardin, et de
temps en temps tournée vers lui avec le petit sourire qu’elle avait le matin,
dans la dispute. Elle vint prendre le paquet de maryland à sa place
habituelle, roula une cigarette et s’en allait, mais il la retint.
– Tu ne dors donc pas ?
– Non… assieds−toi là… et causons.
Elle resta au bord du lit, un peu surprise de cette gravité.
– Fanny… Nous allons partir.
Elle crut d’abord qu’il plaisantait pour l’éprouver. Mais les détails très
précis qu’il donnait la détrompèrent vite. Il y avait un poste vacant, celui
d’Arica ; il le demanderait. C’était l’affaire d’une quinzaine de jours, le
temps de préparer les malles…
– Et ton mariage ?
– Plus un mot là−dessus… Ce que j’ai fait est irréparable… Je vois bien
que c’est fini, je ne pourrai plus me séparer de toi.
– Pauvre bébé ! fit−elle avec une douceur triste, un peu méprisante.
Puis, après avoir tiré deux ou trois bouffées :
Sapho
XIV 179
– C’est loin, ce pays que tu dis ?
– Arica ?… très loin, au Pérou…
Et tout bas :
– Flamant ne pourra pas te rejoindre…
Elle resta songeuse et mystérieuse dans son nuage de tabac. Lui, tenait
toujours sa main, frôlait son bras nu, et bercé par le dégoulinement de l’eau
tout autour de la petite maison, il fermait les yeux, s’enfonçait dans la vase
doucement.
Sapho
XIV 180
XV
Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà parti comme tous ceux qui
s’apprêtent au départ, Gaussin est depuis deux jours à Marseille où Fanny
doit venir le rejoindre et s’embarquer avec lui. Tout est prêt, les places
retenues, deux cabines de première pour le vice−consul d’Arica voyageant
avec sa belle sœur ; et le voilà qui arpente le carreau dérougi de la chambre
d’hôtel, dans la double attente fiévreuse de sa maîtresse et de
l’appareillage.
Il faut qu’il marche et s’agite sur place, puisqu’il n’ose sortir. La rue le
gêne comme un criminel, comme un déserteur, la rue marseillaise mêlée et
grouillante où il lui semble qu’à chaque tournant son père, le vieux
Bouchereau vont se montrer, lui mettre la main sur l’épaule pour le
reprendre et le ramener.
Il s’enferme, mange là sans même descendre à la table d’hôte, lit sans fixer
ses yeux, se jette sur son lit, distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage
de La Pérouse, la Mort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetés de
mouches, et des heures entières s’accoude au balcon en bois vermoulu,
abrité d’un store jaune aussi rapiécé que la voile d’un bateau de pêche.
Son hôtel, l’« hôtel du Jeune Anacharsis », dont le nom pris au hasard sur
le Bottin l’a tenté quand il convenait du rendez−vous avec Fanny, est une
vieille auberge point luxueuse ni même très propre, mais qui donne sur le
port, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenêtres, des perruches,
des cacatoès, des oiseaux des îles au doux ramage interminable, tout
l’étalage en plein air d’un oiselier dont les cages empilées saluent le jour
levant d’une rumeur de forêt vierge, couverte et dominée, à mesure que la
journée s’avance, par les bruyants travaux du port, réglés au bourdon de
Notre Dame−de−la−Garde.
XV 181
C’est une confusion de jurons dans toutes les langues, de cris de bateliers,
de portefaix, de marchands de coquillages, entre les coups de marteau du
bassin de radoub, le grincement des grues, le heurt sonore des « romaines »
rebondissant sur le pavé, cloches de bords, sifflets de machines, bruits
rythmés de pompes, de cabestans, eaux de cale qu’on dégorge, vapeur qui
s’échappe, tout ce fracas doublé et répercuté par le tremplin de la mer
voisine, d’où monte de loin en loin le mugissement rauque, l’haleine de
monstre marin d’un grand transatlantique qui prend le large.
Et les odeurs aussi évoquent des pays lointains, des quais plus ensoleillés
et chauds encore que celui−ci ; les bois de santal, de campêche qu’on
décharge, les limons, les oranges, pistaches, fèves, arachides, dont l’âcre
senteur se dégage, monte avec des tourbillons de poussières exotiques dans
une atmosphère saturée d’eau saumâtre, d’herbes brûlées, des graisses
fumeuses des Cook−house.
Le soir venu, ces rumeurs s’apaisent, ces épaisseurs de l’air retombent et
s’évaporent ; et tandis que Jean, rassuré par l’ombre, le store relevé,
regarde le port endormi et noir sous l’entre−croisement en hachures des
mâts, des vergues, des beauprés, quand le silence n’est traversé que du
clapotis d’une rame, de l’aboi lointain d’un chien de bord, au large, tout au
large, le phare de Planier projette en tournant une longue flamme rouge ou
blanche qui déchire l’ombre, montre en un clignotement d’éclair des
silhouettes d’îles, de forts, de roches. Et ce regard lumineux guidant des
milliers de vies à l’horizon, c’est encore le voyage, qui l’invite et lui fait
signe, l’appelle dans la voix d’un vent, les houles de la pleine mer, et la
rauque clameur d’un steamboat qui râle et souffle toujours à quelque point
de la rade.
Encore vingt−quatre heures d’attente ; Fanny ne doit le rejoindre que
dimanche. Ces trois jours trop tôt au rendez−vous, il devait les passer près
des siens, les donner aux bien−aimés qu’il ne reverra de plusieurs années,
qu’il ne retrouvera plus peut−être ; mais dès le soir de son arrivée à
Castelet, quand son père a su que le mariage était rompu et qu’il en a
deviné les causes, une explication a eu lieu, violente, terrible.
Sapho
XV 182
Que sommes−nous donc, que sont nos affections les plus tendres, les plus
près de notre cœur, pour qu’une colère qui passe entre deux êtres de même
chair, de même sang, arrache, torde, emporte leur tendresse, les sentiments
de nature aux racines si profondes et si fines, avec la violence aveugle,
irrésistible, d’un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs
marins n’osent se souvenir et disent en pâlissant :
– Ne parlons pas de ça…
Il n’en parlera jamais, mais il s’en souviendra toute sa vie de cette horrible
scène sur la terrasse de Castelet où s’est passée son enfance heureuse,
devant cet horizon splendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cyprès qui
se serraient immobiles et frissonnants autour de la malédiction paternelle.
Toujours il reverra ce grand vieillard, aux joues convulsées et remuantes,
marchant sur lui avec cette bouche de haine, ce regard de haine, proférant
les paroles qu’on ne pardonne pas, le chassant de la maison et de
l’honneur :
– Va−t’en, pars avec ta gueuse, tu es mort pour nous !…
Et les petites bessonnes criant, se traînant à genoux sur le perron,
demandant grâce pour le grand frère, et la pâleur de Divonne, sans un
regard, sans un adieu, pendant que là−haut, derrière la vitre, le doux et
anxieux visage de la malade demandait pourquoi tout ce bruit et son Jean
s’en allant si vite et sans l’embrasser.
Cette idée qu’il n’avait pas embrassé sa mère l’a fait revenir à mi−route
d’Avignon ; il a laissé Césaire avec la voiture au bas du pays, pris la
traverse et pénétré dans Castelet par le clos, comme un voleur. La nuit était
sombre ; ses pas s’empêtraient dans la vigne morte, et même il finissait par
ne plus pouvoir s’orienter, cherchant sa maison dans les ténèbres, déjà
étranger chez lui. La blancheur des murs crépis le guidait enfin d’un reflet
vague ; mais la porte du perron était fermée, les fenêtres partout éteintes.
Sonner, appeler ? Il n’osait, par crainte de son père. Deux ou trois fois il a
Sapho
XV 183
fait le tour du logis, espérant trouver l’issue d’un volet mal clos. Partout la
lanterne de Divonne avait passé comme chaque soir ; et après un long
regard à la chambre de sa mère, l’adieu de tout son cœur à sa maison
d’enfance qui le repousse elle aussi, il s’est enfui désespéré avec un
remords qui ne le quitte plus.
D’ordinaire, pour ces absences de durée, ces traversées aux dangereux
hasards de la mer et du vent, les parents, les amis, prolongent les adieux
jusqu’à l’embarquement définitif ; on passe la dernière journée ensemble,
on visite le bateau, la cabine du partant afin de mieux le suivre dans sa
route. Plusieurs fois par jour, Jean voit passer devant l’hôtel de ces
affectueuses reconduites, parfois nombreuses et bruyantes ; mais il s’émeut
surtout d’un groupe familial à l’étage au−dessous du sien. Un vieux, une
vieille, des gens de campagne à tournure aisée, en veste de drap et
cambrésine jaune, sont venus accompagner leur garçon, l’assistent
jusqu’au départ du paquebot ; et penchés à leur fenêtre, dans le
désœuvrement de l’attente, on les voit tous les trois, se tenant par le bras,
le matelot au milieu, bien serrés. Ils ne parlent pas, ils s’étreignent.
Jean songe en les regardant au beau départ qu’il aurait eu… Son père, ses
petites sœurs, et, s’appuyant sur lui d’une douce main frémissante, celle
dont les beauprés au large entraînaient le vif esprit et l’âme aventureuse…
Regrets stériles. Le crime est accompli, son destin sur les rails, il n’a qu’à
partir et à oublier…
Qu’elles lui semblèrent lentes et cruelles les heures de la dernière nuit ! Il
se tournait, se retournait dans son lit d’auberge, guettait le jour sur la vitre
aux décroissements lents du noir au gris, puis au blanc d’aube que le phare
piquait encore d’une étincelle rouge effacée au soleil levant.
Alors seulement il s’endormit, réveillé tout à coup par un éclaboussement
de rayons dans sa chambre, les cris confondus des cages de l’oiselier avec
les innombrables carillons du dimanche de Marseille, répandus par les
quais élargis, toutes machines au repos, des oriflammes flottant aux mâts…
Déjà dix heures ! Et l’express de Paris arrive à midi, vite il s’habille pour
aller au−devant de sa maîtresse ; ils déjeuneront en face de la mer, puis on
portera les bagages à bord et à cinq heures, le signal.
Sapho
XV 184
Un jour merveilleux, un ciel profond où les mouettes passent en taches
blanches, la mer d’un bleu plus foncé, d’un bleu minéral, sur lequel, à
l’horizon, des voiles, des fumées, tout est visible, tout miroite et tout
danse ; et comme le chant naturel de ces rives de soleil aux transparences
d’atmosphère et d’eau, des harpes sonnent sous les croisées de l’hôtel, un
air italien d’une facilité divine, mais dont la note pincée et traînée sur les
cordes émeut cruellement les nerfs. C’est plus que de la musique, c’est la
traduction ailée de ces allégresses du Midi, ces plénitudes de vie et
d’amour gonflées jusqu’aux larmes. Et le souvenir d’Irène passe dans la
mélodie, vibrant et pleurant. Comme c’est loin !… Quel beau pays perdu,
quel regret pour toujours des choses brisées, irréparables !
Allons !
Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre un garçon !
– Une lettre pour M. le consul… Elle est arrivée le matin, mais M. le
consul dormait si profondément !
Les voyageurs de distinction sont rares à l’hôtel du Jeune Anacharsis ;
aussi les braves Marseillais font−ils sonner à tout propos le titre de leur
pensionnaire… Qui peut lui écrire ? Personne ne connaît son adresse, à
moins que Fanny… Et regardant mieux l’enveloppe, il s’épouvante, il a
compris.
« Eh bien, non ! je ne pars pas ; c’est une trop grande folie dont je ne me
sens pas la force. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la
jeunesse que je n’ai plus, ou l’aveuglement d’une passion folle qui nous
manque à l’un comme à l’autre. Il y a cinq ans, aux beaux jours, un signe
de toi m’aurait fait te suivre de l’autre côté de la terre, car tu ne peux nier
que je t’aie aimé passionnément. Je t’ai donné tout ce que j’avais ; et
lorsqu’il a fallu m’arracher de toi j’ai souffert, comme jamais pour aucun
homme. Mais ça use, vois−tu, un amour pareil… Te sentir si beau, si
jeune, toujours trembler, tant de choses à défendre !… Maintenant je n’en
peux plus, tu m’as trop fait vivre, trop fait souffrir, je suis à bout.
Sapho
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« Dans ces conditions, la perspective de ce grand voyage, de ce
déménagement d’existence, me fait peur. Moi qui aime tant ne pas bouger
et qui ne suis jamais allée plus loin que Saint−Germain, tu penses ! Et puis
les femmes vieillissent trop vite au soleil, et tu n’aurais pas encore trente
ans que je serais jaunie et fripée comme maman Pilar ; c’est pour le coup
que tu m’en voudrais de ton sacrifice et que la pauvre Fanny payerait pour
tout le monde. Ecoute, il y a un pays d’Orient, j’ai lu ça dans un de tes
Tour du Monde, où, quand une femme trompe son mari, on la coud vivante
avec un chat, en une peau de bête toute fraîche, puis on lâche le paquet sur
la plage hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, le chat
griffe, tous deux s’entre−dévorent pendant que la peau se racornit, se
resserre sur cette horrible bataille de captifs, jusqu’au dernier râle, jusqu’à
la dernière palpitation du sac. c’est un peu le supplice qui nous attendait
ensemble… »
Il s’arrêta une minute, écrasé, stupide. À perte de vue le bleu de la mer
étincelait. Addio… chantaient les harpes auxquelles s’était jointe une voix
chaude et passionnée comme elles… Addio… Et le néant de sa vie
détruite, ravagée, toute de débris et de larmes, lui apparut, le champ ras, les
moissons faites sans espoir de retour, et pour cette femme qui lui
échappait…
« J’aurais dû te dire cela plus tôt, mais je n’osais pas, te voyant si monté, si
résolu. Ton exaltation me gagnait ; puis la vanité de la femme, la fierté
bien naturelle de t’avoir reconquis après la rupture. Seulement, tout au
fond de moi, je sentais que ça n’y était plus, quelque chose de fini, de
craqué. Comment veux−tu ? après des secousses pareilles… Et ne te figure
pas que ce soit à cause de ce malheureux Flamant. Pour lui comme pour toi
et tous les autres, c’est fini, mon cœur est mort ; mais il reste cet enfant
dont je ne peux plus me passer et qui me ramène auprès du père, pauvre
homme qui s’est perdu par amour et m’est revenu de Mazas aussi fervent
et tendre qu’à notre première rencontre. Figure−toi que, lorsque nous nous
sommes revus, il a passé toute la nuit à pleurer sur mon épaule ; tu vois
qu’il n’y avait guère de quoi te monter la tête…
Sapho
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« Je te l’ai dit, mon cher enfant, j’ai trop aimé, je suis rompue. À présent
j’ai besoin qu’on m’aime à mon tour, qu’on me choie, et m’admire, et me
berce. Celui−là sera à genoux, ne me verra jamais de rides ni de cheveux
blancs ; et s’il m’épouse, comme il en a l’intention, c’est moi qui lui ferai
une grâce. Compare… Surtout pas de folies. Mes précautions sont prises
pour que tu ne puisses me retrouver. Du petit café de la gare d’où je t’écris,
je vois à travers les arbres la maison où nous avons eu de si bons et de si
cruels moments, et l’écriteau qui se balance sur la porte, attendant de
nouveaux hôtes… Te voilà libre, tu n’entendras plus jamais parler de
moi… Adieu, un baiser, le dernier, dans le cou…, m’ami… »
Sapho
XV 187
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