ciel, retourna aux pieds de Dieu, et lui dit comme le tonnerre : " Me voici. "
L'amphigouri et le roman n'ont point droit de cité dans le domaine des faits. Dante parut en
un temps qu'on pourrait appeler de ténèbres ; la boussole conduisait à peine le marin dans
les eaux connues de la Méditerranée ; ni l'Amérique ni le passage aux Indes par le cap de
Bonne-Espérance n'étaient trouvés ; la poudre à canon n'avait point encore changé les
armes, et l'imprimerie le monde ; la féodalité pesait de tout le poids de sa nuit sur l'Europe
asservie.
Mais lorsque la mère de Shakespeare accoucha d'un enfant obscur, en 1564, déjà s'étaient
écoulés les deux tiers du fameux siècle de la Renaissance et de la Réformation, de ce siècle
où les principales découvertes modernes étaient accomplies, le vrai système du monde
trouvé, le ciel observé, le globe exploré, les sciences étudiées, les beaux-arts arrivés à une
perfection qu'ils n'ont jamais atteinte depuis. Les grandes choses et les grands hommes se
pressaient de toutes parts : des familles allaient semer dans les bois de la Nouvelle-
Angleterre les germes d'une indépendance fructueuse ; des provinces brisaient le joug de
leurs oppresseurs et se plaçaient au rang des nations.
Sur les trônes, après Charles Quint, François Ier, Léon X, brillaient Sixte Quint, Elisabeth,
Henri IV, don Sébastien, et ce Philippe qui n'était pas un tyran vulgaire.
Parmi les guerriers, on comptait : don Juan d'Autriche, le duc d'Albe, les amiraux Veniero et
Jean André Doria, le prince d'Orange, les deux Guise, Coligny, Biron, Lesdiguières, Montluc,
La Noue.
Parmi les magistrats, les légistes, les ministres, les politiques : L'Hôpital, Harlay, Du Moulins,
Cujas, Sully, Olivarez, Cécil, d'Ossat.
Parmi les prélats, les sectaires, les savants, les érudits, les gens de lettres : saint Charles
Borromée, saint François de Sales, Calvin, Théodore de Bèze, Buchanan, Tycho-Brahé,
Galilée, Bacon, Cardan, Kepler, Ramus, Scaliger, Etienne, Manuce, Just Lipse, Vida,
Baronius, Mariana, Amyot, Du Haillan, Montaigne, Bignon, De Thou, d'Aubigné, Brantôme,
Marot, Ronsard et mille autres.
Parmi les artistes : Titien, Paul Véronèse, Annibal Carrache, Sansovino, Jules Romain, le
Dominiquin, Palladio, Vignole, Jean Goujon, le Guide, Poussin, Rubens, Van Dyck,
Velasquez : Michel-Ange avait voulu attendre pour mourir l'année de la naissance de
Shakespeare.
Loin d'être un chef de civilisation rayonnant au sein de la barbarie, Shakespeare, dernier-né
du moyen âge, était un barbare se dressant dans les rangs de la civilisation en progrès, et la
rentraînant au passé. Il ne fut point une étoile solitaire, il marcha de concert avec des astres
dignes de son firmament, Camoëns, Tasse, Ercilla, Lope de Vega, Calderon, trois poètes
épiques et deux tragiques du premier ordre. Examinons tout cela en détail, et commençons
d'abord par le matériel de la société.
Aux jours de Shakespeare, si la culture de l'esprit était poussée plus loin, en différentes
branches, qu'elle ne l'est même de notre temps, la société matérielle s'était également
raffinée. Sans parler de l'Italie, où les palais, chefs-d'oeuvre des arts, étaient meublés
d'autres chefs-d'oeuvre ; de l'Italie, enrichie du commerce de Florence, de Gènes, de Venise,
étincelante de ses manufactures d'étoffes de soie, d'or et de velours ; sans aller chercher
une civilisation complète au delà des Alpes, restons dans la patrie du poète ; nous y verrons
les améliorations considérables dues à l'administration d'Elisabeth.
Erasme nous apprend que sous Henry VII et Henry VIII on pouvait à peine respirer dans les