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Langue Française (InaLF)
Principes de géographie humaine [Document électronique] / P. Vidal de La
Blache
INTRODUCTION
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sens et objet de la géographie humaine.
1. -examen critique de la conception de
géographie humaine :
la géographie humaine est une des branches qui
ont récemment pous sur le vieux tronc de la
géographie. S' il ne s' agissait que d' une épithète,
rien ne serait moins nouveau. L' élément humain
fait essentiellement partie de toute géographie ;
l' homme s' intéresse surtout à son semblable, et,
dès qu' a commenl' ère des pérégrinations et
des voyages, c' est le spectacle des diversités
sociales associé à la diversité des lieux qui a
piqué son attention. Ce qu' Ulysse a retenu de
ses voyages, c' est " la connaissance des cités
et des moeurs de beaucoup d' hommes " . Pour la
plupart des auteurs anciens auxquels la géographie
fait remonter ses titres d' origine, l' idée de
contrée est inséparable de celle de ses
habitants ; l' exotisme ne se traduit pas moins
par les moyens de nourriture et l' aspect physique
des hommes, que par les montagnes, les déserts,
les fleuves qui forment leur entourage.
La géographie humaine ne s' oppose donc pas à une
géographie d'l' élément humain serait exclu ;
il n' en a existé de telle que dans l' esprit de
quelques spécialistes exclusifs. Mais elle
apporte une conception nouvelle des rapports
entre la terre et l' homme, conception suggérée
par une connaissance plus synthétique des lois
physiques qui régissent notre sphère et des
relations entre les êtres vivants qui la peuplent.
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C' est l' expression d' un développement d' idées et
non le résultat direct et pour ainsi dire
matériel de l' extension des découvertes et des
connaissances géographiques.
Il semblerait que la grande lumière qui se
projeta au xvie siècle sur l' ensemble de la terre
eût pu donner lieu à une véritable géographie
humaine. Tel ne fut pas le cas. Les moeurs des
habitants tiennent assurément une grande place
dans lescits et les compilations que nous a
légs cette époque. Mais quand ce n' est pas le
merveilleux, c' est l' anecdote qui y domine. Dans
ces divers types de sociétés qui défilent sous
nos yeux, aucun principe de classification
géographique ne se fait jour. Ceux qui, d' après
ces données, essayaient de retracer des tableaux
ou des " miroirs " du monde, ne se montrent en
rien surieurs à Strabon. Lorsque, en 1650,
Bernard Varenius écrit sa géographie
générale, l' oeuvre la plus remarquable qui
ait paru avant Ritter, il emploie à propos des
phénones humains qui doivent figurer dans les
descriptions de contrées, des expressions montrant
une condescendance presque dédaigneuse. Ainsi
deux siècles de découvertes avaient accumulé
des notions sur les peuples les plus divers, sans
qu' il s' en dégageât, pour un esprit préoccupé
de classification scientifique, rien de satisfaisant
et de net !
Cependant la pensée scientifique avait été de
longue date attirée par les influences du monde
physique et leur action sur les sociétés humaines.
Ce serait faire injure à une lignée de penseurs
qui va des premiers philosophes grecs à
Thucydide, Aristote, Hippocrate et
Eratosthène, que de ne pas tenir compte des vues
ingénieuses, parfois profondes, qui sont semées
dans leurs écrits. Comment le spectacle varié et
grandissant du monde extérieur n' eût-il pas
éveillé, par un juste retour sur la marche des
sociétés humaines, un écho dans ces écoles
philosophiques nées sur les rivages d' Ionie ?
Il s' était trouvé là des penseurs qui, comme
Héraclite, véritable prédécesseur de Bacon,
jugèrent que l' homme, plutôt que de river la
recherche de la vérité à la contemplation de
" son microcosme " , aurait grande raison d' étendre
son horizon et de demander des lumières " au monde
plus grand " dont il fait partie.
Ils commencèrent par chercher dans le milieu
physique l' explication de ce qui les frappait dans
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le tempérament des habitants. Puis, à mesure que
les observations sur la marche des événements
et des sociétés s' accumulèrent dans le temps et
dans l' espace, on comprit mieux quelle part il
convenait d' y assigner aux causes ographiques.
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Les considérations de Thucydide sur la Grèce
archaïque, de Strabon sur la position de l' Italie,
procèdent des mêmes exigences d' esprit que
certains chapitres de l' esprit des lois ou de
l' histoire de la civilisation en Angleterre
de Thomas Buckle.
Ritter s' inspire aussi de ces idées dans son
erdkunde, mais il le fait davantage en
géographe. Si, par un reste de prévention
historique, il assigne un rôle spécial à chaque
grande individualité continentale, du moins
l' interprétation de la nature reste pour lui le
pivot. Au contraire, pour la plupart des historiens
et des sociologues, la géographie n' intervient
qu' à titre consultatif. On part de l' homme pour
revenir par un détour à l' homme. On se représente
la terre comme " la scène où se déroule l' activi
de l' homme " , sans réfléchir que cette scène
elle-même est vivante. Le problème consiste à
doser les influences subies par l' homme, à faire
la part d' un certain genre de déterminisme
s' exerçant à travers les événements de l' histoire.
Questions assurément graves et intéressantes,
mais qui pour être résolues exigent une
connaissance à la fois générale et plus
approfondie du monde terrestre qu' il n' était
possible de l' obtenir jusqu' à ces derniers temps.
ii. -le principe de l' unité terrestre et la
notion de milieu :
l' idée qui plane sur tous les progrès de la
géographie est celle de l' unité terrestre. La
conception de la terre comme un tout dont les
parties sont coordonnées, où les pnomènes
s' enchaînent et obéissent à des lois générales
dont dérivent les cas particuliers, avait, dès
l' antiquité, fait son entrée dans la science
par l' astronomie. Suivant l' expression de
Ptolémée, la géographie est " la science sublime
qui lit dans le ciel l' image de la terre " . Mais
la conception de l' unité terrestre resta
longtemps confinée dans le domaine mathématique.
Elle n' a pris corps dans les autres parties de la
géographie que de nos jours, et surtout par la
connaissance de la circulation atmosphérique
qui préside aux lois du climat. De plus en plus,
on s' est élevé à la notion de faits généraux
liés à l' organisme terrestre. C' est avec raison
que Fr. Ratzel insiste sur cette conception
dont il fait la pierre d' angle de son
anthropogéographie. les faits de géographie
humaine se rattachent à un ensemble terrestre et
ne sont explicables que par lui. Ils sont en
rapport avec le milieu que crée, dans chaque
partie de la terre, la combinaison des conditions
physiques.
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Cette notion de milieu, c' est surtout la géographie
botanique qui a contribué à la mettre en
lumière, lumière qui se projette sur toute
la géographie des êtres vivants. Alexandre
De Humboldt avait signalé, avec sa prescience
accoutumée, l' importance de la physionomie de la
gétation dans la caractéristique d' un paysage,
et, lorsqu' en 1836 H. Berghaus publia, sous
son inspiration, la première édition de son
atlas physique, le climat et la végétation
y étaient mis nettement en rapport. Cet aperçu
fécond ouvrait la voie à une nouvelle série de
recherches. Il ne s' agissait plus en effet d' un
classement suivant les espèces, mais d' une vue
embrassant tout l' ensemble du peuplement végétal
dans une contrée, de façon à noter les caractères
par lesquels s' exprime l' influence des conditions
ambiantes : sol, température, humidité.
La physionomie de la végétation est bien le
signalement le plus expressif d' une contrée,
comme son absence en est un des traits qui
nous étonne. Lorsque nous cherchons à évoquer
un paysage enfoui dans nos souvenirs, ce n' est
pas une plante en particulier, un palmier, un
olivier, dont l' image se dresse dans notre
moire ; c' est l' ensemble des végétaux divers
qui revêtent le sol, en soulignent les
ondulations et les contours, lui impriment par
leur silhouette, leurs couleurs, leur espacement
ou leurs masses, un caractère commun
d' individualité. La steppe, la savane, la silve,
le paysage de parc, la forêt-clairière, la
forêt-galerie, sont les expressions collectives
qui résument pour nous cet ensemble. Il ne
s' agit pas d' une simple impression pittoresque,
mais d' une physionomie due aux fonctions mêmes
des plantes et aux cessités physiologiques
de leur existence.
C' est ce que les observations et les recherches
expérimentales de la géographie botanique,
surtout depuis qu' elles se sont étendues aux
régions tropicales et temrées, à toutes les
inégalités d' altitudes, ont démontré par
l' analyse et la comparaison. La concurrence des
plantes entre elles est si active qu' il n' y a
que les mieux adaptées au milieu ambiant qui
parviennent à s' y maintenir. Encore n' est-ce
jamais qu' à l' état d' équilibre instable. Cette
adaptation s' exprime de diverses manières, la
taille, les dimensions et la position des feuilles,
le revêtement pileux, les fibres des tissus, le
développement des racines, etc. Non seulement
chaque plante pourvoit de son mieux à
l' accomplissement de ses fonctions vitales ; mais
il se forme entre végétaux différents des
associations telles que l' une profite du
voisinage de l' autre. Quelles que soient les
variétés d' espèces qui cohabitent,
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quelles que soient même les différences
extérieures des procédés d' adaptation dont elles
usent, il y a dans toute cette population
gétale un signalement commun, auquel ne se
trompe pas un oeil exercé.
Telle est la leçon d' oecologie, que nous
devons aux recherches de la géographie botanique :
oecologie, c' est-à-dire, suivant les termes
mes de celui qui a inventé ce nom, la science
qui étudie " les mutuelles relations de tous les
organismes vivant dans un seul et même lieu,
leur adaptation au milieu qui les environne " .
Car il est évident que ces relations n' embrassent
pas seulement les plantes. Sans doute, les
animaux doués de locomotion, et l' homme avec son
intelligence, sont mieux armés que la plante pour
réagir contre les milieux ambiants. Mais, si l' on
fléchit à tout ce qu' implique ce mot de milieu
ou d' environnement suivant l' expression
anglaise, à tous les fils insoupçonnés dont est
tissée la trame qui nous enlace, quel organisme
vivant pourrait s' y soustraire ?
En somme, ce qui se dégage nettement de ces
recherches, c' est une idée essentiellement
géographique : celle d' un milieu composite,
doué d' une puissance capable de grouper et de
maintenir ensemble des êtres hétérogènes en
cohabitation et corrélation réciproque. Cette
notion paraît être la loi même qui régit la
géographie des êtres vivants. Chaque contrée
représente un domaine où se sont artificiellement
unis des êtres disparates qui s' y sont adaptés
à une vie commune. Si l' on considère les
éléments zoologiques qui entrent dans la
composition d' une faune gionale, on constate
qu' elle est des plustérogènes ; elle se
compose de représentants des espèces les plus
diverses, que des circonstances, toujours
difficiles à préciser, mais liées à la
concurrence vitale, ont amenés dans cette contrée.
Pourtant ils s' y sont accommodés ; et, si les
relations qu' ils entretiennent entre eux sont
plus ou moins hostiles, elles sont telles
cependant que leurs existences semblent
solidaires. Les îles mêmes, pourvu qu' elles
aient quelque étendue, ne font pas exception
à cette diversité. Nous recueillons chez les
naturalistes zoo-géographes, des expressions
telles que " communauté de vie " , ou bien
" association faunistique " . Formules significatives,
qui montrent que dans son peuplement animal
comme dans son peuplement végétal, toute étendue
de surface participant à des conditions analogues
de relief, de position et de climat, est un
milieu composite concentrant des associations
formées d' éléments divers, indigènes, transfuges,
envahisseurs, survivants de périodes
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antérieures, mais unies par les liens d' une
adaptation commune.
De quelle application ces données sont-elles
susceptibles quant à la géographie humaine ? C' est
ce que nous allons rechercher.
iii. -l' homme et le milieu :
mais avant d' aller plus loin, une question se
rencontre à laquelle il faut brièvementpondre.
La géographie botanique s' appuie déjà sur un
nombre imposant d' observations et de recherches ;
la géographie zoologique, quoique bien moins
avancée, compte de fructueuses explorations à
son actif : quelles sont les données dont
dispose la géographie humaine ? D' où lui
viennent-elles ? Sont-elles assez nombreuses
pour autoriser les conclusions que nous avons
déjà laissé entrevoir ?
Dans l' étude des rapports de la terre et de
l' homme, la perspective a été changée ; plus
de recul a été obtenu.
On n' envisageait guère auparavant que la période
historique, c' est-à-dire le dernier acte du
drame humain, un temps très court par rapport
à la présence et à l' action de l' homme sur la
terre. L' investigation préhistorique nous a
montré l' homme répandu depuis un temps
immémorial dans les parties les plus diverses
du globe, ar du feu, taillant des instruments ;
et, si rudimentaires que paraissent ses
industries, on ne saurait considérer comme
négligeables les modifications qu' a pu subir,
de leur fait, la physionomie de la terre. Le
chasseur paléolithique, les premiers cultivateurs
néolithiques ont ouvert des brèches et créé
aussi des associations dans le monde des
animaux et des plantes. Ils ont opéré sur des
points divers, indépendamment les uns des autres,
comme le prouvent les diversités restées en
usage dans les prodés de production du feu.
L' homme a influé, plus anciennement et plus
universellement qu' on ne pensait, sur le monde
vivant.
De ce que l' espèce humaine s' est répandue ainsi
de bonne heure sur les régions les plus diverses,
il résulte qu' elle a eu à se soumettre à des cas
d' adaptations multiples. Chaque groupe a
rencontré dans le milieu spécial où il devait
assurer sa vie, des auxiliaires ainsi que des
obstacles : les procédés auxquels il a eu recours
envers eux représentent autant de solutions
locales du problème de l' existence. Or,
jusqu' au moment où, l' intérieur des continents
s' étant ouvert, des explorations scientifiques
en ont systématiquement observé les populations,
un épais rideau nous robait cesveloppements
variés d' humanités. Les influences de milieu ne se
vélaient à nous qu' à travers une masse de
contingences historiques qui les voile.
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La vision directe de formes d' existence en étroit
rapport avec le milieu, telle est la chose
nouvelle que nous devons à l' observation
systématique de familles plus isolées, plus
arriérées de l' esce humaine. Les services que
nous signalions tout à l' heure comme ayant été
rendus à la géographie botanique par l' analyse
des flores extra-européennes, sont pcisément
ceux dont la géographie humaine est redevable
à la connaissance des peuples restés voisins
de la nature, aux naturvolker. quelque part
qu' on fasse aux échanges, il est impossible
d' y connaître un caractère marqué d' autonomie,
d' endémisme. il nous fait comprendre comment
certains hommes placés en certaines conditions
déterminées de milieux, agissant d' après leur
propre inspiration, s' y sont pris pour organiser
leur existence. N' est-ce pas, après tout, sur ces
bases que se sont élevées les civilisations qui
ne sont que des accumulations d' expériences ?
En grandissant, en se compliquant, elles n' ont
pas entièrement rompu avec ces origines.
Plusieurs de ces formes primitives d' existence
sont périssables ; plusieurs sont éteintes ou en
voie d' extinction : soit. Mais elles nous
laissent, comme témoins ou comme reliques,
les produits de leur industrie locale, armes,
instruments, tements, etc., tous les objets
dans lesquels se matérialise, pour ainsi dire,
leur affinité avec la nature ambiante. On a eu
raison de les recueillir, d' en former des musées
spéciaux où ils sont groupés et géographiquement
coordonnés. Un objet isolé dit peu de chose ;
mais des collections de même provenance nous
permettent de discerner une empreinte commune,
et donnent, vive et directe, la sensation du
milieu. Aussi des musées ethnographiques tels
que celui qu' a fondé à Berlin l' infatigable
ardeur de Bastian, ou ceux de Leipzig ou
d' autres villes, sont-ils deritables
archives où l' homme peut s' étudier lui-même,
non point in abstracto, mais sur des
réalités.
Autre progrès : nous sommes mieux instruits sur
la répartition de notre espèce, nous savons mieux
dans quelle proportion numérique l' homme occupe
les diverses parties de la terre. Je n' affirmerais
pas qu' on possède un inventaire exact de
l' humanité, et que le chiffre de 1. 700 millions
représente positivement celui de nos semblables ;
mais ce qui est certain, c' est que grâce à des
sondages pratiqs un peu partout dans l' océan
humain, à des recensements répétés, à des
estimations plausibles, on dispose de chiffres
déjà assez précis pour permettre d' établir des
rapports.
Dans la mobilité qui préside aux rapports de tous
les êtres vivants, l' état numérique et territorial
de chaque espèce est une notion scientifique de
haute valeur. Elle jette un jour sur l' évolution du
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phénone. La population humaine est un
phénone en marche ; c' est le fait mis pleinement
en évidence, lorsque, par-dessus les statistiques
particulières des états, on considère l' ensemble
de sa distribution sur le globe. Il y a des
parties qu' elle occupe en force, où elle semble
avoir utilisé, même outre mesure, toutes les
possibilités d' espace. Il y en a d' autres ,
sans que des raisons de sol et de climat
justifient cette anomalie, elle est restée
faible, clairsemée. Comment expliquer ces
inégalités, sinon par des courants d' immigration
ayant pris naissance en des temps antérieurs à
l' histoire et dont la géographie seule peut nous
aider à trouver la trace ? Et naturellement
aujourd' hui ces contrées négligées deviennent
des foyers d' appel pour les mouvements qui agitent
l' humanité actuelle.
Un des rapports les plus suggestifs est celui
qui existe entre le nombre d' habitants et une
certaine portion de surface ; autrement dit
la densité de population. Si l' on met en regard
des statistiques détaillées de population
avec des cartes également détaillées, comme en
possèdent aujourd' hui presque tous les principaux
pays du monde, il est possible, par un travail
d' analyse, de discerner des correspondances
entre les rassemblements humains et les conditions
physiques. On touche ainsi à l' un des problèmes
essentiels que soulève l' occupation de la terre.
Car l' existence d' un groupement de population
dense, d' une cohabitation nombreuse d' êtres
humains dans un minimum d' espace, garantissant
à la collectivité des moyens assurés de vivre,
est, si l' on y réfléchit, une conquête qui n' a
pu être réalisée qu' à la faveur de rares et
précieuses circonstances.
Aujourd' hui les facilités du commerce nous masquent
les difficultés qu' ont rencontrées, pour former
sur place des groupes compacts, les hommes
d' autrefois. Cependant, la plupart des groupements
actuels sont des formations qui remontent haut
dans le passé ; leur étude analytique permet
d' en comprendre la genèse. En réalité la
population d' une contrée se décompose, comme l' a
bien mont Levasseur, en un certain nombre de
noyaux, entourés d' auréoles d' intensité
décroissante. Elle se groupe suivant des points
ou des lignes d' attraction. Les hommes ne se sont
pas répandus à la façon d' une tache d' huile, ils
se sont primitivement assemblés à la façon des
coraux. Une sorte de cristallisation a agglomé
sur certains points des bancs de populations
humaines. Ces populations y ont, par leur
intelligence, accru les ressources naturelles et
la valeur des lieux, de telle sorte que
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d' autres sont venues pour participer, de gré ou
de force, aux bénéfices de ce patrimoine, et des
couches successives se sont accumulées sur les
terrains d' élection.
Nous possédons aujourd' hui des données
anthropologiques sur quelques-unes des contrées
se sont ainsi superposées des alluvions
humaines. L' Europe centrale, le bassin
diterranéen, l' Inde anglaise, nous présentent,
à titres divers, des exemplaires d' après lesquels
il est possible de se rendre compte de la
composition des peuplements humains. La
complexité de ces peuplements est, d' une façon
générale, ce qui nous frappe. Lorsqu' on essaie
de distinguer, d' après les indices
anthropologiquesputés les plus persistants,
les éléments qui entrent dans la population non
seulement d' une grande contrée, mais d' une
circonscription régionale de moindre étendue, on
constate qu' à peu d' exceptions près c' est l' absence
d' homogénéité qui est lagle. L' anthropologie
distingue en France des éléments très anciens,
remontant aux temps préhistoriques, à côté
d' éléments venus ultérieurement, souvent d' une
région, d' un département même. Il y a dans cette
diversité des degrés qu' expliquent suffisamment
la nature et la position des contrées ; mais,
dans l' état actuel de l' évolution du peuplement
humain, bien rare sont les parties qui semblent
avoir entièrement échappé aux flots d' invasions
qui ont circulé à la surface de la terre :
quelques archipels lointains, quelques cantons
montagneux, tout au plus.me dans la région
des silves africaines, les nègres de haute
taille et les pygmées à teint plus clair
coexistent en rapportsciproques. On peut
dès à présent considérer comme acquise,
contrairement aux habitudes du langage courant
qui les confond sans cesse, la distinction
fondamentale du peuplement et de la race. Sous
les conformités de langue, de religion et de
nationalité, persistent et ne laissent pas de
travailler les différences spécifiques implantées
en nous par un long atavisme.
Cependant ces groupestérogènes se combinent
dans une organisation sociale qui fait de la
population d' une contrée, envisagée dans son
ensemble, un corps. Il arrive parfois que chacun
des éléments qui entrent dans cette composition
s' est cantonné dans un genre de vie particulier :
les uns chasseurs, les autres agriculteurs, les
autres pasteurs ; on les voit, en ce cas,
coopérer, unis les uns aux autres par une
solidarité de besoins. Le plus souvent, à
l' exception de quelques molécules obstinément
fractaires tels que gypsies, gitanes, tziganes,
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etc. -dans nos sociétés d' Europe, l' influence
souveraine du milieu a tout rallié à des
occupations et à des moeurs analogues. Des signes
matériels traduisent ces analogies. Telle est la
force assouplissante qui prévaut sur les
différences originelles et les combine dans une
adaptation commune. Les associations humaines,
de même que les associations végétales et
animales, se composent d' éléments divers soumis
à l' influence du milieu. On ne sait quels vents
les ont réunis, ni d' où, ni à quelle époque ;
mais ils coexistent dans une contrée qui, peu à
peu, les a marqués de son empreinte. Il y a des
sociétés de longue date incorporées au milieu,
mais il y en a d' autres en formation, qui vont
se recrutant et se modifiant de jour en jour.
Sur celles-ci, malgré tout, les conditions
ambiantes exercent leur pression et on les voit
en Australie, au Cap, ou en Amérique,
s' imprégner aussi des lieux où se déroulent
leurs destinées. Les boers nealisent-ils pas
un des plus remarquables types d' adaptation ?
iv. -l' homme facteur géographique :
par-dessus le localisme dont s' inspiraient les
conceptions antérieures, des rapports généraux
entre la terre et l' homme se font jour. La
partition des hommes a été guidée dans sa
marche par le rapprochement et la convergence
des masses terrestres. Les solitudes océaniques
ont divisé des oecoumènes longtemps ignorantes
les unes des autres. Sur l' étendue des continents
les groupes qui ont essaimé çà et là, ont
rencontré entre eux des obstacles physiques
qu' ils n' ont surmontés qu' à la longue : montagnes,
forêts, marécages, contrées sans eau, etc. La
civilisation sesume dans la lutte contre ces
obstacles. Les peuples qui en sont sortis
vainqueurs ont pu mettre en commun les produits
d' une expérience collective, acquise en divers
milieux. D' autres communautés ont perdu, par un
long isolement, la faculté d' initiative qui
avait mis en oeuvre leurs premiers progrès ;
incapables de s' élever par leurs propres forces
au-dessus d' un certain stade, elles font songer
à ces sociétés animales qui semblent avoir
épuisé la somme de progrès dont elles étaient
susceptibles. Aujourd' hui toutes les parties de
la terre entrent en rapport ; l' isolement est
une anomalie qui semble un défi, et ce n' est
plus entre contrées contiguës et voisines, mais
entre contrées lointaines qu' est le contact.
Les causes physiques dont les ographes s' étaient
précédemment attachés à montrer la valeur, ne
sont pas pour cela négligeables ; il importe
toujours de marquer l' influence du relief, du
climat, de la position continentale ou insulaire
sur les sociétés humaines ; mais nous
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devons envisager leurs effets conjointement sur
l' homme et sur l' ensemble du monde vivant.
C' est ainsi que nous pouvons le mieux apprécier
le rôle qu' il convient d' attribuer à l' homme
comme facteur ographique. Actif et passif,
il est à la fois les deux. Car, suivant le mot
bien connu, " natura non nisi parendo
vincitur " .
Un éminent géographe russe, M. Woeïkof, a fait
remarquer que les objets soumis à la puissance
de l' homme sont surtout ce qu' il appelle
" les corps meubles " . Il y a en effet sur la
partie de l' écorce terrestre qui est directement
soumise à l' action mécanique des eaux courantes,
des gelées, des vents, des plantes par leurs
racines, des animaux par les transports de
molécules et le piétinement, un résidu de
désagrégation sans cesse renouvelé, disponible,
susceptible de se modifier et d' accueillir des
formes diverses. Dans les parties les plus
ingrates du Sahara les dunes sont le dernier
asile de la végétation et de la vie. L' action
de l' homme trouve plus de facilités à s' exercer
dans les contrées où ces matériaux meubles sont
partis avec abondance que dans celles où une
carapace calcaire, une crte latéritique par
exemple ont endurci et stérilisé la surface.
Mais il faut ajouter que la terre elle-même,
suivant l' expression de Berthelot, est quelque
chose de vivant. Sous l' influence de la lumière
et d' énergies dont le mécanisme nous échappe,
les plantes absorbent et décomposent les corps
chimiques ; les bactéries fixent dans certains
gétaux l' azote de l' atmospre. La vie,
transformée en passant d' organismes en
organismes, circule à travers une foule d' êtres :
les uns élaborent la substance dont se nourrissent
les autres ; quelques-uns transportent les
germes de maladies qui peuvent détruire d' autres
espèces. Ce n' est pas seulement à la faveur des
agents inorganiques que se produit l' action
transformatrice de l' homme ; il ne se contente
pas de mettre à profit, avec sa charrue, les
matériaux de décomposition du sous-sol ;
d' utiliser les chutes d' eau, la force de pesanteur
accrue par les inégalités du relief ; il
collabore avec toutes ces énergies vivantes
qui se groupent et s' associent suivant les
conditions de milieu. Il entre dans le jeu de la
nature.
Ce jeu n' est pas exempt de périties. Il faut
remarquer que, dans beaucoup de parties de la
terre, sinon dans la totalité, les conditions
de milieu déterminées par le climat n' ont pas la
fixité que semblent leur attribuer les moyennes
enregistrées par nos cartes. Le climat est
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une résultante qui oscille autour d' une moyenne,
plutôt qu' il ne s' y tient. Les données beaucoup
trop imparfaites encore que nous possédons,
ont toutefois mis en lumière le fait que ces
oscillations semblent avoir un caractère
périodique, c' est-à-dire qu' elles persistent
plusieurs années tantôt dans un sens, tantôt
dans un autre. Des séries pluvieuses alternent
avec des séries sèches ; et si ces variations
n' apportent pas grand trouble dans les contrées
abondamment arrosées, il n' en est pas de même
dans celles qui ne reçoivent que le minimum
nécessaire. On comprend la portée de cette
observation, car l' intervention de l' homme
peut consolider le moment positif, asseoir sur
un état temporaire un état fixe, fixe du moins
jusqu' à nouvel ordre.
Prenons un exemple : du nord de l' Afrique au
centre de l' Asie, les observateurs sont fraps
de spectacles de désolation qui contrastent
avec les vestiges de culture et les ruines qui
attestent une ancienne prospérité. Celle-ci
reposait sur le fragile échafaudage de travaux
d' irrigation, grâce auxquels l' homme réussissait
à étendre aux périodes sèches le bénéfice des
périodes humides. Que la fonction bienfaisante
soit interrompue quelque temps, tous les
ennemis que combattait l' irrigation prendront
le dessus. Surtout, chose plus grave, l' adaptation
aura pris un autre cours. D' autres habitudes
auront prévalu chez les hommes ; leur existence
sera liée à d' autres moyens, à d' autres êtres
exigeant d' autres disponibilités d' espace. La
forêt n' a pas de plus grand ennemi que le pasteur ;
les digues et les canaux ont un adversaire
achar dans le bédouin dont elles gênent les
pérégrinations.
L' action de l' homme tire sa principale puissance
des auxiliaires qu' elle mobilise dans le monde
vivant : plantes de culture, animaux domestiques ;
car il met ainsi en branle des forces contenues,
qui trouvent grâce à lui le champ libre, et qui
agissent. La plupart des associations gétales
formées par la culture se composent d' éléments
primitivement dispersés. C' étaient des plantes
nichées sur des pentes exposées au soleil, ou
sur les bords des fleuves, qu' avait reléguées
sur certains points la concurrence d' espèces
groues en plus grandes masses et constituées
en plus gros bataillons. Du cantonnement
propice où elles s' étaient retranchées, ces
plantes, que la reconnaissance des hommes devait
un journir, guettaient le moment où des
circonstances nouvelles leur livreraient plus
d' espace. L' homme, en les adoptant dans sa
clientèle, leur a rendu ce service, il les a
déliées. Du me coup, il a frayé la route à
un cortège de végétaux ou d' animaux non conviés ;
il a substitué des associations nouvelles à
celles qui avaient avant lui pris possession
de l' espace.
p15
Jamais, sans l' homme, les plantes de culture qui
couvrent aujourd' hui une partie de la terre,
n' auraient conquis sur les associations rivales
l' espace qu' elles occupent. Faut-il donc penser
que, si la main de l' homme se retirait, les
associations aux dépens desquelles elles se
sont étendues, reprendraient leurs droits ?
Rien de moins certain. Une nouvelle économie
naturelle peut avoir eu le temps de se
substituer à l' ancienne. La forêt tropicale en
disparaissant a fait place à la brousse ; et ce
changement, en modifiant les conditions de
lumière, a éliminé en partie les êtres qu' elle
abritait, notamment les glossines
redoutables qui en écartaient d' autres espèces.
Ailleurs c' est le sous-bois qui, sous forme de
maquis ou de garrigues, a sucdé à la
forêt : d' autres enchaînements se sont produits,
transformant aussi bien le milieu vivant que les
conditions économiques. On entrevoit qu' un
champ nouveau, presque illimité, s' ouvre aux
observations, peut-être à l' expérimentation.
En étudiant l' action de l' homme sur la terre,
et les stigmates qu' a déjà impries à sa
surface une occupation tant de fois séculaire,
la géographie humaine poursuit un double objet.
Elle n' a pas seulement à dresser le bilan des
destructions qui, avec ou sans la participation
de l' homme, ont si singulièrement réduit depuis
les temps pliocènes le nombre des grandes
espèces animales. Elle trouve aussi, dans une
connaissance plus intime des relations qui
unissent l' ensemble du monde vivant, le moyen
de scruter les transformations actuellement
en cours et celle qu' il est permis de prévoir.
à cet égard, l' action présente et future de
l' homme, maître désormais des distances, ar
de tout ce que la science met à son service,
dépasse de beaucoup l' action que nos lointains
aïeux ont pu exercer. Félicitons-nous-en, car
l' entreprise de colonisation à laquelle notre
époque a attacsa gloire, serait un leurre
si la nature imposait des cadres rigides au lieu
d' ouvrir cette marge aux oeuvres de
transformation ou de restauration qui sont au
pouvoir de l' homme.
I. REPARTITION HOMMES SUR GLOBE
p19
chapitre i. Vue d' ensemble. I. -inégalités et
anomalies :
pour apprécier les rapports de la terre et de
l' homme, la première question qui se pose est
celle-ci : comment l' espèce humaine est-elle
partie sur la surface terrestre ? Ou, pour
serrer de plus près, dans quelles proportions
numériques en occupe-t-elle les différentes
contrées ? Il est à présumer, en effet, bien que
le critérium ne soit pas infaillible, que l' homme,
rare ou nombreux, en groupes denses ou clairsemés,
imprime au sol une marque plus ou moins durable,
que son rôle est plus actif ou plus passif, qu' il
s' exerce en tout cas d' une façon différente.
Le géographe ne peut se contenter des chiffres
que fournissent les statistiques officielles. Il
faut bien qu' il y joigne les données que
peuvent lui fournir des sources diverses,
puisqu' il s' agit determiner, par la comparaison
des espaces disponibles et des effectifs,
jusqu' à quel degré est accomplie actuellement
l' occupation humaine de la terre. Toutes les
parties de la surface terrestre doivent entrer
en ligne de compte ; ce qui, malgré l' insuffisance
de certains renseignements, n' a rien
aujourd' hui de chimérique. L' ensemble seul a
une pleine signification, précisément par les
différences, les contrastes et anomalies qu' il
découvre. Ces anomalies ne laissent pas d' être
suggestives. L' aire de répartition d' une espèce,
qu' il s' agisse de l' homme ou de toute autre
espèce vivante, n' est pas moins instructive
par les
p20
lacunes et les discontinuités qu' elle révèle, que
par les étendues qu' elle couvre.
On estime que la population de la terre, en
1913, s' élève environ à 1. 631. 517. 000 habitants.
D' il résulterait, pour l' ensemble de la
terre, une densité moyenne de 11 habitants par
kilomètre carré : chiffre qu' on peut traiter
de pure abstraction, car, entre le maximum
atteint par les civilisations avancées et le
minimum réalisé par les sociétés rudimentaires,
il ne correspond à aucune étape qui semble
durable dans les contrées en voie de peuplement.
Or, comment cette population est-elle répartie ?
Les deux tiers des habitants de la terre
sont concentrés dans un espace qui n' est que le
septième de sa superficie. L' Europe, l' Inde,
la Chine propre et l' archipel du Japon
absorbent à eux seuls plus d' un milliard
d' habitants. C' est dans ce groupe de territoires,
isolés les uns des autres, restés longtemps
sans rapports directs, que se sont rassemblés
tous les gros bataillons. Un autre groupe,
il est vrai, s' avance depuis un siècle à pas
de géant : on compte, en 1910, plus de 101
millions d' habitants aux états-Unis. Ce
chiffre, toutefois, n' égale pas encore le quart
de la population de l' Europe, à superficie
à peu près égale.
Bien plus fortement s' accusent les différences,
si on les calcule entre contrées situées au
nord et contrées situées au sud de l' équateur.
La zone tempérée est loin d' atteindre sans doute
dans l' hémisphère austral la me étendue que
dans le nôtre ; mais si l' on compare la
population du sud du Brésil, des états de la
Plata, du Chili, du Cap, de l' Australie et
de la Nouvelle-Zélande à celle qui occupe des
régions correspondantes et ni plus ni moins
favorisées dans notre hémisphère, la
disproportion, malgré les accroissements récents
qui modifient peu à peu la balance, reste
encore extrêmement marquée. Il faut évaluer à
15 millions environ de kilomètres carrés, une
fois et demie l' Europe, l' étendue des contrées
tempérées de l' hémisphère austral ; et ce n' est
guère, tout compte fait, qu' au chiffre de 26 à
27 millions qu' on peut en estimer la population
actuelle.
Un certain rapprochement tend sans doute à
s' opérer entre ces chiffres ; mais combien grande
est encore la distance à conquérir, si tant est
qu' elle doive être conquise ! On peut dire que,
avant l' essor inouï de l' émigration européenne
au xixe siècle, phénomène qui représente
p21
un point tournant dans l' évolution du peuplement
humain, la répartition de notre espèce sur le
globe ne différait guère de ce que l' on observe
aujourd' hui, par exemple, à Madagascar, plus
du tiers de la population s' accumule sur un
espace qui n' est que le vingtième de l' île.
De telles inégalités sont-elles justifiées par
les conditions naturelles ? La multiplication
de l' espèce humaine rencontre de graves obstacles,
en partie insurmontables, soit dans une
surabondance de vie végétale et microbienne,
étouffant l' activité de l' homme, comme c' est le
cas dans les silves équatoriales ; soit dans
unenurie qui, par insuffisance d' eau ou de
chaleur, anémie en quelque sorte toutes les
sources d' existence. Au contraire, la clémence
du climat, l' abondance spontanée des moyens de
nourriture sont des circonstances propices. On
a essayé, à la suite de Candolle, de dresser
le bilan des plantes nourricières d' après
l' origine : si parmi les régions les plus
favorisées on compte le domaine diterranéen
et l' Inde, le Soudan pourrait y figurer au
me titre, et l' on ne voit pas que sa
contribution ait jamais été bien forte au
peuplement du globe. Un critérium plus sûr
serait dans les facilités d' acclimatation
qu' offrent certains climats. Celui, par exemple,
uneriode pluvieuse et chaude de quatre
à cinq mois succède à des hivers de température
et d' humidité modérées, permet à la végétation
d' accomplir par an deux cycles et à l' homme
de pratiquer deux récoltes. Les européens
s' émerveillent du changement à vue qui, de mai
à juin, transforme les campagnes du sud du
Japon. Aux joies bruyantes de la moisson
succède en un clin d' oeil l' activité silencieuse
des nouveaux germes qu' on vient de déposer
dans le sol. Ce régime, qui est celui de l' Asie
des moussons, a sûrement stimulé la fécondité
humaine ; mais l' a-t-il fait partout ?
Un autre type de climat favorable, quoique moins
libéral en somme, est celui qui ménage à la
gétation, après une interruption hivernale,
uneriode d' au moins six mois de température
dépassant 10 degrés, avec des pluies suffisantes.
Le cycle est assez long pour ouvrir à
l' acclimatation une marge considérable ; il est
peu de céréales qui n' y trouvent place, et avec
elles nombre d' arbres fruitiers et de
légumineuses. Cette heureuse variété, par les
compensations qu' elle offre et les garanties
contre ce danger de famine qui fut le cauchemar
des anciennes sociétés humaines, est assurément
une des circonstances les plus propices qu' ait
pu rencontrer leur veloppement.
Aucune de ces causes ne peut être négligée ;
aucune ne peut suffire. Tout ce qui touche à
l' homme est frappé de contingence. De toutes
p22
parts, à côté de domaines propices l' homme a
multiplié, on peut en signaler de semblables
dont les effets ont été faibles ou nuls : à côté
du Bengale surpeuplé, l' Assam et même la
Birmanie faiblement occupés ; à côté du Tonkin,
le Laos. Et qu' était, avant le dernier siècle,
cette vallée du Mississipi dont le climat, avec
ses pluies de printemps et de commencement
d' été, est, au dire de A. W. Greely, " une des
principales bases sur lesquelles repose la
prospérité de la grande république " ? Un terrain
de chasse qui, devenu terrain agricole, ne peut
opposer à l' Europe qu' une densité inférieure à
20 habitants par kilomètre carré.
La même impression d' inégalité et d' anomalie nous
frappe, si nous tournons notre attention vers ces
marches-frontières de la terre habitée que
l' homme n' occupe qu' à son corps défendant, sans
doute sous la pression des populations voisines.
Notre race a poussé des avant-postes dans les
hautes altitudes, dans les déserts, dans les
régions polaires. Il y a, dans cette extension de
l' homme en dépit du froid, de la sécheresse, de la
raréfaction de l' air, un défi qui est bien une
des affirmations les plus remarquables de son
hégémonie sur la nature. Dans ces domaines qui
semblaient pour lui frappés d' interdit, l' homme
s' est avancé ; mais pas partout du même pas. La
force d' impulsion qui a poussé l' humanité hors
de ses limites naturelles, s' est exercée
inégalement suivant les régions.
C' est dans l' hémisphère boréal de l' ancien
continent que les régions désertiques ont le plus
d' étendue ; elles sont pourtant relativement
moins pourvues de population que les parties
arides de l' Amérique et de l' Australie. L' homme
a réussi à s' y accrocher à tout ce qui pouvait
lui donner quelque prise. Les explorations qui de
nos jours ont pénétré au plus profond des
continents nous permettent de circonscrire à peu
près les parties où l' homme ne paraît qu' à la
dérobée et en fugitif. L' Arabie a le Dahna ;
l' Iran, ses Kvir et ses Karakoum ; le
Turkestan, son Taklamakan ; le Tibet, ses
lugubres plateaux que l' on traverse des semaines
entières sans rencontrer un être humain. Le
Sahara oriental, dans le désert de Libye,
qui a pourtant ses oasis, et le Sahara occidental,
dans le Tanesrouft, sont des déserts au sens
absolu. Mais, en dehors de ces parties tout à fait
déshéritées, nous remarquons que, dans ces régions
arides d' Afrique et d' Asie, pour peu que s' offre
un espace moins inhospitalier, une population
s' en est emparée. Dès qu' un peu d' eau apparaît
ou se laisse
p23
soupçonner, l' homme, guettant ces points d' élection,
a creusé des puits, pratiqué des canalisations
qu' il a prolongées parfois par un effort sans
cesse renaissant, obstiné devant l' aggravation
des sévérités du climat à avoir tout deme le
dernier mot. Il lutte comme agriculteur ; il
lutte aussi comme pasteur, rôdant de pâturages en
pâturages, à mesure qu' ils s' épuisent, ce qui ne
tarde guère. On a dit de ces tribus touareg que,
si peu nombreuses qu' elles soient, elles sont
encore en exs par rapport aux ressources de la
contrée. Si donc il y a des contrées où l' on
s' étonne de trouver trop peu d' hommes, il y en
a d' autres où l' on peut s' étonner à bon droit
d' en rencontrer trop.
Les hautes altitudes sont l' équivalent des déserts.
à 5. 000 m., la pression de la colonne d' air a
déjà diminué de moitié, les sources de chaleur
vitale s' appauvrissent dans l' oxygène raréfié ;
et cependant, dès 400 ou 500 m. Au-dessous de
cette altitude, au Tibet, commencent à se
montrer quelques bourgades en pierre et des
rudiments de culture. Presque aussi haut, sur
les plateaux du Pérou et de la Bolivie, se
hasardent quelques établissements miniers et
quelques lopins de terre. C' est dans les climats
secs, exempts des brouillards intenses et de
l' humidité équatoriale, que l' habitat permanent
atteint ses plus grandes altitudes : il s' épanouit
entre 3. 000 et 2. 000 m. Sur les plateaux
tropicaux de la région sèche, au Mexique comme
en Abyssinie et dans l' Yémen. Point de
différence en cela entre l' ancien et le nouveau
monde ; ces hauts plateaux furent même le séjour
de prédilection des civilisations américaines.
Mais, dans les montagnes de la zone tempérée,
les choses ont pris un cours différent. La zone
des pâturages, qui surmonte celle des forêts,
est fréquentée dans le Pamir, l' Alaï, les
Tian-Chan, par les pâtres kirghiz à des hauteurs
dépassant 4. 000 m. Moins élevés, quoique
dépassant parfois 3. 000 m., sont les yaïlas,
domaines où s' est implantée la vie pastorale
des kourdes et des turcomans. Enfin le mot
Alpes était déjà connu des anciens comme
synonyme de hauteurs et de turages. Cette
annexion régulière des hautes altitudes à la
vie économique n' avait jusqu' à nos jours rien
d' équivalent dans les parcs des montagnes
Rocheuses, les paramos des Andes, sans
qu' aucune raison de climat ni même de faune
justifiât ces différences. Sans doute la psence
de l' homme n' y est que temporaire ; mais c' est
précisément à l' envergure de ses migrations et
de l' espace qu' elles englobent, que se mesure,
dans ces régions en marge, la force d' expansion
de l' humanité.
p24
La plus sensible inégalité, en somme pourtant,
est celle qui se révèle entre le nord et le sud,
entre l' hémisphère continental et l' hémisphère
océanique, l' arctogée et la notogée de
certains zoologues. C' est un fait remarquable
que l' existence d' une chaîne de populations
adaptées, sur presque toute l' étendue du front
que les terres opposent au pôle boréal : de la
péninsule des tchouktches à la Laponie, du
Groenland à l' Alaska. Numériquement faibles,
elles rachètent cette infériorité par l' amplitude
de leurs mouvements. On a trouvé des traces
d' établissements temporaires jusqu' au delà de
80 degrés de latitude dans le Groenland.
L' habitat ne saurait avoir, dans ces parages,
de limites fixes. Un perpétuel va-et-vient y est
la loi d' existence des animaux et des hommes.
Il y a un flux et un reflux dans cette marée
humaine qui bat les abords inhospitaliers du
le septentrional. Nulle trace de cette énergie
d' expansion, de cette force de conqte, ne se
montre dans les extrémités méridionales que
projettent les continents en face du pôle opposé.
Le climat n't pas été plus défavorable ; tout
au contraire. Les étapes intermédiaires n' eussent
pas manq entre la Terre De Feu et les
terres antarctiques ; la distance de 700 à
800 kilom. Qui les pare n' eût pas été au
delà des moyens de navigateurs tels que les
eskimaux. Et pourtant, il n' a pas été trouvé
trace humaine dans l' intérieur des fiords
relativement abrités de la terre de Graham,
à la latitude de l' Islande. L' effort a langui
faute d' espace ; et l' infériorité relative que
l' on constate chez les mammifères de l'misphère
austral semble s' être étendue aux hommes.
Il résulte de ce qui précède que la répartition
des hommes ne s' explique pas par la valeur des
contrées. Celui qui, jetant un regard de connaisseur
sur les climats et les sols, essayerait d' en
déduire le degré d' occupation humaine,
s' exposerait à descomptes. Le calcul d' un
fermier supputant les probabilités de récoltes
d' après les qualités de ses champs, n' est pas
de mise pour le géographe. Une foule d' anomalies
nous avertissent que la répartition actuelle
de l' espèce humaine est un fait provisoire,
issu de causes complexes, toujours en mouvement.
Actuellement, nous constatons, dans un coup
d' oeil d' ensemble, un chiffre approximatif
représentant le total des hommes très
inégalement répartis sur la surface terrestre.
Cet état n' est qu' un point, et nullement un
point d' équilibre, dans une évolution dont nous
ne pouvons encore saisir que très imparfaitement
les allures. Parmi les causes dont il dérive,
il y en a qui persistent, d' autres qui
s' éteignent, d' autres qui entrent en jeu. Le
sultat actuel est essentiellement mobile et
provisoire ; néanmoins, c' est unsultat,
ayant comme tel la valeur d' un point de
perspective, d' où il est possible d' observer
p25
rétrospectivement la marche des phénomènes, et
peut-être de hasarder quelques prévisions.
Sur ce point, toutefois, une grande réserve
s' impose. On a exprimé, au xviiie siècle,
l' opinion que la terre pourrait tout au plus
nourrir trois milliards d' habitants. Il suffirait
à ce compte que la population actuelle doublât,
comme elle a fait en Europe au xixe siècle,
pour que le plein fût dépassé. Témoins du
peuplement actif de nombre de contrées nouvelles,
nous sommes tentés aujourd' hui de nous croire
en marche vers des totaux bien supérieurs.
Nous pourrions peut-être nous tromper aussi,
et exagérer les chances futures de population,
comme nos devanciers étaient enclins à les
duire. Rien ne dit qu' il y ait, entre régions
analogues, une densité normale atteinte par les
unes, vers laquelle les autres s' acheminent.
Il y a trente ou quarante ans, une des contrées
les plus fertiles du monde, celle des prairie
states, au centre des états-Unis, s' est
élevée presque d' un bond à 16 ou 17 millions
d' âmes ; ce chiffre ne représente en somme
qu' une densité de 15 à 20 habitants par
kilomètre carré, bien inférieure à celle des
contrées agricoles d' Europe ; et il ne semble
pas, d' après les derniers recensements, qu' il
y ait tendance à le dépasser.
La civilisation contemporaine met en mouvement,
à côté de causes qui favorisent l' accroissement
de la population, d' autres causes qui tendraient
plutôt à la réduire. Si ce sont surtout les
premières qui ont agi pendant le xixe siècle, il
se pourrait que les autres prissent le dessus au
cours des générations suivantes.
ii. -le point de départ.
on pourrait penser que les irrégularités que
présente la répartition de l' espèce humaine sont
dues à un état d' évolution peu avancée. L' homme
étant nouveau-venu dans certaines parties de la
terre, on s' expliquerait que ces régions
n' eussent pas encore le nombre d' habitants que
riteraient leurs ressources. Elles n' auraient
commenque tard à être atteintes par la marée
montante du flot humain. Mais cette vue n' est
pas confirmée par les faits ; car il semble que,
presque sur tous les points de la terre, l' homme
est un hôtejà très ancien.
Les recherches qui ont été poussées de nos jours
dans les parties les plus diverses de la surface
terrestre ont mis à jour, soit sous forme de
squelettes, soit sous forme d' objets travaillés,
des traces presque universelles de l' antique
présence de l' homme. Des enquêtes systématiques
p26
dans l' Amérique du nord ont conclu à la diffusion
générale de l' homme quaternaire sur ce continent.
Ni dans l' Arique du sud, ni au Cap, ni en
Australie, c' est-à-dire dans les parties de la
terre qu' on pourrait croire arriérées, les
antiques vestiges humains ne font défaut. C' est
un fait acquis que dès les âges dits
paléolithiques, tandis que les glaciers qui
avaient envahi une partie des continents n' avaient
pas encore accompli leur retrait définitif,
l' humanité avait déjà réalisé un progrès qui
constitue, dans la classe supérieure des êtres
vivants, une véritable singularité géographique :
elle avait étendu son aire d' habitat dans des
proportions telles qu' elle équivalait presque à
l' ubiquité. Ce privilège de quasi-ubiquité, elle
l' avait communiqué déjà, ou devait le communiquer
dans la suite, aux animaux entrés dans sa
clientèle, notamment au chien, son précoce
acolyte.
Cette " vaste et précoce diffusion " , suivant
l' expression de Darwin, suppose l' exercice
d' une mentalité supérieure ; elle prouve qu' il
était de longue date ar des dons intellectuels
et sociaux qui pouvaient assurer son succès
dans la lutte pour l' existence. Dès lors et pas
plus tôt commence l' oeuvre dont nous avons à nous
occuper ici, l' oeuvre géographique de l' homme.
Les routes de la ographie setachent à ce
moment de celles de l' anthropologie. Par quelle
suite d' acquisitions et de perfectionnements,
lés de pertes à certains égards, l' organisme
humain était-il entré en possession de ces
précieux avantages ? à l' anthropologie de le
rechercher. Nous ne pouvons ici que jeter un
regard furtif sur ces questions d' origine. Ce
n' est pas lebut, mais l' aboutissement d' une
longue évolution antérieure qui correspond au
moment où l' homme s' est répandu sur la
terre.
à une époque où ni le climat, ni la configuration
des terres et des mers ne correspondaient
exactement à l' état actuel, il se présente à
nous comme un être constitué de longue date
en ses traits fondamentaux, en possession d' une
quantité de traits communs qui excèdent de
beaucoup la somme des différences. Si intéressant
qu' il soit de constater chez l' australien ou le
négrito un moindre développement de la colonne
vertébrale, une gracilité plus grande des membres
inférieurs servant de support au tronc, ces
différences sont peu de chose en comparaison
de la chaîne de ressemblances physiques et
morales qui unit entre eux les membres du genre
humain et en fait un tout.
Je ne puis parler qu' en passant de l' enquête
ethnographique qui, de nos jours, s' est étendue
aux peuples les plus divers. Sous les variantes
p27
des milieux ambiants, une impression d' unité
domine. Comment expliquer qu' à travers ces
différences on ait tant d' occasions de constater
entre contrées très éloignées des similitudes et
des convergences ? Sur les principaux incidents
de l' existence, et particulièrement sur la mort,
la maladie, la survivance des âmes, des idées
qu' on peut regarder comme le triste et universel
partage de l' humanité ont engendré des rites,
des superstitions, des représentations figurées,
masques ou statuettes, tout un matériel
ethnographique analogue. Il y a un fond
primitif commun, sur lequel l' homme se rencontre
à peu près partout semblable à lui-même.
Conformément auxmes idées il a dressé, aligné,
échafaudé des blocs ou simplement amoncelé des
pierres pour abriter des sépultures. Suivant les
mes arrangements il a construit en Suisse
et en Nouvelle-Guinée des cases lacustres sur
pilotis. On peut se demander si ces analogies ne
s' expliquent pas par des emprunts réciproques,
car les relations, même à grande distance,
n' ont jamais manqué absolument. Les emprunts
deviennent toutefois fort invraisemblables entre
contrées arides séparées par la zone équatoriale,
ou entre contrées tropicalesparées par des
océans. Combien n' a-t-il pas fallu de siècles,
en Europe même, pour que l' usage du fer,
connu sur les bords de la Méditerranée, se
pandît en Scandinavie ? L' hypothèse
d' emprunts, quand elle ne s' appuie que sur ces
analogies mêmes, est gratuite. Il faut se
rappeler que nos conceptions et nos habitudes
se sont accumulées sur un tuf plus ancien et plus
profond qu' on n' imagine.
Cette diffusion générale de l' espèce humaine
s' effectua par des voies que nous n' avons pas le
moyen de retracer. Soit qu' il y ait eu un
centre unique de dispersion, soit qu' on admette
une pluralité qui, en tout cas, ne put être
qu' assez restreinte, il faut que l' humanité ait
trouvé devant elle de vastes espaces continus
pour se répandre. Un morcellement insulaire
eût été incompatible avec les déplacements
que suppose cette extension. C' est comme être
terrien, par les moyens de locomotion appropriés
à son organisme, qu' il put franchir des
distances qui nous étonneraient si nous ne
savions pas de quoi sont capables les peuples
primitifs. La mer n' entra que plus tard au
service des migrations humaines. Il est
significatif que les tribus vivant à proximité
de la mer ou même dans des archipels, comme ces
négritos épars sur les côtes méridionales de
l' Asie, soient restées étrangères à toute vie
maritime. L' usage de la navigation est un progrès
tardivement acquis, qui resta longtemps l' apanage
d' un petit nombre, et qu' on ne saurait compter au
rang de ces inventions primordiales qui
hâtèrent universellement la diffusion de
l' humanité.
p28
Quand les européens ont étendu leurs découvertes
et leurs observations sur l' ensemble du globe,
ils ont trouvé beaucoup de tribus qui ignoraient
l' usage de la voile, d' autres qui ne pratiquaient
pas la poterie, un plus grand nombre auxquelles
les taux étaient inconnus ; mais la possession
du feu faisait partie du patrimoine commun. Des
trouvailles d' objets calcinés accompagnent les
plus anciennes traces de l' homme. La différence
des procédés en usage pour obtenir le feu,
par frottement, par percussion, ou autres moyens
plus particuliers, indique que l' invention dut
s' accomplir d' une façon indépendante en
différents points de la terre. Il n' est pas
interdit de penser que ce fut dans une des
régions tropicales à intervalles de saison sèche
que l' invention fit fortune. Lorsqu' on nous
conte comment les indigènes de l' Afrique
tropicale recueillent, sur une couche d' herbes
ches particulièrement inflammables, la poudre
incandescente qu' ils ont fait jaillir en frottant
une pièce de bois tendre avec une pièce de bois
pointue, il semble qu' on assiste à une des
expériences décisives qui donnèrent lieu à la
conservation et au transport de la flamme une fois
obtenue. Le climat qui met à portée l' un de l' autre
le tapis desséché de la brousse et le bois
dur, c' est-à-dire le combustible et l' allumette,
représente le milieu le plus favorable à la
marche de cette invention. C' est là sans doute
que vécurent les prométhées inconnus qui
parvinrent les premiers à s' approprier cette
force incalculable que recélait un jaillissement
d' étincelle.
L' extension presque universelle d' une très
ancienne humanité s' explique par la possession
de cette arme. Le feu n' était pas seulement un
instrument d' attaque et defense contre la
faune rivale, à laquelle elle avait à disputer
son existence ; il lui fournit la possibilité
de s' éclairer, de cuire ses aliments. L' homme put
ainsi s' accommoder à peu ps de tous les climats,
disposer d' un plus grand nombre de moyens de
nourriture. Il fut plus libre de se mouvoir à
travers la création vivante.
Ce ne fut, il est vrai, qu' une couche très mince
et discontinue que la population qui se répandit
ainsi sur la surface de la terre. La comparaison
des peuples actuels dont les genres de vie se
rapprochent de ceux que pratiquaient ces primitifs,
peut donner quelque idée de la densité moyenne
qu' ils pouvaient atteindre. Exceptons comme
négligeable la minime somme d' habitants relégs
au delà du cercle polaire ou dans les déserts
intertropicaux : il y a, aux abords de 60 degrés
lat. N., une série de peuples de civilisation
relativement fixée, auxquels la chasse et la
pêche, accompagnée chez quelques-uns d' un peu
d' élevage et d' agriculture, fournissent le
principal de leur subsistance.
p29
Tchouktches, toungouses, iakoutes, samoyèdes,
lapons, etc., circulent ainsi à travers cet
ensemble de forêts, steppes et toundras qui
composent dans l' Asie septentrionale un paysage
peu différent de celui nos paléolithiques de
l' Europe centrale chassaient le renne. Un
nomadismeglé d' après les migrations des
animaux, ainsi que la nécessité de ne se mouvoir
que par petits groupes : telles sont les
conditions actuelles, analogues à celles qu' on
entrevoit dans le lointain passé. Elles sont
favorables à une large diffusion en espace,
comme le prouve l' extension des eskimaux, et elles
s' accordent ainsi avec les faits que constate
l' archéologie préhistorique. C' est donc une leçon
d' archaïsme que nous donne cet état social.
Lorsqu' on a essayé d' évaluer en chiffres la
population de ces peuples qui garnissent sur une
étendue immense la ceinture boréale des continents,
les calculs les plus probables ne sont pas
arrivés à un total de 500. 000 habitants : ce n' est
pasme 1 par kilotre carré ; ils ne
composeraient pas, à eux tous, la population
d' une seule de nos grandes villes de deuxième
ordre ! De vastes espaces n' ont pu être occupés
autrement pendant la période, décisive déjà pour
l' avenir, de la création vivante, l' homme,
ardu feu, entra, nouveau champion, dans
l' arène.
Ce n' est pas que, dès cette époque, il ne se soit
formé sur certains points de premières ébauches
de condensations humaines. La pêche, plus que la
chasse, y donna lieu. Parmi les amas de rebuts de
cuisine (kjokkenmoddingen) trous sur les
tes de Danemark, où des débris d' oiseaux et de
bêtes sauvages se mêlent à des amoncellements
d' arêtes de poissons et d' écailles de mollusques,
il y en a qui n' ont pas moins de 400 pieds de
long, 120 de large, et jusqu' à 8 pieds de haut.
Ils datent d' une époque l' homme n' avait d' autres
instruments que des os ou des silex taillés, ni
d' autre animal domestique que le chien.
L' abondance du menu, autant que les dimensions
des amas, montrent que des groupes relativement
nombreux ont vécu là. La mer, au contact destes
ou des bancs qui favorisent l' accomplissement
des fonctions vitales, est une grande pourvoyeuse
de nourriture. Des témoins ont décrit, sur les
tes méridionales du Chili, les scènes qui
se roulent à marée basse, quand non seulement
hommes et femmes, mais chiens, porcs et, avec
de grands cris, oiseaux de mer accourent vers
la provende laissée par le flot, vers la table
que quotidiennement la nature tient ouverte à
tous ces commensaux.
La vie deche côtière suppose un certain degré
de sédentarité
p30
qui s' accommode d' une densité supérieure. C' est
elle qui, dès les temps très anciens, a ramas
sur les tes du Japon une population de
professionnels, vivant de poissons crus, dont le
nombre, encore aujourd' hui, égale le vingtième
de la population totale de l' empire du
soleil-levant. Peut-être a-t-elle contribué
aussi à condenser les populations de la Chine
ridionale. Sur les côtes de la Colombie
Britannique, les ethnologistes américains ont
remarqué que les tribus nutkas, thlinkits,
haïdas, qui se livraient à la pêche, avaient une
densité très supérieure à celle des algonquins
vivant de chasse dans l' intérieur des
continents.
On saisit dans ces faits le premier anneau de
chaînes qui ne se sont pas rompues ; on perçoit
des conséquences significatives de différences
sociales déjà applicables à ces anciens âges.
N' exagérons pas cependant. Une contrée que son
isolement conserve archaïque, l' Islande, peut
servir de terme de comparaison. Dressée au milieu
de l' océan comme un pilier d' appel pour les êtres
vivants de l' air et des eaux, elle ménage aux
poissons l' abri de ses fiords, aux oiseaux de
mer les anfractuosités de ses falaises, à tous
des refuges où ils viennent frayer et nicher ;
et dans ce pullulement de vie animale ne manquait
pas encore il y a un demi-siècle le grand
pingouin, l' alca impennis, un des animaux
aujourd' hui disparus dont les restes entrent
dans la composition des kjokkenmoddingen.
la population humaine n' a pas manqd' affluer
aussi à ce rendez-vous, particulièrement sur la
te de l' ouest, baignée par les courants chauds.
Les contingents, si clairses dans l' intérieur,
s' y renforcent. Mais à combien se monte au
total la densité de l' étroite bande littorale ?
à 9 habitants environ par kilomètre carré.
C' est sans doute, par analogie, le maximum qu' on
puisse envisager pour les époques primitives.
Que sur de vastes espaces, parcourus par des
poignées d' hommes, certaines places favorisées
en aient retenu ensemble un plus grand nombre :
il faut donc l' admettre. Mais ce maximum ancien
de densité ne représenterait qu' un minimum dans
les conditions actuelles ; c' est le plus que
puissent atteindre les libres dons de la
nature.
Il y a lieu de se demander si cette espèce
humaine aux rangs si clairsemés a pu exercer
déjà une influence sensible sur la physionomie
de la terre. Serf des conditions naturelles,
l' homme était-il en mesure de les modifier ?
Il ne faudrait peut-être pas se hâter de conclure
par la négative. Les usages du feu sont multiples ;
rien ne prouve
p31
qu' il se soit borné à allumer des foyers fugitifs,
comme ceux qui noircissent pour quelques jours
le sol, là où a stationné un campement de nomades.
L' idée denager des espaces couverts est née,
comme la domestication du chien, d' un besoin de
curité et de vigilance, qui semble avoir
présis les premiers temps aux moindres
établissements humains. à défaut d' instruments
capables de venir à bout des arbres, le feu
offrait le moyen d' extirper la végétation
parasite, de dégager le sol environnant,
d' écarter les possibilités d' embuscades et de
surprises.
L' humidité du climat ne protège la forêt que
lorsqu' elle n' est pas interrompue périodiquement
par le retour de longs mois de sécheresse.
Les incendies de brousse qui avaient frap le
navigateur Hannon le long destes du Sénégal,
se pratiquent encore en grand jusque dans les
parties les plus intérieures de l' Afrique.
La cendre de certaines plantes fournit le sel,
condiment essentiel de nourriture ; l' herbe
croît plus fine et plus savoureuse, plus
recherchée par les antilopes, à la suite des
incendies qui ont amendé le sol. Et si le chasseur
tire parti de ces avantages, il n' est pas dit
qu' ils aient passé inaperçus pour ceux de ses
compagnons ou de ses compagnes qui pratiquaient
déjà la cueillette de certaines graines
alimentaires. L' usage de semer des grains
sur brûlis, pour en tirer successivement deux
ou trois récoltes, est une des formes les plus
universellement répandues de culture primitive.
Elle s' associe naturellement à la vie de chasse ;
comme on le voit encore chez les tribus gonds,
bhils ou autres, qui hantent les plateaux herbeux
de l' Inde centrale.
Beaucoup de parties de la terre ont échappé sans
doute à toute modification sensible pendant ces
périodes, puisqu' il en reste encore aujourd' hui
que l' action de l' homme n' a pas atteintes. Mais
il n' en fut pas de même partout. Le paysage
naturel fut entamé à l' endroit le plus sensible.
La réduction de l' étendue forestière au nord et
au sud de la zone équatoriale est un fait qui
frappe les observateurs spéciaux. L' existence
de nombreux représentants du sous-bois dans des
espaces aujourd' hui découverts, la transformation
de lianes qui, d' aériennes, sont devenues quasi
souterraines pour s' adapter à de nouvelles
conditions d' existence, semblent indiquer qu' une
partie du domaine immense occupé par la savane
a été taillé aux dépens de la forêt. Si l' on
voit celle-ci, dès qu' on s' éloigne de quelques
degrés de l' équateur, sefugier, pourchassée
des plateaux et des croupes, dans les ravins
et vallées, le climat seul n' est pas responsable
de cette élimination. Beaucoup de vestiges de
l' âge de pierre, par exemple dans le
Fouta-Djalon et le Soudan occidental, nous
avertissent qu' il
p32
faut beaucoup tenir compte de l' homme. C' est dans
ces régions que s' est déroulé le premier acte
de cette lutte aveuglément sans merci que
l' homme a engagée et qu' il poursuit encore contre
l' arbre.
Son action s' exerçait à cet égard, de complicité
avec la puissante faune d' herbivores que
l' époque miocène avait répandue dans le monde.
Réunies par bandes énormes, telles que les ont
décrites avec stupéfaction certains observateurs,
dans l' Afrique centrale, les antilopes sont,
à certains moments de l' année, une armée
dévorante, dont les jarrets nerveux étendent
au loin les ravages. D' immenses quantités de
nourriture herbacée ont dû alimenter les besoins
de ces troupeaux d'miones, onagres, chevaux,
éléphants sauvages, ainsi que de ces bisons qui,
avant 1870, s' étaient multipliés par plusieurs
dizaines de millions dans les prairies des
états-Unis. L' herbe renaît à la pluie suivante,
mais les jeunes pousses d' arbres sont détruites.
Dans la concurrence toujours allumée entre
l' herbe et l' arbre, l' action de ces armées
d' herbivores, dont nous ne voyons plus
aujourd' hui que des effectifs réduits, pesa
certainement d' un grand poids. L' homme, plus
tard, eut à les combattre pour défendre contre
eux ses cultures ; mais à l' origine il avait
trouvé en elles des auxiliaires pour l' aider
à se faire place nette.
p33
chapitre ii. Formation de densi. I. -groupes
et surfaces de groupements :
depuis l' époque lointaine l' espèce humaine se
pandit sur les continents, elle a peu gagné en
diffusion. Les progrès accomplis sous ce rapport
dans la période qui nous est connue se réduisent
à peu de choses : quelques îles au centre de
l' Atlantique et surtout dans l' océan Indien
et les mers australes. Que les Mascareignes,
à 150 lieues seulement de Madagascar, fussent
restées un asile où vivait en paix, avant
l' arrivée récente de l' homme et du chien, le
dronte (dudo ineptus), cela ne laisse pas de
surprendre. Le flot humain a fini par atteindre
ces rogatons terrestres ; mais à ces maigres
annexions se borne à peu près le bilan des
conquêtes récentes de l' oecoumène. en
revanche, la population a gagné prodigieusement,
quoique inégalement, en densité. Elle s' est
moins accrue en étendue qu' elle ne s' est
localisée en profondeur.
Il faut s' unir pour collaborer, en vertu des
nécessités primordiales de la division du
travail ; et d' autre part des difficultés
s' opposent à la coexistence de forces
nombreuses réunies. Tel fut le dilemme qui s' est
posé aux sociétés les plus rudimentaires,
aussi bien qu' il se pose aux civilisations
les plus avancées. Il n' y a pas d' hiatus entre
les deux, mais seulement des différences de
degrés. Quelle que soit l' importance des
groupes dont il fait partie, l' homme n' agit
et ne vaut géographiquement que par groupes.
C' est par groupes qu' il agit à la surface de la
terre ; et même dans les contrées où la
population semble former un ensemble des plus
cohérents, elle se résoudrait, si l' on regardait
de près, en une multitude de groupes ou de
cellules vivant, comme celles du corps, d' une
vie commune.
groupes moléculaires. -ces groupes sont en
dépendance manifeste de la nature des contrées.
Comme les plantes se rabougrissent
p34
à défaut de chaleur ou d' humidité, ainsi se
racornissent en pareilles conditions les groupes
humains. Une douzaine de huttes, chez les
eskimaux, passe pour une grande agglomération ;
et au delà de 75 degrés de latitude, le maximum
est de deux ou trois. Un rassemblement de
14 yourtes est un village qui fait figure dans
la province d' Anadyr. La sécheresse au Sahara,
dans le Kalahari, en Australie, produit le
me effet que le climat polaire. Foureau note
chez les touareg " le fractionnement infini par
petits groupes des habitants " . Dans l' r,
les groupes se réduisent à 3 ou 4 tentes. Les
krals des hottentots réunissent parfois
plus de 100 individus ; on en compte à peine une
douzaine dans les campements de bochimans ou
d' australiens.
Ailleurs, dans la silve équatoriale
africaine, dans la montana ou les bosques
du versant oriental des Andes, l' importance
des établissements humains est en proportion
inverse de la luxuriance végétale. Ce qu' on
rencontre au Congo, entre l' équateur et le
6 e degré de latitude nord ou sud, ce sont des
villages d' une trentaine de cases ; on nous
parle de villages n' en ayant que 8 ou 10. Ces
chiffres ne seraient sans doute guère dépass
dans l' intérieur de Bornéo ou de Sumatra.
Mais la différence entre les contrées dont le
climat pèche par exubérance et celles où il
pèche par anémie, se montre dans la rapidité
avec laquelle les groupes grossissents que
cesse l' oppression de la forêt ; une
recrudescence subite dans le nombre et
l' importance des villages se produit sur la
lisière de la silve. Tandis que la forêt elle-même
accroît sa population au voisinage de la
savane, celle-ci se couvre de villages dont les
habitants se chiffrent par centaines, atteignent
parfois le millier.
groupes nomadisants. -ces groupes, à quelque
genre de vie qu' ils appartiennent, sont en
rapport déterminé avec une certaine portion
d' espace. Ni la raison ni l' expérience n' admettent
de peuple sans racines, c' est-à-dire sans un
domaine s' exerce son activité, qui assure et
maintient son existence. Pas de groupe, même au
plus bas
p35
degré de l' échelle sociale, qui n' ait et ne
revendique âprement son territoire. On dit que
les plus humbles peuplades australiennes avaient
l' habitude de déterminer par des pierres ou
certaines marques connues les espaces dont la
contenance pouvait pourvoir à leurs besoins de
chasse, de cueillette, de provisions d' eau et de
bois. L' étendue suppléant à l' insuffisance,
ce sont en général les groupes les plus
indigents qui réclament le plus d' espace.
Mais une très faible densité de population n' exclut
nullement un certain degré de richesse et de
puissance. Les tribus pastorales de l' Asie
et du Sahara ont leurs pâturages attitrés
qu' elles fréquentent successivement dans leurs
parcoursriodiques. Cesturages ont leur
nom ; ce sont, à la différence des vagues
étendues de bled, des contrées pourvues
d' un état civil. Il est possible que des mois se
passent sans que ces domaines soient visités par
leurs possesseurs ; il faut que l' herbe ait eu
le temps de pousser en l' absence de l' homme.
Ces surfaces que ses pieds foulent si rarement
n' en sont pas moins un domaine, une dépendance
du groupe. Quelques-uns de ces groupes, surtout
au coeur des déserts, ne sont que d' humbles et
insignifiantes collectivités. Mais tel n' est pas
toujours le cas. Certaines tribus du Sahara
oriental ont des ramifications depuis l' égypte
jusqu' au centre de l' Afrique. Les larba, dans
leurs migrations périodiques entre le Mzab et
les marchés de Boghar et de Teniet-El-Had,
embrassent un parcours d' environ 500 km. C' est
aussi une longue étape que celle qui mène les
6. 500 kirghiz des vallées du Ferghana vers les
hauts plateaux de l' Alaï. De tels exodes
supposent un certain degré d' organisation
territoriale. Le sort de cette richesse
ambulante qui se chiffre par des centaines de
mille moutons ou chèvres, sans compter ânes,
chevaux et chameaux, ne saurait être livré au
hasard. Il implique des dispositions relatives
aux passages, aux ravitaillements en eau, aux
étapes, tout ce qu' exige la jouissancegulière
d' un vaste domaine pastoral. Le cercle ne peut
êtretermiavec une entière rigueur ; une
certaine marge est nécessaire, car il faut
compter avec les caprices des saisons, suppléer
au besoin à l' absence de végétation aux endroits
prévus. Paissant tour à tour les herbes des
dayas ou redirs, celles qu' humecte le
lit des oued, les touffes aromatiques des
steppes, les générations aussi vite épuisées
que parues des plantes annuelles, se rabattant
au besoin sur les jachères des champs limitrophes,
ces troupes dévorantes ont besoin de larges
disponibilités d' espace. Rarement
p36
me elles peuvent réunir tous leurs membres ;
il faut se séparer pour vivre ; Abraham et
Loth vont paître leurs troupeaux vers les
points opposés de l' horizon. Ce n' est qu' en des
occasions solennelles, joyeusement accueillies,
que la tribu peut se donner à elle-même le
spectacle de sa magnificence et déployer, comme
Isrl devant Balaam, toute la multitude de
ses tentes. Ainsi est exclue du domaine
prévaut la vie pastorale toute occupation
intensive du sol ; ou du moins la part qui est
faite à celle-ci ne peut s' accroître sans grave
dommage pour le pasteur.
rapports des groupes entre eux. -la silve
tropicale, la savane herbeuse, la steppe
pastorale se traduisent, sous le rapport de la
densité d' habitants, par des groupes
dissemblables, disposant d' une part très
inégale d' espace. Toutefois, comme ils font
partie d' un ensemble terrestre qu' anime en son
entier la présence de l' homme, des réactions
s' échangent entre eux. Par l' effet des
transactions qui s' établissent ou des mouvements
qui se répercutent entre les populations
humaines, des renflements de densité tendent à
se former sur les lignesdes genres de vie
différente entrent en contact. Nous avons
signalé plus haut l' accroissement qui correspond,
en Afrique, à la zone de contiguïté entre la
silve et la savane. On peut observer le même
phénone sur la marge incise qui s' interpose,
dans l' ancien continent, entre le domaine de la
vie pastorale et le domaine agricole : aussi
bien sur les confins sahariens du Tell et du
Soudan que sur les lisières des steppes de
l' Asie occidentale. Des marchés, parfois des
villes, surgissent sur ces points de rencontre,
ou plutôt de soudure, car c' est un lien de
solidarité qui unit ces diverses familles de
groupes. Si l' on se demande, en effet, comment
ont pu se former et durer ces grandes
organisations pastorales qui gravitent depuis
le Sahara jusqu' en Mongolie, on constate que
leur existence est en rapport avec les marchés
agricoles qui leur permettent d' échanger leurs
produits. L' éparpillement d' un côté et la
concentration de l' autre apparaissent comme deux
faits connexes.
L' exploitation pastorale, qui, de nos jours, a
pris possession de grandes surfaces en Australie
et en Amérique, confirme, en les systématisant,
ces rapports. Dans les contrées vouées à la vie
pastorale,
p37
telles que le Grand-Bassin de l' Arique du
nord, le sud des Pampas de l' Argentine, la
partie occidentale de la Nouvelle-Galles Du
Sud, les contrastes atteignent leur maximum
entre l' exiguïté de main-d' oeuvre humaine et
l' abondance de capital pastoral. La disproportion
est infiniment plus forte que dans l' ancien
monde entre le nombre du bétail et celui des
hommes. On peut estimer à 5 ou 6 moutons par
homme le chiffre que possèdent les puissantes
tribus pastorales dont nous avons parlé. Au
contraire, en Australie, on cite des troupeaux
de 50. 000 à 80. 000 moutons qui n' exigent qu' un
personnel de 15 à 20 personnes. Dans la
publique argentine, des estancias
détiennent à elles seules des troupeaux de
160. 000 moutons. Autre exemple : l' état de
Wyoming, aux états-Unis, possédait, en 1900,
plus de 5 millions de moutons et n' a pas
150. 000 habitants. C' est donc sur de grands
espaces la réduction au minimum de l' élément
humain ; mais cela, pcisément parce qu' il
existe ailleurs des centres de commerce, de
puissants foyers de consommation, des ports,
des villes immenses, où ces manufactures de
laine et de viande ont leurs débouchés. Ces
contrastes font partie de l' économie générale.
l' accumulation sur place. -voulant
caractériser des peuples qui végètent dans un
état de civilisation rudimentaire sans un espoir
de progrès, Virgile s' exprime en disant
" qu' ils ne savaient ni faire masse de leurs
produits ni en pratiquer l' épargne " . On ne
saurait mieux mettre le doigt sur le principe
d' où sort un accroissement de densité dans les
groupes humains. Seule, la vie sédentaire,
directement ou indirectement, donne consistance
à l' occupation du sol. Or l' agriculture est le
seul régime qui ait à l' origine permis de
cohabiter sur un point fixe et d' y concentrer
le nécessaire pour l' existence. Toutefois n' est
pas agriculteur celui qui, après avoir brûlé
l' herbe, jette quelques poignées de grains et
s' éloigne ; mais celui qui amasse et fait des
serves. Le pasteur, dans les régions arides,
essaie de faire subsister sans provisions
assemblées d' avance, à la fortune des saisons,
le plus d' animaux possible. Les peuples chasseurs
de l' Amérique du nord n' ignoraient pas la
culture ; mais, dit Powell, " il était de
pratique presque universelle de dissiper de
grandes quantités de nourriture dans une
constante succession de fêtes, dont l' observation
superstitieuse ne tardait pas à dissiper les
approvisionnements ; et l' abondance
p38
faisait bientôt place au ment et même à la
famine " . L' agriculteur ne tombe pas dans ces
prises ; la pvoyance et me l' avarice lui
sont passées dans le sang. Il cumule le
patrimoine des générations passées et suivantes.
Le premier pas fut l' acclimatation de plantes
et la domestication d' animaux ; l' ensilotage ou
la mise en grange fut le second.
noaux de densité et lacunes intermédiaires.
les cultures soudanaises occupent un grand
espace en Afrique. Mais il y a une infirmité
inhérente à cette agriculture qui ne pratique
pas la fumure du sol et ne connaît pas la
charrue. Elle n' utilise que les parties où le
sol meuble permet à une simple houe d' y enfouir
la semence ; l' aridité des grès ou des granites
la rebute. Elle est capable néanmoins, dans
les conditions favorables du sol, de donner lieu
à une densité considérable d' habitants. Yunker
et Emin-Pacha décrivent à l' envi " les files
de cases qui se succèdent l' une ps de l' autre
pendant près d' une heure " , dans l' Ouganda.
Hans Meyer parle dans les mêmes termes des
cultures qui s' étalent où s' échelonnent en
terrasses sur les croupes du Rouanda, par
1. 600 m. D' altitude. à des altitudes bien moindres,
sur le moyen Chari, A. Chevalier signale
" tel pays qui n' est qu' un vaste champ verger " .
Il y a, dans le Soudan nigérien, dit Lucien
Marc, " des contrées où l' on peut marcher deux
jours sans perdre un seul instant les cases de
vue " . E. Salesses estime à 40 habitants par
kilomètre carré la population de certains districts
du Fouta-Djalon. Seulement, ces foyers de
densité sont sporadiques ; ils sont séparés par
des intervalles vides.
Incapable de subvenir à l' épuisement du sol,
chaque groupe se sent bientôt à l' étroit dans
l' espace qu' il exploite. Sur un sol qui nous
est pourtant dépeint comme fertile, on nous
apprend qu' un village a besoin de disposer d' une
périphérie triple de celle qu' il cultive
effectivement. Une sorte de roulement entretient
de vastes réserves de terrains buissonneux à
té des cultures. Malgré tout, il arrive un
moment où le pays surpeuplé se voit obligé de
rejeter une partie de sa population.
Qu' arrive-t-il alors ? Ce n' est pas à proximité,
mais au delà des obstacles naturels qui
circonscrivent son domaine, bien à distance,
qu' il émet ce rejeton.
p39
Les marches à travers des espaces vides, les
journées passées sans voir ni cases, ni visages
d' hommes, morne refrain de l' exploration
africaine, s' expliquent ainsi. Les guerres et la
traite ont contribué certes à élargir ces
lacunes : nulle part le homo homini lupus
ne s' applique mieux. Mais si le groupe social
est resté isolé, moléculaire, incapable de
concerter sa défense, il y a surtout au fond
de cela un mode imparfait d' agriculture. Des
scènes d' apparences contradictoires défilent
ainsi sous les yeux, et nos jugements sur les
chiffres totaux de population s' en
ressentent.
Le peuplement de la terre s' est opéré par taches,
dont les auréoles dans les pays les plus
civilisés finissent par se rejoindre ; encore
pas toujours. Richthofen, dans son journal
de voyage en Chine, note entre provinces
voisines et très civilisées, comme le Hou-
et le Ho-Nan, des traces de séparations
anciennes et fondamentales. Entre les chambres
et chambrettes dont, suivant son expression,
se compose la Chine, les cloisons, en quelque
sorte, sont des marches-frontières,
montagneuses ou accidentées, dont les habitants
vivant en clans, par petits hameaux, pratiquent
d' autres modes d' existence que ceux de la plaine.
Les deux peuplements, quoique contigus, ne se
fondent pas. La solution de continuité reste
apparente.
L' Inde, dit Sumner Maine, " est plutôt un
assemblage de fragments qu' une ancienne société
complète en elle-même " . Effectivement, sans
parler des enclaves à demi sauvages qui
confinent soit au Bengale, soit au pays des
mahrattes, le village hindou, type de la
civilisation du nord, est organisé pour se
suffire comme si rien n' existait autour de lui.
Constitué en unité agricole, avec son personnel
attitré de fonctionnaires et d' artisans, il
forme un microcosme. Les analyses des derniers
recensements indiquent que la plupart des
existences restent enfermées dans ce cadre,
sauf pour contracter mariage dans le village
voisin. Ce n' est pas entre villages, mais entre
le régime de communautés de villages et celui
de tribus que s' interpose l' isolement, tant il
est vrai que c' est par l' intermédiaire de
causes sociales que s' exerce l' influence des
conditions géographiques !
groupements de dates diverses en Europe. -le
spectacle qu' offre aujourd' hui le peuplement,
dans la majeure partie de l' Europe, est
p40
tellement composite qu' il faudrait souvent des
cartes à très grande échelle pour distinguer les
soudures qui ont fini par rapprocher en
une apparence de continuité les différents
groupes. Toutefois, même sur des cartes à
diocre échelle, les bords de la Méditerranée
montrent de singulières lacunes. à quelques
kilomètres de distance la population tombe
d' un haut degde densité à un degré de
raréfaction qui touche au désert. Les campos
confinent en Espagne aux huertas ;
les garrigues , à la coustière du
Languedoc ; les plans du Var, aux bassins
de Grasse et de Cannes ; la murgia quasi
déserte, au littoral populeux des Pouilles.
Dans le Péloponèse, les petites plaines d' Argos,
d' Achaïe, d' élide, de Messénie et de Laconie,
qui ne représentent qu' un 20 e de la surface,
contiennent un quart des habitants. La vie
urbaine et la vie de clans sont deux plantes
qui ont trouvé autour de la Méditerranée un
sol favorable ; elles subsistent encore côte
à côte. Cette coexistence a contribué à créer,
puis à maintenir entre les divers groupes
élémentaires une cohésion qui fait fâcheusement
défaut dans les parties du littoral, comme le
Rif, l' Albanie, les Syrtes, le commerce
et la vie urbaine n' ont pu, jusqu' à présent,
pousser de fortes racines.
La grande industrie a bouleversé depuis un siècle
les conditions du peuplement dans l' Europe
centrale et occidentale. Ce peuplement s' offrait
déjà comme un palimpseste sur lequel dix siècles
d' histoire avaient inscrit bien des ratures.
Marais asséchés, fots défrichées n' avaient
pas cessé d' ajouter des touches nouvelles au
fond primitif. Des formes diverses d' établissements
correspondent à ces diversités d' origine ; si
bien qu' un coup d' oeil tant soit peu exercé ne
confondra pas les pays aux vieux villages et ceux
une colonisation ultérieure a disséminé
les fermes en hameaux à travers les brandes
et les essarts. puis l' industrie est venue
et a fait sortir du sol une lignée nouvelle
d' établissements humains.
Cependant le noyau primitif du peuplement se
laisse encore discerner. On peut affirmer,
preuves en mains, que les hommes, ici comme
ailleurs, se sont obstinés longtemps à
s' accumuler sur certains lieux, presque à
l' exclusion des autres. Quels lieux ? Ce n' était
pas invariablement les plus fertiles, mais les
plus faciles à travailler : les plateaux
calcaires en Souabe, Bourgogne, Berry, Poitou,
etc. ; les terrains meubles et friables la
forêt n' avait pu qu' imparfaitement s' implanter
dans ses retours offensifs après les riodes
glaciaires, et qui forment une sorte de bande
depuis le sud de la Russie jusqu' au nord de
la France. Telles furent les clairières, les
espaces aérés et découverts, les sites attractifs
se rencontrèrent les premiers rassemblements
européens, où ils commencèrent à prendre cosion
et force.
p41
D' intéressantes reconstitutions cartographiques,
au moyen des trouvailles préhistoriques et des
documents cadastraux, ont été tentées pour le
Wurtemberg ; on y voit les établissements des
époques romaine et alamannique se superposer
exactement, sur les surfaces non forestières,
à ceux de l' époque néolithique et du premier
âge du fer. Ce n' est qu' ultérieurement que de
nouveaux groupes viennent s' interposer entre
eux. Il n' est pas douteux que les choses se
soient passées de même en France. Lorsque
M. Jullian nous dépeint le territoire d' un
peuple gaulois comme " un vaste espace renfermant
au centre des terres cultivées, protégé à ses
frontières par des obstacles continus, forêts
ou marécages, etc. " , c' est le signalement exact
d' une de ces unités fondamentales qu' il nous
donne. Nous avons essayé nous-même de retracer
d' après ces principes, pour la France et
l' Europe centrale, une carte de l' occupation
historique du sol.
ii. -mouvements de peuples et migrations.
densité par refoulement. -on ne saurait trop
faire part, dans la fluctuation des
phénones humains, aux troubles dus aux chocs
des peuples, aux invasions répétées, à un état
chronique de guerre. Certaines contrées sont
plus exposées que d' autres à ces mouvements
dévastateurs : ainsi la zone des steppes qui
s' étend de la Mongolie au Turkestan, ou de
l' Arabie au Maghreb. L' histoire y enregistre
une série d' invasions, depuis celles que
mentionne Hérodote jusqu' à celles qu' ont
finalement contenues les russes, ou depuis les
arabes jusqu' aux almoravides et hilaliens. La
poussée des massaï dans l' Afrique orientale,
celle des cafres dans l' Afrique australe se
sont répercutées au loin et ont jonché de débris
de peuples une partie de ce continent.
L' Arique du nord n' a pas échappé à ces
perturbations : ne vit-on pas, au xviiie siècle,
une tribu obscure, dite des pieds-noirs,
sortie du bord des montagnes Rocheuses,
s' étendre tout à coup, grâce à la possession
du cheval, à travers les prairies de l' ouest ?
En dehorsme de ces arènes ouvertes, espaces
prédestinés aux mouvements de vaste envergure,
l' absence de sécurité, dans notre Europe, a
longtemps frappé d' interdiction des voies
naturelles qui semblaient faites pour
p42
attirer les hommes. Pendant des siècles, les
plateaux de Podolie et de Galicie, si populeux
aujourd' hui, virent déboucher, le long du
sentier noir, les tribus qui périodiquement,
comme des nuées de sauterelles, s' échappaient
des steppes. Les châteaux ou vieux burgs qui
dominent les vallées du Rhin et du Rhône
furent les refuges des populations de la plaine
contre le " droit du poing " (faustrecht).
hier encore, notre voyageur Crevaux nous
apprenait qu' en Amazonie, pour fuir les
déprédations dont le grand fleuve est le
hicule, les tribus indigènes s' en écartaient
vers les vallées moins accessibles.
Ces faits ont eu sur la répartition des
populations humaines des conséquences qui ont
souvent survécu aux causes qui les avaient
produites. Ils ont eu pour résultat de refouler
les populations dans des contrées abritées,
qui ont pris de ce chef un accroissement
anormal. Les montagnes de la Grande-Kabylie,
les oasis du Mzab et peut-être celles du Touat
et du Tafilelt, doivent à des accidents
historiques de cette espèce l' excès de population
qui s' y trouve. Les articulations péninsulaires
de la Grèce, et surtout les îles adjacentes,
ont été congestionnées à la suite des conquêtes
turques. à l' invasion ottomane est imputable
aussi le refoulement qui a poussé au coeur de la
région forestière longtemps délaissée au sud
de la Save, dans la Choumadia, les
populations qui s' étaient développées sur les
plateaux découverts du centre de la
péninsule.
L' histoire de notre Algérie, de l' Ukraine, de la
Ciscaucasie, nous montre combien tardive, après
ces périodes d' invasions et d' insécurité,
a été parfois la revendication de ces contrées
dignes d' un meilleur sort. Ces plaines ouvertes
avaient céen partie leur population aux
montagnes, qui souvent l' ont gardée. Aux
exemples déjà cités on peut ajouter le Caucase,
citadelle de peuples dont la diversité étonnait
les anciens, les Alpes transilvaines s' est
reformée la nationalité roumaine, les Balkans
s' est reconstitué, pendant la domination
turque, le peuple bulgare. Ces montagnes doivent
aux refoulements une densité qu' elles n' auraient
pas atteinte spontanément, par leurs ressources
propres.
densité par concentration. -tel n' est pas
cependant le cours normal des faits, tel du
moins que nous pouvons l' entrevoir. Les hommes
ont commencé par se porter sur certains sites
d' élection que la facilité de culture avait
désignés à leur choix et que peu à peu
l' accumulation
p43
du patrimoine signalait à leurs convoitises. Ils
y ont forgroupe, enraci leurs
établissements, s' y sont concentrés, tandis
que les alentours restaient négligés ou vides.
Il faut s' imaginer ces développements primitifs
de population comme susceptibles d' atteindre
une densité relativement forte, quoique bornés
dans l' espace, enfers dans des cadres que
leurs moyens ne leur permettaient guère
d' agrandir. Divers indices dans les contrées
les plus différentes permettent de se rendre
compte de ce mode sporadique de peuplement
intensif ; et c' est un dessultats les plus
curieux des connaissances récemment acquises
sur l' intérieur de l' Afrique, que de nous le
montrer sur le vif et encore à l' oeuvre.
Ce qui oppose aujourd' hui à l' expansion sur place
des groupes agricoles soudanais des obstacles
qu' ils ne sont pas parvenus à surmonter, c' est,
avons-nous vu, l' imperfection de l' outillage et
l' absence de science agricole. La forêt, le
marécage furent, en Europe, aussi des forces
hostiles auxquelles il était difficile et
paraissaitme chimérique de se mesurer. Elles
cernaient les groupes dans des espaces restreints.
Il a fallu, pour briser ces cadres, un concours
de circonstances et d' efforts dont la série,
entrevue seulement par échappées, est l' histoire
des conqtes du sol.
La collaboration d' entreprises collectives et
thodiques, l' invention de meilleurs instruments,
l' introduction de plantes s' accommodant de
sols plus pauvres, et par-dessus tout la
substitution de la science aux procédés
empiriques, ont à peu près réalisé en Europe la
solidarité des divers modes d' exploitation
qui unit la contrée en un tout. Mais nous
voyons encore, en d' autres grandes contrées
de civilisation et de peuplement, telles que la
Chine et le Japon, les cultures concentrées
dans les plaines ou sur les terrasses
inférieures, et les montagnes frustrées de
tout emploi pastoral. L' étendue des terres
cultivées n' atteindrait même, au Japon, que
15 p. 100 de la superficie totale. Tous ces
faits, actuels ou historiques, permettent
d' envisager le surpeuplement comme la
conséquence précoce de cet instinct ou de cette
nécessité qui porta les hommes à se rassembler
et à former groupe sur certaines places, pour
y poursuivre obstinément les mêmes routines.
surpeuplement et émigration. -le
surpeuplement, en ces conditions, ne peut trouver
d' issue que l' émigration. La Chine, qui est
p44
sans doute aujourd' hui le pays d' ancienne
civilisation où subsistent davantage les
irrégularités primitives, est le théâtre d' une
foule de ces migrations anonymes, obscures,
dont le total finit par changer la face du
monde. Les voyageurs qui en ont parcouru
l' intérieur ont été souvent témoins du
spectacle suivant. Ils rencontrent sur leur
route des familles entières seplaçant d' une
contrée à une autre. Une famine, une épidémie,
ou simplement la difficulté de vivre les a
forcées à abandonner leurs foyers. L' un d' eux
nous dépeint " ces familles de cultivateurs,
d' aspect décent, qui campent sur les bords des
chemins, emportant avec elles la nourriture
pour le voyage " . Ainsi il ne s' agit pas d' un
prolétariat vagabond, mais de groupes formés,
cohérents, dont femmes, enfants et vieillards
font partie, à la recherche d' un terrain
propice pour y planter leurs pénates et
continuer leurs habitudes traditionnelles.
C' est ce qu' il y a de plus résistant dans la
société chinoise, la famille, qui se transplante
dans son intégrité pour faire souche ailleurs,
et qui, grâce à sa cohésion, y ussira.
N' est-ce pas en raccourci l' image du mécanisme
par lequel s' opèrent les phénomènes de
peuplement ? C' est par essaims à la manière
des abeilles, plutôt que par agglutination
à la manière des coraux, que les hommes se
multiplient. Le surplus de population ne
cherche pas à se déverser sur les espaces
vacants qui existent dans le voisinage imdiat :
qu' y ferait-il s' il n' y peut vivre suivant
ses habitudes et ses moyens ? On franchit au
besoin de grandes distances, en quête d' un
milieu analogue à celui qu' on est contraint de
quitter.
C' est ce système, que les chinois ont su élever
à la hauteur d' une colonisation méthodique,
qui les a guidés à travers les compartiments
de leur domaine. Une carte des agrandissements
successifs de la Chine, telle par exemple que
l' a esquissée Richthofen dans son grand ouvrage,
montre moins une extension progressive, comme le
ferait une carte historique de France, qu' une
rie de colonisations poussées en
avant-postes. Des bassins séparés les uns des
autres ont été successivement acquis à la
civilisation supérieure qu' avaient su former
les fils de Han. Comme des vases communicants,
si l' équilibre vient à être rompu, ces bassins
le rétablissent d' eux-mêmes. Lorsque, au
xviie siècle, le riche " pays des Quatre-Fleuves " ,
le Sseu-Tch' ouan, eut été ruiné par les
incursions tibétaines, des groupes d' immigrants
afflrent pour combler les vides, apportant
si fidèlement avec eux leurs dieux lares et
leurs traditions domestiques que leurs descendants
p45
savent encore dire de quelle province étaient
venus leurs ancêtres.
Lorsque, en 1861, les anglais, pénétrant de plus
en plus dans les profondeurs de leur empire
indien, entreprirent l' organisation des
provinces centrales, ils constatèrent non sans
surprise combien récente était l' occupation
agricole de ces contrées. Elle remonte aux
progs que fit, vers la fin du xvie siècle,
sous l' empereur Akbar, la puissance mongole
dans les vallées de la Nerbudda et de la
Tapti. Ces contrées étaient restées un terrain
de chasse des gonds. Mais le sol y est formé
de ces couches noires de regur, dit
cotton soil, qui depuis longtemps était
fructueusement cultivé dans le Goudjerat et
autour du golfe de Cambaye. De la population
pressée sur la côte occidentale partirent
des groupes qui graduellement installèrent le
travail agricole dans ces terres de grand avenir.
L' infiltration se poursuit encore ; elle fait
tache autour d' elle. Elle gagne peu à peu,
dit-on, les chefs de clans, jaloux de se
relever à leurs propres yeux par un vernis
superficiel d' hindouisme.
Quand la ruche est trop pleine, des essaims s' en
échappent. C' est l' histoire de tous les temps.
Ce n' est pas par hasard que les livres où sont
consignés les plus vieux souvenirs de l' humanité,
le vendidad-sadé, la bible, les documents
chinois, les chroniques mexicaines, sont pleins
de récits de migrations. Il n' est guère de
peuple chez lequel ne survive la miniscence
obscure d' un état d' inquiétude, de trieb,
suivant l' expression de K. Ritter, qui le
forçait à émigrer de place en place jusqu' au
moment de trouver ce séjourfinitif, sans
cesse promis par la voix divine, sans cesse
écarté par des maléfices. Ce sont toujours
des domaines limités, à la taille de ceux qu' ils
pouvaient connaître, qui sont le terme
poursuivi d' étapes en étapes : pour les
hébreux la terre de Chanaan, pour les
Iraniens les jardins successifs de Soughd
(Sogdiane), Mourv (Margiane ou Merv),
Bakhdi (Bactriane). Non moins accidentée est
l' odyssée des nahuatlacas pour atteindre
enfin " la terre des joncs et des glaïeuls " , les
bords du lac où se fonda Tenochtitlan, la
ville de Mexico.
La vieille Italie pratiquait sur ses
populations déjà trop pressées dans l' Apennin
ces amputations qui en détachaient la fleur
de jeunesse (ver sacrum), pour l' envoyer
chercher fortune. L' histoire primitive de
l' Europe celtique et germanique se résume en
une série de
p46
migrations, contre lesquelles la puissance
romaine et le plus tard carlovingienne
s' efforcèrent, souvent en vain, de réagir.
Les helvètes qu' attire la renome des plaines
de Saintonge, les suèves qui cherchent à se
substituer auxquanes dans ce que César
appelle la meilleure partie de leur domaine,
sont des groupes en mal d' espace, en quête
de territoires, faute de savoir tirer parti
du leur. C' est par centaines de mille que les
paysans russes de la terre noire se pcipitaient
en Sibérie, si le gouvernement russe n't
opposé une digue à l' irruption trop brusque
du flot.
sens général de l' évolution du peuplement. -ce
n' est pas à la fon d' une nappe d' huile
envahissant régulièrement la surface terrestre
que l' humanité en a pris possession solide et
durable. Des intervalles vides ont persisté
longtemps, persistent encore en partie, à
maintenir la séparation des groupes. Ceux-ci
obéissent à une loi decessité en separant,
en s' écartant les uns des autres.
De divers côtés, par amas irréguliers, comme des
points d' ossification, de petits centres de
densité ont apparu de bonne heure. Combinant
leurs aptitudes, transmettant un patrimoine
d' expériences, ils furent d' humbles ateliers
de civilisation. Quelques-uns de ces groupes,
profitant de conditions favorables, ont pu
servir de laboratoires à la formation de races
destinées plus tard à s' étendre et à jouer leur
le dans le monde.
Il est arrivé cependant que, dans des contrées
situées à l' écart, l' isolement a été érigé en
système. Les bénéficiaires du sol se sont
efforcés de maintenir autour d' eux la
paration par des moyens artificiels ; car
l' idée de frontière est aussi enracinée que celle
de guerre. Ainsi les silvatiques africains
ment d' embûches les abords de leurs villages ;
les clans montagnards, tels que tcherkesses,
kourdes, kafirs, se sont retranchés dans les
parties les moins accessibles ; les tibétains
eux-mêmes ont relégué dans les vallées les plus
écartées leurs sanctuaires nationaux.
Aujourd' hui, ces centres d' isolement font l' effet
d' exceptions. Les destinées de l' humanité
eussent été frappées de paralysie si ces
conditions primitives avaient prévalu.
L' isolement exposait ces sociétés à s' atrophier,
à rester perpétuellement asservies aux
habitudes contractées sous l' impression du
milieus' était révélé pour eux le secret
d' une existence meilleure. Ces communautés
humaines auraient fini par ressembler à ces
sociétés animales que nous voyons figées dans
leur organisation, répétant les mêmes orations,
vivant sur le progrès jadis réalisé une fois
pour toutes.
p47
Mais un ferment travaillait ces sociétés
élémentaires, les poussait à croître et à se
pandre au dehors. Leurs rejetons se trouvaient
ainsi, dans le vaste monde, en face de conditions
dont la nouveauté pouvait rebuter les uns,
mais qui ouvrait aux plus supérieurement doués
des sources de rajeunissement et d' expansion.
Renan a bien décrit la transformation qui
s' opéra chez les beni-israël quand ils
entrèrent en contact avec la terre de Chanaan.
Cette histoire s' est souvent répétée dans la
suite. Une ventilation salutaire, dans la plus
grande partie des contrées, a fécondé les
rapports des hommes.
p49
chapitre iii. Les grandes agglomérations
humaines : Afrique et Asie :
dès les temps les plus reculés, certains points
de la terre ont vu s' épaissir les rangs humains.
" croissez et multipliez " est un des plus antiques
préceptes qu' ait écoutés l' humanité. L' idée de
" multitudes semblables, suivant l' expression
biblique, aux grains de sable des rivages de la
mer " hante de bonne heure les imaginations. La
formation de densité s' est réalisée d' abord
sporadiquement, à la faveur de circonstances
toutes locales. Les découvertes d' instruments
de l' âge de pierre ont fourni d' intéressantes
indications sur ces centres primitifs de
rassemblement. Mais la plupart de ces tentatives
n' ont pas de suite ; elles se heurtent
longtemps à la difficulté de vivre nombreux
sur de petits espaces.
Parmi ces groupes précoces, les uns ont cédé à
une force centrifuge, ils se sont détachés de
leur noyau, comme les satellites d' une planète.
Mais à la longue d' autres se sont rapprochés et,
s' il est permis de poursuivre la comparaison,
condensés en nébuleuses. Ces agglorations se
sont formées indépendamment, assez loin les
unes des autres. Leur fortune a été différente,
les unes n' ayant cessé de s' accroître, tandis
que d' autres, -mais ceci a été l' exception, -ont
décliné ou ne sont que l' ombre d' elles-mêmes.
Une lente élaboration les avait pparées, car
aux époques lointaines où l' égypte et la
Chaldée apparaissent dans l' histoire, elles
comptent déjà des traditions et des souvenirs
qui leur communiquent une auréole de haute
antiquité. Les grecs avaient été frappés de
ces grandes sociétés du Nil et de l' Euphrate ;
ils ne le furent pas moins, lorsqu' après
Alexandre ils apprirent à connaître l' Inde du
Pendjab et de la vallée du Gange. La Chine,
vélée plus tard, étonna par ses multitudes les
contemporains de Marco Polo. D' autres
agglomérations sont venues, dans la suite des
temps, s' ajouter à celles dont furent témoins
ces anciens âges ; mais dans ces formations
ultérieures intervient une telle complexité
p50
de facteurs que les causes géographiques bien
que toujours effectives, s' y laissent moins
directement discerner que dans ces premières
manifestations de force collective, d' où
l' humanité commença à rayonner sur la terre.
Leur répartition semble en rapport avec une zone
comprise environ entre le tropique du nord et le
40 e degré de latitude. Le climat est assez
chaud pour que nombre de plantes puissent
accomplir très rapidement leur cycle de maturité
et mettre à profit l' intervalle entre les
bienfaits périodiques des pluies ou des crues
fluviales. L' eau douce, sous forme de sources,
de lacs, de nappe phréatique ou de courant,
est la collaboratrice indispensable de ces
climats tropicaux ou subtropicaux. Les grands
fleuves surtout, issus des hauts massifs
asiatiques, et nourris de pluies périodiques,
agissent à la fois par leurs eaux imprégnées
de substances solubles et par leurs dépôts
d' alluvions. On serait tenté de croire que les
plus grands rassemblements humains ont dû,
dès l' origine, correspondre à la section
terminale où le courant saturé acve de
rejeter sa charge de matériaux. N' est-ce pas,
en effet, dans quelques-uns des grands deltas
qui s' échelonnent depuis le Nil jusqu' au
Yang-Tseu-Kiang que se pressent aujourd' hui
les plus fortes densités d' habitants ? La
Basse-égypte, le Bengale sont actuellement
les parties les plus populeuses de l' égypte
et de l' Inde. Aux embouchures du Yang-Tseu,
l' île Tsong-Ming et la péninsule Haï-Men
atteignent la proportion hypertrophique, l' une
de 1. 475, l' autre de 700 habitants par kilomètre
carré. Ce serait pourtant une illusion. En
réalité, l' homme n' a pris pied que tard, et
déjà armé par l' expérience, sur ces terres
amphibies. Ces marécages, la pente fait
défaut, que l' inondation menace, n' ont é
humanisés qu' au prix de grands efforts. Tous
ne l' ont pas été ; car, même sur cette frange
littorale de l' Asie des moussons, àté de
deltas surpeuplés d' autres attendent encore les
multitudes qui pourraient y vivre.
Ce qui est vrai, c' est que ces grands fleuves
représentent, suivant les conditions diverses
de leur régime, de leur pente, de la composition
de leurs eaux, de l' origine de leurs troubles,
autant de types divers d' énergies naturelles.
Instinctivement, l' homme s' est senti attiré
sur leurs bords par l' afflux de cette riche vie
animale et végétale que dépeignent les peintures
des anciens âges pharaoniques. Que la fertilité
se concentre ainsi sur les rives du fleuve ou
qu' elle s' épanouisse
p51
aux alentours, c' est une table ouverte vers
laquelle se précipitent tous les êtres. Mais
de longues suites d' efforts combinés sont
nécessaires pour arriver à discipliner ces
grandes masses d' eau, pour y rallier des foules
humaines, et cela n' a été réalisé que dans
quelques parties de la terre.
i. -égypte.
l' homme a pullude bonne heure sur l' alluvion
friable, riche en substances chimiques, que le
Nil, assagi dans des biefs successifs, apporte
des volcans d' Abyssinie et dépose dans la
longue vallée qui s' ouvre à partir d' Assouan.
se déroule, comme un long serpent, la
terre noire (kémi) entre les sables fauves.
Les trouvailles préhistoriques donnent les
indices d' une densité précoce. La population de
fellahs qui a fourni le levier de la civilisation
égyptienne et qui compte encore aujourd' hui
pour 62 p. 100 de la population totale, est un
type original d' humanité, singulièrement fidèle
à lui-même à travers les âges, fermement
implanté dans son domaine, essentiellement
prolifique. Elle commença par s' épanouir
librement sur ce sol fécond, par se complaire
à ses prodigalités ; se rassemblant peu à peu
par petits groupes d' agriculteurs, répartis
par nouïts ou nomes semblables aux
nahiehs d' aujourd' hui. Rien n' y ressemble
à la vie concentrée et précautionneuse des
oasis. Bien à tort, on assimile parfois
l' égypte à une longue oasis : nom spécialement
inventé par les égyptiens pour les différencier
de leur propre contrée. Le fellah se disperse
librement, il a vite fait de transporter en cas
de besoin son habitation rudimentaire d' un
point à un autre de la bande alluviale qui est
son seul et véritable domicile.
La nature du sol fit de l' organisation collective
une nécessité. Elle est telle que la salini
ne tarde pas à imprégner l' eau devenue stagnante.
L' obligation d' assurer au flot de crue un
prompt écoulement, après en avoir prélevé le
tribut, ne s' imposait donc pas moins
p52
que celle de la capter au passage. La tentation
de confisquer l' eau s' effaça devant la
nécessité de la restituer aussitôt après en
avoir fait usage. C' est à cette conception
que répondit le système de bassins échelonnés
parallèlement au Nil et s' écoulant les uns
vers les autres : sorte d' appareil mouau
fleuve, qui eut pour effet de doubler l' étendue
que sa crue peut atteindre et l' espace ouvert
à la population.
L' accroissement de densité n' excluait pas un
appel croissant de main-d' oeuvre. On le voit,
sous les pharaons, s' exercer sur les
populations voisines de Palestine et de Syrie,
surtout sur ces populations de Nubie dont le
flot ininterrompu ne cesse, comme en vertu
d' une loi naturelle, de s' écouler vers l' égypte.
Cet afflux, néanmoins, n' a pas sensiblement
altéré le fond indigène : preuve de la
fécondité persistante qu' il a su opposer à
toutes les vicissitudes. Mais le domaine qu' il
occupe est trop restreint et les conditions
d' aménagement trop artificielles pour que la
densité de la population n' ait pas considérablement
varié depuis l' antiquité classique. Là comme
ailleurs, les suites des conquêtes arabe et
turque diminuèrent sensiblement le capital
humain. Au moment de l' exdition française
d' égypte, la population n' était estimée qu' à
2. 460. 200 habitants ; vingt-trois ans après,
Mehemet-Ali l' évaluait à 2. 536. 400. Un
demi-siècle après commence la série des
recensements, comportant une marge de plus en
plus restreinte d' incertitude. Ilsvèlent
un progrès aussi rapide que prodigieux :
1846 : 4. 476. 440
1882 : 6. 831. 131
1897 : 9. 734. 405
1907 : 11. 287. 359
1917 : 12. 566. 000
ainsi la race indigène, agricole et sédentaire,
-car aups d' elle le nombre d' étrangers ou
de bédouins nomades est insignifiant, -a fait
preuve depuis trois quarts de siècle d' une
étonnante élasticité. Il faut noter en première
ligne que cet accroissement correspond à une
extension notable de l' aire cultivable, le
système d' irrigation permanente par canaux, au
moyen de grands barrages et d' appareils
élévatoires, ayant été généralisé surtout
dans le Fayoum et la Basse-égypte. La
superficie cultivable, évaluée, il y a vingt-cinq
ans, à un peu plus de 23. 000 kilomètres carrés,
dépasserait aujourd' hui 31. 000. En outre,
les cultures industrielles, au premier rang
desquelles le coton, entraînent de plus grandes
exigences de main-d' oeuvre. Dans les parties
qu' atteint
p53
l' irrigation permanente, les coltes d' hiver,
d' été et d' automne se succèdent sans
interruption. Ainsi s' explique le bond rapide
qui a doublé en moins d' un demi-siècle la
population de cette vieille terre d' égypte :
exemple non pas unique, mais particulièrement
saisissant de la répercussion directe qu' exerce
sur les phénones de population tout progrès
économique.
ii. -Chaldée.
l' égypte s' est maintenue comme foyer de population
humaine, tandis que d' autres foyers ont dépéri
et, comme la Chaldée, attendent une
hypothétique résurrection. Ce n' est pas qu' à
l' origine les sources de développement aient
manqué. C' est aussi le sol de couleur sombre,
mais plus jaune et plus imprégné de calcaire
que celui du Nil, al sawod, qu' apportent
le Tigre et l' Euphrate, qui servit de noyau
à la primitive Chaldée. L' Euphrate, dont le
flot de printemps charrie cette alluvion,
subit, dans les grands marécages que l' ancienne
puissance de Babylone parvint, pour un temps,
à assainir, une première décantation. C' est ce
qui permit, en attendant les grands travaux
de canalisation que devait accomplir la monarchie
babylonienne, aux plus anciens habitants de se
grouper déjà en nombre, de former de petits
royaumes, de bâtir ces villes dont les noms,
depuis longtemps éteints, retentissent dans les
plus vieilles légendes bibliques.
Il est douteux cependant que les ressources de la
contrée aient jamais suscité une densité de
population telle qu' on peut la supposer dès
lors en égypte. Les conditions de crue étaient
moins régulières ; leur aménagement, plus
incertain et plus précaire. Les dynasties
babyloniennes semblent incessamment préoccupées
d' augmenter par des transplantations de peuples
la somme de main-d' oeuvre qu' exigent les grands
travaux et l' entretien de cette civilisation
urbaine. Volontairement ou non, les étrangers
affluent. La population présente un aspect
cosmopolite qui frappe les observateurs et
qu' ont plusieurs fois exprimé les grecs.
à travers tant de siècles, le fil de continuité
s' est rompu. On voit encore, aux approches de
Bassora, les lambeaux de ces palmeraies qui
faisaient, le long de l' Euphrate, l' admiration
des romains au
p54
ive siècle de notre ère. Mais, peuples et
cultures semblent aujourd' hui duits en
poussière. Le corps de population qui constitue
l' ossature résistante de l' égypte n' existe plus
ici. le trouver, parmi ces groupes
hétérones, vaguement évalués à un million
d' hommes, composés dedouins nomades et
d' agriculteurs ensemençant à la volée quelques
fonds humides ? La reconstitution de ces antiques
populations de l' élam, de la Chaldée,
d' Assur qui multiplièrent jadis sur les bords
du Karoun, de l' Euphrate et du Tigre, ne
serait probablement pas au-dessus des forces
d' un grand état moderne. Mais ce serait une
oeuvre de longue haleine. Et si, reprenant à
pied d' oeuvre le travail séculaire de l' ancienne
Chaldée que les six derniers siècles d' anarchie
ont réussi à anéantir, on essayait de vivifier
à nouveau le territoire qu' elle embrassait,
ce territoire, en fin de compte, ne dépasserait
pas, comme on l' a montré, 20. 000 à 25. 000
kilomètres cars. Précieuse conquête assurément,
mais pour laquelle les prévisions les plus
optimistes restent bien en deçà des chiffres
d' hommes que peuvent aligner l' Inde, la Chine
ou l' Europe.
Situés dans la zone sèche qui traverse l' Asie
occidentale, séparés par de grands intervalles
déserts, ces lieux de concentration, deme
que ceux du Ferghana et de Samarkand, sous les
massifs neigeux de l' Asie centrale, ne sont que
des taches de densité sur un fond presque vide.
L' égypte seule, grâce à sa position entre
l' Afrique et l' Asie, la diterranée et la
mer Rouge, est un carrefour d' espèce humaine.
Elle présente en petit le spectacle d' une de
ces collectivités persistantes qui fixent pour
longtemps sur certains points le pivot des
relations des hommes.
iii. -Asie centrale.
ce n' est jamais en les considérant isolément,
dans leurs avantages propres, qu' on se rendra
compte de grandes agglomérations occupant de
vastes étendues terrestres. Ces avantages
peuvent rester nuls, s' ils ne sont vivifiés
par un apport d' énergies et d' intelligences qui
se communique de contrées à d' autres.
Il y a donc à considérer les liaisons qui
p55
existent entre l' ensemble continental et les
régions sont venues s' accumuler les alluvions
humaines. C' était une des idées chères à
Karl Ritter que certaines contrées avaient
exercé une sorte de vertu éducatrice sur les
peuples : cela n' est vrai qu' autant que l' on
observe par quels chemins ces peuples y sont
parvenus, c' est-à-dire par quelle initiation
progressive ils sont passés. La connexité de
contrées se prolongeant sur de grandes distances,
capables d' ouvrir des perspectives aux groupes
qui s' y échelonnent, est, sous ce rapport, un
fait de première importance. Elle fournit des
occasions de contact, sanscessairement donner
lieu à des chocs.
L' attention est attirée par là vers la périphérie
extérieure des hautes chaînes de plissements
qui sillonnent le continent asiatique. Sur une
frange plus ou moins étroite qui les borde, se
déroule une série de contrées dont quelques-unes
sont très anciennement spécialisées comme
contrées historiques. Ainsi le long des chaînes
de l' Arménie et de l' Iran, se succèdent les
noms d' Osroène, d' Assyrie, d' élam. Autour du
noeud se croisent les chaînes de l' Asie
centrale, se déroulent d' une part la Bactriane
et la Sogdiane, de l' autre la Sérique ; et
enfin, au sud des Himalayas, le pays des
Cinq-Fleuves, l' antique pantschanada,
aujourd' hui Pendjab. Terres de culture, en même
temps que voies de relations et de commerce,
elles ont servi de cheminement aux hommes.
Les voies historiques par lesquelles la Chine
communiquait avec l' Asie centrale longeaient,
l' une au nord, l' autre au sud du bassin du
Tarim, les grandes chaînes des Tian-Chan
et des Kouen-Iun. Tandis que, dans les replis
des chaînes et dans l' intérieur des bassins
qu' elles abritent, les obstacles aux libres
communications s' accumulent, elles trouvent
au contraire des directions tracées d' avance
sur les terrasses qui se sont étalées au pied
des montagnes.
Les points où les rivières s' échappent des
défilés montagneux ont toujours été des sites
de choix pour les établissements humains.
L' eau est d' un maniement plus facile qu' ailleurs :
on peut, grâce aux cônes de jections, dériver
des saiges en tous sens, et la pente reste
encore assez forte pour étendre au loin le
seau des rigoles. Les espagnols du Mexique,
habitués à ces pratiques élémentaires
d' irrigation, désignaient sous le nom de
bocca del agua les issues par lesquelles
les rivières sortent des Montagnes Rocheuses :
déjà avant eux les indiens pueblos avaient su
en tirer parti. Si me le tribut versé par
les neiges et les glaciers est très abondant,
il arrive qu' en aval l' eau souterraine afflue.
Sous les sables qui succèdent aux amoncellements
de blocs et de graviers dont le fleuve s' est
déchargé d' abord, elle s' infiltre pour reparaître
en sources, en fontanili, ou être facilement
p56
atteinte par des puits. En tout cas, l' emploi
agricole des eaux n' exige qu' un aménagement
simple, et nullement hors de la portée de ces
indigènes qui, suivant le mot d' un des meilleurs
connaisseurs de l' Asie centrale, " savent
fort bien utiliser les moindres ruisseaux, mais
sont incapables d' exécuter des travaux
d' irrigation importants " .
Le sol n' est pas moins propice que l' eau.
Composé de terrains de transport, il reste
imprégné, sous le climat sec des régions
subtropicales, des substances que l' action des
vents ou le ruissellement des eaux y ont
accumulées. Soustrait au lavage épuisant des
pluies tropicales, il tient en réserve une foule
de résidus solubles, d' éléments tels que chaux,
potasse, magnésie, et par là une fertilité
intrinsèque prête à surgir. Chaque année les
hommes voyaient se renouveler le même miracle :
une pouse subite de végétation, une floraison
merveilleuse jaillissant, au premier contact des
pluies de printemps, de terrains qui, auparavant,
présentaient toutes les apparences de mort.
Et ces légions de plantes annuelles remplissaient
en quelques mois leurs promesses de grains !
Cette leçon ne fut pas perdue pour les hommes.
Nulle révélation, si ce n' est celle du feu,
ne fit sur eux une impression plus forte.
Sans parler des mythes qu' elle engendra, elle
leur apprit à surprendre et à épier l' arrivée
de l' eau du ciel, à adapter leurs cultures en
conséquence. Il y eut, à côté des oasis
d' irrigation, des cultures de terrains non
irrigués. On appelle bangar, dans le
Pendjab, les plateaux interdiaires entre les
vallées irriguées ou khadar : c' est,
semble-t-il, le même mot que bagara, par
lequel les agriculteurs iraniens de l' Asie
centrale désignent les terres qu' ils ensemencent
dans l' espoir de l' humidité hivernale et
printanière ; terres qui,néralement, sont
contiguës aux oasis irriguées. Ainsi les deux
principaux modes de culture se pénètrent. Le
blé, l' orge, le mil sont à la fois des plantes
d' irrigation et de terrains secs. Il n' y a
point entre l' oasis et le désert, entre le
limon sombre et le sable fauve, cette limite
inflexible qui semble enfermer dans un étau le
cultivateur des Ksour. Des conditions variées
et extensibles s' offrent à l' établissement des
hommes : pentes de loess arrosées irrégulièrement
par les pluies, rivières grossies par les
neiges, et tous les suintements que, dans les
hautes altitudes, ont préparés les neiges et les
glaciers. Sur ces bandes longitudinales que
dessine l' allure du relief, l' agriculture ne
s' interrompt que pour recommencer ensuite
d' après un type semblable. L' usage de la charrue
et des mesréales est pratiqué d' un bout
à l' autre.
p57
Depuis plus de vingt siècles, des incursions de
hordes nomades ont chiré en Asie le rideau
de cultures, refoulé vers les montagnes les races
qui en avaient fertilisé les abords et auxquelles
nous devons une grande partie des plantes qui
composent notre patrimoine. L' agriculteur tenace
n' a pas lâché prise. " partout où il y a de l' eau
et la bonne terre, on trouve le sarte " , dit un
proverbe iranien. Le paysan persan s' est blotti,
pour laisser passer l' orage, entre les murs de
terre de son bourg. Sur les plateaux de Kermelis
et d' Erbil, d' actifs villages se pressent
autour des innombrables tumuli, vestiges
des anciennes populations assyriennes. Telle
est la puissance de certains faits naturels
qu' elle se manifeste partout par les mes
effets. C' est le long du versant oriental des
Montagnes Rocheuses que cheminèrent les
migrations indigènes vers le Mexique. C' est
à l' aide des oasis échelonnées au pied des
Andes que les incas du Pérou propagèrent
leur civilisation vers le sud, jusqu' au Chili.
Mais il ne s' est pas trouvé en Amérique, au
bout de ces voies de transmission, une Chine
ou une vallée du Gange.
iv. -Chine.
le peuple qui a multiplié dans les plaines
alluviales du Houang-Ho et du Yang-Tseu,
et dont le nom s' associe, pour nous, à une idée
de pullulement dans l' étendue, les chinois,
rattachent leur origine aux pays de l' ouest.
Jamais, d' ailleurs, leurs relations n' ont été
rompues avec l' Asie centrale, d' où ils tiraient
le jade, les chevaux, où ils établirent
longtemps leurs marchés de soie. La périphérie
septentrionale du massif central asiatique
avait pour issue naturelle, vers l' est, la
zone d' écoulement où l' érosion ravivée
entraîne les eaux intérieures à la mer. Les
bassins intérieurs, les anciennes cuvettes
lacustres subissent dès lors une transformation :
dessalées par l' afflux continuel des eaux
courantes, renouvelées par l' apport continuel
d' alluvions, elles entrent en liaison les unes
avec les autres : liaisons encore imparfaites,
il est vrai ; car le Houang-Ho et ses
affluents passent par des alternances de bassins
et de gorges. Néanmoins cela suffit pour
introduire plus de continuité entre les groupes,
plus de liberté dans leurs relations réciproques.
Le contact de ces régions fut décisif pour
ce peuple d' agriculteurs. Un sursaut de fécondité
se produit chaque fois que des groupes dé
arrivés à certain degré de civilisation, mais
p58
dans des conditions relatives de pauvreté et de
rudesse, trouvent occasion de pratiquer dans un
milieu plus riche, dans une ambiance plus large,
les qualités auxquelles ils avaient dû leurs
progs. Les beni-israël ne tarrent pas à
multiplier quand ils quittèrent les steppes de
l' Aram pour les terres plus fertiles de
Chanaan. L' hellénisme acquit une force nouvelle
de multiplication sur ces terres d' Asie
Mineure et de Sicile, auprès desquelles la
Grèce continentale semblait avoir " la pauvreté
pour compagne " . Ainsi arriva-t-il aux germains,
quand, sortis de leurs ingrats domaines du nord,
ils commencèrent à s' épanouir dans les pays
rhénans. C' est ce qu' avaient éprouvé les tribus
chinoises lorsque, à une époque qu' il est
difficile de déterminer, elles descendirent
des oasis orientales de l' Asie intérieure
pour se répandre dans la vallée du Veï-Ho, le
grand affluent du fleuve Jaune.
Parmi les provinces historiques de la Chine,
le Kan-Sou et le Chen-Si marquent le chemin
suivi. Elles sont en liaison naturelle. Dans la
première, le désert est encore pressant et
partout visible ; les villes qui s' échelonnent
sporadiquement depuis Sou-Tcheou jusqu' au
fleuve Jaune ont encore le caractère d' oasis.
Mais, dès l' entrée du Chen-Si, la continui
des cultures est désormais assurée ; elle se
prolonge en se transformant. Les cultivateurs
d' oasis apportèrent jadis dans ces plaines de
loess des arts agricoles nouveaux avec lesquels
ils étaient déjà familiarisés, l' irrigation des
champs au moyen des eaux dérivés des montagnes.
Mais en revanche, en face de nouveaux problèmes,
ils apprirent eux-mêmes à amplifier leurs
thodes et leurs efforts pour s' attaquer à de
plus grandes forces naturelles.
Un lien de filiation reste manifeste, toutefois,
avec les cultures nées sur les pentes de l' Asie
centrale.me habileté à distribuer en réseau
artificiel les rivières pourvues de pente, à
combiner les cultures de plateaux avec celles
des vallées. Cette civilisation agricole, avant
de s' épanouir dans les vastes plaines deltaïques,
semble à regret s' écarter des chaînes ; elle en
suit le pied, en borde fidèlement la frange dans
le Tche-Li et le Chan-Toung ; ou bien elle se
prélasse dans des bassins de dimensions encore
restreintes : celui de Taï-Yan-Fou, dans le
Chan-Si, un des berceaux de la civilisation
chinoise, n' a qu' une étendue de 5. 000 kilomètres
carrés ; celui de Si-Ngan-Fou, sur le
Veï-Ho, un des plus anciens centres populeux,
n' en a guère plus du double. Mais grâce à un
régime de pluies plus favorables bien qu' aléatoire
encore dans ces provinces du nord, la
terre jaune manifeste pleinement sa puissance
p59
de fécondité. Elle devient le talisman auquel est
attachée l' existence de ce peuple.
La conquête des grandes étendues n' a pas procé
en Chine par grandes enjambées, comme elle put
le faire de nos jours aux états-Unis ; mais
pas à pas, minutieusement, suivant le génie menu
et les habitudes ataviques de la race. Une
progression graduelle est sensible dans le sens
, de plus en plus, les horizons s' ouvrent,
les montagnes s' écartent, et que suit le cours
des eaux. Un ciel moins avare de pluies,
un sol la terre jaune s' émiette et se disperse
en alluvions, accueille dans le Ho-Nan,
province diatrice entre les deux régions de la
Chine, Cathay et Manzi, les immigrants venus
de l' ouest ou du nord. Par delà la chaîne
transversale qui sépare les bassins du
Houang-Ho et du Yang-Tseu, l' atmosphère
d' ardent soleil baige par les pluies de moussons
permet, malgré la disparition du loess, un plus
riche assortiment de produits. Dans cette
ambiance nouvelle, l' organisation acquise ne
périt pas : les cadres étaient formés, il suffit
de les élargir. Tout ce qui caractérise, en effet,
une conscience collective plus large se rattache
à ce groupement de provinces, Chen-Si,
Ho-Nan, Chan-Toung, s' ouvrirent les
vastes perspectives : là est le séjour des
premières dynasties, le site des plus anciennes
capitales, la patrie des sages et des
philosophes. Au delà encore, la contrée
intermédiaire où se fondent les contrastes du
nord et du sud, la province de Ho-Nan, au
sud du Houang-Ho, a reçu de la phraséologie
chinoise la qualification de " fleur du milieu " .
La population qui, dans le nord, s' agglomère
en villages, se dissémine ici en innombrables
hameaux ; image d' épanouissement et de confiance,
parfois mal placée, car l' irrégularité des
saisons suspend toujours la menace de famine.
Mais dans la région se confondent les alluvions
des deux grands fleuves, la lutte contre la
nature soulève plus de difficultés. Ce n' était
jadis qu' un dédale de marais et de lagunes,
entre lesquels vagabondaient des rivières à
fortes crues ; l' accès en est encore assez
difficile pour avoir arrêté en 1856 la marche
des taïpings vers le nord. De temps en temps
" le monstre sort de sa cage " : le Houang-Ho,
changeant brusquement de lit, précipite un flot
trouble à travers les campagnes. La lutte contre
de tels ennemis réclame force de bras ; il n' y a
pour de telles contrées qu' une alternative,
sauvagerie ou surpeuplement.
p60
La religion et l' état surent y pourvoir. L' ère
des grands travaux collectifs s' ouvrit en
Chine en 486 avant notre ère, par le creusement
d' un premier tronçon du Grand-Canal, quatre ou
cinq siècles environ avant qu' elle ne commençât
au Japon. C' est le moment où une vue
d' ensemble, exigeant du peuple de travailleurs,
se substitua aux entreprises particulières et
locales. La question de population qui, chez
cette race de petits cultivateurs, était déjà
une affaire de famille, devint aussi affaire
d' état. Déjà, en Chine comme dans l' Inde, la
nécessité économique transformée en règle
religieuse avait donné lieu à un culte de
famille. Pour la morale chinoise comme pour la
doctrine brahmanique, le mariage et la
procréation d' une descendance nombreuse sont le
devoir sacqui assure aux ancêtres
l' accomplissement des rites domestiques. Il
s' y joignit en Chine un intérêt politique.
L' empereur, chef de la grande famille, pratiquait
des recensements plusieurs siècles, dit-on,
déjà avant notre ère ; il y avait des primes
à la population, des amendes sur le célibat.
Si parfois l' augmentation paraissait insuffisante,
la complaisance de la statistique ne se faisait
pas faute d' enfler les chiffres. Mais les
réalités suivaient. Le mot " effrayant " revient
sous la plume des européens à la vue du nombre
d' enfants dans les foules chinoises. Partout
se concentre l' activité chinoise, travaux
de rizières, halage de bateaux, banlieues sans
fin, tumulte dans les rues, on a l' impression
que le réservoir humain coule à pleins bords.
On ne sait pas au juste quelle est actuellement
la population totale de la Chine propre : le
chiffre en a été probablement exagéré dans des
estimations précédentes s' inspirant trop
d' analogies européennes. Cette population est
loin de former une trame continue. Entre ces
bassins où elle s' est concentrée et où elle a
multiplié à plaisir, s' interposent comme des
marches-frontières qu' elle n' a pas entamées,
portant son effort exclusif sur le pied des
montagnes, les plaines canalisées, les bassins
intérieursse pratiquent les cultures
traditionnelles. Le bassin intérieur que dessine
la province dite des Quatre-Fleuves
(Sseu-Tch' ouan), où se rassemblent les eaux
de quelques-unes des plus hautes montagnes du
monde, passe à bon droit pour une des
p61
merveilles d' irrigation où triomphe l' agriculture
chinoise ; la population y atteint, dans la
plaine centrale de Tch' eng-Tou, une densi
qu' on peut évaluer entre 300 et 350 habitants
par kilotre carré, mais elle est à peu près
concentrée dans cette partie de la province.
Si l' on évalue approximativement à 45 millions
la population totale du Sseu-Tch' ouan, il
convient d' ajouter que les deux tiers au moins
se trouvent dans la partie centrale.
Le reste, c' est-à-dire les flancs élevés des
montagnes, les parties échappant par leur
altitude ou par leur éloignement aux procédés
de fécondation que nécessite la proximité
immédiate de centres habités, est resté le
domaine des populations antérieures, continuant
à y pratiquer une culture plus ou moins
primitive. Dès que cesse la région de loess,
le sol est capable de produire sans engrais
de riches moissons, et qu' à sa place, au sud
du Ho-Nan, seroulent ces terres
incessamment lavées par les pluies dont il faut
sans relâche reconstituer la fertilité, une
marge plus grande est abandonnée à ces
populations qui, sous différents noms,
représentent les couches antérieures, sinon la
couche primitive, sur lesquelles se sont étendues,
comme une alluvion nouvelle, les races plus
avancées en civilisation. Historiquement, cela
s' exprime par une colonisation procédant d' abord
de l' ouest à l' est, puis du nord au sud. Elle
s' épanouit en atteignant les grands bassins
intérieurs qui relient le Yang-Tseu et ses
magnifiques affluents. Lorsque, par
l' accroissement méthodique de ses ressources
et sous l' impulsion de ses vieilles dynasties,
elle parvient à disposer d' une technique et d' une
main-d' oeuvre suffisantes pour affronter les
grands travaux de canalisation et d' endiguement,
son domaine s' agrandit d' une conquête où cette
multitude prolifique va démesurément pulluler.
Mais, dans le développement organique de la
civilisation chinoise, ces plaines deltaïques
font l' effet d' une excroissance énorme qui s' est
greffée sur le tronc principal. Là n' est
p62
point l' axe de la Chine. Le chemin de fer central
de Pékin à Han-K' eou correspond mieux que la
région littorale aux directions qu' a suivies
ce peuple. Quand enfin les bassins et les plaines
alluviales se rétrécissent et font place aux
régions montagneuses et entrecoupées des
provinces du sud, le flot se divise et va
s' affaiblissant. Il s' infiltre néanmoins par
les vallées, par les embouchures des fleuves.
Et c' est ainsi qu' il s' insinue profondément,
mais progressivement modifié, naturé par un
tissage continuel, dans l' Indochine,
l' Indonésie, le monde malais ; étapes d' il
serait prêt à déborder, en dépit des barrières
qu' on lui oppose, sur tout le pourtour du
Pacifique.
v. -Inde.
l' étude des grandes agglomérations humaines
qu' encadrent d' une part l' Hindou-Koutch
et les montagnes de l' Assam, de l' autre les
Himalayas et le cap Comorin, montre les
analogies profondes des grands phénomènes
humains. à l' origine des mouvements qui ont
déversé sur l' Inde, comme sur la Chine, des
flots nouveaux de populations, agit une cause
géographique : le passage de l' Asie sèche à
l' Asie humide, de la gion des oasis à celle
des pluies de moussons. La transition est
naturelle entre les vallées que fertilisent les
eaux du Naryn, du Zarafchan, de l' Oxus et le
pays des Cinq-Fleuves, le Pendjab, vestibule
historique, et sans doute aussi phistorique,
des invasions et immigrations de peuples.
Les tribus aryennes, que l' acheminement le long
des montagnes guida vers la grande plaine
indo-gangétique, y trouvèrent aussi vers l' est,
comme les tribus chinoises affluant du
Kan-Sou et de l' Asie centrale, l' attrait d' un
enrichissement progressif de nature. Au delà
du seuil de Sirhind, les pluies de moussons se
prononcent et se régularisent ; le sol
sablonneux s' imprègne de serves d' eau à une
faible profondeur, la surface du Doab,
ousopotamie entre la Djoumna et
p63
le Gange, est percée d' innombrables puits. Le
peuple des palmiers, figuiers, lauriers,
s' enrichit de nouvelles recrues ; les cultures
de riz, bananiers, canne à sucre, viennent
s' ajouter à celles des saisons sèches. Comme
en Chine, une sorte de consécration religieuse
s' attacha à la contrée où des populations
laborieuses et pauvres s' étaient vues initier
à une vie plus large. Chose remarquable, en
effet, ce n' est pas le Bengale, où pourtant
les facultés nourricières sont à leur comble,
qui marqua ainsi dans les traditions reconnaissantes
de ce peuple ; c' est la haute vallée du Gange
jusqu' à la ville sacrée de Bénarès, qui dans
le sanscritisme brahmanique est la contrée
bénie, le pays du milieu, madhia desa !
jusque-là se conserve à peu près dans sa pureté
le type de communauté villageoise que les aryens
avaient apporté avec eux, comme une organisation
traditionnelle dont la discipline réglementée
évoque les régions sèches d' où ils venaient.
Mais plus on avance vers les régions de pluies
abondantes, soit vers l' est dans le Bengale,
soit vers le sud vers Cochin et Travancore,
plus les groupements se disséminent et se
multiplient ; le village ferfait place à
une poussière de hameaux entre lesquels il est
souvent difficile de tracer une paration.
me changement en Chine. Lorsqu' on a franchi
vers le sud les provinces de Ho-Nan et de
Chan-Toung, le changement de nature se traduit
par une dispersion caractéristique des
habitations. " d' innombrables petites fermes,
toutes semblables, groupées par douzaines de
maisons en terre avec quelques arbres :
rarement on voit un plus grand village " : ainsi
se présente la physionomie des campagnes
qu' arrose le Han, dans la province de
Hou-Pé. Et dans la plaine de Tch' eng-Tou
(province de Sseu-Tch' ouan), les membres de la
mission lyonnaise s' étonnent de cette route qui
pendant 80 kilom. Environ " n' est, pour ainsi
dire, qu' une seule rue bordée de maisons " .
L' espèce humaine s' épanouit plus librement
sur un sol plus riche en promesses : toutefois
les bases de l' état social ne diffèrent qu' en
apparence. Le village fermé était une expansion
de la famille ; le hameau, c' est la famille
elle-même unissant ses forces en une petite
communauté agricole.
p64
Ainsi se composent d' une multitude de petits
groupes, cellules vivantes, ces agglomérations
dont la masse nous étonne. La trame est formée
d' un entrecroisement innombrable de fils ténus,
mais qui n' en sont pas moins solides et résistants.
Les alignements d' habitations qui se succèdent
dans le nord de la Chine sont combinés de façon
à réunir en un groupe les familles qui se
rattachent les unes aux autres par une
communauté de descendance et de rites. Dans le
village-type de l' Inde septentrionale, les
liens de famille constituent une telle chaîne
entre les habitants que, par suite des
prescriptions et prohibitions qui règlent le
mariage, les unions dans le village même sont
rendues presque impossibles. On cherche femme
dans le village voisin.
Sur ces ensembles, toutefois, plane un air de
ressemblance. Une civilisation commune les
pénètre, capable de gagner de proche en
proche, et douée, dans l' Inde non moins qu' en
Chine, d' une force remarquable de propagation.
On est en présence d' une de ces imposantes
créations humaines qu' une longue histoire a
façonnées. D' un nombre d' hommes d' origines
diverses, rassemblés à époques successives
dans certains domaines privilégiés, elle a fait
un bloc. Il a fallu pour cela un apport plusieurs
fois renouvelé d' activités, un patrimoine
grossissant d' acquisitions. Une force de
rapprochement et de concentration s' est dégae,
capable de maintenir dans un rapport de
collectivité d' immenses multitudes humaines :
non toutefois sans que, dans les interstices
de ces grands corps, il n' y ait place pour des
groupes réfractaires, restés fidèles à leur état
primitif. Il en était ainsi dans ces grandes
monarchies qu' autrefois ont vues l' égypte, la
Perse, et par là ces civilisations contemporaines
de l' Inde et de la Chine restent empreintes
d' un trait d' archaïsme.
Plus on étudiera la composition de ces
agglomérations, mieux on verra qu' elles sont le
sultat d' unedimentation prolongée, et
dans les alluvions qui ont contribué à les
former, on reconnaît les apports successifs
guis par des voies naturelles. Aux peuples
plus avancés
p65
dont la vague est venue en dernier lieu, il a
appartenu d' imprimer sur ces contrées le sceau
d' institutions sociales et politiques, qui,
désormais, les désigne et les classe dans le
monde. Leur rôle a consisté surtout à mettre,
par l' ascendant de leur civilisation, plus de
cohésion entre les groupes préexistants, à
assembler en une construction des matériaux
épars. Ils se sont superposés à des couches
antérieures.
Nous ne pouvons encore que soupçonner les mélanges
dont se compose l' aggloration chinoise. Au
Japon on distingue au moins trois ou quatre
types fondamentalement différents. Quant à l' Inde,
les recherches poursuivies depuis trente ans
par l' ethnographic Survey nous font entrevoir
combien d' éléments divers entrent dans cet
ensemble de 300 millions d' hommes. Pour ne
parler que de la plaine indo-gangétique, que de
variantes et quelle insondable diversité de
races sont recouvertes sous ces étiquettes
sommaires et provisoires : indo-aryen,
aryo-dravidien, mongolo-dravidien ! Dès qu' on
entre dans l' analyse des caractères ethniques,
on soupçonne de bien autres diversités que
celles des langues, et l' on commence à distinguer
sur quels fondements et de combien de matériaux
s' édifient ces blocs humains si bien cimentés
qu' ils semblent désormais à toute épreuve.
Toutefois, leur force d' accroissement n' est pas
illimitée, pas plus que la sève d' inventions qui
les a animés dans le principe. La sève semble
tarie et l' accroissement semble aujourd' hui
arrivé à un point quasi stationnaire. Rien du
moins, pas plus dans l' Inde qu' en Chine, ne
peut être comparé aux progrès qu' a accomplis,
dans le cours du xixe siècle, la population de
l' Europe. La population de la Chine, d' après
un juge bien placé pour en parler, le ministre
américain W. W. Rockhill, ne se serait que
très lentement accrue pendant le siècle dernier.
Là, comme dans l' Inde, l' abondante natalité
est tenue en échec par une mortalité presque
aussi forte. Considérée par petites périodes,
la population peut accuser parfois un
accroissement notable ; mais il faut, pour en
bien juger, prendre du recul. C' est l' éternelle
histoire des vaches grasses. Vienne ensuite la
période contraire : un cortège de fléaux,
famine, épidémies, défiant l' effort même de
l' administration britannique, ne tarde pas,
comme en vertu d' une périodicité, à s' abattre ;
et du coup disparaissent tous les êtres faibles
que la misère, le défaut d' hygiène, la vie
précaire, avaient pdisposés à leurs coups.
p66
vi. -archipels asiatiques. -Japon.
le continent asiatique était, par sa configuration
taillée à grands traits, par l' étendue des
rapports qu' il ouvre, seul apte à fournir à
de telles agglomérations le domaine qui leur
convient. Mais à l' ombre de ce continent, se
déroule un monde insulaire que les moussons
mettent en continuels rapports avec lui.
Sumatra, Java, Borneo n' en ont été détachés
qu' à une époque postérieure au développement
d' une puissante animalité parmi laquelle
figurent les plus anciens spécimens connus
d' espèce humaine. à la faveur des articulations
innombrables qui découpent ces archipels dont
Marco Polo ébloui estimait les îles par
milliers, s' est formée ce qu' on appelle la race
malaise : groupe plutôt que race, né du mélange
et de la fermentation de la vie maritime. Par
l' une de ses extrémités il se lie aux
dravidiens ducan et par l' autre aux races de
la Corée et de la Chine.
Dans cette immense diffusion, les éléments les
plustérogènes, les degrés les plus inégaux
d' état social coexistent. Entre les côtes et
l' intérieur s' accusent de profondes différences :
de très anciens afflux d' immigrants, tamouls de
l' Inde ou chinois du Fou-Kian, ont répandu
sur le littoral des contingents sans cesse
accrus d' hommes et de civilisations, tandis que,
dans les vallées et sur les pentes des montagnes,
gétaient des tribus demi-civilisées comme
les bataks de Sumatra ou les dayaks de Borneo,
et que de véritables primitifs parvenaient
à maintenir leur survivance dans l' intérieur
des forêts tropicales. La concentration de la
population s' est réalisée dans quelques parties
seulement de ce domaine insulaire : à Java où,
dès les temps anciens, les hindous apportèrent
leurs cultures de riz, les éléments d' une
civilisation supérieure et qu' ils prédisposèrent
ainsi à profiter merveilleusement de la
curité et des avantages de l' administration
européenne ; enfin dans les Philippines, où la
vallée centrale et lagion deltaïque du sud
de Luçon montrent une densité en voie rapide
d' accroissement.
p67
Les trois principales îles de l' archipel japonais,
Kiou-Siou, Sikok et Hondo, représentent
aujourd' hui une agglomération humaine
supérieure en nombre total à celle des Iles
Britanniques, à l' extrémité opposée de l' ancien
continent. Les traces de l' homme sont très
anciennes dans cet archipel, de même que sur
tout le pourtour sud-oriental du continent
asiatique. L' idée que l' on peut se faire de la
démographie de ce Japon primitif est celle
d' une population à laquelle les abondantes
pêcheries de son littoral maritime valurent
de bonne heure une densité relativement forte.
On sait à quel point le poisson entre
aujourd' hui comme nourriture principale dans
l' alimentation japonaise. Un vingtième de la
population actuelle se livre encore à la pêche.
Dans aucune contrée, a-t-on pu dire, la mer
n' a pris une plus grande part au développement
matériel et moral d' un peuple. Nul doute qu' une
formation précoce de densité n' ait été atteinte
de ce chef sur les tes japonaises.
Ce littoral découpé, baigné par les courants,
n' est pas sans analogie avec la côte de sounds
et de fiords qui s' étend, sur l' autre bord du
Pacifique, entre le Puget Sound et l' Alaska.
aussi, de riches pêcheries, à la rencontre
des courants, ont amassé de bonne heure une
population relativement nombreuse. Mais, pour
que le Japon ne demeurât point au stade où se
sont arrêtées ces tribus nutkas, thlinkit, etc.,
du nord-ouest aricain, d' autres causes sont
entrées en jeu. Le contact de l' Asie était
autrement fécond que celui de l' Amérique
précolombienne. La proximité d' un grand continent
populeux et civilisé est historiquement
sensible aux environs du viie siècle avant
notre ère. C' est dans l' île la plus méridionale,
Kiou-Siou, la plus rapprochée de la Corée
et de la Chine, que commence le travail
d' organisation qui donne son estampille à la
société en formation. De là, elle rayonne et
multiplie. Elle gagne successivement les deux
grandes îles avec lesquelles la mettent en
rapports les innombrables indentations de la
mer intérieure. L' île de Hondo était encore,
dans l' intérieur, occupée par un peuple qui est
resté pour les japonais l' image même de la
barbarie, les aïnos. Tandis qu' ils sont
impitoyablement pourchassés vers le nord,
les dynasties impériales se font, au
p68
contraire, un devoir d' accueillir et de répartir
parmi leurs sujets les immigrants qui viennent
de Chine et de Corée. Ceux-ci apportent, en
effet, des arts nouveaux, soit pour l' industrie,
soit pour l' agriculture et l' aménagement des
rizières. Ce flot précieux d' immigrants est
alimenté par les fléaux qui frappent périodiquement
les populations du continent voisin : famines,
voltes, guerres civiles et étrangères. Le
légendaire pays de Zipango joue à cet égard
le rôle de refuge et renforce ainsi à maintes
reprises son peuplement. Telle a été souvent
la destinée des îles aux époques troublées qui
bouleversent les populations des continents ;
tel fut, en Europe, lele des îles Ioniennes
au temps des invasions turques.
Si l' on met hors de compte la croissance urbaine,
due surtout à l' apparition cente de la
grande industrie, l' intense peuplement japonais
est strictement attaché à l' aménagement des
rizières et aux cultures délicates (thé)
auxquelles les pentes inférieures des collines
prêtent leur abri. Un aménagement minutieux
et parcellaire du sol, dans des compartiments
exigus qu' encadrent les montagnes, l' irrigation
assurée par les pluies de moussons, l' engrais
fourni par les débris de poissons ou par les
herbes dont onpouille la montagne, telles
sont les bases d' une économie rurale aussi
intensive que restreinte. Pas ou peu
d' élevage ; pas d' exploitation des montagnes.
L' homme n' a songé à demander aux versants que
couvre une mosaïque fleurie de plantes herbacées
(hara), qu' un engrais à enfouir dans le sol,
peut-être aussi un plaisir esthétique, un
principe d' art. Ce n' est pas sans surprise
qu' on constate que dans les trois grandes îles
s' est constituée la civilisation japonaise
et dont la population atteint une densité
comparable à celle de l' Angleterre et de
l' Italie du nord, la superficie cultivée
n' atteint guère que le septième du sol. Mais
c' est une culture de jardiniers, obtenant par
an deuxcoltes et même trois dans le
sud-ouest. Le japonais, en sa qualité d' imitateur,
se montre encore plus spécialiste que le chinois
dans le choix des espaces qu' il met en valeur.
La densité s' abaisse progressivement, au Japon,
vers le 40 e degré de latitude (nord de Hondo)
et tombe dans l' île d' Yéso à moins de
20 habitants par kilomètre carré. Même chute
brusque sur le continent, lorsque au delà des
plaines de Pékin et du littoral onpasse
p69
le 40 e degré. Depuis trois siècles que les
plaines du Leao, au pied des montagnes de
Mandchourie, ont été entamées par la colonisation
chinoise, ses progrès n' ont guère dépassé
encore la province de Moukden. Celle-ci n' a
me qu' une densité inférieure à celle de la
montagneuse Corée, et au delà, dans la province
de Girin, par 45 degrés de latitude, c' est à
un chiffre tout à fait insignifiant que tombe
la proportion relative d' habitants. Ainsi les
grands rassemblements humains cessent en Asie
à peu près vers la latitude ils se renforcent
en Europe. Est-ce la nature seule qu' il convient
d' incriminer ? Sans doute la rudesse du climat
continental, qui déjà dans le sud de la
Mandchourie ne permet que des blés de printemps,
doit entrer en ligne de compte ; mais une
culture perfectionnée eût trouvé un vaste
champ dans ces paysages de parc, mélanges
de prairies et de bouquets d' arbres, qui
caractérisent la province de l' Amour et qui
représentent probablement la physionomie
gétale primitive de notre Europe.
vii. -conclusion.
en réalité, cette limite asiatique des grandes
agglomérations humaines est celle d' une forme de
civilisation. Le chinois comme le japonais ont
poussé le plus loin qu' il leur était possible
avec leurs procédés traditionnels, la culture
minutieuse dont ils avaient contracté l' habitude.
Chez toutes les sociétés agricoles qui ont
essaimé dans la zone terrestre que nous venons
de considérer, des confins de la Libye à ceux
de la Mandchourie, c' est le maniement de l' eau
fournie par les pluies et les fleuves, la pratique
de l' irrigation de plus en plus étendue, qui
ont été les grands facteurs de développement
numérique. Restreint dans les oasis, limité à
une frange bordière le long des montagnes de
l' Asie centrale, ce mode de culture a trou
dans les plaines du Gange et de la Chine des
domaines à souhait pour s' épanouir. Ainsi de
puissants foyers d' appel se sont formés pour les
hommes. Leur rayonnement s' est étendu sur toute
la périphérie insulaire de l' Asie orientale.
Le cadre spécial dans lequel ont grandi ces
sociétés est géographiquement différent de celui
qui délimite les populeuses sociétés d' Europe.
La pénétrationciproque que favorisent les
communications modernes pourra à la longue
atténuer ces différences ; il est probable
néanmoins qu' elles subsisteront dans les traits
principaux de la démographie. Des agglomérations
principalement fondées sur l' industrie
p70
et la vie urbaine psentent sous bien des
rapports d' autres modes d' existence, d' autres
phénones que celles qui se sont établies sur
une collaboration agricole d' une multitude d' êtres
humains groupés par familles ou par villages.
On ne saurait méconnaître dans celles-ci un
caractère d' archaïsme qui nous reporte aux
premiers efforts qu' a faire l' espèce humaine
pour se constituer en force et en nombre. La
surabondance de produits obtenus par un
ingénieux aménagement de l' eau dans des climats
interrompant à peine la végétation de l' année,
eut un effet merveilleux pour permettre la
coexistence sur des points restreints de forts
groupes numériques. L' adaptation de l' eau à des
cultures régulières, foisonnant sur place et se
succédant à prompts intervalles, contribua à
concentrer les hommes, de même que, primitivement,
l' usage du feu avait facilité leur dispersion
dans presque toutes les parties de la terre.
L' une et l' autre de ces inventions primordiales
se retrouvent dans la répartition actuelle de
notre espèce. C' est parce que, dès les anciens
âges, des groupes se sont répandus sporadiquement
à travers les étendues continentales, que nous
rencontrons à l' heure actuelle tant de diversités
et d' igalités, autrement inexplicables, dans
leur degré de culture. Et c' est parce que
l' irrigation, après avoir appris aux hommes
à se serrer sur des points déterminés, leur a
fourni, en certaines contrées, un thème de
perfectionnements s' engendrant les uns les
autres, que nous voyons des agglomérations qui
n' ont pas attendu pour grandir les facilités
qu' offrent les transports modernes.
Ces impulsions initiales ont donné le branle et
orienté le développement géographique de
l' humanité. On peut, au reste, constater ce
fait, qu' à chacune des étapes de ce développement
correspond une appropriation nouvelle de
ressources ou d' énergies naturelles. C' est
par des efforts d' invention que l' homme
d' aujourd' hui comme de jadis parvient à se faire
une place de plus en plus considérable sur
la terre.
p71
chapitre iv. L' agglomération européenne. I. -les
limites :
parmi les quatre groupes d' agglomération
humaine, -Inde, Chine, Europe, états-Unis, -le
groupe européen est aujourd' hui le principal.
Dans la répartition de l' espèce humaine sur le
globe, il représente un foyer dont l' action se
percute partout ; comme puissance nurique
et économique, il est le bloc prépondérant qui
met son poids dans la balance.
Cette supériorité nurique est de date récente.
Il est probable qu' au commencement du xixe siècle
la population de l' Europe n' atteignait pas le
chiffre déjà atteint par l' Inde et la Chine :
elle s' élevait, d' après les calculs les plus
plausibles, à 175 millions environ. Si l' on
considère qu' avant les vides, pour le moment
incalculables, causés par la guerre, elle était
évaluée, en 1914, à 448 millions, il en résulte
un accroissement d' environ 150 p. 100 dans une
période dépassant à peine un siècle. La densi
moyenne, qui était à peu près de 19 p. 100 en
1800, était arrivée à dépasser, dans ces
dernières années, le chiffre de 45 p. 100. Il
est vrai qu' une moyenne s' étendant indistinctement
à l' Europe entière perd beaucoup de sa valeur.
Un trait plus significatif de cette statistique
rétrospective est que, vers 1815, aucune
grande région sur le continent européen n' avait
une densité comparable à celle du royaume
lombard-vénitien, soit 90 habitants par
kilomètre carré : la richesse agricole, le legs
historique de grands travaux publics expliquaient
cette suriorité. Cette contrée a notablement
accru sa population dans le cours du dernier
siècle ; mais, sans parler de la Grande-Bretagne,
la Belgique, la province rnane,
p72
la Saxe montrent aujourd' hui une densité
supérieure à la sienne.
La répartition a donc varié aussi bien que
l' effectif total. Des déplacements de densité
ont eu lieu. On est en présence d' un fait en
marche, provoquant des chocs en retour qui se
transmettent d' une contrée à l' autre. Car c' est,
depuis un demi-siècle environ, dans l' Europe
orientale, en Russie notamment, que
l' accroissement de la population prode à
l' allure la plus accélérée. Sans doute, des
obstacles de climat s' opposent à ce que l' Europe,
dans sa totalité, soit entraîe dans ce
mouvement : néanmoins l' organisme européen est
tel aujourd' hui que les nerfs moteurs agissent
avec force jusqu' aux extrémités des membres.
Le cadre dans lequel se circonscrit, actuellement
du moins, l' agglomération européenne, pourrait
être approximativement tracé, au nord, par le
60 e degré de latitude. Au delà de cette ligne,
le long de laquelle s' échelonne, en
avant-postes, une rangée de grandes villes,
s' étend une vaste région (2. 500. 000 kilomètres
carrés environ) où la densité de population
ne dépasse guère au total 3 hab. Par kmq cube.
Cependant, baignée au nord par une mer qui
reste généralement libre, cette région, depuis
dix siècles au moins, est entrée dans le cercle
d' attraction des contrées voisines. Ce sont
d' abord les pêcheries qui ont attiré les hommes ;
puis, dans la suite des siècles, le commerce
des bois et des fourrures, aujourd' hui les
mines et l' énergie hydraulique. L' exploitation
de ces ressources nouvelles a imprimé un
accroissement sensible, depuis un demi-siècle,
à la population de ces " confins de
l' oecoumène " . Comme dans tous les pays de
colonisation, les villes maritimes en ont
surtout profité : les deux tiers de la population
norvégienne sont sur lestes, et l' on
remarque, en Scandinavie comme en Finlande,
une proportion relativement forte de population
urbaine. Mais les ressources nourricières sont
trop indigentes pour laisser beaucoup de marge
à l' accroissement ; l' émigration, qui s' y
développe au moins aussi vite que la natalité,
et même, à l' occasion, des famines se chargent
d' y mettre un terme.
p73
à l' est, la ligne de démarcation qui circonscrit
l' agglomération européenne a un caractère
historique autant au moins que géographique.
Elle touche à la steppe saline, mais sans
borner la région fertile de la terre noire.
On peut la considérer comme la ligne provisoire
autour de laquelle oscille le pendule, entre le
domaine des sociétés assises et celui des
groupes plus ou moins instables. Elle est
jalonnée, comme la limite septentrionale,
par une série de villes rapidement grandissantes,
entre lesquelles la Volga sert de lien.
Au delà, dans les gouvernements d' Oufa,
Orenbourg, Astrakhan, sur une superficie
au moins égale à celle de la France, la densité
de la population ne dépasse guère en moyenne
une douzaine d' habitants par kilomètre carré.
Entre cette région faiblement peuplée et les
contrées d' accroissement rapide et continu qui
se prolongent jusqu' à la rive occidentale du
grand fleuve, le contraste actuel exprime la
lisière vers laquelle expire la civilisation
européenne. Dans ses étapes successives, c' est
par une rangée de villes qu' elle a prodé,
qu' elle a fait front contre la barbarie ; et
ce sont des fleuves qui ont servi d' appui à
ces fondations urbaines. Tour à tour le Rhin
et le Danube, puis, lorsque l' oeuvre romaine
fut reprise par les carolingiens et le
saint-empire germanique, l' Elbe, la Saale
et l' Elster, plus tard encore l' Oder, la
Vistule et le Dniepr ont vu sur leurs bords
s' établir, en rapports les unes avec les
autres, des rangées de villes : portes d' entrée
et de sortie entre deux mondes, à la fois
centres de propagande religieuse, places
d' armes, lieux de foires et de commerce.
Mersebourg, puis Leipzig ; Magdebourg et
Hambourg ; Breslau et Dantzig ; Riga et
Kiev, tracent des lignes successives. Elles
anticipent, dans le développement de l' Europe,
sur le rôle futur des villes commerçantes qui,
de Nijnîï-Novgorod à Astrakhan, centralisent
autour de la Volga les relations de l' Europe
orientale et des steppes.
La ville a son rôle à part dans la formation du
peuplement. C' est un organe politique, un noeud
de rapports. Elle est l' expression d' autres
phénones que le village, c' est pourquoi elle
peut exister indépendamment de lui. L' Amérique
et l' Australie apportent de récents exemples
de grandes villes suivant leurs destinées sans
le cortège de moindres établissements qui les
accompagne en Europe. Elles servent de points
de ravitaillement d'la population s' élance
à de nouvelles conquêtes.
p74
ii. -point de départ et conditions d' extension.
il reste donc que plus des deux tiers de l' Europe
constituent, au point de vue de la population,
un groupe à peu près compact de densité élevée.
On distingue bien encore dans cet ensemble des
parties faiblement peuplées, mais elles sont
entamées de toutes parts, et de plus en plus
duites à la retraite que leur laissent les
hautes montagnes, les forêts ou les surfaces
marécageuses. Les interstices diminuent entre
les rangs pressés qui les assiègent. En somme,
il n' y a pas entre les mailles de ce tissu
d' intervalles vides, comparables à ceux qui
parent l' Inde de la Chine ; ou, dans l' Inde
me, le Pendjab du pays des Mahrattes, le
Bengale du Carnatic.
Les agglomérations asiatiques sont nées et ont
grandi sous l' influence d' une cause principale,
le climat des moussons. Des centres de densité
sporadiques se sont rapprochés et ont for
masse, grâce à une collaboration de pluies,
de soleil et de fleuves, surexcitant presque
sans pit la force productive du sol. Les
phénones humains se laissent malaisément
circonscrire en des limites précises ; on
constate toutefois que c' est approximativement
entre 10 et 40 degrés de latitude nord que se
localisent ces foyers humains. L' agglomération
européenne, au contraire, ne touche que par ses
extrémités méridionales à cette zone terrestre.
L' oeuvre qui a abouti à réunir en Europe près
du quart de la population du globe, s' est
généralement accomplie dans des conditions
de climat et de latitude dont les exigences
dépassent de beaucoup celles des contrées
tropicales ou subtropicales. Elle représente
par là quelque chose d' original dans l' histoire
du peuplement du globe. Elle se distingue ainsi,
non seulement des agglomérations antiques qui
ont eu pour siège l' Asie orientale et l' égypte,
mais même de celles qui sont en voie de
formation dans les contrées d' Amérique ; bien
que, à vrai dire, celles-ci n' étant encore
qu' à leur premier stade, il soit difficile de se
prononcer sur leur future extension.
Le phénomène qui a accumulé dans cette péninsule
de l' ancien monde la masse principale d' humanité,
présente une évolution plus complexe que celles
que nous avonsjà cherché à retracer. Le fait
initial cependant paraît être, ici comme ailleurs,
l' abondance de ressources végétales propres à
la nourriture de l' homme. L' Europe, sous ce
rapport, surtout dans les parties de son
territoire que n' ont pas atteintes les
éliminations des périodes glaciaires, n' est pas
moins richement dotée que les régions qui
semblent, au dire des botanistes, avoir le
plus contribà enrichir le patrimoine de
ressources
p75
alimentaires : l' Inde, le Soudan, ou la Chine.
Quelques-unes des céréales les plus utiles,
froment et orge, nombre de légumes, tels que
fèves, pois, lentilles, apparaissent sur les
bords européens de la Méditerranée, soit
comme indigènes, soit comme des emprunts très
anciens à des contrées limitrophes.
L' acclimatation des végétaux qui se concentrent
autour du domaine méditerranéen, trouva dans le
commerce de bonne heure allumé sur ses bords
un véhicule naturel ; ajoutons que, au centre
me de cette mer, la féconde Sicile semblait
prédestinée à servir d' organe de transmission.
Parmi les ressources nourricières dont s' enrichit
progressivement l' Europe, laditerranée a
fourni la plus grande part, mais non la seule.
La diversité des plantes alimentaires dont
Pline l' ancien fait mention comme en usage
chez les peuples sub-ou trans-alpins, est
très remarquable, confirmée d' ailleurs par les
trouvailles phistoriques. Nous évitons de
mentionner les ressources que l' alimentation
pouvait tirer de la chasse ou de l' élevage,
puisqu' il ne s' agit que de genres de vie
favorables à la formation d' un peuplement
dense.
Par la facilité de l' existence, avec les avantages
et les inconvénients qu' elle entraîne, les
parties de l' Europe situées au sud de 40 degrés
se rapprochent de celles qui ont favorisé en
Asie l' épanouissement de l' espèce humaine.
C' est en pensant à elles que Mirabeau a pu
parler de contrées " les efforts des pires
gouvernements ne réussiraient pas à empêcher
la population de s' accroître " . En réalité, elle
ne s' est pas toujours accrue dans le royaume
de Naples et dans l' Espagne méridionale, et
elle a subi bien des régressions temporaires ;
mais on doit reconnaître qu' elle a toujours
montré, dans les circonstances propices,
tendance à s' accumuler. Ce n' est guère que dans
les grandes villes du sud de l' Italie et de
l' Espagne que se rencontre ce prolétariat
vivant de peu dont se surchargent les
agglomérations de l' Inde ou du sud de la Chine,
oume l' hexapole qui garnit le pied des
montagnes, dans le Turkestan oriental. Sans
doute, à défaut d' autres besoins, celui de la
nourriture quotidienne s' impose ; mais cette
question me perd de son acuité et devient,
suivant les saisons, tout à fait aisée à
soudre. " à Murcie, écrivait De Laborde,
on ne saurait
p76
trouver une servante pendant l' été ; et beaucoup
de celles qui sont placées quittent leurs
conditions à l' entrée de la belle saison.
Alors elles se procurent aisément de la salade,
quelques fruits, des melons, surtout du piment ;
ces denrées suffisent à leur nourriture. " on
peut rapprocher ce témoignage de ceux qui nous
viennent des oasis du Turkestan, situées
environ auxmes latitudes, au sujet de ces
populations qui conservent à Kachgar, Yarkand
et Khotan, les vieilles traditions
d' agriculture iranienne. " pendant les mois
d' été, dit Semenof, les fruits et les melons
suffisent à remplacer la charité publique. "
là aussi, cette manne riodique est une prime
à l' oisiveté et au farniente. la nature se
charge, moyennant le minimum d' efforts, et pour
ainsi dire au rabais, de pourvoir aux
nécessités qui grèvent, sous d' autres latitudes,
les sociétés humaines.
Cependant les contrées européennes l' homme
peut s' affranchir de la continuité de l' effort,
sont l' exception. à peine a-t-on dépassé
d' une centaine de kilomètres les rives de la
diterranée que les exigences de climat se
multiplient. Elles s' imposent déjà aux
populations circum-alpines, balkaniques et
danubiennes : combien plus encore à celles
qu' on entrevoit dès les premières lueurs de
l' histoire, groupées le long des terres fertiles
qui suivent environ le 50 e degré de latitude,
et se prolongent, par l' archipel danois,
jusqu' au sud de la Suède ! En face de ces longs
hivers, de ces brumes, de ces intemries
incompatibles avec la vie en plein air, chère
au napolitain de nos jours comme à son ancêtre
de Pompéi, l' abri, le vêtement, le chauffage,
l' éclairage viennent singulièrement compliquer
le problème de l' existence. Ce fut une
nécessité naturelle qui substitua aux draperies
flottantes les vêtements serrés au corps, la
saie, les braies gauloises ; qui ajuste
au sommet de l' habitat un toit élevé, et
fortement incliné pour permettre le ruissellement
des pluies. Cet habitat, surtout, prend une
importance plus grande dans la vie quotidienne ;
ce n' est plus l' installation sommaire où l' on
s' accommode après journée passée sur les
places publiques, mais le séjour où se pratiquent
les travaux d' hiver, où s' entretiennent les
industries domestiques, le home, la maison
avec toutes les idées et les sentiments
qu' elle éveille. Croître et multiplier devient,
dans ces conditions, un précepte qui suppose
l' effort, et au succès duquel concourent des
facteurs de temps, d' inniosité, de persévérance.
p77
Au delà du 40 e degré de latitude, l' homme doit
compter avec des nécessités d' habitat, de
tement-outre la nourriture-qu' on peut
comparer à ces poids supplémentaires dont on
charge dans les courses certains concurrents.
Plusieurs sociologues, depuis Le Play, se sont
attachés à analyser les budgets d' ouvriers
ruraux ou urbains en différentes contrées
d' Europe. Parmi les exemples qu' ils apportent,
je choisis de préférence ceux qui concernent
les régions où s' est le plus manifesté de nos
jours l' accroissement de la population. En
Belgique, en Saxe, en Westphalie (Solingen),
à Sheffield, la partition des dépenses
s' établit à peu près sur les bases suivantes :
60 à 65 p. 100 pour la nourriture, 15 à 20
p. 100 pour le vêtement, 12 p. 100 pour le
logement, 5 p. 100 pour le chauffage et
l' éclairage. D' après des évaluations plus
centes, dont le Danemark, pays très prosre,
a été l' objet, les dépenses de nourriture ne
représentent plus guère pour chaque famille que
la moitié de la totalité des dépenses, la
proportion restant à peu près la même pour le
reste. Leme observateur fait cette remarque
générale que plus le budget est petit, plus est
grande la proportion despenses de
nourriture.
On peut étendre la portée de cette observation.
Quand le tisserand de Tch' eng-Tou a prélevé
sur son maigre salaire la somme nécessaire
à son écuelle de riz, il est fort à prévoir que
le superflu, s' il en reste, passe à la maison
de jeu. Dans l' Inde, lorsque la hausse du coton,
provoquée par la guerre decession aricaine,
eut pandu l' argent chez les cultivateurs
du Dharvar, les bénéfices, dit-on, enrichirent
surtout le bijoutier de village. Ne sait-on pas
enfin combien,me dans nos contrées
ridionales d' Europe, le goût de la parure,
du jeu (loterie) prime tout autre emploi des
bénéfices aléatoires dont éventuellement on
dispose ? Il existe donc des climats où, après
satisfaction donnée aux besoins de nourriture,
l' homme moyen, qui représente en somme le
principal élément numérique de la population,
peut à peu près impunément se livrer à ses
fantaisies. Tout autre est la conception sociale
qui résulte, dans nos climats, de ce que
Montesquieu appelle le " nécessaire physique " .
Les devoirs grandissent avec les nécessités,
éliminent ou du moins rabaissent à un niveau
très inrieur cet ément de parasitisme qui
fait pulluler, dans des climats moins exigeants,
la mendicité et le vagabondage. Le mendiant n' y
est plus " un être
p78
aimé de Dieu " . Une considération impérieuse
s' attache à l' extérieur du logement et de la
personne, à ce qui constitue le confort et ce
qu' exprime bien la formule anglaise, standard
of life.
cependant, pour subvenir non seulement à ces
exigences, mais en outre aux obligations
qu' impose la vie moderne, impôts, hygiène,
éducation, lassements, etc., l' effort est
nécessaire. Il faut créer plus de ressources
pour tenir tête à plus de devoirs. Nos contrées
d' Europe centrale ou septentrionale en
offraient-elles les moyens ? Elles ne
paraissaient pas de prime-abord disposées par
la nature pour entretenir des multitudes
pareilles à celles des bords du fleuve Bleu
ou du Gange. Si pourtant elles les égalent
ou dépassent, c' est parce qu' elles ont su
tirer des ressources naturelles plus que n' ont
fait les sociétés asiatiques. Aux produits
du sol elles ont ajouté ceux du sous-sol ;
avec les ressources de l' agriculture elles ont
combiné celles de l' élevage. Elles ont appelé
enfin la science à leurs secours. La formation
de l' agglomération européenne apparaît ainsi
comme une oeuvre d' intelligence et de méthode
presque autant que de nature.
iii. -rôle des relations commerciales :
ce progrès n' a pas été le privilège d' une race.
Non qu' il faille révoquer en doute les qualités
supérieures dont l' homme a fait preuve en
Europe pour mettre en valeur avec plus
d' intensifier qu' ailleurs les ressources que
recélait le milieu. Mais il ne faut pas oublier,
quand il est question de l' Europe, la
correspondance naturelle qui en unit toutes
les parties. Par son effilement progressif en
forme de ninsule, son exiguïté relative, par
les facilités de passages qui atténuent
l' obstacle des chaînes ou des massifs qui la
sillonnent, par les voies naturelles qu' ouvrent
ses fleuves, les peuples très divers, très
hétérones que les circonstances y ont groupés,
ne tardent jamais longtemps à entrer en
communications réciproques. Le localisme,
cause de stagnation, ne tient pas longtemps ;
de telle sorte que le progrès accompli par les
uns n' est pas perdu pour les autres. Le nombre
de contrées qui échappent au mouvement général
se duit d' âge en âge, et soit plus lentement,
soit plus vite, chacun prend le pas dans l' avance
économique.
Tout ce que nous savons du passé de l' Europe
tend à montrer quel le ont joué, dans la
marche de sa civilisation, l' imitation et
l' exemple.
p79
Le grand épanouissement de population et de
richesse que, dans les cinq siècles qui
précèdent l' ère chrétienne, les étiquettes de
Hallstatt, puis de La Tène,
signalent au nord des Alpes et dans le nord-est
de la Gaule, coïncide avec l' affluence
croissante de relations méditerranéennes.
L' imitation des monnaies macédoniennes, des
objets étrusques, la formation d' un art mixte
" de style romain provincial " que révèlent les
trouvailles sur les bords du Rhin et du Danube,
sont les indices d' une transformation
économique qui a pénétré l' état social.
On peut conclure du témoignage de Strabon qu' un
accroissement de population fut, en Gaule,
un des premierssultats de la paix romaine,
bien que ces fertiles contrées d' occident ne
dussent pas échapper à la longue à " la disette
d' hommes " , au dépeuplement, dirions-nous, qui
atteignait déjà la Grèce et les contrées ayant,
comme elles, supporté le faix d' un long effort
de civilisation. L' impulsion qu' avait éprouvée
l' Europe centrale, celle du nord la ressentit
à son tour, lorsque, vers le ve siècle de l' ère
chrétienne, la navigation et l' agriculture
eurent à leur disposition un outillage plus
perfectionné que celui des anciens âges de
bronze. Le nord scandinave devint alors le foyer
de cette fermentation de peuples qui avait secoué,
quatre ou cinq cents ans auparavant, le monde
celtique.
Il faut avoir les yeux sur ces causes gérales
pour se rendre compte du fait qui est proprement
le sujet de notre étude : la formation en
Europe du principal groupe humain qui existe
actuellement sur le globe. C' est le résultat
d' une oeuvre de longue haleine, qui a procé,
non d' un mouvement continu, mais par saccades ;
qui a été traversée par des catastrophes, qui
a connu des périodes de régression, mais
dont pourtant on peut marquer les étapes, et
qui, finalement, se totalise
p80
par un progrès de beaucoup supérieur aux pvisions
de la plupart des penseurs du xviiie siècle.
Par additions successives, dont approximativement
on peut estimer les dates, le domaine
d' occupation intensive s' est agrandi. Dans
cette série de conquêtes, les principales
batailles ont été gagnées sur les forêts,
qu' on a défrichées ; sur les marais, qu' on a
desséchés ; sur les montagnes, qu' on a adaptées
à l' économie pastorale ; sur les alluvions,
qu' on a arrachées à la mer. Enfin, il y a un
siècle et demi, l' aurore de la grande industrie
s' est levée dans une contrée de la
Grande-Bretagne, où se concentraient le fer
et la houille. Parmi les artisans de l' oeuvre
qui s' élabora alors autour de Birmingham,
de Manchester, de Sheffield et de Newcastle,
plus d' un promoteur est sorti de ce milieu
social que nous cherchions, dans les pages
qui prédent, à caractériser d' après les
budgets d' ouvriers. L' exemple de l' Angleterre
a gagné le continent. Les nécessités de la
grande industrie se sont traduites par un
accroissement en proportions inouïes des forces
de transport, de sorte que le mouvement
commercial n' a pas cessé et ne cesse pas de
s' étendre.
Qu' uneriode sans exemple d' inventions mécaniques
ait donné l' essor à un accroissement sans
précédents de population, c' est un fait de
nature à jeter quelque lueur sur le genre de
causes qui ont la prépondérance dans l' évolution
du peuplement humain. Il correspond à l' éveil
d' initiatives, à une plus grande somme d' énergie
et d' intelligence appliquées à l' exploitation
des ressources naturelles. La création de
richesses nouvelles réclame et appelle à son
secours un plus grand nombre de forces humaines ;
un accroissement en résulte. Mais le flot
s' aplanit en s' étendant. Il arrive tôt ou tard
que cette création engendre aussi de nouveaux
besoins, qu' elle introduit des habitudes qui
peu à peu produisent à leur tour leurs effets
sur la marche du peuplement. Des répercussions
diverses, même en sens contraire, peuvent naître
suivant les temps et les lieux. Le progrès
porte en lui-même ses correctifs. Devant ces
faits gros de conséquences, il faut s' attendre
à ce que le phénomènemographique, en se
déroulant dans son ampleur, se montre sous des
faces très diverses.
p81
chapitre v. Régions méditerranéennes :
lorsque les hommes commencèrent à entrer en
rapport par delà la barrière montagneuse qui
borde la Méditerranée, le sud représenta pour
l' ultramontain le pays des fruits, de même que,
par une généralisation semblable, l' Europe
centrale apparut au méditerranéen comme le pays
des forêts. Cette distinction reposait
assurément sur un fondement naturel ; mais du
moins cette image était déjà une transformation
obtenue par un travail humain culaire. Nous
avons caractérisé ainsi le genre de vie qui a
prévalu sur les bords de laditerranée :
" ce n' est pas le champ, mais le jardin qui devint
ici le pivot de la viedentaire " . Il convient
d' ajouter que le jardin, ou pour mieux dire,
la culture de plantation a été, dans ces contrées,
le principe de la concentration des habitants.
Elle en fut et elle en est restée le principal
facteur, si du moins l' on fait abstraction des
villes.
i. -les points faibles :
la nature physique, dans la région méditerranéenne,
se prête indifféremment à des genres de vie dont
l' influence sur la population est très diverse :
la culture des céréales telles que l' orge ou le
blé, celle des arbustes, primitivement vigne,
figuier, olivier, et l' élevage pastoral,
surtout de la chèvre et du mouton. Ce classement
repose sur une distinction très ancienne : elle
figure dans Cicéron comme vieille formule de
droit. Entre la " terre de semences " et la
" terre de plantations " la distinction chez les
anciens est courante ; on se demande seulement
si l' arboriculture n' est pas une branche de
p82
l' art agricole. Quant à la vie pastorale, elle
implique non seulement différence, mais
opposition. Elle est le principe d' un antagonisme
qui a frap les observateurs depuis Thucydide
jusqu' à Strabon, et qui persiste encore, sous
une forme atténuée, de nos jours.
En effet, dans le cadre qu' embrassent les plis
des chaînes ibériques et provençales, de
l' Apennin, des Alpes dinariques et du Pinde,
la plaine et la montagne s' enchevêtrent : celle-ci,
neigeuse en hiver, mais offrant en été de frais
pâturages ; l' autre, hospitalière en hiver,
après le renouveau qui suit les pluies
d' automne, mais subissant du fait des
cheresses d' été une interruption de végétation
qui peut durer jusqu' à deux mois. Le bétail,
aisément mobile, qui est, dans la région
diterranéenne, la forme caractéristique de
richesse (pecunia), trouve ainsi
alternativement dans la plaine et la montagne
ce qui lui convient. Un régime pastoral est
issu de cette solidarité ; il est possible
d' en concevoir le développement. à proximité
d' abord, puis, à mesure que se formaient des
collectivités pastorales assez fortes pour
assurer leurs migrations, à des distances
considérables, les troupeaux, suivant l' ordre
des saisons, ont passé des hauteurs à la plaine
et vice versa. c' est ainsi que, des
Alpes dinariques au littoral dalmate, du Pinde
aux plaines de la Thessalie, des Abruzzes
à la campagne romaine et au tavogliere de
Pouille, enfin des montagnes du Leon et de
Teruel aux plaines de l' Andalousie, s' établit
le régime de la transhumance. La montagne,
en déversant périodiquement sur la plaine ses
pasteurs et ses troupeaux, y gênait toute
poursuite de travail agricole. Ce travail,
dans les plaines où les conséquences du régime
ont été poussées à l' extrême, finit par se
duire à deux courtes apparitions de
travailleurs, l' une en octobre pour les
semences, l' autre en juin pour les récoltes.
Ainsi s' explique que, dans les plaines assujetties
à un tel régime, n' ait pu se nouer ce contrat
qui, par un rapport quotidien de soins assidus,
unit le cultivateur à la terre. La petite
propriété n' a pu s' enraciner avec la ténacité
nécessaire, pour peu que desriodes de guerre
et de troubles se soient prolongées ; elle a été
emportée par la tourmente et a fait place à ce
régime de latifundia qui pèse encore
en Espagne et en Italie sur quelques-uns
des domaines où des populations ont prospéré
jadis, où elles pourraient encore vivre à
l' aise.
Il y a là, dans l' état actuel, une des causes
restrictives de la densité
p83
de population autour de la Méditerranée. Elle
atteint les plaines, très sensiblement dans le
sud de l' Europe, et plus encore dans l' Afrique
du nord où la colonisation française réagit
non sans succès. Cette complication de faits
physiques et historiques se traduit dans la
densité de population par des points faibles
et ce qu' on pourrait appeler unerie
d' anomaliesgatives.
ii. -rôle des cultures arbustives :
il en est autrement des domaines s' est
implantée la culture arbustive : là se sont
formés de bonne heure, ont grossi successivement,
se sont conservés comme en réserve pendant les
temps de crises, les rangs épais d' une
population qui ne se lasse pas de prêter de
nouvelles recrues à la vie urbaine limitrophe
oume à l' émigration d' outre-mer.
Les observateurs qu' attiraient dès l' antiquité
classique les problèmes de civilisation, ont
parfaitement noté que ce type de culture n' était
pas une création élémentaire et spontanée, mais
l' expression d' un progrès, d' un degré de vie
supérieure. Comme tous les progrès de ce genre,
c' était une oeuvre de collaboration, se
transmettant par voie de contact et d' imitation
suivant que le permettait l' analogie des
climats. L' origine et le centre de propagation
de ce genre de vie peuvent être cherchés sans
hésitation dans la partie du domaine
diterranéen confinant aux grandes sociétés
antiques de l' Euphrate et du Nil. Le véhicule
en fut l' intercourse maritime, que les
découvertes préhistoriques en Crète et dans
l' archipel égéen nous montrent comme un des faits
les plus anciens et des plus décisifs de la
géographie des civilisations. Les trouvailles
de vases crétois ou égéens jusque dans la
Haute-égypte, et réciproquement celles d' objets
égyptiens en Crète, ouvrent de larges horizons
qui se prolongent jusqu' aux premières dynasties
pharaoniques, peut-être au delà. à l' époque où
l' île de Santorin n' avait pas encore vu sa
partie centrale s' effondrer dans une convulsion
volcanique, c' est-à-dire il y a quarante siècles
au bas mot, ses habitants entretenaient un
commerce de poteries avec le dehors ; ils
cultivaient l' olivier, l' orge, divers légumes.
Il est possible de
p84
discerner, à travers ces rapports primitifs, le
germe qui, suivant des circonstances diverses
de temps et de lieux, s' est épanoui, grossissant
autour de la Méditerranée les rangs de la
population. Comme tout progrès destiné à
exciter dans l' humanité un surcroît de force
collective, il s' accomplit au contact de
sociétés inégales, mais travaillant sur un
fonds commun.
Les bords européens de la Méditerranée souffrent
de sécheresses saisonnières ; mais, à la
différence des régions franchement arides,
le tribut d' humidité versé par l' hiver, le
printemps et l' automne suffit pour entretenir
dans le sous-sol, -à l' exception des pays
karstiques, -des réserves persistantes
d' humidité. Ce sont elles que l' arbre ou
l' arbuste puise par la longueur de ses racines.
Il faut tenir grand compte du sous-sol dans la
culture méditerranéenne. Si l' irrigation joue
un rôle qu' on ne saurait exagérer, elle n' est
point cependant la dispensatrice absolue de
population et de richesse dans les régions
subdésertiques. Cette nuance de climat nous
explique pourquoi une culture de terresches
a constamment coexisté, dans le sud de l' Europe,
avec une culture d' irrigation. Celle-ci
exigeait une somme de travaux collectifs et
d' organisation qui n' a pu être atteinte qu' à la
longue ; d' autre part, les surfaces éprouvées
par un mauvais écoulement des eaux réclamaient
de coûteux travaux de desséchement. Au contraire,
la culture arbustive a pu de prime-abord se
propager et s' étendre sur les terrains où, la
surface étant sèche, le sous-sol restait
suffisamment humecté. Remarquons, en effet, que
les plantes de ce genre qui, par l' ancienneté
de leur culture, semblent avoir de bonne
heure acquis la prépondérance : la vigne, le
figuier, l' olivier, auxquels on peut ajouter
l' amandier, sont de celles qui ne nécessitent
pas l' irrigation. Je suis porté, par tous ces
indices, à considérer les contrées à surface
che et à sous-sol humide comme le plus ancien
type méditerranéen de culture et de population
denses.
Il en est une qui, par sa position et sa nature,
convient à cette
p85
définition : c' est la plaine calcaire qui, à
l' extrémité sud-est de la ninsule italique,
s' avance comme un pont à la rencontre de l' orient.
Elle fait partie de la région que les grecs ont
très anciennement connue sous le nom d' Iapygie
et que les romains signaient par celui
d' Apulie, qui se perpétua sous la forme
plurielle significative : le puglie. dans
cet ensemble, la bande littorale qui s' étend
de Barletta jusqu' à Bari et même au de
jusqu' à Brindisi et Lecce se distingue dès
l' antiquité, vu l' énorme quantité de vases qui
en sont originaires, comme un foyer de population.
Malgré le cours différent qu' a pris l' histoire,
la contrée reste encore une terre bénie dont la
mauvaise administration séculaire n' a pas réussi
à paralyser les avantages. Entre une double
rie parallèle de villes, l' une sur la côte,
l' autre à 10 kilomètres dans l' intérieur,
s' encadre la campagne sèche et lumineuse ,
sous l' ombrage tamisé des oliviers, figuiers,
pêchers, etc., s' étend et gagne de plus en plus
le vignoble, sans atteindre toutefois la
prédominance exclusive que lui abandonne, sur
un sol également sec, son émule moins favorisée,
la Coustière du Bas-Languedoc.
iii. -les " rivières " :
le commerce maritime et la colonisation
gréco-pnicienne ont propagé, jusqu' à
l' extrémité des limites qu' elles pouvaient
atteindre, ces cultures éminemment lucratives.
Sans l' éveil de vie générale dont nous avons
signalé les précoces indices, on comprendrait
mal comment ce genre de vie supérieure a rayonné
de rivage en rivage, donnant lieu à diverses
combinaisons. Certaines côtes, par leur
exposition et leur pente, seroulent comme
des espaliers dont l' homme n' a eu qu' à tailler
les gradins. Et, d' autre part, elles ménagent,
à l' abri du mistral et des vents du nord, de
petites plages sablonneuses à portée les unes
des autres, communiquant aisément grâce à la
clémence des vents et à l' uniformité du régime,
favorables ainsi à une vie de cabotage et de
pêche. Telle est, par excellence, la zone de
Ligurie, que la nomenclature populaire a
distinguée par le nom caractéristique de
rivière : rivière du Ponant, de Gênes à
San-Remo ; rivière du Levant, denes à
la Spezia. La montagne y serre de près la côte,
p86
l' enveloppe pour ainsi dire. On voit sur les
pentes tournées vers la mer blanchir entre les
plantations et les bois d' oliviers le bourg
principal que des sentiers en gradins,
quotidiennement escaladés par des ânes, relient
à la plage. Entre deux promontoires qui
l' enserrent, se profile en arc de cercle,
comme " une corde à demi tendue " , dit Reclus,
l' anse où les bateaux peuvent être tirés sur le
sable. bourg et marine se correspondent,
se voient mutuellement, se complètent, parfois
sous le même nom. Ce dualisme est l' image de la
combinaison d' où est né un genre de vie
essentiellement propice à la collaboration
familiale, car il unit les occupations de la mer
à celles d' une culture exigeant plus de soins
que d' efforts musculaires. Tel est, sans parler
des causes survenues au cours des temps,
l' attrait qui a poussé les hommes à se presser
sur cette frange de cabotage et deche.
Peut-être est-ce en Syrie, sur cette partie
du littoral qui s' étend du sud de Tripoli
jusqu' au mont Carmel, qu' il faudrait en
chercher le prototype. Là se déroula jadis,
de Byblos à Tyr, toute larie des villes
phéniciennes, pépinières de colonies qui ont
essaimé sur tous les rivages. Les villes ont
subi le sort qui frappe les créations historiques ;
mais, le long des petites rades qui se
succèdent, s' échelonnent de nombreux villages,
indice et ultime relique, pour ainsi dire, de la
population dense qui s' est pressée sur cette
te.
De cette rencontre de conditions, verger et
marine, est née une combinaison propre à la
vie de la Méditerranée, qui concentre la
population et la vie sur certaines parties du
littoral, tandis que d' autres sont
inhospitalières.
Ce type de rivière se répète ailleurs le
long de la Méditerranée en proportions plus ou
moins réduites. Parmi les organisations
auxquelles il a donné lieu, celle de Catalogne
est une des plus remarquables. Une pépinière
de bourgs associés à des marines s' est
formée au nord-est et au sud-ouest de Barcelone :
l' une (Costa De Levante), jusqu' au cap de
Creus ; l' autre (Costa De Ponente),
jusqu' à Tarragone. Quelque
p87
changement qu' apporte la vie moderne avec
l' industrie, les villes et l' envahissement
cosmopolite, ces genres de vie subsistent, non
comme survivance, mais comme expression
d' harmonies naturelles qui ont favorisé la
multiplication des hommes.
iv. -zones d' altitude :
c' est un fait persistant, dans notre région
diterranéenne, que la densité de population
se localise dans la zone des cultures de
plantations. Au-dessus de 800 mètres, les
établissements humains deviennent rares, sauf
aux extrémités ridionales de ce domaine.
Encore même les villages échelons sur les
pentes méridionales de la Sierra Nevada
ne dépassent-ils pas en général la limite des
oliviers (1. 200 m.), et s' il se trouve çà et là,
en Sicile, des bourgs populeux comme les bourgs
jumeaux de Calascibetta (878 m.), et de
Castrogiovanni, l' antique Henna (997 m.), la
tranche principale de la population de l' île
est-elle circonscrite entre 300 et 800 mètres.
Cette zone populeuse par excellence se subdivise
elle-même suivant les divers éléments dont elle
se compose et dont elle s' est graduellement
enrichie. Ces limites respectives se dessinent
par des lignes d' établissements. C' est ainsi
que la tranche inrieure, où prospèrent les
cultures d' agrumes, se termine sur les flancs
orientaux et méridionaux de l' Etna par une
rangée populeuse que semble régir la courbe de
niveau de 300 mètres : niveau de sources où
s' alimentent les irrigations. Sur les collines
argileuses miocènes qui bordent l' arc extérieur
de l' Apennin, de Bologne à Termoli, une
bande de population concentrée comme dans le
sud de l' Italie, mais librement disséminée,
suit fidèlement la répartition de l' olivier
entre 200 et 600 mètres environ. La vigne et
l' olivier se font mutuellement cortège ; la
vigne, cependant, est attirée par les causes
économiques actuelles vers la plaine. C' est par
la châtaigneraie, du moins quand la nature du
terrain s' y prête, que ce mode de culture,
p88
de gradins en gradins, fait preuve de la plus
grande force expansive. Avec elle monte aussi
la zone des populations denses. Elle ne commence
que vers 400tres, et plus haut seulement,
vers 600 ou 700 mètres, elle devient dominante.
Une ligne d' établissements humains correspond
souvent à la limite où l' olivier, avec les
cultures qui l' accompagnent, cède la place au
châtaignier. Grâce à cet arbre nourricier, le
flot d' une population dense a pu atteindre
ses extrêmes limites sur les flancs de l' Apennin,
des Alpes méridionales et des Cévennes.
Ces hauteurs, elle les délaisse aujourd' hui,
rebutée par le travail minutieux etnible
qu' exigent les terrassements en gradins,
édifice monné qu' il fallait sans cesse réparer
et entretenir. Ce travail de Sisyphe n' est
plus à la portée ni du goût des habitants ;
aussi la partie supérieure de ces anciennes
terrasses cultivées présente-t-elle souvent
l' aspect d' une pierraille croulante, abandonnée
à la vaine pâture. Une sorte de flux et de reflux
en sens verticalgit les mouvements de la
population. Ce que jadis elle cherchait en
hauteur, c' était la sécurité, souvent la
salubrité ; aujourd' hui, l' attraction contraire
prévaut.
v. -rôle des montagnes :
les montagnes bordières de laditerranée
atteignent rarement 3. 000 mètres, mais un grand
nombre culminent entre 1. 500 mètres et
2. 000 mètres, c' est-à-dire dans la zone où les
précipitations ont leur valeur maximum.
Celles-ci appartenant surtout à la saison froide
amassent des neiges en même temps qu' elles
produisent des pluies. Ainsi se nourrissent
les rivières, se gonflent de fortes sources,
s' entretiennent de précieuses réserves pour les
cheresses d' été. En général, il manque à
ces montagnes une étendue de zones supérieures
pût se former, comme dans nos Alpes, une
féconde économie pastorale. C' est comme
châteaux d' eaux et à leur pied qu' elles sont
productrices d' agglomérations humaines. Depuis
le mont Olympe de Thessalie jusqu' à la
Sierra Nevada de la Cordillère bétique
apparaît nettement ce rôle de la montagne.
Les chaînes fragmentaires qui se dressent sur le
pourtour effondré de l' ancienne égéide, seraient
une région d' exemples classiques.
p89
à leur pied, grâce à elles, ont existé de très
anciennes agglomérations humaines. L' antique
Lydie, la Bithynie, la Thrace, la Macédoine
sont des contrées historiques dont les racines
plongent dans la phistoire. Au pied de
l' Olympe de Bithynie, sur sa terrasse ravinée
par les torrents, Brousse, toute ruisselante
d' eaux vives, est un site dont les hommes ont
de tout temps recherché la fécondité puissante.
Ce n' est pas, du moins dans le principe, sur les
bords marécageux de l' Hermos, du Caystre,
duandre, que se sont installés les
établissements humains ; les appellations filiales
dont les hommes ont ailleurs qualifié leurs
fleuves, Gange, Nil, Volga, Rhin, devraient
s' appliquer ici aux montagnes : c' est au pied
du Sipyle, du Tmole, du Messogis, aux endroits
mes jaillissent les sources, où courent
les ruisseaux " noyant les fleurs et les
feuillages, les taillis et les futaies, dans
la continuelle vapeur d' un bain nourricier " .
Sous les noms hellénisés de Magnésie,
Philadelphie, etc., défigurés ou remplas à
leur tour par des vocables turcs, se déguisent
des sites bien plus anciens. à mesure que la
puissance politique s' y est formée et que s' y
sont dévelopes des relations commerciales,
des villes, capitales politiques, sont nées
soit sur les côtes, soit sur les promontoires
formant acropoles. Car ces vallées nent au
fond de l' Asie. Sardes, dans celle de l' Hermos,
fut la tête de route conduisant à Suse. Mais,
avant ces périodes, tant de fois troublées et
qui ont entassé tant de ruines, c' est dans la
fécondité naturelle, l' abondance exubérante de
ce qui est nécessaire à la vie que réside le
secret de l' attrait qui a rassemblé ici les
hommes. Par ces couloirs, à l' écran des montagnes,
se glisse la végétation méditerranéenne : ce
sont des forêts d' arbres fruitiers, où noyers
et mûriers selent au figuier, à l' olivier et
à la vigne.
Un rapport étroit, confirmé par l' ethnographie,
unit ici l' Europe et l' Asie. L' Olympe
thessalien se laisse entrevoir aussi comme un
centre de formation de peuples. La chaîne du
Karatas, qui le prolonge au nord, domine de
1. 800 à 1. 900 mètres environ la Kampania,
la plaine où fut Pella, capitale de Philippe
De Macédoine, l' émathie des anciens, à
l' extrémité de laquelle Salonique naquit de
Therma, le lieu de sources chaudes. De
nombreux tumuli ne montrent qu' un village à
l' emplacement
p90
de Pella, et la plaine a l' air aujourd' hui
d' une nécropole. Mais le surgissement ou la
décharge des eaux au débouché des montagnes
avait désigné quelques-uns de ces sites
invariables que ne délaissent plus, après les
avoir adoptés, les établissements humains. Tous
les voyageurs, depuis Cousinéry, se sont plu
à décrire Vodena, la ville des eaux, qui
déguise sous son nom slave l' édesse
macédonienne, l' Aegae plus ancienne encore.
De ses terrasses de travertin s' écroulent en
cascades, puis se multiplient en ruisseaux,
écumant ou poudroyant à travers de magnifiques
vergers, des masses d' eau venues de l' intérieur.
Vodena est le débouché du bassin de Monastir,
l' ancienne Pélagonie ; mais, le long de la me
chaîne, se succèdent d' autres sites humains,
Niausta, puis Verria (Berrhoea des anciens
grecs, Karaferia des turcs). Celles-ci,
d' après J. Cvijic, ne marquent pas des points
de passages, elles doivent tout aux avantages
locaux. Ces villes, tant de fois assaillies
ou dévastées, persistent en vertu des lois
naturelles qui régissent les établissements
humains. L' eau est pour elles un gage de
vie impérissable ; elles pourraient à elles
trois, dit un anglais, " alimenter de leur
énergie hydraulique toutes les manufactures de
Manchester " . En attendant que ce pronostic se
réalise, elles ont perdu, au-dessus d' elles,
la florissante couronne de villages que
détruisit, au temps de l' insurrection grecque,
Ali-Pacha De Janina, et dans la plaine qui
s' étend à leurs pieds règne à peu près la
solitude.
La montagne est donc non seulement évocatrice
mais conservatrice de population. Le fertile
bassin que traverse la Strouma avant de
parvenir à la mer, et, plus à l' est, celui de
Drama qu' une barrière de 500 mètres de haut
pare de son port de Kavala, ont contrac
leur population sur les flancs des montagnes.
Celles-ci, contreforts avancés du Rhodope
(Boz-Dagh), dominent de 1. 800 mètres environ
des plaines basses, dont le centre est en partie
lacustre. Le long de la voie romaine
(via Egnatia), la ville fondée par Philippe
n' est plus
p91
qu' un village en ruine ; mais, à l' issue des
eaux ruisselantes, Drama conserve un peu
d' activité. Là, comme à Sérès, un reste de vie
urbaine, collée à la montagne, comme un germe
endormi, est le signe d' une puissance latente
qui ne demande qu' à s' épanouir encore, quand
viendra son heure. Elle sonnera quand la petite
propriété libre aura remplacé le système des
tchifliks ou latifundia qu' y avait
implanté la domination turque.
L' Italie, quoique l' histoire ne l' ait guère
épargnée, a mieux conservé ses centres de
population. Parmi les bassins successifs que
relie l' Arno, celui de Lucques mérite
particulièrement l' attention. Il n' est pas
comme celui où Florence a succédé à Pistoia,
au débouché d' un des passages principaux de
l' Apennin. Il doit sa fertilité aux eaux venues
des Alpes Apuanes (cime culminante, 1. 946 m.).
Le tribut que lui apporte le Serchio y rencontre,
comme l' Arno lui-même, l' obstacle du mont
Pisan (918 m.), qui l' empêche de voir Pise.
Le drainage a dû se combiner avec l' irrigation
pour discipliner et répartir l' afflux
surabondant des eaux bienfaisantes. Tandis que
l' olivier garnit les premières pentes,
remplacé par le châtaignier au-dessus de 560
tres, la plaine s' étend comme une marqueterie
de petits champs rectangulaires où serpente
la vigne entre mûriers et érables, dont le
rideau, renforpar des peupliers et des
saules, abrite un foisonnement de céréales et de
légumes : le tout nourrit une des plus fortes
agglomérations de l' Italie. La fonction
bienfaisante de l' eau s' y accomplit dans sa
plénitude. Les cultures de plaines s' y
combinent avec celles des versants. La gamme
de produits, eu égard à la latitude, est
complète ; s' il y manque les agrumes qui
n' apparaissent guère que vers 40 degrés de
latitude, en revanche, dans le sud de l' Italie,
la châtaigne n' entre plus guère dans
l' alimentation. Le cadre rempli déborde au
dehors. Ce coin de Toscane mérite de servir de
type.
La Campanie ne sesume pas dans Naples et sa
banlieue, ni dans les vignobles qui cernent le
Vésuve : le trait géographique essentiel
est l' arc de cercle intérieur que dessinent les
chaînes calcaires brusquement interrompues au
bord de la plaine. à leur pied se pressent les
populations et les villes, depuis Capoue,
au débouché du Volturne, par Caserta,
Maddaloni, Nola, Sarno, Nocera, jusqu' à
l' éperon calcaire qui sépare ce groupe naturel
de celui de Salerne.
p92
Le Vulture fait naître comme une oasis dans les
solitudes de la Basilicate. Plus de 500
habitants par kmq. Se pressent sur le flanc
occidental de l' Aspromonte. L' Etna ramasse
autour de ses flancs, au niveau des sources,
une des plus extraordinaires fourmilières du
monde : 359 hab. Au kmq. Sur le pourtour entier,
jusqu' à 600 hab. Sur la partie est et sud. De
me, dans le Péloponèse, Kalamata, héritière
de Messène, groupe au pied du Taygète
(2. 400 m.) une population double de celle du
royaume.
Le Canigou (2. 785 m.) dispense à la Vega de
Prades, puis au Rivieral de la plaine
roussillonnaise, une richesse d' eau qui depuis
le xe siècle, fin des luttes dévastatrices
entre francs et arabes, y a entretenu une
densité croissante de population. Le Genil,
échappé de la Sierra Nevada (Cerro De
Mulhacen, 3. 481 m.) est le créateur d' un groupe
humain que l' antiquité avait connu sous le nom
d' Iliberris, remplacé depuis par celui de
Grenade. Dans cette partie ridionale de la
région méditerranéenne, le niveau supérieur des
cultures de plantations s' élève de plus en plus.
Les agrumes remontent jusqu' à 700 mètres dans
le bassin de Grenade.
Si l' on cherche quelle est en moyenne, autour de
la Méditerranée, la zone d' altitude où se plaît
l' habitat humain, il faudrait la déterminer
environ entre 200 et 400tres. Elle échappe
aux exhalaisons qui rendent souvent la plaine
dangereuse et elle admet la plupart des
cultures qui font la richesse du domaine
climatique méditerranéen. C' est à ce niveau que,
autour de la Campagne Romaine, se déroule la
ligne des Castelli romani, que se nichent les
vieux oppida qui bordent, sur les monts des
Volsques, la frange déserte des marais Pontins,
que d' anciennes villes dominent les abords
passablement déserts de l' antique étrurie.
C' est dans cette zone d' altitude que les plis de
l' Apennin embrassent dans leurs sinuosités un
grand nombre de bassins, qui forment autant
d' unités démographiques. Les rivières qui les
relient entre eux ont peine à se frayer une
issue, et il a fallu plus d' une fois que le
travail des hommes aidât à l' évacuation des
eaux. L' Arno, le Tibre, comme l' Aterno et la
Pescara sur le versant adriatique, traversent
une succession de bassins : celui d' Arezzo
(272 m.), ceux de Foligno, de Rieti,
d' Aquila, de Sulmona. La vie y est saine et
forte. Vasari attribuait à l' air vif d' Arezzo
quelque chose du génie de
p93
Michel-Ange. Autour de Foligno, d' Assise,
de Rieti, de Sulmona, se dressent les plus
hautes chaînes de l' Apennin calcaire, aussi
ches sur les flancs que ruisselantes de sources
à la base : Vettore, 2. 477 m. ; Gran Sasso,
2. 914 m. ; Velino, 2. 487 m. ; Majella,
2. 795 m. Le jardin en est le premier plan ;
la montagne grise en forme le fond. Les oppida,
vieilles enceintes fortifiées, se nichent sur
les éperons dans les parties non cultivables.
La vie urbaine n' y est pas chez elle, mais une
vie cantonale assez puissante, que la main de
Rome a groupée en faisceau, préparée d' ailleurs
par des affinités de langue. Dans la pureté et la
vivacité de l' air se conserve et se reforme un
matériel humain qui a fourni autrefois à cette
me Rome le meilleur contingent de ses
légions, et aujourd' hui la main-d' oeuvre qu' elle
recrute pour l' exploitation de la campagna.
ce va-et-vient crée un rythme caractéristique de
la vie méditerranéenne.
vi. -influences arabes :
la physionomie de la Méditerranée a changé au
cours des temps, le peuplement suit la même
marche. Une touche nouvelle vient foncer le
tableau de la densité, quand, après la
dépopulation qui avait accompagné la décadence
de l' empire romain, la domination arabe réussit
à s' établir dans le sud de l' Italie et en
Espagne. Elle apportait avec elle de nouvelles
cultures, le coton, la canne à sucre, le riz,
les agrumes, issues des régions tropicales et
servies par une science plus avancée de
l' irrigation. La Méditerranée, dans sa moitié
ridionale, offrait un domaine à souhait.
Elle a des hivers plus doux, suivis, il est vrai,
de sécheresses plus longues ; mais si pour
l' irrigation on dispose de quantités suffisantes,
il est possible d' y reproduire la merveille
des régions tropicales, c' est-à-dire de faire
succéder sans interruption, sur des espaces
restreints, des cultures d' espèces variées ;
de créer enfin de puissants appels d' hommes.
L' oeuvre des arabes, qui a survécu à leur
domination, a, comme jadis celle des phéniciens,
contribà méridionaliser la Méditerranée.
Dans ces contrées qui, dans leur état primitif,
faisaient aux orientaux l' effet d' une terre de
forêts et de pâturages, elle a achevé de mettre
au premier plan le verger, le jardin dont la
vie pullulante est due à l' art délicat que
persans et arabes avaient poussé à la perfection.
Sans doute, l' organisation de l' eau
p94
n' avait pas attendu les arabes pour être une
préoccupation habituelle des peuples
diterranéens ; Platon ne fait-il pas allusion
à de belles et antiques lois qui avaient pour
objet cette question vitale ? Des traces de
très anciens traités et de conventions entre
peuples ont été conservées en Grèce ; il n' est
pas douteux que, en Roussillon, une
organisation existât à l' époque visigothique.
On ne saurait, toutefois, refuser aux arabes
le mérite d' avoir serré de plus près que leurs
devanciers le problème de l' irrigation. La
Sicile leur offrit en premier lieu un champ
merveilleux d' expérience. Elle provoqua un
afflux de population. La prospérité du Val
Mazzara au xe siècle y unissait une population
qui sans doute n' avait pas alors d' égale en
Europe ; ce foyer de prospérité et de travail
attirait des immigrants de la Ligurie et du
nord de l' Italie ; la Conca D' Oro de
Palerme avait une population qu' on peut juger
non inférieure à celle d' aujourd' hui. Nous
devons savoir particulièrement gré à cette
organisation, puisque c' est d' elle que
procèdent aujourd' hui ces minutieux travailleurs
maltais qui, avec les mahonais, viennent changer
en jardins les banlieues de nos villes
algériennes.
Les vegas et huertas d' Espagne s' organisèrent
à la sicilienne. Ont-elles dimind' étendue ?
Peut-être sur certains points. Elles
s' échelonnent, comme on sait, sur la côte
orientale et méridionale depuis Valence
jusqu' à Malaga, et à quelque distance vers
l' intérieur depuis Lorca jusqu' à Grenade.
Il faut profiter des gorges par lesquelles les
rivières, débouchant des montagnes à proximité
du littoral, disposent encore d' une pente
sensible pour en maîtriser l' écoulement.
Mr Jean Brunhes a donde leur organisation
une analyse précise et documentée, à laquelle
je dois renvoyer le lecteur. Rappelons seulement
que plus de 300. 000 habitants se pressent sur
l' espace d' un millier de kilomètres carrés
qu' on embrasse du haut de la tour de la
cathédrale de Valence. Les bourgs ramassés
qu' on observait aux approches vers Tarragone
et Sagonte se dispersent en une multitude de
barracas,
p95
toutes de type uniforme. Luzerne, haricots,
arachides même, se succèdent sans interruption.
L' oranger yle parfois, mais rarement. Le
tribunal de aguas, tous les jeudis matin,
règle la répartition des eaux entre la
multitude des petits propriétaires, pratiquant,
avec l' appoint d' engrais chimiques, une culture
intensive. C' est un type d' agglomération
humaine dont les régions industrielles de l' Europe
centrale offrent seules l' équivalent.
p97
chapitre vi. Conclusions : résultats et
contingences :
l' occupation humaine du globe est entrée, vers
le dernier tiers du xixe siècle, dans une phase
nouvelle, trop compliquée pour qu' on puisse en
aborder d' emblée l' examen. Près de quatre siècles
s' étaient écoulés depuis la découverte de
l' Arique : c' était à peine si l' Europe,
dans cet intervalle, avaitussi à lui envoyer
neuf ou dix millions de ses enfants, à peu près
autant que les seuls états-Unis roivent
de nos jours en deux décades. à ce compte,
les prairies de l' Amérique du nord, les pampas
de l' Argentine risquaient de rester longtemps
encore dans le me état qu' au temps de Colomb.
Ce n' est pas d' un mot qu' on peut donner la
formule de tels changements.
Mais nous pouvons déjà constater d' après ce qui
précède, combien la densité de la population
est liée aux questions de genres de vie. Ce
n' est pas assez de dire d' une façon générale
que chaque genre de vie a ses exigences d' espace,
plus grandes pour le chasseur ou pour le
pasteur que pour l' agriculteur ; bien que la
question se pose encore actuellement en ces
termes, et aussi pressante que jamais, dans
l' ouest américain comme en Australie et sur
les confins du Tell et du Sahara. En réalité,
toute spécialité et toute nuance de genres de
vie, tout progrès, tout changement dans les
rapports économiques de contrées, a son
retentissement sur la population. C' est comme
maraîchers et horticulteurs que les maltais ou
les mahonais sortent de leurs îles pour aller
peupler les banlieues urbaines de l' Algérie.
La pratique de l' élevage sur des plateaux unis
que les chars peuvent sillonner fit essaimer
les boers. Cultivateurs particulièrement experts
à défricher la fot, les franco-canadiens ont
pu à leur aise multiplier sur place autour du
Saint-Laurent. En revanche, il a suffi d' une
succession de mauvaises récoltes, le fléau se
greffant sur une mauvaise constitution de la
propriété, pour que l' Irlande perdît en vingt
ans la moitié environ de sa population. De ce
lange et de cet entrecroisement
p98
perpétuel des faits sociaux et des faits
géographiques résultent bien plus de complexités
et de vicissitudes qu' on n' en imagine d' ordinaire.
On risque fort de se tromper quand on fonde
ses pronostics sur l' état actuel. Sa prolongation
dépend des phénomènes auxquels il est lié.
D' autre part, il y a assez d' exemples montrant
la même race prolifique ou stérile suivant les
temps et les lieux, pour ôter beaucoup de
fondement à l' importance qu' on s' est plu souvent
à attribuer aux causes ethniques. C' est surtout
à propos de la population qu' on peut dire que
les causes géographiques n' agissent sur l' homme
que par l' intermédiaire des faits sociaux.
D' les oscillations que l' histoire permet
d' entrevoir dans le paset de prévoir pour
l' avenir, de brusques poussées succédant à des
temps d' arrêt, suivant une allure en somme
assez déconcertante.
Le surpeuplement, initial et pour ainsi dire
congénital à l' espèce humaine, rentre
essentiellement dans ce double caractère
économique et géographique : économique,
puisqu' il a le plus souvent pour cause
l' insuffisance à tirer parti du sol et l' emploi
de méthodes agricoles trop extensives ;
géographique par les formes qu' il revêt et les
effets qu' il engendre suivant les milieux
il se produit. Il est naturel que moins
l' espace est étendu, plus tôt le point de
saturation soit atteint. C' est pourquoi l' on
voit des îles, des articulations littorales,
d' étroites bandes bornées par les montagnes,
chargées d' une population surabondante, se
défaire par l' émigration de ce surplus.
Quelques-unes ont dû à cela un rôle qui a eu
son importance dans la civilisation. C' est par
la Phénicie, la Hellade, les îles de la mer
égée et de la mer Ionienne que la Méditerranée
est devenue ce qu' elle reste dans l' histoire
générale, un lieu de concentration et de
syncrétisme de peuples. On peut attribuer
de même unle ppondérant, dans la
colonisation de l' Archipel japonais, aux
deux îles méridionales qu' une mer intérieure,
pluscoupée que la Méditerranée, relie à
l' île principale : c' est dans Kiou-Siou et
Sikok et sur les rivages qui leur font face
que se pressent les plus denses populations de
l' empire.
Mais des domaines ainsi restreints seraient
impuissants à donner aux sociétés humaines la
consistance qui les assure contre les chances
de destruction. Le bassin de la Méditerranée,
image encore imparfaite de ce qu' il fut,
malgré les efforts de restauration qui y
ranent la vie, n' est-il pas un exemple de la
fragilité de ces civilisations, auxquelles
manque la large base territoriale ? Aussi la
formation des grandes agglomérations que nous
avons essayé de décrire et dont la force
numérique est de taille à supporter tous les
tributs que les fléaux, guerres, épidémies ou
famines, peuvent y prélever, constitue à nos
p99
yeux le principal levier d' action que l' humanité
ait réussi à combiner. Ces épais bataillons
peuvent sans s' appauvrir suffire à une expansion
qui s' étend autour d' eux comme une auréole.
Le flot de la colonisation chinoise, après
s' être avancé du nord vers le sud, réparant au
besoin ses pertes, recouvrant ses conquêtes
perdues, finit, dans les provinces montagneuses
du sud, par se diviser, se ramifier en filets
de plus en plus amincis. Mais tant il s' en faut
que sa force d' expansion soit éteinte, que
dans l' Indochine et la Malaisie l' élément
chinois est le ferment le plus actif des
sociétés qu' il pénètre. L' Inde, de son côté,
fournit des travailleurs à l' Assam et à la
Birmanie ; sa colonisation rayonne sur
l' Afrique orientale. De ces deux grands groupes
sortira peut-être le supplément de bras et
d' intelligences humaines dont le manque se fait
encore si fâcheusement sentir dans la plupart
des contrées tropicales.
L' Europe fut aussi un foyer de colonisation
pour elle-même, avant de le devenir pour le
nouveau monde. Les contrées déjà populeuses de
Flandre et des erlandes fournissent pendant
le moyen âge des colons, non seulement au pays
du Brandebourg qui en tire son nom de
flaming, mais aux marches orientales de
l' Allemagne. La Russie plus tard puisa à son
tour dans l' Europe centrale des contingents de
colons pour reconstituer son Ukraine, sa
frontière des steppes.
Les agglomérations ont servi à leur manière la
cause du progs ; car rien de nouveau ne se
crée sans que l' évolution souhaitée ait à sa
portée de suffisantes disponibilités d' hommes.
On puisa dans ces multitudes pour la construction
des grands travaux publics qui furent l' orgueil
de certaines dynasties chinoises ; pour ces
barrages hydrauliques et ces tanks innombrables
qu' on admire dans le sud de l' Inde. Et, ce
qui nous touche de plus ps, la moderne
évolution industrielle de l' Europe eut la chance
de trouver dans la psence de populations
assez denses la main-d' oeuvre et le personnel
dont elle avait besoin. Dans les régions élevées
et pauvres de Saxe, de Silésie, de la
Fot-Noire, des Vosges, du Lyonnais étaient
installées des populations nombreuses pour
lesquelles l' industrie était un appoint, avant
de devenir une vocation. Les manufactures qui
se fondèrent dans le centre et l' ouest de
l' Angleterre à la fin du xviiie siècle,
recrutèrent leur personnel dans la classe de
petits agriculteurs que ruinait alors une
crise économique. C' est ainsi que, aujourd' hui,
le Japon peuple sescentes usines avec la
surabondante population de sa campagne.
Mais les causes en apparence les plus durables
peuvent avoir fait leur temps. Il se peut que
dans l' arsenal mouvant des causes économiques
d' autres prennent leur place. L' augmentation
croissante des
p100
besoins, la multiplicité des services de notre
civilisation moderne requièrent sans cesse un
plus grand concours de forces humaines. Mais
les facilités de transport permettent aujourd' hui
à la main-d' oeuvre d' affluer, sans se fixer,
me à de grandes distances. Qui peut dire
d' ailleurs que force reste synonyme de nombre ?
Avec les progrès du machinisme l' intelligence
supplée au nombre. Qu' adviendra-t-il enfin
si d' autres sources de pouvoir se substituent
à celles qui exigent un appareil encombrant ?
Ainsi l' examen des faits, comme il arrive souvent,
pose plus de questions qu' il n' en résout.
II. LES FORMES DE CIVILISATION
p103
chapitre i. Les groupements et les milieux.
i. -la force du milieu :
à mesure que les rangs de la population humaine
se sont épaissis, de nouveaux rapports ont é
noués avec le sol. Des groupes en nombre
croissant ont senti la nécessité de se localiser,
de prendre racine dans une contrée plus ou moins
déterminée. Volontaire peut-être et spontanée
chez les uns, cette concentration a été pour
d' autres un effet de force majeure, sultant
de poussées qui les ont refoulés dans des
régions moins hospitalières. Il est difficile
d' admettre que ce soit en vertu d' un libre
choix que des sociétés humaines aient accommodé
leur existence au climat du Sahara ou à celui
des régions circumpolaires, au point d' en
paraître aujourd' hui inséparables. Progressivement
donc, et par une suite d' événements dont
l' histoire ne montre que les percussions
ultimes, un tassement s' est opéré entre les
milliers, puis les millions d' hommes qui
avaient à s' arranger de l' espace que les eaux,
les déserts glacés ou arides laissaient libre.
L' occupation s' est faite plus intensive. Les
habitants ont dû se mettre en complète harmonie
avec l' entourage et s' imprégner du milieu.
Sous ce nom de milieu, cher à l' école de
Taine, sous celui d' environment, d' emploi
fréquent en Angleterre, ou me sous celui
d' oecologie, que Haeckel a introduit dans
la langue des naturalistes, -termes qui au
fond reviennent à la même idée, -c' est toujours
la même préoccupation qui s' impose à l' esprit,
à mesure que se découvre davantage
p104
l' intime solidarité qui unit les choses et les
êtres. L' homme fait partie de cette chaîne ;
et dans ses relations avec ce qui l' environne,
il est à la fois actif et passif, sans qu' il
soit facile determiner en la plupart des
cas jusqu' à quel point il est soit l' un, soit
l' autre. Il a été dit des choses pénétrantes
et justes sur les influences de position, de
climat, sur le poids dont pèse le monde
inorganique ; et l' on est loin assurément
d' avoir épuisé la matière. Si l' homme, trop
désarmé devant le climat et les forces inanimées,
est plus à l' aise vis-à-vis du monde vivant,
encore faut-il compter que les êtres auxquels
il a affaire, ayant subi comme lui les influences
du climat ambiant, les lui renvoient répercutées,
accrues et multipliées de toutes parts. Ce n' est
pas entre des individus que son activité
s' exerce, mais entre des associations collectives,
qui n' ont pas moins de droits, les uns et les
autres, à être regardés comme autant d' expressions
du milieu. Ainsi cette notion de milieu, qui
se résumait jadis en une formule trop simple,
ne cesse de se compliquer par les progrès de
notre connaissance du monde vivant ; mais cette
complication même permet de la serrer de plus
près.
Au point de vue géographique, le fait de
cohabitation, c' est-à-dire l' usage en commun
d' un certain espace, est le fondement de tout.
Dans les cadres régionaux où se sont accommodés
des groupes humains, ils se sont trouvés en
présence d' autres êtres, animaux et plantes,
également groupés et vivant en rapports
ciproques. Les causes qui ont présidé à ces
rassemblements sont diverses ; elles tiennent au
moins autant au hasard qu' à des affinités
spécifiques. Les vicissitudes de climat ont
affecté, troublé de diverses façons lapartition
des plantes ; lesripéties de la concurrence
vitale ont modifié en tous sens la distribution
des êtres ; et pour les hommes en particulier
la dispute de l' espace n' a pas cessé de produire
des effets perturbateurs. C' est par colonies,
par essaims, plutôt que par le jeu régulier
d' expansions naturelles, que se sont formés la
plupart des rassemblements vivants. Parmi les
êtres qui les composent, beaucoup ont apporté
dans l' espace qui les tientunis des qualités
ou des habitudes contractées ailleurs.
Mais à défaut d' affinité originelle, le lien
géographique qui les relie est assez fort pour
les maintenir en cohésion et pour former un
faisceau de tous ces êtres, en vertu du besoin
qu' ils ont de s' appuyer les uns sur les autres.
Il ne tient qu' à nous de voir à l' oeuvre cet
effort d' accommodation à un espace donné : une
fente de rocher, pour peu qu' il s' y soit niché
un peu de poussière, se tapisse de quelques
mousses auprès desquelles adviennent, au hasard
des germes qu' a
p105
apportés le vent, des plantes diverses ; et autour
de ces végétaux, un monde bruissant d' insectes
ne tarde pas à affluer. Telle est, en raccourci,
l' image symbolique des groupements auxquels on
assiste.
Cette interdépendance de tous les cohabitants
d' un me espace, de tous les commensaux d' une
me table, ennemis ou auxiliaires, chasseurs ou
gibiers, tient aux conditions dans lesquelles
fonctionne leur organisme, et relève ainsi du
climat. L' étude de la physiologie des êtres
vivants autres que l' homme nous fait pénétrer
dans le secret de ces rapports. Il est vrai
qu' elle ne date guère que d' hier. C' est surtout
parmi les représentants minuscules du monde
animal, insectes ou rats, auxquels semble dévolu
le redoutable rôle d' agents de transmission,
qu' il y a des connexités et des relations à
saisir. Les différentes espèces de glossines,
messagères de tripanosomes, laboratoires
vivants dans lesquels mûrissent les germes
pathogènes qui infestent de vastes contrées en
Afrique et ailleurs, commencent à nous être
connues dans leurs exigences d' habitat, dans le
fonctionnement même de leurs secrétions ; et
nous pouvons discerner que les unes et les autres,
comme les formations végétales auxquelles elles
sont associées, sont, à divers degrés, fonction
de la température et de l' humidité ambiante.
Nous n' avons pas affaire à des fléaux vaguement
diffus ; mais à des êtres localisés, et, jusque
dans leurs migrations périodiques, assujettis
à des conditions strictement déterminées de
climat.
Chaque collectivité vivante, dans les cadres
tracés par les climats, obéit à ses propres
besoins, poursuit ses buts ; et ces activités
multiples s' entrecroisent avec la nôtre. L' homme
intervient en associé autant qu' en maître.
à la suite des plantes et des animaux qu' il
introduit, beaucoup d' autres se glissent sans
sa permission et travaillent pour d' autres buts.
Lui-même sert à son insu à des fins qu' il ne
soupçonnait guère. Il vous est arrivé, marchant
sur des chaumes, de faire lever des nuées
d' insectes : vous verriez, en vous retournant,
que des oiseaux épient vos pas ; vous leur
servez de rabatteur.
Le sentiment obscur et inquiétant de cette force
enveloppante qui se dégage autour de nous du
milieu physique et du milieu vivant, fut jadis
une hantise de l' imagination humaine, comme
l' attestent, sous toutes les latitudes, tant
de mythologies, de pratiques superstitieuses,
de dictons et légendes. On dirait aujourd' hui
que ce sentiment s' efface, ou que du moins,
par la foule d' objets exotiques qui entrent
dans notre vie quotidienne, il a perdu toute
forme concrète. L' homme
p106
de nos jours n' a d' yeux que pour se contempler
dans l' exercice de sa puissance. Bien des
choses pourtant devraient nous avertir des effets
toujours actifs sur nous-mêmes de ces influences
collectives. Jamais plus d' occasions n' ont été
offertes d' assister à la transplantation de
groupes humains dans des milieux différents.
La colonisation, l' immigration nous mettent
en présence de pays, non pas neufs comme on
dit à tort, mais autrement organisés sous
l' influence d' autres conditions physiques. Ce
n' est qu' au prix d' une appropriation plus ou
moins lente et difficile que les nouveaux venus
parviennent à s' y installer ; quand ce passage
est accompli, que d' autres habitudes ont été
contractées et qu' un commencement d' hérédi
les a déjà cimentées, nous nous trouvons en
face de types humains nouveaux. Les rejetons
détachés du vieux tronc ont mdans ces
atmospres différentes. On cite souvent
l' exemple du yankee de la Nouvelle-Angleterre ;
mais il y a, dans l' intérieur des Appalaches,
d' autres groupes, plus isolés, moins connus,
qui ont également dévié, mais dans d' autres
sens, du type originel. Les boers sont l' exemple
le plus frappant de ce que peut devenir, en
deux siècles, un groupe qui a changé
l' atmosphère de la Hollande pour l' air sec des
plateaux africains. Et dans les hautes vallées
du Brésil méridional, à l' écart des villes,
de nouveaux types de population sont en train
de se former. Les vieilles considérations qui
nous ont été transmises d' âge en âge sur la
puissance des milieux accrue de la complicité
des habitudes, ne sont nullement des valeurs
négligeables dans l' état des civilisations
présentes.
ii. -l' adaptation au milieu chez les plantes
et les animaux :
cette puissance des milieux fait que les êtres
vivants cherchent à s' y adapter par les moyens
dont ils disposent. Notre planète est conditionnée
de telle sorte que l' existence de ses habitants
doit se plier à d' incessantes vicissitudes de
climat. L' imagination d' un Wells se plairait
sans doute à décrire ce que serait l' existence
des habitants d' une planète dont l' axe serait
incliné de façon à échapper aux variations
diurnes et saisonales. Pour nous, les
paroxysmes de température ou de sécheresse,
les brusques vagues de chaud et de froid sont
une source continuelle d' épreuves ; si bien
me qu' un changement de vent, un coup de
sirocco, de khamsin, ou, comme on dit
en Sardaigne, de levante maladetto,
suffit pour produire une secousse, jeter le
trouble passager dans notre organisme.
Un effort sans cesse renouvelé seraitcessaire
pour faire face
p107
à ces vicissitudes, si l' adaptation et
l' accoutumance n' intervenaient pas pour en
amortir les chocs. L' adaptation équivaut à une
économie d' efforts qui, une fois réalisée,
assure à chaque être, à moins de frais,
l' accomplissement paisible et régulier de ses
fonctions. Si elle manque, l' organisme s' inquiète ;
il fait de son mieux pour y tendre. Des
expériences ont montré que des plantes
transportées de la plaine à la montagne étaient
capables en très peu d' années de modifier leurs
organes extérieurs pour les mettre en rapport
avec leur nouvel habitat. Cette improvisation,
quel qu' en soit l' intérêt, ne saurait passer pour
une adaptationfinitive ; il faut sans doute
une longue hérédité pour assurer la transmission
régulière de caractères acquis pour la
circonstance. Mais ce qu' elle met bien en
lumière, c' est l' extrême sensibilité des
organismes à toute variation du milieu ambiant.
Un changement d' altitude a pour effet immédiat
de faire jouer un ressort dont le mécanisme,
assez mystérieux, affecte les organes de
communication et d' échange avec le monde
extérieur.
Rivée au sol, astreinte à vivre et à se nourrir
sur place, la plante n' a que des moyens limités
de résistance. Ils n' en sont que plus
caractéristiques. C' est sur les tissus, le
feuillage, la taille, leveloppement respectif
des organes extérieurs et souterrains que porte
l' adaptation. Contraction des feuilles, pilosité,
enduit coriacé, formation d' organes de réserve,
ici le pelotonnement des branches, ailleurs leur
étalement en parasols, représentent autant de
formes diverses de protection contre la
cheresse, l' âpreté du froid, les assauts des
vents, les morsures de l' air ambiant. Ces
procédés ne sont pas sans rencontrer des analogies
dans le règne animal : il suffit de rappeler
entre mille exemples, le pachm ou duvet de la
chèvre de Cachemir, l' épaisse toison du yack,
la fourrure dont se revêt le tigre en Mandchourie
et qui devient comme la livrée commune des
animaux desgions arctiques.
Mais, l' animal disposant par la locomotion d' un
avantage qui lui permet de s' émanciper,
d' échapper à une étreinte rigoureuse du milieu,
c' est principalement sur les organes de
locomotion qu' a porté son effort. Comme par
l' effet d' un stimulant spécial, toute la force
de ce que nous appelons l' instinct animal a agi
dans ce sens. Si l' on se borne aux grandes
espèces animales qui partagent avec l' homme le
jour de la terre ferme, c' est comme coureurs
ou grimpeurs que se différencient les hôtes
des régions dont le dualisme s' oppose dans toute
la nature, espaces découverts et forêts.
L' adaptation n' éclate pas moins avec le relief
et le sol. à la vigueur élastique de leurs
croupes les équidés doivent de franchir vivement
de grandes distances ; à sa
p108
carrure arcboutée sur des piliers espas le yack
doit son imperturbable aplomb. De leurs durs
sabots terminant des jarrets nerveux, le
moufflon, le chamois assurent de roc en roc
leurs exploits d' acrobates ; tandis que le
chameau étale son pied large et mou sur le
sable ; que l' éléphant ramasse en avant le poids
de son corps pour frayer sa piste à travers la
gétation des mares spongieuses.
De quelle application ces exemples sont-ils à
l' homme ? Il est évident d' abord que, par ses
organes de respiration, de nutrition, de
secrétion, il reste, comme les animaux, imbibé
des influences du milieu ambiant. L' expérimentation
dicale n' est-elle pas précisément fondée
sur ces analogies physiologiques ? Mais on peut
remarquer en outre que, si dans sa réaction
contre les exigences du milieu les procédés
défensifs peuvent à certains égards différer,
le principeme dont cette défense s' inspire
chez les hommes ressemble à celui que nous
observons chez les animaux. Il s' agit, pour les
uns comme pour les autres, de cultiver un
avantage spécial, de consolider la supériorité
qui leur est propre. Le recours que les uns
ont cherché dans ce qui les distingue, la
locomotion, l' homme le cherche dans ce qui le
distingue aussi, son cerveau. Il a tendu son
effort vers ce qui cait à son profit une
nouveauté, vers ce qui avait l' attrait d' une
invention ; et il a trouvé dans cet effort le
me plaisir que celui que les animaux les
mieux armés pour la course ou pour l' attaque
éprouvent à exercer leur agilité ou leur force.
Libre de disposer de bras pour saisir et de
doigts pour modeler la matière, il a créé
l' instrument. à la différence des lys " qui ne
filent pas " , il pourvoit lui-me à la
protection de son corps. Quant à la vitesse,
c' est à l' animal, puis aux énergies accumulées
dans la matière qu' il l' emprunte. Il y a comme
un principe immanent de progrès dans ces conflits
qui naissent des nécessités du milieu.
iii. -l' adaptation de l' homme au milieu :
dans les conceptions simplistes des anciens, à
chaque principale zone terrestre correspondait
une race spéciale ; et lorsque par hasard
certains faits contraires à la théorie
survenaient, on cherchait des explications
plus ou moins vraisemblables. C' est ainsi que,
dans leurs relations avec le nord, les romains
ayant eu connaissance, un jour, d' hommes à
teint foncé, les savants d' alors se hâtèrent de
supposer que des indiens avaient été jetés dans
ces régions par un naufrage.
p109
L' expérience a fait justice de ces ies ; mais
il n' en reste pas moins que, de toutes parts,
s' offrent des cas d' adaptation physiologique
des plus remarquables. La forte pigmentation
de la peau, l' activité des glandes de secrétion
dont elle est pourvue, constituent pour les
nègres un avantage sur les autres races qui se
trouvent aussi dans les régions tropicales ;
l' active évaporation qui se produit à la surface
des tissus, et le refroidissement qui en est
la suite, maintiennent l' équilibre entre la
chaleur du corps et celle de l' extérieur. L' indien
de l' Amazonie est loin d' être aussi bien armé
contre son climat.
Si nous passons des régions humides et chaudes
à celles où les contrastes de température sont
plus précipités, où la sécheresse de l' air est
susceptible d' atteindre les plus hauts degrés,
d' autres traits d' adaptation nous frappent. Ce
climat sec resserre les tissus de la peau,
précipite la circulation du sang. Le sang, plus
pauvre en eau, agit vivement sur le système
nerveux et en excite la fonction. Associée à
des variations brusques, heure par heure, de
température, au rapide renouvellement des
éléments de l' air, cette sécheresse est un tonique
et un stimulant. Hippocrate l' avait dit, en
pensant auxditerraens. L' observation
s' applique mieux encore aux populations
sahariennes ou steppiques par rapport aux nègres
du Soudan. Partout se produit ce contact,
de l' Atlantique à l' océan Indien, depuis les
maures du Ségal jusqu' aux massaï desgions
nilotiques, on voit comme un fait naturel,
fondé sur la supériorité intellectuelle, la
domination ou la prépotence des races vivant
sous l' atmosphère désertique.
Mais, d' autre part, l' altitude intervient comme
principe perturbateur engendrant d' autres
conséquences. Des populations relativement
nombreuses sont établies, à 2. 000 mètres et plus,
sur les plateaux qui, dans les contrées les
plus éloignées du globe, en Abyssinie comme
dans les Andes, occupent une partie des régions
tropicales. Elles s' y sont acclimatées de longue
date et forment comme des îlots distincts.
La sécheresse de l' air, par l' obstacle qu' elle
oppose aux fermentations de la vie microbienne,
y garantit cette remarquable salubrité dont
l' attrait rassembla sans doute les hommes à
l' abri de la maladie des terres basses. Issus
de races assurément bien diverses, ils semblent
néanmoins avoir contracté sous l' influence
ambiante un caractère commun qui s' est
enraciné : l' antipathie pour l' effort. L' égale
douceur des températures et la facilité du
climat n' en sont probablement pas la seule
cause. Comme la tension atmosphérique diminue
sensiblement dans ces hautes altitudes, la
combinaison de l' oxygène de l' air avec les
globules du sang s' opère plus lentement dans
les poumons : l' apathie, la répugnance à toute
prolongation d' effort musculaire ou autre,
p110
seraient, d' après des observations dignes de foi,
la conquence de ce ralentissement du
canisme essentiel qui, par le sang, agit sur
la vie nerveuse. Que de phrases on a répétées
sur l' air d' atonie et de tristesse qu' exprime
la physionomie de ces indigènes d' Amérique !
Le fait est réel ; et je me rappelle avoir é
frappé, au Mexique, de l' absence de mouvement
et de gaîté, même chez les enfants, dans les
groupes qui se formaient pour les repas autour
des gares. Cela ne serait-il pas un simple effet
d' hérédité physiologique ?
On recueillerait sans doute beaucoup d' autres
exemples d' accords semblables, ents dans le
tempérament et cimentés par l' rédité, si l' on
possédait une connaissance plus complète des
peuplades perdues dans l' intérieur des continents.
Lorsque Nachtigal pénétra dans le Tibesti,
un des coins alors les plus inaccessibles du
Sahara, l' aspect des habitants lui rappela
ces " éthiopiens troglodytes " dont l' adresse
à courir et à sauter était proverbiale du temps
d'rodote : peuple de cvres vivant dans un
pays de rochers. Leur corps maigre et bien
proportionné, aux attaches fines, exprime la
prompte obéissance des muscles aux nerfs moteurs.
Au contraire, dans lagion du Haut-Nil,
Schweinfurth nous décrit des tribus que leurs
longues jambes étiques et leurs attitudes
d' échassiers en sentinelle au bord de l' eau,
ne singularisent pas moins comme peuple de
marécages. Ainsi, comme il arrive dans
l' animalité, c' est dans les organes de locomotion
qu' apparaissent surtout les différences entre
ces primitifs.
On comprend qu' une adaptation extrêmement
rigoureuse à de certains milieux rende ceux
qu' elle a ainsi façonnés fractaires à des
milieux différents. Darwin remarque que, plus
un groupe humain est bas dans l' échelle des
civilisations, plus il est incapable
d' acclimatation. L' observation est d' une grande
portée, mais elle n' exclut nullement pareille
incapacité chez des peuples avancés en civilisation.
L' abyssin se tient à l' écart des marécages
qui bordent sa citadelle naturelle, comme le
chibcha ou le quitchua des Andes évite
l' humidité forestière de la montana, et
comme le hova de l' Imérina laisse aux
sakalaves le séjour des plaines. Réciproquement
le chinois et l' annamite, peuples de plaines,
pugnent aux séjours montagneux dont les lolos,
les ms et autres tribus ont su parfaitement
s' accommoder. La zone marécageuse qui, sous le
nom de téraï, borde au sud-est les
Himalayas, n' est point absolument inhabitée ;
cependant c' est une régionne se hasarde
guère l' hindou et qui forme, entre la montagne
et la plaine, une des limites ethniques les
plus marquées qui existent.
p111
Le rôle de l' altitude est décisif dans ces
exemples ; c' est elle qui dessine des zones de
grégation rigoureuse, qui trace des adaptations
irréductibles. On ne saurait s' attendre à des
limitations aussi nettes suivant de simples
différences de latitude. Cependant l' exemple des
nègres est encore ici instructif. Ceux de l' ouest
de l' Afrique ont eu le fâcheux privilège de
servir de champ d' expérience. Un accident de
l' histoire, qui est aussi un paradoxe
géographique, -sans parler d' un acte de
lèse-humanité, -les a transplantés aux
états-Unis, bien au delà de leur domaine
d' origine. Introduits dans les plantations
depuis plusieurs siècles, ils s' y trouvent
aujourd' hui en contact avec une civilisation
qui, par l' attrait de ses salaires, les pousse au
dehors et leur ouvre un large champ.
Le séjour des états du sud ne leur a pas été
défavorable, puisque, dans le demi-siècle qui
vient de s' écouler, leur nombre a doub.
Voici pourtant l' évolution que permet de
soupçonner l' analyse des derniers recensements :
elle consiste en un double phénone ; tandis
que le contingentgre augmente dans quelques
grandes villes du nord, Philadelphie,
New York, Chicago, il ne cesse de diminuer
dans les états ruraux, Maryland, Virginie,
Kentucky, Tennessee, qui forment la zone
marginale et extrême de son domaine. Un
phénone de contraction se devine, qui raréfie
peu à peu l' élément nègre au delà du 35 e deg
de latitude environ, et le condense au contraire
dans la région en deçà, soit entre la Caroline
du sud et la Louisiane. L' auréole se resserre
en s' épaisissant. L' influence du climat, malgré
le contrepoids d' attractions économiques,
rane insensiblement l' expansion nègre vers
les contrées humides et chaudes qui en
circonscrivent les limites naturelles.
On serait entraîné par ces faits vers les
questions de prédispositions et d' immunités
pathologiques ; chapitre curieux, mais encore peu
explo d' une science qui n' est pas de notre
domaine.
iv. -formation des groupes ethniques complexes :
nous sommes donc en présence de groupes qui
semblent chez eux, dans leur milieu naturel ;
quelques-uns même ont cristallisé sur place ;
d' autres, arrachés à leur milieu, tendent à s' en
rapprocher. Que faut-il penser ? Est-ce à un
cantonnement régional, voà l' endémisme,
qu' aboutit la notion du milieu ? Tel n' est point
assurément le spectacle que présentent les
réalités actuelles.
p112
Rien n' est à ce point tranché ; ni dans la nature
humaine dont la plasticité égale les ressources,
ni dans la nature physique qui admet dans son
jeu tant de diversités et de nuances. Les
contrastes ramassés, opposant brusquement les
climats, sont relativement rares : c' est par
transitions graduelles que les zones s' atténuent
et se transforment. N' est-ce pas par addition
de touches de plus en plus marquées, mais
éventuellement interrompues par des retours
de physionomies qu' on croyait disparues, que se
déroulent, suivant les climats, silves, savanes,
steppes, prairies et forêts ? Conditions propices
au mélange des hommes. à mesure que les groupes
tendaient à conquérir et à occuper plus
d' espace, rien dans la nature ne s' opposait
rieusement à la formation de groupes
intermédiaires servant de traits d' union entre
les distinctions fondamentales de races. Comme
dans les peintures pharaoniques où voisinent
te à te les figures claires, rougeâtres,
jusqu' au noir le plus pur, l' image de l' humanité
dut apparaître de plus en plus composite.
L' analogie des climats fournit le fil conducteur.
Elle favorise l' infiltration, guide
l' accoutumance. Les brusques transports de groupes
d' un certain milieu à un milieu tout différent
ont été rarement couronnés de succès ; ils ont
été parfois payés desastres, comme l' attestent
les tentatives avortées dont abonde, presque
jusqu' à nos jours, l' histoire de la colonisation
moderne.
Si l' Afrique du nord est le champ où ne cessent
de se croiser sémites, berbères et nègres,
c' est en raison des affinités qu' elle offre
respectivement au nègre par ses oasis, aux
autres par les similitudes de riodicité
saisonale, la correspondance des cycles de
gétation, l' usage des mêmes animaux
domestiques. On a souvent constaté par quelles
transitions presque insensibles on passe des
fellahs égyptiens aux barbarins de Nubie,
de là aux bedjas et aux éthiopiens de l' Afrique
orientale. Il y a plus : entre ceux-ci et les
maures de l' Afrique occidentale, l' ethnographie
signale de singulières ressemblances ; comme si
aux deux extrémités du continent lesmes causes
avaient produit les mêmes effets, et que, de
ces mélanges hamitiques ou sémitiques avec une
proportion de sanggre, fussent résultés des
groupes très analogues. De bons observateurs ont
décrit le processus de ce métissage : c' est
d' abord, chez le berbère ou l' arabe, la
coloration de la peau qui se fonce ; les autres
caractères, nez droit, lèvres minces, cheveux
lisses, persistent plus longtemps, -et sans
doute aussi la
p113
supériorité cérébrale. On a l' impression d' un
phénone en marche, en voie d' expansion.
L' Inde représente, dans son immensité, une
des régions dont le climat est le plus homogène ;
entre le Pendjab et Ceylan, sur 26 degrés
de latitude, la température moyenne de l' année
n' accuse pas même deux degs de différence ;
il est vrai que les quantités de pluie sont
très inégales. Ce vaste espace servit d' arène
à une race qui tient le milieu entre les tribus
aryennes venues par le nord-ouest et les
négroïdes dont on discerne les restes dans
l' extrême-sud. Sous le nom de dravidiens, se
range toute une série de types connexes, dont
on peut suivre la gradation, depuis le sauvage
des monts de Travancore jusqu' au Tamoul
civilisé des plaines, depuis le Sautal noir
et trapu du Chota Nagpour jusqu' au brahmane
olivâtre et élande la plaine du Gange ;
race, d' ailleurs, solide et fortement enracinée.
C' est dans ce fond, resté original malgré les
langes, que puise l' émigration actuelle vers
l' assam et vers la Birmanie ; de là, sans doute,
vinrent jadis les khmers du Cambodge. Les
multiples croisements, inévitables dans une
si vaste contrée, ont eu pour effet de rendre
la race malléable, apte à absorber un grand
nombre d' éléments.
Plus souple encore est peut-être la combinaison
ethnique qu' on signe sous le nom de race
malaise. Elle a trouson expansion dans
le monde d' archipels et de détroits qui s' étend
à l' est du continent asiatique, comme sous son
ombre. Entre le réservoir humain de l' Inde,
le groupe mélanésien très mélangé lui-même,
et les races mongoldes, s' interpose un
ensemble de types, qui participe plus ou moins
des uns et des autres. Il se charge au sud-est,
au voisinage mélanésien, d' éléments plus foncés ;
tandis qu' aux Philippines, et déjà me aux
Célèbes, se montrent des individus qu' on
prendrait pour des japonais. Aucun hiatus,
dans cette zone de moussons, n' interrompt la
chaîne des races.
Le docteur Hamy insistait fréquemment dans ses
leçons sur " l' extrême difficulté d' une
délimitation scientifique entre jaunes et
blancs " . La formation d' un peuple sibérien
fournira, un jour, le commentaire de cette
remarque. Celle du peuple russe la confirme
indirectement en une certaine mesure. Entre
la Volga et la Baltique, dans une zone
qui ne s' écarte guère du 55 e degré de latitude,
et que caractérise l' alternance de clairières
à sols meubles et de forêts à feuilles caduques,
qui présente par conséquent la me combinaison
de matériaux de construction et de terroirs
agricoles, slaves et finnois ne cessent de
s' entrepénétrer et graduellement se confondent.
Tour à tour les mordves, tcrémisses, et autres
tribus finnoises s' incorporent au peuple des
p114
grands-russes, dans une individualité qui ne
s' affirme que davantage en se renforçant de
nouvelles recrues.
Je n' ajouterai à cette suite d' exemples que
celui des bords européens de laditerranée.
Par une rare fortune, les lueurs de l' histoire
y plongent assez loin dans le paspour
permettre de saisir une longuerie
chronologique. Elle montre une continuité de
rapports, qui est l' expression non
connaissable d' influences naturelles. On
assiste depuis trois mille ans à un afflux
sans cesse répété de peuples venus du nord :
tour à tour doriens et hellènes, rhètes et
étrusques, celtes et gaulois, germains, slaves,
normands s' y créent des établissements. Ces
nouveaux venus ont plus ou moins payé leur
tribut aux étés dévorants, à la malaria, à tout
ce qui se mêle de perfidement dangereux à l' attrait
du climat méditerranéen. Mais après des
éliminations, ces contingents se sont absorbés
dans la masse, non sans l' enrichir de
nouveaux germes. Et aujourd' hui ces mêmes
diterranéens s' implantent en Californie,
au Chili, dans l' Argentine, guidés par
l' analogie des climats, y transportant leur
individualité intacte.
Sur tous ces pnomènes, vivant et agissant sous
nos yeux en diverses parties de la terre, plane
l' influence souveraine des milieux. Nous la
voyons s' exercer de proche en proche, en des
cadres naturellement appropriés. Mais on saisit
aussi dans ces exemples l' importance de ce
qu' on peut appeler le facteur social. Cet instinct
de rapprochement qui pousse les hommes à
s' assimiler les uns aux autres est fait de mobiles
divers : il y a chez les uns le désir d' une
organisation sociale fondée sur la hiérarchie
et particulièrement sur l' esclavage ; chez les
autres, l' ambition et le besoin de s' agréger à
un état social jugé supérieur. En tout cas,
l' imitation, le prestige du nouveau, l' éveil
d' une foule de suggestions nées du contact et du
voisinage d' autres groupes, travaillent à créer
une mentalité différente de celle qui s' élabore
dans l' isolement de certains milieux. Les
incompatibilités ethniques, les différences
irréductibles ne résistent pas à cette ambiance,
impérieuse dans son ampleur, qui les enveloppe.
Elles se fondent, comme au creuset, pour donner
des produits nouveaux. Telle est donc l' impression
double et quelque peu contradictoire que laisse
l' examen comparatif des faits de groupement.
Tandis que certains milieux nous montrent des
groupes retranchés et comme parqs dans une
jalouse autonomie, d' autres, au contraire,
impriment aux sociétés qui s' y forment un
cachet de syncrétisme, qui est et sera sans
doute de plus en plus la marque de l' humanité
future.
p115
v. -races et genres de vie :
on est ameà penser que les ensembles de
caractères physiques et moraux qui spécifient
les divers groupements, sont chose très
complexe, dans laquelle entrent des éléments qui
appartiennent à un passé périmé. Je ne parle
pas seulement du problème anthropologique, celui
des principales variétés de races humaines dont
les origines se perdent dans un passé si lointain
qu' elles échappent entièrement à la géographie
humaine. Mais dans les âges qui se rapprochent
davantage du nôtre, il est possible d' entrevoir
des conditions susceptibles d' engendrer des
effets qui, aujourd' hui, ont cessé de se produire.
Lorsque l' humanité était répartie par groupes
rares, disséminés, étroitement bornés dans
leurs contacts, combien plus stricte était la
concentration des traits de race ! La rudesse
des exigences quotidiennes de la vie, ne laissant
subsister que les plus rigoureusement adaptés,
tendait à éliminer les différences dans l' intérieur
des groupes. Comme les sauvages actuels, les
hommes de ce temps se pliaient difficilement aux
changements de toute sorte, et vivaient entre
eux : les " caractères somatologiques " qui
constituent ce qu' on appelle à proprement parler
une race, pouvaient acqrir, à la faveur de
cet isolement relatif, une contexture solide
assurant leur perpétuité. D' autres indices nous
avertissent que nous ne pouvons pas tout à fait
juger de ces anciens temps d' après les nôtres.
Il s' est produit dans ce passé, qui pourtant
se coordonne encore directement avec notre psent,
certains faits qu' il paraît difficile, sinon
impossible, de reproduire dans les conditions
actuelles. Ne semble-t-il pas, par exemple,
que la domestication d' animaux, accomplie dès
l' aurore des principales civilisations, soit
aujourd' hui un art en quelque sorte périmé,
devenu incompatible avec les rapports actuels
de l' animalité et des hommes ? Une défiance
incurable s' est glissée, a sans doute rompu
une intimité primitive. Il faut donc qu' à
bien des égards, lorsque nous essayons de
comprendre les réalités très complexes qui
s' offrent à notre analyse, nous tenions compte
de conditions maintenant abolies, mais dont les
effets persistent à travers les transformations
des temps.
Ce qui, au contraire, prévaut avec les progrès
des civilisations, ce qui seveloppe, ce sont
des modes de groupements sociaux originairement
sortis de la collaboration de la nature et des
hommes, mais de plus en plus émancipés de
l' influence directe des milieux. L' homme s' est
créé des genres de vie. à l' aide de matériaux
et d' éléments pris dans la nature ambiante, il
a réussi, non d' un seul coup, mais par une
p116
transmissionréditaire de procédés et d' inventions,
à constituer quelque chose de méthodique qui
assure son existence, et qui lui fait un milieu
à son usage. Chasseur,cheur, agriculteur,
il est cela grâce à une combinaison d' instruments
qui sont son oeuvre personnelle, sa conquête,
ce qu' il ajoute de son chef à la création. Même
dans des genres de vie qui ne dépassent pas un
degré assez humble de civilisation, la part
d' invention est assez sensible pour attester
la fécondité de cette initiative.
Et par là s' introduit entre les groupements un
nouveau principe de différenciation. Car le
genre de vie, par la nourriture et les habitudes
qu' il implique, est, à son tour, une cause qui
modifie et pétrit l' être humain. L' eskimau,
pêcheur de phoques, gavé d' huile, et, par ce
régime, capitonnant contre le froid les couches
adipeuses de son épiderme, ne ressemble guère
au chasseur toungouse et iakoute, pas plus
qu' au pasteur lapon, ses connères des régions
arctiques. Bien que soumis les uns et les autres
auxmes climats, le bédouin se distingue
physiquement du fellah, le sarte du kirghiz ;
et jusque dans l' uniformité de la zone
équatoriale, les tribus de pagayeurs vouées à la
navigation de l' Oubangui ou du Congo, sangas,
bayandzi, etc., diffèrent par le développement
de leur thorax aussi bien que par leur
mentalité, de celles que leurs habitudes casanières
claquemurent dans leurs villages agricoles.
Cependant, quoi qu' on puisse attendre des genres
de vie, il y a autre chose. Certains traits de
races, venus de loin, distincts de ceux que
peuvent expliquer les conditions actuelles,
surnagent, persistent avec une singulière
ténacité. Malgré les mélanges qui, dès à présent,
font qu' un groupe homogène de quelque étendue
est une extrême rareté, même dans l' intérieur
de l' Afrique, certains caractères de races
déposés en nous par une incommensurable
hérédité, remontent comme des vagues de fond.
L' énergie accumulée qu' ils portent en eux se
ramasse en des personnalités qui tranchent en
bien ou en mal sur les autres ; ou, plus souvent
me, les forces diverses que nous portons en nous
s' y livrent bataille.
Dans certains groupes, la vertu de la race est
plus vivace qu' en d' autres ; elle les marque
d' un trait saillant qui les distingue, qui
est pour eux une force. D' autant plus remarquable
est cette persistance des traits de race, que
bien des causes conspirent pour les amortir,
pour les noyer dans des groupements hétérogènes :
langues, religions, formations politiques,
villes. Les groupes linguistiques englobent
tant d' éléments disparates ! Les états sont
oeuvres de l' histoire, avec ses hasards. Pour
des religions telles que l' islam, il n' existe
que des
p117
croyants. La grande ville est un rouleau de
nivellement. Malgré tout, pourtant, le germe
ethnique, quand on le croit mort, a des réveils.
Leslanges ne parviennent pas entièrement à le
détruire. Ce que des siècles lointains ont
déposé en nous, réclame ainsi contre une tendance
à l' uniformité par la moyenne, qui, si elle
devait prévaloir, serait en fin de compte,
un assez triste aboutissement du progrès des
relations humaines.
p119
chapitre ii. Les instruments et le matériel.
i. -intérêt de l' étude des musées
ethnographiques :
il était bon d' envisager d' abord, dans un coup
d' oeil d' ensemble, ce complexe qui constitue
la population d' une contrée : les différents
éléments qui entrent dans la composition des
groupes ; tout ce qu' ont assemblé les
circonstances et tout ce que tient réuni la
force des milieux. Il y a peu de groupes
homogènes, sime il en existe, au point de
vue de la race. Mais, sous l' influence des
divers milieux, l' activité et l' industrie
humaines se sont orientées en sens différent ;
des suggestions locales ont agi, et, pour
réaliser les intentions qui se sont fait jour,
des instruments ont été imaginés. Bref, un
travail s' est fait qui représente autant
d' essais indépendants de résoudre en communauté
le problème de l' existence sous la pression des
influences géographiques.
Ces influences se dessinent avec le relief des
choses concrètes, lorsqu' on examine un de ces
musées ethnographiques comme il en existe
dans certaines villes d' Europe ou des
états-Unis, l' on a eu soin de coordonner
d' une façon systématique, et en nombre suffisant,
les spécimens d' objets et d' instruments en
usage chez les différents peuples. Les
savants qui ont présidé à ces collections en ont
cherché de prérence les éléments dans les
sociétés offrant le plus de chances
d' originalité, par leur isolement, leur
autonomie, et souvent dans les civilisations
les plus menacées de périr. Cette juxtaposition
prête à comparaisons instructives. à côté des
matériels relativement riches qu' offrent les
civilisations de la Mélanésie ou du
Centre-Africain, il en est de chétifs et de
rudimentaires, et qui sont tels, non par le
hasard des trouvailles, mais par l' indigence
des milieux. Quelques coquilles tranchantes,
quelques pointes de flèche ou amulettes en
os : voilà tout ce qui représente les insulaires
andamans dans ce musée des civilisations ;
quelques engins de pêche, avec une peau de phoque
pour vêtement, résument à peu près l' outillage
des fuégiens, tandis qu' à l' autre extrémité du
p120
me continent, les eskimaux ont su tirer d' une
nature plus ingrate encore un matériel
infiniment plus riche. Parfois, certains
spécimens appartiennentjà au passé, ils
évoquent un état de civilisation décapitée,
qui a déjà perdu en partie, avec sa raison
d' être, ce qui faisait son orgueil et son luxe :
ainsi disparaissent les peaux de bisons sur
lesquelles les sioux bariolaient leurs textes
hiéroglyphiques, les manteaux de plumes dont
s' ornaient les grands chefs polynésiens, les
boucliers en peaux de buffles qui figuraient
dans l' attirail guerrier des riverains des
grands lacs africains, les belles haches en
serpentine ou en néphrite qu' on fabriquait
en Nouvelle-Calédonie et en Nouvelle-Zélande.
Elles vont rejoindre dans le pasces grandes
pirogues à becs richement sculptés que virent
les Cook, les Bougainville, les Dumont
D' Urville, et dont ils nous ont laissé des
dessins, témoignages d' industries en train de
s' éteindre et de civilisations condamnées,
dont quelques-unes n' auront bientôt plus que
les vitrines de musées pour dernier asile !
Quelles qu' elles soient cependant, humbles ou
riches, ces collections évoquent des sociétés
qui ont vécu, évolué, qui ont subi l' action des
temps comme celle des lieux. Jusqu' en
Nouvelle-Calédonie des indices attestent une
civilisation qui fut jadis moins rudimentaire.
Ce n' est pas, en effet, sur l' impression
superficielle d' exotisme qui résulte de la
union d' objets rassemblés de toutes parts,
qu' il faut s' arrêter. Lorsqu' une idée méthodique
a présidé à leur classement, on ne tarde pas
à percevoir qu' un rapport intime unit les objets
de même provenance. Isolés, ils ne frappent que
par un air de bizarrerie ; groupés, ils
décèlent une empreinte commune. Peu à peu,
par la comparaison et l' analyse, l' impression
géographique se précise. De même que
l' aspect du feuillage et des organes végétaux
d' une plante, que celui de la fourrure et des
organes de locomotion d' un animal permettent
à un botaniste ou à un zoologue de discerner
sous quelles influences générales de climat
et de relief ces êtres pratiquent leur
existence, il est possible auographe de
discerner, d' après le matériel soumis à son
examen, dans quelles conditions de milieu il a
été formé. Est-ce à une région de silves
tropicales, de steppes, ou de bois résineux
qu' appartiennent ces types d' habitations,
d' armes et d' ustensiles ? Pour quel genre de
proie ou de moyens de subsistance, ces instruments
ont-ils été combinés ? La matière et la forme
de ces appareils de chasse, de capture, de
défense, de travail, de dépôt, de transport,
dénoncent une provenance et une approximation
se rapportant à certains genres de vie, formés
eux-mêmes sous l' influence de conditions
physiques et biologiques qu' il est possible de
déterminer. En ce sens une leçon de
p121
géographie comparative se dégage des témoignages
des sociétés les plus humbles. Et quant aux
sociétés évoluées dont le matériel infiniment
accru ne saurait se circonscrire dans les
vitrines d' un musée, il s' y conserve, du moins
provisoirement, assez de vestiges locaux
d' usages et de costumes, pour que les spécimens
en soient instructifs. L' émancipation du milieu
local n' est jamais aussi absolue que nos
yeux de citadins nous le feraient croire.
ii. -l' empreinte de la silve équatoriale :
parmi les grandes zones de climat et de
gétation, aucune n' est marqe d' un cachet
d' oecologie plus frappant que celle des forêts
tropicales humides, approximativement circonscrites
entre 10 degrés au nord et au sud de l' équateur.
Nous avons dit quelles causes y conspirent
à maintenir l' isolement des groupes humains.
On aurait tort cependant de conclure qu' il ne
s' y est pas développé de civilisations
intéressantes. La majesté du monde végétal n' a
pas été une magnificence perdue pour les oeuvres
des hommes. Les fûts élancés à grand diamètre,
piliers sur lesquels s' étagent les galeries
forestières, fournirent aux constructions les
matériaux de gros oeuvre, les pièces de
charpente. Les bois durs et compacts se prêtèrent
au travail de moulures et d' ornement. Diverses
espèces d' arbres, figuiers ou autres, mirent
au service des hommes une écorce flexible,
propre à se découper en bandes et à acquérir
par macération la solidité d' un tissu. Dans
l' innombrable famille de palmiers qui peuplent
cette zone, depuis l' elaeis guineensis,
africain, la mauritia flexuosa du Brésil,
jusqu' au cocotier polynésien, l' homme mit à
profit pour ses instruments ou ses édifices les
fibres qui soutiennent les feuilles et les
filaments tenaces dont s' entortillent les
troncs. Le mode d' adaptation des pièces
hétérones qui entrent dans la composition
d' un instrument ou d' une arme, d' une case ou
d' un bateau, a été souvent une pierre
d' achoppement pour les industries primitives.
Des chevilles en os ou en métal ou même des
enduits de poix ou de goudron ont pourvu
ailleurs à ces nécessités. Des filaments
gétaux remplissent ici le même office. Ce
fut avec eux qu' on lia le manche de bois et la
hache de jade, le bois et la corde de l' arc,
qu' on parvint à ajuster les pièces de charpente,
à assujettir hertiquement les bandes d' écorce
formant paroi le long des cases, à maintenir
dans le bateau les poutres assemblées et à leur
superposer un appareil moteur. Les peuples
mes qui connaissent l' usage du fer n' en
continuèrent pas moins à user des fibres ou du
rachis de leurs palmiers comme moyen de liaison
et de soudure. Rien dans cette prodigieuse
p122
poussée végétale ne demeura inaperçu. Ces palmiers,
ces pandanées, ces musacées ont de longues et
larges feuilles que l' atmospre gorge
d' humidité, mais qui doivent néanmoins à la
nécessité desister à une évaporation puissante
une extraordinaire consistance de tissu : ces
frondaisons s' offrirent d' elles-mêmes pour
former par leur assemblage des nattes souples
et résistantes, des récipients à toute épreuve,
et pour ménager aux habitations un revêtement
de " tuiles végétales " non moins imperméable
que celui dont nous sommes redevables à la
tuile ou à l' ardoise.
L' homme a entamé profondément ce monde végétal
grandiose. Il en a disjoint les éléments pour
les maîtriser. Ce n' est pas dans la masse
forestière restée intacte, mais en bordure,
dans les parties limitrophes qui en ont é
détachées, qu' on peut le mieux observer ses
effets sur les civilisations humaines. Les
botanistes ont noté sur plusieurs points les
traces incontestables des défrichements qui en
ont restreint l' étendue. Telle est d' ailleurs
la puissance de la végétation que des graminées
arbustives, des roseaux géants se hâtent de
prendre les places que la destruction de la
silve laisse pour un court instant vides ; et
c' est ainsi que le bambou, annexe et succéda
de ce genre de forêts, est arrivé à occuper une
aire dont l' étendue immense contribue à
expliquer la diversité d' emplois auquel il
donne lieu. Il s' associe de la sorte aux
matériaux dont l' homme a pu faire usage ;
il fournit son appoint dans ce somptueux arsenal
d' énergies végétales, sous lequel a succom
l' activité des silvatiques eux-mêmes, mais qui
a puissamment servi les riverains de la silve.
La végétation tropicale a non seulement servi,
mais maintes fois inspiré les oeuvres des hommes.
Ce sont des édifices vivants que ces étages
superposés des galeries forestières, depuis le
sous-bois à ras-de-sol et les arbres à
mi-hauteur, jusqu' aux cimes suprêmes que
surmonte et enveloppe la toiture aérienne de
feuillage. Si l' architecture des cases n' en est
qu' une reproduction bien médiocre, elle n' en
décèle pas moins quelque lointaineminiscence.
Les entrelacements de lianes qui permettent à
certains hôtes de la forêt de circuler sans
toucher terre, devinrent entre les mains des
hommes ces ponts gétaux qu' on trouve en
usage depuis l' Afrique occidentale jusqu' à
la Mélanésie ; les indigènes d' Amazonie en
prirent modèle pour les hamacs, qui semblent
avoir leur origine chez eux. Les gros fruits
sphériques du lagenaria et du cocotier,
comme ailleurs les oeufs d' autruche,
communiqrent aux coupes ou calebasses
taillées dans leurs flancs, une configuration
ronde ou ovale. Un autre type de récipient fut
fourni par le cylindre creux qui existe entre
chaque noeud du bambou, et dont la capacité
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peut aller jusqu' à deux litres. La nature vivante
a cela de caractéristique, qu' elle suggère la
forme en même temps qu' elle fournit les
matériaux.
Il y a un air de famille entre les oeuvres
matérielles issues de ces civilisations
tropicales. Les analogies de climat et de nature
vivante l' expliquent suffisamment, sans qu' il
soit nécessaire de supposer des rapports et des
emprunts, bien invraisemblables, quand il s' agit
de contrées séparées par des étendues
océaniques telles que l' Atlantique ou l' océan
Indien. De l' ouest-africain au Congo, puis
de la Mélanésie aux Philippines, enfin en
Amazonie, le type de case rectangulaire à
pignon domine. L' abondance et les proportions
de bois durs, capables de fournir des piliers
d' angles et des solives transversales, ont
permis de donner à ces constructions des
dimensions considérables, abritant de nombreux
hôtes, se ptant à servir de lieux de
rassemblement et de danse ; on trouve jusque
chez les tribus les plus reculées de
Nouvelle-Guinée ces types de maisons communes.
Partout, dans ces régions, le sol est stagnant
et humide, réceptacle de reptiles et d' ennemis
de toute sorte : partout aussi ou peu s' en faut,
l' habitat est maintenu par des piliers ou
pilotis à distance du sol ; non seulement
sur les bords des fleuves ou des lacs du
zuela, mais jusque sur les collines où se
logent de préférence les populations de Mélanésie,
ou dans les régions élevées que les tagals des
Philippines choisissent pour leurs hameaux.
Il faut enfin qu' un revêtement épais et sans
défaut protège l' habitation contre l' assaut des
pluies : de là ces toits à forte inclinaison
, grâce au raphia, au bananier, au ranevala,
au cocotier, à une multitude d' essences
également souples et résistantes, un habile
entrecroisement des tiges ou des feuilles
compose une suprastructure imperméable qui
enveloppe la case presque tout entière.
Tantôt s' écartant assez des parois gétales
qui constituent le mur pour laisser la place
d' une vérandah, tantôt s' articulant de façon à
emboîter l' une dans l' autre deux toitures
superposées, ce pittoresque couronnement de la
construction lui imprime une physionomie
caractéristique, qui a dû frapper l' imagination
des hommes, inspirer autour d' elle un éveil
de goût artistique, car elle n' a pas été sans
rapport avec l' architecture chinoise et
japonaise.
L' analogie des matériaux s' exprime plus d' une
fois dans l' analogie des instruments. De ces
bois durs et fortement colorés, dont la
consistance conserve les arêtes vives et les
moulures délicates gravées par la main de
l' ouvrier, les mélanésiens, les africains du
Congo et du Dahomey, les aricains de
l' Amazonie ont tiré ces sièges sculptés, ces
escabeaux ou tabourets sur lesquels s' est
exercée, parfois jusqu' au
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délire, leur verve décorative. La massue, qui
en d' autres contrées est restée une arme
grossière et fruste, s' est raffinée, aussi
bien en Polynésie qu' en Guyane, par une
élégance et une variété de formes qui lui ont
donné la valeur d' un ornement et d' un insigne
de domination. Enfin, il a suffi d' évider le
diatre de certains troncs, pour obtenir
ces tambours énormes qu' on trouve, depuis
l' ouest-africain jusqu' à la Mélanésie, servant
de signaux et d' appels, remplissant l' office qui
revient ailleurs aux cornes et conques
marines.
Les lanières d' écorce fournies par différentes
essences de ficus, par l' artocarpus en
Indonésie, le mûrier à papier en Océanie,
ont donné lieu, grâce à des pparations de
macération et de battage, à ces tissus dont
l' industrie polynésienne nous fournit de riches
échantillons, mais qu' à un degré plus humble
on retrouve en usage presque universel tout le
long de la zone subéquatoriale, de la Polynésie
à l' Indonésie, de l' Ouellé jusqu' à
l' Orénoque.
Non moins caractéristiques sont les applications
auxquelles se sont prêtés les longs tuyaux de
graminées arborescentes : dans les silves
de l' Amazone, comme dans celles de Boro,
de Sumatra et de la presqu' île Malaise, ils
ont été convertis en cette arme de jet,
Blowgun (blasrohr) que nous appelons
sarbacane, et d' partent, mus par le souffle,
le projectile ou la flèche empoisonnée. Engin
essentiellement approprié à la forêt épaisse,
l' arc et la sagaie ne seraient pas d' un
bon usage, il s' y est spécialisé à tel point
qu' aujourd' hui son aire d' extension a décru
en même temps que celle de la forêt même.
Mais, comme les tissus d' écorce et beaucoup
d' autres inventions caractéristiques dont
l' emploi va se rétrécissant, il atteste le parti
que ces embryons de civilisation ont su tirer
du monde gétal au milieu duquel ils
évoluaient. En l' absence même de rapports directs,
de singulières convergences sont là pour
attester une marche commune dans les procédés
d' emprunts tirés de la nature ambiante.
L' usage même des métaux a stimulé l' industrie
indigène sans la transformer. Il est remarquable
de constater surtout dans le centre et l' ouest
africain, combien la technique dutal s' y
inspire de formes dérivées du régime végétal.
On dirait que le fer ne s' est substitué au bois
qu' en l' imitant. Il y a parmi ces couteaux de
jet, ces serpes, ces instruments de sacrifice
qui sont originaires de la région entre
l' Ouellé et le Cassaï, une variété de formes
qui rappelle celle qui s' exhale des
innombrables essences réunies et concentrées
dans la forêt tropicale. Les uns se profilent
symétriquement le long d' un axe semblable
à la nervure médiane d' une feuille de bananier ;
d' autres se terminent en lancéoles comme une tige
de palmier ; d' autres s' incurvent, et, dans
p125
leur concavité, projettent des dents ou lamelles
semblables aux stipules qui se détachent de la
gaîne d' une feuille.
iii. -centres de veloppement originaux :
naturellement, une connaissance plus complète du
monde tropical a mis en relief, se détachant sur
ce fonds commun, une variété inattendue de
développements originaux. L' intérieur africain,
par exemple, a cessé de nous apparaître comme
un morne ensemble d' uniforme barbarie. Sur les
bords du Cassaï, du Congo, de l' Ouellé,
les observations de voyageurs scientifiques ont
dressé devant nous des types relativement
avancés de civilisations : ainsi chez les
bakoubas, les batékès, les mongbouttous, chez
d' autres encore.
On a souvent remarqué, depuis Livingstone, la
différence de nature à l' est et à l' ouest des
grands lacs africains. Entre les masaï et les
peuples du Congo les instruments, les armes,
les vêtements s' opposent comme la steppe à la
silve, la faune de grands coureurs à la faune
arboricole, le pasteur au cultivateur.
les malais. -c' est dans le monde insulaire
et péninsulaire de Malaisie et de Mélanésie,
au sud du continent asiatique et comme à son
ombre, que de nouveau lagétation tropicale
se déploie dans sa splendeur. Elle s' accompagne,
dans les grandes îles voisines du vaste
continent, comme Sumatra et Bornéo, d' une
richesse inaccoutue en espèces de mammifères.
La richesse et l' originalité du matériel
ethnographique sont en harmonie avec cette nature
vivante. Les bataks de l' intérieur de Sumatra,
les semangs et sakaïs de la presqu' île malaise,
les dayaks et keniahs de Bornéo, ont constitué,
chacun dans son genre, des types d' armes,
tements, instruments, figures aussi archaïques
maintenant par rapport à la civilisation malaise
que le paraissent au milieu de nous celles du
pâtre castillan ou du palikare. Au bord des
golfes ou des fleuves, au penchant des collines,
entre les forêts qui couvrent l' intérieur à
peine connu de ce petit continent qu' on appelle
la Nouvelle-Guinée (plus de 800. 000 kilomètres
carrés), des nègres dolichocéphales à épaisse
toison chevelue ont, sans le secours destaux,
fabriqué des massues, des arcs, des tambours
comme les nègres d' Afrique, des masques
fétichistes comme ceux du Dahomey, des
tabourets artistement sculptés pour appuyer la
tête, comme on en use au Japon, des pirogues
à balanciers et plateformes comme il en
fourmille entre les îles du Pacifique.
Ces surfaces terrestres vont s' émiettant, se
dispersant en une
p126
poussière d' îles dont les marins se racontaient,
du temps de Marco Polo, " qu' il y en avait
12. 700, toutes habitées sans compter celles qu' on
ne sait pas " . Mais si l' appauvrissement de la
nature végétale y correspond au rétrécissement
des surfaces, les analogies générales subsistent.
Il n' y a pas d' hiatus véritable entre le monde
malais et le monde polynésien ; une connexité
s' y laisse apercevoir, beaucoup plus nette
qu' entre l' est et l' ouest de l' Afrique équatoriale.
Il faut ici certainement tenir grand compte
des relations d' échanges et d' emprunts qui se
sont produites sur les voies d' une colonisation
embrassant presque toute l' étendue du
Pacifique. Toutefois c' est encore la nature
ambiante qui fournit le fil conducteur.
les polynésiens. -dans l' inventaire tropical
des continents, les seuls animaux mis à
contribution sont les oiseaux, surtout au Brésil
et en Guyane, ou les hôtes puissants des marais
ou savanes, éléphants en Afrique, buffles en
Asie. La faune marine n' apparaît que çà et là
sous les formes minuscules de perles ou monnaies
d' échange. Elle prend, au contraire, de plus
en plus d' importance en Indonésie, en
lanésie, pour devenir enfin prépondérante
dans les archipels du Pacifique. Déjà à Boro,
en Nouvelle-Guinée, et jusque dans les
montagnes de la Birmanie et de l' Assam, on
voit les longs boucliers de bois se garnir et se
rehausser de coquilles, à Bornéo des cuirasses
d' écorce se blinder d' écailles de poissons, en
Nouvelle-Guinée les masques fantastiques se
recouvrir d' une plaque en carapace de
tortue.
Ainsi s' annoncent les approches d' une région
maritime qui se distingue entre toutes les
autres par la variété et la magnificence de sa
faune. C' est entre l' océan Indien et la partie
tropicale du grand oan que le domaine des
tortues géantes, des htres perlières, se
rencontre avec celui de la cyprea moneta,
premier scimen de cette monnaie de coquillage
qui eut une si extraordinaire dispersion, du
nautilus, et surtout de la merveille des
merveilles, le tridacna gigas, dont les
coquilles bivalves, larges souvent d' un mètre
et semblables à un bénitier, se drapent des
plus vives couleurs. Cette région
indo-pacifique, par ses constructions de coraux
qui ménagent l' abri et la nourriture, entre
leurs récifs et dans leurs lagunes, à des
légions de poissons, est, à sa manière, un
puissant foyer de vie. L' empreinte de cette
animalité maritime s' est communiquée à l' industrie
humaine. Privés de métaux, ces océaniens ont
utilisé la dureté et les dimensions du
tridacna gigas, qu' ils trouvaient implan
sur les cifs de polypiers, pour en fabriquer
des ornements et des armes. Par un frottement
obstiné au moyen d' une pierre enchâssée dans
une tige de bambou,
p127
ils en évidaient le centre, ou ils en taillaient
les arêtes. Des disques, des bracelets, des
instruments ayant le tranchant de la hache sont
sortis de ce patient travail. De plus, les
grands rôdeurs des mers tropicales, squales,
cachalots, ont contribué par leurs dents et leurs
arêtes à hérisser les massues, lances et harpons,
et à renforcer d' accessoires aussi meurtriers
que pittoresques l' arsenal sur lequel est fondée
l' existence de ces insulaires.
Une note fortement caractérisée d' endémisme
prévaut à la faveur du morcellement insulaire.
Le matériel ethnographique, comme le genre de
vie, varient d' archipels en archipels. à côté
de spécimens perfectionnés d' art nautique, on
constate l' ignorance de la navigation. C' est
ainsi que l' archipel des îles Matty, si voisin
de la Nouvelle-Guinée, s' en distingue par
l' absence de tout matériel naval. Les formes
de massues, quoique empruntées aux mêmes matières,
se diversifient d' île en île. L' attirail et
l' accoutrement guerrier se spécialisent.
L' insulaire des Salomon, avec son disque d' écaille
plaqué sur le front, son arc en bois de cocotier
et son bouclier de filaments végétaux,
représente un des types les plus originaux. Plus
étrange et plus formidable est le guerrier des
îles Gilbert, ar d' une massue que hérissent
des dents de squales, et protégé par une cuirasse
de filaments de cocotiers garnie de chevelures
humaines, dont il s' enveloppe hertiquement,
malgré le climat, et qui évoque je ne sais quelle
figure de samouraï ou de chevalier du moyen âge
égarée dans ces mers polynésiennes ! Parmi
cette diversité de civilisations insulaires,
s' étalait enfin, aux temps où ces sociétés
étaient encore intactes, l' aristocratique chef
maori, avec le casse-tête en serpentine ou en os
de baleine suspendu au poignet, et le manteau en
phormium tenax dans lequel se drapait son
importance. Dans cette lointaine Nouvelle-Zélande,
terme extrême vers le sud des colonisations
polynésiennes, comme dans l' archipel des Havaï,
vers le nord, ces civilisations insulaires
avaient jeté un certain éclat. Là, comme à
Tonga, Samoa, Tahiti, se pratiquait la
construction de ces grandes pirogues qui firent
l' admiration des Cook et des Dumont D' Urville.
Quand on songe que les artisans qui avaient
su accoupler ensemble de grandes pirogues,
longues parfois de 30 mètres, assez étroitement
reliées pour manoeuvrer ensemble, n' avaient eu
pour accomplir cette difficile besogne d' autres
matériaux, en dehors du bois, que des filaments
gétaux et des gommes, ni d' autres instruments
que la coquille ou la pierre, cette admiration
ne peut que redoubler.
p128
iv. -le monde des savanes découvertes :
plus on s' éloigne vers les tropiques, plus la
gétation cesse d' être souveraine maîtresse.
à la savane boisée succède la savane herbeuse,
à celle-ci la steppe. Avec l' amoindrissement
de la végétation diminuent les emprunts dont
elle est l' objet. Mais la substitution d' une
faune de steppe à la faune de forêt donne lieu
à des combinaisons nouvelles. C' est le règne
animal qui devient le guide de l' industrie
humaine. Par troupeaux, par hordes innombrables,
antilopes, gazelles, autruches, bisons, ovidés,
animaux coureurs adaptés par leur pelage ou
leurs plumes à de plus grandes diversités de
milieux et à de plus grandes intempéries de
climat, s' offrent comme matières vivantes.
Le cuir découpé en lanières, tendu en boucliers,
assoupli en vêtements ou récipients, remplit
l' office dévolu dans la zone tropicale humide
aux lianes, filaments, cylindres de bambou,
écorce végétale. Le développement de la vie
pastorale en Afrique dans l' un et l' autre
hémispre a accentué cette empreinte commune.
Pasteurs et guerriers, les massaï et gallas
au nord de l' équateur, les cafres et zoulous
au sud, s' accordent pour emprunter aux
dépouilles d' animaux leur équipement et leurs
ustensiles. Mais le goût de chacun ou les
circonstances locales introduisent des variantes.
Le bouclier oblong en peau de boeuf prend chez
les zoulous, ces spartiates de l' Afrique, des
proportions en rapport avec leur haute taille.
Le guerrier matébélé s' entoure d' une ceinture
pendent des peaux de bêtes. Plus pacifique,
le pasteur héréro a consacré un soin particulier
à l' outillage transportable qu' exige son genre
de vie ; il oppose un ample manteau de peau, le
karof, aux brusques variations de température.
Chez les peuplades guerrières de l' est africain,
l' édifice de la chevelure ressemble à une
crinière léonine que rehausse un encadrement de
plumes d' autruche : et la figure ainsi affublée
des guerriers massaï ou du kavirondo ressuscite
à nos yeux ces chasseurs berbères que
représentent, au nord du Sahara, les gravures
rupestres de la périodeolithique, ou les
libyens que nous montrent les monuments égyptiens
de la dix-neuvième dynastie.
Si inférieure que soit la faune des steppes du
nouveau monde elle ne fit pas défaut à l' industrie
humaine : dans l' Amérique du sud le guanaco
fournit aux tehuelchés de Patagonie le cuir
nécessaire pour le maniement de la bola, et,
après l' introduction du cheval, pour le
harnachement de leurs montures. Les sioux dans
l' Arique du nord dressèrent leurs tentes
avec des peaux de bison, ou en firent la trame
de ces étoffes sur lesquelles des figures peintes
retraçaient des signes généalogiques ou parlaient
un langage symbolique.
p129
Beaucoup de ces choses appartiennent au passé :
une note d' archaïsme sele ainsi à la note
d' exotisme. Nos yeux en Europe sont accoutumés
à associer ces différences tranchées de costumes
et d' affublements à des régions exceptionnellement
restées à l' écart, vivant de leur vie propre.
Il s' en trouve encore de telles, bien que plus
rares chaque jour, dans nos montagnes d' Europe,
autour de la Méditerranée, et sporadiquement
dans les Alpes et les Carpathes. Le pâtre
castillan, le palikare, le berger valaque, le
tirolien, l' uzule des Tatras, sont des
exemplaires à peu près intacts de ces survivances
déjà partiellement enril de mort. Quelques
pièces de costume, le plus souvent, demeurent
les seuls indices des exigences locales des
milieux. Aujourd' hui, comme de temps immémorial,
le touareg, cavalier voilé du désert, protège
par le litham son visage et ses yeux contre
la fine poussière qui flotte dans l' air. Contre
les inégalités du soir et du matin, du soleil
et de l' ombre, la chlamyde velue en peau de
mouton, la mastruca sarde, le capuchon du
burnous protègent les épaules et complètent
l' image toujours vivante de types connus, que
figurent les terres-cuites antiques. Sous
différentes formes, avec ou sans broderies, on
peut observer, de l' Espagne à l' Iran,
l' existence d' une pièce de vêtement, la guêtre
de feutre ou de cuir, rendue indispensable par
les taillis et broussailles qui encombrent le sol
en l' absence de véritables forêts.
v. -survivances et développements autonomes
dans les zones tempérées et froides :
l' empreinte locale est tenace. Elle subsiste dans
nos contrées civilisées sous les formes
multiples des objets de première nécessité
que continue à fabriquer l' industrie domestique :
les jarres, les vases et poteries en Espagne,
comme en Berbérie et en égypte, s' y
reproduisent tels encore qu' ils sortirent des
mains des premiers potiers qui pratiquèrent
l' art de façonner la matière argileuse.
L' habileté à plier le bois aux formes et aux
usages les plus variés trouva, dans les forêts
à feuilles caduques de l' Europe centrale et
orientale, matière à s' exercer en sens différent :
nous verrons le parti que l' art de la
construction et celui du transport surent tirer
de ces bois résistants et flexibles ; mais,
si l' on veut encore aujourd' hui se faire une
idée de la familiarité avec laquelle en usèrent
nos pères, on n' a qu' à considérer ce qui reste
de leur mobilier dans quelques campagnes
reculées ; ou mieux encore qu' à voir à combien
d' applications les emploie l' industrie domestique
dans les gouvernements forestiers de Russie
d' Europe. Le bois, pour bien des choses, y tient
lieu de métal ; le moujik est
p130
charpentier comme le fellah est potier. Les
deltas du Tonkin et de la Guyane amazonienne
ne sont guère inrieurs à cet égard au delta
du Nil.
L' isolement, la spécialisation des genres de vie
sont, pour quelque temps encore, des garanties
de conservation. Dans les steppes de l' Asie
centrale, le matériel des pasteurs kirghiz,
tentes de feutre, lanières de cuir, cordes de
laine, tapis et vêtements, ustensiles, est
entièrement emprunté au tail qui constitue
la richesse ; et il garde, malgré l' invasion
du coton et des importations étrangères, ce
caractère local qui, chez nos montagnards, nous
frappe comme un archaïsme.
Il existe, le long des fiords et des fleuves
poissonneux qui sillonnent dans le nord-ouest
de l' Amérique la bande en partie vierge des
forêts de la Colombie britannique, un groupe de
tribus dites nutkas qui forment un chapitre
curieux et unique d' ethnographie aricaine. Là
se conserve un ensemble encore à peu près
complet de civilisation matérielle portant à un
haut degl' empreinte d' un milieu spécial.
Le bois domine dans les constructions et les
ustensiles. Dans ces maisons de planches, que
précèdent des piliers sculptés représentant des
figures totémiques, la poterie est inconnue,
et c' est dans des vases de bois qu' au moyen de
pierres brûlantes on procède à la cuisson des
aliments.
Cependant pour trouver des sociétés gardant plus
strictement encore l' empreinte locale, il faut
pousser jusqu' à ces peuples que la configuration
de l' hémispre boréal relègue autour des mers
arctiques, au delà de la ceinture forestière qui
entoure le nord de l' ancien et du nouveau monde.
Il est vrai que ce qu' on appelle par antiphrase
la civilisation les assiège, sous forme d' alcool,
et les décime. Ceux, toutefois, qui, comme les
samoyèdes, ont pu s' accommoder du séjour de la
toundra, des steppes de l' extrême-nord, échappent
plus que les chasseurs de fourrures au péril
qui les guette. Ils trouvent dans l' élevage
du renne et dans l' existence du bouleau-nain,
seul arbrisseau qui se hasarde jusqu' en ces
parages, la matière des vêtements dont ils se
couvrent, des peaux ou des écorces dont ils
revêtent leurs tentes d' été, des cipients dont
ils font usage.
Plus spécialisé dans un autre genre de milieu
arctique est l' ensemble des tribus innuit ou
eskimaux, qui ont su se créer une patrie depuis
le nord de l' Alaska jusqu' au Groenland. Là,
ce n' est pas l' élevage du renne, ni la pêche dans
les fiords qui subviennent à l' existence : mais
les grands mammifères marins, qu' il faut, l' été,
poursuivre au large, ou, pendant l' hiver,
surprendre dans les trous de glace où ils
viennent respirer. Pour subvenir au vêtement,
à la nourriture, à l' abri, à l' armement, au
transport, rien que les peaux, les défenses ou
les os, l' huile
p131
de ces animaux ; la neige pour y pratiquer des
demeures hivernales ; et ce que les courants
marins peuvent rejeter de bois flottés sur les
rivages ! Ce que l' eskimau est parvenu à
réaliser avec ces moyens est extraordinaire.
Nul autre que ce spécialiste desgions polaires
américaines n' a pu s' accommoder de ce milieu :
cet isolement a protégé son originalité. C' est
avec un mélange de bois et de peaux de morses
ou de phoques qu' il fabrique ses embarcations,
avec les dents oufenses de ces animaux qu' il
arme ses harpons ; il n' est pas jusqu' à l' arc
dont jadis le bois était remplacé par un
assemblage d' os articulés. Dans l' exécution
technique et le fini artistique des objets variés
qu' exigeait leur genre de vie, " les eskimaux,
dit Ratzel, ont réalisé de grandes choses " .
Ce qu' il y a chez eux de plus remarquable,
après le vêtement qui est l' arme contre le
climat, ce sont les instruments de locomotion :
le traîneau, que des attelages de chiens font
glisser sur la neige ou le tapis de mousse,
et surtout le cayak, la longue et mince
barque couverte de cuir, dans l' orifice duquel
s' introduit le pêcheur et qui est comme le
prolongement de sa personne.
conclusion. Les civilisations stéréotypées :
l' intérêt qu' excitent de nos jours ces exemplaires
de civilisations autonomes se justifie. On y
voit comment, spontanément, indépendamment les
uns des autres, sur des points très divers, ont
pu s' organiser des genres de vie. Forde tirer
parti des ressources fournies par le milieu,
ne pouvant faire dépendre sa vie de l' apport
faible et aléatoire du commerce, l' homme a
concentré son ingéniosité sur un nombre parfois
très restreint de matériaux, et a su les plier
à une extraordinaire multiplicité de services.
Tel a été le rôle du bambou ou du cocotier sous
les tropiques, du dattier ou de l' agave dans les
contrées arides, du bouleau dans les régions
subarctiques, du renne dans le nord de l' ancien
monde, du phoque ou du morse dans le nord du
nouveau ; de telle sorte qu' on pourrait, à
l' exemple de certains géographes botanistes,
attribuer à telle ou telle de ces espèces
vivantes la valeur d' un type et en faire le
signalement de certains domaines de
civilisation.
Mais, si intéressantes que paraissent ces
civilisations, par cela même qu' elles sont
attachées à des milieux sciaux, elles sont
frappées d' infirmité. Il leur manque le don de
se communiquer et de se répandre. Toutefois, si
leur dépendance envers le milieu local est une
infériorité, elle ne fait que mieux éclater en
certains cas la puissance
p132
et la variété d' inventions dont l' homme est
capable. Car il s' en faut que ces civilisations
autonomes, que nous sommes tentés de traiter
de rudimentaires et primitives, soient toutes
au même niveau et se montrent sur le même plan.
Le temps n' est plus le centre africain nous
apparaissait sous l' aspect d' une morne
uniformité barbare. Il y a, ou il y a eu parmi
ces sociétés des degrés divers ; quelques-unes,
comme ces mongbouttous qu' a décrits
Schweinfürth, étaient parvenus à un assez haut
degré d' évolution, par comparaison avec d' autres
groupes. Entre les eskimaux de l' extrême-nord
de l' Amérique et les fuégiens de
l' extrême-sud, l' inégalité est un abîme : tous
ces peuples pourtant ont eu à sebattre,
livrés à leurs propres ressources, contre une
nature plus ou moins inhospitalière. Le succès
a été inégal comme l' effort.
On remarque toutefois, à travers la variété des
matériaux fournis par la nature, une
ressemblance dans les procédés d' adaptation mis
en oeuvre. Les instruments que l' homme a
fabriqués pour l' attaque ou la défense, pour le
transport, ou comme récipients, ne s' écartent
pas sensiblement de certaines formes générales.
Que ce soient la pierre, l' or, la coquille
ou le bois qui entrent dans leur composition,
la hache, la massue, l' arc, présentent le même
ensemble. La pirogue creusée dans un tronc, le
canot d' écorce, le cayak revêtu de peaux, le
gréement des voiles de nattes, de lin et de cuir
comme chez les anciens celtes, diffèrent plus par
les matériaux que par les formes. Ce qui
s' exprime ainsi, c' est l' intention qui préside
à l' adaptation de la matière, c' est l' élément
inventif par lequel l' homme y imprime sa marque.
Il y a dans l' esprit humain assez d' unité pour
qu' elle se manifeste par des effets à peu près
semblables.
p133
chapitre iii. Les moyens de nourriture :
parmi les rapports qui rattachent l' homme à un
certain milieu, l' un des plus tenaces est celui
qui apparaît en étudiant les moyens de
nourriture ; le vêtement, l' armement sont
beaucoup plus sujets à se modifier sous
l' influence du commerce que le régime alimentaire
par lequel, empiriquement, suivant les climats
ils vivent, les différents groupes
subviennent auxcessités de l' organisme. Il
existe à cet effet une remarquable diversité de
combinaisons : bédouin ou fellah riverains de la
diterranée, européen du centre ou du nord,
chinois, japonais ou eskimau, chacun a réalisé,
avec les éléments fournis par le milieu, accrus
de ce qu' il a pu y joindre, un type de subsistance
qui est entré désormais dans le tempérament,
s' est fortifié par les habitudes. De tous les
caractères par lesquels les hommes se distinguent
et se signalent entre eux, c' est celui qui
frappe le plus les observateurs primitifs,
comme le prouvent ces noms d' ichthyophages,
lotophages, galactophages, que nous agués
la nomenclature des anciens, les indications
ethnographiques d' Hérodote sur les peuples de
Scythie, ou la mention d' anthropophages
libéralement répandue sur les cartes du
xvie siècle. Encore aujourd' hui, dans notre
Europe même, on voit persister, en domaines
à peu près impénétrables, les consommateurs
d' huile et de beurre, de pain de froment et de
pain de seigle, malgré les nivellements qu' opèrent,
en cela comme en toutes choses, les progrès de
la vie urbaine.
Ce n' est pas le cas de traiter ici la répartition
géographique des moyens de nourriture en
général ; notre intention est de montrer
comment persistent sous cette forme certaines
influences de milieu. C' est donc dans les gions
ces influences sont le plus battues en
brèche, c' est-à-dire dans les régions
extra-tropicales, que nous prendrons nos
exemples. Aussi bien, la division est naturelle,
c' est celle qui sépare le domaine de la banane
de celui la vigne et le blé mûrissent
p134
convenablement leurs fruits, en deçà de 30 degrés
d' un côté ou de l' autre de l' équateur.
i. -type méditerranéen :
le premier exemple qui s' offre est celui du
bassin méditerranéen. Il représente un type de
climat bien marqué, dont les deux termes
principaux sont des étés secs et des hivers doux,
raccordés par des saisons de transition plus ou
moins humides. Puis, nulle part nous ne pouvons
suivre aussi loin dans le passé les traces
d' habitudes stables et de civilisations fixées.
Dans les plus anciennes tombes d' égypte on
trouve le blé, l' orge, la fève ; sur les plus
anciennes peintures figurent le figuier, la vigne,
l' oignon : c' est-à-dire l' ensemble à peu près
complet des plantes nourricières dont subsiste
aujourd' hui le fellah. Cela représente déjà une
longue élaboration culturale, une combinaison
qui a groupé des plantes qui jadis croissaient
çà et là en des habitats plus ou moins distincts,
qui les a fait passer de l' état de sauvageons
à celui de plantes perfectionnées, adoucies,
assouplies en variétés diverses. L' égypte a pu
s' enrichir de cultures industrielles, accueillir
de nouvelles plantes venues surtout de Babylonie
ou du Soudan ; le menu de l' indigène n' a guère
changé. C' est un végétarien, en qui s' oppose le
contraste, si nettement accusé dans les poèmes
homériques, avec le pasteur nourri de fromage
de brebis ou de chèvre et de la chair de ses
agneaux. Parmi les céréales qui sont le
fondement de son régime, l' orge a été longtemps la
favorite ; semée en novembre et récoltée en mars
ou avril, ellerit plus tôt que le blé et,
chose précieuse dans ces terres d' irrigation,
laisse plus longtemps la place libre pour d' autres
cultures. Mais là, comme tout autour de la
diterranée, le bn' a pas tardé à la
supplanter. Imdiatement semé après les pluies
d' automne, il profite du bref ralentissement
causé par l' hiver pour pousser dans le sol des
radicelles profondes, s' y imprègne d' azote et
d' autres substances que plus tard la tige, en
s' élevant, transformera au contact de l' air,
jusqu' au jour où la turgescence favorisée par les
dernières pluies de printemps aboutira, sous la
chaude et sèche influence de l' été diterranéen,
à la formation de l' épi. Le cycle de la plante
se moule exactement sur celui des saisons ; à
chaque étape de croissance correspond un
optimum de conditions propices. Ce blé dur
des paysditerranéens doit à l' abondance du
gluten ses qualités éminemment nutritives, et
demeure ainsi dans cesgions l' aliment par
excellence : manger du pain, chez les grecs
modernes, est synonyme de manger.
p135
toute l' antiquité classique distingue comme
principaux métiers de la terre le labourage et la
plantation ; celui qui produit l' orge sacrée
ou le blé, et l' habile jardinier qui, par la
greffe ou la taille, perfectionne les produits
d' arbres ou arbustes dont les profondes racines
bravent la sécheresse estivale.
L' art de Triptolème a pour complément, dans les
idées anciennes, celui que les habiles
horticulteurs phéniciens ont traditionnellement
transmis à leurs successeurs actuels de Sfax ou
de Kerkennah. Pour comprendre l' importance
alimentaire de ces cultures d' arbres, il faut
les associer à celles qui se multiplient à leur
ombre : aux tapis d' orge, fèves ou blé,
garnissant, sous le mince feuillage de l' olivier,
les gradins en terrasses ; à ces vignes courant
en festons le long des branches de frêne en
Kabylie, d' ormeaux ou d' érables en Italie ;
à ce luxuriant jardinage où prospèrent sous les
figuiers, pêchers, ou autres arbres à fruit, les
piments, salades, courges, melons et pastèques,
dont se compose la table ouverte où se complaît
le méditerranéen. Il y trouve, dans les brûlants
étés, ce qu' il faut pour étancher sa soif ou pour
stimuler son appétit engourdi.
Parmi ces arbres il en est un que la bible nomme
le roi de tous ; et peut-être ce titre décerné
à l' olivier surprendrait ceux qui n' ont pu
rifier de visu le rôle qu' il joue dans
l' alimentation des peuples berbères. L' huile
d' olive dans l' Afrique du nord et les régions
adjacentes du sud de laditerranée, est un
objet de consommation bien plus que
d' exportation. L' arbre producteur, très
anciennement perfectionné par la culture, et si
bien adapté au climat méditerranéen qu' après
plusieurs siècles de durée il persiste à se
renouveler, à se propager par rejetons,
accumule lentement dans son fruit les substances
grasses, riches en carbone. Il ne s' écoule pas
moins de six mois entre l' époque de la floraison,
qui a lieu en avril, et celle de la maturation
qui commence en novembre. C' est à la faveur de
cette longue élaboration que se concentrent dans
le fruit les sucs que, par ses longues racines,
par son feuillage pérenne, l' olivier emprunte à
l' air et au sol. Il en résulte un produit de
matières grasses, qui peut à la rigueur tenir
lieu de viande, et qui la remplace en effet
presque entièrement dans l' alimentation
ordinaire du berbère. Qui a vu la galette de
froment frottée d' huile consommée quotidiennement
chez nos indigènes d' Algérie, a pris sur
le fait un de ces types de régime alimentaire
depuis longtemps fixés, qui se transmettent de
siècle en siècle. Aux jours dete sont réservés
le mouton, " l' agneau pascal " , et ces distributions
de viande par tête d' habitant mâle, sont pratiquées
encore en pays berbère.
p136
ii. -type américain, le maïs :
comme l' arbre de Minerve, le maïs, dans les
climats chauds, mais à pluies de printemps
prolones dans la première partie de l' été, est
aussi un de cestaux nourriciers que la
reconnaissance des hommes honore d' un culte.
Quand les pluies d' été nécessaires à la
prospérité de la plante se font attendre, on
voit encore les indiens pueblos qui habitent
dans le Colorado le pied des Montagnes
Rocheuses, invoquer par des processions, dont
les participants balancent dans chaque main un
épi de maïs, l' arrivée du phénone bienfaisant.
De me que le blé s' associe à notre civilisation
classique, deme le maïs est inséparable du
développement de la civilisation américaine.
Quand les européens arrivèrent en Amérique, ils
trouvèrent cette plante cultivée aussi bien sur
les bords du Massachusets, que sur les plateaux
du Mexique et durou. Des grains ont été
découverts plus tard dans les mounds ou
tumuli de la vallée du Mississipi. Elle
avait dé donné lieu à de nombreuses variétés,
assouplies à des climats assez divers, bien que
ne dépassant guère au nord le 45 e degré de
latitude. Aussi le maïs, pour les américains
d' aujourd' hui comme pour ceux de jadis, est-il
le corn, la graine par excellence, comme le
blé pour le méditerranéen. Sur les hauts plateaux
du Pérou, il formait, avec la pomme de terre
et le quinoa, la base de la nourriture. Il
s' associait au Mexique avec des légumineuses,
telles que le fripol ou haricot noir, et il
y trouve à côté de lui l' équivalent du vin de
palmier dans le pulque, liqueur fermentée
obtenue par incisions de la hampe florale du
maguey ou agave, une de ces plantes à tout
usage qui fournissent à la fois boisson,
nourriture et vêtement.
Le maïs a cessé depuis longtemps d' être une
culture exclusivement américaine ; mais c' est
encore aux états-Unis que se trouve le centre
de la production, environ 90 pour 100 de la
colte mondiale ; et l' on sait quelle est,
par l' élevage de porcs auquel elle donne lieu,
l' importance qu' il occupe dans l' économie rurale
de la grande république.
Le maïs est donc, au même titre que le b, le
riz, la vigne, le thé, -pour ne citer que les
principales plantes qu' a adoptées l' alimentation
humaine, -un de ces objets de transmission qui
ont servi de véhicules à la civilisation
générale. C' est en Amérique, peut-être chez
les chibchas de Colombie, que sa culture a pris
naissance ; et de là elle s' est répandue dans
l' Europeridionale, en Afrique et jusque
dans le nord de la Chine. Comme ceux qui
recueillirent le blé parmi les touffes de
réales sauvages des vallées de l' Asie
occidentale, ou
p137
ceux qui prirent l' initiative de cultiver le riz
dans les flaques abandones par les crues
périodiques de fleuves de l' Asie des moussons,
la reconnaissance doit aller à ces indigènes
d' Arique qui surent choisir, préserver et
diversifier par la culture une plante que ses
graines lourdes et peu transportables eussent
probablement exposée à une prompte disparition.
Ce n' est pas un médiocre legs de ces civilisations
dites primitives, que le don de cette culture
nourricière qui a pris, partout où elle s' est
établie, une remarquable signification sociale.
La rapidité de sa croissance contribua peut-être
à entretenir chez les indigènes des habitudes
peu fixes. Mais elle aida à la colonisation de
l' Arique ; car, facile à cultiver à la main
et sans charrue, prompt à porter des graines qui
à l' état laiteux, au bout de sept à huit semaines,
sont déjà comestibles, le maïs fut, sous forme
de graines, de farine, ou de grains grillés,
le viatique des explorateurs et des pionniers,
ainsi que plus tard la providence du petit
fermier auquel, par sa croissance rapide, il
paya les frais de premier établissement. Introduit
dans notre Europe, il laissa place entre ses
tiges espacées à des cultures subsidiaires de
courges, haricots, tomates, tournesols, et
facilita presque partout, depuis l' Aquitaine
jusqu' à la brianza lombarde et à l' Olténie
valaque, l' existence du petit propriétaire
vivant de son propre travail sur sa terre.
Inférieur au blé en gluten, mais riche en
carbonates hydratés propres à l' engraissement
et en glucose, la farine de maïs entra sous des
noms divers (tortilla, polenta, mamaliga)
dans l' alimentation quotidienne des classes
rurales d' une partie de l' Europe méridionale.
iii. -type européen central :
fondamental en Amérique, le maïs, en Europe,
n' a fait que s' ajouter à une table dé
richement servie. Depuis longtemps, s' affirme
la distinction entre les consommateurs
ridionaux d' huile et de pur froment, et les
populations qui leur sont contiguës au nord du
domainediterranéen. Qu' il y eût dans cette
moyenne Europe celtique et danubienne, qui
s' étend au nord du 45 e degde latitude, une
variété de moyens de nourriture fondée sur
certaines pratiques d' économie rurale, c' est
ce que l' archéologie, à défaut de l' histoire,
laisse apparaître. On entrevoit, dès les vie
et ve siècles avantsus-Christ, aux lueurs
des civilisations de la Tène et de Hallstatt,
aux débris des stations lacustres, une rie de
domaines nourriciers, formant il est vrai
plutôt des provinces autonomes qu' un ensemble,
mais participant à l' envi aux faveurs d' un
climat ensoleillé, qui laisse largement à la
gétation six mois au moins de temrature et
de pluies propices.
p138
Le sol s' y partageait naturellement entre espaces
découverts dont les arbres ne sont pas exclus,
et forêts où dominent les arbres à feuilles
caduques. C' est dans ce cadre que se sont fixés
les groupements et les habitudes des populations
rurales.
Les témoignages anciens, ceux de Polybe, Strabon,
Pline, d' Hérodote même sont unanimes sur
l' abondance nourricière et le nombre des
populations ; ce n' est pas d' hier que la
multitude des peuples établis au coeur de
l' Europe est un objet d' étonnement et un peu de
crainte pour les méditerranéens. Mais en même
temps des différences se manifestent avec les
contrées de civilisation plus ancienne. On
discerne un état économique moins unifié, plus
imprégde localisme que celui des riverains de
la Méditerranée. Chacun de ces peuples, gaulois,
germains, illyriens, daces, thraces, sarmates,
a ses habitudes propres d' alimentation et de
boisson : diverses sortes de mils, surtout chez
les slaves et dans l' est de l' Europe, le seigle
ou l' épeautre chez les germains, le mil et le
seigle à té du blé chez les lacustres de
l' Europe centrale ; comme boissons dérivées,
ici la cervoise, la bière de froment, l' hydromel,
peut-être déjà la tsuica valaque, liqueur de
prunes. Certaines cultures spéciales, comme
l' épeautre, ont encore conservé un reste
d' existence dans quelques cantons de Suisse
allemande ou de Souabe ; mais quoique le b
et la vigne, avec leur escorte d' arbres fruitiers
originaires d' Orient, aient presque
entièrement prévalu, les habitudes nourricières
contractées dans cette partie centrale de
l' Europe, après avoir été jadis modifiées dans
une certaine mesure par la conquête de Rome,
ne cèdent que lentement de nos jours à celles
que propage autour d' elle la vie urbaine.
Les conditions de climat et de sol qui ont
favorisé ce remarquable développement se trouvent
unies en Europe entre 45 et 55 degrés environ
de latitude : de l' Aquitaine au nord de
l' Angleterre, de la Lombardie au sud de la
Scandinavie, de la péninsule balkanique à la
région de Moscou. Plus au sud une fâcheuse
restriction est oppoe par la sécheresse des
étés et lanurie de terregétale ; plus au
nord c' est la fréquence des gelées et la brièveté
de la saison chaude, qui abrègent et
compromettent les cultures. Mais dans l' intervalle
un assez vaste domaine s' ouvre à des
possibilités que l' homme a largement mises à
profit.
Le mot de " paysage de parc " qu' on applique parfois
à la physionomie de cette partie de l' Europe
pond plutôt à un état primitif qu' à une
réalité présente ; car entre les cultures et les
arbres dont nos exigences alimentaires ont fait
élection, un classement s' est établi, des
groupements plus ou moins systématiques ont
remplacé le libre
p139
enchevêtrement des espèces. La forêt, quand elle
n' a pas disparu, s' est retrance sur de certains
sols, à de certains niveaux ; et tandis que les
cultures deréales revendiquaient des champs ou
espaces libres, c' est suivant des dispositions
spéciales que se sont ordonnées les nombreuses
espèces d' arbres que l' homme a admis à concourir
à son alimentation. La plupart se sont ralliés
à portée des groupements humains, comme des
favoris qu' on aime à voir : c' est ainsi que,
suivant les terrains et les lieux, le châtaignier,
le noyer, pour ne citer que les plus répandus,
sont les compagnons fidèles des maisons rurales
ou des villages. Plus d' ailleurs on
s' avance vers le nord, plus il convient de tenir
compte de l' orientation, des nécessités de
l' obliquité croissante des rayons solaires :
aussi voit-on s' étager sur les pentes favorisées
tantôt ces châtaigneraies en gradins qui
couvraient les flancs du Vivarais, tantôt les
pruniers qui, de l' Aquitaine à la péninsule
balkanique, parsèment les flancs des collines le
mieux abritées. à côté des champs qui s' étalent,
ces arbres et légumes cultivés en jardins,
rassemblés en vergers ou courtils autour des
habitations, représentent une des deux faces,
et non la moindre, de la physionomie nourricière
que l' homme, aidant la nature, a imprimée à ces
contrées. Si la châtaigne ne joue plus
aujourd' hui dans l' alimentation humaine le même
le que lorsqu' elle suppléait en hiver à
l' insuffisance des provisions deréales, on
voit encore, à la densité de populations qui
correspond à la châtaigneraie, la preuve de
l' attraction qu' elle a exercée sur les hommes.
Le noyer, outre son fruit, fournit son huile à la
consommation journalière. La récolte du prunier
offre en Serbie et dans l' Olténie valaque
l' image de joie qui s' associe à nos
vendanges.
On pourrait s' étonner, puisque la fot s' oppose
aux cultures, de l' importance qui lui est
accordée dans les préoccupations des hommes
d' autrefois, de la fréquente répétition, dans les
chartes ou contrats ruraux, de clauses qui la
concernent. De toutes les raisons qu' on pourrait
alléguer à ce propos, besoin de combustible, de
matériaux ou simplement de chasse, la principale
est sans contredit son utilité pour l' élevage.
Il n' est pas rare qu' on aperçoive, dans des
espaces aujourd' hui complètement déboisés, un
chêne isolé que le hasard, quelque superstition
peut-être, ont préser. Ce patriarche est le plus
souvent le dernier témoin qui subsiste de ce bois
ou de ces boqueteaux, qu' ont maintenant remplacés
les cultures, mais qui jadis tenaient près d' elle
leur rôle. " quand on feuillette, dit un
forestier allemand, Gradmann, les collections
de chartes du haut moyen âge, on ne trouve
presque jamais le nom du bois, sans que celui
du porc n' y soit mentionné. "me chose chez
nous, la glandée est si fréquemment
p140
l' objet de transactions et clauses spéciales. Les
nombreuses variétés de chênes à feuilles caduques,
et subsidiairement les arbres à fagnes comme
le hêtre, sans parler du châtaignier, étaient
regardés comme nourriciers, comme indispensables
éléments d' économie rurale, par opposition aux
espèces qui n' ont pour elles que leur beau
esthétique ou leur rôle trop méconnu d' agents
naturels. Une idée d' utilité pratique et
quotidienne s' y attachait.
Avant que l' introduction du maïs, et plus tard
celle des cultures industrielles eussent
facilité et étendu encore l' élevage du porc, cet
animal prolifique fut une des ressources qui
assuraient l' existence humaine : cela n' a pas
changé. Il grouille dans les rues des villages,
il cohabite avec le paysan, son engraissement
est un objet de tendres préoccupations, son
sacrifice fait date dans le calendrier rural.
Avec sa chair et ses reliefs de toutes sortes,
ment manipulés et conservés, se compose pour
l' année le menu presque exclusif d' alimentation
carnée. Et les choses ne se passent pas
autrement que lorsque les jambons de Gaule
faisaient figure auprès de la gastronomie
romaine, ou que les textes anciens nous
parlaient d' innombrables troupeaux de porcs
vagabondant dans la " Pannonie glandifère " .
iv. -type européen septentrional.
tout ce faisceau de cultures nourricières se
dénoue à mesure que le chêne fait place aux
essences aciculaires, la terre-noire aux sols
pauvres en humus, et que la végétation des
plantes annuelles cesse de disposer de quatre ou
cinq mois de hautes températures : le porc
désormais fait défaut à l' élevage, le
maïs et le blé d' hiver aux céréales ; avec eux
disparaissent nombre d' arbres fruitiers, et
surtout le cortège de légumineuses variées,
fèves, lentilles, haricots, pois, qui contribuent
pour une si forte part à l' alimentation des
peuples d' Europe : invasion venue du sud qui
expire vers Moscou.
Il semblerait donc qu' au nord du 55 e degré de
latitude, l' économie rurale n' eût qu' à
enregistrer un appauvrissement successif. Mais
c' est alors qu' au nord-ouest, et jusqu' assez
avant dans le nord, les avantages du climat
océanique entrent en jeu. Certains végétaux
tels que le chou, les raves ou navets à racines
charnues, probablement indigènes dans l' Europe
occidentale, ont tenu de bonne heure leur place
dans le régime alimentaire des peuples celtes
et germaniques. Avec le seigle, céréale rustique,
et l' orge, qui entre toutes les céréales se
contente du cycle le plus court, ces plantes ont
à pourvoir à la nourriture végétale des hommes,
en attendant les ressources subsidiaires qui sont
venues
p141
s' y ajouter par la suite. Ce sont ces graines qui,
avec l' avoine, ont contribué à fixer, très loin
vers le nord, des populations agricoles. Les
trouvailles archéologiques en donnent la preuve.
On discerne distinctement ces spécimens
d' ancienne agriculture dans l' empreinte qu' ils
ont laissée sur la pâte encore molle de poteries
qui ne datent pas de moins que de l' époque
néolithique.
Ces vents d' ouest qui, par la Manche, la mer du
Nord et la Baltique, prolongent jusqu' au nord
du lac Ladoga les influences océaniques,
compensent la faiblesse de l' insolation et la
brièveté des étés par une douceur relative de
température qui restreint les risques de gelées,
et qui surtout engendre une humidité favorable
à l' herbe. Dans la rapide croissance des prés,
le développement des parties tendres des ajoncs
et autres plantes de l' ouest, la vache laitière
de proportions modestes trouve des conditions
aussi propices que le porc dans les pays à
graines, que le mouton dans la zone
mi-pastorale et mi-agricole qui borde les contrées
arides. Cette facilité à trouver sa subsistance
en a fait une propriété accessible aux plus
pauvres, comme la chèvre en d' autres pays. Par
là a commencé de senéraliser en Europe
l' usage alimentaire du lait, auquel les grands
peuples agriculteurs de l' Extrême-Orient sont
obstinément restés réfractaires. Une céréale
longtemps daignée par les peuples du midi,
l' avoine, a auxmes circonstances de climat
sa fortune. Sans avoir une maturité aussi
rapide que l' orge, elle dispose néanmoins
jusque dans l' intérieur de la Scandinavie
d' une durée suffisante entre les gelées de
printemps et d' automne. C' est elle qui, dans
la zone des herbages, devient de plus en plus la
réale favorite ; soit qu' elle fournisse à
l' homme une nourriture combinée avec le laitage,
le porridge cher aux écossais ; soit qu' elle
serve à l' engraissement dutail bovin, hôte
naturel de cette zone de cultures. Enfin, ce
type de genres de vie, déjà constitué dans le
nord-ouest de l' Europe, s' est enrichi d' un
auxiliaire inattendu avec une plante venue du
Pérou, la pomme de terre. Moins bornée dans ses
exigences que l' avoine, ayant aussi des
préférences pour un régime doux et pluvieux,
elle a fourni un appoint de premier ordre aux
besoins nouveaux nés de la civilisation
contemporaine.
Il fallait en effet une rie d' acquisitions
supplémentaires pour assurer l' existence de
populations dont les rangs n' ont cessé de
s' épaissir depuis un siècle et demi environ.
l' insuffisance des chaleurs d' é
s' opposait au rendement des céréales, comme en
Irlande ou dans les grass counties
d' Angleterre,également où les tourbières et
marécages laissés par les anciens glaciers
durent être colonisés comme en Scandinavie
et dans le nord de l' Allemagne, de nouveaux
groupes
p142
d' habitants se sont formés et ont grossi. Nulle
part, en ces deux derniers siècles, l' Europe
n' a vu un plus rapide accroissement de population.
Il a coïncidé, comme effet et cause, avec le
développement de la grande industrie et des
agglomérations urbaines. C' est justement au
seuil de cette zone, entre 50 et 55 degrés de
latitude, que s' échelonnent les principaux
bassins houillers où l' emploi de la force
canique de la vapeur a localisé les
principaux foyers industriels du monde. Une
énorme demande de moyens de nourriture a été le
sultat de cette révolution démographique.
Non seulement les produits du monde entier ont
été attirés vers les ports d' approvisionnement,
mais une impulsion extraordinaire a été donnée
sur place aux cultures que favorisait le climat
et que réclamaient les exigences des habitants.
Par exemple, la pomme de terre servit au
xviiie siècle à la colonisation d' une partie
de la Prusse ; elle rend possible aujourd' hui
l' existence de petits groupes de cultivateurs
au seuil des régions arctiques.
On peut donc suivre de nos jours une évolution
qui se propage dans l' Europe septentrionale,
et de là se communique à d' autres contrées en
vertu de certaines analogies de conditions
générales. Ce fut jadis à la faveur des
changements économiques qui suivirent la conquête
romaine, que le blé, la vigne et d' autres
cultures du sud acquirent une expansion nouvelle
qui les porta jusqu' à leurs extrêmes limites
au nord. Le christianisme, à son tour, contribua
à les reculer ; la vigne gagna encore vers le
nord un terrain qu' elle n' a pu conserver, et ce
n' est qu' à la fin du xiie siècle que la culture
du blé atteignit la Norvège. De même, nous
assistons aujourd' hui à l' extension d' un type de
nourriture qui a des origines lointaines, mais
dont le développement est récent. Dans ce régime,
la pomme de terre, comme les cultures propices
à l' élevage, la viande de boeuf et les produits
de fabrication laitière jouent un rôle capital.
Les statistiques attestent ce mouvement. En
Finlande, tandis que, dans ces dernières années,
une sensible diminution s' est manifestée dans
les vieilles cultures d' orge et de seigle, on
constate l' augmentation notable de la pomme de
terre et de l' avoine. Danemark, Suède
ridionale, Finlande, Néerlande deviennent
producteurs et exportateurs de plus en plus
actifs de beurre et fromage, comme la Sibérie
occidentale, le Canada et peut-être demain le
sud du Chili. Car la consommation de ces produits
s' accroît sans cesse, non seulement dans les
contrées où ils constituent une culture
naturelle, mais partout où va se multipliant
et s' accroissant la vie urbaine ; la production
du lait et leveloppement des villes
apparaissent comme deux faits synchroniques et
connexes. Des causes géographiques et sociales
se combinent ainsi dans un résultat commun.
p143
v. -types asiatiques :
le riz. -l' Asie des moussons, de l' Inde
orientale à la Chine, a aussi créé
ses types d' alimentation. à la faveur des
pluies d' été, de l' impulsion puissante qu' elles
impriment à la végétation, se développe tout un
groupe de plantes nourricières, capables de
parcourir en quelques mois leur cycle et de
parvenir simultanément à maturité. C' est dans
ce groupe que le peuplement humain, si précoce
dans cette partie du globe, a trouvé les
éléments de systèmes réguliers de subsistance.
Il y a parmi elles uneréale particulièrement
désignée par la célérité de sa croissance et par
sa valeur nutritive sans égale sur un espace
restreint : recueilli peut-être à l' état sauvage
dans les cavités lacustres (jhils) que
laissent après elles les crues périodiques des
grands fleuves de l' Inde, le riz est devenu la
plante de culture par excellence. C' est d' elle
que s' est emparée l' industrie humaine, pour
en multiplier à un degré incroyable les variétés,
pour en tirer, par une série d' opérations
clamant un emploi minutieux de main-d' oeuvre,
le bénéfice de plusieurs récoltes annuelles.
L' aménagement des eaux dans les cadres disposés
pour les recevoir, le degré d' immersion de la
plante, la transplantation et le repiquage à la
main de chaque brin, sans parler des
manipulations qui suivent la moisson (égrenage,
décorticage, etc.), exigent des hommes tout le
concours d' attentions, de soins, d' expériences
lentement amassées, de collaboration familiale
ou sociale, dont ils sont capables.
Ce n' est donc pas assez de dire que le riz est
pour des centaines de millions d' hommes la base
de nourriture ; c' est aussi, dans les régions
cette culture s' est implantée comme
prépondérante, un symbole de civilisation.
Le contraste est frappant, sous ce rapport,
entre les peuples hindous, malais et chinois,
chez lesquels s' est implanté le travail
thodique, et les peuples tropicaux mélanésiens
ou papous, auxquels la moelle farineuse du
palmier-sago ou l' arbre à pain fournissent,
à moins de frais, une nourriture élémentaire qui
leur suffit.
type chinois. -quelle que soit la contrée
la culture du riz ait pris naissance, elle
a conquis, dans la direction tracée par les
moussons asiatiques, une zone si étendue que le
tribut qu' elle fournit à l' alimentation s' accroît
d' une grande variété de suppléments suivant
les contrées. Il s' associe dans l' Inde du nord
à diverses espèces de mils aux noms très anciens
(jowari, bajri, ragi) et à certaines
réales ou légumineuses fournies, grâce à la
douceur de l' hiver, par la colte
p144
du printemps qui précède les premières semailles
de riz. Le poisson d' eau douce, dans les deltas,
les basses vallées, les terres successivement
noyées et découvertes, s' ajoute comme moyen de
nourriture, le même compartiment devenant tour
à tour vivier et rizière. Comme ailleurs le
faucon a été utilisé pour la chasse, l' innieux
chinois a su, par des procédés appropriés,
utiliser les services du cormoran pour la
pêche. Le canard, volatile naturel de ces
régions amphibies, lui fournit, avec le porc,
le seul supplément de nourriture carnée qui
s' ajoute à son ordinaire ; car il ignore
l' élevage et il laisse aux montagnards et aux
barbares des steppes la nourriture lactée. La
mer est, pour les populations des provinces
maritimes du sud, Canton et Fo Kien, une
grande pourvoyeuse de ces produits divers qui
sont pour nous la principale originalité de la
cuisine chinoise. Mais le chinois est loin d' être
au même degré que le japonais un ichthyophage.
C' est à son sol fécond et minutieusement amen
qu' il emprunte le principal de sa subsistance.
Aussi excellent maraîcher que médiocre
arboriculteur, il use avec avidité des végétaux,
leris, navets ou échalotes qu' obtient son
travail à la bêche. Mais toutefois, dans ce
climat qui ne tarde pas, en s' avaant au nord,
à avoir ses rigueurs, le besoin d' une nourriture
plus substantielle que le riz se fait sentir ;
le riz, d' ailleurs, cesse au nord du 32 e degré
de latitude, d' être la culture principale. Le
supplément nécessaire est emprunté à diverses
espèces de doliques ou haricots auxquels se
prête merveilleusement le nord de la Chine et
qui, de temps immémorial, sont entrés dans
l' alimentation populaire. Le soja rite,
entre autres plantes déjà signalées aume
titre, la reconnaissance de l' humanité. Sa graine
joint à ses qualités nutritives des propriétés
oléagineuses qui permettent d' en tirer des
préparations analogues à l' huile et au beurre,
et d' en composer un fromage végétal
(teou-fou) qui fournit un aliment transportable
et qui est, parmi ces populations si denses,
une ressource particulièrement appréciée du
bas peuple.
type japonais. -parmi les emprunts que le
Japon a faits à la Chine, le riz et le thé sont
peut-être ceux qui ont le plus pénétré dans les
habitudes, affecté le fond même de la
civilisation. Leur introduction paraît
relativement récente. C' est vers le commencement
de l' ère chrétienne que furent entrepris, sous
l' impulsion d' un empereur novateur, les travaux
d' irrigation et les aménagements nécessaires à la
diffusion de la culture du riz. Quant à la
culture et à l' usage du thé, ils paraissent
contemporains de l' introduction du bouddhisme
entre le ixe et le xiie siècles. C' est comme
signes de civilisation surieure,
p145
et dans le cortège des acquisitions successives
qui en grossirent le patrimoine, que le riz et
le thé vinrent s' adjoindre aux habitudes
traditionnelles. Le climat, du moins jusque vers
la partie septentrionale de la grande île
Hondo, imbibé de pluie, baigné de soleil,
réalisait les conditions idéales, et plus encore
le sointiculeux, la vigilance attentive et
l' amour que le japonais consacre à toutes les
choses du sol. Ce raffinement de civilisation
a donc gagné de proche en proche ; il a é
adopté dans ce monde japonais plus complètement
sans doute que ne le seront jamais les moyens
de nourriture qu' on essaie d' importer
aujourd' hui d' Europe ou d' Amérique. Malgré
tout cependant, il garde le caractère d' une
chose de luxe. Le riz, du moins dans le nord,
est un aliment réservé aux riches ou aux malades.
Le thé, par le cérémonial qui accompagne son
usage, par l' aspect artistique des récipients
qui lui sont consacrés, est un de ces éléments
qui font partie de l' étiquette protocolaire par
laquelle se distingue le japonais de bon ton.
Mais, sous ces produits d' adoption, subsistent
les habitudes d' alimentation populaire, très
anciennement enracinées. Les fots, qui jadis
formaient limites entre les principautés ou
cantons, fournissaient un abondant gibier, et
laissaient entre elles des clairières, des
cultures de mils et de légumes subvenaient à
l' alimentation locale. C' est surtout sur place,
et à part dans chacun des compartiments naturels
qui divisent la contrée, que s' obtenaient les
moyens de nourriture. Toutefois une ressource
générale provenait des rivages poissonneux qui
bordent les mers japonaises. Les espèces
foisonnent au contact des courants qui s' y
rencontrent : harengs par multitudes immenses,
sardines, maquereaux, sans oublier les squales
qui figurent en masses dans l' alimentation
japonaise. Il n' y a pas d' autre exemple d' un
grand peuple tirant de la mer le principal de sa
nourriture. Ses pêcheries sont aujourd' hui
parmi les plus importantes du monde ; on peut
présumer qu' elles furent la raison de la densité
précoce des habitants de cet archipel. On
évaluait récemment à 2. 340. 000 le nombre de
personnes vivant directement ou indirectement
de la pêche côtière. La forme étroite et allone
de cet archipel entrecoupé rend partout aisé
le transport du poisson frais ; c' est ainsi qu' il
n' est point de ville ou village à l' intérieur
ces produits de la mer ne se consomment
quotidiennement, sous toutes les formes, cuits
oume crus, assaisonnés en ce cas et découpés en
tranches ; poissons ou même requins remplissent
le rôle des animaux de boucherie sur nos
marchés !
On peut inculquer à ces peuples nos industries ;
mais persuader chinois et japonais de se nourrir
à l' européenne est peut-être au-dessus des
forces du commerce. Il y a des habitudes réfractaires,
p146
congénitales au climat, enracinées dans les
tempéraments, contre lesquelles le temps ne peut
rien. Tandis que l' exploitation pastorale de nos
Alpes a dévelop dans l' air pur et sain des
hautes régions l' élevage et les habitudes
alimentaires qui enrivent, le chinois,
écarté des montagnes par les miasmes et les
fièvres qu' y engendre le climat des moussons,
s' est acharné à tirer des plaines et des pentes
de collines les éléments de sa nourriture.
Tandis que les étés secs de l' Asie occidentale,
concentrant la saveur du fruit, ont incité les
habitants à perfectionner les cultures d' arbres
fruitiers, cet art délicat est resté étranger
aux peuples d' Extrême-Orient ; et le japonais
lui-même, cet artiste en jardins, ce peintre de
branches fleuries, ne s' y est point essayé.
Au lieu du grain de raisin, graduellement gonflé,
puis lentement élaboré par nos beaux automnes,
c' est la feuille de l' arbre à thé, dont les
générations se succèdant de cueillette en
cueillette à travers la saison des pluies,
fournissent l' arome d' un breuvage devenu, à
l' égal du vin et du café, un de ces stimulants
dont l' homme se fait un besoin et qu' il propage
par le commerce.
vi. -propagation des types de culture :
la civilisation s' est emparée de ces cultures
favorites ; elle en a étendu au delà de toutes
prévisions le domaine primitif. Elle a su tirer
de la plante originelle une foule de variétés
adaptées à divers genres de climats ; de sorte
qu' il est arrivé souvent que son importance est
plus grande dans les contrées où elle a été
acclimatée que dans son pays d' origine. Ce n' est
pas aujourd' hui dans les régions où la culture
du froment a pris naissance qu' elle est la plus
productive ; les moissons des pays
diterranéens ne sont pas à comparer avec celles
que produisent les plaines centrales de
l' Europe. C' est dans les prairies du
centre-ouest des états-Unis, et non plus sur
les plateaux tropicaux que le maïs grossit le
plus largement ses épis. On peut dire de
me que ce n' est pas dans les basses contrées
deltaïques que s' est développé l' art d' aménager
les eaux en vue du maximum de production des
rizières. Il y a en Chine une région restée
à cet égard classique. Au débouché des montagnes
qui encadrent au nord la plaine de Tcheng-Tou
dans la province des Quatre-Rivières
(Szé-Tchouan), subsiste un temple que la
reconnaissance des peuples a élevé à l' ingénieur
qui a su pratiquer et codifier l' art de
maîtriser et manier les puissantes masses d' eau
du min. un système de barrages et d' appareils
démontables, accommodé aux crues périodiques,
adapté aux pentes, assez puissant et assez
souple à la fois pour diviser l' eau en rigoles
p147
et la distribuer en gradins : telle est l' oeuvre
minutieuse qui, probablement accomplie vers le
iiie siècle avant notre ère, transforma de
vastes grèves de sables et de cailloux en une
des plus fertiles et des plus populeuses plaines
du monde. Les rizières de la plaine de
Tcheng-Tou-Fou passent pour produire, à
surface égale, une fois et demie la quantité de
graines obtenue dans les autres provinces.
La culture du thé, elle aussi, est fille du
milieu chinois. Cette plante qui, dans les
hautes vallées de l' Assam d' où elle est
originaire, présente le feuillage luxuriant et
les proportions d' un arbre, n' a acquis qu' en
diminuant la hauteur de son fût, en rétrécissant
la surface de ses feuilles, l' arome délicat
qui rend célèbres jusque dans le nord de la
Chine les jardins de thé du Yunnan. C' est
de là, et sous forme arbustive, que cette
culture s' est propagée à l' est et au nord,
finalement jusqu' au Japon. L' art du cultivateur
a consisté à réaliser, dans un milieu nouveau,
les meilleures conditions de croissance : par le
drainage, les amendements, le sarclage, la taille
pratiquée au moment propice, c' est-à-dire un peu
avant l' arrivée des pluies et l' élan de la sève,
il a su transformer et affiner la sauvagerie
du produit naturel. De même que la vigne, en
passant des forêts de la Colchide aux contrées
ches de la Méditerranée, la plante
sud-tropicale du Manipour n' a pris que dans les
régions tempérées de la Chine les proportions
et les qualités qui la distinguent.
Le rôle de ces plantes d' élection, devenues pour
des millions d' hommes une base de nourriture ou
un besoin physiologique, a maintes fois attiré
l' attention des géographes. Le thé, le café ont
fourni à Karl Ritter le sujet d' importants
chapitres de l' erdkunde. à l' intérêt des
conditions sociales liées à leur culture,
s' ajoute celui du vaste commerce dont elles
font l' objet. Ces plantes ont une histoire qui
se le à celle des hommes. Ce sont des plantes
de civilisation. Dans l' extension qu' elles ont
acquise s' exprime l' influence de l' homme sur
l' économie de la vie terrestre. Chaque espèce
aspire d' elle-même à s' étendre hors de son
centre d' origine ; mais son expansion, quand
elle ne s' appuie que sur ses propres moyens,
rencontre bientôt des limites. Ces limites
reculent au contraire par l' intervention de
l' homme. Sans doute, le thé, la vigne, le maïs,
le blé, etc., restent assujettis à des conditions
immuables dans leur généralité et le plus
souvent incompatibles ; mais, pour leur
culture comme pour la plupart des pnomènes
auxquels prend part l' intelligence de l' homme,
une marge
p148
assez ample se dessine entre une aire minima
et une aire maxima d' expansion. Ce qu' il
y a de ressources et de variétés dans le fond
mystérieux des forces créatrices, se dégage,
se consolide et s' amplifie par les soins
vigilants de l' homme : la nature agit sous sa
conduite. Chose non moins remarquable : l' art
qui a été nécessaire pour adapter la plante
utile à un milieu nouveau, s' emploie aussi à la
perfectionner. Il arrive ainsi que ce n' est pas
toujours dans son lieu d' origine, mais dans
son lieu de transplantation qu' elle obtient
l' optimum voulu et recherché par l' homme.
La plante elle-même s' imprègne du traitement
dont elle est l' objet. L' homme cisèle et pétrit
la matière brute ; il communique à la pierre
et aux taux les formes plastiques qui lui
conviennent ; mais à l' égard des espèces
vivantes, surtout quand il s' agit de ces plantes
annuelles plus sensibles et plus soumises à son
attention vigilante, il fait plus. Chaque
moment de leur évolution lui offre prise.
Pénétrant, pour ainsi dire, dans l' intimi
de leur être, s' identifiant en elles, il
parvient à modifier dans une certaine mesure les
opérations successives de leur cycle
d' existence.
p149
chapitre iv. Les matériaux de construction :
l' homme a fait son nid, dès qu' il a senti la
nécessité de se fixer, avec les matériaux qu' il
avait sous la main. Il a subi l' influence de
ces matériaux. C' est surtout à ce sujet qu' il
est vrai de dire que la matière dicte la forme.
Des raisons de climat et de sol ont déterminé,
suivant les contrées, l' emploi prépondérant du
bois, de la terre ou de la pierre. Mais, à leur
tour, ces matériaux guident la main de l' homme.
Ayant chacun leurs exigences et pour ainsi dire
leur génie, ils impriment aux établissements
humains leurs particularités de formes, de
dimensions, de résistance. D' où résultent des
types généraux qui entrent dans le signalement
caractéristique des contrées.
Le bois, partout où il s' offrait en abondance,
fut et reste le matériel préféré pour les
maisons et les édifices. Ne fournissait-il pas
spontanément les poutres et des éléments
essentiels de charpente ? Leur agencement et
leur superposition étaient indiqués par la
matière même ; ils s' expriment dans les piliers
qui supportent l' édifice, les angles en saillie
qui en dessinent les côtés, les toits qui en
rehaussent et accentuent le sommet, les auvents
ou galeries qui en garnissent les bords.
L' architecture tropicale, si l' on peut donner
ce nom aux constructions rectangulaires qui se
partissent de l' Afrique centrale à la Malaisie,
s' harmonise ainsi avec la végétation et le
paysage. Plus tard un style artistique se
dégagea de ces éléments, grâce à la civilisation
sinojaponaise. L' architecte dans ces gions
est un charpentier, un adaptateur et un sculpteur
de pièces de bois, plutôt qu' un robuste manieur
de blocs de pierres. Le Japon surtout, si
riche en conifères, cèdres-hinoli et
cryptomérias, qui doivent à leur contenu résineux
une consistance incorruptible, partage avec la
Grèce, bien qu' en un genre tout opposé, le
privilège du plus saisissant exemple d' harmonie
entre l' édifice et le milieu qui l' encadre.
Parmi les arbres verts qui l' environnent, le
temple japonais shinto est, dans son antique
simplicité,
p150
une construction en bois de cèdre aussi
harmonique avec ce qui l' entoure que le
promontoire rocheux de Sunium avec les colonnes
qui lui ont valu son nom. La maison japonaise
ordinaire ressemble à une cage de bois
légèrement posée sur le sol ; la sobriété du
mobilierpond à celle de l' édifice.
i. -la terre dans la zone aride :
mais le climat de la grande zone sèche qui se
prolonge en diagonale du Soudan à l' Inde n' est
pas propice au bois. Il envie à l' homme le plus
familier des matériaux dont il ait générali
l' emploi. L' abâtardissement graduel de la
gétation arborescente ne tarde pas, dès qu' on
s' éloigne d' une douzaine de degrés de l' équateur,
à se rendre sensible. La paillote cylindrique
foisonne, règne bientôt sans partage. La
gétation buissonneuse, précieuse il est vrai
pour la défense, fournit aux pasteurs ou chasseurs
d' esclaves les branchages épineux et les
inextricables fourrés dont se rissent les
enceintes circulaires des zéribas, comme
aujourd' hui les haies de cactus de notre
Algérie. Mais elles se prêtent mal à la
construction. L' arbre n' y est plus représen
que par des sujets rabougris et rachitiques,
capables tout au plus de mettre au service du
constructeur des perches plus ou moins tordues,
parfaitement impuissantes à supporter le poids
d' un grand édifice.
à défaut du bois, un autre genre de matériaux
s' offre à souhait dans la zone che. La terre
argileuse, pétrissable, susceptible d' absorber
dans sa pâte des ingrédients qui la consolident,
chée au soleil ou cuite au feu, est la matière
de maniement facile qui se prête à de multiples
usages. Sous les doigts du potier, elle a
commenpar reproduire certaines formes de
cipients végétaux, couffins, calebasses,
que la nature cessait de fournir. On peut
remarquer que la poterie, devenue un art
quasi-universel en Guyane comme au Pérou, en
Chine comme en Grèce, n' a été négligée que
dans quelques îles d' Océanie où la végétation
elle-même se chargeait d' y pourvoir. Dans la
construction, le règne de la terre s' est
généralisé sous forme de brique : unie au
fer, celle-ci tend aujourd' hui à supplanter toute
autre matière ; elle répond au besoin tout
moderne d' improviser, de faire vite, qu' il
s' agisse de simili-palais ou d' usines. Mais si
l' on remonte aux origines, on doit reconnaître
que ce n' est pas dans les contrées elle sévit
aujourd' hui, qu' est née l' architecture de briques ;
mais dans les régions sèches de l' ancien monde.
Les grands palais chaldéens et assyriens, et
me ceux qui leur ont succédé dans l' Asie
occidentale et l' Iran
p151
jusqu' à l' époque d' Alexandre, étaient des
constructions presque entièrement composées
d' argile. C' est dans les régions de sécheresse
permettant l' emploi de briques crues qu' elle
a maintenu sa prépondérance. Elle règne encore
sous cette forme primitive et presque dépourvue
d' apprêts depuis le Maroc jusqu' à la Perse,
en dépit des pluies d' hiver qui parfois risquent
de liquéfier ces murs de terre. Au mobilier de ces
maisons, la terre ne fournit pas seulement les
vases à contenir et à rafraîchir les liquides,
mais des objets pour lesquels son emploi semble
paradoxal : il y a dans l' Iran comme en Nubie
des meubles en argile, des coffres en terreche.
L' homme de ces contrées est terrien au sens
le plus absolu du mot : terrien par l' habitat,
soit qu' il édifie sur le sol, soit qu' il s' y
niche.
C' est en Afrique qu' on peut le mieux suivre,
avec l' appauvrissement graduel de la végétation,
l' emploi de plus en plus exclusif de la terre
pour les constructions. Chez les chillouks
du Haut-Nil le toit seul et l' enceinte sont en
paille, la case cylindrique est en terre. On
signale déjà dans l' arrière-pays du Togo,
d' amples ouvrages de fortifications, dont les
tours en terre battue, reliées par des courtines
de même matière, n' ont que leur toit conique
fait de feuilles ou de paille. Plus loin, vers
14 degrés de latitude, la ville soudanaise de
Zinder a une enceinte en terre, enfermant dans
ses rues tortueuses des maisons en touba,
ou briques séchées au soleil. Enfin dans le
Soudan saharien, l' emploi de la terre et du
pisé l' emporte décidément : remparts, maisons,
greniers, tatas, ou forteresses en sont
construits ; de sorte que la généralisation de ce
mode de bâtir marche de pair avec la sécheresse.
C' est lui qui est presque exclusivement employé
dans les oasis sahariennes. Dans le Maroc
ridional, la matière de construction est la
tabia, variante de la même matière,
c' est-à-dire une terre grasse foulée et
langée avec de la paille hachée et de petites
pierres. La substitution de la terrasse ou de la
coupole surbaissée au toit et l' emploi exclusif
de la terre sont deux faits caractéristiques
qui se tiennent. Avec le toit sur lequel glisse
la pluie, disparaît l' échafaudage de matière
gétale qui lui servait de support.
Nulle matière ne se prête plus aisément à fournir
à l' homme des moyens élémentaires d' établissement,
nulle n' a été plus tôt utilisée dans les
contrées où le climat se prêtait à son emploi.
On n' avait, suivant les cas, qu' à creuser pour
obtenir des parois toutes faites, ou à se baisser
pour en recueillir les éléments. Les sables durcis
et cimentés par les infiltrations, le sol
alluvial et compact de l' égypte et de la
sopotamie, les terres argileuses des plateaux
arniens, de l' Iran, et même dans l' Europe
et l' Asie centrale jusqu' au nord de
p152
la Chine, les vastes nappes de ces sols steppiens,
imprégnés de concrétions calcaires connues sous
le nom de loess, ont été ainsi, sous une
forme ou une autre, utilisés par les établissements
humains.
En Espagne, l' habitat dans la terre est pratiqué
à Guadix, province de Grenade. Chez les
matmata du sud tunisien, l' habitat se compose
d' une cour rectangulaire taillée dans le sable
et flanquée deduits. Ailleurs, c' est dans
les parois à pic qu' est pratiquée l' excavation.
Tout le monde connaît, depuis Richthofen, ces
villages nichés comme des alvéoles sur les parois
perpendiculaires de loess dans les provinces
du nord de la Chine. Tout un réseau de sentiers
taillés dans la terre relient ces habitations.
D' autres fois, le village se tapit assez
profonment pour qu' on ne le devine qu' à la
cime des arbres qui le signalent.
Si au contraire la construction se dresse sur le
sol, elle s' improvise à peu de frais ; et il est
facile d' en élever une autre, s' il y a lieu, à la
place de la précédente. Il serait vain d' essayer
de tirer parti des mottes de boue qui ont
servi et ne se prêtent plus à aucun usage. La
maison est donc abandonnée aussi facilement
qu' elle est construite ; elle n' a guère plus
de permanence que la tente du pasteur. Mais elle
persiste à peu près à la même place ; car elle
est retenue par les occupations agricoles. Tous
les recensements faits en ces dernières années
en égypte, s' accordent pour accuser, en même
temps qu' un fourmillement de cases éparses, la
multitude extraordinaire des cases abandonnées.
Elles subsistent,laissées, sans qu' on ait pris
la peine d' en utiliser les matériaux, jusqu' à ce
que le tassement des débris les ait rendues
informes et méconnaissables. Cette facilité de
remplacement est un fait de climat qui n' a pas été
sans influence sociale aux premiers temps de
l' occupation humaine en ces contrées alluviales.
Le sol y fournissait alors un moyen aussi facile
qu' économique de multiplier ces demeures sur
place, de s' y ménager des séjours temporaires
suivant les saisons et les crues du fleuve, de
substituer une installation saine à la place
contaminée par un trop long séjour : autant de
raisons qui ont dû contribuer à favoriser en ces
lieux la formation de groupes si denses.
N' oublions pas que l' implantation durable d' une
forte densité de population est une oeuvre de
longue haleine, qui suppose le concours de bien
des causes diverses. Une de ces causes a été,
sans nul doute, l' emploinéral d' un matériel
que le soleil se charge de cuire et que la
cheresse du climat permet d' utiliser presque
sans apprêt.
La terre, la brique crue ont été des matériaux
économiques que l' homme a largement utilisés,
me hors des climats qui en favorisent l' emploi.
En Moravie et en Alsace même, aux temps
préhistoriques,
p153
comme de nos jours en Bulgarie danubienne ou en
Dobroudja, le loess a servi d' habitat. On est
moins surpris de constater l' emploi combiné
du pisé et du roseau dans les palissades
construites par les chinois en Asie centrale.
Mais il manque à ce mode de construction ce qui
donne essentiellement aux établissements humains
leur signification géographique : la durée.
Des villages et même des villes, dans les
contrées sèches de Chale, de Susiane, du
Seïstan et de l' Asie centrale, ont emprunté
exclusivement à l' argile et aux briques crues
leurs matériaux : des amoncellements informes
avec des débris de poteries en sont les seuls
indices. Le nom arabe de tell, si répandu
en Babylonie, signale dans ces plaines alluviales
des monticules qui ne sont autre chose que des
restes d' établissements humains. Les
éboulements de ces murs, qui s' effritent faute
de pierres en garantissant les saillies,
forment l' obstacle contre lequel les innombrables
particules sableuses qu' entraînent les vents
arides seposent. Elles s' amoncellent bientôt
en telles quantités que le tout finit par se
confondre en une masse qui prend naturellement
la forme d' une accumulation de matières meubles.
L' oeuvre de l' homme a cédé ; la nature a repris
possession du sol. Des cadavres anonymes de villes
dormaient ainsi sous un linceul de poussière,
quandnophon parcourait avec les dix-mille les
plaines de Mésopotamie.
Notons en passant que cet état de dégradation n' est
pas lui-même une preuve certaine d' ancienne
reculée ; car les agents physiques conspirent
sous ce climat avec l' inconsistance des matériaux
pour anéantir promptement toute forme vive et
accentuée. Il ne faut pas non plus se laisser
illusionner par le nombre de ces témoins qui
peuplent aujourd' hui, dans les plaines de Chale
ou du Séïstan par exemple, les espaces presque
duits à l' état de solitude. Sans nier les effets
d' une décadence qu' expliquent suffisamment les
causes historiques, les établissements ont pu,
suivant les hasards de guerres ou d' obstructions
de canaux, dépérir et se reformer en successions
si rapides que les calculs de populations qu' on
fonderait sur leur existence simultanée seraient
très probablement entachés d' erreurs.
Quand ce n' est pas par émiettement, c' est par
éboulement que périssent les édifices de terre.
L' eau est leur principal artisan de destruction.
Les murs des villages persans tombent en
liqfaction sous les pluies d' hiver. Trop
rapprochés des fleuves à inondation, Garonne,
Loire, Rhône, Rhin, les murs en pisé et
cailloux s' écroulent : la pierre seule a permis
le contact des fleuves. Plus incorruptible que le
bois et moins exposée aux incendies, plus apte
que la brique à fixer les formes et à fournir
des supports, la pierre garantit toute la durée
compatible
p154
avec les oeuvres de l' homme. Si l' on compare les
pays de la pierre, soit autour de la Méditerranée,
soit sur les plateaux d' Amérique, soit dans
l' Inde du nord, à ceux la terre et la brique
ont régné en maîtresses, on est frappé d' un
singulier contraste : les pyramides de la
quatrième dynastie se dressent presque aussi
intactes que lorsque les blocs en furent extraits
des carrières du Mokattan ; on cherche en
vain en Chaldée les traces de nombreuses villes
mentionnées par les textes ; on a de la peine
à situer en Mongolie la place de Karakoroum.
De rares témoins des pistes qui y sillonnaient
l' Asie centrale subsistent sous forme de
tours de pierre dont parlait Ptolémée ;
et c' est tout au plus si quelques palissades de
roseaux et de boue révèlent çà et là à
l' archéologue et auographe les vestiges de ces
voies commerciales ou militaires qu' avait
ussi à établir d' un bout à l' autre du continent
la domination chinoise. Voyez au contraire le
seau des voies romaines presque entier sur le
sol où il s' est incrusté. Ne serait-il pas
impossible de se faire une idée exacte des
vieilles civilisations américaines si l' on
n' avait que le témoignage des mounds ou
tumuli en terre qui sont disminés dans la
vallée du Mississipi ? Une mesure de ces
civilisations nous est fournie au contraire
par les vastes constructions pyramidales et les
édifices à gradins qui frappèrent d' étonnement
les espagnols chez les mayas du Yucatan
(Palenqui) ou chez les quitchuas du rou
(Tyahuanaco près du lac Titicaca), ou encore
par les vestiges de la route pavée qui, à la
façon des voies romaines, reliait Cuzco à Quito
sur les plateaux du Pérou. La psence et
l' usage de la pierre calcaire ou volcanique
ont permis à ces peuples, mayas, aymaras,
quitchuas, etc., d' imprimer sur le sol une trace
indélébile qui a empêc leur nom de périr.
ii. -la pierre dans la régionditerraenne :
l' éclat de certains matériaux minéraux a fasciné
le regard et tenté le travail de l' homme. Il
s' est attaqué aux matières les plus dures,
fût-ce même avec les instruments les plus
imparfaits, pour peu que leur poli et leur brillant
eussent le don de séduire ses yeux. Le silex
n' a pas été seulement pour les hommes des
anciens âges une arme taillée pour les besoins
de la cause, mais une matière, dont l' industrie
paléolithique, en Suède par exemple, a su tirer
des formes ciselées de haches et de poignards,
qui passent pour des merveilles d' exécution.
Le jade dans le Turkestan oriental, l' agathe,
le jaspe, la serpentine et le cristal de roche
au Japon et en Chine, le diamant dans l' Inde,
l' obsidienne au Mexique et au Pérou, ont été
patiemment travaillés
p155
et sculptés avec amour. Les trésors portatifs
des anciens japonais (magatama) étaient de
ritables écrins de ces pierres taillées. Le
granit et le porphyre des sarcophages pharaoniques
gardent, après quatre mille ans, leurs
moulures intactes et un poli qui est une caresse
pour l' oeil. Le basalte a fourni au plus vieil
art chaldéen, ainsi qu' à celui de l' égypte, une
indestructible matière de statues. Les oeuvres
d' art ont été des manifestations de luxe, et des
voies de commerce ont été tracées pour s' en
procurer la matière. Par là peut-être l' homme
a été conduit à la recherche des métaux : l' or
en pépites étincelantes ne fut-il pas le premier
tal exploité ?
Mais, pour le géographe, la signification de la
pierre consiste surtout dans l' emploi qu' en font
les constructions humaines. Le granit qui
s' écaille sous le pic ou le marteau, le schiste
qui se découpe en dalles trouvent leur emploi,
mais la pierre de construction par excellence
est celle qui se laisse tailler par le ciseau,
découper en pans réguliers, appareiller, et qui
se prête ainsi aux diverses combinaisons de
formes qu' imagine et crée l' art de l' architecte.
Les calcaires et, à un moindre titre, les grès,
ont pu ainsi fournir des thèmes variés de
développements artistiques. Un rapport s' établit
entre la roche et les monuments. Les calcaires
du Yucatan sont inséparables des constructions
mayas, deme que les grès qui bordent au sud
la vallée du Gange évoquent l' image des villes
monumentales qui se succèdent de Delhi à
nas ; comme les grès vosgiens celle des
cathédrales et des châteaux de la vallée rhénane.
C' est dans les grès que sont entaillées les
nombreuses gravures rupestres du Sahara algérien,
se montrent les anciennes aptitudes
artistiques de la race berbère ; le grès a conservé
aux édifices de Pétra l' étonnante intégrité de
leurs moulures et de leurs ornements. Les
villages fortifiés des pueblos, dans le
Colorado et le Nouveau-Mexique, sont
généralement construits en grès extraits du lieu
me. Si imdiat est ce rapport entre la roche
et l' édifice que plus d' une fois, de me qu' aux
Baux En Provence, rocs et maisons se confondent
dans une blancheur aveuglante.
Nulle part l' architecture de la pierre n' a disposé
d' un plus beau domaine et n' en a mieux tiré
parti qu' autour de la Méditerranée. Tandis
qu' au nord, les chaînes de plissements
tauro-dinariques courent en bordure du bassin
oriental, les plateaux de Palestine et d' Arabie
pétrée, de Lybie et de Cyrénaïque lui font face
au sud. à l' Apennin succèdent bientôt les
chaînes et plateaux de Provence, tandis que les
montagnes des Baléares se continuent au sud
de l' Espagne jusqu' à l' Atlas. Ainsi
l' encadrement est presque complet. Partout, si ce
n' est lorsque les alluvions deltaïques ont
amassé des couches puissantes
p156
d' humus, la roche affleure, à peine saupoudrée de
terre rouge ; la pierre blanche, sans cesse
renaissante et renouvelée par la base, couvre de
ses éclats la surface. Elle a l' air de croître
à la façon de l' herbe. Cette roche,
généralement aisée à travailler dans les
carrières ou latomies, a la propriété de
durcir ensuite à l' air libre, de conserver
indéfiniment sous le ciseau de l' ouvrier, dans
les moulures des angles ou la cannelure des
colonnes, toute la vivacité de ses arêtes. Lorsque
au voisinage des massifs archéens, en Attique
et dans les Cyclades, à Carrare et dans les
Pyrénées, letamorphisme a agi sur la roche,
elle acquiert une texture cristalline et
marmoréenne. Le calcaire d' ailleurs se prête à la
fabrication du ciment ; si bien que plus d' un
précieux débris d' édifice antique a troudans
le four à chaux l' humble consommation de sa
destinée. L' éclat du soleil et la patine du
temps revêt ces marbres grecs ou italiens ou
les travertins d' eau douce de la Campagne
romaine d' une chaude coloration, qui ajoute ainsi
l' effet du climat à celui du sol.
Il faut aussi faire la part d' autres matériaux
rocheux qu' a largement mis à contribution le
travail de l' homme ; et notamment de ceux qu' a
fournis, sous forme de laves, de dalles, de
péperin, le volcanisme actif de la Méditerranée.
Ce qui toutefois domine et a imprimé sa
physionomie indélébile au paysage méditerranéen,
c' est la pierre calcaire, que bien rarement
la végétation couvre d' un tapis assez épais pour
l' empêcher de paraître à nu.
Il ne manque pas autour de la diterranée de
bois durs et résistants, capables de fournir
de bons matériaux de construction. Dans les
édifices égyptiens, comme dans les burgs
d' époque mycénienne ou dans les plus anciens
temples grecs, le bois est employé comme soutien
pour maintenir les murs. Que même la construction
exclusive en bois ait été jadis pratiquée pour
certains édifices, c' est ce que semblent bien
indiquer certains monuments sépulcraux de l' Asie
Mineure ; le classique temple grec à colonnes
et à frontons n' est pas sans en offrir des
miniscences. Mais la pierre a supplanté le
bois.
L' emploi de cette pierre a pris, autour de la
diterranée, tant de formes familières, elle
pond à de si multiples besoins de défense,
d' abri, de conservation, qu' elle s' associe
minutieusement aux occupations et aux habitudes.
Elle fournit les matériaux des murs en gradins
qui retiennent et amassent la terre sur les pentes ;
et ainsi s' est généralisé, en me temps que les
plantations d' arbres fruitiers, l' usage des
cultures en terrasses qui sculptent, pour ainsi
dire, jusqu' à 500 ou 600 mètres les flancs des
montagnes. Assembler les blocs, en superposer
les assises, en ajuster les angles rentrants
et saillants de façon à former des murs épais
et résistants, est un art essentiellement
diterranéen,
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dont on peut observer encore à Tyrinthe et à
Norba les vénérables origines. L' appareillage
de la pierre y va de pair avec les cultures
étagées d' arbres fruitiers et de jardinage. Aux
clôtures épineuses des régions subtropicales se
substituent au Maroc des enceintes de pierre
(decherras), englobant les silos à bord
cylindrique et à panses élargies, qui sont
entaillés à même dans le sous-sol. Réservoirs
à grains ou citernes cimentées sont des
aménagements pratiqués aussi bien en Syrie et en
Palestine que dans l' Afrique du nord, et dans
les temps bibliques comme de nos jours. La roche,
soit par les cavités pratiquées dansses flancs,
soit par les matériaux extraits de ses carrières,
oume épars à la surface du sol, s' est prêtée
aussi familièrement aux usages de la vie
domestique, s' y est assouplie de mille manières,
comme c' est le cas pour le bois et les matières
gétales dans les régions forestières voisines
de l' équateur ou du cercle polaire.
On est amené par là à considérer lagion
diterranéenne comme la patrie de l' art de la
pierre d' où, après avoir enfanté sur place des
types variés, il a rayonné en dehors. L' acropole
hellénique, l' oppidum italiote, le bordj
arabe, la casbah berbère ont un air de
famille ; elles procèdent des mêmes matériaux,
affectent sur les cimes rocheuses les mêmes
positions dominantes. On voit sur les côtes de
Ligurie ou de Provence leurs murs croulants
posés en nids d' aigles pour surveiller au loin
l' horizon. Les constructions de type mynien,
qui faisaient l' effet d' antiquités aux grecs
des temps classiques, ne sont pas sans analogie
avec ces enceintes fortifiées d' autrefois que
l' on désigne du nom de nouraghes en Sardaigne
ridionale, de talayots dans les Baléares ;
elles répondaient sans doute aux mêmes besoins
de défense. Toute la vie antique de la
diterranée a trouvé son expression dans
la pierre. La vieille Apulie, comme le pays de
Chanaan, en portent encore l' empreinte. Des
constructions cylindriques, s' amincissant vers
le haut en une série superposée de gradins,
désignées sous le nom de trulli, parsèment
les murgie de la terre de Bari et d' Otrante.
Elles se reproduisent sous forme plus élémentaire
et plus primitive dans les constructions de hasard
élevées sur les flancs de l' Apennin central,
sur le Karst dalmate et jusque sur les côtes du
sud de la France. Parmi tous ces pays,
l' Italie est à jamais marquée de l' effigie de la
grandeur romaine. Dans un ordre plus humble, ne
reste-t-elle pas le foyer d' émission d' où les
tiers de la pierre et du marbre se répandirent
dans toute l' Europe ?
Nous n' avons pas ici à analyser les formes riches
et diverses qu' a su, de ces linéaments primitifs,
dégager l' art de l' architecte : de ces matériaux
assemblés, il a édifié pyramides et pylones,
colonnes et portiques,
p158
cintres et coupoles, toute cette floraison
merveilleuse qu' ont exprimée tour à tour l' art
égyptien, l' art hellénique, celui de Rome et de
Byzance. Ce n' est pas une leçon d' art que nous
cherchons dans les monuments ou les ruines qu' il
a laissés sur le sol, mais un exemple de ce que
peut la durée sur les établissements humains, et
par eux sur l' histoire.
Thucydide, dans un passage souvent cité, remarque
que si Athènes et Sparte tombaient en ruines,
celui qui ignorerait leur histoire serait tenté,
à la vue des monuments couvrant le sol, de
s' exagérer l' importance de l' une et de rabattre
celle de l' autre. Ce qu' il dit d' Atnes serait
encore plus vrai de Syracuse, construite sur
des rochers calcaires, percés par les célèbres
latomies, qui lui prêtent une grandeur
presque sans exemple. Sur ces mamelons rocheux
qui se succèdent de l' achradina aux
epipolae, à la petite île qui fut le berceau
de la cité, le regard embrasse un développement
successif dont les étapes sont à jamais gravées
dans la pierre. Ce genre de passé ne se laisse pas
abolir.
L' abondance et la beauté des matériaux ont
favorisé sur ces terres classiques une éclosion
de monuments telle que, même à l' état de ruines,
elles représentent un des enchaînements les plus
continus que permette la brièveté de l' histoire
humaine. La colline desbuséens devenue
Jérusalem, l' acropole de Cécrops devenue
Athènes, la roma quadrata du Palatin, sont
les noyaux de développements qui, à travers bien
des vicissitudes, ont persisté aux lieux mêmes.
Le cycle par lequel, sur un emplacement donné,
la primitive enceinte murée, le vieil oppidum
ont été transformés en une ville qui, elle-même,
a pu s' épanouir en un foyer de civilisation,
en une oeuvre d' art, avec ses temples, ses
portiques, ses théâtres taillés dans le roc,
est la leçon qui sort du sol même. Tout cela
prend la forme et l' indestructibilité de la
pierre. L' avantage d' hygiène et de beauté que,
dans nos climats de l' Europe centrale ou des
états-Unis, la ville moderne cherche à se
nager par des parcs intercalés entre les
bâtisses, des morceaux de forêts enchâssés
parmi ses rues, la cité de pierre et de marbre
des bords de la Méditerranée le demande à
l' ombre fraîche de ses portiques, aux dalles de
marbre de ses édifices ouverts à l' air libre.
Elle aime, comme ses ritières d' aujourd' hui,
les sites dominants que vient rafraîchir à
certaines heures la brise de la mer voisine, les
hauteurs que n' atteignent pas les miasmes, les
cimes battues par les vents salés.
Lorsque la vie puissante qui a palpité entre ces
édifices de pierre vient à diminuer ou à
s' éteindre, les ruines permettent encore d' en
saisir l' ensemble. Le mot par lequel les anciens
auteurs croyaient
p159
exprimer le comble de l' anéantissement : etiam
periere ruinae, n' a pas de sens ici. La
force vivace de cette civilisationditerranéenne
tient en partie à cette continuité qui en
matérialise l' histoire, qui en perpétue les
traditions par le commentaire perpétuel des
monuments et des ruines. La plupart des villes
diterranéennes qu' a connues l' antiquité se sont
enracinées au point de continuer leur existence :
les unes sans interruption comme Marseille,
d' autres avec des éclipses. Du moins, quand
leurs destinées historiques ont été remplies,
une sorte de vie latente a survécu sur place à
la vie épanouie. L' attachement au site persiste
grâce aux matériaux assembs, et à leurs dépens.
Salone détruite revit dans Spalato. Des
villages se nichent dans les ruines d' Antioche
ou d' éphèse. Les catastrophes historiques qui
ruinent les villes ne réussissent pas à extirper
des lieux où elles avaient pris racine les germes
d' établissements humains. Ceux-ci persistent sous
des formes plus modestes, à taille réduite,
comme il arrive aux arbrisseaux du sous-bois
de succéder à la fot détruite.
Cette association de l' idée de durée avec la
construction de pierre est profonment ancrée
dans l' esprit humain. On voit en Asie Mineure
dans les contrées calcaires de Carie et de
Lycie beaucoup de monuments funéraires d' époque
hellénique, sur lesquels on lit ces mots :
(...). L' expression de " maison éternelle "
appliquée à la tombe se justifie par la durée
qu' elle emprunte au roc dans lequel elle est
taillée, ou à la pierre avec laquelle elle est
construite. Dans les monumentspulcraux
d' égypte ou de Mauritanie, l' orgueilleuse
revendication d' éternité cherche à s' affirmer
par la mise en oeuvre colossale de blocs dont
l' accumulation défie le temps. Dès que l' homme
a prétendu communiquer à son existence ou à sa
moire un surcroît de durée, étendre sa
personnalité au delà des bornes que sa courte
vie lui refuse, c' est à la pierre qu' il a eu
recours.
iii. -le bois et la pierre dans l' Europe
centrale et occidentale :
c' est de l' archéologie que de parler, d' après
Strabon, des maisons cylindriques que les
gaulois construisaient en poutres et en claies
d' osier et qu' ils recouvraient d' un toit de chaume.
me établis au sud des Alpes ils y avaient
transporté les habitudes contractées dans les
régions forestières de l' Europe centrale.
Le bois remplaçait pour bien des choses la poterie
et la ramique méditerranéennes ; les gaulois
cisalpins opposèrent leurs futailles en chêne
" hautes comme des maisons " aux jares et amphores
de leurs
p160
voisins d' Italie ; de même qu' aujourd' hui les
bahuts et les armoires de chêne de nos campagnards
excitent la surprise de maints étrangers.
Le règne du bois comme matériel de construction a
été plus général et a persisté plus longtemps
dans l' Europe centrale que dans la région
diterranéenne. Les maisons gauloises quepeint
Strabon ressemblent aux huttes cylindriques que
figurent, sous la torche des légionnaires, les
reliefs de la colonne Trajane. Les daces ne
connaissaient pas d' autres masures. Quant aux
germains, dit Tacite, ignorant le ciment et la
brique, ils usent d' assemblages informes de
matières, " materia ad omnia utuntur informi " .
Il n' est pas interdit de deviner, sous le vague
de ces expressions, l' enfance d' un art de
construction qui était destià prendre de plus
en plus d' importance. Ces grossiers bâtisseurs
avaient recours à cet assemblage de torchis et de
bois, qui s' est perpétué en se perfectionnant et
se diversifiant, notamment dans une grande partie
de la France du nord et de l' Allemagne.
Le bois usité comme charpente, avant de l' être
comme ornement, servit à maintenir, contre les
intempéries de climats moins tolérants que ceux
des régions sèches, les fragiles parois de loess
ou de limon que fournissait le sol. Une combinaison
originale est née de l' union de ces deux matières
différentes, l' une douée de résistance au feu,
l' autre servant à garantir contre les pluies
la solidité de l' ensemble. L' élégante et riche
Normandie, la Picardie voisine, ont tiré de bons
effets de ces combinaisons : sur un soubassement
emprunté aux silex de la craie, les poutres
entrecroisées tracent sur l' assise en pisé des
dessins géométriques. Ce type de construction,
tel que les allemands le désignent sous le nom de
fachwerk, a engendré ailleurs de nombreuses
variantes qu' on peut suivre à travers les
maisons rurales ou villageoises d' Alsace, de
Souabe et de Franconie. Toute une Europe plus
forestière jadis qu' aujourd' hui revit et se
dépeint dans ce développement pittoresque d' un
art de construction dont les informes débuts ne
pouvaient qu' exciter le dédain des méditerranéens,
habituéss lors aux édifices de pierre et de
marbre.
Parmi les applications multiples auxquelles les
essences variées de nos arbres à feuilles caduques
ont donné lieu, -mobilier, ustensiles agricoles,
charronnerie, vannerie, etc., -il faut donc
compter au premier rang leurle comme pièces
de charpentes dans les constructions. Ce n' est
pas seulement la maison de paysan qu' a consolidée
une armature de chêne ; lorsque l' art de nos
contrées, dans la France du nord, se haussa
jusqu' à ces édifices de pierre dépassant par leurs
dimensions le temple grec et la basilique romaine,
d' immenses charpentes de chêne ou de châtaignier
fournirent une partie de l' ossature
p161
intérieure des cathédrales ou des halles qui se
dressèrent de Chartres à Ypres. Des forêts
aussi bien que des carrières de pierres ont pas
dans ces constructions.
Ce serait forcer larité que de chercher dans
la physionomie actuelle de l' Europe, des
classements régionaux fondés sur les matériaux de
construction. On peut opposer à la rigueur,
comme le fait Solovief, en se bornant aux traits
généraux si distincts encore en Russie, une
Europe du bois qui est celle du nord à une
Europe de la pierre qui serait celle de l' ouest
et du sud.
Dans cette Europe de l' ouest, les diversités du
sol ont, dès l' origine, introduit dans les
matériaux et par suite dans les modes de
construction, des diversités que le temps n' a
fait qu' accroître. Les mouvements de peuples sont
intervenus pour transplanter d' autres habitudes ;
car l' homme se transporte volontiers avec sa
coquille ; il cherche partout à accommoder sa
demeure suivant ses occupations et ses propres
goûts. L' anglo-saxon, comme l' espagnol, ont
transporté en Amérique chacun ses modes favoris
de construction et ses dispositions familières
d' habitat. On distingue parfois côte à côte des
diversités voulues. C' est ainsi que, dans
l' Europe centrale, on a pu, avec un peu
d' arbitraire, classer les types de construction
rurale d' après les tribus d' occupants germaniques,
qui s' y taillèrent, entre les slaves et les
peuples de civilisation romane, leur domaine
propre.
On s' exposerait à de fréquentes erreurs en faisant
de la nature du sol la règle exclusive des types
de construction. Cela même est moins vrai que
jamais aujourd' hui, par suite des facilités de
transports et de fabrication industrielle. Si de
toutes parts, dans les campagnes comme dans les
villes, la brique et le fer, fabriqués en masse
et à bon compte, tendent à remplacer tous les
autres matériaux, c' est le règne universel des
grandes puissances de l' heure, la houille et la
tallurgie, qui se trahit par ces signes. La
part qui reste néanmoins aux diversités et
individualités régionales ne sera jamais
entièrement abolie. Il y a, même dans cette
Europe si transformée, des domaines où prévalent,
en vertu des lois du sol, l' usage de la terre,
ou celui de la pierre, ou celui du bois, sortes
de provinces naturelles qui maintiennent à peu
près leurs limites.
Le chalet est un type étroitement uni aux Alpes.
Combinée avec les larges dalles de schiste qui
lui servent de soubassement, empruntant au bois
les poutres de sa charpente, les lamelles
imbriquées de son toit, cette construction
caractéristique règne depuis la Savoie jusqu' à
l' Autriche. Sous d' autres formes, la maison de
bois prévaut en Bosnie et en Serbie même
jusqu' aux environs du mont Kopaonik. Lagion
p162
des grands bois de chênes qui borde au sud le cours
de la Save, est restée en majeure partie fidèle
aux matériaux offerts par le sol. L' élevage et
les pratiques de constructions s' unissent, pour
ainsi dire, dans unme commentaire
géographique.
Les contrastes sont visibles et persistent plus
qu' on n' est porté à le croire entre les régions
la pierre abonde et celles où elle manque.
Le temps est passé, il est vrai, où, dans les
sables et tourbières de la plaine germanique,
des chaussées de bois, pontes longi,
tenaient lieu de routes. Mais ces matériaux de
fortune, pisé ou terre mélangée de paille hachée,
terre et cailloux roulés en couches alternantes,
limon avec soubassement de silex, loess et
entrecroisements de poutres, représentent des
combinaisons variées pour suppléer à la pierre de
taille. Ainsi, la Beauce, terre de limon,
s' obstine à conserver ses maisons en pisé à toit
de chaume. En Champagne, le temps n' est pas
loin où les masures en pisé, assujetties tant bien
que mal par des solives de bois, disparaissant
presque sous la couverture de chaume,gnaient
là où luisent aujourd' hui les maisons de briques
aux toits de tuiles.
L' architecture a consacré ces différences. De
grands monuments sur lesquels plane un souffle
d' art singularisent aujourd' hui les contrées
du limon et de la brique. Le pays toulousain
s' oppose au pays bordelais, de même qu' aux
marbres de l' Ardenne, aux pierres de
l' île-De-France et de la Normandie, s' oppose
l' argile de Londres et des Flandres. De beaux
édifices de briques se dressent à Albi et
Toulouse. L' architecte s' est efforcé en ces
lieux de réaliser l' aspect monumental, et, par le
seul moyen des ressources qui s' offraient sur place,
d' élever en quelque sorte la brique à la dignité
de la pierre. Mais celle-ci a l' avantage de la
plasticité et de la vie. La beauté de la matière
s' unit à la perfection de l' art dans ces
édifices dont Caen s' enorgueillit et qui
semblent sortis d' un seul jet de ces carrières
normandes dont les blocs servirent à bâtir les
cathédrales d' outre-mer.
Naturellement, c' est moins dans les édifices d' art,
capables d' attirer de loin les matériaux de
provenances diverses, que dans les bâtisses
ordinaires que se grave l' empreinte du milieu.
La France doit passer, parmi les contrées de
l' Europe transalpine, pour la plus favorisée
sous le rapport des matériaux de constructions.
La remarquable extension des roches calcaires
d' âge crétacé ou jurassique imprime aux
constructions qu' elles ont attirées sur leurs
emplacements des marques très caractéristiques.
Les cavités creusées de main d' homme qui
entaillent les escarpements de craie tuffeau
le long des vallées tourangelles de la Loire,
de l' Indre et du Cher, désignent, quand
p163
elles ne subsistent pas elles-mêmes comme habitat,
le noyau primitif d' se sont détaces les
blanches maisons qui s' alignent le long de
leurs parois. Les assises de calcaire qui ont
fourni à Paris la belle pierre que le temps
recouvre d' une fine et grise patine, soulignent
la rane de beaux villages échelonnés du confluent
de l' Oise à l' Isle-Adam, ou encore ceux qui se
suivent le long des découpures qui cisèlent au
nord, entre Soissons, Noyon, Coucy et Laon,
les plateaux de l' île-De-France. L' air
monumental répandu sur les contrées se reflète
en mille détails, miroite dans les plus humbles
constructions ; il tient à la qualité de la
pierre extraite sur place. Là aussi, à côté des
creuttes et carrières que l' homme ne s' est
pas toujours décidé à abandonner, maisons à
pignons taillés en gradins, à poternes et à
croisées sculptées, à larges et beaux escaliers,
montrent la familiarité pcoce des habitants
avec une matière qui se ptait docilement au
modelé. Plus foncés de ton, les calcaires du
bassin de Lorraine et de Bourgogne
communiquent aux villages serrés qui pressent
leurs maisons au pied des côtes, une tonali
plus sombre, à laquelle les dalles deme nature
dont l' imbrication forme le toit, ajoutent une
note d' austérité. La maison jurassienne élargit
ses flancs, amplifie ses façades sur les plateaux
que percent de toutes parts les blanches éclisses
des roches. La maison en pierre est, dans ce cas,
comme une chose incorporée au sol même ; elle
fait partie de cet ensemble d' indices par lesquels
se caractérise une physionomie de contrée.
La marche qu' a suivie en Europe la civilisation,
des bords de la Méditerranée aux confins des
régions forestières du nord, est jalonnée par
des constructions de pierre. C' est unlange de
pierre et de ciment qui a permis auseau de
voies romaines de traverser les siècles, et sous
les noms de estrades ou estrées, chemins
ferrés, pers, voie de la Péreuse, etc.,
hochstrasse ou autres vocables non moins
significatifs, de servir de guide, longtemps de
modèle, à la circulation moderne.
à travers l' Aquitaine, du Quercy au Poitou, la
bande de belle pierre calcaire se signale par
l' abondance d' anciens sites fortifiés, oppida
gaulois, châteaux-forts, enceintes murées, etc.,
qui s' échelonnent depuis les sites fameux
d' Uxellodunum et de Cahors, jusqu' à La
Rochefoucauld et Angoulême, et de vers
Lusignan et Poitiers, formant comme une ligne
d' architecture militaire et féodale. à travers la
Bourgogne et la Lorraine la bande septentrionale
de la grande boucle calcaire trace une série
analogue de sites fortifiés auxquels s' accrocha
de bonne heure une cristallisation
d' établissements humains : depuis Rena jusqu' à
Alise-Sainte-Reine, de vieux sites fortifiés
la jalonnent
p164
en Bourgogne ; elle signale, de La Marche à
Vaudémont, les confins guerriers de Lorraine.
Là, plus tard, et pour les mêmes causes, naquit
cette floraison d' architecture dont Cluny fut le
foyer, et dont l' église de Vézelay, sur la
colline calcaire en vedette auprès du Morvan,
demeure le principal témoin. L' Angleterre
échelonne la plupart de ses plus anciennes villes
fortifiées (Chester) ou de ses passages
fluviaux (Oxford) le long des collines calcaires
qui enserrent le bassin de Londres, ou des
hauteurs qui, par Lincoln et York, s' avancent
au nord jusqu' au cap Flamborough. Ces lignes
de constructions ont mis en saillie l' ossature
politique des contrées. à travers la Souabe
et la Franconie un trait analogue est fourni
en Allemagne par la zone qui va de Bâle à
Bamberg : ce n' est point par hasard que, sur
les promontoires ou contreforts qui la hérissent,
on rencontre les sites de châteaux-forts que
les noms de Habsbourg, Hohenstaufen,
Hohenzollern ont rendu célèbres. Au nord-ouest
du Harz les coteaux calcaires du voisinage
de Hildesheim s' associent à la cité dont
l' architecture et les monuments représentent ce
qu' il y a de plus ancien et de plus remarquable
dans l' Allemagne du nord.
Les conqtes de la pierre sur le bois ont marché
de pair avec les progrès de la civilisation.
Les xiie et xiiie siècles, qui virent renaître
l' ordre et la sécurité en Europe, furent aussi
les époques du triomphe de la pierre. C' est alors
que se dressent les cathédrales, que, sur la
Seine à Paris, sur la Tamise à Londres, et
ailleurs, des ponts de pierre remplacent les
ponts de bois primitifs. à Avignon,
Pont-Saint-Esprit, sur le Rhône les
confréries de " pontifes " sont à l' oeuvre.
sous Charles Le Chauve les fortifications de
Pont-De-L' arche avaient barré le fleuve aux
incursions normandes. Les ponts de pierre ont
stabilisé les passages, endigué les invasions,
fixé la géographie politique, de même que ces
tours et ces murailles qui, dans les vieilles
estampes, dessinent invariablement les figures
de villes. Pendant longtemps au contraire
l' orient et le nord restent à l' écart. Dans la
Russie boisée qui s' étend au nord du 55 e deg
de latitude ou dans la Finlande, comme
généralement en Sibérie encore de nos jours,
il n' y eut guère que des villes de bois, que
l' incendie pouvait dévorer à tel point que les
habitants fussent tentés d' abandonner le site.
Des villes comme Bolga sur la Volga, Julin ou
Vineta sur la Baltique, Biska en Suède, ont
disparu sans laisser de traces. Rien de tel n' était
possible dans cette Europe qui, de bonne heure,
d' Oxford à Prague, inscrivit sur le sol ses
monuments de pierre, s' incorpora d' un trait
définitif au sol.
p165
iv. -le bois dans l' Europe septentrionale :
un des changements les plus notables dans la
nature végétale est celui qui fait graduellement
succéder vers le nord les forêts de conifères
aux essences variées quignent dans les moins
hautes latitudes. Peu à peu, les arbres qui
avaient été pour les hommes de précieux
auxiliaires, le chêne, qui eût mérité dans la
zone tempérée froide de sucder à l' olivier
comme roi des arbres, et, avec lui, le frêne,
si précieux encore pour la charronnerie et
l' outillage agricole, l' if, que sa flexibilité
sistante rendait apte à tant de services, si
bien que son domaine semble avoir été réduit
depuis les temps préhistoriques par une
exploitation sans mesure, disparaissent, comme
avaient déjà disparu le buis, le châtaignier,
le noyer. Ce cortège varié fait place à
l' uniformité des pins, épicéas et mélèzes,
hôtes des forêts presque dépourvues de sous-bois.
Parmi elles, se glissent pourtant à la faveur
des clairières et des vallées fluviales quelques
espèces feuillues : peuplier, aune, sorbier,
le bouleau surtout qui, vivace et résistant,
étend son aire de la Sirie à la Scandinavie,
du Canada à l' Alaska, tout le long des
surfaces continentales qui bordent le pôle
arctique. La nature s' appauvrit ; l' installation
de l' homme devient plus lente et plus difficile ;
les arbres fruitiers cessent d' accompagner les
habitations. C' est environ entre 55 et 60 degrés
en Europe, vers 50 degrés en Amérique, que se
prononce le changement.
Cependant cette nature, si appauvrie qu' elle soit,
n' est pas stérile. Des ressources nouvelles se
substituent à celles qui font défaut. Dans
ces fots de conifères, les troncs gors de
sine livrent aux constructions des matériaux
incorruptibles. La souplesse du bouleau, son
écorce légère et élastique se prêtent à des
usages presque aussi variés que ceux du bambou
dans d' autres latitudes. Le caisson de bois
qui glisse et traîne sur la mousse entre les
arbres clairsemés, le canot que l' on transporte
par-dessus les seuils déprimés d' un bief de
rivière à un autre, sont des applications
originales qu' en a tirées l' ingéniosité humaine.
C' est surtout dans les instruments de transport
que se manifeste d' abord cette originalité :
chose naturelle en des contrées les
déplacements saisonnaux ont été et restent encore
en partie une condition d' existence. Le reste
suivra avec les progrès de la civilisation.
Mais les notions réunies sur l' ethnographie
des peuples primitifs, tribus finnoises du nord
de la Russie, indigènes de l' Arique
septentrionale, montrent suffisamment dé
qu' en dépit de difficultés que ces contrées
opposaient à l' homme, l' occupation y fut assez
ancienne i 166
et invétérée pour avoir créé, là comme ailleurs,
un matériel spécial de civilisation en
harmonie avec la nature ambiante.
La civilisation moderne, sous sa forme la plus
envahissante, celle de l' industrie, assiège
cette zone avec une intensité dont elle est loin
jusqu' à présent d' avoir donné les mêmes preuves
dans la zone tropicale. Bien peu des produits
gétaux que produit la nature forestière
équatoriale ont été encore utilisés par nos
grandes sociétés modernes ; au contraire, les
ressources forestières du nord sont depuis
longtemps entrées dans la circulation générale.
Ce n' est plus aux besoins seuls des habitants,
mais à la consommation grandissante de notre
industrie qu' ils subviennent. Enme temps, les
ressources du sol sont exploitées. Les mines
l' étaient dans les temps anciens par les
tchoudes du nord de la Sibérie ; le fer l' est
aujourd' hui dans les parties les plus
septentrionales de la Scandinavie. De plus en
plus, entrent en jeu les immenses réserves de
forces que recèlent les masses d' eau accumulées
dans ces contrées ; aussi voyons-nous avec
étonnement s' ajouter aux cités historiques de
Moscou, Pétrograde, Stockholm, de nouvelles
créations et poindre de nouvelles pépinières
urbaines en Finlande, en Scandinavie, en
Colombie britannique, là où jadis végétaient
avec peine des embryons d' agglomérations
humaines.
La physionomie des villes et même des contrées se
transforme rapidement sous l' influence de la
brique et du granit. Toutefois, les conditions
intrinsèques n' ont pas dit leur dernier mot.
Sous ces climats rigoureux l' hiver se prolonge
pendant 7 ou 8 mois, la nécessité de retenir
la chaleur assure aux constructions en poutres,
malgré les dangers d' incendie, une préférence
justifiée. La plupart des villes russes du nord
ont renon à leurs palissades et enceintes de
bois. Cependant, beaucoup de quartiers restent
fidèles aux anciens matériaux, même à Moscou.
C' est surtout le cas pour les habitations rurales.
En Norvège, sous le ciel mouillé et lumineux
par éclaircies, un des éléments qui piquent une
note claire dans le paysage, c' est la maison
dont les parois peintes en rouge brillent au
soleil. Si vous entrez, de ces parois luisantes,
de ces planches bien unies, s' exhale une odeur
sineuse. Le village du nord de la Russie
tourne vers la large rue qui constitue son axe,
les pignons ouvragés et ornés de vives couleurs
de ses maisons de bois. l' izba russe a
supplanté, en effet, avec le progrès de la
culture et du bien-être, la rudimentaire et fruste
kuta finnoise, dont les toits bas de
branchages et de terre sourdent encore çà et là
dans les coins écartés de la région marécageuse.
Le plancher de bois a remplacé dans l' izba russe
le sol de terre ; les fenêtres et les
ouvertures ont donpassage à la fumée et à la
lumière ; des bancs
p167
le long des murs et des cloisons de planches
divisent la demeure en plusieurs compartiments.
Avec les chambranles découpés et peints qui
encadrent les fenêtres, la girouette en forme
d' oiseau qui surmonte le toit, la maison s' égaie
et prend un air pittoresque. Elle paraît bien
ce qu' elle est réellement, une création inspirée
des lieux ; on sent que, sur elle, s' est exercée
avec prédilection l' adresse et la fantaisie du
constructeur. L' art que le moujik a appliqué à
se construire, avec les matériaux qu' il avait
à sa portée, une demeure confortable à ses
besoins et à ses goûts, est le même qui fait
que sous sa main, sans autre instrument que la
hache, le bois prend les formes les plus diverses,
se prête aux usages les plus multiples. Le
moujik est né charpentier par le besoin,
l' habitude héditaire, en vertu des conditions
de la nature ambiante, mère de ces nombreuses
industries domestiques restées chez lui encore
si vivaces. " on ne se figure pas tous les objets
qu' il peut fabriquer avec du bois et dans lesquels
il n' entre pas un atome de fer " , dit avec une
nuance de regret untallurgiste. C' est dans
l' izba russe, la maison finlandaise en
Scandinavie telle que l' ont faite plusieurs
générations de paysans, avec leurs coffres en
écorce de bouleaux, leurs étagères à images et
leurs principes de décoration pittoresque, que
se manifeste l' expression la plus directe d' un
genre de civilisation autonome, née au sein
d' une nature ingrate. La maison n' est-elle pas
en tout pays l' un des signes fidèles de la
mentalité de celui qui l' habite ?
p169
chapitre v. Les établissements humains :
les établissements humains ajoutent une expression
au pays. La première apparition d' un hameau,
après une course de hautes montagnes, est une
joie. Cette impression respire dans Richthofen,
quand il note jour par jour les spectacles de
voyage qui le frappent, dans Barth, quand il
passe du Sahara au Soudan. Une ville, un
village, des maisons, sont un élément descriptif ;
soit que l' on considère leur forme et leurs
matériaux, leur adaptation à un genre de vie,
rural ou urbain, agricole ou herbager, ils
jettent un jour sur les rapports de l' homme et
du sol. Il y a donc une grande variété
d' établissements humains ; mais il importe d' en
embrasser l' ensemble pour faire à chaque
élément la part qui lui convient. Le site est le
premier à considérer, celui du moins l' on
saisit le plus aisément, semble-t-il, les
influences géographiques.
i. -les sites :
établissements temporaires et établissements
permanents. -certains établissements se
présentent comme des créations éphémères. Les
germains de l' époque romaine avaient des villages,
mais, comme pour les indigènes de l' Amérique
du nord, c' était des domiciles dont on s' écartait
fréquemment pour la chasse ou les besoins de
nourriture et detement, et qu' on abandonnait
parfois pour en former d' autres. L' emplacement
des villages nègres du Soudan est sujet à changer
si le sol s' épuise, s' il devient malsain ; il
est à la merci d' une épidémie. La fixité des
établissements est en proportion du patrimoine
amassé sur place, des améliorations réalisées,
des relations formées. Entre le village africain
qu' un accident déplace, et nos villages
d' Europe dont nous pouvons suivre l' existence
depuis des milliers d' années, il y a toute la
distance qui sépare les civilisations rudimentaires
d' une
p170
civilisation avancée, comme entre la petite ville
d' autrefois et les immenses cités que notre
époque voit grandir.
Si nous laissons de côté ces établissements
éphémères des peuples primitifs, nous devons
aussi mettre de côté les refuges et les abris de
circonstance. Dans un état d' insécurité
chronique, les établissements humains s' écartent
des sites qu' ils devraient normalement occuper.
Au lieu de se placer là où s' offrent les
ressources naturelles et où l' espace n' est pas
misérablement restreint, ils se nichent sur des
points peu accessibles, sur des amoncellements de
blocs comme ceux qu' on nous dépeint dans certaines
contrées de l' Afrique, sur des sommets rocheux
comme les vieux oppida des bords de la
diterranée ou nos cteaux-forts du moyen-âge,
dans les îlots ou sur des caps comme les fondations
que jadis le Melkart ou l' Astarté phéniciennes
serent autour de la Méditerranée. Mais ces
sites ne sont pas durables, ils sont abandonnés
dès que les circonstances deviennent plus propices
et ne subsistent qu' à l' état de ruines. Les
conditions naturelles prennent alors le dessus ;
sous le château-fort abandonné, un village ou une
ville se forment et grandissent. " quand, dit
Thucydide, on commença à être rassuré contre
les pirateries, les villes se rapprochèrent de la
mer. " et d' autre part la piraterie faisant
place au commerce, les îlots sur lesquels avaient
été déposés par les pirates eux-mes un germe
de villes, entrèrent en contact avec la terre
ferme et s' y rattachèrent même artificiellement.
Tyr, Syracuse, Alexandrie ont ainsi brisé leurs
coquilles. Mais alors, à partir du moment où
l' établissement a trouvé ou conquis les conditions
favorables à sa vitalité, il peut faire preuve
d' une singulière persistance à durer, même à
travers les révolutions de l' histoire.
En fondant sur certains points favorables des
établissements sur lesquels des générations
successives concentrent les produits de leur
activité, l' homme implante un levier pour agir
aux alentours, parfois au loin. Ces
établissements font figure géographique, non
seulement par eux-mêmes, mais par les modifications
qu' ils produisent autour d' eux. Sans parler des
influences lointaines presque incalculables
qu' exercent les grandes cités de nos jours,
une ville, même médiocre, crée sa banlieue et
transforme ainsi ses alentours. Un village groupe
et associe les cultures suivant les commodités
de l' exploitation. Même les hameaux, les fermes
ou maisons isolées, avec leurs ouches, leurs
courtils, leurs vergers, leurs masures, opèrent
une séparation de formes qui s' enchevêtrent à
l' état de nature, un classement des champs,
prairies, vergers ou bois dont nos yeux ont pris
l' habitude. L' aspect de contrée pleinement
civilisée, avec sa continuité de cultures, ses
p171
étendues où se manifeste une règle introduite par
l' homme, est unsultat artificiel qui tient à
la quantité, au voisinage et à la durée des
établissements qu' il a pu fonder. L' absence ou la
rareté d' établissements permanents se traduisent
par une composition tout autre du paysage,
d' autres associationsgétales, des interruptions
ou des vides suivant la nature des lieux,
l' apparition sporadique de sols ingrats que rien
n' a amens. Ce dernier trait a été noté par tous
les observateurs dans l' Afrique tropicale.
complexité dans les pays de vieille
civilisation. -cependant, dès qu' il s' agit
de passer à l' analyse, de distinguer les
différents types d' établissements dans leurs
rapports avec les conditions naturelles et les
genres de vie, c' est dans les contrées de vieille
civilisation que la complexité des faits rend
l' observation le plus difficile.
L' aspect de nos campagnes, en France par exemple
ou dans l' Europe centrale, est un tableau
singulièrement composite, les retouches et les
disparates ne manquent pas. On y voit se
toyer des formes qui sont l' expression de
diversités sociales et parfois même de diversités
ethniques. L' usine a pris place près de la
maison rurale, le château près de la ferme.
Pourquoi ici la maison flamande, là le village
alsacien font-ils brusquement place aux fermes
wallonnes ou aux villages lorrains ? Diverses
influences se croisent, parmi lesquelles les
traditions ethniques ne sont pas méconnaissables.
On sent avec quelle circonspection doit procéder
l' analyse et de combien de nuances il faut tenir
compte. Mais cette complication porte en soi son
enseignement.
Les établissements humains sur le sol historique
de notre Europe ont, plus profondément et plus
généralement qu' ailleurs, remanié les conditions
naturelles. Quelques jalons nous permettent de
remonter dans leur histoire. Nulle part elle ne
s' offre plus variée et plus riche. Des bords de
la Méditerranée à l' Europe centrale, jusqu' au
nord scandinave et à la plaine russe, on suit
une série chronologique, comme une vague
envahissante dans les régions les plus diverses
de sol et de climat. Tour à tour, les hauteurs
qui encadrent le bassin diterranéen ont été
aménagées en gradins ; les plaines qui entourent
les Alpes ont été drainées ; les Alpes
elles-mêmes ont été, jusque dans leurs hautes
régions, livrées à l' exploitation pastorale. Après
que les forêts à feuilles caduques de l' Europe
centrale eurent été éclaircies, on s' est
attaqué aux marécages des contrées qu' avait
éprouvées l' action glaciaire ; enfin, les forêts
de conifères des terrains graveleux de la Russie
du nord ont été à leur tour atteintes par le
progs des établissements
p172
humains. à chacune de ces conquêtes sur les pentes,
sur les forêts, les marécages, a correspondu
l' invention de procédés souvent systématiques
de culture, de modes particuliers d' économie
rurale.
Sans doute, il y a des contrées dont la
civilisation ne le cède pas en ancienneté à celle
de l' Europe ; mais elle le de en variétés.
En Chine, comme au Japon, et me dans l' Inde,
il n' y a pas eu d' attaque méthodique de nouveaux
domaines de culture ; on s' est contenté de tirer
le meilleur parti de celui qui, de temps
immémorial avait été fi ; les établissements
humains sont restés plus spécialement confinés
dans certaines zones : la montagne et la plaine
y sont comme deux éléments séparés ; ni le chinois,
ni l' annamite, ni l' hindou, ne propagent leurs
établissements dans les montagnes, domaine
malsain, hostile de sociétés primitives. La
montagne a joué surtout un rôle passif ; elle
s' est dépouillée au profit de la plaine ; elle
n' a pas participé aux transformations qu' entraîne
le cours mobile d' une vitalité en éveil, à ce
perpétuel devenir qui affecte aussi l' occupation
humaine. En ce sens l' Europe est la plus
humanisée de toutes les parties du monde.
Nulle autre n' offre une matière aussi riche
et hiérarchisée d' exemples. L' Amérique a
installé son système d' établissements sur d' autres
bases. Elle a brûlé les étapes. Sans doute, le
village existe aux états-Unis dans les parties
de colonisation ancienne. Mais les moyens
actuels de circulation, les créations
d' entrepôts approvisionnés de toute espèce de
marchandises, l' usage de transformer les produits
agricoles en valeurs de banque, ôtent à la
formation des villages une partie de sa raison
d' être. C' est à la ville, et même à la très
grande ville que tendent les groupements. C' est
la ville qui régit les relations entre ruraux.
existence de types. -dans cette complexité
des pays de vieille civilisation, ne peut-on
découvrir des types susceptibles de
classification ?
Remarquons d' abord que les formes d' établissements,
quelles qu' elles soient, ne se représentent
pas isolément. Si l' on met à part quelques
exploitations minières situées en pleine forêt
ou au coeur des montagnes, c' est par essaims,
par familles en quelque sorte que certains
types se répartissent à la surface. Si c' est
le régime d' habitat disséminé qui prévaut, les
maisons, fermes ou hameaux ne se comptent pas
par quelques unités, mais par centaines ; c' est
comme une poussière d' habitation qui couvre le
sol. Si c' est au contraire le type de villages
agglomérés qui domine, ils se distribuent de
telle façon que, pour peu qu' on embrasse un
horizon de quelque étendue, on aperçoit toujours
p173
plusieurs clochers à la fois : nombre de proverbes,
chez nous, ont noté le fait. Les villes mêmes ont
tendance à se multiplier et à se presser sur
certains points, comme si elles s' attiraient
les unes les autres. Ainsi, abstraction faite
des formes qui peuvent venir à la traverse,
on discerne aisément que les mêmes types sont
tirés, dans les régions qu' ils occupent, à un
très grand nombre d' exemplaires. Il est par
permis de dire que le site gouverne en partie
l' habitat, que parmi les signes qui concourent
à caractériser une contrée, à marquer un pays
d' une empreinte propre, cet indice n' est pas
négligeable. Celui qui, en France, quitte le
pays de Caux pour celui de Bray, la Brie pour
la Beauce, celle-ci pour le Perche, recueille
ce sentiment sur le vif. Richthofen ne
l' exprime pas avec moins de netteté, quand il
décrit les différences qui le frappent entre les
provinces de Chine : différences autant dans le
mode de groupement que dans la forme des
maisons.
Rien de plus naturel, si l' on y réfléchit.
L' analogie des conditions de sol, d' hydrographie,
de climat, fait qu' un type d' établissement, une
fois implanté dans une contrée, y devient
dominant, par la nécessité qui pousse les
cohabitants à s' adapter les uns aux autres.
C' est un phénomène d' accommodationciproque.
Les relations quotidiennes et multiples qui
naissent entre habitants d' une même contrée ne
permettaient guère, autrefois surtout, de se
départir des types de groupement et d' habitat
qui correspondent au genre de vie dominant. Dans
les pays de grande culture de céréales, la
simultanéité des travaux, l' usage des mêmes
pistes imposaient unme mode de groupement
pour arriver en temps utile aux parcelles à
travailler ; le paiement s' y faisant en nature,
la maison du salarié aussi bien que celle du
fermier ou propriétaire, devait être aménagée
en vue de ce qu' elle devait contenir. Dans les
régions, au contraire, le sol se morcelait en
terrains enclos, tour à tour champs et pâtures,
" les petits pays " , comme les désignent les
habitants, il fallait bien que chaque ferme
s' isolât pour subvenir auxcessités de cet
émiettement des cultures, qu' elle se rattachât
au lacis de petits sentiers qui couvrent le pays
pour s' y nicher en place utile. C' est surtout dans
les pays d' irrigation que la règle d' adaptation
ciproque se manifeste. Tout y est tellement
subordonné à l' élément qui distribue la vie,
qu' il ne peut y avoir d' autre mode de groupement,
d' autre disposition d' habitat que celle qu' exige
la jouissance en commun soit des eaux courantes,
soit des nappes d' eau. Rien de plus uniforme
en effet que les baracas qui peuplent la
huerta de Valence ou que les innombrables
petites cases qui s' égrènent dans la haute
égypte, ou que les villages qui encadrent les
compartiments à rizière du Tonkin.
p174
L' observation montre donc qu' il existe des séries.
Ce sont elles qu' il faut reconnaître et étudier
et non l' exception. Elles seules ont une valeur
géographique.
influence des routes. -la plupart des auteurs
qui se sont occupés des établissements humains se
sont attachés à mettre en lumière le rôle des
voies de communication. C' est qu' ils songeaient
surtout aux villes. Les routes, c' est-à-dire le
commerce et la politique, ont fait les villes ;
il en est autrement des établissements plus
humbles qui ont procédé de mille manières
différentes à l' exploitation du sol. Meitzen
l' a prouvé pour les anciennes communautés
villageoises de l' Europe centrale. Nous le
voyons autour de nous. Les petits hameaux qui se
multiplient dans le sud du Massif Central, les
fermes voisines mais isolées du bassin de
Rennes, les maisons rurales des régions de
bocage ne se rattachent au réseau routier que
par des sentiers que la boue rend impraticables.
Dans la Brie, la répartition de ces fermes,
qui sont pourtant de grands centres
d' exploitation rurale, montre une disposition
tout à fait indépendante des routes : c' est par
un lacis de pistes qu' elles communiquent. En
Limagne, la petite culture laisse à peine de
place à quelques sentiers herbeux. En Beauce,
de grandes routes, mais pas de sentiers.
Cela ne veut pas dire que les routes soient
incapables de faire naître des villages. La
nomenclature topographique en fait foi. On voit
actuellement, dans les pays de population
disséminée, Flandre, vallée de la Loire, les
maisons s' aligner docilement à l' appel des routes,
former des rues et donner ainsi un aspect
semi-urbain à certaines campagnes. Mais que de
pays (Morvan, Vendée, Sidobre) où la route ne
fait naître aucun établissement.
La vie rurale se contente d' une viabilité
rudimentaire, soumise à toutes les difficultés des
saisons, adaptée aux piétons ou aux bêtes de
somme. Dans l' est de la France et les plaines
agricoles de l' Allemagne, comme en Angleterre,
on entrevoit le vestige d' un type d' organisation
aussi ancien que l' assolement triennal, où
l' indépendance des routes est manifeste. Autour
d' un noyau où se groupent les maisons rurales
se roulent en longues bandes parallèles des
champs soumis à desgles d' assolement communes,
de sorte que semailles, travaux, récolte, mise
en pâture s' y succèdent dans le même ordre et
s' accomplissent en même temps. à l' origine les
rues du village s' y prolongeaient sous forme
d' étroites bandes gazonnées ou laissées en friche
pour la commodité des opérations agricoles. Ce
système autonome de communications, bien que
moins manifeste aujourd' hui, est de création
p175
villageoise ; il se suffit. Des routes ont pu
être surajoutées en vertu des besoins extérieurs,
mais l' unité sociale, la cellule organisée pour
subsister de sa vie propre avait déjà de cette
manière pourvu à sa propre viabilité.
Isolé des routes, l' établissement rural doit avoir
sous la main les ressources indispensables à
sa vie.
Dans les régions arides ou désertiques, la nature
restreint l' habitat à une zone étroite dont il ne
peut s' écarter. La proximité de l' eau est la
règle inflexible ; pas d' établissement qui s' en
écarte, qui ne tienne de l' oasis. Mais les
régions tempérées laissent plus de marge ;
l' homme y peut choisir les sites suivant
différentes combinaisons. Le besoin de quelque
variété dans l' alimentation, l' eau pour de
multiples usages, les terrains nécessaires à
l' entretien d' animaux domestiques, le combustible
et les matériaux de construction, la salubri
du sol, voilà un résumé des exigences de l' homme
pour sa demeure.
Le problème a été résolu de façon à concentrer le
mieux possible la réunion des choses nécessaires ;
c' est ce qui explique la fixité des établissements
humains dans nos régions de vieille civilisation.
Le principe de combinaison est systématiquement
appliqué dans l' organisation des anciens villages
d' Angleterre ; on y distingue autour de
l' agglomération : 1. Les champs de culture ;
2. Les prairies (meadow grounds) ; 3. Les
pâtures.
lignes de contact. -un relief dont les lignes
s' harmonisent et où l' inclinaison des pentes ne
dépasse pas les degs qui rend les transports
et les relations difficiles, mais qui joint à
l' avantage d' orientations différentes celui qui
sulte d' une composition variée du sol ;
telles sont, entre autres, les conditions qui
attirent et fixent les établissements ruraux.
Nos coteaux de France, surtout dans le bassin
parisien, abondent en pareils sites. L' érosion
s' y est exercée assez pour que des éboulis
aient enrichi en même temps qu' amorti les pentes,
sans compromettre la stabilité du sol. Les
couches du sous-sol, n' ayant pas été rangées
par des dislocations, se déroulent en assises
régulières : aux sables et aux matériaux friables,
se superposent en successions ordonnées des
zones d' inégale consistance, calcaires ou marnes,
entre lesquelles affleurent des sources. à cette
coordination, il a été possible d' adapter un
classement de prairies, de cultures, de vergers,
de taillis, bois ou garennes, dans lequel les
besoins de la communauté trouvent à portée ce
qui leur suffit. L' oeil embrasse aisément cette
superposition régulière et unit le village et le
clocher dans l' image qu' il en retient. Sur les
flancs des coteaux calcaires couronnés de bois que
p176
l' érosion a isolés dans le Noyonnais, où aux
environs de Saint-Gobain et Laon, des champs
s' étalent jusqu' au contact des éboulis avec les
fonds argileux : les établissements, dociles
à ces dispositions linéaires, forment ceinture
autour de chaque massif. Les collines de craie
tendre du Sénonais doivent à l' érosion un
profil évasé et sensiblement concave dont les
champs dessinent en long ruban la sinuosité.
Sur les coteaux plus raides du calcaire jurassique,
en Bourgogne ou en Lorraine, se succèdent,
de la base au sommet, les prés, les champs, les
vergers, les forêts, soulignant les différences
si légères qu' elles soient de sol, de climat et
d' hydrographie, qui se concentrent sur une
centaine de mètres d' altitude. Ce rapprochement
en raccourci de zones diverses fournit aux
établissements un cadre propice ; il est combiné
en raison du va-et-vient qui relie les diverses
parties de l' exploitation rurale. Le choix de la
position représente la meilleure possibilité de
combinaisons utiles.
Chaque modification du relief offre ainsi de
nouvelles chances favorables aux établissements.
Il se produit aux inflexions de pente, aux
intersections de plans diversement inclinés,
une tendance visible au rapprochement et même
à la concentration des lieux habités. On peut
rifier en divers pays cette loi naturelle,
me en ceux la disette d' eau ne relègue
pas, comme en certains plateaux calcaires, les
villages aux affleurements latéraux de sources
ou au voisinage de rivières. Les plateaux de
travertins et de meulières de la Brie, l' eau
est partout et à l' intérieur desquels prévaut
le système de grandes fermes, se couronnent sur
leur périphérie de villages placés en corniche,
penchés d' un côté sur des vergers, adossés, de
l' autre, à des champs.
D' autres exemples nous viennent du midi et de
l' ouest. Dans la plaine du Pô, en émilie,
en Lombardie et Piémont, le pays fourmille
de maisons rurales, distantes la plupart à peine
de 500 mètres. Rien ne distingue particulièrement
les alentours de ces grosses bâtisses : ni
arbres, ni jardins, à peine quelques lopins de
potagers minuscules. Elles sont indistinctement
confondues dans l' immense jardin dont le
travail des habitants a revêtu la plaine entière,
avec ces cultures qu' un rideau d' arbres
entrelacés de festons de vignes protège contre
les rayons du soleil. Mais avec les collines du
Montferrat reparaissent les villages,
couronnant les cimes de leurs clochers et de leurs
vieilles tours.
Dans le Lauraguais languedocien, l' imperméabilité
du sol a favorisé la dispersion par bordes ;
mais sur la tranche que ces plateaux de molasse
opposent aux vallées, se succèdent des bourgs ou
villages, très anciens pour la plupart, signalés
au loin par des rangées de moulins
p177
à vent. C' est un spectacle analogue qui frappe le
voyageur qui suit la Loire entre Chalonnes et
Ancenis et qui voit sur la rive gauche, de
Saint-Florent à Liré, les rampes du pays des
Mauges se hérisser de clochers et de moulins à
faible distance les uns des autres : derrière
cette façade villageoise qui fait illusion, on ne
découvre, si on la franchit, que de larges croupes
parsemées de fermes dans un fouillis d' arbres.
Une recrudescence de centres habités signale le
bord des plateaux de loess en Alsace, entre
Strasbourg et Saverne, comme en Autriche
le bord des plateaux que longe la Morava au
nord de Vienne ; la vigne et les vergers
ajoutent leur appoint aux cultures de céréales.
C' est que, dans ce cas comme dans les précédents,
un talus adouci, formé de glissements et d' éboulis,
facilite la liaison entre les sections de pentes.
Cette disposition familière a pris racine dans
les habitudes. Il semble bien qu' avec le besoin
instinctif des combinaisons, ce type ait
flotté devant les yeux de nos paysans de France,
lorsqu' ils transplantèrent en Amérique ce plant
exotique, le village agricole ; sur les
terrasses au bord du Saint-Laurent, leurs
maisons s' alignent, voisines sans être contiguës,
déroulant en bandes rectangulaires leurs vergers
de pommiers, leurs champs d' avoine, leurs
prairies entourées de barrières de bois, entre la
forêt d' en haut et la berge du fleuve.
On peut considérer comme une loi générale la
prédilection des établissements humains pour
les lignes de contact de couches géologiques
différentes. Celui des calcaires oolithiques
surmontant les marnes du lias, si fréquent en
Bourgogne et en Lorraine, a été un des plus
féconds en établissements précoces. Le site
fameux d' Alise-Sainte-Reine riterait de
servir de type. L' éocène parisien a fourni,
soit entre le calcaire et les sables, soit
entre les gypses et les marnes vertes, l' occasion
de villages s' étageant à flanc de coteaux, le
long de la Seine, de la Marne et de l' Oise.
Les coulées de basalte qui, en Auvergne,
surmontent les coteaux d' argile, ont formé à
leur extrémité une lisière de villages, dont le
type est Royat.
Les établissements affectent de préférence soit
le palier supérieur, ainsi que nous l' avons vu,
soit le palier inférieur. Les côtes calcaires
de Meuse ne manquent pas de bourgs situés au
sommet, mais c' est surtout leur base qui est
garnie de riches et florissants villages se
succédant de près, tous orientés vers l' est.
me disposition dans les bourgs du vignoble
bourguignon.
villages enrie. -le nombre et le
rapprochement des établissements qui se pressent
sur ces lignes de contact sont le commentaire
p178
vivant de la force d' attraction qui les tient
unis. Rien de plus frappant que ces rangées
de villages qui, en de certains endroits, semblent
êtres du même besoin, puisant à la même sève.
Un coup d' oeil les embrasse se succédant sur
le même plan, en lignes presque ininterrompues,
soit autour des coteaux de Noyon et de
Saint-Gobain, soit le long des berges
calcaires qui descendent vers l' Oise. Au pied
des côtes de Meuse, entre Neufchâteau et
Vaucouleurs, les villages s' alignent aussi,
unis ensemble par un lien de ressemblance,
parfois de filiation : Domrémy De Greux,
disait Jeanne D' arc en parlant de son village
natal, qu' elle ne séparait pas du village aî
et voisin.
Il y a là de véritables lignes de cristallisation.
Les établissements humains ont obéi strictement
à l' attraction de certaines conditions propices ;
ils s' y sont propagés comme ces coraux dont les
constructions ne s' écartent pas de certaines
zones. Ils se prêtent, par ce voisinage, un
mutuel appui et y trouvaient, dans les temps
troublés, des garanties decurité. Les exemples
ne manquent pas hors de France, en Allemagne
notamment, aux pieds des plates-formes calcaires
de Souabe, le long de l' Odenwald, suivant
la bergstrasse et ailleurs. Une grande
partie de nos populations a vécu ainsi de ces
rapports de villages formant comme des familles
sociales.
types montagnards. -dans les montagnes, les
lignes de cristallisation sont plus rares. C' est
le type disséminé qui prévaut et qui persiste.
Dans les Alpes franco-piémontaises, on rencontre
des groupes de hameaux plutôt que des villages.
Cependant quelques lignes d' habitat se laissent
particulièrement distinguer. Elles correspondent
aux zones de végétations qui se sucdent en
altitude. Sur les flancs de ce qu' on appelle
dans les Vosges des collines, les habitations
s' alignent sur une zone de cultures, qui,
surmontant de 100 à 150 tres les prairies d' en
bas, s' élève au-dessus des brouillards sur les
versants où s' attardent les rayons du soleil.
Le bas de la zone de la châtaigneraie, au-dessus
des vignes, dans les monts du Vivarais et une
partie des Cévennes, trace une ligne sensible
de peuplement. Il en est deme dans le Tessin.
En Corse, c' est au contact de la zone de
l' olivier et de celle du châtaignier qu' est la
ligne de prédilection. Dans les montagnes du
Cantal, les gros villages sont à 800 ou 900
tres, au-dessus des cultures, près des forêts
et des pâturages. Le Jura est jalonné
d' établissements, respectivement situés à la
limite supérieure du vignoble et des vergers,
puis à la limite des cultures de céréales.
Il y a coïncidence entre les lignes d' habitat
et certaines courbes de niveau : celle de
800tres dans les Alpes françaises se signale
par des formes variées
p179
d' établissements ; c' est la limite entre la zone
plutôt agricole et la zone de plus en plus
pastorale.
Mais d' autres causes interviennent : énergie de
l' érosion, contraste entre l' humidité des vallées
et la luminosité sèche des hauteurs,
orientation, ventilation, pour multiplier les
sites d' établissements. Dans la zone des
cultures, les hameaux ou villages cherchent les
versants ensoleillés, les épaulements, les
terrasses à niveaux successifs qu' atteint
plus rarement le brouillard, les moraines, les
nes dejection étalés aux débouchés des
vallées secondaires. Mais le genre de vie
pastorale qui s' est développé dans les Alpes,
repose sur une combinaison intime entre les
prairies à fauchaison des régions basses et les
pâturages des hauteurs, " les montagnes " . Les
établissements permanents tendent à se placer
vers l' extrémité supérieure des vallées, pour
être à portée des pâturages et non loin des bois,
et sont précédés vers les hauteurs par une
marée montante de chalets, casere ou
habitations temporaires, tantôt espacés à quelque
cent mètres de distance, tantôt pelotonnés en
petits groupes, tantôt en bois, tantôt mariant
le bois et la pierre.
En somme, tout ce qui sème la variété à la
surface, tout ce qui engendre les facilités
d' assemblage et de combinaison se reflète dans la
partition de l' habitat. Dans les montagnes,
ce sont les talus morainiques, les cônes
d' éboulis qui servent de sièges préférés à des
hameaux ou à des villages. Le long destes
lagunaires, l' apparition de lignes de dunes
suscite sur leurs versants un surcroît
d' habitations. Dans les plaines que sillonnent
nos fleuves, les terrasses qui correspondent
à d' anciennes berges se couronnent volontiers de
maisons ou de villages. Les monticules isolés
dans lesgions noyées des marschen ou
polders de la Basse-Allemagne furent
jadis les premiers sites d' établissements.
Les cordons pierreux appelés osar en
Finlande, servent, entre les dépressions
argileuses, de points d' attraction. Dans le
Sahara, les massifs montagneux (Aïr, Hoggar),
condensateurs de nuées, sont les seuls sites
qui se ptent à l' habitat permanent.
On voit donc qu' à des degrés divers, mais sous
tous les climats, tout accident de relief
introduit un élément nouveau qui, par
l' orientation, la sensibilité aux influences
téorologiques, le changement de nature du sol,
fournit à l' homme l' occasion, toujours cherchée,
de concentrer à sa portée la nourriture, l' abri,
la demeure stable et d' acquérir par ce moyen
des avantages transmissibles dont se grossit son
patrimoine.
Ce ne sont pas les considérations de prudence qui
prévalent. Dans les montagnes, les sites
d' habitat affectent ou non les terrains
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meubles, placages, cônes de déjections, endroits
expos aux éboulis. Le voisinage des volcans
a attiré, jamais écarté. Dans les régions
ismiques, les terrains meubles et friables,
les plus exposés, sont ceux qui ont rassemb
les habitants.
ii. -l' habitat aggloméré. -fermes et
villages :
deux types, rentrant dans la même famille,
correspondent au genre de vie agricole des plaines
ouvertes de l' Europe centrale et occidentale :
l' un est le village, l' autre la ferme ou le
hof, bien distincts par leur ampleur et la
régularité de leur disposition générale de la
borde languedocienne ou du mas provençal.
L' affinité entre ces deux types d' établissement
rural tient à l' affinité des genres de vie
auxquels ils se rapportent. Elle est génétique,
elle se montre à l' origine. Le vicus s' est
grou autour de la villa, comme on a vu de
nos jours le village bulgare se former autour
du tchiflik turc.
la ferme. -la ferme est un tout par
l' outillage, les granges, les animaux, le personnel
ouvrier qu' elle héberge. Par sa régularité,
ses dimensions, elle s' associe à la physionomie
des grandes plaines agricoles. Elle en est un
élément ordinaire. Le plus souvent au nord de la
Loire, elle affecte la forme d' une enceinte
carrée ou rectangulaire s' ouvrant par la grange,
enserrant une cour, une habitation et des
écuries ; c' est probablement le type qui se
rapproche le plus de l' ancienne villa
gallo-romaine. Elle n' est pas un type particulier
aux pays picards et wallons ; on la retrouve,
quoique avec de moindres dimensions, sur
les plaines de loess de l' Autriche entre Linz
et Vienne. N' est-ce pas l' établissement adapté
par excellence à l' outillage considérable et
au personnel nombreux qu' exigent les grandes
cultures deréales ?
Les préoccupations d' arboriculture et d' élevage
se font sentir dans la ferme-masure caractéristique
du pays de Caux. Elle se distribue en
bâtiments séparés, mais tous compris dans
l' enceinte rectangulaire des pâtures
complantées de pommiers sont encloses d' un fossé
couronné de hêtres, tache sombre qui se détache
à intervalle presque régulier dans la brume
estompée du plateau. Sur les confins de l' Artois,
de même qu' en Danemark et ailleurs, elle se
compose de troistiments perpendiculaires,
enserrant une cour avec un entourage d' arbres et
de vergers.
Nous n' insistons pas sur l' analyse des détails ;
ce qu' il importe de
p181
noter, c' est la fixité des types, leur
multiplication et la fidélité avec laquelle ils
se pètent sur une certaine étendue, attestant
l' exacte adaptation à un genre de vie.
La ferme se montre tantôt dans l' intervalle des
villages, tantôt coexistant avec eux. C' est
ainsi que, dans nos plaines des environs de
Paris, on voit à l' entrée ou à la périphérie
du village, une de ces constructions que la
longueur de ses murailles nues, la large et haute
porte qui s' ouvre sur la cour intérieure, avec la
mare et quelques grands arbres aux abords,
distinguent des maisons qui lui succèdent.
Cependant c' est suivant les pays, tantôt, la
ferme, tantôt le village aggloméré qui domine,
sans qu' il soit toujours facile de dégager les
raisons de ces différences. Assument la
présence de l' eau à la surface y contribue.
C' est la raison pour laquelle la ferme domine
sur les meulières imperméables de Brie, et est
fréquente, comme dans le pays de Caux, sur
les limons qui se prêtent à la formation des
mares ; tandis qu' elle est subordonnée et même
rare sur les craies perméables de Picardie, de
Champagne ou sur les plateaux du " muschelkalk "
lorrain. Mais il y aurait sans doute d' autres
éléments à chercher dans le domaine de l' histoire
et dans le domaine de l' ethnographie, si l' on
avait à traiter cette question.
le village. -le village des grandes plaines
agricoles, tel qu' il existe en France, dans
l' Europe centrale, dans les plaines du
Bas-Danube, et dans la Petite-Russie, est
une des expressions méthodiques d' un genre de
vie. Son pullulement sur les espaces naturellement
découverts ou faciles à défricher se lit sur
la carte et frappe la vue sur le terrain. Dans
nos campagnes du Santerre, de l' Artois, du
Cambrésis, etc., dans le Kochersberg entre
Saverne et Strasbourg, dans le Hellweg entre
Unna et Soest, dans la Borde de Magdebourg
à l' ouest de l' Elbe, les villages se distribuent,
semblables entre eux, comme sur un échiquier,
à faible distance les uns des autres. La
régularité de leur répartition est moins
apparente en Champagne, où ils se serrent le
long des rivières, sur le plateau lorrain
ils affectionnent les dépressions, dans le
Soissonnais où ils sont au bord des plateaux
calcaires. Enpit de différences qu' expliquent
le climat ou des causes historiques, ces
établissements ont entre eux un lien d' origine ;
la sève est puisée aux mêmes sources. Leur
formation s' est faite par groupes. Ce sont
comme des colonies de plantes sociales.
L' onomastique révèle souvent
p182
cette filiation : tel village, sans doute plus
ancien, est représenté par son diminutif, à peu
de distance.
Ces types d' établissement tirent leur force de
leur adaptation aux caractères de sol et de
climat propres à une partie de l' Europe.
Ces plaines unies sur lesquelles la charrue peut
prolonger ses sillons rachètent leur uniformité
par l' avantage de se prêter à de nombreuses
combinaisons agricoles. Les cultures peuvent s' y
pratiquer en grand, par les mêmes procédés,
avec les mêmes instruments, aux mêmes époques :
semences, sarclages, récoltes pouvant s' y faire
simultanément. Il y aun principe d' entente,
l' avantage consiste en une économie de frais et
en commodités réciproques. Ces conditions ont
fait naître un système combiné de culture, une
pratique réglée des assolements. Dès une époque
ancienne, l' assolement triennal y a trouvé son
domaine, on en a des preuves dès le ixe siècle.
On a pu ainsi associer d' un commun accord les
cultures deréales ou légumineuses avec les
jachères et les pâtures. Mais cette organisation
n' est compatible qu' avec un mode d' habitat où
tout l' espace réservé aux maisons se concentre,
toutes les parcelles sont accessibles et d' où
rayonnent en longues bandes les pièces de terre
alloties à tour de rôle. Le village agglomé
autour duquel se coordonnent les cultures, vers
lequel convergent les sentiers ou pistes
herbeuses, persiste en vertu de son
organisation intrinsèque indépendamment de toute
cause extérieure.
à proximité des maisons se centralisent les choses
nécessaires à la communauté : les puits creusés
à frais communs, organe essentiel des villages
de plateaux perméables, les étangs et les
servoirs des régions à sous-sol imperable ;
puis les vergers, les enclos de prés, les
bouquets d' arbres. Dans nos plaines de l' Artois,
ce qu' on appelle le plant est une partie
essentielle du village. Composé de potagers,
de vergers de pommiers, de petits prés enclos
de fils de fer, il forme aux maisons qu' il
abrite et au clocher qui seul parfois émerge,
une ceinture verdoyante en été. Rien de plus
varié que ces plants, sorte d' abrégé de vie
rurale. Au delà règne l' uniformité, s' étendent
les champs et, jadis surtout, les jachères
utilisées par les troupeaux. Le village
centralise l' exploitation.
modifications du paysage. -ainsi par le
principe de combinaisons, l' ordonnance aussi
bien que la composition des paysages ont été
p183
modifiées. L' homme a rallié autour de ses
habitations un ensemble composite d' arbres et de
plantes, tandis qu' à distance de lariphérie
habitée, il disposait l' espace pour ses cultures.
Dans l' Europe occidentale et centrale, c' est
surtout aux dépens de l' arbre que s' est fait
le changement, tandis que dans l' Europe orientale
c' est surtout aux dépens de la steppe.
Toutes les observations de la géographie botanique
semblent indiquer que, dans l' ouest et le centre
de l' Europe, une grande partie de la surface
était le domaine des arbres à feuilles caduques
formant des fots, continues ou coupées de
clairières comme une sorte de parc. Il est
naturel de retrouver dans le paysage actuel
certains vestiges de l' état ancien, comme on
retrouve dans les traits de l' adulte des
miniscences des traits enfantins.
à vrai dire cependant il y a des parties où l' arbre,
s' il a existé, a été à peu près éliminé. Les
croupes crayeuses qui s' étendent entre
les vallées de l' Aube, de la Suize et de la
Marne en Champagne, ou bien entre l' Ancre et
la Somme en Picardie, ne montrent que des
espaces dénudés, , çà et là, quelque moulin
ou quelque arbre isolé servent de point de repère.
La Beauce elle-même, sans les allées qui
bordent ses grandes routes, ne connaîtrait
d' arbres que sur la lisière qui assombrit sa
périphérie. Mais le plus souvent, du moins dans
notre France du nord, un équilibre s' est établi
entre les anciens et les nouveaux occupants
gétaux du sol. Si les masses forestières ont,
en grande partie, déserté les plateaux limoneux,
elles ont trouvé asile sur les surfaces qui
mettent à jour l' argile à silex, sur les sables
qui dans une partie du bassin parisien tantôt
surmontent les calcaires et tantôt leur sont
sous-jacents (Hurepoix) (forêt de Villers-Cotterets),
sur les graviers d' alluvions anciennes
qu' enserrent les méandres fluviatiles de la
Seine. L' affleurement des argiles à silex les
déroule en franges le long des vallées (Caux).
L' érosion leur anagé des asiles où elles
se sont retranchées, et d' où elles débordent
encore partiellement sous forme de boqueteaux,
de garennes, de buissons : ainsi entre le
Vexin et le pays de Caux, ou dans le Hurepoix
entre Paris et la Beauce, ou en Picardie,
sur les confins du Ponthieu, de l' Artois, entre
Valenciennes et Mons, sur les confins du
Hainaut, des lambeaux de bois, où le chêne et
le hêtre sont fortement représentés, semblent
encore protester par leur allure vigoureuse
contre les démembrements dont ils ont été
victimes. Ailleurs, leur ancienne continuité
n' est pas encore complètement masquée : c' est
ainsi qu' autour du plateau de grande culture
de la Pévèle une ceinture à peine interrompue
de bois se dessine. Leurs lambeaux se rapprochent
dans l' Arrouaise, aux confins
p184
du Vermandois et de l' Artois. On peut même
citer des plaines de grande culture où
l' impression de forêt est encore omniprésente :
la Brie, ancien saltus, se distingue par
un foisonnement de grands arbres dans
l' intervalle des cultures. Lorsque la couverture
limoneuse, plus épaisse sur la convexité du
plateau, s' amincit sur les bords, les bois
reprennent le dessus ; c' est ce qui arrive dans
le pays de Caux notamment. Une bande de forêts,
de taillis ou de landes s' interpose entre le
peuplement surtout industriel des vallées et le
peuplement surtout agricole des plateaux. C' est
à distance des bords, sur le dos intact ou à
peine mamelonné, au sommet de larges ondulations
que se multiplient les fermes ou les gros
villages et encore lorsque l' intervalle entre
deux vallées est réduit, que les villages sont
comme pincés entre deux bandes de forêts.
Que la forêt ait été chez elle, dans la plupart
de ces plaines, qu' elle n' aitqu' à regret
et qu' à demi aux empiètements, c' est ce que
montrent, notamment sur le plateau calcaire
lorrain, la force et la composition quasi
intacte du sous-bois qu' elle abrite. Les
lambeaux de bois de chênes et de charmes, dont
les formes régulièrement géométriques piquent
çà et là de taches sombres la surface des
chaumes, conservent, quoiqu' à l' état de serve,
un air de santé affirmant la robustesse qu' ils
tiennent du climat et du sol.
influence du climat continental. -l' arbre
semble au contraire un intrus dans la
puszta hongroise, sur les plateaux de
Podolie et de Petite-Russie, où les moissons
de céréales, souvent bordées de tournesols,
ont remplacé le tapis onduleux de stipa
pennata. les cultures s' y étendent sur
de grands espaces où l' arbre ne prend pied que
sous la tutelle de l' homme. Les versants
abrités et les pentes y sont, avec plus
de netteté que dans nos climats océaniques,
les asiles où se retrempe la forêt. Le climat
qui avait favorisé l' extension des steppes se
prolonge dans la riode actuelle, si atténué
qu' il soit, par des influences hostiles à
l' arbre : tels ces vents glacés du nord-est
qui amènent au printemps des gelées tardives,
succédant brusquement à des soleils dé
chauds. Les plateaux, inhospitaliers aux arbres,
le sont également aux hommes. Sous l' influence
du climat excessif de l' Europe orientale, la
me préoccupation s' impose qu' en montagne : le
besoin de procurer aux établissements l' abri
nécessaire pour les commodités de l' existence
et pour les cultures délicates dont l' homme
doit s' entourer. Les fertiles plateaux de
Podolie offrent souvent le spectacle de
cultures s' étendant à perte de vue, sans qu' on
aperçoive de village ; ceux-ci sont nichés
sur les flancs ou à la naissance de vallées
secondaires, à moins que ce
p185
soit à l' intérieur des profonds méandres burinés
par le Dniester, la Strypa ou le Sereth.
Plus significative encore est la répartition
des villages dans la région russe de la terre
noire. Ils se posent exclusivement soit à la
naissance des ravins latéraux, soit sur les
terrasses qui bordent les fleuves. Et si les
cours d' eau sont insuffisants, des barrages
artificiels, organes aussi indispensables à
ces villages que les tanks aux villes du
sud de l' Inde, pourvoient, par la formation
d' étangs permanents, aux usages rituels et
domestiques.
Ainsi se groupe par gros villages la population
de la région de la terre noire. Les maisons ne
s' y dispersent pas au hasard ; elles se
subordonnent à un alignement : une large voie
unique forme l' axe du village. Avec la partie
servée à l' habitat, les bâtiments
d' exploitation dessinent un carré qui est la
cour. Lorsque, s' avançant vers le nord, on
arrive au 53 e degré de latitude environ, aux
approches de la région forestière mieux pourvue
d' eau, on voit peu à peu les villages
s' éparpiller, s' écarter des rivières, et former,
avec les champsfrichés qui les entourent,
des oasis de plus en plus petites dans des
forêts immenses. C' est entre 55 et 50 degrés de
latitude que s' accuse la transition, sensible
plutôt dans le mode de construction que dans la
forme des villages. La maison de bois remplace
la maison de pierre, le toit de bois le toit de
chaume, mais la disposition générale ne change
pas. Le type de village composé d' une large
rue reste commun à la région moscovite et à celle
de la terre noire ; la régularité du plan
persiste comme signe extérieur de l' organisation
villageoise.
conclusion. -ne pouvons-nous pas tirer déjà
de ces observations les généralités qu' elles
impliquent ?
Partout nous voyons que les surfaces étendues où
prévaut une relative uniformité de relief et
une certaine homogénéité de sol, ont donné
lieu à des villages agglomérés ou à des
établissements qui lui ressemblent par le
personnel nombreux qui s' y trouve. Il en a été
ainsi non seulement en Europe, mais en
Chine. " ce sont, dit Richthofen, en parlant
des villages des pays de loess, des
associations de familles unies par une
communauté de descendance ou du moins de rites,
dont la cohésion est maintenue par la cessité
d' entente dans la conduite des mêmes cultures. "
à la Chine on pourrait ajouter la plaine
indo-gangétique, non compris le delta du Bengale,
s' est développé et fixé un des types les plus
complets de communauté de village.
Tous ces établissements, sous des formes variées
qu' expliquent les
p186
différences de climat ou des degs d' état social,
sont l' expression du me besoin de centraliser
sur quelque point l' exploitation du sol. Une
coopération réglant les dates des actes de la
vie agricole, fixant certains procédés
d' exploitation, s' impose comme avantageuse à tous.
La nécessité de s' unir pour l' aménagement des
eaux, la construction de puits, l' entretien de
certains travaux, l' accommodation d' un milieu
favorable aux cultures, resserre la cohabitation.
Le village est un organisme bien défini, distinct,
ayant sa vie propre et une personnalité qui
s' exprime dans le paysage. La concentration de
l' habitat s' y associe avec la multiplicité des
parcelles, celles-ci ne pouvant trouver que
dans le village l' intermédiaire commun auquel
aboutissent toutes les pistes.
Ainsi constitué, le village est apte à fournir
un marché et à donner lieu à des industries
rurales, de même que maintenant dans la
Petite-Russie, dans la plaine allemande ou de
la France du nord, la culture industrielle a
joint l' usine à la ferme.
iii. -l' habitat dispersé :
les établissements humains n' ont pas rencontré
partout les mêmes sollicitations de groupement.
La diffusion des eaux, la diversité des
orientations, le morcellement des sols,
fournissent spontanément sur divers points la
somme des conditions nécessaires à une
existence fixe. Les groupements élémentaires,
tels que ceux que peuvent former les membres
d' une famille, à peine assistés de quelques
voisins, suffisent. Aucune condition n' impose
les diverses servitudes qu' implique une
communauté villageoise. L' habitat se
disperse.
Cet habitat dispersé se présente en France
sous des formes diverses, mais avec un
caractère régional assez nettement marqué pour
qu' on puisse, en traits généraux, lui assigner
des limites. Tantôt c' est la petite ferme isolée,
presque ensevelie dans les arbres, reliée par des
sentiers couverts et fangeux à d' autres fermes
distantes de quelques centaines de mètres,
cas fréquent en Bretagne et dans l' ouest de la
France. Ailleurs, dans le Cotentin, s' observe
fréquemment l' accouplement de deux ou trois
fermes. Des hameaux assez serrés, groupant
ensemble une douzaine de feux, forment un mode
de peuplement assez ordinaire dans plusieurs
parties du Massif Central. Des groupes de
maisons séparées constituent ce que, dans le
pays Basque, on appelle un quartier.
maisons isolées ou hameaux, ce sont des agrégats
minuscules, incapables d' exercer autour d' eux
une attraction semblable à celle qui
p187
coordonne les cultures autour des villages
agglomérés des grandes plaines. La physionomie
de paysage qui résulte de ces formes
d' établissements reflète en ses traits généraux
un tout autre mode d' exploitation du sol, un
autre genre de vie, une disposition bien
différente de celle que nous avons observée dans
les villages agglorés.
C' est le particularisme substitué à la
centralisation. Tout parle ici de séparation,
tout marque le cantonnement à part ; des haies
d' arbres dessinent partout leurs zigzags,
raient les collines, et leurs cimes mutilées,
présentant d' étranges silhouettes, divisent
jalousement les enclos et les champs. Les mêmes
cultures se déroulent rarement sur de grands
espaces. C' est par lopins variés qu' elles
s' encadrent entre les haies. Des landes
s' entremêlent avec les cultures. Parfois le
me enclos sert tour à tour à la culture et
au pâturage. Au lieu d' espaces unis, rarement
interrompus par des chemins, partout des sentiers
creux, fossés et levées de terre garnies de
buissons et d' arbres. Ce morcellement de détail
laisse rarement place à des vues d' ensemble ;
et, quand un point dominant s' offre par hasard,
c' est un pays fourré qu' on découvre, où il est
difficile de distinguer entre des croupes et des
ondulations qui se ressemblent, entre des
sentiers qui divaguent. Une impression
d' isolement se dégage de cet ensemble ; et
l' étranger se sent mal à l' aise devant ce dédale
qui lui semble inhospitalier et hostile. Dans
ce système d' établissements, les centres de vie
se duisent à des lieux de rendez-vous
périodique, marché, église, chapelle,
panégyrie.
On est en face d' un état arriéré. Que ce genre
de vie ait de profondes racines, qu' il tienne
au sol autant qu' à des habitudes, c' est ce que
montre sa persistance, sanéralité dans les
contrées auxquelles il s' est adapté ; ainsi
que les rapports, peut-être indissolubles,
qu' il a noués avec les institutions, les
conceptions sociales de certaines races.
Les cadres de la vie sociale, aussi bien que
l' aspect du pays, soulignent la différence
entre les régions de villages agglomérés et
celles où l' isolement, tout au plus interrompu
à de certains jours, est lagle.
L' opposition entre ces deux types d' établissements
n' est naturellement point particulière à la
France, quoiqu' elle ne se présente pas partout
avec un caractère aussi tranché. Elle a été
signalée particulrement en Souabe, tandis que
l' habitat aggloméré règne sur les plaines
calcaires du Moyen-Neckar et sur les plateaux
de la Rauhe-Alp, le système d' habitat
dissémi(einodhof) trouve un domaine très
distinct et très net dans la région morainique
qui s' étend au nord du
p188
lac de Constance et de l' Allgau. Les mêmes
causes physiques que celles qui ont été signalées
plus haut semblent bien ici entrer aussi en
jeu : le morcellement du relief, la richesse en
sources, la présence diffuse des eaux ont laissé
se multiplier les petites unités indépendantes,
autour desquelles se pratique l' exploitation du
sol. Et ce mode d' exploitation se traduit par le
lange et les enchevêtrements de champs et
pâtures, où se reflète un genre de vie res
mi-agricole et mi-pastoral.
Nulle part en Europe ce type d' établissements
morcelé ne se montre sur une plus grande échelle
et avec un caractère plus marq d' archaïsme que
dans la péninsule des Balkans. L' habitat
dispersé et l' habitat aggloméré, le type hameau
et le type village y semblent bien correspondre
à des différences géographiques. En Serbie,
comme en Bulgarie, ce sont les parties
accidentées et montagneuses, pentes ou versants
à l' exclusion des plaines et vallées, qui
paraissent le domaine naturel de la dispersion.
Plutôt que la ferme isolée, on rencontre
des maisons associées par groupes d' une douzaine
de feux oume davantage, dont les occupants
sont ordinairement reliés par des liens de
famille. L' habitat est calq ainsi sur l' état
social. Sur les confins de la vieille Serbie
et de la Bulgarie, entre Koumanovo et
Kustendil notamment, Cvijic a cherché à tracer
la limite, toujours incertaine en ces matières,
qui séparerait les villages agglomérés des
groupements de hameaux. Ces hameaux, désignés
sous le nom de kolibé en Bulgarie, y
paraissent aussi le type dominant des collines
et des montagnes, ils en constituent le mode de
peuplement caractéristique, en antinomie marqe
avec les villages de plaines. Même contraste
en Valachie : le catun, ou groupements par
hameaux de 3, 4 ou 5 maisons ou plus, est le
type des collines et des avant-monts, comme le
village est le type des plaines. " partout de
l' eau, dans chaque repli du sol un ruisselet,
une source ; la forêt, si ravagée qu' elle ait
été, est encore prochaine, offrant les bois
nécessaires à la construction de la maison
et à l' entretien du feu en hiver. " même
opposition encore au nord des Carpathes entre
le peuplement par hameaux des collines et
les gros villages des plaines de Galicie et
Podolie.
Il y a trop de complexité dans les races et trop
de fluctuations d' ordre économique pour que
cette délimitation à base géographique ne
p189
puisse être entamée. Des causes diverses
interviennent pour en modifier les linéaments,
la prédominance de la vie agricole sur la vie
pastorale peut s' accentuer ; la démarcation
continuera cependant de subsister. Dans cette
péninsule balkanique que tant d' accidents
historiques ont traversée et qui a été livrée
à un tel enchetrement de races, elle répond
à des conditions naturelles ; elle demeure un
témoignage vivant de l' ancienneté de genres de
vie spontanément issus du milieu.
iv. -types de régions subtropicales et
subarctiques :
soit qu' on s' avance dans la direction des pôles,
soit qu' on aille dans la direction de l' équateur,
les zones propices aux établissements humains
se duisent progressivement : ici par la
surabondance d' eau, là par lacheresse ou par
d' autres causes.
régions subarctiques. -dans le nord de la
Russie d' Europe, c' est aux abords de la région
forestière, sur les confins de la forêt d' arbres
feuillus et de la forêt de conifères, par
58 degrés de latitude environ, que des
différences tranchées, inconnues à nos régions
tempérées, se dessinent entre les parties
humanisées et les parties rebelles aux
établissements. Dans la région de la haute Volga,
domaine des finnois tcrémisse à peine enta
par la colonisation russe, le contraste s' accuse
entre le haut-pays dont le sol friable couvert
d' une couche de terre noire a permis de pratiquer
des clairières agricoles, et le bas-pays la
forêt de pins et de sapins, encore dominante,
n' est interrompue que par des lacs et des
marécages. Le village s' est constitué, florissant,
entoude vergers et de massifs de tilleuls,
bouleaux et aulnes dans le haut-pays. Il
n' existe dans le bas-pays qu' à l' état rudimentaire,
" et ne montre pas de traces de végétation autour
des constructions " . L' eau stagnante, avec les
miasmes et les gelées qu' elle engendre, est
visiblement l' élément hostile.
Dans les provinces de la Baltique, comme en
général en Scandinavie, l' éparpillement des
fermes est legime qui apparaît, s qu' à la
continuité des plaines se substitue le
morcellement propre aux contrées qu' ont envahies
les glaciers.
Au nord du 60 e degré, la Finlande a été le
siège d' une colonisation plus active. C' est
peut-être que l' homme a fait le plus d' efforts
pour approprier à ses besoins une contrée peu
hospitalière. Rabotée à la
p190
fois par les glaciers et jonchée de leurs dépôts,
la surface en est sans cesse morcelée " en une
foule de petits territoires par une alternance
de petites collines rocheuses, de terrains de
gravier, de lacs et de champs d' argile " . Ce
morcellement, là comme dans les régions nous
l' avons vu déjà prévaloir pour d' autres causes,
a produit son effet ordinaire : hostile à la
formation de villages, et favorable aux hameaux
et fermes isolés (torp). Une sorte de besoin
centrifuge a me porté les pionniers de la
colonisation dans le plateau inférieur à
s' établir autant que possible à l' écart les uns
des autres, comme ils l' ont fait plus tard en
Amérique dans le Far-West, seul moyen de
combiner librement des ressources éparses que la
pêche et la chasse permettaient de joindre à
une agriculture très restreinte. Peu à peu, il
est vrai, par les progrès du drainage et de
l' assainissement du sol, une marge plus grande
s' est ouverte aux établissements des hommes.
Dans l' est du plateau lacustre, la coutume
s' établit alors de bâtir çà et là sur les
collines de graviers et de sables, médiocrement
fertiles mais moins exposées aux gelées que les
terrains argileux ou les tourbières du fond des
vallées. Des groupes sporadiques d' établissements
ont pris naissance ; mais ils ne forment de
ritables ensembles que le long des fleuves.
Entre les solitudes sur lesquelles pèsent la
stagnation des eaux et des marécages,
l' immobilité des fots de conifères et de
bouleaux, où l' agriculture ne dispose que des
misérables ressources de l' écobuage, la
circulation des cours d' eau représente le
mouvement et la vie ; c' est en effet le long des
fleuves qu' ont afflué les établissements humains.
Une frange d' établissements suit fidèlement les
cours d' eau, surtout dans la partie orientale
l' évolution du réseau fluvial est plus
avancée ; ils s' égrènent, plutôt qu' ils ne
se concentrent sur leurs rives. Par une
analogie remarquable avec nos pays de
montagnes, on y remarque que chaque vallée
fluviale forme une région à part. Ainsi la
partition des établissements est en rapport
avec les forces physiques qui travaillent à
substituer unseau fluvial coordonné aux
labyrinthes lacustres et marécageux, héritage
des anciens glaciers quaternaires.
la Chine. -l' homogénéité du sol dans le
nord de la Chine est propice aux
agglomérations : les unes ne dépassent pas les
proportions de hameaux, les autres sont de
gros villages agglorés. Dans la vallée
p191
du Veï-Ho ce sont plutôt les hameaux
unissant dans une enceinte de terre un certain
nombre de maisonnées en forme de cubes que de
grands villages fermés. Le village se montre
plus perfectionné dans la province de Chan-Toung,
comme partie intégrante de cette vieille
civilisation qui s' y est conservée mieux
qu' ailleurs.
Avec ses temples ornés de grands arbres, avec les
portraits ornés de moulures et d' inscriptions
en pierres sculptées, il réalise parfois ce
type classique que se complaisent à
représenter les anciennes peintures
chinoises.
Lorsqu' on s' avance vers le sud, du Ho-Nan
vers le Hou-Pé, ou du Chan-Toung dans le
Kiang-Sou entre les deux grands fleuves,
surtout dans le Hou-Nan et le Tché-Kiang
au sud de Yang-Tseu, et dans la riche
province de l' ouest, le Szé-Tchouan, l' effet
des changements de climat et de sol se fait
sentir sur le régime de l' habitat rural. Plus
de loess pour amortir les inégalités du sol
et répandre une teinte uniforme sur toutes
choses. La tendance à l' éparpillement des
maisons s' accuse de plus en plus, se conformant
de plus près à l' usage d' association familiale.
Tantôt l' habitat suit jusqu' au sommet des pentes
les jardins de thé qui s' échelonnent, tantôt
il élit domicile sur les terrains relativement
trop élevés pour qu' il soit possible d' y faire
parvenir en été l' eau nécessaire à la culture
du riz ; il se superpose aux régions étagées
comme le village méditerranéen se superpose
au verger. Ces petits groupes de maisons
juxtaposées expriment la cohabitation familiale
au sens étendu qu' elle a chez ce peuple :
avec ses ramifications, sa nombreuse descendance
cimentée en étroite association par les
croyances et les rites, et retenant ainsi
autour des ascendants des groupes de 30, 40,
50 personnes et plus. Les travaux de saisons
auxquelles la culture du riz, la cueillette
du thé donnent lieu, doivent à cette
coopération familiale un caractère patriarcal,
auquel la maison ou le groupe sert de cadre.
Cela représente quelque chose de plus
expressif que nos hameaux, une incarnation
plus exacte des principes sur lesquels est
fondée la civilisation chinoise.
Nulle part ce mode de répartition ne s' épanouit
plus librement que dans le bassin " rouge " , la
grande région irriguée du Szé-Tchouan,
" un grand jardin regorgeant d' hommes " . Les
cultures d' arbres s' ylent aux cultures de
réales et de légumineuses, riz, orge, blé,
fèves, chanvre, colza, etc., qui se pressent
étroitement ; des massifs d' orangers, de mûriers,
de résineux, de bambous, signalent les groupes
p192
d' habitation ; et dans cette Chine le
déboisement a partout marqué ses stigmates,
il ne reste à l' arbre partout pourchassé que
quelques refuges, autour des temples, ou de ces
tombeaux de familles qui abondent dans la
province essentiellement chinoise de Ho-Nan,
les haies de bambou, peupliers, mûriers qui
encadrent ces fermes du Szé-Tchouan, donnent
çà et là la réminiscence de la forêt
disparue.
Mais quelle que soit la forme de l' habitat rural,
fermes, hameaux ou villages, la zone en est
restreinte en Chine, comme les modes
d' exploitation qu' on y pratique. Des vallées
et des plaines qui sont ses lieux de
prédilection, elle gagne péniblement à l' aide
de terrassements tout ce qu' elle peut conquérir
sur les collines ; mais l' absence d' élevage
met une restriction à ses empiètements. De là
ces contrastes qui prêtent à illusion. à la
multitude de hameaux ou villages qui se pressent
dans les vallées irriguées ou près des
embouchures fluviales l' adoucissement de la
pente et le jeu régulier des marées facilitent
l' aménagement des eaux, succèdent parfois
de grands espaces inutilisés. Nous avons no
que des intervalles existent dans les régions
arides ou semi-arides des bords de la
diterranée ; mais l' explication ici ne vaut
pas, puisque c' est précisément dans les régions
arrosées de la Chine centrale et méridionale
que s' intercalent des espaces où l' habitat se
raréfie, ne se montre que sous ses formes les
plus rudimentaires. Un fait social, tenant à
des habitudes agricoles invétérées, concentrant
toute l' inniosité et tout l' effort sur les
cultures qui défraient les besoins de nourriture,
de vêtement et d' éclairage auxquelles s' est
accoutumée la société chinoise ; telle est et
restera, du moins jusqu' à nouvel ordre, la cause
de cette répartition singulièrement exclusive,
qui ne répond à rien d' impératif dans les
conditions physiques. Bien plutôt elle exprime
un stade ancien, fixé dans une perfection précoce
et auquel un isolement séculaire a servi de
préservatif.
à ce point de vue nous ne sortons guère de Chine
en passant au Tonkin. Le delta y fourmille
de villages analogues entre eux, très voisins
et se reproduisant à des centaines d' exemplaires,
comme un type de colonisation. Le site en est
circonscrit par les casiers naturels formés
par les bourrelets des fleuves. Entre les digues
élevées contre les inondations, de petits
compartiments s' inscrivent où l' eau s' accumule
avec les pluies d' été dans des arroyos, des
mares, des étangs en partie artificiels. C' est
là que l' annamite du delta a constitué son
village ; avec ses maisons en pisé, ses étangs,
ses mares, ses jardinets
p193
de légumes et la lisière de bambous, interrompue
de portes, qui lui sert d' abri ou defense,
il forme un tout. L' autonomie de ce petit
monde est garantie par la union de tous les
organes de culture, de défense, deserve et
d' assurance contre la sécheresse. Ce cadre
n' est qu' en partie artificiel. Ces cuvettes où
l' on recueille l' eau des pluies sont, comme
les johls du Bengale, dérivées des flaques
que, chaque été, les pluies et les inondations
laissent après elles. Il a suffi d' en
consolider les contours, d' en régulariser le
régime pour pratiquer un aménagement minutieux,
tout à fait proportionné aux forces de
main-d' oeuvre, aux procés et aux instruments
de culture dont disposent ces petites
communautés. L' unité sociale sur laquelle est
fondée la société annamite trouve dans ce
cadre une expression adéquate ; c' est elle qui
duit en menue monnaie la richesse apportée
en lingot par les fleuves.
l' Inde. -abstraction faite des vastes
plateaux du centre où persistent les modes les
plus rudimentaires d' établissements, l' Inde
est par excellence un pays de villages. Dans
cette immense agglomération d' hommes les cités
ne prennent que 2 pour 100 de la population ;
et l' habitat rural se présente surtout sous
forme de villages. La dismination par
hameaux ou par cases ne prévaut que dans le
Bas-Bengale, où de toutes parts, les groupes
s' éparpillent entre des haies de bambous,
et sur la lisière étroite de Malabar et de
Travancore, régions l' abondance des pluies
et la présence universelle des eaux permettent
et favorisent l' éparpillement.
Le village se montre au contraire très aggloméré
dans le Pendjab, si populeux, si complet, avec
son organisation et ses corps de métiers, si
bien circonscrit par des murailles de terre,
qu' il ressemble à un campement de tribu. Entre
les croupes herbeuses où l' élevage, les marchés,
les foires entretiennent le mouvement
(bas-pays ou khadar), le captage des crues
dans les vallées au moyen de dérivations
élémentaires, le forage des puits au
voisinage des monts, tiennent la population
concentrée. Le rapprochement des genres de
vie différents et hostiles se marque dans le
mode de groupement. L' habitat se délie
davantage, devient plus libre, dans la grande
plaine de la Djumna et du Gange jusqu' à
Allahabad etnarès. Non loin des frontières
menacées et des marches d' invasions, le
village a laissé se relâcher la rigueur de
l' ancienne organisation en communauté ; les
collectivités qu' il groupe sont moindres
numériquement. Elles sont aussi plus
voisines ; l' intervalle qui les sépare
n' atteint pas en moyenne 2 kilomètres.
p194
Le voisinage de la nappe d' eau souterraine que
les puits atteignent à une faible profondeur,
a permis à ces communautés de se multiplier
uniformément sur toute la surface meuble et
légère que circonscrivent au nord le Teraï,
au sud les falaises de grès de l' Inde centrale.
On compte par centaines de mille les puits soit
en maçonnerie, soit temporaires qui, perçant
de toutes parts le sol du Doab (Mésopotamie
gangétique), y sont l' oeuvre anonyme et ancienne
des cultivateurs du sol. Ils se sont groupés ;
et sans doute ce mode d' habitat dans la haute
et moyenne vallée du Gange est moins dicté par
la nature que par le désir de rester concentrés,
de conserver les liens entre des races diverses
traditionnelles. C' est un type de colonisation,
comme dans le delta du Tonkin. Les groupes,
quoique rapprochés, vivent renfers sur
eux-mêmes, dans les cadres traditionnels qui
contiennent, soit en agriculteurs, soit en
artisans, tout ce que peuventclamer les
besoins et même les ambitions de luxe, et qui,
une fois complets, s' ouvrent difficilement à
de nouveaux-venus. Nulle part les recensements
n' ont relevé un plus grand nombre d' habitants
vivant à l' endroit même dont ils sont
originaires. Tout au plus des mariages
entretiennent-ils quelque échange de population
entre villages voisins. Si d' une part la
facilité de culture sur un sol homogène et
ami a favorisé la propagation d' unme type
de villages, c' est la nécessité de se
précautionner contre les insuffisances et les
irrégularités des pluies qui en a maintenu
la cohésion.
Le rapport entre l' irrigation et le type de
villages ne se montre pas moins dans les régions
intérieures ducan, où il est nécessaire
aussi de constituer des réserves pour parer
aux insuffisances de pluie. Le substratum
archéen des roches ne permet pas d' y multiplier
les forages de puits comme dans les sols
meubles des plaines indo-gangétiques ; mais
il suffit de quelques barrages dans les larges
ondulations de ces surfaces denéplaine pour
former des tanks ou réservoirs artificiels.
On a compté de ces bassins jusqu' à 43. 000 rien
que dans les 14 districts pendant de Madras,
tous d' origine indigène. Il n' est pas de
village qui ne possède cet organe essentiel,
qui est à la fois son oeuvre et sa raison
d' être.
Ainsi, dans l' oeuvre anonyme qui a précédé dans
le sud comme dans le nord de l' Inde les grands
travaux qu' ont accomplis des dynasties
historiques, on retrouve, précédant les grands
canaux du Sind et du Gange, les digues
monumentales du Cavery et des fleuves du
Carnatic, le travail préliminaire d' installations
et d' aménagements modestes,
p195
conçus et exécutés à la mesure de villages ou
groupes restreints, et qui n' avaient pas d' autre
prétention que de nourrir des communautés
de 200 à 1. 000 personnes. Leur adaptation aux
conditions de sol et de climat a fait que,
soit dans les contrées de Mysore et de Carnatic,
soit dans la plaine gangétique, le type une
fois for s' est répété, presque sans
variantes, à des millions d' exemplaires. Il
s' est propagé autant que le permettaient les
conditions du sol.
v. -conclusion :
si incomplet que soit cet aperçu comparatif,
il suggère quelques remarques. Il y a quelque
chose d' essentiellement géographique dans
la répartition de ces formes diverses d' habitat
rural que nous avons rencontrées en Europe
autour de la Méditerranée, en Chine, au
Tonkin, dans l' Inde, et que nous pourrions
sans doute rencontrer ailleurs. Ces exemples
montrent que la répartition s' organise
régionalement. Ce n' est pas le hasard qui a
implanté ici le type de villages agglorés,
là celui de hameaux dispersés, ailleurs celui
de petites maisons ou cases semées comme une
poussière. Cependant, il serait chimérique de
prétendre établir des classifications
générales en rapport avec les circonstances
géographiques. Certaines conditions seulement
de sol et de climat sont compatibles avec le
mode disminé, dispersé, ou aggloméré ;
d' autres y sont réfractaires. Le groupement
dispersé convient aux régions où, par suite
du morcellement du relief, du sol et de
l' hydrographie, la terre arable est elle-même
morcelée. Le village aggloméré est chez lui,
au contraire, dans les contrées où cette
surface arable est continue, d' un seul tenant,
permettant une exploitation uniforme. Sous
l' empire de nécessités communes se sont formées
des associations collectives. Le creusement
et l' entretien de puits, d' étangs et de mares,
la nécessité de construire des murailles,
contribue à resserrer et à agglomérer
l' habitat.
Il serait vain de gliger l' influence de la
question de sécurité et de défense. Au contact
de la steppe et des domaines d' autres genres
de vie, tout prend un aspect de forteresse :
le village lui-même, aux confins du Sahara,
de l' Arabie, du Turkestan, de la Mongolie,
devient une prison et un refuge. Par contre,
là où la sécurité, longtemps absente, commence
à renaître, nous assistons à un mouvement de
dispersion. L' habitat selie en quelque
sorte. Du vieux village fortifié, d' aspect
fiant, de plus en plusserté sur sa
montagne, se détachent, comme
p196
une bande d' écoliers émancipés, des groupes de
maisons s' éparpillant à leur guise.
Mais, dans le groupement de l' habitat rural,
la considération de défense, de refuge, n' est
pas la principale. Le site exprime une
combinaison d' influences physiques, où la
pente, le niveau d' eau jouent leur le,
avec une association de cultures artificiellement
assemblées. Ces combinaisons se coordonnent
différemment, suivant que le noyau est un
village, un hameau, une ou deux fermes isolées ;
mais elles existent du fait de l' homme. Elles
modifient profonment le paysage, et sont
par là un des objets essentiels de la
géographie humaine. De grandes différences
sociales sont nées de différences d' habitat.
Le village réalise un type de communauté
dépassant le cadre de la famille et du clan.
Les vieilles organisations villageoises ont
leur rôle dans nos anciennes sociétés
d' Europe, sans parler même de celui qu' elles
conservent en Russie. Si elles l' ont perdu,
cela tient à l' importance croissante des villes,
au développement des communications et de la
vie commerciale qui ont fait naître de toutes
parts des germes nouveaux. Les industries
villageoises ont en grande partie ri dans
nos contrées ; l' industrie moderne tend à se
distribuer d' après des lois nouvelles. Mais
il y a de vastes contrées où le village est
resté et reste encore l' organisme essentiel :
l' Inde, l' Indochine et une grande partie au
moins de la Chine. Le village continue à
réaliser dans l' Inde ce qui partout ailleurs
est le privilège des villes : division du
travail, satisfaction des besoins, même du
superflu. C' est un petit monde fermé et dont
la prise est si forte qu' il étouffe tout autre
sentiment de communauté, qu' il bouche l' horizon.
" nous annamites, écrit le mandarin Tran Than
Binh, à cause de la grande variété des
institutions communales, nous nous croyons en
Chine ou en Amérique aussitôt sortis de notre
village. "
le village ainsi, dans ces contrées orientales,
absorbe une plus forte part de vie sociale,
au détriment des formes plus vastes
d' organisation, ville ou état. L' antithèse
est forte vis-à-vis de l' Europe ; elle
apparaît plus forte encore si l' on songe aux
états-Unis d' Amérique. Mais tout cela est
matière qui participe à la vie, s' assouplit
et s' adapte aux circonstances. L' insécurité,
l' état de piraterie et de guerre modifient
plus ou moins temporairement l' habitat. Aucun
état ne saurait être considéré comme définitif
et immuable. Le lien qui tenait autour de la
diterranée les habitations étroitement
groues sur les hauteurs s' est reché. Les
types de groupements évoluent comme toutes
p197
choses. Il sera d' un grand intérêt de suivre
cette évolution, non seulement dans les contrées
diterranéennes, où elle est actuellement
très sensible, dans les contrées de colonisation
cente, l' Amérique et lesgions tempérées
de l' hémispre austral, où elle est à ses
débuts ; mais encore dans les contrées
tropicales, et dans ces contrées d' orient
et d' Extrême-Orient où la population semble
figée en des moules très anciens. Ils ont du
dans l' isolement ; mais ils ne résisteront
peut-être pas aux chemins de fer, à la grande
industrie, aux innovations qui résultent du
contact avec le commerce mondial.
p199
chapitre vi. L' évolution des civilisations.
i. -tendance naturelle au perfectionnement :
observez dans une vitrine de musée l' attirail
de vêtements, armes et parures du monde
lanésien ; aux coquilles, écailles de tortues,
dents, arêtes, bois et fibres végétales, vous
reconnaissez l' empreinte du milieu littoral
et équatorial ; dans les ornements brésiliens,
vous retrouvez les plumes des oiseaux bariolés
des forêts ; dans ceux des pasteurs cafres les
peaux de rhinocéros, les lanres
d' hippopotames ; vous devinez autant
d' adaptations à des genres de vie inspirés
directement du milieu ambiant. Ce milieu a été
peu modifié, sauf les incendies, les
défrichements temporaires ; le monde végétal
et animal reste à l' état de nature ; et d' autre
part, presque rien n' a été emprunté au dehors.
Jetez ensuite un regard autour de vous ;
voyez ces contrées de haute civilisation, où
nos champs, prairies, forêts mêmes sont en
partie des oeuvres artificielles, nos
compagnons, animaux et végétaux, sont
exclusivement ceux que nous avons choisis, où
les produits, les instruments, le matériel
sont plus ou moins cosmopolites. D' un cô
des civilisations franchement autonomes : de
l' autre des civilisations où le milieu ne se
distingue qu' à travers les complications
d' éléments hétérogènes. Il semble qu' il y ait
un abîme entre ces rudiments de culture,
expression de milieux locaux, et cessultats
de progrès accumulés dont vivent nos
civilisations supérieures. Les uns sont si
exactement calqués sur les lieux où ils se
trouvent, qu' on ne peut ni les transporter
ni les imaginer ailleurs ; les autres sont doués
de la faculté de se communiquer et de se
pandre.
Cependant, chacun de ces types de civilisations
procède de développements qui ontmes racines.
C' est dans le milieu ambiant que partout
les groupes d' hommes ont commencé à chercher
les moyens de pourvoir aux besoins de leur
existence. La plupart ont fait preuve
p200
dans cette recherche de qualités d' ingéniosité
et d' invention qui montrent dans la nature
humaine plus d' égalité originelle que nos
préjugés de civilisés ne l' admettent : l' homme
ne s' est pas contenté d' user de l' abri des arbres,
des roches, pour se mettre en sûreté, de
cueillir à l' aventure les racines ou graines
spontanément sorties du sol, de chasser à la
manière des bêtes de proie ; il a tiré du palmier,
du bambou, des dépouilles d' animaux marins ou
terrestres, de la pierre et de l' argile, du
cuivre et du fer, un monde d' objets qu' il a
frappés de son empreinte, créés à son intention.
Ce que plus tard il a obtenu en appliquant à
la navigation les énergies naturelles de l' air
et de l' eau, plus tard encore, en utilisant
la force d' expansion des gaz, les sources de
chaleur et de lumière amassées par les anciens
âges dans les entrailles du sol, récemment
enfin les énergies plus mystérieuses de
l' électricité, l' homme des civilisations
primitives l' a commencé en appliquant à ces
fins les animaux et plantes que rencontrait
sa vue, le sol qu' il foulait à ses pieds.
Paril était condamné à rencontrer des
conditions plus ou moins favorables. Dans
l' espace mesuré dont il disposait, les
auxiliaires pouvaient être rares, et l' on sait
qu' en certaines contrées comme l' Océanie,
l' indigence de la nature native paralysa ces
développements. Toutefois, même là, l' instrument
qui supplée à ce qui manque à l' homme en force
et vitesse, apparaît partout comme un germe
d' où, si rudimentaire qu' il soit, peut sortir,
les conditions étant favorables, une longue
suite de progrès, comme un acte d' initiative,
une force de volonté.
La nature fournit à l' homme des matériaux qui
ont leurs exigences propres, leurs facilités
spéciales, leurs incapacités aussi, qui se
prêtent à certaines applications plutôt qu' à
d' autres ; en cela elle est suggestive, parfois
restrictive. Toutefois, la nature n' agit que
comme conseillère. En créant des instruments,
l' homme a poursuivi une intention ; en
s' appliquant de plus en plus à perfectionner
ses armes, ses ustensiles de chasse, de pêche
ou de culture, les demeures il pouvait
mettre en reté sa personne et ses biens, son
outillage domestique ou ses ornements de luxe,
il a été guidé par unsir d' appropriation
plus précise à un but déterminé. Dans les
différentes conditions de milieux où il se
trouvait placé, ayant tout d' abord à assurer
son existence, il a concentré tout ce qu' il
y avait en lui d' adresse et d' ingéniosité sur
ce but. Lessultats qu' il a atteints, si
inférieurs qu' ils puissent nous paraître,
témoignent de qualités qui ne diffèrent de celles
qui trouvent leur emploi dans nos civilisations
modernes, que par la moindre somme d' expériences
accumulées. Il y a certes des inégalités, des
degrés divers dans l' invention ; mais partout
l' étude du matériel ethnographique
p201
dénote de l' ingéniosité, même dans un cercle
restreint d' idées et de besoins.
Les instruments que l' homme met en oeuvre au
service de sa conception de l' existence,
dérivent d' intentions et d' efforts coordonnés
en vue d' un genre de vie. Par là ils forment
un ensemble, ils s' enchaînent et montrent entre
eux une sorte de filiation. Une application
en appelle une autre. Le chasseur, pour
perfectionner ses armes de jet, boumerang,
sagaye ou javelot, sarbacane, arc et flèche,
introduit des modifications : il recourbe ou
allonge son arc suivant l' envergure qu' il doit
obtenir ; il protège d' un bracelet le bras que
peut endommager le contre-coup de la corde ;
il garnit la flèche de plumes qui régularisent
son élan, il en amortit la pointe quand il
craint d' endommager le plumage de l' oiseau
qu' il veut atteindre. Il s' arme d' un bouclier
qui résiste à l' attaque. Le bouclier, léger et
maniable devant les armes de jet, s' est
allongé et alourdi en s' alliant à la pique
et à la lance pour permettre de s' arc-bouter
contre l' assaut de l' ennemi ou de la bête fauve.
Si le nègre africain de la zone tropicale
pratique la tallurgie du fer, il réalise
dans les formes de couteaux, leurs
contournements et ciselures, leurs barbelures,
une variété qui vise autant de diversités
d' emplois.
Le matériel que le kirghiz a créé à l' usage de
sa vie de déplacements périodiques, la forme
de sa tente, de ses vêtements, réalisent un
ensemble où tout se tient, comme la
personnification d' un genre de vie. Deme,
le matériel qu' a créé l' eskimau pour subvenir
aux besoins de la pêche, de la navigation sur
mer, des rapides trajets sur la glace ou sur le
sol de la toundra, traîneaux et attelages,
kayaks et harpons, vêtements, huttes, représente
un tout dont les diverses pièces sont
coordonnées.
Est-ce seulement le stimulant de l' utilité
pratique qui préside à ces combinaisons ? On y
reconnaîtra un élément qui entre dans toute
oeuvre imprégnée de patience et d' attention
minutieuse, quelque chose d' analogue à ce qui
soutient l' artiste dans sa lutte contre la
matière, dans son effort pour lui communiquer
l' impression qui est en lui-même. La poterie
n' est pas moins significative à cet égard que la
tallurgie primitive. Le doigt du potier
indigène, en Guyane aussi bien qu' aurou,
depuis la Chine méridionale jusqu' à l' extrémi
occidentale de la Berbérie, pétrit la matière
au gré de ses fantaisies et de ses besoins.
Le fini de certains instruments fabriqués, par
exemple chez les eskimaux, avec de simples
arêtes ou os de poissons, ou chez certains
polynésiens avec des coquilles d' une remarquable
dureté, chez les maoris de la Nouvelle-Zélande
avec les bois durs dont ils
p202
cerclaient les membrures de leurs embarcations,
dénote une patience qui n' est autre chose que
l' amour de l' artiste pour son oeuvre.
En Océanie, comme dans le Japon primitif, en
Chine ou au Mexique, le travail humain s' est
achar sur certaines pierres dures, jade,
obsidienne, serpentine, dont l' éclat l' avait
duit et en a tiré une multiplicité de
figurines ou d' objets, tout un matériel de luxe
qui est transmis et survit en partie dans les
civilisations raffinées. L' étonnement que nous
éprouvons devant la perfection que les
préhistoriques du nord de l' Europe surent
donner aux instruments de pierre polie ; celui
qui nous frappe devant ces images rupestres,
les artistes des grottes de l' Espagne et du
sud-ouest de la France reproduisaient avec
talent les animaux qu' ils rencontraient dans
leurs chasses, nouslent chez ces lointains
ancêtres l' artiste qui est en nous.
Ainsi, à travers les matériaux que la nature lui
fournissait, parfois en dépit de leur rebellion
ou de leur insuffisance, l' homme a poursuivi
des intentions, réalisé de l' art. Obéissant à
ses impulsions et à ses goûts propres, il a
humanisé à son usage la nature ambiante. Nous
voyons à des degrés divers une série de
développements originaux. Le matériel, si
appauvri qu' il nous soit offert aujourd' hui,
des civilisations autonomes qui se sont
formées, dans les milieux différents que nous
a révélés la connaissance de la terre,
représente, non un but, mais toute unerie
d' efforts accomplis sur place. Ces civilisations
rudimentaires, qui nous reportent auxriodes
archaïques de nos propres civilisations, sont
déjà pourtant elles-mêmes un aboutissement, un
sultat de progrès dans lesquels se sont
visiblement exercés l' initiative, la volonté,
le sens artistique.
ii. -stagnation et isolement :
il est alors assez surprenant de constater que
beaucoup de ces civilisations se sont arrêtées
en route, que larie des progrès s' est
interrompue, et que, en bien des endroits, la
ve d' inventions semble s' être tarie. Les
mes procédés de culture se répètent sans
modifications au Soudan (bien que de nouvelles
plantes venues d' Amérique s' y soient
introduites). La me charrue qu' il y a plusieurs
milliers d' années est en usage sur les bords
de la Méditerranée, chez les berbères. Les
types d' habitations, cases cylindriques en pisé
et en paille, cases rectangulaires à toits
inclinés et piliers de soutien, se tent
à satiété, suivant les zones, dans le centre
et l' ouest africain. Le forgeron nègre travaille
avec son appareil portatif comme le faisaient ses
lointains ancêtres. Les couffins du fellah
égyptien, les jarres du pays
p203
castillan restent fidèles à des types depuis
longtemps fixés et désormais invariables que
représentent les monuments figurés.
me dans ces contrées de civilisation avancée,
le cercle des genres de vie s' est fermé. Les
richesses minérales dont la Chine abonde n' ont
pas fait du chinois un mineur. Cet ingénieux
cultivateur ne s' est adonné ni à l' horticulture,
ni à l' élevage. Les mêmes errements persistent
sans changement sensible. De telle sorte
qu' aps avoir noté les indices d' une évolution
capable d' atteindre une perfection relative,
nous notons une certaine impuissance, soit à
pousser plus loin, soit à aborder des directions
différentes. Larie d' efforts par lesquels,
chasseur ou pêcheur, agriculteur ou pasteur,
l' homme a assuré son existence, semble avoir
aiguillé son intelligence dans un sens dont
elle ne vie plus. Un moment arrive ces
efforts s' arrêtent. Si rien ne vient de nouveau
solliciter l' activité, elle s' endort sur les
sultats acquis. Une période de stagnation
succède à des périodes de progrès ainsi qu' il
est advenu en Chine et ailleurs.
L' homme est sollicité vers l' inaction par une
pente naturelle. Une tentation de torpeur le
guette. On a vu des naufragés que le hasard
avait réunis dans l' archipel de Tristan Da
Cunha, s' y habituer à une vie de lenteur et
d' indolence, au point qu' au bout d' une
génération ou deux, ils étaient incapables d' en
affronter une autre. Il faut donc qu' une
force étrangère intervienne. Si nous en croyons
le poète " l' activité humaine ne peut que trop
aisément s' endormir. Elle ne tarde pas à se
complaire dans un état complet de repos. C' est
pourquoi je tiens à lui donner ce compagnon qui
aiguillonne et agit et qui, étant le diable,
doit créer. "
diable ou non, ce principe d' inquiétude et de
contentement, capable d' action créatrice,
existe dans les replis de l' âme humaine, mais
il n' agit qu' à son heure, suivant le temps et
les hommes. Pour qu' il s' éveille il faut que
l' idée du mieux se présente sous forme concrète,
qu' on entrevoie ailleurs une réalisation capable
de faire envie. L' isolement, l' absence
d' impressions du dehors semblent donc le
premier obstacle qui s' oppose à cette conception
du progrès. Effectivement, les sociétés humaines
que les conditionsographiques ont tenu à
l' écart, soit dans les îles, soit dans les replis
des montagnes, soit dans les déserts, soit dans
les clairières des forêts, paraissent frappées
d' immobilité et de stagnation. C' est en
Islande, chez les touareg, dans le Kafiristan,
que l' archaïsme offre aujourd' hui ses meilleurs
types.
p204
Mais il y a aussi un autre isolement, celui que
l' homme se forge à lui-même par ses créations,
par tout ce qu' il échafaude sur ses oeuvres.
à ces inventions, dans lesquelles l' homme a mis
une part de lui-même, à ces genres de vie qui
absorbent toute son activité, il mêle ses
sentiments, ses préjugés, toutes ses conceptions
de la vie sociale. Il y ajoute une consécration
religieuse que leur prêtent le culte de ses
ancêtres, le respect d' un passé qui s' enveloppe
de mystère. Il finit ainsi par tisser autour
de lui une toile épaisse qui l' enlace et le
paralyse.
La vie tout entière du nègre de Guinée est
empêtrée de rites et de superstitions qu' il serait
aussi dangereux d' enfreindre que celle du
tabou polynésien. Le paysan traditionnel
chez nous, comme le cultivateur hindou,
cambodgien ou chinois, sont des personnages
scrupuleux, fervents observateurs de pratiques
telles que l' essentiel ne s' y distingue plus
du parasite. Chaque opération se complique de
règles d' observance entre lesquelles
l' initiative n' a plus de jeu pour s' exercer.
Le genre de vie, entà ce point dans les
habitudes, devient un milieu borné dans lequel
se meut l' intelligence. Le nouveau paraît
l' ennemi ; on voit sous ces influences des
organismes sociaux se cristalliser et, faute
de renouvellement, des oeuvres combinées pour
le bien commun devenir des conservatoires de
routine.
On a dit avec raison que la base de la société
chinoise est la famille. Une hiérarchie
rigoureuse en relie les membres, unis par le
culte commun des ancêtres. Il est incontestable
que cette force du lien familial a
puissamment aidé cette société à grossir les
rangs de sa population, à faire prévaloir une
discipline commune, et qu' elle a été une
source de vertus sociales. Mais n' a-t-elle pas
entravé le progrès ? Ce qui convient à une
société patriarcale ne convient pas à une
société moderne. On est porté à se demander
si ce patronage du chef de famille ne restreint
pas l' esprit d' initiative, s' il ne s' oppose
pas au développement de l' individu ?
L' individualisme, briseur de routines, n' a
guère sa place dans un cadre qui, depuis la
naissance, s' ajuste à tous les actes de
l' existence, et ne lâche même pas après la
mort.
Comme on l' a souvent remarq, le développement
outré des institutions communales rétrécit
l' horizon et produit, me au sein de
populations très denses, un isolement factice.
La communauté de villages, telle qu' elle est
pratiquée dans l' Inde du nord, le mir
(ou commune) russe, l' organisation ancienne
des villages groupés dans une partie de l' Europe
occidentale, sont comme des conservatoires
persistants de métiers spéciaux, de prodés
agricoles, de types d' assolements dont, une
fois fixés, on ne pouvait guère
s' écarter.
Ces organisations supposent une entente fondée
sur des expériences
p205
culaires et sumant de longs efforts
d' initiative, mais elles indiquent aussi que,
se reposant sur les résultats acquis,
l' intelligence a cessé d' en poursuivre d' autres ;
et, par, ce qui était mouvement s' est
figé ; ce qui était initiative est devenu
habitude ; ce qui était volonté est tombé dans
le domaine de l' inconscient. C' est ainsi que,
parmi les sociétés animales, certains groupes
ont su s' élever à une organisation supérieure.
Pour que la fourmi reste attachée à sa
fourmilière, l' abeille à sa ruche, il a fallu
d' incalculables progrès antérieurs, mais les
progs se sont arrêtés ou sont devenus à peu
près insensibles. Il ne reste des inventions
passées qu' une impulsion qui se communique
automatiquement aux générations successives.
iii. -les contacts :
il peut se faire que le contact d' autres
civilisations glisse sans entamer profondément
ces organismes endurcis. Des emprunts peuvent
se produire, mais ils restent superficiels entre
sociétés peu préparées à réagir l' une sur
l' autre. Lorsque le continent noir entra, par
l' intermédiaire des espagnols et des portugais,
en contact avec l' Amérique, un grand nombre
de plantes comestibles s' introduisirent dans
l' agriculture africaine. " le manioc, le maïs,
l' arachide, l' ananas, et peut-être l' igname
et la patate, ont été apportés vers le xve
siècle sur le continent noir " , en un mot, la
plupart des plantes qui servent aujourd' hui
de base à l' alimentation. Cet accueil montre
une certaine aptitude au progrès. Voit-on
cependant que les procédés de cette agriculture
tropicale africaine aient été sensiblement
modifiés, que la charrue ait remplacé la houe,
que les moyens d' amendement et de renouvellement
du sol se soient substitués aux habitudes
traditionnelles ? En aucune façon. Les
pratiques agricoles liées au genre de vie ont
persisté, avec les organismes sociaux auxquels
elles étaient adaptées et qui étaient nés
avec elles. La vie de village, dans un cercle
de culture borné, est restée le trait dominant
de civilisation. L' addition de quelques plantes
n' y a rien changé. L' horizon de ces petites
communautés, isolées entre elles et livrées
par là aux entreprises conquérantes du dehors,
est resté aussi restreint que précédemment.
Aucune vie urbaine solide, en dehors de la
périphérie saharienne, n' a pris racine sur ce
sol, non qu' il fût rebelle à la civilisation,
mais au contraire parce qu' une civilisation
exclusive s' y était fait place.
p206
L' introduction du cheval dans les plaines de
l' Arique du nord, par les européens, fut
une sorte de crise dans la vie des indigènes.
Certaines tribus plus promptes à utiliser ce
moyen de guerre, durent à la mobilité qu' il
leur procura, une supériorité d' attaque et une
extension subite de puissance ; on vit par
exemple dans le nord-ouest celle des
pieds-noirs, primitivement cantonnée entre
la Saskatchewan et la Peace River, lorsque,
vers le commencement du xviiie siècle, elle fut
entrée en possession du cheval, étendre
subitement jusqu' au Yellowstone et aux
Montagnes Rocheuses le cercle de ses
entreprises aux dépens de ses voisines. Le
nomadisme plus ou moins marqué, qui était
inhérent à la vie de chasse, rut certainement
de cet auxiliaire venu d' Europe, un renfort
et un surcroît d' expansion. Mais, à ce
phénone éphémère se borne l' effet produit.
La vie indigène, en possession d' un moyen
nouveau de persister dans son être et dominer
ses voisins, aurait continué à durer sur ses
bases traditionnelles, si la colonisation
européenne n' y avait mis ordre.
Dans les cas cités, les genres de vie formés
sur place font preuve d' assez de résistance
pour adapter à leurs propres besoins les
innovations que des circonstances étrangères
à leur volonté leur apportent. Ils trouvent
en eux-mêmes de quoi sefendre, et, dans
leurs emprunts mêmes, de quoi se fortifier
dans leur être. Ils ne se modifient pas. La
substitution du cheval à la locomotion
pédestre, pas plus que celle des armes à feu
à l' arc ou à la sagaie, ne changent rien
d' essentiel aux habitudes contractées de
longue date, en rapport avec le milieu local.
Le choc direct de deux civilisations très
inégales ne produit que des mouvements de
surface. Mais, sous la pression des nécessités,
il n' y a pas de résistances qui tiennent. Les
exemples ne manquent pas de transformations
essentielles qui ont modifié, soit sous la
pression du dehors, soit par le veloppement
de causes économiques, des sociétés solidement
constituées, déjà coulées dans un certain
moule. Nous pouvons en juger en voyant de nos
jours, sous l' influence du marc universel,
le développement de la vie industrielle et
urbaine aux pens de la vie agricole et rurale,
et en constatant qu' il en résulte des
changements non seulement dans les modes
d' exploitation, mais dans les rapports
sociaux, la natalité, les liens de famille,
l' alimentation, etc. Nous sommes frappés,
émus, souvent inquiets de ces faits mais le
passé en a connu d' analogues.
Du commerce, de lacurité sur mer, de la
colonisation, naquit autour de la Méditerranée
une forme sociale qui atteignit sa plus haute
expression dans la cité. Ce fut une
volution que celle qui substitua la cité
à la bourgade, le culte de la patrie aux
sanctuaires de famille,
p207
un lien public aux liens de clientèle ;
volution intellectuelle autant que matérielle.
Le costume changea ; il se fit plus simple ;
on cessa de circuler en armes. L' âme du
citoyen s' harmonisa avec l' aspect de la cité.
élaborée, agrandie par Rome, la notion de
cité devint une forme de civilisation capable
de se communiquer et de se transmettre à des
groupes de plus en plus nombreux. Le réseau
des voies romaines en fut le véhicule. Du
bassin méditerranéen elle gagna une grande
partie de l' Europe centrale. Avec la conqte
marcha le commerce ; l' usage du vin et du
froment se généralisèrent ; des marchés
s' ouvrirent ; des cultures se propagèrent.
Cependant, dans cette Europe se dressait
en face du monde romain un type de civilisation
bien moins avancé, assez différent pour que
son originalité ait frappé l' esprit
observateur de Tacite. Il y eut entre ces
deux mondes non pas seulement conflit, mais
infiltration. Des siècles pénibles et douloureux
s' écoulèrent avant qu' une fusion s' accomplît.
Elle se réalisa grâce à une forme religieuse,
sortie elle-même du creuset méditerranéen,
issue du mélange d' hommes et d' idées qui s' y
était accompli ; le christianisme servit de
trait d' union entre les deux mondes qui
semblaient s' exclure, romain et germanique.
Ce qu' avait fait Rome, Charlemagne le fit à
son tour : il fut fondateur de villes.
Ces changements, d' ailleurs si décisifs qu' ils
aient été dans l' histoire des civilisations,
sont loin d' avoir éliminé les formes sociales
antérieures. Il faut toujours tenir compte
des variétés et des survivances dans l' étude
des sociétés humaines comme des sociétés
gétales ou animales. Même autour de la
diterranée, il s' en faut qu' ait disparu
la vie de clans avec les habitudes de
circulation en armes, de sites fortifiés,
de vendettas ; l' Albanie actuelle est une
remarquable survivance, et non la seule,
de cet archaïsme. Mais ces immédiates influences
de milieux locaux sont devenues des exceptions.
D' autres germes ont fructifié àté d' eux,
d' autres formes de vie se sont fait jour, ont
exercé leur attraction. La civilisation a vu
s' enrichir presque à l' infini le fond sur
lequel elle travailla.
iv. -contacts par invasion et opposition de
genres de vie :
l' Europe occidentale montre un développement
à peu près continu. Il n' en a pas été de même
en Afrique du nord et en Asie, au seuil de la
zone des déserts et des steppes. Depuis le
Maroc jusqu' à l' Inde, depuis la Russie
jusqu' à l' Arabie, les sociétés n' ont pas
cessé d' être en rapport ; mais le contact a
été le plus souvent hostile par l' opposition
des genres de vie. De grands empires se sont
élevés, depuis celui des
p208
perses jusqu' à celui des arabes et des mongols.
L' islam a étendu son vaste domaine. Mais
aucun de ces empires n' a disposé de la rie
des temps au même degré que la Chine ou que
Rome, continuée par le christianisme. Les
invasions arabes, turques, mongoles, ont
interrompu le lien dans l' Afrique du nord
et en Espagne, en Asie Mineure, en Perse,
dans le nord de l' Inde, aussi bien que sur
les bords du Dnieper et de la Volga ; elles
ont été un hiatus dans le développement normal
des sociétés ; elles ont amené une déviation,
d' incessantes nécessités de recommencement.
Si ces migrations, dont nous entretient
Hérodote, et qui, surtout du ive au xe siècle
de J. -C., s' écoulent sans arrêt de l' Altaï
à l' Asie occidentale, ont cessé en grand depuis
un siècle ou deux ; elles se poursuivent en
petit entre tribus, entre clans et villages
voisins : de kurdes à arméniens, d' albanais
à slaves, de bédouins à fellahs.
Cependant, à travers ces vicissitudes, on
observe la persistance à peine marquée
d' anciennes civilisations : l' égypte, sous
ses travestissements successifs, garde dans sa
race sa physionomie de sphinx. Le persan vit
de ses souvenirs et de ses poètes. L' Asie
Mineure, le nord de la Perse, le Turkestan,
ont été " turquifiés " , mais comme les moeurs
helléniques apparaissent à Athènes sous le
crépissage turc qui s' écaille, il n' est pas
impossible de découvrir le fond de civilisations
anciennes qu' ont laissé en Asie Mineure les
thraces, phrygiens, hittites, araméens, comme
en Arménie et Iran, tous ces vieux peuples
fondateurs de sanctuaires et de monuments. Les
vieilles religions naturalistes de Syrie se
sont émiettées en sectes diverses.
Ce que les invasions ont imposé çà et là, c' est
la langue, vêtement extérieur. Encore même,
pour suffire aux exigences d' une vie plus
compliquée que celle des steppes, les dialectes
turcs, tartares qui ont remplacé dans le nord
de l' Iran, et des deux côtés du Pamir, les
dialectes iraniens, ont-ils dû faire de larges
emprunts au persan et à l' arabe. Quant à la
langue du camp, l' urdu, formée autour
des souverains mongols de Delhi, elle n' est
autre que la langue hindoustani imprégnée de
vocabulaire persan.
L' islam, malgré ses cadres simples et rigides,
n' a pas échappé à la loi : il s' est transformé
suivant les milieux où il s' enracinait :
maraboutique en Berbérie, chiite en Perse,
altéré dans l' Inde au contact de l' hindouïsme.
Il a évolué suivant les milieux.
Le résultat a été un fractionnement de religions
en sectes, de nationalités compactes en
poussières de nationalités. Arméniens, parsis,
juifs, syriens sont des débris de peuples,
dont l' axe s' estplacé. Le commerce, l' industrie
sont devenus leur monopole, comme
p209
autrefois celui du phénicien et des grecs
autour des vieilles civilisations d' égypte
et d' Assyrie. Ce sont des essaims qui vivent
et pullulent en marge de grandes sociétés et
rendent le service d' entretenir, entre des
corps tendant à l' inertie, un reste de
circulation.
Contre ce fractionnement réagit l' époque présente.
D' hier seulement la balance penche de nouveau.
L' Afrique du nord, l' Asie centrale, l' Inde
et l' égypte sont entrées dans le cercle des
grandes dominations. La Turquie et la Perse
sentent le cercle se refermer autour d' elles.
v. -contacts par le développement du commerce
maritime :
sur un autre point la vie se rallume. Le monde
occidental n' avait eu que de rares et lointaines
échappées sur les grandes civilisations de
l' Extrême-Orient : le contact devient
aujourd' hui plus intime et c' est une des plus
intéressantes exriences humaines qui
s' accomplit. L' Inde, depuis 1860 avec Lord
Dalhousie, a été sillonnée de chemins de fer
sous le contrôle d' une domination étrangère.
Dans ces dernières années, le rail a pénétré
en Chine. Depuis la date fatidique du 8 juillet
1853 l' escadre du Commodore Perry parut
à Yedo, le Japon s' est ouvert, d' abord à
demi, puis largement ; il a inauguré son
premier chemin de fer en 1872 ; aujourd' hui
ses usines, sa science et jusqu' à son costume
sont européens. Nul n' est parti plus tard et n' a
marché plus vite. Cette métamorphose déconcerte
et, cependant, il semble que, cette fois encore,
ce peuple n' ait fait qu' oir à une loi
particulière de son développement, que cette
dernière mue soit une répétition de celle qui
mit jadis le vieux Japon à l' école de la Corée
et de la Chine. Lorsqu' au vie siècle de notre
ère, le boudhisme pénétra au Japon, il accomplit
une révolution semblable à celle que, dans
notre occident, le christianisme apporta au
monde barbare. Sous ces emprunts, le Japon
a jalousement conservé son originalité de
peuple insulaire dans son cadre de montagnes
et de découpures littorales, ses lerinages
aux sanctuaires ombragés sous les cryptomerias,
le goût de sa riante nature fleurie et de l' art
religieux qui l' interprète. Est-ce de ses
avatars antérieurs qu' il a acquis sa singulière
aptitude à s' approprier la science européenne,
à s' assimiler ce qui lui a paru essentiel
dans les civilisations extérieures ; nous
serions fort embarrassé de dire s' il faut
en faire honneur à des qualités de race, à sa
composition ethnique, à sa position géographique ;
notons seulement que le présent ne dément pas
le passé.
Le cas insulaire du japonais offre un frappant
contraste avec l' attitude des civilisations
continentales qui se sont enracinées, poussant
p210
des rejetons autour d' elles : celle de Chine
ou de l' Inde. Le commerce de l' Europe et celui
des états-Unis font à l' envi le siège du
chinois : ils n' ont encore réussi qu' imparfaitement
à introduire en lui de nouveaux besoins. S' ils
y parviennent pour quelques articles, c' est
à la condition de se plier à ses goûts et à ses
coutumes. Habituée à répandre sa civilisation
autour d' elle, à se considérer comme le centre
du monde, la Chine sesigne mal au rôle de
disciple. Elle se retranche dans sa mentalité
orgueilleuse. Aux ies subversives de l' Europe
ou de l' Amérique, à leurs articles exotiques,
elle oppose sa morale, sa philosophie, ses
traditions littéraires, ses habitudes
domestiques, sa conception du luxe et du
bien-être. Aux compétiteurs jaloux lui offrant
qui ses cotonnades et ses machines, qui son
pétrole, qui ses allumettes, elle a longtemps
opposé un flegme dédaigneux. Elle cède
cependant et commence à prendre quelques
marchandises. Le chinois, disent nos lyonnais,
devient " un intéressant personnage économique " .
Une période de fermentation a commencé dont il
est impossible de prévoir les étapes. Mais,
de la Chine comme du Japon, on peut dire la
me chose : l' imitation de l' étranger ne vient
que dusir de se passer de lui, un sentiment
de xénophobie en est le principe.
Au contact de ses maîtres britanniques, l' Inde
a certainement évolué ; mais dans quel sens ?
Tout ce que les anglais ont tenté pour modifier
par ce qu' ils croyaient avantageux la
constitution sociale du pays, pour créer, par
exemple au Bengale, une aristocratie
terrienne en favorisant les zemindari au
détriment des ryotts (1793), a échoué ou
tourné à mal : ils ont réussi au contraire en
s' appuyant sur les organismes traditionnels, en
développant le régime municipal, en respectant
les souverainetés indigènes. Les castes n' ont
en rien de la prise qu' elles exercent.
Tout l' édifice social est resté à peu près
intact. L' éducation, la presse, les universités,
la diffusion de la langue anglaise ont affecté
la mentalité indigène, mais dans un sens
autre qu' il n' était prévu. Des médecins, des
chirurgiens habiles ont pu se former parmi les
indigènes ; l' axe de la pensée n' a pas é
déplacé. Jamais l' attention des lettrés hindous
ne s' est plus portée vers les anciens livres
sacrés que depuis que la science européenne les
a touchés du bout de son aile. Et quant au
peuple, on a remarqué qu' un des principaux
sultats des facilités dones aux voies de
communication, a été d' augmenter l' affluence
de pélerins vers les vieux sanctuaires. Ainsi
la branche tordue par le vent reprend sa
direction première.
Une conséquence, et celle-ci capitale, de la
domination britannique, se dégage dès à présent :
c' est la conscience d' une certaine
p211
unité de civilisation entre membres disparates
qui s' ignoraient dans l' Inde d' hier.
vi. -caractère géographique du progrès :
lorsque Pascal parle de la suite des hommes
comme d' un seul homme qui subsiste toujours
et qui apprend continuellement, il exprime
une vue philosophique de l' esprit, que confirme
l' état actuel de la civilisation. Mais cela
n' implique nullement que le progrès marche
dume pas régulier et uniforme. Le cours
de l' histoire abonde là-dessus en démentis.
Encore aujourd' hui, nous voyons dans la
moitié environ de la terre des sociétés qui
n' ont rien appris depuis des milliers d' années,
fixées, comme à un cran d' arrêt, sur une
somme de progrès qui, une fois atteints,
n' ont pas été dépassés. Ces progrès avaient
permis à ces sociétés locales de vivre et
subsister sur place ; elles n' ont pas été plus
loin.
Il y a, cependant, des parties de la terre ,
à travers bien des vicissitudes, les progrès
n' ont été que rarement arrêtés, où, non sans
accident, le flambeau a passé de main en main.
à quoi tient ce privilège et pourquoi ces
différences ? Il y a dans ces faits une
partition à laquelle les causes purement
géographiques ne sauraient être
étrangères.
Est-ce hasard si les terres concentrées dans
l' hémisphère boréal de l' ancien monde, entre
la Méditerranée et les mers de Chine, ont vu
se produire la plupart des grands événements
qui ont guidé les civilisations ?
On est frappé de l' envergure qu' y prennent les
faits sociaux, religieux ou politiques,
qui servent de points de repère dans la marche
du progrès. Là, par exemple, s' est opérée la
diffusion demes familles de langues,
expressions de mêmes habitudes d' esprit,
aryennes depuis l' Inde jusqu' à la Germanie,
mitiques de l' Arabie au Maghreb. aussi
s' est faite la diffusion de formes religieuses
à bases morales et philosophiques. Deux des
principales religions entre lesquelles se
partage l' humanité, le christianisme et l' islam,
y ont trouvé non seulement leur berceau, mais
leur aire de propagation. Et s' il est douteux
qu' il y ait, au sens où l' entendit Oscar
Peschel, une " zone de fondateurs de religion " ,
il est permis d' admettre qu' il y a des parties
de la terre où les formes religieuses ont
disposé de facilités spéciales d' expansion. Le
bouddhisme lui-même, né dans l' Inde,
n' a-t-il
p212
pas chemi à travers l' Asie centrale au moyen
des routes de commerce qui avaient déjà révélé
à l' occident la contrée appelée rique ?
mes remarques sur les genres de vie. La plupart
des procédés de la vie agricole, méthodes
d' irrigation, cultures d' arbres fruitiers,
usage de la charrue, se sont largement répandus
dans les contrées qu' embrasse cet ensemble.
La vie pastorale, toujours si développée
dans cette zone, implique un nomadisme qui la
fait, il est vrai, généralement considérer
comme un genre de vie inférieur. En réalité,
ce type, tel qu' il s' est organisé en Asie
et dans le nord de l' Afrique, de l' Altaï à
l' Atlas, aux confins des steppes, avec points
d' appui et relations d' échange dans les oasis
ou dans les régions limitrophes de culture,
représente une forme relativement élevée de
civilisation. Il entretient, par les caravanes
et les bazars, des rapports étendus ; il favorise,
aux points de contact, la formation de marchés
et de villes ; il défraie enfin le luxe
patriarcal de la tente. De grands faits
historiques, ayant fortement brassé les hommes,
ont pris naissance dans ce milieu. On a vu
les familles et les tribus se combiner en
confédérations, s' agglomérer en hordes qu' ont
signalées des éclairs de puissance quasi
mondiale. Le cas de l' empire mongol, qui fit au
xiiie siècle trembler l' Europe, ne fut pas un
phénone isolé et sans racines.
vii. -les noyaux :
il y a des contrées où la chaîne du progrès a été
rompue (Europe orientale, Asie occidentale),
elle ne s' est renouée que plus tard ou
imparfaitement. Il y en a d' autres les
progs n' ont jamais été tout à fait interrompus,
qui n' ont pas éprouvé ces hiatus funestes.
Les formations politiques s' y sont succé en
rapport les unes avec les autres (Europe
occidentale et centrale, égypte même, etc.).
En somme, les faits généraux, dans l' histoire
des sociétés humaines, ne se produisent jamais
d' emblée. Il faut préalablement triompher des
obstacles accumulés autour de chaque groupe par
les distances, la nature des lieux, les
hostilités réciproques. Un développement
embryonnaire précède le plein épanouissement
de l' être. Il faut donc remonter un peu plus
haut dans la chaîne des faits.
Le christianisme romain s' inscrit dans les cadres
de l' empire d' occident, comme le christianisme
grec dans celui de l' empire d' Orient. C' est
aux dépens de cet empire et de ceux des perses
et des sassanides que l' islam a constitué son
domaine. Mais ces différents empires s' étaient
formés eux-mes d' éléments antérieurs, avaient
absorbé en eux ceux d' égypte, de Chaldée,
de Macédoine. Continuant à remonter
p213
l' échelle du passé, ces grandes formes
d' organisations politiques se décomposent en
plus petites contrées, en une multitude de foyers
distincts doués de vie propre. La puissance
pharaonique s' élève sur la multitude de nomes
éclos sur les bords fertilisés du Nil. De
petites royautés, dont quelques noms seuls
nous sont parvenus, entrent dans la charpente
des empires du Tigre et Euphrate. Un essaim
de cités analogues à celles qui s' étaient
formées à Athènes, Corinthe, Milet, se
pandent le long de la Méditerranée, en face
des colonies issues de Sidon, Tyr et Carthage.
La puissance de l' étrurie se fond dans celle
de Rome ; et la conquête romaine, à son tour,
absorbe la civilisation de type hallstatt
préalablement formée au nord des Alpes.
Ainsi ces pnomènes dont l' ampleur nous étonne,
n' ont fait que résumer des développements
antérieurs. Ce que l' on distingue à l' origine,
c' est la multiplicité de foyers distincts,
l' action de sociétés de dimensions moindres,
microcosmes, agissant chacun dans leur sphère.
Ce sont elles qui ont servi de noyaux aux
organisations plus vastes qui ont hérité de
leur travail. Elles s' étaient formées
elles-mêmes, à la faveur des circonstances
régionales, dans des conditions particulières
de milieux. Les alluvions fluviales du Nil
et de l' Euphrate, les articulations du littoral
diterranéen, les voies d' aboutissement de
l' arrière-pays continental, par le Rhône,
le Danube, le nord de la mer Noire ou la
Syrie : tels avaient été, dans ce coin du
monde, sommairement résumés, les avantages
qui avaient concouru à entretenir la vie entre
ces sociétés de formation distincte et
originale.
Du rapprochement et du mélange de ces divers
éléments se sont formés des empires, des
religions, des états, sur lesquels a pas,
avec plus ou moins de rigueur, le rouleau de
l' histoire, avec ses chutes et ses retours,
ses actions et réactions, ses fléaux et ses
bienfaits : toutes les contingences en un mot
qu' entraîne le jeu des causes humaines. Mais
à travers ces contingents filtrent les influences
géographiques.
Une répercussion réciproque n' a cessé presque
à aucun moment d' agir entre les sociétés qui
ont couru leurs destinées diverses dans
l' espace que circonscrivent l' Europe,
l' Asie occidentale et l' Afrique du nord.
Elles ont engendré des rapports qui annoncent
ceux que, dans notre monde contemporain, a créé
l' extension des voies de commerce.
L' agrandissement des horizons a été progressif.
Les voies romaines et la navigation maritime
permirent un développement urbain dont Rome
et Alexandrie sont les types. Rome eut son
grenier en égypte, comme notre Europe urbaine
et industrielle a le sien par delà les mers.
Une balance s' opéra entre les pays nourriciers
et les pays
p214
consommateurs. On peut ainsi, dans le spectacle
économique du monde romain, apercevoir déjà,
entre l' Italie, la Gaule et la province
d' Afrique, quelques-uns des rapports qui ont
leur plein développement sur une échelle
infiniment plus vaste, dans le monde
contemporain.
Cette précocité singulière tient à des causes
géographiques : non pas à des causes simples,
mais à un ensemble très complexe dont la
force s' est révélée grâce à une continuité de
relations. Ni les grands fleuves riches
d' alluvions, ni la vivante diterranée, ni
les riches plaines du Danube et de la Russie
ridionale, ne suffisent par elles-mêmes à
expliquer la persistance, sous des formes
diverses, de civilisations progressives.
Mais la répartition des terres et des mers,
l' intercalation des plaines et des montagnes,
le rapprochement des pays de steppes et des
pays de forêts réalisent dans cette partie
du globe un agencement tel que les causes
géographiques ont pu mieux qu' ailleurs
combiner leurs effets. Il y a eu comme une
rie d' initiations réciproques. Ce
phénone historique ne s' est produit que là ;
car les civilisations américaines sont restées
confinées sur les plateaux, et la civilisation
chinoise, si remarquable à tant d' égards,
est restée presque exclusivement attachée
aux plaines. La civilisation dont l' Europe
moderne est l' héritière finale, s' est nourrie
à l' origine d' une foule de foyers distincts,
a absorbé la substance d' un grand nombre de
milieux locaux. C' est de ces antécédents, de
cette longue élaboration séculaire, que des
rapports mutuels ont maintenue active, qu' elle
a tiré sa richesse et sa fécondité. La
convergence des formes de configuration et de
relief, le rapprochement des régionscouvertes
et des régions boisées, ont ménagé un concours
de rapports et d' énergies géographiques qu' aucune
autre région du globe n' a connu au me degré.
III. LA CIRCULATION
p217
chapitre i. Les moyens de transport.
i. -l' homme :
dans toutes les contrées où il s' est trouvé,
l' homme s' est ingénié dès l' origine à résoudre
le problème du transport et de la circulation.
Il s' est servi d' abord pour cela des moyens
que lui offrait son propre corps. Une première
cause de diversités fut l' adaptation de ce
corps aux instruments qui furent inventés pour
lui servir d' auxiliaires. Tantôt c' est un
coussinet qui, assujettissant le fardeau sur la
tête, donne à la marche des femmes une
allure de cariatide, tantôt c' est un bâton
sur lequel s' appuie le portefaix dont les
épaules plient sous le poids. Le coolie, dans
les contrées où croît le souple bambou, fixe
sur ses épaules une longue tige aux extrémités
de laquelle deux charges se font équilibre.
Le mexicain de l' Anahuac s' avance le front
incliné, à la façon du boeuf, sous l' étreinte
des courroies qui retiennent par derrière son
fardeau. Le hammal turc ou notre vigneron
conservent l' attitude que leur impose la hotte.
On sait que le geste humain aux prises avec le
fardeau a fourni aux arts plastiques des thèmes
inépuisables, qui sont le meilleur commentaire
de ces originales diversités.
Le transport par hommes, le plus tenace comme le
plus archaïque de tous les modes de transport,
est à la base de toute étude générale sur cette
question. Dans les contrées des Andes, où il a
longtemps gné, à peu près sans partage, il
semble que l' exercice de la course
p218
ait agi sur le tempérament. L' appareil
respiratoire des indigènes leur permet de gravir
sans être incommodés des pentes qui mettraient
un européen hors d' haleine. On connaît le le
considérable et antisocial que joue ce genre de
corvées dans les parties de l' Afrique centrale
existent des insectes pernicieux pour nos
animaux de transport. Le portage humain est
parvenu à se maintenir presque exclusivement
dans les contrées, même très civilisées, mais
l' extrême densité de la population ravale
à ce point la main-d' oeuvre humaine, qu' elle
rend tout autre recours superflu. C' est le cas,
paraît-il, dans la province chinoise du
Szé-Tchouan.
L' homme n' a pas déployé une moindre fertilité
d' inventions pour franchir les obstacles que
pour alléger les fardeaux. Avant de se hasarder
sur mer, il rencontrait l' obstacle des eaux
intérieures. Les pirogues taillées dans un
tronc de chêne qu' on a exhumées de nos
tourbières, les barques en cuir calfatées de
roseaux qu' Hérodotecrit sur le haut
Euphrate, montrent comment il sut utiliser
les matériaux locaux. Depuis l' Euphrate
jusqu' au Hoang-Ho, on emploie encore
aujourd' hui des peaux de boeuf gonflées pour
passer les rivières. Le nouveau monde, sous
ce rapport, ne le cédait pas à l' ancien :
témoin les légers canots transportables que les
indiens de l' Amérique du nord savaient
fabriquer avec des écorces de bouleau. Rares
sont les peuples à l' actif desquels on ne
puisse citer d' invention originale.
" les pampéens et les chiquitiens, dit
D' Orbigny, n' ont jamais pensé à s' aider d' un
moyen quelconque pour passer les rivières.
Mais les guaranis et les moxéens avaient de
vastes pirogues... les araucaniens n' eurent
sur la côte que d' informes radeaux composés
de troncs d' arbres ; mais, au sommet des
Andes le bois manquait absolument, les
aymaras inventèrent des bateaux fors de joncs
solidement liés ensemble ; sur lestes sèches
d' Atacama, ils imaginèrent de confectionner
avec des peaux de phoques deux immenses outres
remplies d' air et attachées ensemble. "
on pourrait citer beaucoup d' autres exemples de
ces procédés, dont les spécimens font
aujourd' hui l' orgueil des musées ethnographiques.
Ils nous montrent une multiple éclosion
d' inventions locales fortement marquées à
l' empreinte du milieu. C' est tantôt la flore,
tantôt la faune, qui a été mise à contribution.
Les lianes souples et robustes de la
gétation tropicale ont fourni pour le
passage des rivières d' autres expédients que
ceux qu' avaient imaginés les pasteurs
p219
des steppes. Il n' est guère en somme de contrées
du globe l' homme n' ait trouvé quelque
matière première à utiliser ; c' est plutôt,
en certains cas, l' effort d' esprit, l' initiative,
que la matière qui a fait défaut. Ce qu' on
peut dire, c' est que les matériaux locaux
qu' il parvint à adapter au transport, étaient
souvent de si imparfaits pis aller, qu' il
ne s' y serait pas obsti, pour peu que des
emprunts au dehors eussent été possibles. Tel
est surtout l' enseignement qui résulte de ces
produits primitifs de l' industrie humaine.
Le stade qu' ils représentent est celui des
premiers et inutiles efforts contre l' isolement
qui enveloppait ces groupes locaux, qui
empêchait les inventions de se transmettre et
de se communiquer de l' un à l' autre.
Traîner le fardeau plutôt que le porter est une
idée qui, par elle-même, n' implique pas une
grande supériorité intellectuelle, puisque
la fourmi, le scarae et d' autres animaux
pouvaient en fournir le modèle à l' homme.
Mais elle fut chez lui un principecond
d' inventions mécaniques. L' usage d' interposer
entre le sol et le fardeau qu' il s' agit de
mouvoir un corps cylindrique donna lieu, chez
les assyriens, aux traîneaux à rouleau, que
représentent leurs monuments. Mais entre le
rouleau primitif et les roues, soit pleines,
soit évidées, sur l' essieu desquelles est po
le char, il y a la distance d' un trait de génie.
, quand se produisit-il ? On est embarras
de le dire, malgré la légende chinoise qui
attribue ce haut fait à un empereur régnant
il y a plus de quarante siècles. Mais il est
permis du moins d' éliminer certaines régions
de la liste de celles qui peuvent prétendre à
cette invention. La rondelle taillée dans un
tronc d' arbre, qui fut le type primitif de la
roue, exigeait des arbres d' essence dure et de
grand diamètre. Ce ne sont point des matériaux
qui abondent dans les contrées où les palmiers
et les arbres à bois tendre ou spongieux
composent surtout la végétation. L' invention
évoque naturellement l' idée du chêne et des
arbres résistants qui peuplent les contrées
froides ou tempérées.
On peut alléguer, d' ailleurs, que la ritable
patrie d' une invention est le milieu dans lequel
elle se féconde et diversifie ses applications.
Tels furent il y a un siècle les pays miniers,
pour le rail et la traction à vapeur. Dans les
temps phistoriques auxquels il faut remonter
pour l' origine du chariot à roues, il n' y a
que certaines régions qui se soient montrées
capables d' en généraliser l' emploi et d' en
multiplier les applications : ce sont celles
qui joignaient à l' avantage d' une
p220
gétation propice celui d' un relief facile et
de plaines unies sur une grande étendue. à la
rigueur la roue, mise en mouvement par la force
humaine, comme dans la brouette, peut
s' accommoder d' un sol inégal et raboteux.
Mais dans le cas de traction animale, les
conditions de sol et de relief prennent une
importance maîtresse. Or l' usage des chariots
a de beaucoup précédé la construction des
routes, les indices ne manquent pas,s la
haute antiquité, de l' attelage animal soit à la
charrue, soit au char. La Chine, aussi bien
que la Chaldée, l' ont connu.
Le char de guerre figure dans les plus vieilles
annales des peuples de la Méditerrae. Il a
pénétré relativement tard en égypte ; mais on
peut à peu près fixer l' époque où, dans sa marche
progressive, il s' y est introduit, du moins
comme butin ou machine de guerre ; et ce fut
vers la xviiie dynastie, soit vers 1800 ans
avant notre ère.
Nous rencontrons donc une question sur laquelle
il faut préalablement s' expliquer.
Les applications de la roue se sont développées
en raison de l' emploi de la traction animale :
nous avons à chercher quels étaient les
animaux que l' homme avait su plier à ses besoins
de circulation et de transport.
ii. -la traction animale :
on s' imagine parfois le centre de l' Asie comme
une sorte de contrée privilégiée d' où se serait
échappé jadis, ainsi que d' une arche de N,
un lot complet d' animaux utiles. Il y eut en
réalité, outre l' Asie centrale, bien d' autres
contrées où l' homme s' est avisé de se ménager
des auxiliaires : le Tibet, l' Inde, le Soudan,
la région berbère-hispanique, l' Europe centrale,
les Andes. La variété des tempéraments
spéciaux formés en des milieux très divers
fut une circonstance utile ; elle répondit
à la variété des obstacles que l' homme avait
à surmonter.
Les animaux le plus anciennement domestiqués
ne le furent pas en vue du transport : le chien,
le mouton, la chèvre, -animaux que, malg
certains services occasionnels, on ne peut
ranger dans cette catégorie, -précédèrent
sans doute le boeuf, le cheval, l' âne, le
chameau, etc. Le boeuf fut peut-être le premier
animal de trait. C' est en cette qualité
qu' il apparaît dans les traditions chaldéennes,
chinoises, comme dans les mythologies
germaniques. L' emploi des bovidés comme porteurs
ne put jamais être que restreint, comme il
l' est encore. Mais l' effort dont est capable
ce front vigoureux, exercé à rompre les taillis
et à écarter les obstacles, est le plus fort
levier qui puisse, en s' associant à la roue,
déplacer de lourdes charges. Rien, même
aujourd' hui, ne
p221
remplace la vache dans nos sentiers de montagnes,
le buffle dans les rizières et les macages,
le boeuf dans nos plaines à betteraves. Nous
serions portés, toutefois, à rabaisser les
états de service de cet auxiliaire dans
l' histoire des déplacements humains et du
commerce, si de nos jours les migrations des
boers n' en avaient pas encore fourni un
exemple. Au xiiie siècle, le boeuf était
l' animal le plus communément emplo au
roulage, dans le transit commercial qui
s' opérait entre la mer d' Azof et la Volga ;
c' est ce que nous dit la relation de l' envoyé
de Saint Louis, le moine Rubrouck.
Il a été néanmoins relégué au second rang, pour
la circulation générale, par des animaux que
d' autres milieux avaient préparés à ce
service. C' est dans lesgionscouvertes,
unegétation clairsemée impose aux
troupeaux en quête de nourriture l' habitude de
franchir de grandes distances, que le cheval
et le chameau avaient contracté les qualités
dont la domestication s' empara. Parmi les
équidés aux jarrets nerveux, au dur sabot,
aux puissants naseaux adaptés aux courses
rapides, deux races domestiquées se distinguent
de bonne heure : le cheval turcoman au front
bombé, et le cheval iranien de Médie au front
plat. Mais rien n' empêche de croire qu' il y ait
eu d' autres centres de domestication, par
exemple dans l' Europe centrale où des races
de chevaux étaient très répandues, à l' état
de gibier, dès les temps paléolithiques. Les
celtes, antérieurs aux germains dans l' Europe
centrale, avaient une supériorité que constate
Tacite dans cet élevage. Les grecs le reçurent
des peuples phrygiens ou thraces, comme
auparavant les chaldéens l' avaient emprunté
auxdes.
Nul doute que son ardeur et ses allures
guerrières n' aient beaucoup contribué à son
adoption par l' homme ; mais, même en cet emploi,
c' est déassocié au char que le montrent les
guerres assyriennes ou acennes. Animal et
hicule avaient donc été introduits ensemble.
Ce qui concourt à prouver son introduction
cente dans le sud de l' Asie, c' est qu' au
temps de Strabon il n' était pas usité en
Arabie ; il ne s' ypandit que dans les
siècles qui précédèrent Mahomet. On sait
quelles qualités il devait y contracter ; et
ceci nous donne une première preuve de la
souplesse d' adaptation dont il est capable,
grâce à de nombreuses variétés de races, et qui
lui a permis de peupler
p222
l' immense domaine qui s' étend du renne à
l' éléphant, des yakoutes à l' Asie et l' Afrique
tropicales, sans parler de sa multiplication
cente et phénoménale dans les Ariques !
Prjewalski a signalé les chameaux à l' état
sauvage entre le Tarim et le Koukou-Nor.
C' est de l' Asie centrale que semble, en effet,
originaire l' espèce, dite bactriane, à deux
bosses : bête de somme, plus que de trait ;
peu capable de vitesse, car elle ne fait guère
plus de quatre kilomètres à l' heure ; mais par
sa sobriété, son instinct, son adresse à trouver
lui-même sa nourriture aux abords des
campements, animal très propre à soutenir des
mois entiers de trajets et à jouer le rôle de
navire au long cours desgions arides. Ce
n' est pas un guerrier ; ses habitudes
flegmatiques ne sauraient être dérangées
sans dommage ; et les expéditions dans lesquelles
on l' a, de nos jours, engagé, soit dans le
Turkestan, soit dans l' Aïr, ont été pour ces
malheureux animaux de véritables hécatombes.
Pour la vitesse toutefois une sélection
habile semble avoir obtenu, dès l' antiquité,
la variété précieuse du chameau de course,
dromadaire ouhari. C' est sans doute aux
nabatéens qu' en revient le mérite. " ces gens
âpres au gain, dit Strabon, étaient les
caravaniers professionnels du transit antique
entre la Babylonie et l' égypte. " leur
monopole tenait à la possession d' un stock
perfectionné d' animaux de charge. Sous le
climat sec et salubre du Nedjed le dressage
leur permit d' obtenir des animaux plus rapides,
supportant mieux la soif. Ils créèrent ainsi
un produit de concurrence.
Ce ne fut pas undiocre avantage pour les
antiques sociétés qui fleurirent entre la
diterranée et le sud-ouest de l' Asie, que de
pouvoir concentrer à leur profit les produits
des deux faunes différentes. Si le cheval
et le chameau leur vinrent du nord, l' âne
leur vint du sud. L' âne est un africain, issu,
non comme on l' a cru, en le confondant avec
l' hémione, des steppes de Mésopotamie, mais
de la zonecouverte à plantes rigides qui
pare le Sahara du Soudan. Il s' est répandu
vers le nord par deux voies différentes :
d' un côté par les pays de l' Atlas
anciennement unis à l' Espagne ; de l' autre,
par la vallée du Nil. C' est dans la
Haute-égypte qu' il fut domestiqué dès
p223
les temps les plus anciens, car les monuments le
montrent, dès les premières dynasties, aussi
multiplié qu' aujourd' hui. Il y était l' objet
d' une demande incessante à laquelle
pourvoyaient les convois venus par eau de Nubie.
Tels étaient les services auxquels ses qualités
le préparaient pour les pays de petites
cultures, de relief morcelé, de transactions
locales qui abondent sur le pourtour de la
diterranée, qu' il s' y propagea rapidement
et qu' il finit par y devenir le compagnon
familier, le soutien social de la classe des
petites gens.
Mais, comme ne tardèrent pas à le remarquer les
spécialistes, sa propagation vers le nord est
limitée. Il ne supporte pas, disaient les
grecs, les froids de la Scythie. Tandis que
de nos jours il est d' usage commun dans le
Turkestan oriental, il manque au nord des
Tian-Chan. C' est ce qui suggéra l' idée de
recourir au produit artificiel né de
l' accouplement de l' âne et de la jument. Le
mulet paraît, dans les sculptures assyriennes,
bâté et harnaché comme de nos jours. De bonne
heure, il donna lieu à des centres de production
et de marché : c' était l' Arnie et la
Cappadoce aux temps homériques, comme
aujourd' hui c' est le Poitou pour l' Espagne,
le Yunnan pour le Tibet, les états argentins
de Jujuy et de Salta pour la Bolivie. Quels
furent les centres primitifs de production
s' approvisionna la Chine ? Tout ce que nous
pouvons dire, c' est que l' usage du mulet fut
très anciennement pratiqué dans la Chine du
nord. Dans ce cas, comme dans bien d' autres
analogues, on ne saurait être trop frappé de ce
fait significatif que, parée à tant d' égards
de nous par le reste de ses habitudes matérielles
et intellectuelles, la Chine du nord s' en
rapproche au contraire singulièrement par une
très ancienne analogie de moyens de transport.
Et cette communauté s' arrête à la Chine du
nord ; elle ne va pas jusqu' au Japon.
Auprès de ceux que nous venons d' énumérer, les
autres auxiliaires que l' homme s' est associés
pour le transport, n' ont qu' une importance
locale. L' éléphant, dans sa carrure superbe,
est un luxe de rajah ou une machine de guerre,
plutôt qu' un serviteur domestique. Le solide
équilibre du yak, calé sur ses jambes courtes,
le rend indispensable dans les escalades du
Tibet oriental ; mais il ne s' accommode que
des hautes altitudes. Le renne excelle plus que
tout autre à se dépêtrer en été, dans les
bourbiers de la toundra ; mais il fuit nos
températures d' été et la douceur des climats
océaniques. Le lama fut l' unique te de somme
des anciennes civilisations américaines, mais
sa résistance est limitée, et il ne fait guère
que trois ou quatre lieues par jour.
p224
En somme il résulte de ce qui pcède que, sans
qu' il puisse être question de foyer commun,
il y a eu pourtant une région où l' emploi
de la force animale au transport et à la
traction trouva des conditions particulièrement
propices, et fut de bonne heure, par imitation
ou émulation, poussé très loin : c' est la
région semi-pastorale et semi-agricole qui
traverse en diagonale la partie tempérée de
l' ancien continent. L' adaptation de certains
animaux supérieurement appropriés à cet usage
entraîne celle d' animaux même diocrement
doués ; tandis qu' au contraire en Arique
, malgré une évidente infériorité, certaines
ressources auraient été disponibles, ni le
bison, ni le caribou ne furent domestiqués.
iii. -leshicules :
les obstacles sont très inégalementpartis à la
surface des terres. Certainesgions se
présentent comme particulièrement rebelles :
telles sont les chaînes plissées de l' Eurasie
ou des Cordillères américaines ; tels encore,
les marécages des contrées tropicales à pluies
périodiques ; telles surtout les silves
équatoriales d' Afrique ou d' Amérique. Mais
d' autres parties de surfaces continentales
offrent des facilités naturelles à la
circulation. Ce sont principalement les contrées
, l' accumulation l' emportant sur l' érosion,
la surface est couverte d' un manteau de terres
qui aplanit les accidents du relief. Ces
conditions se rencontrent dans des parties
assez diverses de la zone tempérée : pampas ou
prairies américaines, hauts plateaux de
l' Afrique du nord, plaines de limon ou de
loess de l' Europe occidentale et centrale,
terres noires de Russie. Nulle part elles
n' embrassent des étendues plus considérables,
d' un seul tenant, que dans la région sans
écoulement vers la mer qui va de la Volga
à la Chine du nord. par excellence se
déroulent les domaines de parcours et de
migration où, comme les troupes d' animaux
errant dans les steppes, comme les grands vols
d' oiseaux s' abattant sur les points d' eau,
les hommes ont appris de bonne heure à se
déplacer par grandes masses.
Il ne faut pas entendre que de telles contrées
soient comme une arène ouverte à la circulation.
à défaut de montagnes, qui d' ailleurs
s' interposent çà et là, les eaux, les sables
créent des obstacles. L' hiver avec ses neiges
et ses pluies dans l' Iran et le Turkestan,
le printemps et l' automne avec leurs boues et
leurs fondrières dans la Russie et la Sibérie
ridionales, arrêtent ou suspendent la
circulation. Mais il n' en reste pas moins que,
pendant une bonne partie de l' année, la nature
fait à peu près seule les frais des routes. Les
longs couloirs
p225
qui sillonnent l' Iran soit entre l' Arménie et
l' Inde, soit entre l' Arménie et le Turkestan,
sont dépeints par les explorateurs comme des
avenues toutes prêtes pour des routes
carrossables ou des chemins de fer. Les mêmes
remarques s' appliquent aux zones plus étroites,
mais plus longues encore, qui à travers
l' Asie centrale relient le Turkestan au
Gobi et aux marches chinoises de l' ouest.
L' avantage que ces contrées et leurs pareilles
offrent à la circulation, consiste non
seulement dans un minimum d' obstacles, mais
encore et surtout dans la continuité des mêmes
moyens de transport. Ce que réalise notre
civilisation moderne, l' uniformité du rail
à travers des sections énormes de la
circonférence terrestre, se présentait dé
comme une possibilité à demi esquissée dans
ces régions. Il était loisible, grâce à
l' emploi d' animaux tels que le chameau et le
cheval, d' y franchir régulièrement, sans avoir
à recourir à d' autres moyens, de très longues
distances. Une fois que l' attirail des tentes
ou kibtkas était assujetti sur le dos des
chameaux, une fois que le cheval était sellé
ou mieux encore, attelé au chariot, rien
n' empêchait de se déplacer, sous l' impulsion
des diverses circonstances qui peuvent induire
les hommes à changer de place, en plus
grandes masses et sur une échelle plus
considérable qu' en aucune autre partie de la
terre.
Nous revenons ainsi aux considérations psentées
plus haut sur l' origine et la provenance des
antiques moyens de circulation et de transport.
Les applications pratiques auxquelles ils ont
donné lieu, les perfectionnements suggérés
par un usage intensif et fréquent, se sont
produits dans les régions que prédisposaient
des avantages de relief et de sol. Pour la
Chine du nord, nous savons que les chariots
à quatre chevaux étaient usités au moins huit
siècles avant notre ère. Les documents abondent
surtout pour les contrées habitées par les
peuples que les textes classiques appelaient
scythes ou celtes. Si les romains construisirent
les routes, ce sont les celtes qui avaient
fabriqué les véhicules perfectionnés qui s' y
installèrent : par exemple la rheda
légère et rapide opposée au lourd plaustrum
italiote. De nombreux échantillons de nos
musées archéologiques attestent, dans le
p226
nord de la Gaule, la pratique de recouvrir de
feuilles métalliques les diverses parties de la
roue. Les spécimens recueillis montrent une
grande variété de types. Plus massives dans
les sépultures de Bourgogne, les roues se
montrent très hautes, très minces et pourtant
très solides sous leur armature de fer, dans
les trouvailles faites à Reims, au seuil des
vastes plaines qui, de la Champagne et la
Belgique, s' étendent vers l' Europe centrale.
On peut voir dans les chars qui circulaient
ainsi dans ces plaines, bien avant l' ère
chrétienne, l' ancêtre légitime du léger
buggy, hicule par excellence des prairies
américaines. La roue, d' ailleurs, avait reçu
dans les plaines du nord de la Gaule des
applications au matériel agricole, tout à fait
étrangères au monde romain.
Ce n' est pas seulement par la vitesse, mais par
la capacité, le tonnage suivant l' expression
moderne, que se distinguaient les moyens de
transport, dans les régions que nous avons
signalées. Une des circonstances qui frappèrent
les romains dans leur rencontre avec les
cimbres, fut le volume et la contenance de
leurs chariots, dont la juxtaposition formait
une enceinte pour l' armée entière et dans
lesquels toute la famille et tout l' avoir
trouvaient place. Les mêmes influences
géographiques perpétuent les mêmes effets.
C' est ainsi qu' au xiiie siècle Rubrouck
s' étonne à la vue de l' énormité des chariots
couverts dont se servent les " tartares " pour
leurs caravanes à travers les steppes de la
Russie. Et nous éprouvons des impressions
analogues en voyant de nos jours les modes de
roulage usités dans les pampas de l' Argentine,
ou sur les plateaux de l' Afrique du sud ;
massifs véhicules auxquels sont attelés par
douzaines des chevaux en Amérique, des boeufs
chez les boers.
La géographie signale donc de vastes contrées
la circulation peut se pratiquer sur une
grande échelle en l' absence de routes construites.
On s' explique ainsi que celles où se trouvaient
de puissants animaux susceptibles d' être
pliés au transport, aient acquis une importance
précoce dans les relations humaines. Aussi la
domestication du cheval, qui eut lieu vers
la fin de la périodeolithique, est-elle un
fait qu' il est légitime de mettre en rapport,
comme principe initial, avec unerie de
faits archéologiques et historiques. C' est
ce qu' il nous reste à montrer, en nous bornant
à quelques indications principales.
Une chose souvent signalée par les spécialistes
en archéologie
p227
préhistorique, c' est que l' introduction
successive de différents métaux travaillés
dans l' Europe occidentale en dehors de la
diterranée, l' or et le bronze d' abord,
puis le fer et l' argent, dut coïncider avec
l' arrivée de peuples nouveaux. On constate en
effet qu' elle correspond à l' apparition de rites
et usages auparavant inusités ; on allègue
qu' il serait difficile d' expliquer autrement
le remarquable degré de perfection que présente
dès le début ce genre de fabrication
industrielle. L' idée de grands mouvements de
peuples est inséparable de celle des
changements de civilisation qui se substituent
dès lors à la stagnation primitive. à quelles
directions obéirent ces courants humains ?
Sans doute à des directions multiples ; on
distingue des voies continentales de l' est à
l' ouest, du nord au sud ; mais il y en eut
d' autres. Ce qui éclate surtout, c' est qu' aux
caractères essentiellement locaux qui
distinguent les restes de civilisation
antérieure, aux horizons bornés qu' ils
décèlent, a succédé dès lors dans une partie
d' Europe et d' Asie une fluctuation inconnue.
Des analogies de civilisation se dessinent par
larges traînées suivant les analogies de relief
et de sol. Elles sont jalonnées, entre la
Russie méridionale et la Hongrie, par les
kourganes ou tumuli si riches en
trouvailles néolithiques ; elles se
poursuiventme au delà de l' Oural vers le
nord de l' Asie. Lorsque Pallas accomplit,
entre 1768 et 1770, le premier voyage
d' exploration scientifique quit été tenté
dans la région entre l' Oural et l' Altaï,
ce fut pour lui un inépuisable sujet de
flexions et de surprise que les traces
d' exploitationtallurgique commune qui
s' offraient à lui et qu' il ne cessa de
rencontrer que vers l'nisséy. Il notait
les anciens vestiges de mines qui servaient
alors de repères aux prospecteurs russes, les
objets de cuivre et d' or et l' identité du
matériel funéraire relé dans ces
amoncellements de pierres, qui lui rappelaient
les tombes de géants qu' il avait connues
dans sa patrie, l' Allemagne du nord.
Que les communications aient été directes ou
non, intermittentes ou continues, elles
s' établirent dès lors définitivement, de concert
avec l' usage de plus en plus étendu des métaux,
le long de la zone de circulation qui unit le
centre de l' Europe avec le centre de l' Asie.
Ce fut le signal de grands changements sociaux.
On peut les deviner à travers les âges,
d' après la psence d' objets de provenance
lointaine en nombre croissant, d' après les
indices d' emprunts réciproques et d' imitations
du dehors, qui aboutissent enfin à des mélanges
d' éléments de civilisation,
p228
créent des besoins nouveaux, stimulent l' esprit
inventif. Avec la faculté de franchir de vastes
espaces, un principe nouveau de fermentation
était entré dans les sociétés humaines.
Il serait exagéré de parler pour ces époques
lointaines de voies de commerce. Mais l' origine
de quelques-unes des voies que retracent
ultérieurement les documents historiques,
remonte à ces déplacements que l' archéologie
laisse soupçonner. Les relations des colonies
grecques du Pont-Euxin avec l' intérieur de
l' Asie plongeaient, d' aps ce que nous
apprend Hérodote, jusque dans les profondeurs
de la région métallurgique de ce continent.
La porte dite du jade sur les confins
occidentaux de la Chine donnait accès, entre
autres choses, à un précieux objet de luxe,
presque universellement recherché à l' époque
néolithique, dont la provenance principale
est dans les montagnes du Kouen-Iun. Plus
tard la route de la soie mit à profit les
plateaux du nord de l' Iran et les couloirs
qui s' allongent au sud des Tian-Chan. Ce
sont les guerres et les révolutions politiques
qui emchèrent le transit de la Syrie à
l' Asie centrale de survivre au siècle des
antonins. Ces relations continentales, quand
elles étaient interrompues, cherchaient à se
rétablir dès que les événements le permettaient.
La constitution de l' empire mongol au xiiie
siècle permit d' organiser en quelques années
un trafic direct entre la mer Noire et la
Chine du nord.
Toutefois le principal objet que transportèrent
ces voies naturelles, fut l' homme. Par
individus ou petits groupes, l' homme a pu
circuler à peu près partout sur le globe ; mais
par grandes masses, cela n' est possible que là
il dispose de puissants moyens de transport.
Cette mobilité fut favorisée par la
constitution de grandes communautés pastorales
dans les steppes. Les stocks d' animaux qui
se formèrent ainsi et la nécessité de
déplacements riodiques pour les nourrir,
facilitèrent les placements définitifs.
Le pluscent exemple de ces migrations
en masse fut donné en 1720 par les kirghiz
lorsque, chassés de Dzoungarie par d' autres
tribus, ils vinrent s' établir entre la
Caspienne et l' Oural. Ce fut le dernier
cas d' une série d' invasions qui, par les
turcs, mongols, magyars, bulgares, huns remontent
aux cimmériens d' rodote : apparitions
périodiques qui, avec leurs chevaux et leurs
chariots, sortaient du monde des steppes comme
de leur milieu naturel. Par leur formation
rapide et les trajectoires déterminées
auxquelles ils semblaient oir, ces
phénones ressemblaient
p229
aux phénomènes météorologiques dont la science
détermine le foyer et suit le parcours.
Mais en dehors des steppes les plaines
découvertes qui s' étendent entre la mer Noire
et la mer du Nord, furent aussi pendant
longtemps le théâtre de mouvements de peuples.
Les noms de scythes, celtes, cimbres et
teutons, goths, germains et slaves, rappellent
une série de fluctuations qui n' a pris fin que
par la constitution des états modernes. On
entrevoit, aux origines des temps historiques,
un flot de peuples qui ne cesse de couler de
l' Europe centrale vers les péninsules
diterranéennes. Une des principales
conséquences de cet avantage dont disposaient,
au point de vue de la circulation, certains
domaines continentaux, fut d' assurer aux
peuples qui en étaient issus une part capitale
dans la composition ethnographique des régions
limitrophes. Celtes et germains, turcs et même
mongols se sont superposés et mélangés, comme
envahisseurs ou conquérants, à des races
préexistantes.
Cette supériorité des régions continentales
n' était que relative. Elle cessa lorsque la
mer devint la voie de circulation par excellence.
Les régions intérieures sans communications
faciles avec la mer, tombèrent alors dans un
état d' infériorité dont toutes ne se sont pas
encore relevées. La circulation, qui fut
d' abord surtout continentale, devint par la
suite surtout périphérique.
p231
chapitre ii. La route. I. -fixation des
routes :
le navire glisse sur l' eau, le flot fendu se
reforme et le sillage s' efface ; la terre
conserve plus fidèlement la trace des chemins
que de bonne heure ont foulés les hommes. La
route s' imprime sur le sol ; elle sème des
germes de vie : maisons, hameaux, villages,
villes. Même ce qui semblerait au premier
abord des pistes de hasard, tracées au g
des chasseurs et des bergers, grave son
empreinte. Les drailles raient les flancs
des Cévennes. à travers les dunes sahariennes,
les couloirs (gassi) sont polis par le
piétinement des caravanes. Des pistes
entretenues par les pieds des voyageurs se
croisent dans la boucle du Niger ; sur la
latérite de Madagascar, les sentiers frayés
dans la forêt par les porteurs se conservent
des années entières. Dans les défilés boisés
de la Colombie britannique, les sentiers
de chasseurs métis ou indigènes ont servi aux
prospecteurs d' or, et parfois même ont guidé
les ingénieurs dans les tracés de chemins de
fer. Ces minces rubans, dont la répétition
des pas humains effleure la surface, prétendent
déjà à la permanence, revendiquent une
personnalité.
Ce sont surtout les obstacles qui, par l' effort
qu' ils exigent, contribuent à fixer la route,
à la ramener dans un sillon défini. La
diffusion des pistes se concentre à leur
rencontre. Fleuves, marais, montagnes
imposent un point d' arrêt, l' assistance
d' auxiliaires présents sur place, l' organisation
de nouveaux moyens de transports. Les hautes
montagnes ne se prêtent que sur certains points
déterminés au passage. Aussi voyons-nous,
d' un bout à l' autre de l' ancien monde,
certaines vallées ou certains cols sesigner
de bonne heure à l' attention, comme des voies
fréquentées par les marchands, guerriers ou
pélerins, consacrées parfois par quelques
traces d' oeuvres commémoratives ou par
quelques survivances de vieux cultes. Les
chaînes de plissements récents qui sillonnent
l' Eurasie dans le sens des parallèles,
Alpes, Taurus,
p232
Himalaya, etc., ne sont accessibles que par
certains couloirs, des portes comme disent
les géographes anciens, par lesquelles on n' a
cessé de transiter depuis que des relations
se sont formées entre les hommes, et qui
donnent la puissance à qui les maîtrise. Des
restes préhistoriques jalonnent les directions
anciennement suivies vers le
Petit-Saint-Bernard et le mont Genèvre,
domaines du roi Cottius. Le vieux royaume
de Cilicie tenait les clés de la Syrie, ces
étroits défilés de Gulak (portes de Cilicie)
garnis de stèles sculptées et de rocs gravés,
témoignage d' antiques expéditions militaires
avant celles de Cyrus Le Jeune et
d' Alexandre. Les inscriptions rupestres de
histoun, entre la Chaldée et la die,
racontent la gloire des achéménides, comme,
entre l' Iran et l' Inde, les colosses taillés
de Bamian qui bordent les défilés de Caboul,
celle de conquérants inconnus. Dans le dédale
obscur des migrations humaines, ces passages
servent de points de repère. Nous suivons à
travers le Pinde, par le col de Metzovo qui
relie l' épire à la Thessalie, la piste des
migrations helléniques d' autrefois, slaves
ou valaques plus tard ; comme à travers les
Alpes, au Brenner, la marche des tribus
gauloises et germaniques. La vallée de
Ferganah et les filés du Térek expliquent
la répartition des iraniens sur l' un et l' autre
versant des chaînes de l' Asie centrale. C' est
par les passes du Caboul qu' a coulé depuis
un millier d' années un flot musulman dans
les plaines de l' Inde du nord. La voie qui,
par Batang et Ta-Tsien-Lou, traverse les
escarpements parallèles du Fleuve Bleu, du
kong et du Salouen, n' est souvent qu' un
sentier grimpant ou en corniche au-dessus
d' abîmes ; ce n' est pas moins le lien historique
qui rattache la Chine au Tibet, la grande
civilisation orientale aux sanctuaires
bouddhistes. L' Amérique, malgré ses
dividing ranges et ses blue mountains,
ses passages célèbres de Laramie et de la
Cumbre, n' a à opposer que des souvenirs d' hier
à ces témoignages parlants de l' histoire
humaine.
L' existence de quelques points fixes est un
principe de durée. Sans doute, il ne manque pas
d' exemples de voies qui ont été délaissées
après avoir été quelque temps suivies par les
hommes. Les voies de caravanes dans le
Sahara ont changé plusieurs fois ; la route
du Nil à la mer Rouge, organisée par les
ptolémées, n' était hier qu' un souvenir
archéologique ; celle qui suivait le sud du
Tarim a péri avec les villes qu' elle reliait.
Cependant, les hommes ont intérêt à suivre les
pistes ou les voies frayées par leurs devanciers.
Ce sont des lignes d' attraction, le long
desquelles se nouent d' autres rapports et où
chaque partie agit aussi pour son compte. Dans
l' intervalle, entre les points de départ et
d' arrivée, les nécessités de ravitaillement
ou de
p233
transbordement fixent des étapes jalonnant la
route et participant à la vie qu' elle entretient.
Si aucune cause ne vient à interrompre le
cours de ces rapports, les établissements nés
au contact des routes en tirent renfort et
durée.
ii. -chemins muletiers et routes de chars :
la nature du reliefcide des modes de transport :
bêtes de somme ou roulage. Le chariot ne trouve
plus d' emploi dans les contrées accidentées ;
c' est surtout à dos de mulets que s' opèrent les
transports. Le mulet (que les sculptures
assyriennes représentent chargé et harnaché)
est une des plus remarquables applications
de la force et de l' adresse animales à
l' industrie des transports. Ce produit bâtard,
plus vigoureux que l' âne, plus sûr que le
cheval, est resté en possession de services que
ni le chameau au pied mou, ni le yack trop
spécialisé en hauts lieux, ni le lama cinq fois
plus faible que lui, ne pouvaient rendre aussi
bien. Tandis que, dans les textes anciens, il
paraît comme animal de trait, attelé au char
de grands personnages, il s' est depuis
spécialisé comme porteur de fardeaux, presque
comme grimpeur. Dans les parties escarpées et
raboteuses la voie, nécessairement rétrécie,
exige l' effort constant et attentif, ses
services s' imposent. Il combine la souplesse
des reins avec l' appui d' un sabot vigoureux,
mis par le ferrement à l' épreuve des aspérités
et des chocs. L' espace nécessaire pour un
mulet chargé peut se réduire à 1 m. 25 ; le
double pour que deux mulets puissent se
croiser.
C' est à ces conditions qu' est adapté le chemin
muletier, ou, comme disent fort bien les
espagnols, camino de herradura. il est
devenu ainsi un type de communication
essentiellement approprié à certaines contrées.
C' est l' équivalent de la callis romaine
localisé dans les parties les plus diverses du
globe. Sans lui, nombre de contrées seraient
privées de communications. Les ninsules du
sud de l' Europe, les pays de l' Atlas, le
Pont, l' Arménie, les confins occidentaux de
la Chine, enfin l' Arique espagnole et
portugaise, sont par excellence ses domaines.
Les " cavées " ou chemins creux de nos régions
bocagères se souviennent de files de mulets
qui les animaient. Les Alpes, au centre de
l' Europe, avant d' être sillonnées par des
voies internationales, possédaient leur
système propre, leur réseau muletier. Il
existe toujours et s' est surtoutvelop
entre 800 et 1. 800 mètres, c' est-à-dire dans
la zone où confinent les cultures et les
pâturages, sur la combinaison desquels est
fondée l' économie alpestre. C' est le système
de communications qui répond aux besoins des
habitants. Il relie les
p234
vallées que séparent des clues ou cluses ;
ou, au moyen de cols et de montées
(monts, la monta dans les Alpes de
Savoie ou de Dauphiné), les pâturages qui
pendent sur les deux versants. Ce réseau
montagnard se tient le plus possible sur les
hauteurs, où est sa raison d' être. On chemine
sans quitter les croupes, dans le Pinde
hellénique. Ce réseau reste à part et, même
dans les Alpes, souvent imparfaitement relié
aux routes, dont on voit, au loin, le ruban
blanchir au fond des vallées surcreusées, que
des escarpements brusquesparent de ce monde
des plateaux et des croupes supérieures.
L' emploi du chariot, le roulage, a, comme le
chemin muletier, son domaineographique.
C' est dans l' intérieur des grands continents,
en Asie comme en Amérique ou dans l' Afrique
australe qu' il a pris son développement. Il
y a là des espaces considérables il a pu
être pratiqué grâce à l' aplanissement naturel
du sol. La route de chars a trouvé des conditions
propices dans ces régions l' accumulation,
l' emportant sur l' érosion, étale des surfaces
nivelées etcouvertes que les ravinements
n' ont que faiblement entamées et où la rareté
des pluies laisse le sol assez résistant pour
supporter le poids d' un chariot. Les dunes et
les sables mouvants sont, en revanche, les
obstacles à surmonter dans l' intervalle des
montagnes qui enserrent souvent ces bassins
intérieurs. De pareilles surfaces ouvrent de
larges routes naturelles, certainement meilleures
que les voies artificielles mal entretenues.
Ce que les arabes d' Algérie appellent outa
désigne ces espaces ouverts. On peut rapprocher,
au point de vue de la circulation, les plateaux
de steppes entre le Tell et le Sahara alrien,
la plaine entre Pendjab et Delhi, et celle
du nord de la Syrie, les karrous de l' Afrique
australe, les pampas de l' Amérique du
sud, etc. Entre la Scythie et la Tartarie,
dans les plaines qui s' étendent de la mer
Noire à la Volga, le chariot est depuis
longtemps la règle. C' est dans la Chine et le
Turkestan que s' organisa en grand un système
de roulage. Comme le chariot scythe ou tartare,
l' arba mongole, le tché-tseu chinois,
chargés de six cents kilogrammes et traînés
par quatre chevaux sont les véhicules appropriés
à ce genre de route.
Cependant, ces routes que l' homme n' a pas faites,
sont l' objet d' une organisation qui en
régularise le parcours. Elles sont jalonnées
de points de repère, munies de stations. Elles
prennent ainsi une personnali
p235
qui en assure la persistance. L' on a pu relever,
de distance en distance, les jalons qui
marquaient la direction d' une de ces voies,
aujourd' hui abandonnée, qu' avaient organisée
les empereurs chinois de la dynastie des hans
dans les premiers siècles de l' ère chrétienne :
des piliers de pierres, placés à intervalles
réguliers, et des vestiges de claies de roseaux
contre l' envahissement des sables. Ce n' est pas
autrement encore aujourd' hui, par une voie
jalonnée aussi et munie de stations aménagées,
que circulent les fonctionnaires chinois se
rendant du Kansou à la Kachgarie.
Ces moyens imparfaits ont plus ou moins servi
malgré tout à fixer la circulation terrestre.
Les points d' eau, les oasis remplissaient dans
les régions arides l' office de stations
intermédiaires, les dunes et les sables étant
l' obstacle qu' il fallait éviter ou franchir
au plus court. La route jalonnée, marquée de
tourelles se relayant à moins de 10 km. Est
le type perfectionné de ce mode élémentaire.
Elle se contente d' effleurer le sol ; mais la
facilité avec laquelle elle peut se prolonger
pendant de longues distances, l' absence
d' entretien dont elle s' accommode, contribuent
à expliquer certains phénones de circulation
qui nous étonnent dans l' histoire du grand
continent asiatique. La facilité avec laquelle
des tribus ou des peuples se transportent depuis
la Dzoungarie jusqu' à la Caspienne,
l' improvisation au temps de l' empire mongol
d' un système de communications régulières d' un
bout à l' autre de l' Asie, tout cela montre
quelle grande part il faut faire à la
viabilité naturelle.
Le nouveau monde offre des exemples analogues.
Le sol uni des prairies qui s' étendent entre
36 et 35 degrés de latitude, des Montagnes
Rocheuses au bas Missouri, sur lequel, en
1881, ont été posés les rails du chemin de fer
de Saint-Louis à Santa-Fé, servait à une
piste qui, sous le nom de Santa-Fe trail,
était suivie par une file de charrettes
lourdement chargées, entre les colonies
espagnoles du Nouveau-Mexique et les premiers
établissements fondés dans les états de l' ouest.
La carreta espagnole, traînée par des boeufs,
y avait trouvé un champ propre. Ces grands
convois mettaient sept à huit semaines entre les
Montagnes Rocheuses et le Mississipi, mais
déjà des transports importants pouvaient
s' effectuer sur des distances de plus de
2. 000 kilomètres.
p236
Ainsi s' imprime, dans ces modes rudimentaires
de circulation et de transport, la marque
impérieuse des milieux physiques et déjà se
montre la supériorité de certains domaines
pour la transmission de produits et les
mouvements d' hommes et de choses. Une
différenciation des contrées se dessine,
assez grande pour influer sur le commerce, les
relations et même sur les formations
politiques.
iii. -la route construite. Les voies romaines :
il faut arriver toutefois à la route construite,
la chause empierrée telle que l' ont exécutée
les romains, pour réaliser un progrès décisif
dans l' évolution des moyens de transports.
D' autres peuples, il est vrai, les chinois,
les incas mes, ont construit des routes
pavées ; mais aux romains appartient la
combinaison de ces routes en un système, en
un réseau, dont les parties se soutiennent.
S' incorporant à la géographie, attirant à lui
les relations, ce réseau a contribué à fixer
les destinées des contrées. C' est l' application
à la politique d' une idée primitivement
commerciale. La voie romaine est une oeuvre
d' ingénieur et de topographe. Cet assemblage
de mortier, pierre et béton, pétri à chaux
et à sable, est le prototype de nos routes
modernes : il donne aux transports lagularité
et la permanence, introduit un trait distinct
dans la physionomie du paysage. La voie romaine,
hochstrasse, dans les pays germaniques,
me aujourd' hui en partie délaissée par la
circulation, garde sa physionomie, on serait
tenté de dire, sa fierté d' allure. Pour éviter
les rivières, elle suit de préférence les
croupes que n' ont pas entamées les vallées
divergentes ; et, sur ces dos de terrains, cette
bande de 8 à 10 mètres de large prolonge
inflexiblement pendant des dizaines de kilomètres
sa ligne droite. Usant des matériaux fournis
par le sol, du bois comme de la pierre, elle
couvre de dalles polygonales volcaniques les
voies Appienne ou Latine, tandis qu' en
Gaule ou en Germanie elle échafaude sur
d' énormes pilotis le pont qui traverse le
Rhin à Mayence, ou édifie au besoin, à travers
les marais de la Frise ou les fagnes de
l' Ardenne, ces chaussées en bois (pontes
longi), dont les madriers se montrent
encore à demi enfoncés dans les tourbières.
me hors de service, son empreinte demeure
sur le sol : un bout de chaussée herbeuse
épargné par la charrue entre les ritages
qu' elle sépare, nous avertit de son existence.
Délabrée, négligée, elle suffit encore aux
relations, à défaut de mieux ; et c' est
par ce qui reste de la via egnatia que l' on
chemine à travers l' Albanie méridionale.
Elle obéit à un plan systématique. De Rome
vers le sud, l' appia
p237
ne s' arrête qu' à Brindisi ; la flaminia, de
troons en tronçons, ne se termine qu' à
Rimini, sur l' Adriatique. à travers la
Narbonnaise, l' aurelia se continue,
après Arles, par la domitia, pour joindre
l' Espagne et l' Italie. De Lyon, trois voies
gagnent l' océan vers la Saintonge,
l' embouchure de la Seine et celle du Rhin.
La voie de Bavai à Cologne relie et cimente
en un tout le nord de la Gaule, préparant
la province ecclésiastique de Reims et la
future Picardie. De Londres à Chester, les
deux mers opposées sont mises en rapports.
La voie romaine est surtout une oeuvre
d' impérialisme, un instrument de domination
qui serre en ses griffes tout un faisceau de
contrées diverses et lointaines. Elle est
restée en bien des contrées associée à l' histoire
intime et vivante, car c' est par elle qu' ont
cheminé, avec les marchandises, les pélerins
ou les armées, tous les bruits du monde, les
idées, les légendes. Aussi le populaire n' a
pas manq de lui assigner un nom, il l' a
personnifiée, et il a choisi pour cela dans son
vocabulaire ce qu' il trouvait de plus illustre :
César, Trajan, Brunehaut, Charlemagne,
etc.
Bourgs et villages s' échelonnent sur son parcours,
comme le prouve la nomenclature géographique
chez nous et ailleurs : Estrée, Caussade,
Septime, Soulosse, Saverne, Taverny, etc.
Des villes comme Reims, Strasbourg, Milan,
Augsbourg, grandissent comme noeuds de routes.
D' autres se sont formées aux croisements de la
navigation et des routes : Lyon, Metz,
Cologne, Paris et Londres. L' influence
politique et commerciale de la route s' exprime
topographiquement et se perpétue jusque dans
le plan des villes. Salonique est traversée
de part en part par la via egnatia, qui
constitue sa rue principale. Les voies du nord
et du sud, sous les noms de rues Saint-Jacques
et Saint-Denis, sont le petit axe de l' ellipse
que dessine Paris. à Londres, Holborn
Street et Oxford Street marquent les tracés
que suivait, à partir du pont romain, la voie
romaine de Douvres à Chester.
Ligne d' attraction tant que la sécurité et la
police y gnent, la route se change, dans le
cas contraire, en ligne répulsive, voie de
guerre dont s' écartent les habitants. Il y eut
un temps, dit Thucydide, où les villes, à
cause de la piraterie, n' osaient s' établir au
contact de la mer ; elles se tenaient en vue,
mais à quelque distance. La même chose a eu
lieu le long des routes que l' anarchie et le
malheur des temps livraient aux invasions et
au brigandage. C' est pourquoi, le long de la
vallée du Rhône ou de la voie Domitienne,
on voit, sur les hauteurs voisines, se dresser
tant de bourgs fortifiés, de villes ou villages
à enceintes murées comme les kasbah de
l' Afrique du nord, murailles aujourd' hui éventrées
et croulantes, ruelles désertes où tout porte
p238
des vestiges d' abandon, mais qui racontent les
misères et les périls des temps jadis. Elles
ne se sont pas d' ailleurs assez écartées de la
route, pour n' y pouvoir revenirs que les
circonstances redeviennent propices. Mais, en
certains pays, la méfiance subsiste ; et les
vieux bourgs restent farouchement à distance,
regardant de loin le va-et-vient du
commerce.
L' influence de la voie romaine a survécu à la
domination dont elle était l' instrument. Ce n' est
pas en vain qu' elle avait servi d' organe de
communication entre les contrées éloignées.
C' est le réseau des voies romaines qui fit de
l' Italie un tout ; comme c' est lui qui, dans
la Gaule, prépara la configuration de la
France. Les contrées mêmes qui ne restèrent
pas fidèles aux liens créés par la conquête
suivirent, dans leur développement ultérieur,
l' impulsion due à l' organisme vital dont elles
avaient été dotées par Rome. La frontière
linguistique entre le français et les langues
germaniques, en Suisse et en Belgique, a un
rapport évident avec la direction des principales
voies romaines : celle de Martigny à Avenches
et de Bavai à Aix-La-Chapelle. Le latin
se substitua au grec, dans la péninsule des
Balkans, le long des voies de l' Adriatique au
Danube.
La protection des routes reliant la Loire à la
Seine et celle-ci à l' Escaut fut longtemps
la principale affaire de la royauté capétienne,
son principal levier d' action sur le domaine
royal et en dehors. La possession de l' Angleterre
s' est disputée, entre saxons et danois,
le long de la ligne de villes et colonies
échelonnées sur la voie romaine de Douvres
à Chester, devenue le watling street.
iv. -routes modernes et chemins de fer :
ce n' est guère que dans la riode moderne et
jusqu' à la veille des chemins de fer, que
l' oeuvre systématique des routes recommença
à se généraliser. Le réseau de routes royales
dont Colbert, et plus tard le corps des
ponts et chaussées dotèrent la France, fut
l' expression de l' état centralisateur, dont
la force était tout entière tendue de la
capitale aux frontières. Les voies carrossables
que Napoléon pratiqua au mont Genèvre, au
mont Cenis, au Simplon, en reliant plus
intimement l' Italie au corps de l' Europe,
ouvrirent le champ à des rapports nouveaux.
La route est l' instrument qu' emploie à ses
débuts la colonisation européenne. En Algérie,
la barrière qui obstrue l' accès de l' intérieur
fut ouverte à grands frais par ces routes
pittoresques et monumentales que les gorges
de Chabet-El-Akra ou de la Chiffa ont
rendues célèbres.
p239
Avant que l' heure des chemins de fert sonné
pour l' Inde, une route avait été entreprise
(1851), pour relier de part en part la plaine
de 3. 000 kilomètres qui se déroule depuis les
passes de l' Afghanistan jusqu' au golfe du
Bengale : la voie de Pechawer à Calcutta,
le great trunk road fut comme la voie
Appienne du nouvel empire des Indes, oeuvre
d' impérialisme, mais oeuvre populaire aussi,
car elle facilita la circulation de cette
fourmilière hindoue que des motifs de commerce,
de religion ou de vagabondage entretiennent
en mouvement perpétuel. Avant le transsibérien,
la Russie avait tracé à travers la Sibérie
la route des chercheurs d' or et des déportés.
De 1811 à 1833, le gouvernement fédéral des
états-Unis construisit une route transversale,
national road, qui, entre le Maryland et
l' Ohio, franchit les Alleghanys, mais
s' arrêta dans l' Indiana sans pousser jusqu' à
Saint-Louis qui était son but primitif.
Ces précédents doivent entrer en ligne de compte
pour apprécier la grande révolution géographique
à laquelle les chemins de fer ont donle
branle.
Le réseau des routes a été le canevas sur lequel
s' est inscrit en Europe celui des chemins de
fer. Accru chez nous par l' impulsion donnée
aux chemins vicinaux, le roulage sur route a
drainé la circulation vers les chemins de fer.
Il n' est nulle part plus actif que dans les
régions industrielles : dans celle de Lille,
par exemple, à côté d' unseau ferré
particulièrement serré, la route a trouvé dans
de nouveaux moyens de transport (automobiles,
tramways électriques, etc.) un renouveau
d' activité. Les chemins muletiers continuent
d' ailleurs à sillonner les montagnes et les
contrées ; les pistes à suivre dans les steppes
des directions marquées vers d' anciens marchés.
Ainsi, dans les pays de vieille civilisation,
l' appareil de circulation qu' avait formé le
temps subsiste et coexiste avec la forme nouvelle.
De là naît une différence des plus sensibles
avec les régions que n' a pasjà sillonnées
une circulation plusieurs fois séculaire. Les
routes bordées d' arbres font partie de la
physionomie de nos vieilles contrées d' Europe.
Des villages de distance en distance, marquant
d' anciennes étapes, s' animent sur leurs
parcours ; parfois, à proximité veillent de
vieux bourgs aujourd' hui un peu languissants
et solitaires, poursuivant leur existence aux
points mêmes les anciennes nécessités
de la circulation les avaient fixés. La place
de ces marchés ou de ces petits centres
administratifs était commandée par la possibilité
d' y parvenir en quelques heures, d' en revenir
le même jour. Leur répartition obéissait à une
sorte de rythme en rapport avec leplacement
du train ordinaire de la vie. Cet ensemble
manque dans les pays neufs.
p240
Ce sont des traits, entre beaucoup d' autres, que
le regard est déconcerté de ne pas trouver dans
les contrées où le chemin de fer, proles
sine matre creata, est seul agent et seul
maître.
La route carrossable avaitjà fait ses preuves
avant le chemin de fer. Elle avait contribué
à supprimer en partie l' obstacle des Alpes,
ouvert l' Algérie, franchi les Appalaches,
réalisé des réseaux de plusieurs milliers de
kilomètres. En ces progrès s' exprimait le besoin
de communications plus libres, plus étendues,
qui travaillait partout la civilisation moderne.
Ce que la route tentait, le chemin de fer allait
l' accomplir. Le besoin allait, sinon créer,
du moins perfectionner l' organe. Il est vrai
que le nouveau mode de transport avait encore
à surmonter de plus grands obstacles. Les
poids énormes qu' il s' agit de transporter ne
s' accommodent pas des pentes fortes ; quand ce
n' est pas par des tranchées, des tunnels ou
des viaducs que l' obstacle est surmonté, c' est
au moyen de courbes longeant le flanc des vallées,
graduant l' ascension des versants. Mais encore
la prudence exige-t-elle, surtout sur les lignes
de grand transport, que ces courbes nepassent
pas un rayon assez restreint. à ces difficultés
que l' art des ingénieurs a dû vaincre chez
nous à grands frais, s' ajoutent, s' il s' agit
de régions tropicales, celle des fleuves à crues
périodiques, sur lesquels il est difficile
d' assurer aux ponts des fondements solides.
Cela crée des inégalités entre les régions ;
et l' on s' explique qu' il y ait ainsi une avance
prise par certaines contrées, celles qui
offraient aux exigences nouvelles de ce mode
de circulation les surfaces les plus favorables.
La continuité de vastes plaines permettant de
conserver des directions rectilignes, la
consistance du sol permettant de garantir la
solidité des déblais contre les glissements,
l' aplanissement général des surfaces, devinrent
des circonstances décisives. La supériorité
du bassin parisien et de nos plaines du nord
sur les régions accidentées du Massif Central,
sur le morcellement territorial de la Bretagne
se dessina avec plus de force. Il s' écoula
des années avant que le Massif Central fût
traversé de part en part ; la compagnie dite
du grand central ne put venir à bout de sa
tâche et dut abandonner aux compagnies voisines
(Orléans et p. -l. -m.) les concessions
obtenues.
Dans l' Europe continentale, l' avantage des
communications faciles qui avait favorisé le
développement des ligues hanséatiques et les
rapports entre le Rhin et l' Elbe (hellweg),
revint plus que jamais à la zone qui traverse
l' Allemagne du nord au pied des dernières
collines.
Une zone de surfaces nivelées se prolonge en
Russie surtout entre les 50 et 55 degrés de
latitude. Combien, au contraire, les rugueuses
p241
péninsules de l' Europe méridionale étaient moins
avantageusement disposées ! Leurs chaînes de
plissement et l' activité de l' érosion qu' elles
engendrent, y multiplient les obstacles. L' Italie
a dû lutter à force de bras et d' argent contre
les glissements du terrain qui rendaient si
difficile et si dispendieuse la construction,
indispensable à son unité, de chemins de fer
à travers les Apennins de Toscane. C' est qu' en
effet, à mesure que se sont déroulées les
conséquences du chemin de fer, la différence
s' est accentuée entre les contrées qui en
étaient pourvues et celles qui ne l' étaient pas,
et a créé pour ces dernières une telle
infériorité qu' à tout prix il a fallu la
combattre. L' obstacle physique a cesd' être
irréductible. L' avantage politique et commercial
est assez grand pour que les capitaux s' y
mesurent. L' enjeu a grandi en proportion des
bénéfices. C' est ainsi que nos montagnes et
déserts ont été franchis par le rail. Les
perfectionnements mécaniques ont marché de pair.
On ne recule pas devant des pentes jugées jadis
inabordables, jusqu' à 20 à 25 millim. Par
tre ; la traction électrique ouvre de nouvelles
perspectives. Ainsi dans l' évolution des
communications, l' obstacle matériel n' est plus
que relatif. Il cède à la nécessité de relier
les grands marchés producteurs, de perfectionner
l' outillage économique d' un état. Est-ce à
dire que les obstacles physiques soient
suppris ? Nullement. Il est même significatif
que ces percées de montagnes par de longs
tunnels nous ont mis aux prises avec un danger
que ne connaissaient pas les routes d' autrefois,
celui de l' irruption des eaux intérieures.
Quelques changements qu' aient apportés les
chemins de fer, ils s' ajoutent au pasplus
qu' ils ne le remplacent. Il faut tenir grand
compte de ce qu' avaient préalablement accompli
les routes, des conséquences qu' elles avaient
produites et qui persistent à travers les faits
économiques de l' âge actuel. Par exemple
l' industrie moderne s' est greffée très souvent
sur les relations créées par les routes. Si
beaucoup de nos villes industrielles ont su
conserver leur vitalité malgré les
vicissitudes auxquelles leurs genres de travail
ont été en butte, elles le doivent à leur
position sur des routes très anciennement
fréquentées par le commerce. Lyon, Milan,
Zurich, Nuremberg, Leipzig ont été à
l' origine des lieux de rencontres de foires,
de marchés, à la convergence des routes. Une
des plus actives zones industrielles du
nord de l' Allemagne est celle qui se trouve
le long du Hellweg, voie de commerce qui
unissait le Rhin à la sortie du massif schisteux
au coude que l' Elbecrit vers l' ouest.
La black country elle-même, en Angleterre,
comptait depuis longtemps des marchés qui
s' étaient formés au passage de la route de
Londres vers la mer d' Irlande...
p242
ainsi avait été amassé le terreau fertile sur
lequel devaient fructifier les développements
futurs. Car ce n' est pas seulement la présence
du combustible et du minerai, de la matière
brute qui fait les foyers d' industrie : il
faut compter l' élément psychologique qui tient
aux habitudes, à la familiarité avec le dehors,
aux perspectives de relations lointaines,
enfin au crédit, au sens des affaires. Tout
cela, ce sont des germes qui se déposent le
long de ces vieilles routes.
est une des différences essentielles entre
l' Europe et l' Arique.
p243
chapitre iii. Les chemins de fer.
i. -origine des chemins de fer :
les deux éléments qui constituent le chemin de
fer, le rail et la locomotive, ont une commune
patrie d' origine. C' est sur les lieux il a
fallu aviser au transport de matières lourdes
qu' on a commenà se servir de rails. Le
charroi sur rails fonctionnait sous terre,
dans les mines de la Grande-Bretagne,
avant qu' on ne vît se prolonger le ruban
de voies ferrées à la surface. L' emploi de la
force motrice de la vapeur, d' abord pour élever
l' eau, puis pour actionner les métiers mécaniques
était répandu à la fin du xviiie siècle dans
les districts industriels et miniers de
l' Angleterre et du pays de Galles. La
substitution de la locomotive à la machine
fixe, la combinaison de la locomotive et du
rail, telles qu' elles furent réalisées pour la
première fois par Stephenson, après un premier
essai entre Stockton et Darlington, en 1830
entre Manchester et Liverpool, sont des
événements en étroite connexion avec les lieux
ils ont pris naissance. Par un enchaînement
de procédés et de découvertes qui se succédaient
depuis plus d' un siècle dans les régions
minières et métallurgiques du centre et de l' est
de l' Angleterre, l' invention décisive avait
été prépae et comme fixée d' avance. Elle est
inséparable des faits précurseurs dans lesquels
perce nettement, sous l' impulsion de la nature,
le génie mécanique de la race.
Ce furent notamment : 1. La grande extraction de
la houille, conséquence de son application à la
fonte des minerais ; 2. La substitution de la
houille au bois et de la vapeur à la force
hydraulique ; 3. L' essor que prend l' exploitation
du fer, par suite de sa substitution sur une
grande échelle au bois dans les constructions.
Ainsi, les principaux éléments de l' industrie
moderne étaient jà entrés en activité ; et
s' annonçait l' importance qu' allaient prendre
les régions dotées de fer
p244
et de houille. C' est dans ces laboratoires
naturels des mines du Midland, du Lancashire,
du Northumberland, de la Basse-écosse, qu' on
peut saluer l' avènement du machinisme. Dans
l' espace de quelques années, des voies ferrées
ne tardèrent pas à être établies entre
Liverpool et Manchester, Manchester et
Leeds, Leeds et Bradford, Derby et Newcastle ;
et les mailles duseau n' ont plus cessé de se
resserrer dans cette région. Il y a, entre le
chemin de fer et les grandes forces de l' industrie
moderne, un rapport réciproque de cause et
d' effet, qui se marque dès l' origine. Là fut
signé leur acte de naissance.
Ce rapport se marque aussi sur les continents
européens, de me qu' aux états-Unis. Les
premiers chemins de fer y apparaissent dans
des régions industrielles déjà en travail,
auxquelles ils apportent un surcroît de vitalité,
telle, en France, la zone Lyon-Saint-étienne
et la Haute-Alsace, en Belgique la région
de Liège, en Allemagne celle de Dresde,
Leipzig, Magdebourg ; de même, au delà de
l' Atlantique, des rapports se nouent entre
New York et la Pensylvanie. Dès le début, la
puissance nouvelle apparaît dans tout son jour.
Son développement continuera à s' alimenter
surtout dans les contrées qui disposent de
matières d' échange en assez grand nombre pour
organiser économiquement le trafic, particulièrement
dans lesgions de houille : Grande-Bretagne,
Belgique, Westphalie, états-Unis du
nord-est. Dans la Pensylvanie orientale, six
ou sept compagnies, les coal roads vivent
du transport de l' anthracite. à peine le rail
commençait-il à prendre possession de la Chine,
quejà le Chan-Si, pays du fer et de la
houille, prend la tête du mouvement. Le chemin
de fer répond partout à l' appel de cette forme
d' industrie essentiellement moderne qui met en
mouvement d' énormes masses minérales.
ii. -veloppement des chemins de fer :
les chemins de fer obéissent à une loi de
multiplication qui rappelle l' accroissement de
vitesse à la pesanteur. Lentement d' abord,
puis de plus en plus rapidement, ils étendent
leurs ramifications sur la surface du globe.
La longueur des lignes qui, en 1840, n' était
encore que de 7. 679 kilomètres, et qui, même
en 1870, trente ans après, n' atteignait que
206. Ooo kilomètres, s' élevait à 790. 000
kilomètres en 1900, et peut être évaluée en
1911 à 1. 300. 000 kilomètres, soit plus de
vingt-cinq fois la circonférence du globe.
Encore ce résultat ne donne qu' une imparfaite
idée de la puissance de mouvement qui est
imprimé aux choses et aux hommes ; car la
plupart des lignes sont aménagées aujourd' hui
pour supporter de bien plus puissantes machines
et mettre
p245
en mouvement des trains dix fois plus lourds que
dans la période de début. Vitesse et puissance
ont au moins quadruplé.
Cependant, le réseau est encore loin d' envelopper
toute la partie terrestre du globe ; de grandes
surfaces lui échappent dans l' intérieur de
l' Asie, de l' Afrique et de l' Amérique du
sud ; tandis que, sur certains points, les
battements du pouls s' accélèrent jusqu' à la
fièvre, beaucoup de contrées restent à l' écart,
sinon inertes, du moins obstinément fidèles aux
modes archaïques de transport nés du milieu
géographique. Ce contraste était bien moins
marqué autrefois. L' état actuel des communications
fait apparaître en lumière crue les effets
de l' isolement ; ou du moins, l' isolement ne
semblait pas jadis une anomalie, une sorte
d' infraction aux conditions générales ; ce sont
les progrès du commerce au service d' une
industrie exigeante de matières premières,
avide de débouchés, qui ont élargi l' écart,
creusé presque un abîme entre les contrées
englobées dans le réseau mondial et celles qui
lui échappent. Il se crée ainsi des différences
régionales profondes.
Nous n' avons pas à exposer les résultats sociaux
des chemins de fer : leur importance est estimée
telle désormais que, depuis un quart de siècle,
10 ou 20. 000 kilomètres viennent s' ajouter chaque
année aux réseaux fers du globe. La portée
géographique des chemins de fer n' a été que plus
lentement aperçue. Nous avons quelque peine
aujourd' hui à comprendre que, pendant une
première période, ils aient été envisagés
surtout comme un moyen de transport local.
Ce fut pourtant le cas, non seulement en
Europe, mais aux états-Unis. De même qu' en
France, en Allemagne, on procède par lignes
isolées entre deux villes voisines
(Paris-Saint-Germain, Lyon-Saint-étienne,
Thann-Mulhouse, Furth-Nüremberg,
Brunswick-Wolfenbüttel, Halle-Magdebourg,
Dresde-Leipzig, Petrograd-Tsark-Selo) ;
les premières lignes construites aux états-Unis
ne répondent à aucun plan géral ; de grandes
difficultés s' opposent au raccord d' un état
à l' autre. L' oeuvre est sporadique, diffuse
suivant les besoins locaux. Les idées vacillent
encore sur la portée géographique du nouveau
mode de transport. On n' aperçoit pas les conditions
ritables dans lesquelles il lui est possible
d' exercer pleinement son action. Tant qu' il
n' embrasse que de courtes distances, le ruban
de fer ne fait qu' ajouter un élément de plus
aux nombreux moyens de communication dont
disposent déjà nos vieilles contrées d' Europe.
Le surcroît de célérité dans un rayon restreint
n' introduit pas dans l' économie des relations
préexistantes un changement radical. Les
conditions de vie locale peuvent persister,
telles qu' elles ont été fixées depuis des siècles
par les routes et les étapes ; bourgs, villes
ou marchéspondant aux distances moyennes
p246
franchissables dans une journée, telles qu' elles
se sont imprimées sur le sol et dans les
habitudes. Les intérêts qui sont liés à cet
ancien état conspirent pour en conserver le
bénéfice,ussissent à tenir en échec le
chemin de fer, tant qu' il n' intervient que
comme agent local de transport. Ne voyons-nous
pas les diligences résister plus d' une fois,
pour de faibles parcours, à la concurrence de la
voie ferrée ? Lorsqu' on nous raconte que, en
France, à l' époque de l' établissement des
chemins de fer, certaines villes déclinèrent
de propos délibéré l' avantage d' en être pourvues,
cette manière de voir nous étonne. Elle s' explique
pourtant, sans se justifier, par des raisons
assez naturelles à une époque on pouvait
encore mettre en balance les avantages qu' il
apporte et les perturbations économiques qui en
sont la suite.
Le chemin de fer ne parvient à racheter avec usure
les frais d' outillage et d' établissement qu' il
exige que par la longueur des trajets et l' étendue
des distances qu' il embrasse. Lespenses
étant loin d' augmenter en proportion des
longueurs kilométriques, il en résulte que
l' économie de frais s' accentue avec les distances.
Elle s' ajoute aux avantages de régularité,
de capacité et de vitesse. En sorte que, plus
le chemin de fer étend son envergure, plus il
entre pleinement dans la réalité de son rôle.
Peu de personnes étaient en état de voir vers
1835 les conséquences que l' expérience devait
mettre en lumière. Ce fut en France le mérite
de l' école saint-simonienne d' avoir eu le
pressentiment de ces vérités, d' avoir entrevu
que l' oeuvre future des chemins de fer
s' inscrivait dans un vaste plan de communications
mondiales, parmi lesquelles le percement de
l' isthme de Suez.
Ces premières hésitations se traduisent dans le
fait qu' en 1840 la longueur des voies ferrées
sur toute la surface du globe n' était encore
que de 7. 679 kilomètres : et sur ce chiffre, la
part de la France était à peine de 500, celle
des états-Unis s' élevait déà 5. 000.
Les états-Unis offraient un spectacle
instructif ; l' idée de réseau y avait pris
corps, et reçu un commencement de réalisation.
Malgré les entraves du particularisme d' état,
partout, dans ce pays neuf, fermentait le
désir de mettre en rapport les centres de
production intérieurs et ceux d' activi
maritime. La grande oeuvre du canal érié,
mettant New-York en communication avec les
lacs, avait été achevée (1825) ; et cet
exemple avait suscité la construction d' autres
canaux en Pensylvanie et ailleurs ; tandis
que sur l' Ohio et le Mississipi, de nombreux
services de bateaux servaient au transport du
coton et au va-et-vient de ce peuple voyageur.
Mais pour combien de temps l' impatience
américaine s' accommoderait-elle de ces lenteurs ?
Un mot était dans toutes les bouches :
railroad ; il était l' objet d' un de ces
engouements qui se
p247
pandent de temps en temps comme une traîe de
poudre en Amérique. Par la supériorité de
vitesse, de capacité, degularité, il convenait
plus que la navigation intérieure aux besoins
et aux instincts qui sont au fond de l' âme
yankee.
L' impulsion, naturellement, partait des grandes
villes maritimes, points où se concentraient
déjà le commerce, le travail manufacturier,
les capitaux : Boston, New York,
Philadelphie, Baltimore, furent les capitales
nourricières d' entreprises concurrentes. à la
rigueur la navigation fluviale ou le cabotage
maritime pouvaient provisoirement suffire à
pourvoir de coton les manufactures du nord :
quelques lignes furent amorcées dans cette
direction ; mais une déviation singulière se
produisit dans les courants de circulation.
Elle prit décidément la direction de l' ouest.
Au delà des Appalaches, la colonisation s' était
emparée des fertiles territoires de l' Ohio ;
les mines de houille s' exploitaient à Pittsburg ;
Cincinnati était devenu un marché d' élevage ;
on entrait enfin de jour en jour plus en
contact avec cette prodigieuse avenue navigable
de 2. 000 kilomètres qu' ouvrent les lacs et que
bordent, au sud et à l' ouest, de vastes espaces
fertiles. L' élan ne s' arrêta plus ; c' est de
l' est à l' ouest plutôt que du nord au sud
qu' agit l' attraction. Le branle était donné en
cette directions 1835 ; et au bout de
quelques années à peine, on pouvait voir
Boston relié par voie ferrée au Saint-Laurent,
New York aux lacs Ontario et érié,
Philadelphie à Pittsburg, Baltimore à
l' Ohio.
Ainsi se manifestait déjà le rapport étroit entre
le chemin de fer et la colonisation. La
marche de l' un se réglait sur celle de l' autre ;
un pacte se nouait entre ces deux puissances
du monde moderne. S' il s' était trouvé alors un
propte capable de prévoir les millions
d' immigrants que l' Europe devait jeter vers
l' Arique, il aurait pu du me coup pvoir
les milliers de kilomètres qui s' ajouteraient
à ces rudiments deseaux ferrés.s 1854,
à travers une confusion de lignes entreprises
et multipliées sans plan général, les
principales trunk lines se dessinaient
dans le sens des parallèles. Ayant franchi
les principaux obstacles, elles voyaient se
dérouler devant elles les perspectives des
prairies ; et au delà se laissait entrevoir le
Far-West, l' illimité dans les espoirs
comme dans les espaces !
iii. -l' idée nationale et stratégique :
nos vieux pays d' Europe eurent à lutter contre
d' autres difficultés. Ce n' est pas en vain que
plusieurs siècles d' histoire avaient travaillé
à fixer la figure des états et le site des
villes. Les chemins de fer eurent
p248
à s' adapter aux réseaux préexistants de
communications, à des rapports cimentés par le
temps, à des organismes politiques qui avaient
à se défendre contre leurs voisins, à des
individualités nationales taillées sur un autre
patron et à une mesure différente qu' en
Amérique. Chaque état aborda la construction
des chemins de fer suivant ses besoins et ses
moyens. L' Angleterre insulaire, plus avancée
que le continent dans la voie de l' industrie
et plus familière avec la puissance du crédit,
s' engagea résolument ; et déjà Birmingham et
Liverpool réalisaient la liaison entre son
principal foyer d' industrie et son principal
foyer commercial. L' état belge se hâta de mettre
Malines et sa capitale en relation avec
Anvers, sa place de guerre. En Allemagne,
l' idée d' unité nationale que, avec une
remarquable prescience, Frédéric List,
après Goethe, avait démêlée dans l' avènement
des chemins de fer, reçut un commencement
d' application par la jonction des principales
villes de la grande plaine du nord, Berlin
avec Stettin (1843) ; avec Hambourg, Breslau,
Magdebourg (1846) ; avec Dresde et Cologne
(1848) ; bientôt suivie de la jonction avec le
sud par Nüremberg et Augsbourg. Et dès 1842,
nos orateurs pouvaientnoncer avec inquiétude
les voies de convergence qui aboutissaient à
Cologne, Mayence, Mannheim, et concentraient
les forces militaires de la confédération
germanique.
La Russie eut pour premier soin d' unir
directement ses deux capitales, et, de 1843 à
1851, exécuta sa ligne de Pétersbourg à Moscou :
plus tard seulement elle devait entreprendre
la lutte contre son principal ennemi, la
distance. L' idée stratégique de conservation,
de défense, s' imposa comme une nécessité
primordiale dans la plupart de nos pays
d' Europe.
C' est l' instinct de chaque être de pourvoir avant
tout à sa conservation personnelle : les états
n' y ont pas manqué. Quand on lit les
délibérations de nos assemblées, en 1842, à
propos de la constitution de nos principales
lignes, on est frappé de la place qu' y tiennent
les préoccupations stratégiques. La Russie,
après l' épreuve de la guerre de Crimée,
s' empressa de réparer l' insuffisance de son
seau vers les points reconnus vulnérables.
Plus éprouvée encore après la guerre de 1870
qui avait mutilé notre territoire, la France
a dû reconstituer, en vue de sa nouvelle
frontière, son système de circulation, adapter
et relier de nouveau ses lignes de chemins de
fer, ses canaux ; et, comme dans une chair qui
a saigné les fibres tendent à se rejoindre,
elle a essayé ainsi de cicatriser sa blessure.
C' est pour disposer plus
p249
facilement de ses forces militaires et les porter
d' un bout à l' autre de son territoire, que la
Turquie a entrepris les lignes qui, de
Salonique à Constantinople, de Scutari à
Bagdad, de Damas à La Mecque, tendent à
relier les membres éloigs de ce corps puissant
et lourd. Quand la Chine, si défiante et
fractaire, s' est décidée à la locomotive,
elle a eu soin de tracer comme ligne fondamentale
de son réseau la voie qui unit les deux parties
toujours divergentes et hétérogènes de cet
empire, le nord et le sud,kin et Hankeou,
et comme on disait au moyen âge Cathay
et Manzi.
" nous croyons, disait en 1837 Dufaure, que les
principales lignes de communication destinées
à unir le nord au midi, l' est à l' ouest, et
Paris à toutes les extrémités du royaume, ne
sont pas seulement d' un intérêt commercial,
mais surtout d' intérêt national. " telle fut
en effet la conception qui, en 1842, présida
au plan d' ensemble qui, malgles modifications
apportées par le temps, régit encore la
physionomie de notreseau.
Sept lignes rayonnent de Paris vers l' Angleterre,
la Belgique, l' Allemagne, l' Espagne à
Bayonne, l' océan à Nantes, la Méditerranée
à Marseille, auxquelles s' ajoutaient (titre
premier de la loi du 11 juin 1842) une ligne de
Bordeaux à Marseille et une autre de Lyon à
Mulhouse. L' idée maîtresse est celle de l' unité
nationale. C' est sur ce tronc que l' arbre a
développé ses branches. Ce fut d' abord, comme
presque partout, par des concessions partielles,
des tronçons de lignes que procéda l' exécution
de ce plan. Mais l' exrience ne tarda pas à
montrer qu' en matière de chemin de fer c' est par
la combinaison et l' étendue qu' un réseau peut
acquérir la vitalité suffisante. Si en 1851
la longueur des lignes exploitées en France
n' était encore que de 3. 625 kilomètres, tandis
que sept ans après elle avait plus que doublé
et que vingt ans après elle avait presque
sextuplé, c' est que la fusion des multiples
compagnies dubut en six compagnies
principales avait fourni la large base
territoriale nécessaire à l' exécution et à
l' extension du réseau. Pour soulever, et comme
le disait en 1875 un orateur, " mettre en
mouvement ces millions de tonnes qui dormaient
depuis des siècles " , il fallait un levier
suffisant pour que, le surplus d' un côté
compensant le déficit provisoire de l' autre,
toutes les parties du territoire pussent
subir l' impulsion, participer au mouvement de
vie et que, de proche en proche, le tressaillement
de la vie
p250
veillant les eaux dormantes les entraînât
dans les nouveaux courants de civilisation.
C' était un progrès : cependant la conception
du rôle des chemins de fer ne s' est dégagée
que peu à peu, par la puissance accumulée
et combinée des effets. On mit longtemps à
découvrir en Europe que c' était plus encore
dans le mouvement imprimé aux choses, dans le
transport des marchandises plus que dans celui
des voyageurs, que consistait la révolution
profonde apportée par les chemins de fer. Cette
idée n' apparaît guère dans les discussions
auxquelles ils donnèrent lieu dans nos
assemblées. On considère la puissance de cet
instrument pour mobiliser les hommes, on ne
prévoit pas à quel point il mobilisera les
choses. Pendant longtemps, le trafic des
marchandises fut, en France, inférieur à
celui des voyageurs ; il n' atteignait même,
en 1855, qu' un demi-million de tonnes.
L' insuffisance et l' exiguïté des gares et
installations qui datent de cette époque nous
paraissent dérisoires.
iv. -extension récente du réseau ferré :
le maniement régulier et à peu de frais de masses
énormes de produits et de matières premières
a été rendu possible par la navigation à vapeur.
L' accroissement général du tonnage devint une
nécessité à laquelle durent s' adapter tous les
moyens de transports. Une combinaison dut
s' organiser qui força les chemins de fer à
agrandir leurs installations et à augmenter
la puissance de leurs machines ; fleuves et
canaux à approfondir leurs chenaux, à élargir
leurs écluses ; ports à s' amplifier dans des
proportions qu' on n' avait pu prévoir. Cette
coopération des moyens de transport a marc
de pair avec l' allongement des parcours. Elle
a suscité, au cours de son évolution, une telle
foule de forces vives qu' elle a dû sans cesse
faire face par de nouveaux perfectionnements
à de nouveaux besoins. En grande partie, la
fonction a créé l' organe. vires acquirit
eundo n' est nulle part plus applicable qu' en
matière de chemin de fer.
Lorsqu' on compare la période si lente des débuts
à l' accélération qui va se précipitant dans les
quatre ou cinq dernières décades, on sent
qu' une force nouvelle agit en eux qui prend
sa source dans des rapports plus étendus d' un
caractère mondial. On aurait pu croire en 1875
que la plupart des états d' Europe avaient
achevé leurs réseaux, sauf
p251
l' Italie et la Russie, déjà pourtant fort
avancées ; néanmoins, de 1875 à 1910, la
longueur des lignes a presque triplé. Une loi
comparable à celle qui règle la chute des corps
préside à cet accroissement. De 30. 000 dans
la décade qui suit 1840, il monte à 69. 000
(1860), puis à 101. 000 (1870), à 162. 000 (1880),
à 245. 000 (1890).gère diminution de 1890 à
1900, mais le progrès reprend de plus belle
de 1900 à 1910. En même temps on commence les
seaux asiatiques et africains : en 1854, celui
de l' Inde qui compte aujourd' hui 50. 000
kilomètres ; en 1881, le transcaspien ; en
1891, le transsibérien, éléments essentiels
du réseau de la Russie d' Asie qui ne compte
pas moins de 17. 000 kilomètres aujourd' hui ;
tandis que le réseau algérien est concédé en
1860 et qu' à l' autre extrémité de l' Afrique se
constitue le réseau du Cap ; sans parler des
voies qui s' ouvrent en Australie et en
Amérique du sud.
La longueur des chemins de fer du monde qui en
1870 était évaluée à 206. 000 kilomètres,
dépasse aujourd' hui un million de kilomètres.
L' envergure des rapports ne cesse de croître
avec les longueurs kilométriques. C' est dans
les transports directs à grande distance que le
chemin de fer réalise sa suriorité et exerce
le maximum de son action géographique. Aussi
peut-on dire que sa tâche n' est jamais finie
et qu' un besoin inhérent de croissance le
travaille. Même dans les contrées d' Europe
qui semblent arrivées à un état de saturation,
des additions et des raccordements s' imposent
pour satisfaire à de nouvelles cessités
économiques.
La France cherche à retenir les courants de
circulation qui lui échappent, à relier plus
directement ses principaux foyers de production
industrielle, et surtout ses ports que le plan
centralisé de son réseau primitif laissait
trop à l' écart.
La densité du réseau ferré atteint son maximum
dans l' Europe occidentale et les états-Unis
du nord-est atlantique. En Belgique, dans le
nord de la France et dans la zone ridionale
de la plaine allemande, il n' y a pas de point
qui soit à 16 kilomètres d' une ligne de chemin
de fer. Arrivé à ce point, il semble que le
développement doive s' arrêter. Mais la traction
électrique ouvre de nouvelles possibilités,
utilisées surtout dans les régions industrielles.
Tout un nouveauseau se greffe sur le
principal : chemins de fer locaux et tramways
suburbains sont comme la menue monnaie qui
facilite les transactions. En Angleterre, en
Belgique, dans la plaine subhercynienne
allemande, dans la France du nord, la Lombardie,
comme dans le Massachusets,
p252
il y a peu de pointsles hommes aient à faire
2 kilomètres de marche pour atteindre une
voie ferrée.
Les paysil semble que la saturation soit
atteinte restent encore l' exception. En dehors
de l' Inde et de Java, il ne s' est forde
ritables réseaux complets que dans la zone
tempérée. Aucune raison ne s' oppose cependant
à ce que les chemins de fer étendent leurs
ramifications jusqu' au travers des régions
polaires et équatoriales.
Déjà se projettent des lignes de nétration
partant de la côte sur toute la périprie des
continents tropicaux : au Brésil, dans l' Afrique
orientale, dans l' Australie occidentale. Le
railnètre dans la zone arctique à Narvik,
Dawson City, Arkhangel. Ainsi des jalons sont
posés pour la formation d' un réseau
mondial.
Le réseau européen se relie par le transsibérien
à celui qui s' ébauche au nord de la Chine.
Celui des états-Unis pénètre dans le Mexique
par deux grandes artères. Entre le réseau indien
et le seau russe en Asie, comme en Afrique
entre les lignes d' Algérie, d' égypte et du
Cap, dans l' Amérique du sud entre la Bolivie
et l' Argentine, il y a solution de continuité.
Mais le comblement de ces lacunes n' est qu' une
question de temps.
L' état actuel des communications fait apparaître
en lumière crue les effets de l' isolement. Cet
état, jadis accepté comme un fait naturel, choque
aujourd' hui comme un anachronisme. Les maîtres
de l' Inde voient dans les chemins de fer le
moyen le plus efficace pour combattre le fléau
qui décime périodiquement leurs millions de
sujets : la famine. Mais surtout nos industries
intensives, dans leur appétit de bouchés
et de matières premières, souffrent
impatiemment que des contrées se dérobent.
Leur isolement fait l' effet d' une infraction qui
ne peut durer.
Pour toutes ces raisons, l' extension duseau
des voies ferrées n' est pas ps de s' arrêter.
10 à 20. 000 kilomètres s' y sont ajoutés
annuellement dans le dernier quart du siècle.
Ce mouvement continuera et peut nous réserver
encore bien des surprises.
v. -courants internationaux de l' ancien monde :
une des conséquences les plus importantes du
développement du réseau mondial est
l' établissement de contacts tendant à la
formation d' une sorte d' économie internationale.
Des siècles d' histoire avaient élevé des
barrières entre les peuples d' Europe, dressé
des frontières douanières, organisé chaque état
de façon à se suffire à soi-même. Ces habitudes
traditionnelles sont
p253
battues en brèche. Ce ne sont plus seulement les
diverses parties d' un même état qu' il s' agit
de mettre en rapports plus intenses, mais les
contrées qui, par leurs produits, s' entr' aident
et se complètent, quels qu' en soient la
situation géographique et le statut politique.
Entre le nord-Amérique et le sud-est de
l' Europe se crée ainsi une chaîne de relations
fondée sur les besoins de nourriture. Il s' en
forme d' autres suivant les besoins de l' industrie
en minerais ou combustible. Des lignes
internationales dessinent à travers l' Europe
de grandes diagonales qui continuent les lignes
de navigation et se combinent en une sorte de
système européen. Par Constantinople, ce
seau se prolonge en Asie Mineure. Par
Moscou et Samara, il s' enfonce en Sibérie
et se relie au réseau chinois. L' Eurasie
communique d' une extrémité à l' autre, de
l' Atlantique au Pacifique.
Des combinaisons de tarifs favorisent certains
courants. Dans la concurrence des voies
maritimes de l' océan et de laditerranée,
les chemins de fer décident. La Suisse
occidentale est disputée entre Anvers et
Marseille. Le puissant système des chemins de
fer allemands parvient, à l' aide de tarifs
spéciaux, à refouler devant lui, en Roumanie
et dans le sud-est de la Suisse, le commerce
diterranéen, en même temps qu' il se lie avec
l' Italie par les percées alpestres. Nos
compagnies du nord, de l' est et du p. -l. -m.
Ont des tarifs destinés à attirer le transit.
Le p. -l. -m. Les abaisse en faveur des expéditions
au delà de Suez.
Il s' est for et se développe en Europe une
politique internationale des chemins de fer,
dont l' idée essentielle est la poussée vers
l' est, comme en Amérique c' est la poussée vers
l' ouest.
vi. -le rail et la mise en valeur de
l' Amérique :
nul exemple n' est plus propre à mettre en lumière
la prodigieuse puissance des chemins de fer que
celui des états-Unis. Le problème du transport,
transportation suivant l' expression
compréhensible qu' on rencontre dans la
littérature américaine, n' a nulle part été
abordé et résolu avec plus de hardiesse. Avant
les chemins de fer, l' attention s' était déjà
portée sur les canaux, les voies navigables,
les routes à longue distance même. Mais seul
le rail devait permettre dealiser les
possibilités en quelque sorte illimitées du
nouveau monde.
D' immenses espaces, à peu près vides, s' ouvraient
au delà de la barrière des Appalaches ;
à peine quelques embryons de population blanche
avaient commencé à se former sur les bords de
l' Ohio. De 1821
p254
à 1915, environ 29. 000. 000 d' européens ont franchi
l' Atlantique pour se transporter dans ces pays
neufs. Ce fleuve humain qui, depuis trois quarts
de siècle, ne cesse de couler, tantôt aclérant,
tantôt ralentissant son cours, se nourrit de
sources de plus en plus éloiges. Il roule
tour à tour, comme le Nil rouge succédant au
Nil vert dans l' inondationriodique, des
éléments différents, d' abord irlandais,
puis allemands et scandinaves, enfin italiens,
slaves, orientaux de la Méditerranée. Mais
chaque année c' est encore 400. 000 ou 500. 000
êtres humains que les paquebots d' Europe
amènent aux ports des états-Unis. Depuis
dix ans ce flot puissant envahit aussi le
Canada : l' immigration, faible auparavant,
s' y tient annuellement aujourd' hui aux environs
de 200. 000.
Cette masse humaine jetée par les paquebots
d' Europe sur le continent américain, ne s' y
est paspandue au hasard ; elle ne s' est
pas émiettée ainsi que jadis faisaient nos
trappeurs franco-canadiens comme une poussière
dans ces vastes espaces : si elle s' est
canalisée en quelques courants principaux
suivant une marche régulière, de telle
sorte que le centre de gravité de la population
n' a pas cessé de se déplacer dans le sens de
l' est à l' ouest, -c' est grâce aux chemins de
fer. Ils ont servi dehicule à la colonisation.
Plus on s' écartait des côtes pour s' avancer
vers l' intérieur au delà de toute route tracée,
plus la locomotive exerçait une action
exclusive, devenait autocrate. Elle donnait
au sol qu' elle traversait, ou dont elle
s' approchait, la seule valeur qui pût le faire
apprécier en ces pays neufs, celle d' un capital
producteur d' objets de commerce. Le mirage qui
attire vers ces contrées nouvelles un flot
humain sans cesse renouvelé, n' est plus celui
des mines de métaux précieux, mais celui des
produits et salaires auxquels donne lieu une
vie commerciale intense. Il ne s' agit plus de
vivre chichement d' une terre avare, de consumer
son énergie dans un labeur ingrat, mais, après
avoir emprunté à une terre presque vierge un
produit facile, de le transformer aussitôt
en une richesse circulante : la moisson aussitôt
changée en chèque. Cette richesse ne peut naître
qu' au contact du rail. Celui-ci vivifie ce
qu' il touche. Dans les parties encore inoccupées
de l' ouest, la concession d' une bande de terres
publiques de 32 kilomètres à droite et à gauche
de la ligne, joue le rôle d' une subvention pour
la construction des principales voies-maîtresses
qui traversent d' un océan à l' autre les
états-Unis et le
p255
dominion. Les compagnies ont été ainsi investies
d' un capital de spéculation qui, quels qu' aient
pu être les abus, les a intéressées ànager
par l' application de tarifs modiques le transport
à longue distance des produits qui pouvaient
alimenter leur trafic.
Que ce soit aux états-Unis, au Canada, dans
l' Argentine, ou en Australie, ces produits
ne pouvaient être que ceux que réclamait la
vieille Europe, pour la nourriture de ses
habitants, pour la consommation de ses
industries.
C' était le blé, le maïs, la laine, produits de
contrées tempérées ; le coton, produit subtropical.
Le développement de la navigation maritime,
la régularité et la célérité des traversées,
avaient si bien aplani les frets entre les
principaux ports des deux côtés de l' Atlantique,
qu' au chemin de fer seul appartenait le pouvoir
de faire pencher la balance dans la concurrence
des prix. C' est ce qu' a réalisé l' esprit
commercial des américains. Ils se sont attaqués
corps à corps et systématiquement à la distance.
Leur force tient à ce qu' ils sont arrivés à
pratiquer sur les parcours généraux, mais non
locaux, des voies ferrées, les frets les moins
élevés qu' il y ait au monde : leur moyenne
s' est abaissée de près d' un tiers entre 1870
et 1900.
Ce résultat n' est pas un simple effet naturel de
la concurrence ; il a été acquis par une suite
d' efforts, il date de la période de fusion
et d' amalgamation. le rite en revient à
l' organisation des courants de trafics, qui ont
concentré le plus économiquement possible, entre
points de production et points d' embarquement,
la plus grande masse possible de marchandises.
Il suppose des combinaisons et des calculs
sans cesse à l' épreuve des circonstances ;
c' est un échafaudage reposant sur des bases
qu' il faut sans cesse surveiller. L' organisation
reste assez fluide pour que les courants ne
puissent pas se figer. Par l' ampleur qu' embrasse
ce système de voies ferrées, désignées sous le
nom des potentats des finances qui les dirigent,
il constitue une puissance qui tire sa
justification de l' énormité des produits qu' elle
s' est montrée capable de soustraire à la loi
de la pesanteur.
p256
L' histoire des guerres de chemins de fer, suivie
de contrats (pooling), reste un des chapitres
les plus curieux de l' histoire économique.
Mais, dans cette série de vicissitudes, il y
a d' autres forces en jeu que celles de calcul
et de spéculation. Il y a l' entrée en lice de
contrées nouvelles, la rapide mise en valeur
et en circulation de tout ce que le continent
américain, au nord comme au sud et à l' ouest,
dans les prairies comme dans la Pampa argentine,
au Canada comme dans les Montagnes Rocheuses,
possédait de ressources latentes prêtes à sortir
de terre. La région des prairies était comme une
serve ménagée pour l' humanité grandissante.
Lorsque, dans la seconde moitié du xixe siècle,
la colonisation s' y est développée, elle est
devenue un grenier du monde : les dix
prairies states, sur une superficie triple
de la France, ont, depuis 1850, quintuplé
leur population ; c' est surtout dans la
période de 1860 à 1880 que l' agriculture en a
pris possession jusqu' à l' extrême limite des
régions arides. Elle s' est scialisée et la
culture du maïs s' est concentrée dans les cinq
corn surplus states (Illinois, Iowa,
Kansas, Nebraska, Missouri) qui fournissent
à eux seuls plus de la moitié de la production
mondiale. Comme au nord du 42 e degré les gelées
tardives nuisent au maïs, c' est le blé qui
règne dans le Minnesota, la vallée de la
rivière Rouge, comme plus haut dans le
Manitoba canadien d' où l' Angleterre tire
80 millions d' hectolitres. Ces sols unis,
faciles à travailler, ont l' avantage de produire
des grains de qualité uniforme, qui peuvent
être confondus en masse dans les transports et
les transactions. La moisson à peine finie se
change en chèques pour les propriétaires.
Quand la récolte de maïs manque ou menace de
manquer dans les cinq états, c' est un afflux de
près de trois cent mille porcs au de
de la moyenne ordinaire, qui encombrent tout
à coup le marc de Kansas City. à côté des
gares s' étalent les parcs à bestiaux pour les
bêtes à cornes, se dresse l' élévateur pour les
grains, auxiliaires nécessaires au
rassemblement en grande masse des objets
transportés par le chemin de fer. C' est ainsi
que, par quantités colossales, grains,
blé, viande, peaux sont transportés par les
grangers roads, en wagons appropriés, à
des prix très bas, sur plus de 2. 000 kilomètres,
jusqu' aux ports d' embarquement pour l' Europe.
vii. -chemins de fer et densité de la
population :
l' étendue dans la continuité des conditions
physiques, tel est en Arique l' avantage
géographique que les chemins de fer ont mis en
valeur. La structure à grands traits de ce
continent s' y prêtait. C' est
p257
au fond une nouvelle manifestation des causes
qui avaient déjà fait leurs preuves dans
l' expansion des sociétés humaines. De temps
immémorial, en Asie, la plaine de l' Hindoustan,
les grands plateaux de loess de la Chine
avaient montré ce que vaut l' étendue dans des
conditions semblables comme facteur nurique,
comme force de multiplication et d' accumulation.
Il en eût été de même dans lagion russe de la
terre noire si les cataclysmes des invasions
n' en avaient retardé le développement. Cette
fois, c' était avec le machinisme que l' homme
entrait en possession du sol. Par les chemins
de fer, steamers, télégraphes, élévateurs,
charrues à vapeur, usines, machines d' extraction,
tout ce que la force mécanique peut ajouter
à la force manuelle, tout ce que la capacité
de transporter peut ajouter à la capacité de
produire, tout ce que la rapidité d' informations
stimule d' initiatives, a concouru à la mise en
valeur de ces vastes territoires. Grâce à la
machine, le maximum de production peut être
atteint avec le minimum de main-d' oeuvre.
Aussi voit-on la population rurale dans les
prairie states, qui comptent déjà plus de
quarante ans de colonisation, rester notablement
inférieure aux chiffres qu' avaient atteints,
dans l' ancien continent, les grandes contrées
agricoles. La densité de la population dans
l' Iowa ne dépasse guère encore 16 habitants
par kilotre carré, moyenne qu' altère seule
la présence de grandes villes comme Chicago
dans l' Illinois, Saint-Louis dans le Missouri.
Aussi la longueur du réseau ferré apparaît-elle
très forte par rapport à la population. On
compterait environ 40 kilomètres de chemins
de fer par 16 habitants.
Les conditions sont à peu ps les mêmes dans
le Canada, dans l' Argentine et l' Afrique
australe anglaise. La quantité de matières
disponibles pour le transport est, dans ces
pays neufs, en proportion inverse du nombre
des consommateurs sur place. Le rôle des
chemins de fer consiste surtout à fournir
aux producteurs les moyens d' opérer sur de
grandes masses, par la puissance des moyens
de transport qu' il met à leur
service.
Si, dans les grands foyers d' industrie, la
concentration d' êtres humains par millions ou
centaines de mille est en rapport direct avec
les chemins de fer, ce sont aussi les chemins
de fer qui permettent la formation en Australie,
dans la Nouvelle-Zélande, dans lapublique
argentine, de ces immenses troupeaux de bétail
qui subsistent, pour fournir à quelques marchés
du monde laines, peaux, cornes, viandes, etc.
Le rassemblement de troupeaux de moutons de
60. 000 têtes, 200. 000 et enfin, cas plus rare,
de 500. 000 têtes, au gouvernement desquels
suffisent quelques hommes à cheval, n' est guère
un fait moins extraordinaire
p258
que les villes de 500. 000 ou un million d' hommes.
En tout cas, ce sont des faits dume ordre,
des hypertrophies nées, en même temps, de
causes semblables. De telles agglomérations
de bétail, comme, dans les prairie states,
l' accumulation des grains dans les élévateurs
construits pour des milliers de tonnes,
correspondent aux agglomérations humaines
auxquelles elles sont destinées. Ici
l' emporium, la grande ville, là le
runn, l' estancia, la fazenda.
c' est la grandeur du débouché qui sollicite
la puissance de la production. Grâce à la
percussion que les transports réguliers par
masses entretiennent, une force énorme se
dégage et trouve, de part et d' autre, son
emploi. Les produits se concentrent et
s' accumulent en vertu de la loi économique
qui proportionne le prix de transport à la
quantité transportable. Et c' est ici que le
phénone prend formeographique.
viii. -grandes lignes maritimes et grandes
lignes continentales :
la dernière phase de l' histoire des communications
est caractérisée par l' intense collaboration
du rail et de la navigation à vapeur. La
soudure des courants continentaux aux courants
maritimes tend à se faire de plus en plus en un
nombre limité de points d' élection qui
prennent le caractère d' emporia mondiaux.
Les points d' expédition s' organisent pour
embrasser le plus d' espace possible dans leur
cercle d' approvisionnement ; les points
d' arrivée, pour desservir le marché le plus
large avec la fonction de relation la plus
étendue.
Les deux principaux groupes de ports se regardent
entre 27 et 40 degrés de latitude sur la côte
des états-Unis, entre 40 et 54 degrés sur
celle d' Europe.
L' emporium moderne, qu' il s' appelle New York
ou Londres, Boston ou Hambourg, ressemble
au port d' autrefois tel que le peignait Joseph
Vernet, comme un paquebot ressemble à une
balancelle. Ces villes énormes, produit
caractéristique de notre siècle, sont les
organes créés par les besoins nouveaux du
commerce. Là se centralisent les renseignements,
se forment les entrepôts, se nouent les
relations. Quelque chose de colossal et de
démesuré s' associe à ces créations : tonnage
de navires, dimensions des bassins, agglomération
de chantiers et d' usines ; l' industrie cherche
à profiter des avantages qu' offre le transport
par mer des matières lourdes. La supériorité
de l' outillage prévalant sur la distance,
l' emporium moderne peut attirer des marchandises
qui sembleraient destinées à des ports plus
rapprochés de leur point d' origine. Lié aux
courants continentaux et aux rives
p259
maritimes, le grand port peut avoir la puissance
de les détourner.
Son rôle le plus évident reste cependant la
consécration et l' exploitation des relations
établies entre les lignes de la circulation
mondiale à travers les continents et les
océans.
Dans l' histoire économique du dernier siècle,
on rappellera toujours une coïncidence frappante,
celle de l' ouverture, à six mois d' intervalle,
du premier transcontinental qui ait traver
l' Arique du nord et du canal de Suez.
L' union central pacific (10 mai 1869)
fut le signe avant-coureur d' une série de
constructions qui relièrent l' Atlantique-nord
au Pacifique-nord. Douze ans après, cinq
autres lignes traversaient le continent
américain ; le Far-West conduisait vers
l' Extrême-Orient. D' autres têtes de lignes,
combinant leurs services de paquebots avec
leurs voies ferrées, s' ajoutèrent à San-Francisco,
avec l' avantage d' une travere plus courte :
Seattle et Tacoma dans le Puget Sound,
Vancouver à l' extrémité de la bande de
6. 000 kilomètres qui recueille à Halifax le
voyageur venu de Liverpool pour le mener en
5 jours au bord du Pacifique, et 10 jours
après au Japon. Le commerce va grandissant
entre l' Amérique du nord et le Japon et la
Chine ; dans la Chine boisée, les bois de
Colombie britannique, les grains du
Manitoba, le pétrole de Californie sont
l' objet d' une demande. La même inégalité de
population existe entre les deux bords du
Pacifique qu' entre ceux de l' Atlantique.
Toutefois, avec ces peuples d' Extrême-Orient,
il existe trop de différences originelles pour
qu' une adaptation des marchés soit aussi aisée
qu' entre l' Amérique et l' Europe. L' ingéniosité
commerciale des américains du nord travaille
à la réaliser. Elle s' étudie à accommoder
l' offre à la demande, à flatter même le chinois
et le japonais comme consommateurs, tout en le
repoussant comme immigrant.
Par un autre chemin, l' Extrême-Orient s' est
rattaché au commerce mondial. Lorsqu' en
novembre 1869 les premiers navires passèrent
de la Méditerranée dans la mer Rouge,
réalisant une des plus anciennes idées
saint-simoniennes, des géographes aussi
compétents qu' Oscar Peschel étaient loin
d' apprécier à sa valeur la future importance
commerciale de cette route. Il ne semblait pas
que cette voie maritime se faufilant de détroits
entre les masses continentales, franchissant
à Gibraltar, Malte, Suez, Aden, Singapore
une série de portes aisées à fermer, pût
disputer la suprématie commerciale à la
grande voie maritime du Cap.
On ne pouvait encore se rendre compte des
changements que la rapidité et la ponctualité
des services maritimes, l' accroissement du
tonnage, l' ouverture d' arrière-pays devaient
apporter dans les rapports
p260
des contrées. Ce qui s' échange le long de cette
voie tortueuse qui touche aux plus anciennes
contrées civilisées, qui pousse ses
embranchements vers l' Afrique orientale et
l' Australie, ce sont des objets manufacturés
d' Europe contre des produits naturels de
l' Asie. Ces produits diffèrent de ceux que
recherchait le commerce ancien (épices, or et
encens, etc.), qui s' accommodaient des retards
de longues traversées, qui pouvaient impunément
affronter de longues joures de navigation
sous les tropiques. Ce sont des produits que
clament instamment, à dates fixes et en
quantités considérables, les besoins alimentaires
et industriels des multitudes d' Europe. L' Amérique,
sans doute, y pourvoit, mais il serait
imprudent, pour assurer la satisfaction de
besoins de première nécessité, de rester à la
merci d' un ou deux centres de production.
La récolte de blé peut manquer en Amérique ;
celle du coton peut être insuffisante ; des
épizooties et des sécheresses peuvent opérer
des rafles sur le stock d' animaux à laine
et à peaux que consomme l' Europe. Et d' ailleurs
les pays neufs ne voient-ils pas, à leur tour,
augmenter leur population et se développer
leurs industries, diminuant d' autant leurs
disponibilités ?
C' est sur ces conditions, en partie imprévues,
que sont fondés les progrès de la grande voie
maritime de l' ancien monde. On a vu
successivement entrer en ligne de compte,
dans le tonnage d' environ 15 millions de tonnes
qui sillonne le canal de Suez, le coton de
l' Inde occidentale, les blés du Pendjab,
les riz de l' Indochine, le thé de la Chine
du sud. Et à mesure que se prolongent vers le
nord les réseaux ferrés, interviennent les fèves
oléagineuses (soya) de Mandchourie, bientôt
peut-être le blé de la Mandchourie du nord,
les bois de Sibérie.
La part prépondérante de l' Inde dans le commerce
du canal de Suez tient à l' avance que lui
donne son réseau de chemins de fer, commencé
dès 1856. C' est assurément un phénomène curieux
et au premier abord paradoxal que de voir une
contrée aussi chargée de population devenir
nourricière d' autrui. L' Inde dispose en
moyenne d' environ 20 millions d' hectolitres
de blé pour l' Europe ; ses récoltes de blé
et de coton sont attendues, escomptées chaque
année ; cette exportation fournit à Kurratchi
et à Bombay son principal élément. Et néanmoins
si les famines n' ont pas disparu, leur fréquence
et leurs effets ont été en partie conjurés.
L' organisation des transports, appuyée sur un
seau considérable de chemins de fer
(plus de 50. 000 km.), agularisé la
circulation intérieure en même temps qu' elle
rattachait l' arrière-pays aux ports maritimes.
Ce que le machinisme, suppléant à la pénurie
de bras humains, a pu accomplir en Arique,
l' a été, dans cette vieille terre, à la faveur
des habitudes traditionnelles de ses populations
p261
rurales. Il y a une vertu singulière d' élasticité
dans ces anciennes civilisations fondées sur
ce qui change le moins, la fécondité du sol,
les forces réparatives de la terre. Que l' Inde
sillonnée de chemins de fer, et mise à 20 jours
de l' Europe, fasse un commerce de plus de
5 milliards de francs, dont les deux tiers
avec l' Europe ; que l' égypte ait vu depuis
1882 à 1897 augmenter sa population de
6. 814. 000 à 9. 734. 000 et à 11. 287. 000 en 1907
avec un commerce dépassant 1. 300 millions,
de tels résultats, joints à ceux que nous
fournissent d' Algérie et la Tunisie, montrent
une faculté de rénovation qui justifie les
efforts et les espoirs dont ils sont
l' objet.
Il est vrai que ces contrées sont passées sous
des dominations européennes : la Chine, qui
entre à peine dans la période d' expériences,
y apporte une civilisation autonome, à peu
près intacte, avec une somme d' habitudes,
d' intérêts, de préjugés, dont l' adaptation à
un système de l' étranger ne peut s' accomplir
sans sistance. Toutefois, la cause des
chemins de fer là aussi est gagnée ; et l' on
peut attendre d' eux un contact plus intime
entre les deux plus considérables foyers de
population du monde.
ix. -conclusion :
ainsi agit, déjouant ou dépassant les prévisions,
une puissance géographique dont rien ne
permettait de mesurer les effets. De tous
ces systèmes de communication se forme un
seau qu' on peut qualifier de mondial. Il
embrasse, en effet, sinon la totalité du globe,
du moins une étendue assez grande pour que rien
à peu près n' échappe à son étreinte. Sa
puissance est faite d' accumulation de ses
effets. C' est le résultat total de combinaisons
multiples, accomplies dans des milieux
différents, par le rail, la navigation
maritime ou intérieure : aux états-Unis, la
navigation des Grands-Lacs avec les chemins
de fer qui en recueillent et en prolongent
le trafic ; en Angleterre, unveloppement
extraordinaire de la marine marchande, disposant
d' un fret que complète la houille ; aux
Pays-Bas et en Allemagne, une batellerie
fluviale de fort tonnage nétrant jusqu' au
coeur du continent, et des chemins de fer
combinant leurs trafics avec le sud-est de
l' Europe ; en Afrique, l' utilisation des
grands fleuves, Nil, Niger, Congo, Zambèze,
reliés, soit à la mer, soit entre leurs biefs
navigables par des voies ferrées ; enfin,
l' attaque de l' Asie centrale, tandis que,
par le canal de Suez, s' accomplissait la
jonction de deux domaines auparavant distincts
du commerce maritime. Ce qu' il faut voir dans
la variété des obstacles vaincus, c' est le
désir dealiser des adaptations telles que
tout ce
p262
qui grève le transport des denrées soitduit
au minimum, que la circulation soit le moins
possible soumise à des transbordements et à des
frais accessoires.
Entre les chemins de fer transcontinentaux
et la navigation maritime, il semble qu' il
s' établisse un partage d' attributions,
peut-être aussi un partage géographique.
La concentration des continents de l' hémisphère
boréal entre 60 et 30 degrés de latitude
donne lieu à une extension zonale de voies
feres traversant d' un bord à l' autre
l' Arique du nord ou l' Eurasie. Leme
ruban d' acier s' allonge sur plus de 5. 000 km.
Entre New York et San-Francisco, de 6. 000
entre Halifax et Vancouver, de 10. 000 entre
le Havre et Vladivostok. En cinq ou
six jours on traverse le continent américain ;
en quatorze jours on peut franchir aujourd' hui
la distance de Paris à Pékin. Tout ce qui
exige rapidité, voyageurs, correspondance,
trouve ainsi dans ces voies transcontinentales
un avantage que les voies maritimes ne peuvent
atteindre.
Les routes de l' océan restent par excellence
celles de l' hémisphère austral. De l' Amérique
du sud au cap de Bonne-Espérance, de là en
Australie et en Nouvelle-Zélande, la mer
est la voie nécessaire. Poussés par les grands
frais de l' ouest, les grands voiliers
franchissent en 24 jours, sans voir terre, la
distance entre le Cap et Wellington. L' océan
Pacifique, déjà traversé en diagonale entre
Vancouver et Auckland, l' est depuis peu de
Panama à Sydney. Des points presque
imperceptibles et ignorés dans les vastes
étendues oaniques (Imangareva par exemple)
seront peut-être demain des étapes
mondiales.
Loin d' être réellement en concurrence, les voies
maritimes et continentales se prêtent, dans
l' ensemble, un concours qui décuple la puissance
des effets qu' elles exercent sur la vie
économique. Par l' effet de cette pénétration
intime des contrées, de ce contact universel
auxquels bien peu échappent encore, il y a
partout du fret à ramasser, des transactions
à réaliser, des besoins à satisfaire. Et c' est
ainsi qu' un ferment nouveau s' introduit et
travaille toutes les parties du globe.
p263
chapitre iv. La mer. I. -origine de la
navigation maritime :
l' homme, par son corps, ses organes, son appareil
respiratoire, est un être terrien, attaché à
la partie solide de la terre. Ce serait peu
cependant qu' un domaineduit au quart de la
surface du globe pour justifier le mot de
géographie humaine. Si les terres seules offrent
à l' homme la possibilité d' imprimer sa trace,
d' enraciner ses oeuvres, les mers ont été,
par une série de conquêtes où resplendit la
lumière du génie humain, ouvertes à une
circulation sans limites. Depuis l' invention
de la voile jusqu' à celle de la boussole et du
sextant, depuis les premières observations
astronomiques jusqu' au calcul des tables de
déclinaisons, on suit un enchaînement de
découvertes associées à la navigation maritime.
L' instinct du chasseur, l' expérience du
montagnard s' acquièrent et se transmettent
individuellement, tandis que dans le domaine
des mers , sur d' énormes distances, aucun
point de repère ne frappe les sens, ce n' est que
par la science que l' homme est parvenu à trouver
des routes diminuant la part du danger.
La familiarité avec la mer n' a pourtant é
longtemps que le privilège de groupes restreints.
On ne peut parler d' une attraction générale
que la mer ait exercée sur les populations
humaines ; certaines côtes seulement se sont
montrées attractives : celles par exemple
, chaque jour, le reflux de la marée laissait
à découvert une provende facile de faune
comestible (Terre De Feu), celles où
l' homme trouvait un abri contre les exhalaisons
malsaines des forêts marécageuses comme dans
le nord-ouest de l' Europe, ou qu' une bordure
d' îles protège contre la houle du large
(skiorgard scandinave), celles aussi que
le rapprochement de bancs sous-marins rendait
propices à la che (Tunisie orientale, mer
du Nord), ou bien les parties resserrées
fréquentées à époques fixes par des légions
de poissons migrateurs
p264
(Méditerranée). Toutes ces causes, et d' autres
sans doute, ont puissamment contribué à mettre
quelques fractions de l' humanité en contact
quotidien avec cet élément qui, par lui-même,
est plutôt objet de crainte. Car, si certaines
populations ont été attirées par la mer,
d' autres, comme les perses, s' en sont
systématiquement écartées et ont traduit leur
aversion pour cet élément hostile dans leurs
croyances.
De toutes les attractions, la plus puissante
pour l' humanité primitive a probablement été
celle exercée par lache. Actuellement
encore, la pêche maritime nourrit des millions
d' hommes, depuis le Japon jusqu' à la Norvège.
Les ressources nourricières de la mer ont
été l' amorce par laquelle le terrien qu' est
l' homme a été attiré vers cet élément étranger
auquel il s' est habitué, dont il est devenu
l' hôte et pour ainsi dire le commensal.
Un autre point de vue s' estvélé dès que le
commerce s' est développé. C' est l' avantage
offert par les surfaces illimitées des mers pour
le transport lointain et à frais réduits des
produits du sol ou de l' industrie. Sans doute,
la richesse ne peut se développer que sur terre,
c' est parce qu' il y a des Babylone et des
égypte qu' il y a des Phénicie ; mais c' est
la mer qui apporte des métaux d' Hespérie et des
Cassitérides jusqu' à ces lointaines sociétés
orientales. Ses périls n' étaient rien à côté
des obstacles que présentaient les voies de
terre. Celles-ci ont eu beau acquérir avec le
temps sécurité et régularité, on voit encore
aujourd' hui les blés de Russie, les houilles
anglaises, les bois du nord, jusqu' aux vins
d' Algérie, préférer les routes maritimes
à cause de la modicité du fret. Une fois la
marchandise confiée aux flancs du vaisseau,
peu importe quelques centaines de kilomètres de
plus ou de moins.
ii. -la navigation à voile :
l' emploi de la force mécanique de l' air pour
vaincre la résistance de l' eau, c' est-à-dire
la voile, contenait le germe immense de tous
les progrès futurs. On ne peut pas dire de cette
invention qu' elle ait eu un caractère
d' universalité, comme par exemple celle du feu :
bien des peuples, qui vivaient en contact avec
la mer, ne l' ont point connue, ou ne l' ont
connue que tard. Mais à ceux qui, indépendamment
d' ailleurs les uns des autres, en ont
inauguré l' emploi, elle a conféré une précoce
supériorité. Elle les a spécialisés. En créant
un genre de vie capable de tendre tous leurs
efforts, elle a forgé des peuples. Elle a
combiné ensemble des éléments probablement
très différents de population, cariens et
phéniciens, malais et mélasiens, peut-être
celtes
p265
et germains, de façon à leur imprimer par la
communauté des occupations, des caractères qui
donnent l' illusion d' une race.
Quelle que fût la matière fournie par le milieu
local, que l' on usât, pour capter et utiliser
la force du vent, de nattes de palmiers ou de
bambous comme les malais, de toile de lin comme
les phéniciens et hellènes, de toile de coton
comme les caraïbes, de cuir comme les vénètes
et les anciens celtes, c' était l' opposition
d' une force naturelle à une autre force naturelle,
une conquête sur la nature, une économie
de main-d' oeuvre et d' effort musculaire. Ces
peuples acquirent sur les autres la supériorité
que donne une plus grande indépendance des
entraves terrestres. On sait quel avantage
procura sur les continents à certains peuples
la possession du cheval ; sur mer aussi le
navire à voile fut un moyen d' hégémonie, car la
piraterie en profita au moins autant que le
commerce.
Les périples et autres documents de l' antiquité
classique laissent entrevoir à quel degré de
connaissance détaillée et minutieuse des
tes la navigation parvint de bonne heure dans
la Méditerranée et les mers immédiatement
voisines. Une riche nomenclature où n' est
omis aucun accident ni anfractuosité du
littoral s' applique à la côte et l' anime d' une
vie pittoresque. Des dictons se répètent entre
marins sur les passages redoutés. Des sanctuaires,
des légendes avec noms de fondateurs de villes
font comme une broderie au littoral de la mer
intérieure. La navigation est imprégnée de ces
souvenirs. Minutieusement attentive à la côte,
elle ne s' en écarte qu' à regret et le moins
possible. Il faut cependant se hasarder en
pleine mer pour atteindre l' Espagne et
l' extrémité occidentale de la Méditerranée :
ce fut longtemps le secret des pniciens,
et des phocéens après eux, inventeurs de navires
plus longs et tenant mieux la mer.
Cependant, considérant les faits dans leur
généralité, il n' apparaît pas qu' il y ait une
paration entre une période de navigation
tière et une période ultérieure de navigation
au large. Tout dépendit de la nature physique
et du régime des vents. Dans la Méditerranée
me, les vents étésiens qui soufflent
régulièrement, de mai à octobre, du nord au
sud, unirent de bonne heure le monde hellénique
à l' égypte, firent du bassin oriental un tout
que connaît déHore. Des rapports
s' établirent me sur de plus grandes distances
entre l' Arabie du sud et Madagascar, entre
l' Afrique orientale et late de Malabar.
L' attraction des rivages opposés s' exerça
d' autant mieux que l' inquiétude du retour
n' existait pas ; il était garanti par
l' alternance des
p266
moussons. Entre la côte de la Chine au sud de
Formose et la côte d' Annam, l' alternance de
la mousson hivernale du nord et de la mousson
estivale du sud a créé des rapports : le nom
de mer de Chine les exprime. La violence
souvent dangereuse de ces vents cesse au delà
de la digue insulaire formée par les
Philippines, Palaouan et Bornéo : ce fut
un autre domaine que désigna le nom de mer de
Célèbes et de Jolo. Mais à des domaines
régis par des vents connus, et où l' on était
r de pouvoir revenir, succédaient des
espaces que des dangers, grossis volontiers
par l' imagination, semblaient interdire : tel
était, au sud de la région fréquentée par la
navigation arabe, le courant redouté de
Mozambique qui portait vers le sud avec
violence.
Un monde nouveau commençait là. Les documents
anciens montrent que la navigation, s' avançant
de Carthage ou de Gas le long de la côte
d' Afrique à la faveur des alizés du nord-est,
ne dépassait pas Sierra Leone. Là s' arrêtait
l' océan Atlantique des pays de l' Atlas,
au delà régnaient d' autres vents, vents
irréguliers que rencontrent les navires à voiles
sur les tes de Guinée ; les fréquentes
tornades y rendent encore aujourd' hui la
navigation difficile : il faut 45 jours à un
voilier pour se rendre à Lagos, tandis qu' il
n' en met que 42 pour atteindre Rio-De-Janeiro.
Cette séparation resta la limite du monde
connu des anciens.
Il est à remarquer que le domaine des navigations
norvégiennes qui, entre le viiie et le xie
siècle, embrassa l' immense espace maritime
compris entre les Hébrides et l' Islande
jusqu' au Groenland et même au Labrador,
n' empiéta pas au sud sur la zone dangereuse
du Gulf-Stream. Ces navigateurs si hardis
semblent s' être astreints à suivre des routes
assez septentrionales pour éviter la lisière
du courant qui, par 40 degs de latitude
environ, charrie des bourrasques et qui, dans
les mois d' hiver, est la zone la plus
tempétueuse qu' il y ait sur le globe. On
estime à 42 jours la durée moyenne d' un trajet
direct à voile d' Europe en Arique, et,
encore aujourd' hui, les navires partis de
Scandinavie continuent à tenir le plus possible
au nord jusqu' à Terre-Neuve. L' idée d' une mer
septentrionale comprenant l' espace entre le
Groenland, l' Islande, la Scandinavie et
l' écosse, s' exprime maintes fois au xvie siècle
dans les revendications dano-norvégiennes.
p267
iii. -domaines de navigation :
ainsi, par la familiarité croissante avec la mer,
s' esquissaient des limites naturelles, en même
temps que se dessinaient des domaines. On vit
des provinces se tailler dans un empire dont on
ne connaissait pas encore l' étendue. Ces domaines
ne sont pas toujours finis, schématisés,
suivant l' expression de Strabon, par la
configuration des côtes ; leurs limites sont
plutôt celles que trace le régime des vents
et des courants. C' est la navigation qui fournit
le principe des délimitations ; les
instructions nautiques en sont le
commentaire.
L' autonomie de ces domaines maritimes a été en
partie consacrée par des noms. Ils sont imprégnés
d' une terminologie spéciale. Nous avons parlé
de celle de laditerranée : la nomenclature
est arabe ou hindoue dans l' oan indien,
essentiellement scandinave dans les mers du nord
de l' Europe. Cette dernière surtout apparaît
comme le produit d' une observation exercée à
discerner toutes les diversités de formes
dans les accidents du littoral : le fiord
désigne une échancrure étroite et longue ; le
vik représente une anse arrondie. Tandis
que les mots ner et skaji s' appliquent
à des promontoires élevés, peut-être plus
allongés d' après le second ; eyrr est une
lande plate et sablonneuse. Pour les baies de
dimensions petites, on emploie les désinences
vaag, voë, kil, etc. ; pour les îles,
ey ou o ; une chaîne d' écueils forme
un skiorgard. telle est la signature
indélébile que les norvégiens ont apposée aux
mers par eux parcourues.
Les noms subsistent, tandis que disparaissent
peu à peu les variétés spéciales de navires
qui s' y étaient adaptés. Le dhow arabe,
la grande jonque chinoise qui portait, au temps
de Marco Polo et d' Oderic De Pordenone,
jusqu' à 700 hommes, la pirogue à plateforme,
les doubles pirogues à balancier des polynésiens,
qui excitèrent l' admiration des Cook et des
Dumont D' Urville, ont rejoint ou rejoindront
bientôt dans les échantillons de nos musées
de marine la kogge de la Hanse ou le
dragon des vikings. Cependant ces spécimens
archaïques ont eu leur extension, leur part de
découvertes. De grands espaces maritimes ont été
parcourus par eux.
Il advint naturellement que, dans certains
domaines, la navigation aiguillonnée par la
concurrence fit preuve d' esprit plus progressif.
Ce fut particulièrement l' avantage des marines
diterranéennes : la substitution de la
grande voile latine triangulaire à l' ancienne
voile
p268
quadrangulaire réalisa un notable progrès. Ce
fut un progrès non moins décisif quand les
génois l' eurent remplacée à leur tour par
une voilure plus mobile et plus maniable,
grâce à laquelle ils purent s' aventurer en
plein océan, comme les portulans nous les
montrent inscrivant le nom de saint Georges,
dès le xive scle, sur l' archipel des
ores.
Chaque domaine de navigation eut donc ainsi son
évolution distincte, ses développements
indépendants, son outillage et son personnel.
Le grand progrès consista à franchir ces limites,
à souder entre eux ces domaines. Lorsque, par
le voyage qui couronna une série méthodique
d' efforts, Vasco De Gama parvint à Mélinde
sur la côte orientale d' Afrique, il trouva des
pilotes qui connaissaient la route de Calicut
et des Indes ; et les Indes elles-mêmes
étaient le vestibule d' un autre domaine
fréquenté, celui des mers sino-malaises. L' essor
des découvertes maritimes au xvie siècle ne
s' expliquerait guère sans ces préliminaires :
ce fut un trait de lumière subit, quand l' union
se fit entre ces domaines différents, quand
l' alizé du nord-est, déjà pratiqué jusqu' aux
Canaries, eut porté Colomb jusqu' à la mer
des Caraïbes, et quand, d' autre part, eut été
vaincu l' obstacle du cap des Tempêtes. Mais
on peut aussi se rendre compte des profondes
inégalités que l' isolement engendre entre les
modes de civilisation, quels qu' ils soient,
s' ils se développent indépendamment les uns
des autres.
L' esprit d' invention n' avait certes pas fait
défaut dans ces tentatives nautiques
expérimentées sur plusieurs points différents
du globe. Mais il s' était arté ici plutôt
qu' ailleurs ; de sorte que, plus progressive,
la navigation européenne avait acquis une telle
supériorité qu' elle ne rencontra, dans l' océan
Indien et ailleurs, que des rivages dont elle
eut aisément raison.
Ce ne fut donc que peu à peu que la figure de la
mer apparut dans sa plénitude. Mais, dès le
xvie siècle, l' unité du monde des mers formant
un système se substitue, dans l' esprit des
hommes, à la conception fragmentaire qui faisait
de chaque domaine de navigation un monde à
part, au delà duquel on ne se hasardait guère.
La mer devint le trait d' union par excellence.
Elle seule était capable d' établir des
communications régulières et permanentes entre
les différentes oecoumènes distribuées à la
surface des terres. Il faut se rappeler
combien fut tenace la division en grecs et
barbares, juifs et gentils, chinois et autres
hommes, pour mesurer le changement de perspective.
L' humanité put s' observer maintenant elle-même,
dans les traits généraux qui lui sont communs,
et dans les différences profondes que crée un
long atavisme. Ce ne fut pas la philanthropie
p269
qui prit le dessus dans cette rencontre ; et
cependant que de contrastes s' offrent à la
flexion dans cette extraordinaire histoire.
Tout ce qui, en bien et en mal, caractérise
la nature humaine se fit jour au contact
entre ces sociétés différentes, inégales,
parées par des évolutions séculaires. Le
prosélytisme religieux prit à tâche de ramener
à une foi commune les infidèles involontaires
et déploya parfois pour cela un hérsme
admirable, tandis que d' autre part les plus
impitoyables procédés d' extermination
vissaient.
De plus en plusduite à la vue de domaines
admirablement dispos pour devenir des patries
enviables, des terres vierges où se rajeunirait
le tronc transplanté de nos vieilles races,
l' Europe commença à se répandre au dehors,
sur les Amériques, puis sur l' Australie et sur
l' Afrique du sud ; des peuples nouveaux se
multiplièrent et cet exode toujours croissant
eut d' incalculables conséquences. En revanche,
la traite dépeupla en partie l' Afrique noire
pour prêter aux plantations du nouveau monde les
bras qui manquaient. En partie aussi
disparurent les peuples qui avaient fondé
autour des grands lacs, le long des Montagnes
Rocheuses ou sur les plateaux intertropicaux
d' Arique, des confédérations, des empires,
des embryons d' états. Jamais en somme
ébranlement plus général n' avait retenti
dans les rapports des hommes. L' évolution qui
commença alors n' a pas dit son dernier mot ;
c' est elle que nous voyons se poursuivre
et s' amplifier aujourd' hui, avec la force
d' étendue que lui prêtent les moyens modernes
de circulation.
iv. -l' idée d' hégémonie par l' océan :
avec la fusion des domaines maritimes en un
ensemble illimité de mers et d' océans, de
nouvelles perspectives politiques apparaissaient
dès l' aurore des temps modernes. Les rêves
d' hégémonie mondiale, dont la réalisation
s' était toujours heurtée à l' exiguïté des
continents et aux limites imposées par leurs
configurations géographiques, ne semblent plus
une chimère. L' empire des mers paraît vraiment
pouvoir être conquis par un peuple. Un
contemporain de Cromwell, Sir James
Harrington, avait trouvé le mot qui convenait
à la chose : oceana.
on avait déjà vu des thalassocraties s' édifier
et disparaître. Elles avaientnéralement
pour point d' appui des côtes se faisant face,
des chapelets d' îles formant archipels. Les
empires pniciens,
p270
athéniens, carthaginois de l' antiquité, celui
de Venise au moyen âge, celui de l' Iman de
Mascate dans la première moitié du xixe siècle
représentent ce type archaïque de domination
maritime. Ces échafaudages provisoires manquaient
de bases.
L' idée qu' une domination quelconque put s' établir
au large, sur les libres espaces océaniques,
ne s' était pas présentée au droit romain,
ou plutôt il l' avait par avance exclue :
" la mer, disait-il, est une chose commune
comme l' air et l' eau de pluie " . Il n' en fut plus
de même quand, en 1494, les espagnols et les
portugais s' accorrent dans la prétention
de se partager la domination des mers d' après
unridien.
à mesure que, sortant des Méditerranées, des
mers bordières ou continentales qui foisonnent
dans l' hémisphère nord, on avait franchi les
grands Finisterres par lesquels se terminent
les continents, doublé le cap de
Bonne-Espérance, le cap Horn, sillonné les
mers australes, et qu' on s' était lancé à travers
les étendues du Pacifique, on avait constaté
l' affaiblissement, puis la disparition des
perturbations exercées par les terres sur les
mers. Non seulement on avait vu s' ouvrir des
routes sans fin ; mais les contrastes saisonnaux,
encore si marqués dans les latitudes moyennes
de l' Atlantique nord, s' étaient amortis. Le
monde des mers se montrait empreint d' une
teinte superficielle d' uniformité qu' on ne
soupçonnait pas. Tout particularisme
s' atténuait. Tout ce qui dans les mers
dépendantes des continents nécessitait un
outillage particulier, des habitudes de nautique
spéciale, s' effaçait dans l' égalité remarquable
de conditions physiques.
Dans l' émulation qui s' alluma de s' approprier
les contrées riches de trésors réels et
imaginaires, et de s' en faire un gage
incomparable de puissance, ces conditions
offraient à ceux qui sortiraient victorieux
de la lice, des possibilités d' expansion
auparavant inconnues.
Des ambitions nouvelles se firent jour. L' idée
d' hégémonie, ferment toujours actif dans les
créations de la géométrie politique, s' amplifia
à la taille des oans. Les dominations,
puissantes par l' étendue, que l' histoire avait
connues sur les continents, avaient dû
péniblement lutter contre les difficultés de
communications, la variété d' obstacles physiques,
les diversités d' adaptation rendues nécessaires
par des contrastes de climat. Elles n' avaient
ussi qu' avec peine à les surmonter et s' étaient
épuisées dans cet effort. Leur puissance
d' expansion avait trouvé sa pierre
d' achoppement dans les différences physiques
que multiplient les combinaisons du relief,
du climat, de la végétation, et qui, en
s' accumulant, finissent par constituer le plus
grave
p271
obstacle. L' empire circumméditerranéen de Rome,
malgré le puissant réseau des voies qu' il avait
créées, avait échoué d' un côté contre les
déserts, de l' autre contre les forêts et les
marécages. Celui des arabes n' avait pu prendre
pied dans les plaines agricoles du continent
européen. L' immense empire des steppes fondé
par Gengis-Khan avait trouvé sa limite dans
les forêts du nord de l' Asie et du centre de
l' Europe...
pendant une longueriode, les dominations se
pourchassèrent pied à pied, car il semblait
qu' il n' y eût le long des mers qu' un nombre
limité de places à prendre : les îles des
épices, les contrées à plantations, à métaux
précieux. Les hollandais, du cap de
Bonne-Espérance aux îles de la Sonde, se
taillèrent un empire auxpens du Portugal,
tandis que, par les Antilles et la Guyane,
ils amorçaient une domination des Indes
occidentales ; et c' est avec l' appoint des
dépouilles de la Hollande et de la France
que la Grande-Bretagne édifia à son tour sa
thalassocratie. à l' empire britannique
était réservé de réaliser le premier type de
puissance mondiale. Gibraltar, Malte, Aden,
Singapoor, lui livrent les clés des
compartiments maritimes qui se succèdent le
long des masses continentales. Il embrasse,
dans une immense envergure, l' Inde, l' Afrique
orientale et l' Australie autour de l' océan
Indien ; l' Australie, la Nouvelle-Zélande
et le Canada, d' un bord à l' autre du
Pacifique. Sillonnée par une marine marchande
égale à toutes les autres unies, la mer est
le ruban qui relie ses possessions. Il a fallu
à la Russie le grand effort du transsibérien
pour établir, entre ses territoires, une
communication qui reste malgré tout bien plus
imparfaite. Qu' il se soit formé à Londres
un entrepôt universel où, longtemps, dut
s' approvisionner l' industrie des autres nations,
c' est une leçon qui montre pour la première fois
quelle puissance de transport la mer pouvait
mettre à la disposition de l' homme.
v. -réactions continentales :
le commerce maritime n' avait d' abord qu' effleuré
les tes. Mais au delà du rivage où s' étaient
élevés des comptoirs, où s' étaient fons des
ports, l' intérieur a été sollicité de s' ouvrir.
Il existe des voies naturelles aboutissant à
la mer, facilitant la pénétration des
continents : ce sont les estuaires fluviaux
par lesquels la navigation peut s' avancer
à plus de cent kilomètres, ou les fleuves
assez puissants pour être jusque dans l' intérieur
le prolongement de la mer. à défaut de voies
navigables, il y a des points de moindre
sistance par lesquels la circulation pénétrait
déjà vers l' intérieur.
p272
La terre et la mer apprirent ainsi à se nétrer.
Entre ces deux mondes qui se touchent, le
contact se changea en rapprochement plus
intime. Par les côtes, une nouvelle vie
s' insinue, qui anime et soulève les continents,
car elle agrandit l' aire sur laquelle peut agir
la puissance de transport économique qui est
le grand avantage des voies maritimes, et elle
fournit à la navigation, avec une abondance
croissante, le fret dont elle a besoin. Autrefois
il n' y avait que les ports qui participassent
aux larges perspectives d' outre-mer. Marseille,
Amsterdam, Hambourg vivaient en quelque
sorte de leur vie propre. Aujourd' hui c' est
de l' intérieur que partent les ordres, que sont
expédiées les masses de produits, matières
premières ou objets d' alimentation, dont la
mer est la grande dispensatrice ; et, parmi
les ports qui s' en disputent le fret, la
lection s' établit, moins d' après les
avantages nautiques qui leur sont propres, que
d' après les facilités respectives de leurs
relations avec l' intérieur. On peut donc dire
que, par une révolution longuement préparée
mais devenue surtout manifeste de nos jours,
les rapports entre les terres et les mers ont
été modifiés. Certains avantages auxquels
jadis la géographie attachait un grand prix,
tels que les découpures multiples, les
articulations de détail du littoral, ont pas
au second plan, tandis que les considérations
de position prenaient le dessus. Mais en
somme l' influence de la mer s' est généralisée ;
elle a largement empiété sur les continents.
C' est, sur de plus amples espaces, par de plus
grandes masses, entre continents et océans,
que l' échange des marchandises et des hommes
s' opère désormais.
Ces échanges que la géographie physique constate
entre les climats, laographie humaine les
réalise entre les produits. Cet état nouveau
qui est le résultat du progs des communications,
de l' industrie, de l' éveil de l' activité, a
son retentissement à son tour, comme il est
naturel, dans la carte politique. Tant de
nouvelles forces sont entrées en jeu, que
l' établissement d' une hégémonie unique a cessé
de répondre aux possibilités et peut-être aux
conceptions les plus ambitieuses. D' autres
empires coloniaux se sont fondés ou se préparent
aux côtés de celui qui reste le plus grand de
tous.
Dans ces formations politiques à grande
envergure, les positions maritimes, telles que
les îles, les caps, etc., ont leur rôle marq,
comme le prouve le rôle que joue Dakar dans
nos possessions, et celui qui semble assuré à
Tahiti et Mangareva aps le percement de
Panama, ou l' importance des Hawaï pour les
états-Unis, sur la route du Pacifique. Ce
sont des jalons, des étapes, des lieux
d' atterrissement de bles, des dépôts de
charbon ou de vivres, points de relâche, ne
vivant que d' une vie d' emprunt. La vie vient
de l' intérieur des
p273
continents. Partout se fait sentir, plus pressante,
la réaction de l' intérieur sur les côtes. C' est
un symbole significatif. La zoneriphérique
s' étend ; l' auréole maritime gagne
l' arrière-pays. La combinaison de l' Hudson,
des Grands-Lacs avec les prairies, a décidé
l' avenir des états-Unis. Delhi vient de
remplacer Calcutta comme capitale des Indes ;
ce qui avait débuté comme comptoir est devenu
un empire, les vallées du Gange et de l' Indus
ont cimenté le lien entre la côte et un intérieur
qui va s' élargissant. C' est ainsi que, par le
fleuve Rouge, l' attraction du Tonkin commence
à se faire sentir jusqu' au Yunnan et gagne le
Szé-Tchouan. La Chine, le Japon, sont
entraînés dans l' orbite des relations océaniques.
Sur les bords de l' Atlantique, la grande masse
de l' Afrique occidentale, de l' embouchure du
gal à celle du Niger, penche de plus en
plus vers la mer, à mesure que les voies de
pénétration convergentes soutirent le trafic de
l' intérieur. Un Congo a pris place parmi les
états. Une Amazonie commence à se dessiner.
Ce mouvement a pour résultat naturel d' accumuler,
de concentrer la vie aux points de jonction.
On pourrait qualifier d' hypertrophie, si elle
était durable, la disproportion qui existe entre
la population de certains grands entrepôts
maritimes et des contrées auxquelles ils
appartiennent. Sydney compte plus de la
moitié de la population de la Nouvelle-Galles
du sud ; Melbourne près de la moitié de celle
de Victoria ; Buenos Ayres renferme à elle
seule près du cinquième de l' immense république
Argentine !
Il y a une connexion entre tous ces faits. La
zone de contact entre les deux surfaces inégales
qui se partagent le globe, s' est élargie dans
les deux sens ; de plus grands espaces terrestres
sont en rapport avec de plus grands espaces
maritimes. Le mouvement et la vie se sont
accélérés en conséquence. Une attraction plus
forte, capable d' enlever plus d' hommes à la
glèbe à laquelle ils étaient attachés, capable
d' atteindre à de plus grandes distances des
moissons entières, de mettre en mouvement des
masses plus considérables de produits, opère
entre les différentes contrées de la terre un
brassage qui eût auparavant été impossible.
Cela est l' oeuvre accomplie de nos jours par la
navigation maritime ; nous laissons au lecteur
le soin d' en tirer les conséquences sociales et
économiques. Elles ne sont pas à dédaigner ; et
cependant, à la réflexion, toute l' oeuvre
humaine paraît imparfaite, effleurant à peine
la surface des choses.
Quand on considère le peu d' espace que couvrent
les routes suivies par nos navires par rapport
à l' immensité des océans, quand surtout on songe
à ce que nos instruments nous laissent
soupçonner de la physiologie
p274
et de la morphologie de ce corps immense, de ses
abîmes, des mouvements de fonds qui s' y
produisent, des échanges qui s' y opèrent,
de la vie qui, sur toute l' étendue de cette
masse, se déroule sous des formes et des
apparences insoupçonnées, légions mouvantes,
plankton flottant, êtres rampant dans les
abîmes, -on reste confondu du peu que
représente en réalité cet effort humain, si
notables qu' en soient les résultats géographiques.
L' on aperçoit avec une sorte de stupeur
combien d' activités et d' énergies nous
échappent dans l' ensemble de ce monde où notre
petitesse s' imagine jouer un si grand rôle.
C' est surtout par l' intermédiaire des êtres
vivants que l' activité de l' homme trouve partout
moyen de s' exercer. Or à quoi se trouve-t-on
parvenu ? Nous avons pu exterminer quelques
espèces d' amphibies qui fréquentaient les
confins septentrionaux du Pacifique, pourchasser
les baleines des parages qu' elles fréquentaient,
mais à ces destructions se borne notre atteinte,
et nous ne savons même pas à quelles lois
obéissent les migrations de poissons qui font
l' objet ordinaire de noscheries. Nous ne
connaissons pas leur biologie. Presque tout
nous échappe au-dessous de la mince couverture
notre présence laisse un fugitif sillon.
Presque tout, même dans ce qui touche les
occupations et les industries les plus anciennes
de la mer, devient aussitôt mystère en dehors
de ce que peoit la vue. Nous n' avons qu' une
seule arme pour trer dans ce monde fer:
c' est l' esprit, ar de science, capable
d' invention, stimulé aujourd' hui par la
conscience plus nette de tout ce qui se recèle
d' énergies autour de nous. Dans le monde des
mers, comme dans celui de l' air, les conquêtes
de l' esprit et les applications pratiques
auxquelles elles ont donné lieu sont les plus
hauts signes de la grandeur de l' homme.
C' est par elles qu' il devient vraiment citoyen
du monde. Et les changements opérés par la
science sont les plus rapides : l' utopie
d' hier est la réalité de demain.
FRAGMENTS
p277
i. Formation de races :
de ce que les traces primitives de l' homme se
rencontrent dans presque toutes les parties de
la terre, nous devons conclure à son ubiqui
mais non à son universalité. Le peuplement ne
pouvait qu' être intermittent, puisqu' il était
nomadique ; et il faut aussi se le représenter
comme sporadique, c' est-à-dire avec des lacunes,
des intervalles habituellement vides. Les
régions arctiques ou les marches frontières
du désert nous offrent une image fidèle de cet
état. Dans ces régions de chasse et de pêche,
c' est par petites auréoles éparses que se
manifeste la présence de l' homme. Il y a des
terrains de chasse plus favorables suivant
les saisons ; il y a des sites privilégiés de
pêcherie : ce sont ces lieux que l' homme apprit
sans doute bientôt à connaître, qu' il prit
l' habitude de fréquenter plus assidûment, où
il commença peut-être à improviser quelques
grossiers abris, à tracer quelques signes de
reconnaissance ou de ralliement, premières
ébauches des établissements que ses
arrière-descendants devaient y implanter
dans la suite. Peut-être prit-il l' habitude de
signaler par quelques points de rere les
directions les plus commodes pour s' y rendre
au moment voulu. Mais, entre ces linéaments
rudimentaires de rendez-vous périodiques, ces
sillages à peine plus durables que celui d' un
navire, il faut se représenter de grands
espaces habituellement vides, de larges zones
d' isolement.
L' isolement est la condition nécessaire de ce
que nous appelons des races. S' il ne crée pas
la différenciation, on peut affirmer du moins
qu' il contribue à la maintenir. C' est seulement
avec son concours que des caractères physiques
spécialisés ont pu se constituer, se transmettre
et durer à travers les mélanges ultérieurs.
Or l' humanité primitive, autant que nous pouvons
l' entrevoir, apparaît sous forme de races
distinctes pourvues de caractères permanents
et durables, homogènes sur de grandes étendues.
p278
Nous entendons par races des divisions fondées
sur des caractères somatiques, affectant soit
la morphologie, soit la physiologie du corps
humain. Aujourd' hui les races physiques se
manifestent rarement dans leur intégrité ;
géographiquement, on ne saisit plus guère que
des groupes profondément mélans. Il est
certain cependant que la couleur de la peau,
l' indice céphalique, l' indice nasal,
orbito-nasal, la forme des cheveux, la taille,
fournissent desmoignages persistants
de caractères physiques qui se sont différenciés,
fixés et transmis d' âge en âge, persistant à
l' état plus ou moins pur à travers tous les
langes. Aucune exrience n' autorise à penser
que le nègre, le jaune, le blanc puissent,
me à la longue, perdre, en vivant dans un
autre milieu que leur habitat d' origine, leurs
caractères typiques.
La formation de ces races doit être considérée
comme remontant aux périodes les plus reculées
de l' histoire de l' humanité et a dû être
déterminée par des conditions dont nous pouvons
difficilement nous faire idée. Le peuplement
humain n' a pas procédé à la façon d' une nappe
d' huile envahissant régulièrement le domaine
terrestre. S' il est parti d' un centre, d' ailleurs
impossible à déterminer actuellement, il n' a
pas rayon également vers la périphérie.
Dans l' impossibilité où nous sommes de retracer
les phases de cette évolution, nous ne pouvons
que constater une chose, c' est que, actuellement,
la population humaine est distribuée par
groupes : entre un petit nombre de foyers
d' accumulation, il y a des vides ou du moins
des contrées beaucoup moins peuplées. Les
causes qui ont présidé à la formation de ces
groupes ont favorisé la création d' individualités.
Quelques-unes sont demeurées faibles, d' autres
ont grandi au point d' embrasser de grandes
collectivités. Il est impossible de concevoir,
sans l' action mille fois séculaire de causes
paratrices, les divisions que présente encore
l' humanité actuelle.
Les conditions naturelles qui ont suspendu ou
gêné l' expansion des groupes humains subsistent
encore et agissent dans une certaine mesure :
les mers d' abord ; sur la surface des terres :
les marais, les forêts, les montagnes. En outre,
il y a des contrées mieux douées que d' autres
pour fournir aux besoins de l' homme une
satisfaction aisée et abondante ; la distribution
des plantes et des animaux utiles a dû exercer
une influence décisive sur la formation des
groupes humains.
Toutes ces conditions ont certainement varié
depuis le moment où se sont formées les races
actuelles. Comment expliquer autrement les
contradictions et les obscurités de leur
partition géographique ?
L' une de celles qui, au sud de l' Asie a é
l' objet d' observations, est celle des négritos.
Nettement différents par leurs caractères
p279
anthropologiques, par leur petite taille, leurs
cheveux crêpus, leur indice phalique
brachycéphale, des races qui les entourent, ils
ont été reconnus par groupes sporadiques,
parés par de grandes distances océaniques,
dans les Philippines, la péninsule malaise, les
Andaman, sans qu' on soit encore en état de
déterminer leurs limites à l' ouest et au nord.
Rien dans cette race n' est propre à faire
soupçonner quelque trace des aptitudes nautiques
nécessaires pour expliquer cette répartition.
Quelle combinaison d' événements serait capable
d' expliquer l' existence insulaire dans un rayon
de plus de 3. 300 kilomètres de groupes passifs
étrangers à toute vie maritime ; ne connaissant
d' autre outillage que l' arc de forme particulière
dont ils se servent pour la chasse ?
Les recherches comparatives accomplies sur les
races du sud-ouest de l' Europe et du nord de
l' Afrique semblent témoigner aussi en faveur
de changements des conditions géographiques.
De bons observateurs distinguent parmi les
berbères un certain nombre de types représentant
des races différentes, et, parmi eux, il s' en
trouve, tel que le type brun dolichocéphale
leptorrhinien, qui ressemblent aux italiens du
sud, aux siciliens et aux corses ; d' autres
(brachycéphales) qui rappellent de près certains
habitants de notre Massif Central. C' est
peut-être dans les montagnes du centre de la
Tunisie que se retrouvent les représentants
actuels les plus authentiques de la race
dolicocéphale à face large que nous ont fait
connaître les fouilles des grottes de la
Vézère. On peut alléguer, qui plus est, que
les relations de contiguité continentale ont
persister assez longtemps pour accompagner
certains développements de civilisation. La
preuve en serait dans les ressemblances
qu' offrent en Europe et dans l' Afrique du nord
les produits de l' industrie paléolithique.
Ainsi l' hypothèse de changements considérables
dans la configuration des continents semble
indispensable pour expliquer la formation
des races nègres. Un état sans doute moins
ancien, mais assez éloigné néanmoins de l' état
actuel, semble avoir présidé à la formation
des races dont nous constatons aujourd' hui
l' analogie dans le sud de l' Europe et le nord
de l' Afrique. On pourrait ajouter que, parmi
les hypothèses sur la formation de la race
dolichocéphale blonde, dite nordique, la plus
naturelle semble celle qui rattache son origine
aux régions laissées libres dans le nord de
l' Europe par le recul des glaciers
quaternaires. Une preuve de cette origine
relativement récente peut
p280
être tirée du caractère de pureté qu' elle conserve
encore dans certaines parties de la Scandinavie,
comme aussi de la force d' expansion dont
elle a fait preuve dans tous les temps
historiques.
Une explosion de prolificité dans des conditions
d' isolement doit être envisagée comme l' origine
de races nouvelles. Ces circonstances
peuvent-elles être encorealisées ? On pourrait
citer comme exemple les allemands dans les
campagnes intérieures du sud du Brésil, passés
de 20. 000 à 200. 000 en deux générations ; les
boers dans l' Afrique du sud. Mais il ne semble
pas que l' isolement ait été assez prolon
dans ces cas pour réaliser quelque chose de
comparable à ce qui a dû se produire maintes
fois jadis.
On a cru remarquer le changement que quelques
générations auraient réussi à accomplir
sous l' influence du climat des états-Unis
du nord-est dans le tempérament de
l' anglo-saxon devenu le yankee.
Si els que soient de pareils changements, ils
sont contenus en d' étroites limites, ils ne
sont pas capables d' affecter les caractères
primordiaux des races. La résistance des types
est un des faits que les progrès des études
anthropologiques ont mis en lumière. Il y a
des caractères constants à côté d' autres qui
peuvent varier. Si nous ne sommes pas en mesure
de dire sur quoi se fonde cette distinction,
sa réalité ne peut faire l' ombre d' un doute.
Les modifications qu' on observe dans les races
sont dues aux mélanges qui s' opèrent entre elles
plutôt qu' aux conditions immédiates de climat
et de sol influant sur l' organisme. Nous
voyons lapons et scandinaves, slaves et samoyèdes,
malais et mélanésiens, aïnos et japonais
coexister aux mêmes latitudes, et d' autre
part les régions équatoriales fournir domicile
à des races aussi différentes que les nègres
d' Afrique et que les indiens de l' Amérique du
sud.
Le problème de la formation et de la consolidation
de quelques types généraux dans lesquels
s' absorbe et se résume une grande quantité
de sous-races ne roit donc que bien peu
d' éclaircissement, pour ne pas dire aucun,
de l' examen des conditions présentes. La
distinction des races remonte en réalité à
une époque où le mode de peuplement différait
profonment de celui d' aujourd' hui. Il faut le
regarder comme un legs du pas.
Il n' en existe pas moins des adaptations,
rendant, pour des raisons encore obscures,
certaines races inaptes à sortir de certains
milieux et donnant aux races enracinées dans
un milieutermila possibilité
p281
d' assimiler ou d' éliminer les éléments étrangers
qui y sont introduits. De ce dernier cas, un
exemple frappant est fourni par ce qui est
arrivé sur les plateaux tropicaux d' Amérique.
Il est certain que le type caractéristique du
yankee, au long et maigre cou, à la chevelure
plate et lisse, offre des traits étrangers
à la métropole, peut-être en rapport avec des
différences d' état hydrométrique. On ne voit
pas cependant que nos races françaises de l' ouest
transplantées au Canada aient subi les mes
transformations. Elles sont, après deux cents
ans, restées fidèles à elles-mêmes.
Plus incontestables sont les effets de l' altitude.
Au-dessus de 2. 000 tres, vivent en Abyssinie
et surtout en Amérique un certain nombre de
populations plus civilisées que leur entourage
des terres chaudes et basses. La salubrité de
ces hauteurs y est favorable à l' homme ; les
chirurgiens de l' expédition anglaise d' Abyssinie
ont constaté la cicatrisation rapide des
blessures. Mais la diminution de la tension
atmosprique nuit à la combinaison de l' oxygène
de l' air avec les globules du sang, d' où
l' impossibilité d' efforts musculaires ou
rébraux prolongés. On a souvent noté chez les
aztèques l' absence de gaîté et de mouvement,
me chez les enfants, l' apathie et l' atonie
des physionomies.
Certaines races se distinguent d' autres toutes
voisines par une force de résistance à certaines
maladies, de véritables immunités pathologiques.
Par l' effet de ces dispositions, il arrive que
le classement des races se présente sous l' aspect
d' une opposition tranchée, d' une incompatibilité
entre régions contiguës. La malaria écarte
le chinois et l' annamite des montagnes
vivent les lolos, moïs et autres peuples
montagnards. Le teraï est une séparation
tranchée entre l' hindou aryanisé de la plaine
et les peuples mongoloïdes des pentes
hymalayennes. Les terres chaudes (germsir)
du golfe Persique n' abritent que desgres
et des tis à l' exclusion des perses. Le
hova de Madagascar laisse aux sakalaves le
jour des plaines, comme le chibcha ou le
quitchua des plateaux andins a toujours évité
l' humidité forestière de la montana ; et
comme l' abyssin évite les terres tour à tour
marécageuses et crevassées qui bordent sa
citadelle naturelle.
Une adaptation rigoureusement exclusive continue
à maintenir ces barrières, mais ces faits
correspondent à un état encore peu avancé
des relations générales. Les conditions
normales dont on pourrait citer des exemples
nombreux, sont celles de types humains vivant
te à te, s' accommodant desmes milieux :
bédouins et fellahs, nomades et ksouriens,
scandinaves et lapons, iraniens et kirghiz,
foulbé et mandingues, bantous et négrilles.
p282
Il faut observer toutefois que, lorsqu' on voit
des groupes voisins rester à ce point distincts,
c' est que le lien social est resté lâche et qu' il
ne s' est point développé encore une force de
civilisation capable de réunir et de fondre les
contrastes. Dans ces conditions, les
particularités de tempérament sur lesquelles
se greffent les habitudes prennent le dessus.
Il peut arriverme que des causes artificielles
de séparation telles que l' islam en a créées
par rapport au christianisme tendent à
perpétuer les divisions. à tout prendre
cependant elles sont l' indice d' un état social
relativement peu avancé, dans lequel le
localisme n' est pas encore aux prises avec les
forces économiques générales qui entraînent
sans cesse un nombre croissant de contrées
dans leur orbite.
Les contrastes ramassés sur un étroit espace,
capables d' engendrer des incompatibilités
d' habitats entre races voisines sont en somme
des exceptions. Ne voyons-nous pas, par teintes
graduelles, par additions de touches successives,
les zones de climat passer de l' un à l' autre ?
Steppes, savanes, forêts-clairières, marquent
la transition entre la silve et le désert.
Le domaine de l' olivier et celui des arbres à
feuilles caduques s' enchevêtrent ; entre
celui-ci et les forêts de conifères du nord,
l' apparition de sols favorables nage la
transition. Cette gamme se retrouve dans les
races humaines. Entre les races à caractères
assez tranchés pour qu' elles conservent leur
domaine presque exclusif comme le nègre et
l' homo caucasicus, les intermédiaires
abondent ; et ce n' est pas seulement entre
jaunes et blancs qu' on peut noter, avec le
dr Hamy, " l' extrême difficulté d' une délimitation
scientifique " .
L' Afrique du nord est le champ ne cessent
de se croiser sémites, berbères et nègres
soudaniens. Comme dans les anciennes peintures
des temps pharaoniques, le clair, le basané,
le rougeâtre, jusqu' au noir voisinent dans
l' intervalle qui sépare la Méditerranée du
Soudan. On passe, presque insensiblement,
des types égyptiens à ceux de Nubie ; et
ceux-ci forment le pont vers les bedjas de
l' Afrique orientale ou vers les nègres du
Haut-Nil. L' esclavage, la guerre, l' islam
ont donné lieu à destissages dont Nachtigal
note les degrés entre arabes et gens du
Bornou. Le sang nègre coule dans les veines
des dynastes marocains. Les touareg n' ont pas
entièrement résisté à son infiltration. Entre
le Sénégal et le Maroc, les peuples qu' on
appelle maures, berbères croisés de sang nègre,
offrent une singulière ressemblance avec les
éthiopiens orientaux ; si bien qu' il semble
" qu' aux deux extrémités de l' Afrique, les mêmes
causes ont produit les mêmes effets et que,
dulange des deux races chamitiques, nubiens
ou égyptiens, berbères proprement dits, avec
une certaine proportion de sang nègre, sont
sultés des groupes mixtes très analogues,
dont nous
p283
trouvons l' expression la plus complète en Abyssinie
d' une part, dans le nord dunégal de
l' autre " .
Quelque chose de semblable se psente dans ce
groupe de 50 millions de dravidiens qui, dans
l' Inde, s' interpose entre les races nègres
qui semblent avoir été au sud les premiers
occupants, et les blancs ultérieurement venus
par le nord-ouest. Leur type, suivant de bons
observateurs, " par certains caractères rappelle
le nègre et par d' autres le blanc " . On note
" une gradation gulière entre dravidiens
civilisés de la plaine et sauvages négroïdes
de la montagne " . Quelle que soit la part du
lange, il y a là uneritable race
reconnaissable à quelques traits essentiels
" remarquablement uniformes et distincts " .
Cette race est chez elle dans l' Inde ; elle
s' y est fore et cimentée, et, mieux assouplie
qu' aucune autre aux conditions du climat,
c' est elle qui fournit les émigrants à la
Birmanie, les travailleurs des plantations
de thé de l' Assam.
Entre les races mongoles et le groupe puissant
deslanésiens, silangé lui-même, une race,
grande par sa diffusion, multiple par ses
variétés, s' interpose également, celle des
malais. De Sumatra aux Philippines, sans
parler de ses colonies lointaines, c' est par
excellence celle des archipels et destes,
adonnée surtout à la pêche, à la piraterie et
au commerce maritime. Un type malais,
reconnaissable et distinct, s' est constitué
à l' aide d' éléments divers qu' il absorbe ; on
voit en général, sous l' influence du voisinage
lanésien, la peau se foncer davantage de
l' ouest vers l' est. Une autre transition
s' observe du sud au nord : aux Philippines et
déjà me à Célèbes, on remarque des individus
qu' on pourrait prendre pour des japonais.
conclusion. -les origines des principales
diversités de races nous échappent ; elles se
perdent dans un passé trop lointain. Mais,
malgré laserve que l' imperfection des
observations nous impose, bien des faits nous
avertissent que la matière humaine conserve sa
plasticité et que, incessamment pétrie par les
influences du milieu, elle est capable de se
prêter à des combinaisons et à des formes
nouvelles. Le travail de formation des races
est toujours à l' oeuvre. Lave des combinaisons
ethniques n' est pas tarie. Dans le creuset de
la nature, des forces multiples travaillent ;
et, de ces énergies, nul ne reçoit plus
vivement
p284
le contre-coup que l' être intelligent qui sait
les employer à ses fins, en utiliser les
suggestions, y modeler ses habitudes et ses
genres de vie. Ce n' est pas seulement par ses
intempéries, mais par sa tonalité gérale
qu' agit le climat ; et le climat n' est pas le
seul facteur : le sol, le relief, les formes
qui engendrent les surfaces et les contacts de
terres et d' eau, voilà l' ensemble qui agit sur
les hommes.
Les peuples s' adaptent, ou pour mieux dire
s' assouplissent à leurs habitats successifs.
Sur ces mélanges qui forment trait d' union entre
des races éloignées et diverses, l' influence
du milieu garde le dernier mot. à la suite
des sélections qu' elle opère, un résidu
subsiste, qui se montre capable de résistance
et de durée.
L' Asie centrale, autant qu' elle se révèle aux
recherches, est, avec ses uzbeks, ses tadgiks,
ses dunganes, un champ de mélange entre races.
L' extrême nord du vieux continent, comme le
constate Nordenskiold, a subi le contre-coup
de ces mélanges. En Europe comme en Asie,
la zone entrecoupée de clairières et de forêts,
qui s' étend entre 50 et 55 degs de latitude
voit se succéder mongols, turcs, finnois et
slaves. Les mongols buriates, les morves et
tchérémisses finnois de la Haute-Volga
subissent une russification continue. Ce
phénone n' est pas difrent de celui que
l' histoire nous fait pressentir vers l' ouest
au contact des germains et des slaves. Toutes
ces transformations ethniques se poursuivent
le long d' une zone offrant les mes conditions
à la vie agricole.
Quand, par faveur rare, les lueurs de l' histoire
permettent de plonger un peu plus loin dans le
passé, comme dans le monde méditerraen, que
discernons-nous ? Les témoignages d' arrivées
successives du centre ou du nord de l' Europe.
Sous les noms de gètes, thraces, bithyniens,
etc., des peuples descendent ainsi des
carpathes au Bosphore et de là en Asie Mineure.
Le xie siècle avant notre ère vit
l' ébranlement répercuté du nord au sud, d' un
bout à l' autre de la Grèce, par les invasions
doriennes ; " en Italie, nous dit Pline l' ancien,
les étrusques poussèrent les ombriens, avant
d' être eux-mêmes poussés par les gaulois " .
Ceux-ci apparaissent au iiie siècle sur les
bords du golfe du Lion, puis en Espagne.
De tout cela, la nature, par voie combinée
d' éliminations et d' adaptations, a fait un
ensemble qui subsiste, incorporé au milieu. Les
nouveaux arrivants ont plus ou moins payé
leur tribut aux étés dévorants, aux longues
cheresses, aux exhalaisons malsaines et aux
fermentations putrides ; mais il s' est formé
de ces éléments différents et successifs un
composé ethnique, qui, sans avoir le caractère
de races homogènes, présente des traits communs.
p285
ii. La diffusion des inventions. (instruments
et animaux domestiques) :
il y a dans l' ensemble des zones tempérées une
région qui se distingue comme particulièrement
propre à la diffusion des inventions, c' est
la grande région continentale qui s' étend à
travers l' ancien monde dans l' hémisphère nord.
Les outils ou instruments et tout ce qui
constitue les manifestations extérieures d' une
civilisation y sont en usage sur de grandes
surfaces ; la domestication des animaux s' étend
parallèlement à l' usage des outils ; les modes
présentent les mêmes analogies. On est en présence
de faits de grande envergure, embrassant des
aires considérables, et cela bien avant les
moyens de communications des temps modernes.
Ils sont en état pour ainsi dire de ventilation
perpétuelle.
C' est entre 25 et 60 degrés de latitude nord que
cette région peut être circonscrite. La plupart
des inventions sur lesquelles a vécu une grande
partie de l' humanité s' yalisent.
la charrue. -prenons pour exemple un
instrument dont l' aire de diffusion s' étend à
travers l' ancien monde depuis la Mauritanie
jusqu' en Chine, la charrue. Au sud de l' Aïr,
dans le Soudan, elle fait place à la culture
à la houe, l' outil des populations agricoles du
centre africain.
Cette limite exprime un rapport naturel : tandis
que le domaine de la culture à la che est celui
des régions où peu d' espace suffit pour
fournir beaucoup de nourriture, où les arbres,
les racines sont les principaux produits, la
charrue n' a pu prendre naissance que dans
les régions où l' herbe l' emporte sur l' arbre,
il existe des espaces découverts assez
étendus dans leur continuité pour permettre de
multiplier les graines.
p286
Par quelles séries de suggestions, d' efforts et
de perfectionnements le bâton pointu qui sert
à enfoncer la semence dans le sol s' est-il
transformé en la branche noueuse armée d' un soc
qui fut la charrue, nous l' ignorerons toujours,
de même que nous ne pouvons fixer le moment
le joug a été adapté à cet instrument et des
animaux attelés à ce joug. Nous voyons le boeuf
usité comme animal de trait en Chaldée et nous
savons quels rites traditionnels se rapportent en
Chine au labour.
Maintenant encore, dans les scimens les plus
simples, comme la charrue berbère, les éléments
essentiels sont combinés : le soc et le coutre
de fer s' adaptent à la flèche et à un double
emmanchement, dont l' un sert à l' homme pour
diriger l' instrument et l' autre sert de timon
pour l' attelage. Ce type est allé de bonne
heure se compliquant suivant les contrées ; et,
sans qu' il soit nécessaire d' évoquer nos
charrues perfectionnées et tracteurs mécaniques,
déjà, au ier siècle de notre ère, Varron,
Pline et les agronomes latins décrivaient avec
surprise, dans les plaines du nord de la Gaule,
la charrue à roues.
la roue. -l' invention de la roue ne fut pas
moins cisive. Nous ignorons comment et à
quelle époque l' idée de traîner un fardeau
supporté par des rouleaux cylindriques a pris
naissance ; mais cette forme ingénieuse,
quoique très primitive, de traînage, coexiste,
d' après les monuments assyriens, avec la roue,
le char de guerre, l' attelage du cheval. Il
a donc fallu que cette donnée primitive fit
place à l' idée de la roue, soit pleine comme
on la voit encore en Bosnie et au pays
Basque, soit évidée commejà la montrent
les représentations antiques. Entre les roues
disposées sytriquement, s' interpose un essieu
soutenant la caisse qui représente le char.
Mais, à partir du moment où ce type essentiel
est créé, que de modifications et
d' adaptations diverses viennent s' y
greffer ! ...
voilà des exemples doublement significatifs.
D' abord ils ont une valeur de localisation.
Puis ils nous montrent des inventions qui, de
quelque point initial, se sont répandues,
communiquées, perfectionnées. Rien de pareil ne
nous a frappé dans les civilisations écloses à
l' ombre des silves tropicales. Nous discernons
ainsi que, sur des espaces étendus, l' esprit
inventif a travaillé sur un thème commun ; que,
sans s' en écarter, il a réussi à l' adapter aux
conditions diverses de relief et de sol. Et
par là se glisse encore un élément géographique.
Ce que l' on peut saisir à travers ces inventions,
à défaut de dates et de noms qui ne sont que
légendes, ce sont les conditions naturelles
qui ont plié, dans un sens ou un autre, des
inventions, legs de temps
p287
immémorial mais resté vivant et perfectible. Ce
qui apparaît distinctement, c' est une suite
d' applications diverses portant sur un type
déterminé, une activité coordonnée de progrès
qui ne paraît guère dans le matériel plus
uniforme et plus figé de la plupart des sociétés
tropicales.
les transports par animaux de trait. -le
moment où le transport par animaux se substitue
au transport par hommes, est décisif dans
l' évolution des sociétés.
La charrue, le chariot supposent l' emploi de la
force animale. Il n' y a aucune raison de croire,
-tout au contraire, -que l' appropriation de
certains animaux à nos besoins de culture et de
transport ait été l' oeuvre d' une seule et même
contrée particulière. Tout indique que la
domestication de ces animaux herbivores dociles
et sociables sur lesquels est fondée
l' économie rurale ou pastorale, s' est opérée
en des points assez différents. On devine
toutefois que certaines contrées ont é
particulièrement propices. pouvait mieux se
nouer cette familiarité, aie de curiosité
ciproque, qui a rapproché de l' homme les
hordes dans lesquelles il a choisi ses
auxiliaires, qu' au seuil même des steppes,
, par les cultures d' irrigation, l' homme
avait réussi à concentrer des ressources,
à créer autour de lui l' abondance ? L' égypte,
la Chaldée, les jardins ou paradis de l' Asie
occidentale jouèrent pour les animaux le même
le que pour les plantes. L' homme sut y
composer un monde vivant à son usage.
L' acclimatation de plantes utiles y fut
systématiquement poursuivie depuis une haute
antiquité : " j' ai fait, dit l' ecclésiaste, des
jardins et des clos où j' ai mis toutes sortes
d' arbres. "furent, pour cette raison, les
rendez-vous d' animaux divers, les points
d' attraction qui groupèrent animaux et plantes.
Nos regards sont ainsi ramenés sur ces parties
de la terre, fertiles, mais encadrées de
cheresses, qui eurent le privilège, ainsi que
nous avons dit, de réaliser pour la première
fois le phénomène de densité du peuplement
humain. Ce n' est guère ailleurs que put se
combiner cecondnage, dont l' absence,
en certaines parties de la terre, a pesé
lourdement sur la civilisation.
Cette région comprend tout l' espace qui s' étend
entre le Soudan et l' Asie centrale, de la
Nubie à la Mongolie, de l' Iran et de l' Inde
septentrionale à l' Asie Mineure. Ainsi les
antiques sociétés qui fleurissent en égypte
et dans l' Asie occidentale durent à leur
situation le grand avantage de pouvoir concentrer
à leur profit les produits de deux faunes
différentes. Du nord leur vinrent le cheval
et le chameau ; l' âne au contraire se répandit
par le sud.
p288
iii. Genres de vie et domaines de civilisation :
il se forme, à la longue, des domaines de
civilisation absorbant les milieux locaux, des
milieux de civilisation imposant une tenue
générale qui s' imprime dans beaucoup d' usages
de la vie. L' islam, l' hindouïsme, la Chine
représentent des types de civilisation
supérieure dont l' imitation s' étend bien au
delà des limites des régions naturelles.
L' européen joue le mêmele, le yankee
tend à le prendre en Amérique. Comme
l' extérieur est toujours ce qui est le plus
facile à saisir, ce n' est qu' en emprunts
superficiels que consistent ces imitations.
Les chefs des peuplades gonds, bhils et autres
sauvages de l' Inde centrale, adoptent, pour
s' imposer à leurs congénères, le costume
et l' extérieur des radjpoutes ; au Soudan,
à côté de peuplades bien sommairement vêtues,
des personnages drapés dans de longues
bandes de coton cousues ensemble, chaussés
de babouches en cuir jaune ou rouge, se
distinguent comme affiliés à l' islam, comme
participant à des avantages d' une civilisation
supérieure.
L' appât de jouissances nouvelles, l' illusion de
se renouveler soi-même en participant, ne fût-ce
que par des signes extérieurs, à un état social
plus élevé, exerce sur les groupes, comme sur
les individus un infaillible effet d' attraction.
C' est un phénomène semblable à celui qui
entraîne l' exode vers les villes. Il y a souvent
maladresse et gaucherie dans ces efforts pour
s' assimiler à des voisins plus civilisés, pour
s' approprier le fruit d' oeuvres d' autrui créées
en dehors de sa sphère propre. N' importe :
une forme de civilisation capable de rayonner
autour d' elle devient une source de forces qui
agissent par elles-mêmes, indépendamment des
conditions immédiates de milieu. Mais pour
cela une condition essentielle est la
connaissance réciproque qu' engendre la
facilité des rapports, la fréquence des
communications, l' absence d' isolement. C' est
parce que, comme on l' a vu, ces rapports
p289
étaient mieux préparés dans la zone qui traverse
l' ancien monde en diagonale au nord du tropique,
que nous y rencontrons des formes précoces
de civilisation taillées à plus grands traits
qu' ailleurs ; domaines à souhait pour les
grands empires, les grandes religions qui
s' y succèdent. Un long travail de syncrétisme
a abouti à composer ces rassemblements sociaux
que résument les mots d' islam, Europe
chrétienne, hindouïsme, Chine, centres
d' influences dans lesquels beaucoup de centres
moindres coexistent, mais qui gardent leur
physionomie d' ensemble.
Le chinois, en pit des différences provinciales,
reste identique à lui-même sur les confins de
la Sibérie et à Singapour. L' outillage,
les moyens de nourriture, les remèdes et l' art
de guérir, les formes de luxe, en sont le
symbole matériel. La Chine se compose
essentiellement de deux contrées différentes,
le nord et le sud, Cathay et Manzi.
c' est dans la Chine centrale que s' est nourrie
cette civilisation. Cependant, il y a pour le
chinois une manière à peu près commune de se
nourrir, se loger, se vêtir, de soigner ses
maladies. Ses procédés de culture ne varient
pas sur de grands espaces, tandis qu' il reste
fractaire à ceux de ses voisins, mongols ou
autres. Le chanvre jadis, la soie pour les
classes riches, le coton forment la trame de
ses vêtements ; la laine, que pourtant
clamerait le climat du nord de la Chine,
n' y figure pas. Comme dans les sociétés très
hiérarchisées et en partie archaïques, le
costume se complique et s' embellit dans les
classes riches. Au lieu de la jaquette courte
avec pantalon et sandales qui suffit aux
prolétaires, le bourgeois cossu, le mandarin
s' enveloppent d' une sorte de robe de chambre
tombant très bas, dont la prestance est rehaussée
par des broderies, des passementeries, des
insignes en jade ou en cristal : en cela consiste
le signe extérieur, signe envié de la
supériorité sociale. à côté de la pratique
traditionnelle de cultures délicates comme celle
du thé, minutieuses comme celle du riz, des
manipulations compliquées comme celles de la
soie, il y a des industries très anciennes
et raffies comme celle des porcelaines, des
laques, du jade, de la néphrite, du bronze,
qui faisaient l' objet d' un commerce étendu
il y a deux mille ans. Le thé, transporté sous
forme de briques, est devenu indispensable aux
peuples de la haute Asie. La porcelaine
figure parmi les plus anciens objets de trafic
des mers de Chine et de l' océan Indien ;
des spécimens de l' ancien céladon chinois ne
sont pas rares aux Philippines. Ce sont les
marques par lesquelles s' affirme le prestige
d' une civilisation et l' attraction qu' elle
exerce autour d' elle.
L' islam, dans le domaine qu' il s' arrogea aux
dépens des civilisations
p290
des bords de la Méditerranée et de l' Asie
occidentale, recueillit l' héritage d' industries,
de raffinements de culture, miettes tombées
de la table du monde antique. Les pratiques
d' irrigation avaient fleuri en Chaldée et en
égypte ; l' art des briques émaillées avait
créé des merveilles en Perse ; la coupole
byzantine avait fondé ses assises ; des
industries d' art avaient poussé des racines.
Dans la partie occidentale de son domaine,
l' antique renommée des maroquins, des
cuirs de Cordoue, était peut-être en rapport
avec la très antique domestication de la
chèvre chez les peuples ibériques. Depuis
longtemps on savait, dans ces contrées,
travailler les peaux, les tanner, les assouplir
et les teindre au moyen de substances
gétales diverses, dont les bazars d' Afrique
ou d' Orient continuent à offrir des échantillons.
Le bazar, le caravansérail sont, presque
autant que la mosquée et le minaret d' des
milliers de voix, depuis le Maghreb jusqu' au
Turkestan, appellent les croyants à la prière,
les organes de cette forme de civilisation,
une des plus prenantes qui existent. Elle
s' appuie sur des centres religieux : La Mecque,
dine, Mesched, Samarkand, Fez, Le Caire,
Kerbéla, où le sentiment de la communauté se
retrempe.
Aux approches de Bokhara, un de ces centres
urbains dont la renommée lointaine attire
pèlerins ou marchands, de longues files
d' auberges, restaurants, annoncent et
précèdent la ville. On a souvent dit avec
quelle rapidité les nouvelles, les bruits vrais
ou faux circulent d' un bout à l' autre du
monde islamique. Il se dégage de tout cela
une force d' opinion, qui ouvre aux croyants
non seulement les perspectives d' une autre
vie, mais qui, dans celle-ci même, le relève
à ses propres yeux, et en fait un être supérieur
pour les populations du Soudan et même de
l' Inde. Vêtement, construction, matériel et
mobilier, composent le signalement extérieur
de cette civilisation musulmane ; ils se
maintiennent avec une singulière persistance.
Le bosniaque islamisé tend à se distinguer
par son costume ; et ce fut sans doute un
contre-sens que de substituer au turban et au
caftan le fez et la redingote étriqe de la
forme mahmoudienne...
p291
iv. La ville :
il y a des contrées d' établissements sédentaires
la ville ne s' est pas implantée. Le type
de village est de beaucoup dominant dans les
grands centres de peuplement rural de l' Inde
et de l' Extrême-Orient ; encore plus dans
des contrées de moindre civilisation comme le
Soudan et l' Afrique centrale, car on ne
saurait donner le nom de ville à ces
agglomérations fortuites que la puissance
d' un chef improvise et qui restent ensuite à
l' état de termitière abandonnée. C' est au
contraire le type de ville qui prévaut
absolument dans les régions de colonisation
cente, en Amérique et en Australie. Il se
combine, en Europe, avec le peuplement rural,
quoique inégalement dans l' est et l' ouest,
dans le nord, le centre et le midi.
Nous saisissons qu' il y a entre ces deux types
d' établissements des différences spécifiques,
plus que de simples différences de degré dans
la concentration du peuplement. Ce n' est pas
une simple question de nombre ou d' étendue.
La ville, dans le sens plein du mot, est une
organisation sociale de plus grande envergure ;
elle répond à un stade de civilisation que
certaines régions n' ont pas atteint, qu' elles
n' atteindront peut-être jamais
d' elles-mêmes.
L' origine des villes, si loin qu' il faille
remonter, est un fait essentiellement historique.
L' auréole mythique dont s' enveloppe leur
genèse (rituel, héros éponyme) n' est que
l' expression de l' admiration que ce phénomène
a excité parmi les hommes. Créations du commerce
et de la politique, elles accompagnent les
premiers développements de grandes civilisations :
Babylone, Memphis, Suze.
La substitution du gime urbain à un régime
villageois et cantonal fut, sur les bords de la
diterranée, le chef-d' oeuvre de la Grèce
et de Rome. Les observateurs contemporains de
ce phénone, Thucydide, Polybe, Strabon,
ne s' y tromrent pas. Ils signalent la (...),
la cité antique comme le symbole et l' expression
d' une civilisation supérieure. En regard,
et par contraste, ils nous montrent
p292
des peuples qui, de tout temps, vivent en
bourgades ou petits villages. (...) ; et ce
signalement se rapporte nettement à d' autres
riverains de la Méditerranée, qui, comme en
Albanie, en Berbérie et dans certaines parties
de l' Italie ridionale persistent dans cet
état quasi primitif.
Ce qui se passa dans l' antiquité classique s' est
renouvelé plusieurs fois dans la suite des
temps. La Germanie, a remarq Tacite, ne
connaissait pas la ville. Il y a eu à plusieurs
reprises, d' abord sous Charlemagne en Germanie,
plus tard dans les pays slaves, dans l' Inde
au moment des conquêtes musulmanes, dans le
nouveau monde à l' arrivée des européens, des
périodes de fondations de villes. Les éléments
de la cité existaient, mais attendaient pour se
combiner une impulsion venant du dehors ; il
fallait qu' un souffle de vie plus général ait
atteint la contrée, pour que des habitudes
sociales invétérées, cimentées par l' isolement,
dent à des habitudes nouvelles.
Quand on étudie dans le passé la genèse des
villes, on trouve que ce qui a fait éclore le
germe, ce qui en a assule développement,
c' est généralement la présence d' un obstacle.
Aux débouchés des montagnes, aux passages des
fleuves, au seuil des déserts, au contact des
tes, partout où il faut s' arrêter, aviser à
de nouveaux moyens de transport, il y a chance
pour qu' une ville se forme.
On connaît des tribus riveraines de la mer, dans
l' ouest de l' Afrique et dans le sud de l' Asie,
qui sont demeurées inertes devant cette
immensité ; mais dès que la navigation existe,
elle cherche des points fixes : îlots côtiers,
caps des bords de la Méditerranée, viks
ou golfes des mers du nord ; là s' amorcent les
villes. Quand la maréenètre dans
l' embouchure des fleuves, la ville naît au point
la batellerie devient impuissante.
Sur les bords des montagnes qui ont longtemps
arrêté les hommes, se rangent les villes, aux
points où les produits, les moyens de transport,
la circulation de la plaine doivent s' accommoder
à des conditions nouvelles. De Milan à Zurich,
de Vienne à Lyon, une ceinture de villes
entoure les Alpes. Tirnovo au nord des
Balkans s' oppose à Kasanlik, comme Vladicaucase
à Tiflis. Aux débouchés des passes de Kaboul
se multiplient les marchés du Pendjab.
On trouve aussi des séries de villes s' échelonnant
en bordure desserts. Les deux rives du
Sahara, comme celles de l' Asie centrale, ont
leurs ports. La caravane y trouve, après les
épreuves de dures traversées, des lieux de
détente et de sécurité, les caravansérails où
se recrutent convoyeurs et chameaux, d' rayonnent
les transactions,
p293
se rencontrent les hommes et circulent les
nouvelles. Figuig, Tombouctou, Merv,
Bokhara et l' hexapole du Turkestan chinois,
Maan, Petra ont joué ce rôle.
Enfin l' obstacle des fleuves a servi aussi de
pierre d' achoppement. On ne compte plus les
villes qui doivent leur origine à un gué, à un
passage facilité par des îles, parfois à un
portage (volok), les dunum et les
briva celtiques, les furt germaniques,
etc.
Le rôle des routes, trop exclusivement envisa
par certains, ne doit pas, en tout cas, être
négligé. Lorsque les voies romaines eurent assu
des communications directes à de grandes
distances, leur tracé fixa à son tour des
centres urbains. De Plaisance à Bologne
le long de la voie émilienne, on voit
s' échelonner les villes. Sur la grande
diagonale qui, du Danube à la Propontide, de
Singidunum à Byzance, traversait la péninsule
balkanique, les seules villes sont encore celles
qui ont été implantées par Rome : Naïssus
(Nich), Sardica (Sofia), etc.
Le phénomène de villages s' élevant à la dignité
de villes se produit par le jeu des causes
économiques dans les contrées le type urbain
tend à prédominer. Les principalesgions
industrielles de l' Europe se sont révélées
des pépinières de villes. Autour de Manchester,
comme de Lille, ou en Saxe comme dans la
Westphalie rhénane, c' est le même pullulement.
D' autre part nous voyons d' anciens bourgs, des
villesmepérir ; des moyens administratifs
y soutiennent une existence factice, quand ce
n' est pas assez de l' usage, de l' ancienne
viabilité, pour protéger des formes vieillies
contre les circonstances qui conspirent contre
elles. L' anachronisme qui laisse Roubaix au
rang de chef-lieu de canton n' est pas plus
anormal que celui qui attribue à de simples
marchés ruraux le titre de sous-préfecture.
Si l' on veut voir la vie urbaine, livrée à
elle-même, agir dans toute sa force, c' est
plutôt aux états-Unis qu' il faut regarder.
La nécessité de maîtriser la distance, de
combiner de vastes espaces en un domaine
économique s' y impose ; la ville, seul
organisme correspondant à ces besoins, met
partout sa marque. Tout groupement nouveau, si
modeste soit-il,bute comme un centre urbain.
Déjà à l' état embryonnaire il possède ou tend
à se donner les organes qui font la ville :
hôtels, banque, grands magasins (general
store). la chance viendra qui fera le
reste ; l' optimisme américain y compte. En
tout cas, si la ville échoue, elle disparaîtra
sans faire place à un village.
p294
Tout autres ont été les débuts et les conditions
d' accroissement de nos villes européennes. Le
temps a collaboré à leur formation ; il a
ajouté, pièce à pièce, les parties dont se
compose leur grandeur. L' antiquité nous avait
montré dans l' ensemble urbain de Syracuse
(Achradina-Tyché-épipolis), de Corinthe,
d' Atnes (acropole, ville basse et longs
murs), d' éphèse (le temple et le port), des
exemples d' agrégats successifs. Ainsi dans nos
villes modernes.
Le noyau reste plus ou moins distinct : à Paris,
la cité ; à Londres, le quartier de la tour ;
à Vienne, le quartier de Saint-étienne ;
à Rome, le Palatin. Autour de ce noyau se
sont agglutinés des éléments nouveaux : souvent
le bourg à côté de la ville (bourg du Vatican
à Rome), la basse ville au pied de la haute
(Bruxelles), de puissantes abbayes comme
Saint-Germain-Des-Prés à Paris, Westminster
à Londres. Puis des rues ont relié les parties
(strand) ; des faubourgs se sont allongés
en forme de polypes dans des directions
différentes. Le système des rues garde, malg
tant de remaniements, la trace des quartiers
combinés en un tout, tortueux dans les
parties anciennes, plus régulier dans les
parties modernes : à Vienne le ring enveloppe
un lacis de ruelles bordées de cafés et de
magasins luxueux, à Berlin l' ancienne ville
de la Spe se distingue aussi nettement de la
Friedrichstadt. Parfois me une ou plusieurs
rues principales, correspondant à d' anciennes
routes maîtresses, subsistent comme l' axe le
long duquel a grandi la ville. Nos rues
Saint-Jacques sur la rive gauche, Saint-Denis
sur la rive droite, retracent le parcours de
voies romaines, qui, du nord au sud,
franchissaient le fleuve divisé en îles ; comme
la rue Saint-Honoré, celle qui gagnait
l' Oise et le Vexin. à Londres, on suit par
Holborn et Oxford Street la direction
fondamentale de la célèbre voie historique
(Watling Street), qui, du gué de la Tamise,
gagnait vers Deva (Chester) la côte occidentale.
à Salonique, la voie egnatia forme, de part
en part, la rue principale de la ville.
L' unité urbaine est plus ou moins parfaite. Dans
certaines villes, plus avancées dans leur
développement, comme Londres, Paris, la forme
d' agrégat tend à disparaître. Les siècles qui ont
concouru à la formation harmonieuse de Paris se
laissent encore discerner, comme les anneaux
concentriques marquant l' accroissement annuel
se dessinent sur le tronc coupé d' un grand arbre.
Mais les individualités moindres se sont
fondues dans une individualité supérieure.
Ce type plus évolué est propre à l' Europe
occidentale. Moscou n' a pas digéré son
Kremlin. Les parties se montrent plutôt
juxtaposées que fondues dans les grandes cités
d' Asie : ville tartare et ville chinoise à
Pékin ; ville chinoise et concessions
européennes à Changhaï et
p295
Canton ; ville marchande et cité impériale à
Tokio ; ville russe et ville iranienne à
Samarkand.
Il appartenait à l' Amérique de créer un nouveau
type de cité. Washington, Philadelphie,
Buenos Ayres sont sorties toutes faites
d' un plan préconçu. Pour peu que la ville
remonte à ces époques que la juvénilité
américaine traite de médiévales, c' est-à-dire
au xviie scle, on y retrouve encore avec
intérêt, bien qu' à demi effacée et comme
engloutie dans les constructions modernes,
la ville primitive : à Boston, la péninsule
mamelonnée qu' une mince langue de terre, suivie
aujourd' hui par Washington Street, rattachait
au continent ; à New York, l' extrémi
ridionale de l' île de Manhattan, au sud
de Wall street. Mais, de nos jours, la ville
surgit trop vite, toute faite, suivant un plan
partout identique. Ces blocs quadrangulaires
de maisons coupés par des avenues ou rues à
trolleys, n' ont plus rien de local ni
d' historique, qu' ils s' élèvent sur les bords
de l' Atlantique ou du Pacifique, sur les
confins du Mexique ou du Canada. C' est une
civilisation singulièrement exclusive qui leur
imprime une face commune. Il y eut quelque
chose de pareil dans ces villes à portiques,
thermes et colonnades que les romains
implantèrent indistinctement dans toutes les
parties de leur empire. Mais en Amérique la
ville se développe dans des proportions
auparavant inconnues. Saint-Louis disperse
ses différents quartiers sur une dizaine de
milles de distance. Chicago embrasse un espace
plus grand que lepartement de la Seine.
La ville américaine a son appareil de
circulation permettant de spécialiser les
quartiers, de parer la ville des affaires de
la ville du home, d' interposer entre elles
d' immenses parcs, d' avoir sa campagne à
l' intérieur. " la locomotive, écrivait il y a
déjà un demi-siècle Anthony Trollope, est
ici comme un animal domestique. " que dirait-il
aujourd' hui ? Essaimant autour d' elle,
étendant indéfiniment ses quartiers suburbains,
la ville est la plus parfaite expression de
l' américanisme...
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