pas morts. Mais nous ne pouvons nous empecher d'observer que ce qu'il
y a de particulierement poignant dans la lettre que nous venons de
citer, c'est que celui qui l'a ecrite en est mort. Ce n'est pas un
homme qui dit: Je souffre, c'est un homme qui souffre; ce n'est pas
un homme qui dit: Je meurs; c'est un homme qui meurt. Ce n'est pas
l'anatomie etudiee sur la cire, ni meme sur la chair morte; c'est
l'anatomie etudiee nerf a nerf, fibre a fibre, veine a veine, sur la
chair qui vit, sur la chair qui saigne, sur la chair qui hurle. Vous
voyez la plaie, vous entendez le cri. Cette lettre, ce n'est pas chose
litteraire, chose philosophique, chose poetique, oeuvre de profond
artiste, fantaisie du genie, vision d'Hoffmann, cauchemar de
Jean-Paul; non, c'est une chose reelle, c'est un homme dans un bouge
qui ecrit. Le voila avec sa table chargee de livres anglais, avec sa
plume, avec son encre, avec son papier, pressant les lignes sur les
lignes, souffrant et disant qu'il souffre, pleurant et disant qu'il
pleure, cherchant la date au calendrier, l'heure a l'horloge, quittant
sa lettre, la reprenant, la quittant, allumant sa chandelle pour la
continuer; puis il va diner a vingt sous, il rentre, il a froid, il se
remet a ecrire, parfois meme sans trop savoir ce qu'il ecrit; car son
cerveau est tellement secoue par la douleur, qu'il laisse ses idees
tomber pele-mele sur le papier et s'eparpiller et courir en desordre,
comme un arbre ses feuilles dans un grand vent.
Et s'il etait permis de remarquer dans quel style un homme agonise, il
y aurait plus d'une observation a faire sur le style de cette lettre.
En general, les lettres qu'on publie tous les jours, lettres de grands
hommes et de gens celebres, manquent de naivete, d'insouciance et de
simplicite. On sent toujours, en les lisant, qu'elles ont ete ecrites
pour etre imprimees un jour. M. Paul-Louis Courier faisait jusqu'a
dix-sept brouillons d'un billet de quinze lignes. Chose etrange,
certes, et que nous n'avons jamais pu comprendre! Mais la lettre
d'Ymbert Galloix, c'est bien, selon nous, une vraie lettre, bien
ecrite comme doit etre ecrite une lettre, bien flottante, bien
decousue, bien lachee, bien ignorante de la publicite qu'elle peut
avoir un jour, bien certaine d'etre perdue. C'est l'idee qui se fait
jour comme elle peut, qui vient a vous toute naive dans l'etat ou elle
se trouve, et qui pose le pied au hasard dans la phrase sans craindre
d'en deranger le pli. Quelquefois, ce que celui qui l'a ecrite voulait
dire s'en va dans un _et caetera_, et vous laisse rever. C'est
un homme qui souffre et qui le dit a un autre homme. Voila tout.
Remarquez ceci, _a un autre homme_, pas a vingt, pas a dix, pas a
deux, car, au lieu d'un ami, s'il avait deux auditeurs seulement, ce
poete, ce qu'il fait la, ce serait une elegie, ce serait un chapitre,
ce ne serait plus une lettre. Adieu la nature, l'abandon, le
laisser-aller, la realite, la verite; la pretention viendrait. Il se
draperait avec son haillon. Pour ecrire une lettre pareille, aussi
negligee, aussi poignante, aussi belle, sans etre malheureux comme
l'etait Ymbert Galloix, par le seul effort de la creation litteraire,
il faudrait du genie. Ymbert Galloix qui souffre vaut Byron.
Toutes les qualites penetrantes, metaphysiques, intimes, ce style les
a; il a aussi, ce qui est remarquable, toutes les qualites mordantes,
incisives, pittoresques. La lettre contient quelques portraits.
Plusieurs ont ete crayonnes trop a la hate, et l'on sent que les
modeles ont a peine pose un instant devant le peintre; mais comme ceux
qui sont vrais sont vrais! comme tous sont en general bien touches et
detaches sur le fond d'une maniere qui n'est pas commune! metamorphose
frappante, et qui prouve, pour la millieme fois, qu'il n'y a que deux
choses qui fassent un homme poete, le genie ou la passion! Cet homme