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De la monarchie selon la charte [Document électronique] / [Chateaubriand]
Préface de la première édition
Si, n'étant que simple citoyen, je me suis cru obligé dans quelques circonstances graves
d'élever la voix et de parler à ma patrie, que dois-je donc faire aujourd'hui ? Pair et ministre
d'Etat, n'ai-je pas des devoirs bien plus rigoureux à remplir, et mes efforts pour mon roi ne
doivent-ils pas être en raison des honneurs dont il m'a comblé ?
Comme pair de France, je dois dire la vérité à la France, et je la dirai.
Comme ministre d'Etat, je dois dire la vérité au roi, et je la dirai.
Si le conseil dont j'ai l'honneur d'être membre était quelquefois assemblé, on pourrait me dire
: " Parlez dans le conseil. " Mais ce conseil ne s'assemble pas : il faut donc que je trouve le
moyen de faire entendre mes humbles remontrances et de remplir mes fonctions de ministre.
Si j'avais besoin de prouver par des exemples que les hommes en place ont le droit d'écrire
sur les matières d'Etat, ces exemples ne me manqueraient pas : j'en trouverais plusieurs en
France, et l'Angleterre m'en fournirait une longue suite. Depuis Bolingbroke jusqu'à Burke, je
pourrais citer un grand nombre de lords, de membres de la chambre des communes, de
membres du conseil privé, qui ont écrit sur la politique, en opposition directe avec le système
ministériel adopté dans leur pays.
Eh quoi ! si la France me semble menacée de nouveaux malheurs ; si la légitimité me paraît
en péril, il faudra que je me taise, parce que je suis pair et ministre d'Etat ? Mon devoir, au
contraire, est de signaler l'écueil, de tirer le canon de détresse et d'appeler tout le monde au
secours. C'est par cette raison que, pour la première fois de ma vie, je signe mes titres, afin
d'annoncer mes devoirs et d'ajouter, si je puis, à cet ouvrage, le poids de mon rang politique.
Ces devoirs sont d'autant plus impérieux, que la liberté individuelle et la liberté de la presse
sont suspendues. Qui oserait parler ? Puisque la qualité de pair de France me donne, en
vertu de la Charte, une sorte d'inviolabilité, je dois en profiter pour rendre à l'opinion publique
une partie de sa puissance. Cette opinion me dit : " Vous avez fait des lois qui m'entravent :
prenez donc la parole pour moi, puisque vous me l'avez ôtée. "
Enfin, le public m'a prêté quelquefois une oreille bienveillante : j'ai quelque chance d'être
écouté. Si donc en écrivant je peux faire un peu de bien, ma conscience m'ordonne encore
d'écrire.
Cette préface se bornerait ici, si je n'avais quelques explications à donner.
Le mot de royaliste dans cet ouvrage est pris dans un sens très étendu : il embrasse tous les
royalistes, quelle que soit la nuance de leurs opinions, pourvu que ces opinions ne soient pas
dictées par les intérêts moraux révolutionnaires [On verra dans le cours de cet ouvrage ce que j'entends par les intérêts
moraux révolutionnaires. (N.d.A.)] .
Par gouvernement représentatif j'entends la monarchie telle qu'elle existe aujourd'hui en
France, en Angleterre et dans les Pays-Bas, soit qu'on veuille ou qu'on ne veuille pas
convenir de la justesse rigoureuse de l'expression.
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Quand je parle des fautes, des systèmes, des ordonnances, des projets de loi d'un ministère,
je ne fais la part ni du bien ni du mal à chacun des ministres qui composaient ou qui
composent ce ministère. Ainsi je n'ai point ménagé des ministères dans lesquels même
j'avais des amis. Je fais, par exemple, profession d'un respect particulier pour M. le
chancelier de France : j'ai souvent eu l'occasion de reconnaître en lui cette candeur, cette
droiture d'esprit et de coeur, cette rare probité de notre ancienne magistrature. Mes
sentiments pour M. le comte de Blacas sont bien connus : je les ai consignés dans mes
écrits, dans mes discours à la chambre des pairs. Le roi n'a pas de serviteur plus noble et
plus dévoué que M. de Blacas. Il prouve en ce moment même son habileté par la manière
dont il conduit les négociations difficiles dont il est chargé. Plût à Dieu qu'il eût exercé une
plus grande influence sur le ministère dont il faisait partie ! Mais enfin ce ministère est tombé
dans des fautes énormes, et je l'ai jugé rigoureusement, sans parler ni de M. le chancelier ni
de M. de Blacas, qui, loin de partager les systèmes de l'administration, n'avaient pas cessé
un moment de les combattre. Toutefois, dans un écrit je traite des principes de la
Monarchie représentative , j'ai admettre le principe qu'une mesure ministérielle est
l'ouvrage du ministère.
Préface de l'édition de 1827
La Monarchie selon la Charte est divisée en deux parties, ainsi que je l'ai déjà dit dans ma
préface générale : la partie théorique est maintenant indépendante de celle qui n'avait
rapport qu'aux circonstances du moment.
La publication de La Monarchie selon la Charte a été une des grandes époques de ma vie :
elle m'a fait prendre rang parmi les publicistes, et elle a servi à fixer l'opinion sur la nature de
notre gouvernement. Je ne cesserai de le répéter : hors la Charte point de salut. C'est le seul
abri qui nous reste contre la république et contre le despotisme militaire : qui ne voit pas cela
est aveugle-né.
Comme ce qui m'arrive ne ressemble à rien, La Monarchie selon la Charte me fit ôter une
place obtenue à Gand, et réputée jusqu'alors inamovible. Ce que je regrettai, ce ne fut pas
cette place : ce fut la vente de mes livres, forcée par ma nouvelle situation, et surtout de la
petite retraite que j'avais plantée de mes mains et acquise du fruit des succès du Génie du
Christianisme . L'homme de vertu qui a depuis habité cette retraite m'en a rendu la perte
moins pénible. Mais il n'est pas bon de se mêler, même accidentellement, à ma fortune : cet
homme de vertu n'est plus.
J'ai eu l'honneur d'être dépouillé trois fois pour la légitimité : la première, pour avoir suivi les
fils de saint Louis dans leur exil ; la seconde, pour avoir écrit en faveur des principes de la
monarchie que le roi nous avait octroyée ; la troisième, pour m'être tu sur une loi funeste, et
pour avoir contribué à maintenir l'Europe en paix pendant cette campagne si glorieuse pour
un fils de France, et qui a rendu une armée au drapeau blanc.
Les bourreaux qui avaient tué mon frère ne m'ont pas laissé mon patrimoine : c'est dans
l'ordre ; mais je ne puis m'empêcher d'engager les ministres futurs à se défendre de ces
mesures précipitées, sujettes à de graves inconvénients. En me frappant, on n'a frappé qu'un
dévoué serviteur du roi, et l'ingratitude est à l'aise avec la fidélité ; toutefois il peut y avoir tels
hommes moins soumis et telles circonstances dont il ne serait pas bon d'abuser : l'Histoire le
prouve. Je ne suis ni le prince Eugène, ni Voltaire, ni Mirabeau ; et quand je posséderais leur
puissance, j'aurais horreur de les imiter dans leur ressentiment. Mais comme j'ai eu lieu de
connaître mieux qu'un autre le mal que font à mon pays les divisions et les injustices,
j'exhorte les hommes en pouvoir à les éviter. Il y a quelques mois que je me serais bien
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gardé de faire ces réflexions, dans la crainte qu'on ne les prît ou pour la menace de la
forfanterie, ou pour le regret de l'ambition, ou pour la plainte de la faiblesse : on ne les saurait
considérer aujourd'hui que comme un conseil aussi important que désintéressé.
Première partie
Chapitre I Expo
La France veut son roi légitime.
Il y a trois manières de vouloir le roi légitime :
1
o
Avec l'ancien régime ;
2
o
Avec le despotisme ;
3
o
Avec la Charte.
Avec l'ancien régime, il y a impossibilité : nous l'avons prouvé ailleurs [Cet ouvrage étant comme la suite des
Réflexions politiques , partout où je me trouverai sur le chemin des mêmes vérités, pour m'épargner les répétitions, je citerai en note les Réflexions . Par la même
raison, je citerai aussi le Rapport fait au roi à Gand, rapport qui découle également des principes posés dans les Réflexions politiques. (N.d.A.)] .
Avec le despotisme, il faut avoir, comme Buonaparte, six cent mille soldats dévoués, un bras
de fer, un esprit tourné vers la tyrannie : je ne vois rien de tout cela. Je sais bien comment on
établit le despotisme ; je ne sais pas comment on ferait un despote dans la famille des
Bourbons.
Reste donc la monarchie avec la Charte.
C'est la seule bonne aujourd'hui : c'est d'ailleurs la seule possible ; cela tranche la question.
Chapitre II Suite de l'exposé
Partons donc de ce point que nous avons une Charte, que nous ne pouvons avoir autre
chose que cette Charte.
Mais depuis que nous vivons sous l'empire de la Charte, nous en avons tellement méconnu
l'esprit et le caractère, que c'est merveille.
A quoi cela tient-il ? A ce qu'emportés par nos passions, nos intérêts, notre humeur, nous
n'avons presque jamais voulu nous soumettre à la conséquence, tout en disant que nous
adoptions le principe ; à ce que nous prétendons maintenir des choses contradictoires et
impossibles ; à ce que nous résistons à la nature du gouvernement établi, au lieu d'en suivre
le cours ; à ce que, contrariés par des institutions encore nouvelles, nous n'avons pas le
courage de braver de légers inconvénients pour acquérir de grands avantages ; en ce
qu'ayant pris la liberté pour base de ces institutions, nous nous effrayons, et nous sommes
tentés de reculer jusqu'à l'arbitraire, ne comprenant pas comment un gouvernement peut être
vigoureux sans cesser d'être constitutionnel.
Je vais essayer de poser quelques vérités d'un usage commun dans la pratique de la
monarchie représentative. Je traiterai des principes : je tâcherai de démontrer ce qui manque
à nos institutions, ce qu'il faut créer, ce qu'il faut détruire, ce qui est raisonnable, ce qui est
absurde. Je parlerai ensuite des systèmes : je dirai quels sont ceux que l'on a suivis jusque
ici dans l'administration. J'indiquerai le mal ; je finirai par offrir ce que je crois être le remède.
Au reste, je ne m'écarterai pas des premières notions du sens commun. Mais il paraît que le
sens commun est une chose plus rare que son nom ne semble l'indiquer : la révolution nous
a fait oublier tant de choses ! En politique comme en religion, nous en sommes au
catéchisme.
Chapitre III Eléments de la monarchie représentative
Qu'est-ce que le gouvernement représentatif ? Quelle est son origine ? comment s'est-il
formé en Europe ? Comment fut-il établi autrefois en France et en Angleterre ? Comment se
détruisit-il chez nos aïeux, et pourquoi subsista-t-il chez nos voisins ? Par quelles voies y
sommes-nous revenus ? Pour toutes ces questions, voyez les Réflexions politiques .
Or, le gouvernement établi par la Charte se compose de quatre éléments : de la royauté, ou
de la prérogative royale, de la chambre des pairs, de la chambre desputés, du ministère.
Cette machine, moins compliquée que l'organisation de l'ancienne monarchie avant Louis
XIV, est cependant plus délicate, et doit être touchée avec plus d'adresse : la violence la
briserait, l'inhabileté en arrêterait le mouvement.
Voyons ce qui manque, et quels embarras se sont rencontrés jusqu'ici dans la nouvelle
monarchie.
Chapitre IV De la prérogative royale. Principe fondamental
La doctrine sur la prérogative royale constitutionnelle est que rien ne procède directement du
roi dans les actes du gouvernement ; que tout est l'oeuvre du ministère, même la chose qui
se fait au nom du roi et avec sa signature, projets de loi, ordonnances, choix des hommes.
Le roi dans la monarchie représentative est une divinité que rien ne peut atteindre : inviolable
et sacrée, elle est encore infaillible ; car s'il y a erreur, cette erreur est du ministre, et non du
roi. Ainsi, on peut tout examiner sans blesser la majesté royale, car tout découle d'un
ministère responsable.
Chapitre V Application du principe
Quand donc les ministres alarment des sujets fidèles, quand ils emploient le nom du roi pour
faire passer de fausses mesures, c'est qu'ils abusent de notre ignorance ou qu'ils ignorent
eux-mêmes la nature du gouvernement représentatif. Le plus franc royaliste dans les
chambres peut, sans témérité, écarter le bouclier sacré qu'on lui oppose, et aller droit au
ministère ; il ne s'agit que de ce dernier, jamais du roi.
Et tout cela est fondé en raison. Car le roi étant environné de ministres responsables, tandis
qu'il s'élève au-dessus de toute responsabilité, il est évident qu'il doit les laisser agir d'après
eux-mêmes, puisqu'on s'en prendra à eux seuls de l'événement. S'ils n'étaient que les
exécuteurs de la volonté royale, il y aurait injustice à les poursuivre pour des desseins qui ne
seraient pas les leurs.
Que fait donc le roi dans son conseil ? Il juge, mais il ne force point le ministre. Si le ministre
obtempère à l'avis du roi, il est sûr de faire une chose excellente et qui aura l'assentiment
général ; s'il s'en écarte et que, pour maintenir sa propre opinion, il argumente de sa
responsabilité, le roi n'insiste plus : le ministre agit, fait une faute, tombe ; et le roi change
son ministre.
Et quand bien même le roi dans le conseil eût adopté l'avis du ministère, si cet avis entraîne
une fausse mesure, le roi n'est encore pour rien dans tout cela : ce sont les ministres qui ont
surpris sa sagesse, en lui présentant les choses sous un faux jour, en le trompant par
corruption, passion, incapacité. Encore un coup, rien n'est l'ouvrage du roi que la loi
sanctionnée, le bonheur du peuple et la prospérité de la patrie.
J'ai appuyé sur cette doctrine, parce qu'elle a été méconnue : on a profité de la passion que
la chambre des députés a pour le roi, afin de donner des scrupules à cette chambre
admirable. Les députés ont été quelque temps à démêler les véritables intérêts du trône,
quand on se servait du nom même du roi pour l'opposer à ses intérêts. Passons du principe
général à quelques détails.
Chapitre VI Suite de la prérogative royale. Initiative. Ordonnance du roi
La prérogative royale doit être plus forte en France qu'en Angleterre [ Réflexions politiques . (N.d.A.)] ;
mais il faudra tôt ou tard la débarrasser d'un inconvénient dont le principe est dans la
Charte : on a cru fortifier cette prérogative en lui attribuant exclusivement l'initiative, on l'a au
contraire affaiblie.
La forme ici n'a pas moins d'inconvénients que le fond : les ministres apportent aux
chambres leur projet de loi dans une ordonnance royale. Cette ordonnance commence par la
formule : Louis, par la grâce de Dieu , etc. Ainsi les ministres sont forcés de faire parler le roi
à la première personne : ils lui font dire qu'il a médité dans sa sagesse leur projet de loi, qu'il
l'envoie aux chambres dans sa puissance : puis surviennent des amendements qui sont
admis par la couronne ; et la sagesse et la puissance du roi reçoivent un démenti formel. Il
faut une seconde ordonnance pour déclarer, encore par la grâce de Dieu, la sagesse et la
puissance du roi, que le roi (c'est-à-dire le ministère) s'est trompé.
Et voilà comment un nom sacré se trouve compromis. Il est donc nécessaire que
l'ordonnance soit réservée pour la loi complète, ouvrage de la couronne assistée des deux
autres branches de la puissance législative, et non pour le projet de loi, qui n'est que le travail
des ministres.
En tout, il faut désormais user des ordonnances avec sobriété : le style de l'ordonnance est
absolu, parce qu'autrefois le roi était seul souverain législateur ; mais aujourd'hui qu'il a
consenti, dans sa magnanimité, à partager les fonctions législatives avec les deux chambres,
il est mieux, en matière de loi, que la couronne ne parle impérieusement que pour la loi
achevée. Autrement vous placez le pair et le député entre deux puissances législatives, la loi
et l'ordonnance, entre l'ancienne et la nouvelle constitution, entre ce qu'on doit à la loi
comme citoyen, et ce que l'on doit à l'ordonnance comme sujet. Comment alors travailler
librement à la loi sans blesser la prérogative, ou se taire devant la prérogative sans cesser
d'obéir à sa conscience en votant sur les articles de la loi ? Le nom du roi, mis en avant par
les ministres, produirait à la longue l'un ou l'autre de ces graves inconvénients : ou il
imprimerait un tel respect que, toute liberté disparaissant dans les deux chambres, on
tomberait sous le despotisme ministériel ; ou il n'enchaînerait pas les volontés, ce qui
conduirait au pris de cette autorité royale, sans laquelle pourtant il n'est point de salut
pour nous.
Toutes les convenances seraient choquées en Angleterre si un membre du parlement
s'avisait de citer l'auguste nom du monarque pour combattre ou pour faire passer un bill.
Chapitre VII Objections
Mais si les chambres ont seules l'initiative, ou si elles la partagent avec la couronne, ne va-t-
on pas voir recommencer cette manie de faire des lois, qui perdit la France sous l'Assemblée
constituante ?
On oublie dans ces comparaisons, si souvent répétées, que l'esprit de la France n'était pas
tel alors qu'il est aujourd'hui ; que la révolution commençait et qu'elle finit ; que l'on tend au
repos, comme on tendait au mouvement ; que loin de vouloir détruire, la plus forte envie est
de réparer.
On oublie que la constitution n'était pas la même ; qu'il n'y avait qu'une assemblée ou deux
conseils de même nature, et que la Charte a établi deux chambres formées d'éléments
divers ; que ces deux chambres se balancent, que l'une peut arrêter ce que l'autre aurait
proposé imprudemment.
On oublie que toute motion d'ordre faite et poursuivie spontanément n'est plus possible ; que
toute proposition doit être déposée par écrit sur le bureau ; que si les chambres décident qu'il
y a lieu de s'occuper de cette proposition, elle ne peut être développée qu'après un intervalle
de trois jours ; qu'elle est ensuite envoyée et distribuée dans les bureaux : ce n'est qu'après
avoir passé à travers toutes ces formes dilatoires qu'elle revient aux chambres, modifiée et
comme refroidie, pour y rencontrer tous les obstacles, y subir tous les amendements des
projets de loi ; encore la discussion peut-elle en être retardée, s'il se trouve à l'ordre du jour
d'autres affaires qui aient la priorité.
On oublie enfin que le roi a puissance absolue pour rejeter la loi, pour dissoudre les
chambres, si le besoin de l'Etat le requérait.
D'ailleurs, de quoi s'agit-il ? D'ôter l'initiative des lois à la couronne ? Pas du tout : laissez
l'initiative à la couronne, qui s'en servira dans les grandes occasions, pour quelque loi bien
éclatante, bien populaire ; mais donnez-la aussi aux chambres, qui l'exercent déjà par le fait,
puisqu'elles ont le droit de la proposition de loi.
Le développement de la proposition est secret, répond-on, et avec l'initiative la discussion est
publique : les assemblées délibérantes ont fait tant de mal à la France, qu'on ne saurait trop
se prémunir contre elles.
Mais alors pourquoi une Charte ? pourquoi une constitution libre ? pourquoi n'avoir pas pris
les choses telles qu'elles étaient, un sénat passif, un corps législatif muet ? Et voilà
comment, par une inconséquence funeste, on veut et on ne veut pas ce que l'on a.
Sait-on ce qui arrivera si nous ne sommes pas plus décidés dans nos voeux, pas plus
d'accord avec nous-mêmes ? Ou nous détruirons la constitution (et Dieu sait ce qui en
résultera), ou nous serons emportés par elle : prenons-y garde, car dans l'état actuel des
choses, elle est probablement plus forte que nous.
Chapitre VIII Contre la proposition secrète de la loi
Proposition secrète de la loi : idée fausse et contradictoire, élément hétérogène dont il faudra
se débarrasser. La proposition secrète de la loi ne peut même jamais être si secrète qu'elle
ne parvienne au public défigurée : l'initiative franche est de la nature du gouvernement
représentatif. Dans ce gouvernement tout doit être connu, porté au tribunal de l'opinion. Si la
discussion aux chambres devient orageuse, cinq membres, en se réunissant, peuvent, aux
termes de l'article 44 de la Charte, faire évacuer les tribunes. On conserverait donc, par
l'initiative, les avantages du secret sans perdre ceux de la publicité ; il n'y a donc rien à
gagner à préférer la proposition à l'initiative. C'est vouloir se procurer par un moyen ce qu'on
obtient par un autre ; c'est compliquer les ressorts, pour se donner ce qu'on peut avoir
par un procédé simple et naturel.
L'initiative accordée aux chambres fera disparaître en outre ces définitions de principes
généraux, qui cette année ont entravé la discussion de chacune de nos lois. On n'entendrait
plus parler aussi de l'éternelle doctrine des amendements. Le bon sens veut que les
chambres admises à la confection des lois aient le droit de proposer dans ces lois tous les
changements qui leur semblent utiles (excepté pour le budget, comme je vais le dire). Vouloir
fixer des bornes au droit d'amendement ; trouver le point mathématique l'amendement
finit, où la proposition de loi commence ; savoir exactement quand cet amendement empiète,
quand il n'empiète pas sur la prérogative, c'est se perdre dans une métaphysique politique,
sans rivages et sans fond.
Permettez l'initiative aux chambres : que la loi, si vous le voulez, puisse être également
proposée par le gouvernement, mais sans ordonnance formelle, et toutes ces questions
oiseuses tomberont. Au lieu de crier à tout propos à la violation de la Charte, à la violation de
la prérogative royale ; au lieu de rejeter un amendement, non parce qu'il est mauvais en lui-
même, mais parce qu'il contrarie une théorie, on sera obligé de combattre son adversaire par
des raisons prises dans la nature même de la loi proposée. On s'accusera plus
mutuellement, les uns de rappeler des principes démocratiques, les autres de prêcher
l'obéissance passive : les esprits deviendront plus justes, les coeurs plus unis ; il y aura
moins de temps perdu.
Chapitre IX Ce qui résulte de l'initiative laissée aux chambres
D'ailleurs l'initiative laissée aux chambres est manifestement dans les intérêts du roi : la
couronne ne se charge alors que de la proposition des lois populaires, et laisse aux pairs et
aux députés tout ce qu'il peut y avoir de rigoureux dans la législation. Ensuite, si la loi ne
passe pas, le nom du roi ne s'est pas trouvé mêlé à des discussions souvent le
mouvement de la tribune fait sortir de la convenance. D'une autre part, les ministres ne
viendront plus violenter votre conscience, en s'écriant : " C'est la proposition du roi, c'est sa
volonté ; jamais il ne consentira à cet amendement. "
Enfin si les ministres sont habiles, l'initiative des chambres ne sera jamais que l'initiative
ministérielle, car ils auront l'art de faire proposer ce qu'ils voudront. C'est l'avantage de
l'anonyme pour un auteur : si l'ouvrage est bon, l'auteur le réclame après le succès ; s'il ne
réussit pas, il le laisse à qui la critique veut le donner. Encore le ministre est-il mieux placé
que l'auteur ; car, bonne ou mauvaise, la loi que ce ministre a chargé ses amis de proposer
doit toujours passer aux chambres, à moins qu'il n'ait adopté le système de la minorité, si
ingénieusement inventé dans la dernière session. Renoncer à la majorité, c'est vouloir
marcher sans pieds, voler sans ailes ; c'est briser le grand ressort du gouvernement
représentatif : je le montrerai plus loin.
Chapitre X Où ce qui précède est fortifié
Voilà les inconvénients de la proposition secrète de la loi par les chambres et de l'initiative
par la couronne ; en voici les absurdités :
Si la proposition passe aux chambres, elle va à la couronne ; si la couronne l'adopte, elle
revient aux chambres en forme de projet de loi.
Si les chambres jugent alors à propos de l'amender, elle retourne à la couronne, qui peut à
son tour introduire de nouveaux changements, lesquels doivent encore être adoptés par les
deux chambres pour être présentés ensuite à la sanction du roi, qui peut encore ajouter ou
retrancher.
Il y a dans le Kiang-Nan, province la plus polie de la Chine, un usage : deux mandarins ont
une affaire à traiter ensemble ; le mandarin qui a reçu le premier la visite de l'autre mandarin
ne manque pas par politesse de l'accompagner jusque chez lui ; celui-ci à son tour, par
politesse, se croit obligé de retourner à la maison de son hôte, lequel sait trop bien vivre pour
laisser aller seul son honorable voisin, lequel connaît trop bien ses devoirs pour ne pas
reconduire encore un personnage si important, lequel... Quelquefois les deux mandarins
meurent dans ce combat de bienséance, et l'affaire avec eux [ Lettes édif . (N.d.A.)] .
Chapitre XI Continuation dume sujet
L'initiative et la sanction de la loi sont visiblement incompatibles ; car dans ce cas c'est la
couronne qui approuve ou désapprouve son propre ouvrage. Outre l'absurdité du fait, la
couronne est ainsi placée dans une position au-dessous de sa dignité : elle ne peut confirmer
un projet de loi que les ministres ont déclaré être le fruit des méditations royales, avant que
les pairs et les députés n'aient examiné et pour ainsi dire approuvé ce projet de loi. N'est-il
pas plus noble et plus dans l'ordre que les chambres proposent la loi, et que le roi la juge ? Il
se présente alors comme le grand et le premier législateur, pour dire :
" Cela est bon, cela est mauvais ; je veux ou ne veux pas. " Chacun conserve son rang : ce
n'est plus un sujet obscur qui s'avise de contrôler une loi proposée au nom du souverain
maître et seigneur.
L'initiative, loin d'être favorable au trône, est donc anti-monarchique, puisqu'elle déplace les
pouvoirs : les Anglais l'ont très raisonnablement attribuée aux chambres.
Chapitre XII Question
Dans le gouvernement représentatif, s'écrie-t-on, le roi n'est donc qu'une vaine idole ? On
l'adore sur l'autel, mais il est sans action et sans pouvoir.
Voilà l'erreur. Le roi dans cette monarchie est plus absolu que ses ancêtres ne l'ont jamais
été, plus puissant que le sultan à Constantinople, plus maître que Louis XIV à Versailles.
Il ne doit compte de sa volonté et de ses actions qu'à Dieu.
Il est le chef ou l'évêque extérieur de l'Eglise gallicane.
Il est le père de toutes les familles particulières, en les rattachant à lui par l'instruction
publique.
Seul il rejette ou sanctionne la loi : toute loi émane donc de lui ; il est donc souverain
législateur.
Il s'élève même au-dessus de la loi, car lui seul peut faire grâce et parler plus haut que la loi.
Seul il nomme et déplace les ministres à volonté, sans opposition, sans contrôle : toute
l'administration découle donc de lui ; il en est donc le chef suprême.
L'armée ne marche que par ses ordres.
Seul il fait la paix et la guerre.
Ainsi, le premier dans l'ordre religieux, moral et politique, il tient dans sa main les moeurs, les
lois, l'administration, l'armée, la paix et la guerre.
S'il retire cette main royale, tout s'arrête.
S'il l'étend, tout marche.
Il est si bien tout par lui-même, qu'ôtez le roi, il n'y a plus rien.
Que regrettez-vous donc pour la couronne ? Seraient-ce les millions d'entraves dont la
royauté était jadis embarrassée, et le pouvoir qu'un ministre avait de vous mettre à la
Bastille ? Vous vous trompez encore quand vous supposez que la couronne pouvait agir
autrefois avec plus d'indépendance ou plus de force qu'aujourd'hui. Quel roi de France dans
l'ancienne monarchie aurait pu lever l'impôt énorme que le budget a établi ? Quel roi aurait
pu faire usage d'un pouvoir aussi violent que celui dont les lois sur la liberté de la presse, la
liberté individuelle et les cris séditieux ont investi la couronne ?
De l'examen de la prérogative royale passons à l'examen de la chambre des pairs.
Chapitre XIII De la chambre des pairs. Privilèges nécessaires
Si avant d'avoir reçu de la munificence toute gratuite du roi la haute dignité de la pairie je
n'avais pas réclamé pour la chambre des pairs ce que je vais encore demander aujourd'hui,
une certaine pudeur m'empêcherait peut-être de parler ; mais mon opinion imprimée [ Réflexions
politiques. Rapport fait au roi à Gand . (N.d.A.)] ayant devancé des honneurs qui surpassent de beaucoup les
très faibles services que j'ai pu rendre à la cause royale, je puis donc m'expliquer sans
détours.
Il manque encore à la chambre des pairs de France, non dans ses intérêts particuliers, mais
dans ceux du roi et du peuple, des privilèges, des honneurs et de la fortune.
Néanmoins, dans le rapport que j'eus l'honneur de faire au roi à Gand dans son conseil, en
indiquant la nécessité d'instituer l'hérédité de la pairie (tant pour consacrer les principes de la
Charte que pour prouver que l'on voulait sincèrement ce que l'on avait promis), je ne
prétendais pas conseiller de faire à la fois tous les pairs héréditaires. Un certain nombre de
pairs, pris parmi les anciens et les nouveaux pairs, m'aurait d'abord paru suffire. Le ministère
dont l'ordonnance du 19 août 1815 est l'ouvrage n'a peut-être pas assez vu tout ce que cette
ordonnance enlevait à la couronne. Le roi providence de la France, et qui, comme cette
providence, répand les bienfaits à pleines mains, a consenti à une générosité toujours au-
dessous de sa munificence : il ne s'est rien réservé de ce qu'il pouvait donner. Et pourtant
quelle source de récompenses est tarie par l'acte ministériel ! Quel noble sujet enlevé à une
noble ambition ! Que n'eût point fait un pair à vie pour devenir pair héréditaire, pour
constituer dans sa famille une si haute et si importante dignité !
La même ordonnance semble ôter au roi la faculté de faire à l'avenir des pairs à vie ; mais il y
a sans doute sur ce point quelque vice de rédaction. La Charte, article 27, dit positivement : "
Le roi peut nommer les pairs à vie ou les rendre héréditaires, selon sa volonté. "
Chapitre XIV Substitutions : qu'elles sont de l'essence de la pairie
Je ne répéterai point sur les honneurs et les privilèges à accorder à la pairie ce que j'ai dit
dans les Réflexions. J'ajouterai seulement qu'il faudra tôt ou tard tablir pour les pairs
l'usage des substitutions, par ordre de primogéniture. Passées des lois romaines dans nos
anciennes lois, mais pour y maintenir d'autres principes, les substitutions entrent dans la
constitution monarchique. Le retrait lignager en serait un appendice heureux : inventé à
l'époque où les fiefs devinrent héréditaires, il rattacherait la dignité à la glèbe, et la terre noble
ferait le noble plus sûrement que la volonté politique.
Stat fortuna domus, et avi numerantur avorum.
Tel est le moyen de rétablir en France des familles aristocratiques, barrières et sauvegarde
du trône. Sans privilèges et sans propriétés, la pairie est un mot vide de sens, une institution
qui ne remplit pas son but. Si la chambre des pairs a moins d'honneurs et de propriétés
territoriales que la chambre des députés, la balance est rompue : le principe de l'aristocratie
est placé, et va se réunir au principe démocratique dans la chambre des députés. Cette
dernière chambre acquerra alors une prépondérance inévitable et dangereuse, en joignant à
sa popularité naturelle l'égalité des titres et la supériorité de la fortune.
Quand et comment faut-il exécuter ce que je propose pour la chambre des pairs ? On
l'apprendra du temps ; mais, quoi qu'on fasse, il faudra en venir là, ou la monarchie
représentative ne se constituera pas en France.
Au reste, les séances de la chambre des pairs doivent être publiques, sinon par la loi, du
moins par l'usage, comme en Angleterre. Sans cette publicité, la chambre des pairs n'a pas
assez d'action sur l'opinion, et laisse encore un trop grand avantage à la chambre des
députés.
L'intérêt du ministère réclame également cette publici : l'attaque légale contre les ministres
commence à la chambre des députés, et la fense a lieu dans la charnière des pairs.
L'attaque est donc publique, tandis que la défense est secrète. Les principes de deux
jurisprudences opposées sont donc employés dans le même procès. Il y a contradiction dans
la loi et lésion pour la partie.
Quittons la chambre des pairs : venons à la chambre des députés.
Chapitre XV De la chambre des députés. Ses rapports avec les ministres
Notre chambre des députés serait parfaitement constituée si les lois sur les élections et sur la
responsabilité des ministres étaient faites ; mais il manque encore à cette chambre la
connaissance de quelques-uns de ses pouvoirs, de quelques-unes de ces vérités filles de
l'expérience.
Il faut d'abord qu'elle sache se faire respecter. Elle ne doit pas souffrir que les ministres
établissent en principe qu'ils sont indépendants des chambres ; qu'ils peuvent refuser de
venir lorsqu'elles désireraient leur présence. En Angleterre, non seulement les ministres sont
interrogés sur des bills, mais encore sur des actes administratifs, sur des nominations, et
même sur des nouvelles de gazette.
Si on laisse passer cette grande phrase, que les ministres du roi ne doivent compte qu'au roi
de leur administration , on entendra bientôt par administration tout ce qu'on voudra : des
ministres incapables pourront perdre la France à leur aise ; et les chambres, devenues leurs
esclaves, tomberont dans l'avilissement.
Quel moyen les chambres ont-elles de se faire écouter ? Si les ministres refusent de
répondre, elles en seront pour leur interpolation, compromettront leur dignité et paraîtront
ridicules, comme on l'est en France quand on fait une fausse démarche.
La chambre des députés a plusieurs moyens de maintenir ses droits.
Posons donc les principes :
Les chambres ont le droit de demander tout ce qu'elles veulent aux ministres.
Les ministres doivent toujours répondre, toujours venir, quand les chambres paraissent le
souhaiter.
Les ministres ne sont pas toujours obligés de donner les explications qu'on leur demande ; ils
peuvent les refuser, mais en motivant ce refus sur des raisons d'Etat dont les chambres
seront instruites quand il en sera temps. Les chambres traitées avec cet égard n'iront pas
plus loin. Lorsqu'un ministre a désiré d'obtenir un crédit de six millions sur le grand-livre, il a
donné sa parole d'honneur, et les députés n'ont pas demandé d'autres éclaircissements. Foi
de gentilhomme est un vieux gage sur lequel les Français trouveront toujours à emprunter.
D'ailleurs les chambres ne se mêleront jamais d'administration, ne feront jamais de
demandes inquiétantes, elles n'exposeront jamais les ministres à se compromettre, si les
ministres sont ce qu'ils doivent être, c'est-à-dire maîtres des chambres par le fond , et leurs
serviteurs par la forme .
Quel moyen conduit à cet heureux résultat ? Le moyen le plus simple du monde : le ministère
doit disposer la majorité et marcher avec elle ; sans cela, point de gouvernement.
Je sais bien que cette espèce d'autorité que les chambres exercent sur le ministère pendant
les sessions rappelle à l'esprit les envahissements de l'Assemblée constituante, mais, encore
une fois, toute comparaison de ce qui est aujourd'hui à ce qui fut alors est boiteuse.
L'expérience de nos temps de malheurs n'autorise point à dire que la monarchie
représentative ne peut pas s'établir en France : le gouvernement qui existait à cette époque
n'était point la monarchie représentative fondée sur des principes naturels, par la ritable
division des pouvoirs. Une assemblée unique, un roi dont le veto n'était pas absolu ! Qu'y a-t-
il de commun entre l'ordre établi par l'Assemblée constituante et l'ordre politique fondé par la
Charte ? Usons de cette Charte : si rien ne marche avec elle, alors nous pourrons affirmer
que le génie français est incompatible avec le gouvernement représentatif ; jusque nous
n'avons pas le droit de condamner ce que nous n'avons jamais eu.
Chapitre XVI Que la chambre des députés doit se faire respecter au dehors par les journaux
La chambre des députés ne doit pas permettre qu'on l'insulte collectivement dans les
journaux, ou qu'on altère les discours de ses membres.
Tant que la presse sera captive, les députés ont le droit de demander compte au ministère
des délits de la presse ; car dans ce cas ce sont les censeurs qui sont coupables, et les
censeurs sont les agents des ministres.
Lorsque la presse deviendra libre, les députés doivent mander à la barre le libelliste, ou le
faire poursuivre dans toute la rigueur des lois par-devant les tribunaux.
En attendant l'époque qui délivrera la presse de ses entraves, il serait bon que la chambre
eût à elle un journal ses séances, correctement imprimées, deviendraient la
condamnation ou la justification des gazettes officielles.
Mais ce qu'il faut surtout, c'est la liberté de la presse. Que la chambre se hâte de la
réclamer : je vais en donner les raisons.
Chapitre XVII De la liberté de la presse
Point de gouvernement représentatif sans la liberté de la presse. Voici pourquoi :
Le gouvernement représentatif s'éclaire par l'opinion publique, et est fon sur elle. Les
chambres ne peuvent connaître cette opinion si cette opinion n'a point d'organes.
Dans un gouvernement représentatif, il y a deux tribunaux : celui des chambres, les
intérêts particuliers de la nation sont jugés ; celui de la nation elle-même, qui juge en dehors
les deux chambres.
Dans les discussions qui s'élèvent nécessairement entre le ministère et les chambres,
comment le public connaîtra-t-il la vérité si les journaux sont sous la censure du ministère,
c'est-à-dire sous l'influence d'une des parties intéressées ? Comment le ministère et les
chambres connaîtront-ils l'opinion publique, qui fait la volonté générale, si cette opinion ne
peut librement s'expliquer ?
Chapitre XVIII Que la presse entre les mains de la police rompt la balance constitutionnelle
Il faut dans une monarchie constitutionnelle que le pouvoir des chambres et celui du
ministère soient en harmonie. Or, si vous livrez la presse au ministère, vous lui donnez le
moyen de faire pencher de son côté tout le poids de l'opinion publique et de se servir de
cette opinion contre les chambres : la constitution est en péril.
Chapitre XIX Continuation du même sujet
Qu'arrive-t-il lorsque les journaux sont, par le moyen de la censure, entre les mains du
ministère ? Les ministres font admirer dans les gazettes qui leur appartiennent tout ce qu'ils
ont dit, tout ce qu'a fait, tout ce qu'a dit leur parti intra muros et extra . Si dans les journaux
dont ils ne disposent pas entièrement ils ne peuvent obtenir les mêmes résultats, du moins ils
peuvent forcer les rédacteurs à se taire.
J'ai vu des journaux non ministériels suspendus pour avoir loué telle ou telle opinion.
l'ai vu des discours de la chambre des députés mutilés par la censure sur l'épreuve de ces
journaux.
J'ai vu apporter les défenses spéciales de parler de tel événement, de tel écrit qui pouvait
influer sur l'opinion publique d'une manière désagréable aux ministres [Cet ouvrage offrira sans doute un
nouvel exemple de ces sortes d'abus. On défendra aux journaux de l'annoncer, ou on le fera déchirer par les journaux. Si quelques-uns d'entre eux osaient en
parler avec indépendance, ils seraient arrêtés à la poste, selon l'usage. Je vais voir revenir pour moi le bon temps des Fouché : n'a-t-on pas publié contre moi,
sous la police royale, des libelles que le duc de Rovigo avait supprimés comme trop infâmes ? Je n'ai point réclamé, parce que je suis partisan sincère de la
liberté de la presse, et que dans mes principes je ne puis le faire tant qu'il n'y a pas de loi. Au reste, je suis accoutumé aux injures, et fort au-dessus de toutes
celles qu'on pourra m'adresser. Il ne s'agit pas de moi ici, mais du fond de mon ouvrage ; et c'est par cette raison que je préviens les provinces, afin qu'elles ne se
laissent pas abuser. J'attaque un parti puissant, et les journaux sont exclusivement entre les mains de ce parti : la politique et la littérature continuent de se faire à
la police. Je puis donc m'attendre à tout ; mais je puis donc demander aussi qu'on me lise, et qu'on ne me juge pas en dernier ressort sur le rapport de journaux
qui ne sont pas libres. (N.d.A.)] .
J'ai vu destituer un censeur qui avait souffert onze années de détention comme royaliste,
pour avoir laissé passer un article en faveur des royalistes.
Enfin, comme on a senti que des ordres de la police envoyés par écrit aux bureaux des
feuilles publiques pouvaient avoir des inconvénients, on a tout dernièrement supprimé cet
ordre, en déclarant aux journalistes qu'ils ne recevraient plus que des injonctions verbales .
Par ce moyen les preuves disparaîtront, et l'on pourra mettre sur le compte des rédacteurs
des gazettes tout ce qui sera l'ouvrage des injonctions ministérielles .
C'est ainsi que l'on fait naître une fausse opinion en France, qu'on abuse celle de l'Europe ;
c'est ainsi qu'il n'y a point de calomnies dont on n'ait essayé de flétrir la chambre des
députés. Si l'on n'eût pas été si contradictoire et si absurde dans ces calomnies ; si, après
avoir appelé les putés des aristocrates, des ultra-royalistes, des ennemis de la Charte, des
jacobins blancs, on ne les avait pas ensuite traités de démocrates, d'ennemis de la
prérogative royale, de factieux, de jacobins noirs , que ne serait-on pas parvenu à faire
croire ?
Il est de toute impossibilité, il est contre tous les principes d'une monarchie représentative de
livrer exclusivement la presse au ministère, de lui laisser le droit d'en disposer selon ses
intérêts, ses caprices et ses passions, de lui donner moyen de couvrir ses fautes et de
corrompre la vérité. Si la presse eût été libre, ceux qui ont tant attaqué les chambres auraient
été traduits à leur tour au tribunal et l'on aurait vu de quel côté se trouvaient l'habileté, la
raison et la justice.
Soyons conséquents : ou renonçons au gouvernement représentatif, ou ayons la liberté de la
presse : il n'y a point de constitution libre qui puisse exister avec les abus que je viens de
signaler.
Chapitre XX Dangers de la liberté de la presse. Journaux. Lois fiscales
Mais la liberté de la presse a des dangers. Qui l'ignore ? Aussi cette liberté ne peut exister
qu'en ayant derrière elle une loi forte, immanis lex , qui prévienne la prévarication par la
ruine, la calomnie par l'infamie, les écrits séditieux par la prison, l'exil, et quelquefois par la
mort : le Code a sur ce point la loi unique. C'est aux risques et périls de l'écrivain que je
demande pour lui la liberté de la presse ; mais il la faut, cette liberté, ou, encore une fois, la
constitution n'est qu'un jeu.
Quant aux journaux, qui sont l'arme la plus dangereuse, il est d'abord aisé d'en diminuer
l'abus, en obligeant les propriétaires des feuilles périodiques, comme les notaires et autres
agents publics, à fournir un cautionnement. Ce cautionnement répondrait des amendes,
peine la plus juste et la plus facile à appliquer. Je le fixerais au capital que suppose la
contribution directe de 1000 francs, que tout citoyen doit payer pour être élu membre de la
chambre des députés. Voici ma raison :
Une gazette est une tribune : de même qu'on exige du député appelé à discuter les affaires
que son intérêt, comme propriétaire, l'attache à la propriété commune, de me le
journaliste qui veut s'arroger le droit de parler à la France doit être aussi un homme qui ait
quelque chose à gagner à l'ordre public et à perdre au bouleversement de la société.
Vous seriez par ce moyen débarrassé de la foule des papiers publics. Les journalistes, en
petit nombre, qui pourraient fournir ce cautionnement menacés par une loi formidable,
exposés à perdre la somme consignée, apprendraient à mesurer leurs paroles. Le danger
réel disparaîtrait : l'opinion des chambres, celle du ministère et celle du public seraient
connues dans toute leur vérité.
L'opinion publique doit être d'autant plus indépendante aujourd'hui que l'article 4 de la Charte
est suspendu. En Angleterre, lorsque l' habeas corpus dort, la liberté de la presse veille :
soeur de la liberté individuelle, elle défend celle-ci tandis que ses forces sont enchaînées et
l'empêche de passer du sommeil à la mort [On se retranche dans la difficulté de faire une bonne loi sur la liberté de la presse.
Cette loi est certainement difficile, mais je crois la savoir possible. J'ai là-dessus des idées arrêtées, dont le développement serait trop long pour cet ouvrage.
(N.d.A.)] .
Chapitre XXI Liberté de la presse par rapport aux ministres
Les ministres seront harcelés, vexés, inquiétés par la liberté de la presse ; chacun leur
donnera son avis. Entre les louanges, les conseils et les outrages, il n'y aura pas moyen de
gouverner.
Des ministres véritablement constitutionnels ne demanderont jamais que pour leur épargner
quelques désagréments on expose la constitution. Ils ne sacrifieront pas aux misérables
intérêts de leur amour-propre la dignité de la nature humaine ; ils ne transporteront point
sous la monarchie les irascibilités de l'aristocratie. " Dans l'aristocratie, dit Montesquieu, les
magistrats sont de petits souverains, qui ne sont pas assez grands pour mépriser les injures.
Si dans la monarchie quelque trait va contre le monarque, il est si haut que le trait n'arrive
point jusqu'à lui. Un seigneur aristocratique en est percé de part en part. "
Que les ministres se persuadent bien qu'ils ne sont point des seigneurs aristocratiques. Ils
sont les agents d'un roi constitutionnel dans une monarchie représentative. Les ministres
habiles ne craignent point la liberté de la presse ; on les attaque, et ils survivent.
Sans doute les ministres auront contre eux des journaux, mais ils auront aussi des journaux
pour eux : ils seront attaqués et défendus comme cela arrive à Londres. Le ministère anglais
se met-il en peine des plaisanteries de l'opposition et des injures du Morning Chronicle ? Que
n'a-t-on point dit, que n'a-t-on point écrit contre M. Pitt ? Sa puissance en souffrit-elle ? Sa
gloire en fut-elle éclipsée ?
Que les ministres soient des hommes de talent ; qu'ils sachent mettre de leur parti le public
et la majorité des chambres, et les bons écrivains entreront dans leurs rangs, et les journaux
les mieux faits et les plus répandus les soutiendront. Ils seront cent fois plus forts, car ils
marcheront alors avec l'opinion générale. Quand ils ne voudront plus se tenir dans l'exception
et contrarier l'esprit des choses, ils n'auront rien à craindre de ce que l'humeur pourra leur
dire. Enfin tout n'est pas fait dans un gouvernement pour des ministres : il faut vouloir ce qui
est de la nature des institutions sous lesquelles on vit, et, encore une fois, il n'y a pas de
liberté constitutionnelle sans liberté de la presse.
Une dernière considération importante pour les ministres, c'est que la liberté de la presse les
dégagera d'une responsabilité fâcheuse envers les gouvernements étrangers. Ils ne seront
plus importunés de toutes ces notes diplomatiques que leur attirent l'ignorance des censeurs
et la légèreté des journaux, et, n'étant plus forcés d'y céder, ils ne compromettront plus la
dignité de la France.
Chapitre XXII La chambre des députés ne doit pas faire le budget
La chambre des députés connaîtra donc ses droits et sa dignité ; elle demandera donc le
plus tôt possible la liberté de la presse : voilà ce qu'elle doit faire : voici ce qu'elle ne doit pas
faire : elle ne doit pas faire un budget. La formation d'un budget appartient essentiellement à
la prérogative royale.
Si le budget que les ministres présentent à la chambre des députés n'est pas bon, elle le
rejette.
S'il est bon seulement par parties, elle l'accepte par parties ; mais il faut qu'elle se garde de
jamais remplacer elle-même les impôts non consentis par des impôts de sa façon, ni de
substituer au système de finances ministériel son propre système de finances ; voici
pourquoi.
Elle se compromet. Le ministre restant est l'exécuteur de ce nouveau budget ; il a à venger
son amour-propre, à justifier son oeuvre. Dès lors, ennemi secret de la chambre, ce ne serait
que par une vertu extraordinaire qu'il pourrait mettre du zèle à seconder un plan qui a cessé
d'être le sien : il est plus naturel de supposer qu'il l'entravera et le fera manquer dans les
points les plus essentiels. Puis, à la prochaine session, il viendra, d'un air modestement
triomphant, annoncer à la chambre qu'elle avait fait un excellent budget, mais que
malheureusement il n'a pas réussi.
Qu'est-ce que les députés répondront ? Notre budget, diront-ils, n'était peut-être pas
excellent, mais il était meilleur que le vôtre. Soit, répliquera le ministre ; mais il y a un déficit :
vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-mêmes, et n'avez rien à me reprocher.
Règle générale : le budget doit être fait par le ministère, et non par la chambre desputés,
qui est le juge de ce budget. Or, si elle fait le budget, elle ne peut demander compte de son
propre ouvrage, et le ministère cesse d'être responsable dans la partie la plus importante de
l'administration : ainsi les éléments de la constitution sont déplacés.
Mais ces déviations de la ligne constitutionnelle, ces agitations, ces efforts, proviennent,
comme tout le reste, dans la dernière session, de la lutte du ministère contre la majorité. Que
le ministère consente à retourner aux principes, et le budget, convenu d'avance entre lui et la
majorité, passera sans altercation : les choses reprendront leur cours naturel, et l'on sera
étonné du silence avec lequel les affaires marcheront en France.
Soit dit ainsi de la prérogative royale, de la chambre des pairs, de la chambre des députés :
parlons du ministère.
Chapitre XXIII Du ministère sous la monarchie représentative. Ce qu'il produit d'avantageux.
Ses changements forcés
Un avantage incalculable de la monarchie représentative, c'est d'amener les hommes les
plus habiles à la tête des affaires, de créer une hérédité forcée de lumières et de talents [
Réflexions politiques . (N.d.A.)] .
La raison en est sensible. Avec des chambres, un ministère faible ne peut se soutenir ; ses
fautes, rappelées à la tribune, répétées dans les journaux, livrées à l'opinion publique,
amènent en peu de temps sa chute.
Je ne cherche donc point dans un gouvernement représentatif de causes trop privées aux
changements des ministres. Quand ces changements sont fréquents, c'est tout simplement
que ces ministres ont embrassé de faux systèmes, méconnu l'esprit public, ou qu'ils ont é
incapables de supporter le poids des affaires.
Sous une monarchie absolue on peut s'effrayer de la succession rapide des ministres, parce
que ces révolutions peuvent annoncer un défaut de discernement dans le prince ou une suite
d'intrigues de cour.
Sous une monarchie constitutionnelle les ministres peuvent et doivent changer jusqu'à ce
qu'on ait trouvé les hommes de la chose, jusqu'à ce que les chambres et l'opinion aient fait
sortir l'habileté des rangs où elle se tenait cachée. Ce sont des eaux qui cherchent à prendre
leur niveau ; c'est un équilibre qui veut s'établir.
Il y aura donc changement tant que l'harmonie ne sera pas exactement établie entre les
chambres et le ministère.
Chapitre XXIV Le ministère doit sortir de l'opinion publique et de la majorité des chambres
Il suit de que sous la monarchie constitutionnelle c'est l'opinion publique qui est la source
et le principe du ministère, principium et fons ; et par une conséquence qui dérive de celle-ci,
le ministère doit sortir de la majorité de la chambre des députés, puisque les députés sont les
organes de l'opinion populaire.
C'est assez dire aussi que les ministres doivent être membres des chambres, parce que
représentant alors une partie de l'opinion publique, ils entrent mieux dans le sens de cette
opinion et sont portés par elle à leur tour. Ensuite le ministre député se pénètre de l'esprit de
la chambre, laquelle s'attache à lui par une réciprocité de bienveillance et de patronage.
Chapitre XXV Formation d'un ministère : qu'il doit être un. Ce que signifie l'unité ministérielle
Le ministère une fois formé doit être un [ Réflexions politiques. Rapport au roi . (N.d.A.)] . Cela ne veut pas dire
que la différence d'opinions politiques dans des hommes de mérite, lorsqu'ils sont encore
isolés, soit un obstacle à leur réunion dans un ministère. Ils peuvent y entrer par ce qu'on
appelle en Angleterre une coalition [M. Canning, avant d'entrer au ministère britannique, s'était battu avec lord Castlereagh pour cause
d'opinions politiques. (N.d.A.)] , convenant d'abord entre eux d'un système général, faisant chacun les
sacrifices commandés par l'opinion et la position des affaires. Mais une fois assis au timon
de l'Etat, ils ne doivent plus gouverner que dans un même esprit.
L'unité du ministère ne veut pas dire encore que la couronne ne puisse changer quelques
membres du conseil sans changer les autres ; il suffit que les membres entrants forment un
système homogène d'administration avec les membres restants. En Angleterre, il y a assez
fréquemment des mutations partielles dans le ministère ; et la totalité ne tombe que quand le
premier ministre s'en va.
Chapitre XXVI Que le ministère doit être nombreux
Le ministère doit être composé d'un plus grand nombre de membres responsables qu'il ne
l'est aujourd'hui : il y a tel ministère dont le travail surpasse physiquement les forces d'un
homme.
On gagne à augmenter le conseil responsable : 1
o
de diviser le travail et de multiplier les
moyens ; 2
o
d'augmenter le nombre des amis et des défenseurs du ministère dans les
chambres et hors des chambres ; 3
o
de diminuer autour du ministère les intrigues des
hommes qui prétendent au ministère, en satisfaisant un plus grand nombre d'ambitions.
Chapitre XXVII Qualités nécessaires d'un ministre sous la monarchie constitutionnelle
Ce qui convient à un ministre sous une monarchie constitutionnelle, c'est d'abord la facilité
pour la parole : non qu'il ait besoin de cette grande et notable éloquence, compagne de
séditions, pleine de désobéissance, téméraire et arrogante, n'étant à tolérer aux cités bien
constituées [Du Tillet. (N.d.A.)] ; non qu'on ne puisse être un homme très médiocre avec un certain
talent de tribune ; mais il faut au moins que le ministre puisse dire juste, exposer avec
propriété ce qu'il veut, répondre à une objection, faire un résumé clair, sans déclamation,
sans verbiage. Cela s'apprend, comme toute chose, par l'usage.
Ce ministre aura du liant dans le caractère, de la perspicacité pour juger les hommes, de
l'adresse pour manier leurs intérêts. Toutefois il faut qu'il soit ferme, résolu, arrêté dans ses
plans, que l'on doit connaître pour les suivre et pour s'attacher à son système. Sans cette
fermeté il n'aurait aucun partisan : personne n'est de l'avis de celui qui est de l'avis de tout le
monde.
Chapitre XXVIII Qui découle du précédent
Un tel ministre aura assez d'esprit pour bien connaître celui des chambres, et toutes les
chambres n'ont pas la même humeur, la même allure.
Aujourd'hui, par exemple, la chambre des députés est une chambre pleine de délicatesse :
vous la cabreriez à la moindre mesure qui lui paraîtrait blesser la justice ou l'honneur. Ne
croyez pas gagner quelque chose en engageant dans vos systèmes ses chefs et ses
orateurs, elle les abandonnerait : la majorité ne changerait pas, parce que son opposition est
une opposition de conscience, et non une affaire de parti. Mais prenez cette chambre par la
loyauté, parlez-lui de Dieu, du roi, de la France ; au lieu de la calomnier, montrez-lui de la
considération et de l'estime, vous lui ferez faire des miracles. Le comble de la maladresse
serait de prétendre la mener où vous désirez en lui débitant des maximes qu'elle repousse.
Pensez-vous qu'il soit nécessaire de lui faire adopter quelque mesure dans le sens de ce que
vous appelez les intérêts révolutionnaires , gardez-vous de lui faire l'apologie de ces intérêts :
dites qu'une fatale nécessité vous presse ; que le salut de la patrie exige ces nouveaux
sacrifices ; que vous en gémissez ; que cela vous paraît affreux ; que cela finira. Si la
chambre vous croit sincère dans votre langage, vous réussirez peut-être. Si vous allez, au
contraire, lui déclarer que rien n'est plus juste que ce que vous lui proposez, qu'on ne saurait
trop donner de gages à la révolution, vous remporterez votre loi.
Un ministre anglais est plus heureux, sa tâche est moins difficile : chacun va droit au fait à
Londres, pour son intérêt, pour son parti. En France, les places données ou promises ne
sont pas tout. L'opposition ne se compose pas des mes éléments [ Réflexions politiques . (N.d.A.)] .
Une politesse vous gagnera ce qu'une place ne vous obtiendrait pas ; une louange vous
acquerra ce que vous n'achèteriez pas par la fortune. Sachez encore et converser et vivre : la
force d'un ministre français n'est pas seulement dans son cabinet : elle est aussi dans son
salon.
Chapitre XXIX Quel homme ne peut jamais être ministre sous la monarchie constitutionnelle
Partout il y a une tribune publique, quiconque peut être exposé à des reproches d'une
certaine nature ne peut être placé à la tête du gouvernement. Il y a tel discours, tel mot, qui
obligerait un pareil ministre à donner sa démission en sortant de la chambre. C'est cette
impossibilité résultant du principe libre des gouvernements représentatifs que l'on ne sentit
pas lorsque toutes les illusions se réunirent, comme je le dirai bientôt, pour porter un homme
fameux au ministère, malgré la répugnance trop fondée de la couronne. L'élévation de cet
homme devait produire l'une de ces deux choses : ou l'abolition de la Charte, ou la chute du
ministère à l'ouverture de la session. Se représente-t-on le ministre dont je veux parler
écoutant à la chambre des députés la discussion sur les catégories, sur le 21 janvier,
pouvant être apostrophé à chaque instant par quelque député de Lyon, et toujours menacé
du terrible tu es ille vir ! Les hommes de cette sorte ne peuvent être employés
ostensiblement qu'avec les muets du sérail de Bajazet ou les muets du corps législatif de
Buonaparte.
Chapitre XXX Du ministère de la police. Qu'il est incompatible avec une constitution libre
Comme il y a des ministres qui ne peuvent l'être sous une monarchie constitutionnelle, il y a
des ministères qui ne sauraient exister dans cette sorte de monarchie : c'est indiquer la
police générale.
Si la Charte, qui fonde la liberté individuelle, est suivie, la police générale est sans action et
sans but.
Si la liberté individuelle est suspendue par une loi transitoire, on n'a pas besoin de la police
générale pour exécuter la loi.
En effet, si les droits de la liberté constitutionnelle sont dans toute leur plénitude, et que
néanmoins la police générale se permette les actes arbitraires qui sont de sa nature, tels que
suppressions d'ouvrages, visites domiciliaires, arrestations, emprisonnements, exils, la
Charte est anéantie.
La police n'usera pas de cet arbitraire : eh bien, elle est inutile.
La police générale est une police politique ; elle tend à étouffer l'opinion ou à l'altérer : elle
frappe donc au coeur le gouvernement représentatif. Inconnue sous l'ancien régime,
incompatible avec le nouveau, c'est un monstre dans la fange révolutionnaire, de
l'accouplement de l'anarchie et du despotisme.
Chapitre XXXI Qu'un ministre de la police générale dans une chambre des députés n'est pas
à sa place
Voyez un ministre de la police générale dans une chambre de députés : qu'y fait-il ? il fait des
lois pour les violer, des règlements de moeurs pour les enfreindre. Comment peut-il sans
dérision parler de la liberté, lui qui en descendant de la tribune peut faire arrêter illégalement
un citoyen ? Comment s'exprimera-t-il sur le budget, lui qui lève des impôts arbitraires ? Quel
représentant d'un peuple que celui-là qui donnerait nécessairement une boule noire contre
toute loi tendant à supprimer les établissements de jeu, à fermer les lieux de débauche,
parce que ce sont les égouts la police puise ses trésors ! Enfin, les opinions seront-elles
indépendantes en présence d'un ministre qui ne les écoute que pour connaître l'homme qu'il
faut un jour dénoncer, frapper ou corrompre ? C'est le devoir de sa place. Nous prétendons
établir parmi nous un gouvernement constitutionnel, et nous ne nous apercevons seulement
pas que nous voulons y faire entrer jusqu'aux institutions de Buonaparte.
Chapitre XXXII Impôts levés par la police
J'ai dit que la police levait des impôts qui ne sont pas compris dans le budget. Ces impôts
sont au nombre de deux : taxe sur les jeux [Il y a aussi une taxe sur les prostituées, mais elle est établie au profit d'une autre
police. (N.d.A.)] , taxe sur les journaux.
La ferme des jeux rapporte plus on moins : elle s'élève aujourd'hui au-dessus de cinq
millions.
La contribution levée sur les journaux, pour être moins odieuse, n'en est pas moins arbitraire.
La Charte dit, article 47 : La chambre des députés reçoit toutes les propositions d'impôts .
Article 48 : Aucun impôt ne peut être établi ni perçu s'il n'a été consenti par les deux
chambres et sanctionné par le roi . Je ne suis pas assez ignorant des affaires humaines pour
ne pas savoir que les maisons de jeu ont été tolérées dans les sociétés modernes. Mais
quelle différence entre la tolérance et la protection, entre les obscures rétributions données à
quelques commis sous la monarchie absolue, et un budget de cinq ou six millions levés
arbitrairement par un ministre qui n'en rend point compte, et sous une monarchie
constitutionnelle !
Chapitre XXXIII Autres actes inconstitutionnels de la police
La police se mêle des impôts : elle tombe comme concessionnaire sous l'article 56 de la
Charte ; mais de quoi ne se mêle-t-elle pas ? Elle intervient en matière criminelle : elle
attaque les premiers principes de l'ordre judiciaire, comme nous venons de voir qu'elle viole
le premier principe de l'ordre politique.
A l'article 64 de la Charte, on lit ces mots : Les débats seront publics en matière criminelle, à
moins que cette publicité ne soit dangereuse pour l'ordre et les moeurs, et dans ce cas le
tribunal le déclare par un jugement.
Si quelques-uns des agents de la police se trouvent mêlés dans une affaire criminelle comme
complices volontaires, afin de pouvoir devenir délateurs ; si dans l'instruction du procès les
accusés relèvent cette double turpitude qui tend à les excuser en affaiblissant les dépositions
d'un témoin odieux, la police défend aux journaux de parler de cette partie des débats. Ainsi l'
entière publicité n'existe que pour l'accusé, et n'existe pas pour l'accusateur ; ainsi l'opinion,
que la loi a voulu appeler au secours de la conscience du juré, se tait sur le point le plus
essentiel ; ainsi la plus grande partie du public ignore si le criminel est la victime de ses
propres complots ou s'il est simplement tombé dans un piège tendu à ses passions et à sa
faiblesse. Et nous prétendons avoir une Charte ! et voilà comme nous la suivons !
Chapitre XXXIV Que la police générale n'est d'aucune utilité
Il faudrait certes que la police générale rendît de grands services sous d'autres rapports pour
racheter des inconvénients d'une telle nature ; et néanmoins à l'examen des faits on voit que
cette police est inutile. Quelle conspiration importante a-t-elle jamais découverte, même sous
Buonaparte ? Elle laissa faire le 3 nivôse ; elle laissa Mallet conduire MM. Pasquier et
Savary, c'est-à-dire la police même, à La Force. Sous le roi elle a permis pendant dix mois à
une vaste conspiration de se former autour du trône : elle ne voyait rien, elle ne savait rien.
Les paquets de Napoléon voyageaient publiquement par la poste, les courriers étaient à lui ;
les frères Lallemand marchaient avec armes et bagages ; le Nain Jaune parlait des plumes
de Cannes ; l'usurpateur venait de débarquer dans ce port, et la police ignorait tout. Depuis le
retour du roi tout un département s'est rempli d'armes, des paysans se sont formés en corps
et ont marché contre une ville ; et la police générale n'a rien empêché, rien trouvé, rien su,
rien prévu. Les découvertes les plus importantes ont été dues à des polices particulières, au
hasard, à la bonne volonté de quelques zélés citoyens. La police générale se plaint de ces
polices particulières ; elle a raison, mais c'est son inutilité et la crainte même qu'elle inspire
qui les ont fait naître ; car si elle ne sauve pas l'Etat, elle a du moins tous les moyens de le
perdre.
Chapitre XXXV Que la police nérale, inconstitutionnelle et inutile, est de plus très
dangereuse
Incompatible avec le gouvernement constitutionnel, insuffisante pour arrêter les complots,
lors même qu'elle ne trahit pas, que sera-ce si vous supposez la police infidèle ? Et ce qu'il y
a d'incroyable et de prouvé, c'est qu'elle peut être infidèle sans que son chef le soit lui-même.
Les secrets du gouvernement sont entre les mains de la police ; elle connaît les parties
faibles et le point l'on peut attaquer. Un ordre sorti de ses bureaux suffit pour enchaîner
toutes les forces légales ; elle pourrait même faire arrêter toutes les autorités civiles et
militaires, puisque l'article 4 de la Charte est légalement suspendu. Sous sa protection les
malveillants travaillent en sûreté, préparent leurs moyens, sont instruits du moment
favorable. Tandis qu'elle endort le gouvernement, elle peut avertir les vrais conspirateurs de
tout ce qu'il est important qu'ils sachent. Elle correspond sans danger sous le sceau
inviolable de son ministère, et par la multitude de ses invisibles agents elle établit une
communication depuis le cabinet du roi jusqu'au bouge du fédéré.
Ajoutez que les hommes consacrés à la police sont ordinairement des hommes peu
estimables, quelques-uns d'entre eux des hommes capables de tout. Que penser d'un
ministère l'on est obligé de se servir d'un infâme tel que Perlet ? Il n'est que trop probable
que Perlet n'est pas le seul de son espèce. Comment donc, encore une fois, souffrir un tel
foyer de despotisme, un tel amas de pourriture au milieu d'une monarchie constitutionnelle ?
Comment, dans un pays tout doit marcher par les lois établir une administration dont la
nature est de les violer toutes ? Comment laisser une puissance sans bornes entre les mains
d'un ministre que ses rapports forcés avec ce qu'il y a de plus vil dans l'espèce humaine
doivent disposer à profiter de la corruption et à abuser du pouvoir ?
Que faut-il pour que la police soit habile ? Il faut qu'elle paye le domestique afin qu'il vende
son maître ; qu'elle séduise le fils afin qu'il trahisse son père ; qu'elle tende des pièges à
l'amitié, à l'innocence. Si la fidélité se tait, un ministre de la police est obligé de la persécuter
pour le silence même qu'elle s'obstine à garder, pour qu'elle n'aille pas révéler la honte des
demandes qu'on lui a faites. Récompenser le crime, punir la vertu, c'est toute la police. Le
ministre de la police est d'autant plus redoutable, que son pouvoir entre dans les attributions
de tous les autres ministres, ou plutôt qu'il est le ministre unique. N'est-ce pas un roi qu'un
homme qui dispose de la gendarmerie de la France, qui lève des impôts, perçoit une somme
de sept à huit millions dont il ne rend pas compte aux chambres ? Ainsi tout ce qui échappe
aux pièges de la police vient tomber devant son or et se soumettre à ses pensions. Si elle
médite quelque trahison, si tous ses moyens ne sont pas encore prêts, si elle craint d'être
découverte avant l'heure marquée, pour détourner le soupçon, pour donner une preuve de
son affreuse fidélité, elle invente une conspiration, immole à son crédit quelques misérables,
sous les pas desquels elle sait ouvrir un abîme.
Les Athéniens attaquèrent les nobles de Corcyre, qui, chassés par la faction populaire,
s'étaient réfugiés sur le mont Istoni. Les bannis capitulèrent, et convinrent de s'abandonner
au jugement du peuple d'Athènes ; mais il fut convenu que si l'un d'eux cherchait à
s'échapper, le traité serait annulé pour tous. Des généraux athéniens devaient partir pour la
Sicile ; ils ne se souciaient pas que d'autres eussent l'honneur de conduire à Athènes leurs
malheureux prisonniers. De concert avec la faction populaire, ils engagèrent secrètement
quelques nobles à prendre la fuite, et les arrêtèrent au moment même où ils montaient sur un
vaisseau. La convention fut rompue, les bannis livrés aux Corcyréens, et égorgés [Thucyd. (N.d.A.)] .
Chapitre XXXVI Moyen de diminuer le danger de la police générale, si elle est conservée
Mais il ne faut donc pas de police ? Si c'est un mal nécessaire, il y a un moyen de diminuer le
danger de ce mal.
La police générale doit être remise aux magistrats et émaner immédiatement de la loi. Le
ministre de la justice, les procureurs généraux et les procureurs du roi sont les agents
naturels de la police générale. Un lieutenant de police à Paris complétera le système légal.
Les renseignements qui surviendront par les préfets iront directement au ministre de
l'intérieur, qui les communiquera à celui de la justice. Les préfets ne seront plus obligés
d'entretenir une double correspondance avec le département de la police et le département
de l'intérieur : s'ils ne rapportent pas les mêmes faits aux deux ministres, c'est du temps
perdu ; s'ils mandent des choses différentes ou s'ils présentent ces choses sous divers points
de vue, selon les principes divers des deux ministres, c'est un grand mal.
C'est assez parler du ministère de la police en particulier : revenons au ministère en général.
Chapitre XXXVII Principes que tout ministre constitutionnel doit adopter
Quels sont les principes généraux d'après lesquels doivent agir les ministres ?
Le premier, et le plus nécessaire de tous, c'est d'adopter franchement l'ordre politique dans
lequel on est placé et de n'en point contrarier la marche, d'en supporter les inconvénients.
Ainsi, par exemple, si les formes constitutionnelles obligent, dans de certains détails, à de
certaines longueurs, il ne faut point s'impatienter.
Si l'on est obligé de ménager les chambres, de leur parler avec égard, de se rendre à leurs
invitations, il ne faut pas affecter une hauteur déplacée.
Si l'on dit quelque chose de dur à un ministre à la tribune, il ne faut pas jeter tout et
s'imaginer que l'Etat est en danger.
Si dans un discours il est échappé à un pair, à un député, des expressions étranges, s'il a
énoncé des principes inconstitutionnels, il ne faut pas croire qu'il y ait une conspiration
secrète contre la Charte, que tout va se perdre, que tout est perdu. Ce sont les inconvénients
de la tribune, ils sont sans remède. Lorsque six à sept cents hommes ont le droit de parler,
que tout un peuple a celui d'écrire, il faut se résigner à entendre et à lire bien des sottises. Se
fâcher contre tout cela serait d'une pauvre tête ou d'un enfant.
Chapitre XXXVIII Continuation du même sujet
Le ministère, accoutumé à voir nos dernières constitutions marcher toujours avec l'impiété et
s'appuyer sur les doctrines les plus funestes, a cru mal à propos qu'on en voulait à la Charte
lorsqu'en parlant de cette Charte on a aussi parlé de morale et de religion. Comme si la
liberté et la religion étaient incompatibles ! comme si toute idée généreuse en politique ne
pouvait pas s'allier avec le respect que l'on doit aux principes de la justice et de la vérité !
Est-ce donc se jeter dans les réactions que de blâmer ce qui est blâmable, que de vouloir
réparer tout ce qui n'est pas irréparable ?
Prenons bien garde à ce qu'on appelle des réactions ; distinguons-en de deux sortes. Il y a
des réactions physiques et des réactions morales. Toute réaction physique, c'est-à-dire toute
voie de fait, doit être réprimée : le ministère sur ce point ne sera jamais assez sévère. Mais
comment pourrait-il prévenir les réactions morales ? Comment empêcherait-il l'opinion de
flétrir toute action qui mérite de l'être ? Non seulement il ne le peut pas, mais il ne le doit
pas ; et les discours qui attaquent les mauvaises doctrines, rétablissent les droits de la
justice, louent la vertu malheureuse, applaudissent à la fidélité méconnue, sont aussi utiles à
la liberté qu'au rétablissement de la monarchie.
Et à qui prétend-on persuader, d'ailleurs, que les hommes de la volution sont plus
favorables à la Charte que les royalistes ? Ces hommes, qui ont professé les plus fiers
sentiments de la liberté sous la république, la soumission la plus abjecte sous le despotisme,
ne trouvent-ils pas dans la Charte deux choses qui sont antipathiques à leur double opinion :
un roi, comme républicains ; une constitution libre, comme esclaves ?
Le ministère croit-il encore la Charte plus en sûreté quand elle est défendue par les disciples
d'une école dont je parlerai bientôt ? Cette école professe hautement la doctrine que les
deux chambres ne doivent être qu'un conseil passif, qu'il n'y a point de représentation
nationale, qu'on peut tout faire avec des ordonnances. Les royalistes ont défendu les vrais
principes de la liberté dans les questions diverses qui se sont présentées (notamment dans
la loi sur les élections), tandis que la doctrine de la passive obéissance a été prêchée par les
hommes qui ont bouleversé la France au nom de la liberté.
Si des ministres pensent donc que sous l'empire d'une constitution la parole est libre ils
n'entendront pas des opinions de toutes les sortes, s'ils prennent ces opinions solitaires pour
des indications d'une opinion générale ou d'un dessein prémédité, ils n'ont aucune idée de la
nature du gouvernement représentatif : ils seront conduits à d'étranges folies en agissant
d'après leur humeur et leurs suppositions. La règle dans ce cas est de peser les résultats et
les faits. Un homme d'Etat ne considère que la fin ; il ne s'embarrasse pas si la chose qu'il
désirait, et qui était bonne, a été produite par les passions ou par la raison, par le calcul ou
par le hasard. Si vous sortez des faits en politique, vous vous perdez sans retour.
Chapitre XXXIX Que le ministère doit conduire ou suivre la majorité
Les ministres doivent, en administration, suivre l'opinion publique, qui leur est marquée par
l'esprit de la chambre des députés. Cet esprit peut très bien n'être pas le leur, ils pourraient
très bien préférer un système qui serait plus dans leurs goûts, leurs penchants, leurs
habitudes ; mais il faut qu'ils changent l'esprit de la majorité ou qu'ils s'y soumettent. On ne
gouverne point hors la majorité.
Je dirai ailleurs comment on est arrivé à cette hérésie politique, que le ministère peut
marcher avec la minorité ; cette hérésie fut invene en désespoir de cause, pour justifier de
faux systèmes et des opinions imprudemment avancées.
Si l'on dit que les ministres peuvent toujours demeurer en place malgré la majorité, parce que
cette majorité ne peut pas physiquement les prendre par le manteau et les mettre dehors,
cela est vrai.
Mais si c'est garder sa place que de recevoir tous les jours des humiliations, que de
s'entendre dire les choses les plus désagréables, que de n'être jamais sûr qu'une loi passera,
tout ce que je sais alors, c'est que le ministre reste et que le gouvernement s'en va.
Point de milieu dans une constitution de la nature de la nôtre : il faut que le ministère mène la
majorité ou qu'il la suive. S'il ne peut ou ne veut prendre ni l'un ni l'autre de ces partis, il faut
qu'il chasse la chambre ou qu'il s'en aille : mais aujourd'hui c'est à lui de voir s'il se sent le
courage d'exposer, même éventuellement, sa patrie pour garder sa place ; c'est à lui de
calculer en outre s'il est de force à frapper un coup d'Etat, s'il n'a rien à craindre aux élections
pour la tranquillité du pays ; s'il a le pouvoir de déterminer ces élections dans le sens qu'il
désire, ou si, n'étant pas sûr du triomphe, il ne vaut pas mieux ou se retirer ou revenir aux
opinions de la majorité.
Dans ce dernier cas, se décider promptement est chose nécessaire ; car il n'est pas clair
qu'une majorité trop longtemps aigrie et contrariée consentit à marcher avec le ministère
quand il plairait à celui-ci de rentrer dans la majorité.
Chapitre XL Que les ministres doivent toujours aller aux chambres
Autre hérésie : un ministre, dit-on, n'est pas obligé de suivre aux chambres ses projets de
loi ; il peut très bien se dispenser d'y venir.
C'est le même principe qui fait dire aussi qu'un ministre n'est point obligé de donner des
éclaircissements que les chambres pourraient désirer ; qu'il ne doit compte de rien qu'au roi,
etc [Voyez le chapitre XV. (N.d.A.)] .
Tout cela est insoutenable et contraire à la nature du gouvernement représentatif. Si un
ministre ne daigne pas défendre le projet de loi qu'il a apporté, comment ses amis le
défendraient-ils ? Est-ce avec du dédain et de l'humeur que l'on traite les affaires ? Pourquoi
est-on ministre, si ce n'est pour remplir les devoirs d'un ministre ?
Et qu'ont donc les ministres de plus important à faire que de paraître aux chambres et d'y
discuter les lois ? Quoi ! ils trouveront plus utile de traiter dans leur cabinet quelques détails
d'administration que de veiller aux grandes mesures qui doivent mettre en mouvement tout
un peuple !
Si les chambres, à leur tour, allaient suivre la même méthode et ne vouloir pas s'occuper des
projets de loi qu'on leur aurait apportés, que deviendrait le gouvernement ?
Suivez la dictée du bon sens. et les routes battues, revenez à la majorité, vous n'aurez plus
de répugnance à vous rendre à des assemblées vous serez toujours sûrs de triompher,
où vous n'aurez à recueillir que des choses agréables.
Les faux systèmes gâtent et perdent tout.
Deuxième partie
Chapitre I Que depuis la restauration une même erreur a été suivie par les trois ministères
Mais qu'entends-je par de faux systèmes en administration ? J'entends tout ce qui est
contraire au principe des institutions établies, tout ce qui fait qu'une chose doit inévitablement
se détruire.
Eh bien, depuis la restauration, une grande et fatale erreur a été constamment suivie : les
ministères qui se sont succédé ont marché sur les mêmes traces, avec les seules différences
que les caractères particuliers des ministres apportent dans les affaires publiques, et avec
les lenteurs plus ou moins grandes produites par la résistance courageuse de la minorité
dans les ministères.
Avant de passer à l'examen de ces systèmes, il est nécessaire de dire quelque chose de la
composition et de l'esprit des trois ministères par qui ces systèmes ont été si
malheureusement établis.
Chapitre II Du premier ministère. Son esprit
Lorsqu'en 1814 le ministre des affaires étrangères fut parti pour Vienne, il laissa derrière lui
une administration polie, spirituelle, mais incapable de travail, portant dans les affaires, pour
lesquelles elle n'était point faite, cette humeur que nous ressentons lorsque notre secret se
découvre et que notre réputation nous échappe.
Quand on en est venu à ce point, on est bien près de se précipiter dans les faux systèmes.
Effrayé de l'habileté que demande la direction d'un gouvernement représentatif, incapable de
concevoir une vraie liberté, aigri contre une sorte d'opposition que les principes
constitutionnels font naître à chaque pas, manquant de force ou d'adresse pour conduire les
choses et se sentant entraîné par elles, on finit par ne vouloir plus les gouverner. Alors on
s'en prend à tout ce qui n'est pas soi, à la nature des institutions, aux corps, aux individus, du
mécompte qu'on éprouve, et, croyant faire une excellente critique de ce que l'on a, lorsqu'on
ne fait que montrer sa faiblesse, on laisse périr la France au nom de la Charte.
C'est ce qui arriva au premier ministère. Il ne demanda aucune loi répressive, hors la
mauvaise loi contre la liberté de la presse ; il ne songea à se garantir d'aucun danger, et
lorsqu'on lui disait de prendre telle ou telle mesure, il pondait : La Charte s'y oppose. Le
ministère se divisa et s'affaiblit encore par cette division.
On vit éclore dans la majorité du ministère cette opinion développée depuis dans l'école, que
les chambres ne sont qu'un conseil assemblé par le roi, qu'il n'y a point de gouvernement
représentatif, que toutes ces comparaisons de la France et de l'Angleterre sont ridicules,
qu'on peut très bien se passer de lois et gouverner avec des ordonnances.
Les buonapartistes s'arrangèrent parfaitement de ce commentaire de la Charte : il était au
moins impolitique, par conséquent il pouvait amener une catastrophe, et ils ne demandaient
pas mieux. Si cette application des principes constitutionnels ne produisait pas une crise, elle
conduisait au despotisme, et, malgré leur premier amour pour la liberté, le despotisme est
fort du goût de nos fiers républicains. Ainsi tout était à merveille.
Quand on a assez de lumières pour s'apercevoir qu'on se trompe et trop de vanité pour en
convenir, au lieu de retourner en arrière, on s'enfonce dans ses propres erreurs. C'est la
marche et la consolation de l'orgueil. L'esprit du ministère s'exaspéra. Lorsqu'on allait se
plaindre d'un mauvais choix ou proposer un royaliste, on répondait : " Nous irions chercher
partout un buonapartiste habile pour le placer, s'il voulait l'être. " Les buonapartistes n'ont pas
manqué, et Buonaparte est revenu. Peu à peu il fut reconnu qu'aucun homme n'avait de
talent s'il n'avait servi la révolution ; et cette doctrine, transmise soigneusement de ministère
en ministère, est devenue aujourd'hui un article de foi.
Et pourtant la majorité du ministère qui fonda cette doctrine comptait parmi ses membres
d'excellents royalistes connus par leurs généreux efforts contre la révolution, des hommes
d'une conduite pure, d'un caractère désintéressé, et qui n'avaient fléchi le genou devant
aucune idole. Ainsi la sentence qu'ils avaient portée retombait sur eux ; car, s'étant tenus
noblement à l'écart dans les temps de bassesse, ils se déclaraient par leur propre système
incapables d'être ministres : il est vrai que leur exemple a justifié leur doctrine.
Au reste, rien n'est plus commun que de voir la vanité blessée embrasser, contre son propre
intérêt, les plus étranges opinions. Quiconque aujourd'hui, par exemple, fait une faute passe
aussitôt dans le système révolutionnaire. Les amours-propres humiliés se donnent rendez-
vous sous ce grand abri de tous les crimes et de toutes les folies : là se rencontrent la plupart
des hommes qui se sont mêlés plus ou moins des affaires de France depuis 1789 jusqu'à
1816. Différents, sans doute, par une foule de rapports, ils se touchent du moins dans ce
point : mécontents d'eux-mêmes et des autres, ils mettent en commun les remords de la
médiocrité et ceux du crime.
Chapitre III Actes du premier ministère
Ce ministère était pourtant trop spirituel pour prétendre marcher sans la majorité : il l'eut, et
n'en profita pas. Une seule loi importante, la loi sur la liberté de la presse, fut proposée. On
ne donna que des motifs puérils pour engager les chambres à la supprimer ; il ne fut question
que de l'honneur des femmes, des insultes au pouvoir (c'est-à-dire aux ministres) ; mais des
raisons générales et constitutionnelles, point. Etaient-ce, en effet, des raisons dignes
seulement d'être examinées pour ceux qui ne voient dans les deux chambres qu'un conseil
passif sans action et sans droit ? Au reste, la loi ne réprimait rien, et donnait au
gouvernement l'apparence de l'arbitraire, en laissant tout empire à la licence.
Quant aux ordonnances, il n'y en eut qu'une remarquable, et, au lieu de régler l'éducation,
elle la bouleversa.
Les chambres eurent alors l'avantage des bonnes propositions opposées aux mauvais
projets de loi. La seule vue vraiment grande et politique autant qu'elle est juste et généreuse,
présentée dans la session de 1814, appartient à un maréchal de France.
Le premier ministère fut emporté par la tempête qu'il avait laissée se former, et cette tempête
fut sur le point d'emporter la France.
Chapitre IV Du second ministère. Sa formation
Le principal ministre du premier ministère fut porté d'un commun accord à la tête du second.
La plus belle carrière s'ouvrait devant lui ; il pouvait achever son ouvrage et consolider le
trône qu'il avait puissamment contribué à relever. Il lui suffisait de bien sentir sa position, de
renoncer franchement à la révolution et aux révolutionnaires, d'embrasser avec franchise la
monarchie constitutionnelle, mais en l'asseyant sur les bases de la religion, de la morale et
de la justice ; en lui donnant pour guides des hommes irréprochables, nécessairement fixés
dans les intérêts de la couronne.
Le nom de ce ministre, ses talents, son expérience des affaires, son crédit en Europe, tout
l'appelait à remplir ce rôle aussi brillant pour lui qu'utile à la France. Il aurait joui dans la
postérité du double éclat de ces hommes extraordinaires qui perdent et qui sauvent les
empires. A force de gloire, il eût forcé ses ennemis au silence.
Naturellement enclin à embrasser ce parti, et par l'empire de sa haute naissance et par la
rare perspicacité de son jugement, il en fut tourné par une de ces fatalités qui changent
toute une destinée. Trop longtemps absent de la France, il n'en connaissait pas bien le
véritable esprit : il interrogea des hommes qui le trompèrent ; car il est peut-être encore plus
habile à juger les choses que les hommes. Le ministre rentra donc, comme malgré lui, dans
des systèmes dont il sentait la nécessité de sortir.
Chapitre V Suite du précédent
Ces systèmes se fortifièrent encore quand un homme resté à Paris fut, par une autre fatalité,
jeté dans le ministère.
Ce personnage fameux, qui n'avait pris d'abord aucun parti, mais qui dans toutes les
chances voulait senager des ressources, faisait porter des paroles à Gand, comme il en
faisait probablement porter ailleurs. Une coalition puissante se formait pour lui à mesure que
nous avancions en France. Il ne fut plus possible d'y résister en approchant de Paris. Tout
s'en mêla, la religion comme l'impiété, la vertu comme le vice, le royaliste comme le
révolutionnaire, l'étranger comme le Français. Je n'ai jamais vu un vertige plus étrange. On
criait de toutes parts que sans le ministre proposé il n'y avait ni sûreté pour le roi ni salut pour
la France ; que lui seul avait empêc une grande bataille, que lui seul avait déjà sauvé
Paris, que lui seul pouvait achever son ouvrage.
Qu'on me permette une vanité : je ne parlerais pas de l'opinion que je manifestai alors, si elle
avait été ignorée du public. Je soutins donc que dans aucun cas il ne fallait admettre un tel
ministre ; que si jamais on lui livrait la conduite des affaires, il perdrait la France, ou ne
resterait pas trois mois en place. Ma prédiction s'est accomplie.
Outre les raisons morales qui me faisaient penser ainsi, deux raisons me semblaient sans
réplique.
En politique, comme en toute chose, la première loi est de vouloir le possible : or, dans la
nomination proposée il y avait deux impossibilités.
La première naissait de la position particulière se trouverait le ministre par rapport à son
maître.
La seconde venait de cet empêchement constitutionnel qui fait le jugement du XXXIXe
chapitre de la première partie de cet ouvrage.
Si l'on croyait qu'un homme de cette nature était utile, il fallait le laisser derrière le rideau, le
combler de biens, élever sa famille en proportion des services qu'il pouvait avoir rendus,
prendre en secret ses conseils, consulter son expérience. Mais on aurait éviter de faire
violence à la couronne pour le porter ostensiblement au ministère. Au reste, il fut presque
impossible aux meilleurs esprits d'échapper à la force des choses et à l'illusion du moment.
Je me rappellerai toute ma vie la douleur que j'éprouvai à Saint-Denis. Il était à peu près neuf
heures du soir : j'étais resté dans une des chambres qui précédaient celle du roi. Tout à coup
la porte s'ouvre : Je vois entrer le président du conseil, s'appuyant sur le bras du nouveau
ministre... O Louis le Désiré ! ô mon malheureux maître ! vous avez prouvé qu'il n'y a point de
sacrifices que votre peuple ne puisse attendre de votre coeur paternel !
Chapitre VI Premier projet du second ministère
Le conseil installé, il fallait qu'il adoptât une marche ; le nouveau ministre admis voulut lui
faire prendre la seule possible dans ses intérêts particuliers. Il sentait l'incompatibilité de son
existence ministérielle avec le jeu de la monarchie représentative. Il comprit très bien que si
la force armée illégitime et la force politique pareillement illégitime n'étaient pas conservées,
sa chute était inévitable. Il savait qu'on ne lutte pas contre la force des choses ; et comme il
ne pouvait s'amalgamer avec les éléments d'un gouvernement légal, il voulut rendre ces
éléments homogènes à sa propre nature.
Son plan fut sur le point de réussir : il créa une terreur factice avant que la cour entrât dans
Paris. Supposant des dangers imaginaires, il prétendait forcer la couronne à reconnaître les
deux chambres de Buonaparte, et à accepter la déclaration des droits qu'on s'était hâté de
finir. Louis XVIII eût été roi par les constitutions de l'empire ; le peuple lui aurait fait la grâce
de le choisir pour chef ; il eût daté les actes de son gouvernement de l'an Ier de son règne ;
les gardes du corps et les compagnies rouges eussent été licenciés, l'armée de la Loire
conservée, et la cocarde blanche, arrachée à quelques soldats fidèles arrivés de l'exil avec le
roi, eût été remplacée par la cocarde tricolore des rebelles, encore armés contre le souverain
légitime.
Alors la révolution eût été en effet consommée ; la famille royale fût restéequelque temps,
jusqu'au jour le peuple souverain et les ministres, plus souverains encore, eussent jugé
bon de changer et le monarque et la monarchie. A cette époque la faction révolutionnaire
murmurait même quelques mots de la nécessité d'exiler les princes ; le projet était d'isoler le
roi de sa famille.
Chapitre VII Suite du premier plan du second ministère
Cependant on continuait d'être la dupe de tout ce qu'il plaisait au parti de débiter. Les plus
chauds royalistes accouraient pour nous dire, de la meilleure foi du monde que, si le roi
entrait dans Paris avec sa maison militaire, cette maison serait massacrée ; que si l'on ne
prenait pas la cocarde tricolore, il y aurait une insurrection générale. En vain la garde
nationale passait par-dessus les murs de Paris pour venir protester de son dévouement : on
assurait que cette garde était mal disposée. La faction avait fermé les barrières pour
empêcher le peuple de voler au-devant de son souverain : il y avait conjuration autant contre
ce pauvre peuple que contre le roi. L'aveuglement était miraculeux ; car alors l'armée
française, qui aurait pu faire le seul danger, se retirait sur la Loire ; cent cinquante mille
soldats étrangers occupaient les postes, les avenues et les barrières de Paris, ils allaient
entrer dans vingt-quatre heures par capitulation, et l'on prétendait toujours que le roi, avec
ses gardes et ses alliés, n'était pas assez fort pour pénétrer dans une ville où il ne restait pas
un soldat,il n'y avait plus que des bourgeois fidèles, très capables à eux seuls de contenir
une poignée de fédérés, si ceux-ci s'étaient avisés de vouloir faire un mouvement.
Il se passa cependant quelque chose de bien propre à dessiller les yeux : le gouvernement
provisoire fut dissous, mais il le fut par une espèce d'acte [J'ai acheté dans les rues de Paris cet acte imprimé pour le
peuple, sur papier à l'aigle, avec deux ou trois phrases qui ne sont pas dans le Moniteur , et où il est dit que les honnêtes gens, forcés de s'éloigner, doivent garder
leurs bonnes intentions pour de plus heureux jours . (N.d.A.)] d'accusation contre la couronne ; c'était la pierre d'attente
sur laquelle on espérait bâtir la révolution à l'avenir. Quelques personnes furent un peu
étonnées ; mais le ministre ayant assuré qu'il n'avait pas eu d'autre moyen de dissoudre le
gouvernement provisoire, on le crut. Or, remarquez que le ministre lui seul avait toute la
puissance dans ce gouvernement, et que s'il avait voulu laisser faire, ces directeurs, si
difficiles à chasser avec cent cinquante mille alliés et toute la maison du roi, auraient été
jetés dans la Seine par cinquante hommes de la garde nationale.
Chapitre VIII Renversement du premier plan du second ministère
Toute cette comédie finit par je ne sais quel hasard : le nouveau Directoire, les pairs et les
représentants de Buonaparte furent chassés : la maison du roi ne fut point dissoute ; on ne
prit point la cocarde tricolore, grâce aux nobles sentiments du noble héritier de Henri IV, qui
déclara qu'il aimerait mieux retourner à Hartwel ; le drapeau blanc flotta sur les Tuileries ; on
entra paisiblement dans Paris, et, au grand ébahissement des dupes, jamais le roi ne fut
mieux reçu, jamais les gardes du corps ne furent mieux accueillis. La prétendue résistance
que l'on devait rencontrer ne se montra nulle part, et les obstacles, qui n'avaient jamais
existé, s'évanouirent.
C'était une chose curieuse à observer que l'air stupéfait et un peu honteux qui régna sur les
visages pendant quelque temps dans les sociétés de Paris. Chacun voulait encore, pour se
justifier, soutenir que le choix du nouveau ministre était un choix indispensable ; mais à
mesure que l'opinion de la province et de l'Europe se faisait connaître (et la province et
l'Europe n'eurent pas un moment d'illusion), à mesure que la terreur cessait à Paris, on
revenait au bon sens : on ne tarda pas à découvrir l'impossibili absolue de garder en entier
ce ministère, qu'on avait demandé à la couronne avec une sorte de fureur. N'accusons
personne : il était tout simple que ceux qui s'étaient crus protégés pendant les Cent Jours (et
qui auraient été cruellement détrompés si la bataille de Waterloo eût été perdue par les
alliés), il était tout simple, dis-je, que ceux- fussent sous l'illusion de la reconnaissance.
Mais puisqu'ils ont été si promptement forcés de reconnaître leur erreur, cela leur devrait
donner moins d'assurance dans leurs nouvelles assertions. Quand ils excusent aujourd'hui
toutes les fautes que l'on peut faire, quand ils soutiennent avec la même conviction que sans
tel ou tel ministre nous serions inévitablement perdus, qu'ils se rappellent leur enthousiasme
pour un autre personnage, le ton tranchant avec lequel ils affirmaient que rien ne pouvait
aller sans lui, leurs grands raisonnements, leur colère contre les profanes qui n'admiraient
pas, qui osaient douter de l'infaillibilité du ministre : alors ils apprendront à se méfier de leur
propre jugement et seront plus réservés dans la distribution de leurs anathèmes.
Chapitre IX Division du second ministère
Le plan général ayant avorté, le ministre qui l'avait conçu, s'il eût été sage, eût donné sa
démission, car d'un côté les deux impossibilités de sa position naturelle l'empêchaient,
comme je l'ai dit, d'entrer dans le système du gouvernement légitime, et de l'autre il ne
pouvait plus suivre le système révolutionnaire, puisque celui-ci venait de manquer par la
base. Si cette retraite avait eu lieu, le ministère amélioré aurait pu se soutenir ; il ne se serait
pas trouvé engagé dans la fausse position qui devint la cause de ses fausses démarches et
précipita sa chute.
Le président du conseil, dégagé du tourbillon qui l'avait d'abord entraîné, revenait à des idées
plus justes, et désirait administrer dans le sens royaliste et constitutionnel. A cette fin, il fallait
une chambre des députés, et cette chambre fut convoquée. Les électeurs adjoints, les
présidents des collèges électoraux furent généralement choisis parmi les hommes attachés à
la royauté. Mais précisément ce qu'il y avait de bon dans ces mesures tendait à dissoudre
l'administration, puisque par se trouvait menacé le ministre attaché à la révolution : ce
ministre, en s'efforçant même d'entrer dans la chambre des députés, montrait de son côté
une ignorance complète de sa position.
Comment un homme était-il devenu si aveugle sur son intérêt politique après avoir été
d'abord si clairvoyant ? C'est qu'ayant été arrêté dans son premier plan, il ne pouvait plus
empêcher la constitution de marcher, ni l'arbre de produire son fruit ; c'est qu'il se fit peut-être
illusion ; qu'il pensa que la chambre des députés entrerait dans le système révolutionnaire. Et
d'ailleurs, vain et mobile, ce ministre, dont le nom rappellera éternellement nos malheurs, se
croit seul capable de maîtriser les tempêtes, parce qu'il a l'expérience des naufrages, et sa
légèreté semble être en raison inverse de la gravité des affaires qu'il a traitées.
Lorsque Cromwell signa la sentence de mort de Charles Ier, il barbouilla d'encre le visage de
Marten, autre régicide auquel il passait la plume. C'est une prétention des grands criminels
de supporter gaiement les douleurs de la conscience.
Chapitre X Actes du second ministère et sa chute
Les actes émanés d'un ministère aussi divisé ne pouvaient être que contradictoires :
quelques-uns sont excellents, quelques autres sont déplorables, et laisseront dans nos
institutions les traces les plus désastreuses. La justice oblige de reconnaître que si les
ministres actuels se sont trouvés enveloppés dans des difficultés inextricables, la plupart de
ces difficultés sont nées des ordonnances rendues sous leurs prédécesseurs.
Un seul exemple suffira pour montrer à quel point le second ministère se trompa dans les
choses les plus importantes. Au moment il saisit les rênes de l'Etat, il eût purger le sol
de la France, traduire devant les tribunaux les grands criminels, comprendre dans une autre
catégorie ceux qui devaient s'éloigner, et publier une amnistie pleine et entière pour le reste :
ainsi les coupables eussent été punis, les faibles rassurés. Au lieu de prendre une mesure si
clairement indiquée, on laissa planer des craintes sur la tête de tous les Français, Appelées,
longtemps après le délit, à prendre connaissance de ce délit, les chambres ont été forcées
d'agiter des questions qui remuent trop de passions et réveillent trop de souvenirs. Les
jugements partiels et sans termes se sont prolongés jusqu'au moment j'écris ; et comme
tel prévenu a été absous, et tel autre condamné en apparence pour le même crime, il en est
résulté que l'indulgence et la rigueur ont eu l'air de s'accuser mutuellement d'injustice.
L'humeur augmentait : les ministres désunis commençaient à chercher des appuis dans les
opinions opposées que chaque parti du ministère aurait voulu voir triompher. L'affaire du
Muséum accrut le mécontentement public. La divulgation de deux fameux rapports déroula
tout ce plan révolutionnaire que j'ai expliqué, et qu'on essaya de faire adopter avant l'entrée
du roi à Paris. Mais ces rapports ne pouvaient plus rien changer à l'état des choses ; le
temps des craintes chimériques était passé : les rapports n'étaient plus que l'expression du
désespoir d'une cause perdue et d'une ambition trompée. Du reste, médiocres en tout, ils
étaient erronés dans les faits, vagues dans les vues et décousus dans les moyens.
Tant de contradictions, de tâtonnements, de faux systèmes, hâtèrent la catastrophe que tout
le monde prévoyait. La session allait s'ouvrir : l'ombre des chambres suffit pour faire
disparaître un ministère trop exposé à la franchise de la tribune. Quand les ministres furent
tombés, on en trouva d'autres, bien qu'on eût assuré qu'il n'y en avait plus.
Chapitre XI Du troisième ministère. Ses actes. Projets de loi
Les nouveaux ministres entrèrent en pouvoir au moment même de l'ouverture de la session.
Les projets de loi qu'ils présentèrent à la chambre des députés étaient urgents et
nécessaires : ils furent tous adoptés, quoique avec des améliorations considérables.
Ainsi, cette chambre dont le ministère ne tarda pas à faire de si grandes plaintes n'a jamais
commis une faute ni contre le roi, qu'elle aime avec idolâtrie, ni contre le peuple, dont elle
devait défendre les droits. Par les lois sur la suspension de la liberté individuelle, sur les cris
séditieux, sur les cours prévôtales, sur l'amnistie, elle s'est empressée d'armer la couronne
de tous les pouvoirs ; en amendant le projet de loi d'élections et en faisant, contre ses
propres intérêts comme chambre, un meilleur budget, elle a maintenu les intérêts du peuple.
Si le ministère avait consenti, pour son repos comme pour celui de la France, à suivre le
principe constitutionnel, à marcher avec la majorité, jamais travaux politiques plus importants
et plus brillants à la fois n'auraient consolé un peuple après tant de folies et d'erreurs.
Les projets de loi des ministres furent de grands actes d'administration : mieux dirigés, ils
auraient passé sans difficulté.
Les propositions des chambres [J'étais entré dans de longs détails relatifs aux propositions des chambres et aux projets des ministres,
mais je les ai supprimés depuis la publication de l' Histoire de la Session de 1815, par M. Fiévée. Cet important sujet est supérieurement traité dans la troisième
partie de son ouvrage. Je ne pourrais rien y ajouter. (N.d.A.)] furent de leur côté matière à grandes lois ; accueillies par
le ministère, elles se fussent perfectionnées.
De faux systèmes dérangèrent tout, et ce qui devait être un point d'union devint un champ de
bataille.
Entrons donc dans l'examen de ces systèmes qui ont déjà perdu la France au 20 mars, qui
nous font et nous feront encore tant de mal.
Chapitre XII Quels hommes ont embrassé les systèmes que l'on va combattre, et s'il importe
de les distinguer
Il y a des administrateurs qui ont embrassé les systèmes en vigueur depuis la restauration,
voyant très bien le but caché, désirant très vivement la conséquence de ces systèmes.
Il y a des hommes d'Etat qui y sont tombés, faute de lumières et de jugement ; d'autres s'y
sont précipités en haine de tels ou tels hommes ; d'autres y tiennent par orgueil, passion,
caractère, entêtement, humeur.
Il est clair que ces systèmes ont leurs dupes et leurs fripons, comme toute opinion dans ce
monde ; mais puisque dupes et fripons nous conduisent également à l'abîme, peu nous
importe les motifs divers qui les ont déterminés à suivre le même chemin.
Fairfax s'était laissé entraîner par la faction parlementaire ; il s'aperçut trop tard qu'il avait été
trompé. Il voulut trop tard arracher le roi à ses bourreaux. Le jour de l'exécution de Charles
Ier, il se mit en prière avec Harrison pour demander des conseils à Dieu. Harrison savait que
le coup allait être porté ; il prolongeait exprès la fatale oraison, afin d'ôter au général le temps
de sauver le monarque. On apporte la nouvelle : " Le ciel l'a voulu ! " s'écrie Harrison en se
levant. Fairfax fut consterné, mais le roi était mort.
Sans donc nous occuper des hommes, ne parlons que des systèmes. Si je parviens à en
prouver la fausseté, à montrer l'écueil aux pilotes chars de nous conduire, je croirai avoir
rendu un grand service à la France, convaincu, comme je le suis, que si l'on continue à
suivre la route où nous sommes engagés, on mènera la monarchie légitime au naufrage.
Chapitre XIII Système capital, fondement de tous les autres systèmes suivis par
l'administration
Le grand système d'après lequel on administre depuis la restauration, le système qui est la
base de tous les autres, celui d'où sont nées ces hérésies : Il n'y a point de royalistes en
France ; la chambre des députés n'est point dans le sens de l'opinion générale ; il ne faut
point suivre la majorité de cette chambre ; il ne faut point d'épurations ; les royalistes sont
incapables , etc., etc. ; ce système, qu'on ne peut soutenir qu'en niant l'évidence des faits,
qu'en calomniant les choses et les hommes, qu'en renonçant aux lumières du bon sens,
qu'en abandonnant un chemin droit et sûr, pour prendre une voie tortueuse et remplie de
précipices, ce système, enfin, est celui-ci : Il faut gouverner la France dans le sens des
intérêts révolutionnaires.
Cette phrase, bien digne des révolutionnaires par sa barbarie, renferme l'instruction entière
d'un ministre. Tout homme qui ne la comprend pas est déclaré incapable de s'élever à la
hauteur de l'administration. Il ne vaut pas la peine qu'on daigne lui expliquer les secrets des
têtes fortes , des esprits positifs et des génies spéciaux [Jargon d'une petite coterie politique bien connue à Paris. Cette
note est pour la province et pour l'étranger. (N.d.A.)] .
Chapitre XIV Qu'avec ce système on explique toute la marche de l'administration
Servez-vous de ce système comme d'un fil, et vous pénétrerez dans tous les replis de
l'administration ; vous découvrirez la raison de ce qui vous a paru le plus inconcevable ; vous
trouverez la cause efficiente des déterminations ministérielles : je le prouve.
Il n'y a que deux espèces d'hommes qui peuvent gouverner dans le sens des intérêts
révolutionnaires : ceux qui sont eux-mêmes engagés fortement dans ces intérêts ; ceux qui
sans les partager sont néanmoins convaincus que la majorité de la France est
révolutionnaire.
Que les premiers administrent au profit de la révolution, cela est tout naturel ; que les
seconds, par d'autres motifs, s'attachent au même système, c'est tout naturel encore ; car
étant faussement persuadés, mais enfin étant persuadés, que toute résistance à l'ordre de
choses révolutionnaire est inutile, que cette résistance amènerait des crises et des
bouleversements, ils doivent gouverner selon l'opinion qu'ils croient dominante et
insurmontable.
Cela posé, il faut favoriser de toutes parts les hommes et les choses de la révolution, parce
qu'on les regarde comme seuls puissants, seuls à craindre, tandis que, par une conséquence
contraire, on doit écarter les hommes et les choses qui ne tiennent pas à cette révolution,
parce qu'ils ne sont ni puissants ni à craindre.
Or, n'est-ce pas ce qu'on a toujours fait depuis la restauration ? Partez donc du système des
intérêts révolutionnaires, et toute l'administration est expliquée.
Cette administration a-t-elle sauvé, a-t-elle perdu, perdra-t-elle la France ? voilà la question.
Si elle sauve la France, le système est vrai : il faut le suivre.
Si elle a déjà perdu, si elle doit perdre encore la France, le système est faux : qu'on se hâte
de l'abandonner.
Et moi je soutiens que le système des intérêts révolutionnaires nous a précipités et nous
précipitera encore dans un abîme d'où nous ne sortirons plus.
Je dis qu'il est inconcevable que des ministres attachés à la couronne retombent dans les
fautes qui ont produit la leçon du 20 mars.
Je dis que je ne saurais comprendre comment ces ministres sacrifient la France pour gagner
des gens qu'on ne gagnera jamais ; comment ils en sont encore à ce pitoyable système de
fusion et d'amalgame que Buonaparte lui-même n'a pu exécuter avec un bras de fer et six
cent mille hommes ; comment ils croient avoir trouvé un moyen de salut quand ils n'emploient
qu'un moyen de destruction.
Je ferai toucher au doigt et à l'oeil les conséquences terribles du système des intérêts
révolutionnaires pris pour base de l'administration ; mais il faut d'abord l'attaquer dans son
principe, ainsi que les autres systèmes dérivés de ce système capital.
Chapitre XV Erreurs de ceux qui soutiennent le système des intérêts révolutionnaires
Voici l'erreur de ceux qui veulent gouverner de bonne foi dans le sens des intérêts
révolutionnaires : ils confondent les intérêts matériels révolutionnaires et les intérêts moraux
de la même espèce. Protégez les premiers ; poursuivez, détruisez, anéantissez les seconds.
J'entends par les intérêts matériels révolutionnaires la possession des biens nationaux, des
droits politiques développés par la révolution et consacrés par la Charte.
J'entends par les intérêts moraux , ou plutôt immoraux de la révolution, l'établissement des
doctrines antireligieuses et antisociales, la doctrine du gouvernement de fait, en un mot, tout
ce qui tend à ériger en dogme, à faire regarder comme indifférents, ou même comme
légitimes, le manque de foi, le vol et l'injustice.
Chapitre XVI Ce qu'il faut faire en admettant la distinction notée au précédent chapitre
Ainsi, punissez quiconque se porterait à des voies de fait contre les acquéreurs de biens
nationaux ; veillez à la conservation de tous les avantages que la constitution accorde aux
diverses classes de citoyens : cette part faite aux intérêts révolutionnaires, c'est une erreur
déplorable autant qu'odieuse de se croire obligé de soutenir toutes les opinions impies et
sacrilèges nées de la fange de la révolution : c'est prendre pour des intérêts réels des
principes destructeurs de toute société humaine.
Chapitre XVII Exemple à l'appui de ce qu'on vient de dire
Faut-il, par exemple, parce qu'on a vendu des biens qui ne nous appartenaient pas, que la
Charte a reconnu cette vente (pour ne pas amener de nouveaux troubles), faut-il déclarer
qu'il est légal de garder ceux qui ne sont pas encore aliénés ? Une injustice commise
devient-elle un droit pour commettre une autre injustice ? Craindrait-on, en rendant ce qui
reste des domaines de l'Eglise, d'avouer qu'on a eu tort de vendre ce qui ne reste plus et ce
qu'on ne redemande pas ? Cet aveu ne doit-il jamais être fait ?
Singulière doctrine de ces hommes qui prétendent aimer la liberté ! Ne dirait-on pas que les
droits consacrés par la Charte n'ont été établis qu'au profit de ceux qui ont tout contre ceux
qui n'ont rien ? L'inviolabilité des propriétés que l'on invoque pour la France nouvelle n'existe
point pour l'ancienne France : la peine de la confiscation n'est plus connue pour crime de
lèse-majesté, mais elle continue de l'être pour crime de fidélité.
Malheur à la nation dont la loi, comme la règle de plomb de certains architectes de la Grèce,
se ploie pour s'appliquer à différentes formes ! Malheur au juge qui a deux poids et deux
mesures ! Malheur au citoyen réclamant pour lui la justice qu'il dénie à son voisin ! Sa
prospérité sera passagère, il sera frappé de cette même adversité qui ne le touche pas en
autrui.
Au temps de Philippe de Valois, il y eut une peste : durant la mortalité, il advint que deux
religieux de Saint-Denis chevauchaient à travers champs ; ils arrivèrent à un village ils
trouvèrent les hommes et les femmes dansant au son des tambourins et des cornemuses. Ils
en demandèrent la raison : les paysans répondirent qu'ils voyaient tous les jours mourir leurs
voisins, mais que la contagion n'étant pas entrée dans leur village, ils avaient bonne
espérance et se tenaient en joie. Les deux religieux continuèrent leur route. Quelque temps
après, ils repassèrent par le même village : ils n'y rencontrèrent que peu d'habitants, et ces
habitants avaient l'air abattu et le visage triste. Les religieux s'enquirent étaient les
hommes et les femmes qui menaient naguère une si grande fête : " Beaux seigneurs,
répondirent les paysans, le courroux du ciel est descendu sur nous [ Chronique de France . (N.d.A.)] .
Chapitre XVIII Continuation du même sujet
Poursuivez, et voyez où vous arrivez avec le système que j'attaque.
On doit s'opposer au rétablissement de la religion, parce que les intérêts révolutionnaires
sont contraires à la religion.
On ne doit jamais faire aucune proposition, présenter aucun projet de loi tendant à rétablir les
institutions morales et chrétiennes, parce que les rétablir c'est menacer la volution ; c'est
en outre supposer que ces institutions ont été renversées, par conséquent faire un reproche
indirect à la révolution qui les a détruites. N'ai-je pas entendu blâmer comme impolitiques les
honneurs funèbres rendus à Louis XVI, à Marie-Antoinette, au jeune roi Louis XVII, à Mme
Elisabeth ? Si c'est comme cela qu'on sauve la monarchie, je suis étrangement trompé.
Si des choses on passe aux hommes, on trouvera qu'il ne faut rien faire pour ceux qui ont
combattu la révolution, de peur d'alarmer les intérêts révolutionnaires ; qu'il faut combler au
contraire les amis de la révolution pour les gagner et se les attacher. Je présenterai les
détails du tableau quand je peindrai l'état actuel de la France.
Enfin, tous ces discours l'on retrouve les mots d'honneur, de religion, de royalisme, sont
des discours de factieux : parler ainsi, c'est blesser les intérêts révolutionnaires.
Avant la révolution, les prédicateurs, effrayés par l'esprit du siècle, n'osaient presque plus
nommer Jésus-Christ : ils tâchaient, par des périphrases, de faire entendre de qui ils
voulaient parler.
Aujourd'hui, à cause des intérêts moraux révolutionnaires, évitez toutes les paroles qui
pourraient blesser des oreilles délicates ; restitution, par exemple, est un mot si affreux, qu'on
doit le bannir, lui et ses dérivés, de la langue française. Il y a de bonnes gens qui
consentiraient presque à la dotation de l'autel, à condition qu'on donnât , mais non pas qu'on
rendît au clergé ce qui reste des biens de l'Eglise ; car, comme ils le disent très sensément, il
faut maintenir le principe !
Si cela continue, grâce aux intérêts révolutionnaires, dans peu d'années il y aura une foule
de mots que l'on n'entendra plus, et l'on sera obligé de les expliquer dans les nouveaux
dictionnaires.
Chapitre XIX Que le système des intérêts révolutionnaires, pris à la fois dans le sens
physique et moral, mène à cet autre système, savoir : qu'il n'y a point de royalistes en France
Gouverner dans le sens des intérêts révolutionnaires, sous le rapport moral, est un système
si directement opposé aux principes du gouvernement légitime, il paraît si insensé de
caresser toujours ses ennemis et de repousser toujours ses amis, qu'il a bien fallu s'appuyer
sur quelque raison décisive.
Qu'a-t-on alors imaginé ? On a dit : Il n'y a point de royalistes en France ! C'est justifier une
erreur par une erreur.
" Combien êtes-vous ? s'écriait un jour un homme spécial : deux royalistes contre cent
révolutionnaires : subissez donc votre sort ! Vae victis ! Un gouvernement ne connaît que la
majorité, et n'administre que pour elle. Des faits, et non des mots : comptons. "
Eh bien, comptons.
Vous dites donc qu'il y a deux royalistes contre cent personnes attachées aux principes de la
révolution, ou, pour me servir de votre phrase habituelle, vous dites qu'il n'y a point de
royalistes en France. Vous en concluez qu'il faut gouverner dans le sens des intérêts
révolutionnaires, non seulement matériels, mais encore moraux, sans avoir égard à la
distinction que je prétends établir.
Je tirerais de ce fait, s'il était véritable, une conséquence tout opposée ; mais je commence
par le nier.
Chapitre XX Que les royalistes sont en majorité en France
Loin que les royalistes soient en minorité en France, ils sont en majorité.
S'ils étaient en majorité, répond-on, la révolution n'eût pas eu lieu.
Et depuis quand, dans les révolutions des peuples, la majorité a-t-elle fait la loi ?
L'expérience n'a-t-elle pas prouvé que c'est le plus souvent la minorité qui l'emporte ? La
nation voulait-elle le meurtre de Louis XVI ? voulait-elle la Convention et ses crimes ? voulait-
elle le Directoire et ses bassesses ? voulait-elle Buonaparte et sa conscription ? Elle ne
voulait rien de tout cela : mais elle était contenue par une minorité active et armée. Doit-on
inférer que parce que la majorité se tait, ses intérêts n'existent pas dans un pays ? Dans ce
cas, il faudrait presque toujours conclure contre l'opprimé en faveur de l'oppresseur.
Mais délivrez du joug cette majorité, et vous verrez ce qu'elle dira. L'exemple en est récent et
sous vos yeux. Des collèges électoraux formés par Buonaparte sont appelés à des élections
sous le roi ; que feront-ils ? Entraînés par l'opinion populaire, et puisant, pour ainsi dire, eux-
mêmes dans cette opinion, ils nomment pour députés les plus déterminés royalistes. Je dirai
plus : il a fallu toute la puissance ministérielle d'alors pour parvenir à faire élire certains chefs
que l'esprit public repoussait. Loin qu'on veuille encore desvolutionnaires, on en est las : le
torrent de l'opinion coule aujourd'hui dans un sens tout à fait opposé aux idées qui ont
amené le bouleversement de la France.
Renfermons-nous dans les faits. Que chacun se rappelle les départements, les villes, les
villages, les hameaux il peut avoir des relations, des intérêts de famille ou d'amitié. Dans
tous ces lieux, il lui sera facile de compter le très petit nombre d'hommes connus par leurs
principes révolutionnaires. Y en a-t-il un millier par département, une centaine par ville, une
douzaine par village, bourg et hameau ? C'est beaucoup ; et vous ne les trouveriez pas.
Ceux qui n'ont parcouru que nos provinces les plus dévastées par deux invasions
consécutives, qui n'ont suivi que la route militaire, ravagée par douze cent mille étrangers,
ceux-là ont vu des paysans au milieu de leurs moissons détruites, de leurs chaumières en
cendres. Serait-il juste de conclure que des propos arrachés à l'impatience de la misère sont
la manifestation d'une opinion nationale ? Et comment se fait-il que ces provinces
dépouillées aient nommé des députés tout aussi royalistes que ceux du reste de la France ?
Ignore-t-on même que les départements du nord sont remarquables par l'ardeur de leur
royalisme ! Voyagez à l'ouest et au midi, et vous serez frappé de la vivacité de cette opinion,
qui est portée jusqu'à l'enthousiasme. Voilà des faits et des calculs.
Chapitre XXI Ce qui a pu tromper les ministres sur la véritable opinion de la France
L'illusion du ministère sur la véritable opinion de la France tient encore à une autre cause. Il
prend pour une chose existante hors de lui une chose inhérente à lui-même, et il s'émerveille
de découvrir ce qui est le résultat forcé de la position où il a placé l'ordre politique.
Le ministère ne voit pas que sur la question de l'opinion générale il n'a pour guide et pour
témoin qu'une opinion intéressée. La plupart des places étaient et sont encore entre les
mains des partisans de la révolution ou de Buonaparte. Les ministres ne correspondent
qu'avec les hommes en place ; ils leur demandent des renseignements sur l'opinion de la
France. Ces hommes tout naturellement ne manquent pas de répondre que les administrés
pensent comme eux, hors une petite poignée de chouans et de Vendéens. Comptez l'armée
des douaniers, des employés de toutes les sortes, des commis de toutes les espèces, et
vous reconnaîtrez que l'administration, dans sa presque totalité, tient aux intérêts
révolutionnaires. Or, si le gouvernement voit l'opinion de la France dans les administrateurs,
et non dans les administrés, il en résulte qu'il doit croire, contre la vérité évidente, qu'il y a
très peu de royalistes en France Et comme ce sont des administrateurs qui parlent, qui
écrivent, qui disposent des journaux et de la voix de la renommée ; comme, enfin, ce sont
eux qui forment les autorités publiques, il est clair qu'il y a de quoi prendre des idées
fausses sur la France, de quoi se tromper soi-même et tromper l'Europe.
Chapitre XXII Objection réfutée
Un homme d'esprit, consulté sur l'opinion de la France, après avoir dit que les royalistes sont
les meilleures gens du monde, qu'ils sont pleins de zèle et de dévouement (précaution
oratoire à l'usage de tous ceux qui veulent leur nuire), ajoutait : Mais ces honnêtes gens sont
en si petit nombre, ils sont si peu de chose comme parti, qu'ils n'ont pas pu, le 20 mars,
sauver le roi à Paris, ni défendre Madame à Bordeaux. Eh, grand Dieu ! quels sont donc
ceux qui emploient de tels raisonnements pour prouver la minorité des royalistes ? Ne
seraient-ce point des hommes qui chercheraient une excuse à des événements qui les
condamnent ? Ne seraient-ce point des administrateurs auteurs et fauteurs du merveilleux
système qu'il faut gouverner dans les intérêts révolutionnaires, par conséquent ne placer que
des amis de Buonaparte, que des élèves de la révolution ?
Quoi ! c'est vous qui refusiez de croire à tout ce qu'on vous dénonçait ; qui traitiez
d'alarmistes ceux qui osaient vous parler des dangers de la France ; qui n'ouvriez pas même
les lettres qu'on vous écrivait des départements ; qui n'avez pas pu garder un bras de mer
avec toute la flotte de Toulon ; qui vous êtes montrés si pusillanimes au moment du danger,
si incapables de prendre un parti, de suivre un plan, de concevoir une idée ; qui n'avez su
que vous cacher en laissant 35 millions comptant à l'usurpateur, tant il vous semblait difficile
de trouver quelques chariots ! C'est vous qui reprochez aux royalistes écartés,sarmés par
vous, de n'avoir pas pu sauver le roi ! Ah ! qu'il vaudrait mieux garder le silence que de vous
exposer à vous faire dire que tous les torts viennent de vous ; de vos funestes systèmes ! Si
vous n'aviez pas mis des révolutionnaires dans toutes les places, si vous n'aviez pas éloigné
les royalistes de tous les postes, l'usurpateur n'aurait pas réussi. Ce sont vos préfets
révolutionnaires, vos commandants buonapartistes qui ont ouvert la France à leur maître. Ne
lui aviez-vous pas ingénieusement envoyé des maréchaux de logis dans tout le midi, en
semant sur son chemin ses créatures ? Il avait raison de dire que ses aigles voleraient de
clocher en clocher : il allait de préfecture en préfecture coucher chaque soir, grâce à vos
soins, chez un de ses amis. Et vous osez vous en prendre aux royalistes ! Qui ne sait que
dans tout pays ce sont les autorités civiles et militaires qui font tout, parce qu'elles disposent
de tout ; que la foule désarmée ne peut rien ? l'usurpateur a-t-il rencontré quelque
résistance, si ce n'est me où, par hasard, il s'est rencontré des hommes qui n'étaient
pas dans les intérêts révolutionnaires ? Vos agents, ces habiles que vous aviez comblés de
faveurs pour les attacher à la couronne, arrêtaient les royalistes, empêchaient les Marseillais
de sortir de Marseille. Vous sied-il bien de mettre sur le compte de la prétendue faiblesse des
sujets fidèles ce qui n'est que le fruit de la pauvreté de vos conceptions ? Abandonnez un
moyen de défense aussi maladroit qu'imprudent, puisqu'au lieu de prouver la bonté de votre
système il en démontre le vice.
Chapitre XXIII Que s'il n'y a pas de royalistes en France, il faut en faire
Après avoir nié la majeure, je change d'argument, et j'accorde aux adversaires tout ce qu'ils
voudront. Je dis alors : Fût-il vrai qu'il n'y eût pas de royalistes en France, le devoir du
ministère serait d'en faire : loin de gouverner dans le sens de la révolution, de fortifier les
principes révolutionnaires, essentiellement républicains, il serait coupable de ne pas
employer tous ses efforts pour amener le triomphe des opinions monarchiques.
Ainsi, trouvant sous sa main, par miracle, une chambre de députés purement royalistes, le
ministère devrait s'en servir pour changer la mauvaise opinion qu'il supposait exister dans la
majorité de la France. Et qu'il ne soutienne pas que ce changement eût été impossible : les
moyens d'un gouvernement sont toujours immenses. C'est bien après avoir été témoin de
toutes les variations que la révolution a produites, de tous les rôles que la plupart des
hommes ont joués, de tous ces serments prêtés à la république, à la tyrannie, à la royauté,
au gouvernement de droit, au gouvernement de fait, que l'on peut désespérer de ramener à
la légitimi des caractères si flexibles ! Et si au lieu de supposer la majorité révolutionnaire,
je la suppose seulement indifférente et passive, quelle facilité de plus pour la faire pencher
vers les principes de la religion et de la royauté ! C'est donc par goût et par choix que vous la
déterminez à tomber du côté de la révolution ? Vous avez dit à la tribune qu'un ministre doit
diriger l'opinion : eh bien, je vous prends par vos paroles ; faites des royalistes, ou je vous
accuse de n'être pas royalistes vous-mêmes.
Chapitre XXIV Système sur la chambre actuelle des députés
Ce qui embarrasse le plus les partisans des intérêts révolutionnaires, lorsqu'ils soutiennent
qu'il n'y a point de royalistes en France, c'est la composition de la chambre des députés.
Le système des intérêts révolutionnaires amène le système de la minorité des royalistes en
France ; ce second système produit nécessairement celui-ci, savoir, que la chambre actuelle
des députés n'a point été élue dans le sens de l'opinion générale. C'est de ce quatrième
système qu'est née l'absurdité inconstitutionnelle d'après laquelle on prétend que le ministère
n'a pas besoin de la majorité de la chambre. Le mal engendre le mal.
Voici comment on raisonne pour détruire l'objection tirée du royalisme de la chambre des
députés :
" L'opinion de la majorité de la chambre des députés ne représente point, dit-on, l'opinion de
la majorité de la France. Cette chambre, élue par surprise, fut convoquée au milieu d'une
invasion. Dans le trouble et la confusion, les collèges électoraux se sont hâtés de nommer
des royalistes, croyant que ceux-ci allaient être tout-puissants, quoique l'opinion de ces
collèges fût opposée à la nature des choix mêmes qu'ils faisaient. L'opinion de la majorité
des Français est précisément celle de la minorité actuelle de la chambre des députés : voilà
pourquoi les ministres ont suivi cette minorité, voulant marcher avec la France, et non pas
avec une faction. "
Chapitre XXV Réfutation
Je vois d'abord dans cet exposé une chose qui, si elle était réelle, confirmerait ce que j'ai
avancé plus haut : il est facile de faire des royalistes en France, en supposant qu'il n'y en ait
pas.
En effet, des collèges électoraux sont assemblés : dans la simple supposition que les
royalistes vont être puissants, que le gouvernement va prendre des mesures en leur faveur,
ces collèges nomment sur-le-champ, contre leurs intérêts, leurs penchants et leurs opinions,
des députés royalistes ! On est donc bien coupable, je le répète, de ne pas rendre toute la
France royaliste, lorsqu'on le peut à si peu de frais, lorsque la moindre influence la détermine
à faire aussi promptement ce qu'elle ne veut pas que ce qu'elle veut.
Pour moi, je m'en tiens au positif, et, comme ceux dont je combats le système, je ne veux
que des faits.
J'ai eu l'honneur de présider un collège électoral dans une ville dont la garnison étrangère
n'était séparée de l'armée de la Loire que par un pont. S'il devait y avoir oppression,
confusion, incertitude quelque part, c'était certainement là. Je n'ai vu que le calme le plus
parfait, que la gaieté même, que l'espérance, l'absence de toutes craintes, que les opinions
les plus libres. Le collège était nombreux ; il n'y manquait presque personne. On y remarquait
des hommes de tous les caractères, de toutes les opinions ; des malades s'y étaient fait
porter : le résultat de tout cela fut la nomination de quatre royalistes pris dans
l'administration, la magistrature et le commerce. Il y en aurait eu vingt de nommés si l'on avait
eu vingt choix à faire, car il n'y eut concurrence qu'entre des royalistes. On n'aurait trouvé de
difficulté ou plutôt d'impossibilité qu'à faire élire les partisans des intérêts révolutionnaires.
Je suis peut-être suspect ici par mes opinions. Il y a d'autres présidents qui ne l'étaient pas,
et ils ont rapporté comme moi des nominations royalistes. Si donc il y avait tant de calme et
d'indépendance à Orléans, les départements éloignés de Paris et du théâtre de la guerre
devaient être encore plus libres de suivre leurs véritables opinions.
Une preuve de plus que l'opinion de la majorité de la chambre des députés était l'opinion de
la majorité de la France, c'est la réception que les départements ont faite à leurs députés. Je
ne parle pas des témoignages de satisfaction donnés aux hommes les plus éclatants ; on
pourrait répondre que l'esprit de parti s'en est mêlé. Je parle de la manière dont les députés
les plus obscurs ont été accueillis presque partout, par cela seul qu'ils avaient voté avec la
majorité. On a dit que la police avait envoyé des ordres secrets pour que de semblables
honneurs attendissent aussi les membres de la minorité : ce sont des propos de la
malveillance.
Si les départements avaient élu des députés qu'ils n'aimaient pas, il faut avouer qu'ils avaient
eu le temps de revenir de leur surprise, de s'apercevoir que les royalistes n'avaient ni
puissance ni faveur : alors ces départements, mécontents eux-mêmes de tout ce qui s'était
passé dans la session, auraient pu montrer combien ils se repentaient de leurs choix. Point
du tout : ils en paraissaient de plus en plus satisfaits. Voilà une abnégation de soi-même, une
frayeur, une surprise, qui durent bien longtemps !
Que n'avait-on point tenté toutefois pour égarer l'opinion ! Que de calomnies répandues, que
d'insultes dans les journaux ! Tantôt les députés voulaient ramener l'ancien ordre de choses
et revenir sur tout ce qui avait été fait ; tantôt ils attaquaient la prérogative et prétendaient
résister au roi. Comment dans les provinces aurait-on démêlé la vérité, quand la presse
n'était pas libre, quand elle était entre les mains des ministres, quand on ne pouvait rien
expliquer au delà de la barrière de Paris, ni faire comprendre la singulière position l'on
plaçait les plus fidèles serviteurs du roi ? Pour couronner l'oeuvre, les chambres avaient été
renvoyées immédiatement après le rapport sur le budget à la chambre des pairs ; et les
députés, sans pouvoir répondre, étaient retournés chez eux, chacun avec un acte
d'accusation dans la poche : cependant la vérité a été connue.
Trompé comme on l'est dans les cercles de Paris, chacun ne voit et n'entend que sa
coterie, l'on prend ce qu'on désire pour la vérité, l'on est la dupe des bruits et des
opinions que l'on a soi-même répandus, la flatterie attaque le dernier commis comme le
premier ministre, on disait avec une généreuse pitié que le ministère serait obligé de protéger
les députés quand ils retourneraient dans les provinces ; que ces malheureux seraient
insultés, bafoués, maltraités par le peuple : Ride, si sapis !
Il me semble que les départements commencent à se soustraire à cette influence de Paris,
qui les a dominés depuis la révolution et qui date de loin en France. Lorsque le duc de Guise
le Balafré montrait à sa mère la liste des villes qui entraient dans la ligue : " Ce n'est rien que
tout cela, mon fils, disait la duchesse de Nemours : si vous n'avez Paris, vous n'avez rien. "
Que l'administration, par maladresse, accroisse aujourd'hui le dissentiment entre les
provinces et Paris, il en résultera une grande révolution pour la France.
Chapitre XXVI Conseils des départements
Le sophisme engendre l'illusion ; l'illusion détrompée produit l'humeur, anime l'amour-propre :
on se pique au jeu. Il serait plus simple de dire : J'ai tort, et de revenir ; mais on ne le fait pas.
Les départements avaient bien reçu leurs députés ; cette réception tendait à prouver que
l'opinion était royaliste, mais il restait une ressource : les conseils des départements allaient
s'assembler. S'ils se plaignaient des députés ou ne montraient pour leurs travaux que de
l'indifférence, le triomphe était encore possible. On eût fait valoir les adresses des conseils ;
on se serait écrié : " Vous le voyez ! nous vous l'avions bien dit. Voilà la véritable opinion de
la France. Etes-vous maintenant convaincus que la chambre n'a point été choisie dans le
sens de l'opinion générale, opinion qui est toute dans les intérêts révolutionnaires ? Ecoutez
les conseils généraux : ils sont les organes de l'opinion publique. "
Qu'est-il arrivé ? Les conseils ont aussi fait l'éloge des députés. Eh bien, les conseils ne sont
plus les organes de l'opinion publique. On sait que toutes ces louanges sont des coups
montés, des affaires de cabale et de parti . On sait que l'on rédige une adresse comme on
veut , etc.
Ordre aux journaux de se moquer des honneurs rendus aux députés ; ordre aux conseils
généraux de ne députer personne à Paris, parce qu'on ne veut pas qu'on vienne dire au pied
du trône combien la France est satisfaite de ses mandataires. On ne recevra que les
adresses des conseils ; et ces adresses, on ne les mettra que par extrait dans Le Moniteur ,
en ayant soin d'en retrancher tous les éloges de la chambre.
Enfin, comme les conseils votent des remerciements et des témoignages d'estime à leurs
députés, ordre encore de n'accorder ces remerciements et ces témoignages d'estime
qu'avec la permission de la couronne. Pour motiver cet ordre extraordinaire, il faut faire
violence à toute l'histoire ; il faut dire que la couronne eut seule en tout temps le droit de
décerner des honneurs, tandis qu'il n'est personne qui ne sache que depuis Clovis jusqu'à
nos jours les villes, les corps, les confréries, ont été en possession de ce droit ; jusque-là
qu'on tirait quelquefois le canon pour un écolier qui avait remporté un prix à l'université.
Et quand il eût été vrai que ce droit n'eût pas existé sous la monarchie absolue, ne dérive-t-il
pas tout naturellement de la monarchie constitutionnelle ? Si les départements ont le droit
d'élire des députés, n'ont-ils pas celui de dire à ces députés qu'ils sont contents de leurs
services ? Quelle pitié que tout cela !
Tel est le fatal esprit du système : quiconque en est possédé ferme les yeux à la vérité. Les
hommes de la meilleure foi du monde se donnent l'air de tout ce qui est opposé à la bonne
foi ; avec les idées les plus généreuses, ils gouvernent comme Buonaparte, par les moyens
les moins généreux. Mais pour administrer ainsi ont-ils la force de Buonaparte ? Les
adresses sont connues ; elles arrivent de toutes parts ; chacun les reçoit ; chacun voit
pourquoi on cherche à les étouffer : on rit ou l'on rougit, en restant convaincu plus que jamais
que la majorité de la chambre des députés est dans le sens de l'opinion de la France.
Chapitre XXVII Que l'opinion même de la minorité de la chambre des députés n'est point en
faveur du système des intérêts révolutionnaires
Que si l'on s'appuie de l'opinion de la minorité réelle des députés, comme représentant
l'opinion générale de la France, je dis encore que cette opinion, à la prendre à son origine,
servirait elle-même à battre en ruine le système des intérêts révolutionnaires.
Quand la chambre s'est rassemblée, elle était presque unanime dans ses sentiments. Il a
fallu que le ministère travaillât avec une persévérance incroyable pour parvenir à la diviser.
On conçoit à peine comment des hommes de sens trouvant sous leur main un instrument
aussi parfait, aussi bien disposé pour tous les usages, n'aient pas voulu ou n'aient pas pu
s'en servir ; on conçoit à peine que ces hommes de sens aient mis autant de soins à se créer
une minorité qu'un ministère en met ordinairement à acquérir la majorité.
Que de mouvements il a fallu se donner en effet, que de démarches, de sueurs répandues,
pour avoir le plaisir de voir refaire ou rejeter les lois ! Que d'adresse-pour perdre la partie ! Un
club n'a d'abord rien produit. La chambre tout entière était si franchement royaliste, que ce
n'est qu'en abusant du nom du roi, en répétant sans cesse que le roi désirait, voulait,
ordonnait ceci, cela, qu'on est parvenu à ébranler quelques hommes. Ces honnêtes gens se
sont détachés, comme malgré eux, d'une majorité qu'ils n'ont pas crue assez soumise à la
volonté du monarque. Cela est si vrai, que, dans une foule d'occasions, comme dans l'affaire
des régicides, ils ont voté par acclamation dans le sens de la majorité. Or, le bannissement
des régicides était un coup mortel porté aux intérêts révolutionnaires .
Ainsi on ne peut pas même argumenter de l'opinion de la minorité de la chambre des
députés en faveur du système de ces intérêts ; car cette opinion, loin d'être l'opinion réelle de
la minorité, n'est que la reproduction de l'opinion ministérielle par laquelle elle a été formée.
Chapitre XXVIII Dernier fait qui prouve que les intérêts ne sont pas révolutionnaires en
France
Faisons la contre-épreuve du tableau. Si les intérêts étaient révolutionnaires en France,
toutes les fois qu'il y a un mouvement politique, ce mouvement serait infiniment dangereux.
Aussi à chaque conspiration ne manque-t-on pas de s'écrier : " Voilà ce que vos paroles
imprudentes ont fait ! les intérêts révolutionnaires se sont crus menacés : à l'instant la
tranquillité a été troublée. Cette étincelle peut produire un vaste incendie. "
On regarde, et cette étincelle ne produit rien ; personne ne remue. On voit avec indifférence
et mépris quelques jacobins isolés tomber dans le gouffre qu'ils ont tenté de rouvrir. Ce parti,
sans force, n'a aucune racine dans l'opinion : il n'est dangereux (mais alors il l'est beaucoup)
que quand on a l'imprudence de l'employer. La vipère est faible et rampante ; vous pouvez
l'écraser d'un coup de pied, mais elle vous tuera si vous la mettez dans votre sein.
Chapitre XXIX Qu'on ne fait pas des royalistes par le système des intérêts révolutionnaires
Passons sur un autre champ de bataille.
J'ai dit qu'il fallait faire des royalistes, s'il n'y en avait pas en France. C'est précisément pour
cela, répond-on, que l'on gouverne dans le sens des intérêts révolutionnaires. Le chef-
d'oeuvre du ministère sera de rattacher au roi tous ses ennemis. On gagnera tous les
hommes qui n'ont à se reprocher qu'un excès d'énergie, et qui mettront à défendre le trône la
force qu'ils ont mise à le renverser.
Et moi aussi j'ai prêché cette doctrine. et moi aussi j'ai dit qu'il fallait fermer les plaies, oublier
le passé, pardonner l'erreur. Quel éloge n'ai-je point fait de l'armée ! Je dois même le
confesser : je suis trop sensible à la gloire militaire, et je raisonne mal quand j'entends battre
un tambour. Mais ce que je concevais avant le 20 mars, je ne le conçois plus après. Etre un
bon homme, soit ! mais un niais, non ! Je serais aussi trop honteux d'être deux fois dupe.
Vous prétendez rendre royalistes les hommes qui vous ont déjà perdus ! Et que ferez-vous
pour eux qu'on n'eût point fait alors ? Ils occupaient toutes les places, ils dévoraient tout
l'argent, ils étaient chargés de tous les honneurs. On donnait à quelques régicides mille écus
par mois pour avoir fait tomber la tête de Louis XVI. Serez-vous plus libéral ? Les Cent Jours
ont envenimé la plaie ; il ont ajouté aux passions premières la honte d'avoir tenté sans
succès une nouvelle trahison. Par cette raison, la légitimité est devenue de plus en plus
odieuse à de certains hommes : ils ne seront satisfaits que par son entière destruction. Je le
répéterai : essayer encore après le 20 mars de gagner les révolutionnaires, remettre encore
toutes les places entre les mains des ennemis du roi, continuer encore le système de fusion
et d'amalgame, croire encore qu'on enchaîne la vanité par les bienfaits, les passions par les
intérêts ; en un mot, retomber dans toutes les fautes qu'on a faites après une leçon si
récente, une expérience si rude, disons-le sans détour, il faut que quelque arrêt fatal ait été
prononcé contre cet infortuné pays.
Chapitre XXX Des épurations en général
Ceci nous amène à traiter des épurations.
Avant l'ouverture de la session, les collèges électoraux avaient deman l'épuration des
autorités. A l'ouverture de la session, les deux chambres répétèrent la même demande dans
leurs adresses. Le ministère répondit qu'il surveillerait ses agents ; qu'il prenait, d'ailleurs, les
événements sous sa responsabilité.
Mais, d'abord, qu'est-ce que la responsabilité des ministres ? La loi qui doit la définir n'est
point encore faite. Jusque ici cette terrible responsabilité, de loin vaisseau de haut bord , de
près n'est que bâton flottant sur l'onde . Le premier ministre était sans doute dévoué à la
cause de la royauté : cependant a-t-il pu prévenir l'infidélité des bureaux et des commis ?
Dans une foule de cas le ministre ne peut voir que par les sous-ordres qui l'environnent ; sa
foi peut être surprise. Si, par exemple, les administrations sont remplies d'hommes qui
calomnient les amis du roi, le ministre n'agira-t-il pas dans le sens des rapports qu'on lui
fera ? Ne sera-t-il pas trompé sur les véritables intérêts de la patrie ?
A ce mot d'épuration on s'écrie : Vous voulez des vengeances, vous demandez des
réactions.
J'ai dit dans une autre occasion que la justice n'est point une vengeance, que l'oubli n'est
point une réaction. Il ne faut persécuter personne ; mais il n'est pas nécessaire et il est tout à
fait dangereux de confier les places aux ennemis du roi. Pourquoi s'élève-t-il une si grande
rumeur parmi une certaine classe d'hommes lorsqu'on hasarde le mot de justice ? Parce que
ces hommes sentent très bien que toute la question est ; que si une fois on en vient à la
justice, tout est perdu pour ceux qui nourrissent encore de coupables espérances. Ne croyez
pas qu'ils se soucient du tout de la Charte et de la liberté, dont ils invoquent sans cesse les
noms : tout ce qu'ils veulent, c'est le pouvoir. Le salut ou la perte de la France leur paraît
tenir à la perte ou à la conservation de leur place.
Lorsqu'on était trop pressé par l'opinion publique, on se retranchait dans la nécessité d'une
sage temporisation. On fera peu à peu, disait-on, les épurations nécessaires ; mais on ne
peut pas désorganiser à la fois tous les ministères et paralyser l'action du gouvernement.
Cette objection peut paraître invincible à un administrateur ; elle n'arrête pas un homme
d'Etat. Ne vaut-il pas mieux, dans tous les cas, avoir des agents inexpérimentés que des
agents infidèles ?
Mais, si vous exécutiez tous ces changements, vous feriez au gouvernement une multitude
d'ennemis.
Ces ennemis sont-ils plus dangereux en dehors qu'en dedans des administrations ?
L'influence d'un homme en place, quelque médiocre que soit cette place, n'est-elle pas mille
fois plus grande que quand il est rendu à la vie privée ? D'ailleurs, je vous l'ai dit, vous ne
gagnerez pas ces hommes que vous prétendez réconcilier à vos principes : vos caresses
leur semblent une fausseté, car ils sentent bien que vous ne pouvez pas les aimer ; le
système de fusion que vous suivez les fait rire, car ils savent que ce système vous mène à
votre perte. Et, pour prouver que vous êtes incapables de gouverner, pour justifier leurs
nouveaux complots, ils apporteront en témoignage contre vous votre indulgence et vos
bienfaits.
Enfin, je veux que les autorités ne s'abandonnent pas à leurs inimitiés politiques ; mais
comment les empêcherez-vous d'être fidèles à des penchants plus excusables sans doute,
et toutefois aussi dangereux ? Dans le système des administrations actuelles, les vertus d'un
homme sont aussi à craindre que ses vices. Il faut qu'il étouffe, pour vous servir, les plus
doux sentiments de la nature ; il faut qu'il arrête son ennemi, qu'il poursuive peut-être son
bienfaiteur ; vous le placez entre ses penchants et ses devoirs, et vous faites dépendre votre
sûreté de son ingratitude.
Chapitre XXXI Que les épurations partielles sont une injustice
Après tout, puisqu'on avait embrassé le système des intérêts révolutionnaires, c'était une
chose forcée que de repousser celui des épurations. Mais lorsqu'on suit une route, il faut y
marcher franchement, rondement ; et c'est ce qu'on ne fit pas. On prit encore le plus mauvais
parti, dans un mauvais parti : on en vint aux épurations partielles, et l'on convertit ainsi un
grand acte de justice en une injustice criante.
Il y a un esprit de justice chez les hommes qui fait qu'on ne se plaint point d'une mesure
générale, lorsqu'elle est fondée sur la raison et sur les faits ; mais une mesure particulière qui
n'a l'air que du caprice, révolte tout le monde, et ne satisfait personne.
Quel a été lesultat des épurations partielles ? Tel homme a perdu sa place ou sa pension
pour avoir signé une seule fois l'Acte additionnel ; tel autre qui l'a signé quatre ou cinq fois,
en quatre ou cinq qualités différentes, conserve ses places et ses pensions.
Celui-ci aura accepté un emploi pendant les Cent Jours, et il sera déclaré indigne de le
garder aujourd'hui ; celui-là se sera conduit de la même manière, et conserve ce qu'il avait
mal acquis.
Un fonctionnaire public descend du haut rang qu'il avait conservé sous Buonaparte après
l'avoir reçu de Louis XVIII, on le punit ; mais son voisin avait sollicité de l'usurpateur le même
rang, et ne l'avait point obtenu. Dédaigné de Buonaparte, il jouit du témoignage d'une
conscience pure, de la gloire de la fidélité et des faveurs du gouvernement légitime.
Des fédérés ont reçu l'institution royale, et un magistrat qui dans une cour obscure a prêté un
misérable serment éprouve toute la sévérité de l'épuration.
Comme il faut que tout soit compensé dans cette vie, des juges royalistes, des citoyens qui
se sont conduits avec courage pendant les Cent Jours ont perdu leur emploi, et on a mis à
leur place des partisans de l'usurpateur : tant on s'est piqué d'impartialité ! Encore n'a-t-on
pas réellement écarté certains fonctionnaires désignés par l'opinion publique. ; on les a
seulement ôtés d'une province, pour les faire passer avec plus d'avantages dans une autre.
Un homme que je ne connaissais pas, et qui avait été éloigné par l'effet des épurations, vint
un jour me demander quelques services : il eut la naïveté de me dire qu'un ministre lui avait
promis de le replacer aussitôt que cette chambre furibonde serait renvoyée. J'admirai la
grandeur de la Providence, et je bénis Dieu de ce que cet honnête homme était venu
s'adresser à moi.
Ces demi-épurations prolongées produisent encore un autre mal : elles sèment la division
dans les provinces ; elles encouragent les petites vengeances, les jalousies secrètes, les
dénonciations. Chacun, dans l'espoir d'obtenir la place de son voisin, ne manque pas de
raconter ce qu'a fait ce voisin ou d'inventer sur son compte quelques calomnies. Si l'on avait
d'abord frappé un grand coup, qu'on en fût venu à une large épuration, on se serait soumis,
et la vindicte publique eût été satisfaite. On se plaint aujourd'hui des dénonciations, et on a
raison ; mais à qui la faute ? N'est-ce pas les tergiversations et les demi-mesures qui les ont
fait naître ? Il faut savoir ce que l'on veut quand on administre : mieux aurait-il fallu dire : " Il
n'y aura point d'épuration, " et tenir ferme, que de n'avoir la force ni de suivre le système
opposé, ni de le rejeter entièrement.
Chapitre XXXII Sur l'incapacité présumée des royalistes et la prétendue habileté de leurs
adversaires
Enfin, et c'est ici la dernière opinion qui nous reste à examiner, on prétend que les royalistes
sont incapables ; qu'il n'y a d'habiles que les hommes sortis de l'école de Buonaparte ou
formés par la révolution.
Apporte-t-on quelque raison en preuve de cette assertion ? Aucune ; mais on regarde la
chose comme démontrée. " Nous voulons bien des royalistes, nous dit-on ; mais donnez-
nous-en que nous puissions employer : faute de quoi nous prendrons les administrateurs de
Buonaparte, puisque eux seuls ont du talent. "
Ainsi, l'on remonte encore la chaîne, et l'on retourne au premier anneau : les royalistes ne
peuvent être utiles, parce qu'ils manquent de capacité et de savoir, l'épuration est donc
impossible, parce qu'on n'aurait plus personne pour administrer. Il faut donc gagner les
hommes habiles qu'on est forcé d'employer : donc il faut ménager les intérêts
révolutionnaires.
J'ai une question préliminaire à proposer. La plupart de ceux qui ont gouverné la France
depuis la restauration étaient-ils des royalistes ? Si l'on répond par l'affirmative, j'avoue que
le système qui condamne les serviteurs du roi comme incapables n'est que trop vrai. Les
fautes ont été énormes ! Mais il y aura du moins cette petite consolation : si l'incapacité est le
caractère distinctif du royalisme, il faut convenir qu'on a calomnié certains administrateurs,
lorsqu'on a prétendu qu'ils n'étaient pas attachés à la monarchie : je les tiens pour les sujets
les plus fidèles qui furent oncques dans le royaume de saint Louis.
Résout-on la question que j'ai faite par la négative, je demande alors si la manière dont la
France a été conduite les deux dernières années prouve que les administrateurs sortis de la
révolution sont d'habiles gens. Qu'auraient fait de pis les royalistes, s'ils eussent été appelés
au maniement des affaires ? C'est une chose vraiment curieuse que des hommes qui sont
tombés au moindre choc, qui n'ont pas fait un pas sans faire une chute, qui ont laissé
Buonaparte revenir de l'île d'Elbe et la France périr entre leurs mains, que ces hommes osent
se vanter de leur capacité, se donner l'air de mépriser les serviteurs du roi. Et comment
pouvez-vous dire que les royalistes sont incapables, puisque vous ne les avez pas
employés ? Vous, dont l'administration a été si funeste, vous n'avez pas le droit de les juger
dédaigneusement avant de les avoir mis à l'oeuvre. Essayez une fois ce qu'ils peuvent : s'ils
se montrent plus ignares que vous, s'ils font plus de fautes que vous n'en avez fait, vous
reprendrez alors les rênes, et tous vos systèmes seront justifiés.
On peut affirmer une chose : avant l'époque du 20 mars 1815, si toutes les administrations
eussent été royalistes, elles n'auraient peut-être pas empêché le retour de l'homme de l'île
d'Elbe ; mais, à coup sûr, elles n'auraient ni trahi le roi ni servi l'usurpateur pendant les Cent
Jours. Quatre-vingt-trois préfets, imbéciles si l'on veut, mais résistant à la fois sur la surface
de la France, seraient devenus assez fâcheux pour Buonaparte. Dans certains cas, la fidélité
est du talent, comme l'instinct du bon La Fontaine était du génie.
Chapitre XXXIII Danger et fausseté de l'opinion qui n'accorde d'habileté qu'aux hommes de
la révolution
C'est un bien faux et bien dangereux système, un système dont l'expérience nous a coûté
bien cher, que celui qui ne voit de talent pour la France que dans les hommes de la
révolution. Buonaparte, a dit mon noble ami M. de Bonald, a pu former des administrateurs,
mais il n'a pu créer des hommes d'Etat ; belle observation, dont voici le commentaire.
Qu'est-ce qu'un ministre sous un despote ? C'est un homme qui reçoit un ordre, qui le fait
exécuter, juste ou injuste, et qui, dispensé de toute idée, ne connaît que l'arbitraire, n'emploie
que la force.
Transportez ce ministre dans une monarchie constitutionnelle, obligez-le de penser pour son
propre compte, de prendre un parti, de trouver les moyens de faire marcher le
gouvernement, en respectant toutes les lois, en nageant toutes les opinions, en se
glissant entre tous les intérêts, vous verrez se rapetisser cet homme, que vous regardiez
peut-être comme un géant. Tous ses chiffres, tous ses résultats positifs, tous ses résumés
de statistique lui manqueront à la fois. Il ne lui servira plus de rien de savoir combien un
département renferme de bétail, combien tel autre fournit de légumes, de poules et d'oeufs ;
Smith et Malthus lui deviendront inutiles. Aussitôt que les combinaisons morales et politiques
entreront pour quelque chose dans la science du gouvernement, cette tête carrée se
trompera sur tout, cet administrateur distingué ne sera plus qu'un sot.
J'ai vu les coryphées de la tyrannie déconcertés, étonnés, et comme égarés au milieu d'un
gouvernement libre. Etrangers aux moyens naturels de ce gouvernement, la religion et la
justice, ils voulaient toujours appliquer les forces physiques à l'ordre moral. Moins propres à
cet ordre de choses que le dernier des royalistes, ils se sentaient arrêtés par des bornes
invisibles ; ils se débattaient contre une puissance qui leur était inconnue. De leurs
mauvaises lois, leurs faux systèmes, leur opposition à tous les vrais principes. Ce qui fut
esclave ne comprend pas l'indépendance ; ce qui est impie est mal à son aise au pied des
autels. Ne croyons pas que tous les hommes de la révolution aient conservé leur fatal génie !
Sous un gouvernement moral et régulier, ce qu'ils possédaient de facultés pour le mal est
devenu inutile. Ils sont pour ainsi dire morts au milieu du monde nouveau qui s'est formé
autour d'eux ; et nous ne voyons plus errer parmi nous que leurs ombres ou leurs cadavres
inanimés.
Chapitre XXXIV Que le système des intérêts révolutionnaires, amenant indirectement le
renversement de la Charte, menace de destruction la monarchie légitime
Je crois avoir démontré que le système des intérêts révolutionnaires ne s'appuie que sur des
principes erronés ; qu'en le suivant on a été obligé de se jeter dans les hérésies les plus
inconstitutionnelles : que les mesures administratives prises en conséquence de ce système
ont amené des oppositions, résultat inévitable de l'ordre faux dans lequel on a placé les
choses et les hommes.
Ce n'est pas tout : je n'ai considéré jusque ici que le peu de solidité du système ; je vais en
faire voir le danger.
Il conduit d'abord indirectement à la subversion de la Charte ; car si nous avons toujours,
comme on doit l'espérer, des députés courageux et libres, ils combattront les maximes
révolutionnaires ; et pour se débarrasser de ces surveillants importuns, il faudra bien violer la
constitution. Aussi, qu'est-ce que les ministériels ne disent point de la Charte, même à la
tribune ? Comme ils l'expliquent et l'interprètent ! à quoi ne la réduiraient-ils point s'ils étaient
les maîtres ! Et pourtant, à les entendre, c'est nous qui ne sommes pas constitutionnels ;
c'est moi peut-être qui ne veux pas de la Charte !
Quand le système des intérêts révolutionnaires ne produirait que la destruction du plus bel
ouvrage du roi, ce serait déjà, je pense, un assez grand mal ; mais je soutiens de plus que
c'est un des principaux moyens employés par la faction révolutionnaire pour renverser de
nouveau la monarchie légitime.
Il faut parler : le temps des ménagements est passé. Puissé-je être un prophète menteur !
Puissent mes alarmes n'avoir d'autre source que l'excès de mon amour pour mon roi, pour
son auguste famille ! Mais dussé-je attirer sur ma tête les haines de parti, les fureurs des
intérêts personnels, j'aurai le courage de tout dire. Si je me fais illusion, s'il n'y a pas de
danger, le vent emportera mes paroles ; s'il y a, au contraire, conspiration et péril, je pourrai
faire ouvrir les yeux aux hommes de bonne foi. Complot dévoilé est à demi détruit : ôtez aux
factions leur masque, vous leur enlevez leur force.
Chapitre XXXV Qu'il y a conspiration contre la monarchie légitime
Je dis donc qu'il y a uneritable conspiration formée contre la monarchie légitime.
Je ne dis pas que cette conspiration ressemble à une conspiration ordinaire, qu'elle soit le
résultat de machinations d'un certain nombre de traîtres prêts à porter un coup subit, à tenter
un enlèvement, un assassinat, bien qu'il s'y mêle aussi des dangers de cette sorte. Je dis
seulement qu'il existe une conspiration, pour ainsi dire forcée, d'intérêts moraux
révolutionnaires, une association naturelle de tous les hommes qui ont à se reprocher
quelque crime ou quelque bassesse ; en un mot, une conjuration de toutes les illégitimités
contre la légitimité.
Je dis que cette conspiration agit de toutes parts et à tous moments ; qu'elle s'oppose par
instinct à tout ce qui peut consolider le trône, rétablir les principes de la religion, de la morale,
de la justice et de l'honneur. Elle ignore le moment de son succès ; diverses causes peuvent
le hâter ou le retarder ; mais elle se croit sûre de ce succès. En attendant elle travaille à le
préparer ; et le principal moyen d'action lui est fourni par le système des intérêts
révolutionnaires .
Chapitre XXXVI Doctrine secrète cachée derrière le système des intérêts révolutionnaires
Derrière le système que l'on prétend devoir suivre pour la sûreté du trône, pour la paix de
l'Etat, se cachent les motifs secrets qui l'ont fait adopter, la doctrine dont il doit amener le
triomphe.
Il passe pour constant dans un certain parti qu'une révolution de la nature de la nôtre ne peut
finir que par un changement de dynastie ; d'autres plus modérés disent par un changement
dans l'ordre de successibilité à la couronne : je me donnerai garde d'entrer dans les
développements de cette opinion criminelle.
Qui veut-on sur le trône à la place des Bourbons ? A cet égard les avis sont partagés, mais
ils s'accordent tous sur la nécessité de déposséder la famille légitime. Les Stuarts sont
l'exemple cité : l'histoire les tente. Sans l'échafaud de Charles Ier, la France n'aurait point vu
celui de Louis XVI : tristes imitateurs, vous n'avez pas même inventé le crime !
Comment puis-je prouver qu'une doctrine aussi épouvantable est mystérieusement voilée
sous le système des intérêts révolutionnaires ?
Il me suffit de jeter un coup d'oeil sur les pamphlets et les journaux des Cent Jours.
J'ai lu depuis, et d'autres ont lu comme moi, des écrits qui ne laissent rien dans l'ombre, pas
même le nom. Dans les épanchements de la table, ou dans la chaleur de la discussion, autre
sorte d'ivresse, la franchise et la légèreté se sont souvent trahies.
Mais quand les preuves directes me manqueraient pour être convaincu, je n'aurais qu'à
regarder ce qui se passe autour de moi : partout j'observe un plan uniforme dont les
parties se lient et se coordonnent entre elles, je suis forcé de convenir que ce dessin régulier
n'a pu être tracé par les caprices du hasard : une conséquence me fait chercher un principe,
et par la nature de l'effet j'arrive à connaître le caractère de la cause.
Marquons le but et suivons la marche de la conspiration.
Chapitre XXXVII But et marche de la conspiration. Elle dirige ses premiers efforts contre la
famille royale
Ce que j'appelle la conspiration des intérêts moraux révolutionnaires a pour but principal de
changer la dynastie, pour but secondaire d'imposer au nouveau souverain les conditions que
l'on voulait faire subir au roi à Saint-Denis : prendre la cocarde tricolore, se reconnaître roi
par la grâce du peuple, rappeler l'armée de la Loire et les représentants de Buonaparte, si
ceux-ci existent encore au moment de l'événement. Ce projet, qui n'a jamais été abandonné,
va sortir tout entier de l'observation des faits placés sous nos yeux.
Il est convenu qu'on parlera du roi comme les royalistes mêmes ; qu'on reconnaîtra en lui ces
hautes vertus, ces lumières supérieures que personne ne peut méconnaître. Le roi, qu'on a
tant outragé pendant les Cent Jours, est devenu le très juste objet des louanges de ceux qui
l'ont indignement trahi, qui sont prêts à le trahir encore.
Mais ces monstrations d'admiration et d'amour ne sont que les excuses de l'attaque
dirigée contre la famille royale. On affecte de craindre l'ambition des princes, qui dans tous
les temps se sont montrés les plus fidèles et les plus soumis des sujets. On parle de
l'impossibilité d'administrer, dans un gouvernement constitutionnel, avec divers centres de
pouvoir. On a éloigné les princes du conseil ; on a été jusqu'à prétendre qu'il y avait des
inconvénients à laisser au frère du roi le commandement suprême des gardes nationales du
royaume, et on a cherché à restreindre et à entraver son autorité. Mgr le duc d'Angoulême a
été proposé pour protecteur de l'université, comme une espèce de prince de la jeunesse :
c'est un moyen d'attacher les générations naissantes à une famille qu'elle connaît à peine ;
les enfants sont susceptibles de dévouement et d'enthousiasme : rien ne serait plus
éminemment politique que de leur donner pour tuteur le prince qui doit devenir leur roi. Cela
sera-t-il adopté ? Je ne l'espère pas.
La raison de cette conduite est facile à découvrir : la faction qui agit sur des ministres loyaux
et fidèles, mais qui ne voient pas le précipice on les pousse, cette faction veut changer la
dynastie : elle s'oppose donc à tout ce qui pourrait lier la France à ses maîtres légitimes. Elle
craint que la famille royale ne jette de trop profondes racines ; elle cherche à l'isoler, à la
séparer de la couronne ; elle affecte de dire, elle ne cesse de répéter que les affaires
pourront se soutenir en France pendant la vie du roi, mais qu'après lui nous aurons une
révolution : elle habitue ainsi le peuple à regarder l'ordre des choses actuel comme
transitoire. On renverse plus aisément ce que l'on croit ne pas devoir durer.
Si l'on cherche à ôter toute puissance aux héritiers de la couronne, on cherche, on essaye,
mais bien vainement, de leur enlever le respect et la vénération des peuples : on calomnie
leurs vertus ; les journaux étrangers sont chargés de cette partie de l'attaque par des
correspondants officieux. Et dans nos propres journaux, n'a-t-on pas vu imprimées des
choses aussi déplacées qu'étranges ? A qui en veut-on, lorsqu'on publie les intrigues de
quelques subalternes ? Si elles ne compromettent que ces hommes, méritent-elles d'occuper
l'Europe ? Si elles touchent par quelque point à des noms illustres, quel singulier intérêt met-
on à les faire connaître ? Ceux qui ne veulent pas de la liberté de la presse conviendront du
moins que dans des questions aussi embarrassantes cette liberté fournirait une réponse,
sinon satisfaisante, du moins sans réplique.
Apprenons à distinguer les vrais des faux royalistes : les premiers sont ceux qui ne séparent
jamais le roi de la famille royale, qui les confondent dans un même dévouement et dans un
même amour, qui obéissent avec joie au sceptre de l'un, et ne craignent point l'influence de
l'autre ; les seconds sont ceux qui, feignant d'idolâtrer le monarque, déclament contre les
princes de son sang, cherchent à planter le lis dans un désert, et voudraient arracher tous les
rejetons qui accompagnent sa noble tige.
On peut dans les temps ordinaires, quand tout est tranquille, quand aucune révolution n'a
ébranlé l'autorité de la couronne, on peut se former des maximes sur la part que les princes
doivent prendre au gouvernement ; mais quiconque après nos malheurs, après tant d'années
d'usurpation, ne sent pas la nécessité de multiplier les liens entre les Français et la famille
royale, d'attacher les peuples et les intérêts aux descendants de saint Louis ; quiconque a
l'air de craindre pour le trône les héritiers du trône plus qu'il ne craint les ennemis de ce trône
est un homme qui marche à la folie ou court à la trahison.
Chapitre XXXVIII La conspiration se sert des intérêts révolutionnaires pour mettre ses agents
dans toutes les places
Attaquer par toutes sortes de moyens la famille royale ; avoir toujours en perspective un
malheur que tout bon Français voudrait racheter de sa vie, et qu'il se flatte de ne jamais voir ;
espérer, comme suite de ce malheur, l'exil éternel des princes, s'endormir et se réveiller sur
ces effroyables espérances, voilà ce que la secte ennemie recommande d'abord à ses
initiés.
Ensuite elle fait les derniers efforts pour soutenir, étendre et propager le système des intérêts
révolutionnaires : elle le présente aux timides comme un port de salut, aux sots comme une
idée de génie, aux dupes comme un moyen d'affermir la royauté.
Par l'établissement complet de ce système, les révolutionnaires espèrent que toutes les
places se trouveront dans leurs mains au moment de la catastrophe. Les autorités diverses
étant alors dans le même intérêt, le changement s'opérera, comme au 20 mars, d'un
commun accord, sans résistance, sans coup férir. Qu'en coûte-t-il à ces hommes pour
tourner le dos à leurs maîtres ? N'ont-ils pas abandonné Buonaparte lui-même ? Dans
l'espace de quelques mois, n'ont-ils pas pris, quitté et repris tour à tour la cocarde blanche et
la cocarde tricolore ? Le passage d'un courrier à travers la France faisait changer les coeurs
et la couleur du ruban. Voyez avec quelle simplicité admirable ils vous parlent de leur
signature au bas de l'Acte additionnel ! ils n'ont rien fait de mal ; ils sont innocents comme
Abel. Ils ont écrit contre les Bourbons des calomnies abominables ; ils les ont insultés par
des proclamations trop connues : eh bien, ils vont faire aujourd'hui la cour à nos princes avec
ces proclamations dans la poche. Ils parlent monarchie légitime, loyauté, dévouement, sans
grimacer ; on dirait qu'ils sortent des forêts vendéennes, et ils arrivent du champ de mai. Ils
ont raison, puisque toutes les fois qu'ils violent la foi jurée ils obtiennent un emploi de plus.
Comme on compte l'âge des vieux cerfs aux branches de leur ramure, on peut aujourd'hui
compter les places d'un homme par le nombre de ses serments.
C'est donc bien vainement que vous espérez qu'ils vous demeureront attachés, quand vous
leur aurez confié les autorités de la France. Comme avant le 20 mars, ils ne recherchent les
places que pour mieux vous perdre. Déjà ils se vantent de leurs succès ; ils deviennent
insolents ; ils ne peuvent contenir leur joie en voyant prospérer le système des intérêts
révolutionnaires.
" Si nous vous avons trahis, disent-ils, c'est que vous ne nous aviez donné que les trois
quarts des places. Donnez-nous-les toutes, et vous verrez comme nous serons fidèles. "
Augmentez la dose du poison, et vous verrez qu'au lieu de vous tuer, il vous guérira ! Et il y a
de prétendus royalistes qui soutiennent eux-mêmes cette monstrueuse absurdité ! Tout ce
qu'on peut dire, c'est que s'ils ont été royalistes, ils ne le sont plus.
Chapitre XXXIX Continuation du même sujet
La faction demande donc toutes les places dans tous les ministères, et elle réussit plus ou
moins à les obtenir. Elle s'éleva avec chaleur contre l'inamovibilité des juges : de vertueux
jacobins, qui ne peuvent plus être dépossédés, sont des hommes très utiles ; ils gardent en
sûreté le feu sacré et tendent une main secourable à leurs frères.
Aux finances et dans les directions qui en dépendent le système des intérêts révolutionnaires
s'est maintenu avec vigueur. Un commis retourne dans le village il a été trop connu
pendant les Cent Jours. Que pensent les gens de la campagne en revoyant cet homme ?
Que cet homme avait raison de leur annoncer la catastrophe du 20 mars avant les Cent
Jours, et qu'il a sans doute encore raison lorsqu'il se sert, en parlant, de cette phrase si
connue : Quand l'autre reviendra .
A l'intérieur, les intérêts révolutionnaires avaient d'abord succombé : l'alarme a été au camp ;
l'impulsion royaliste donnée aux préfectures a fait peur : le parti a réuni ses forces. On a
d'abord mis un obstacle aux nominations et aux destitutions trop franches, en faisant
soumettre ces nominations et ces destitutions à l'examen du conseil des ministres : de sorte
que le ministre de la justice peut faire des officiers généraux, et le ministre de la guerre des
hommes de loi.
Si cette bizarre solidarité était également admise pour tous les ministres, il faudrait se
contenter de rire ; mais elle ne s'applique qu'aux ministres soupçonnés de royalisme. Ceux
qui sont connus pour soutenir franchement le système des intérêts révolutionnaires ont toute
liberté de placer des hommes suspect et d'éloigner des hommes dévoués.
Ces arrangements n'ont pas rassu le parti ; il est parvenu à faire renverser le ministre :
alors les espérances se sont ranimées. On se flatte de faire perdre au royalisme tout le
terrain qu'il avait gagné dans cette partie de l'administration. La garde nationale a été
attaquée. Déjà des préfets trop royalistes ont été rappelés ; d'autres sont menacés. On aura
soin surtout de déplacer les amis du trône, si on est assez heureux pour obtenir la dissolution
de la chambre des députés, et qu'il faille en venir à des élections nouvelles : alors il sera plus
facile au parti de diriger et d'influencer les choix.
Chapitre XL La guerre
C'est avec difficulté que d'autres ministres, connus par leur royalisme, se maintiennent dans
leur place ; mais on en veut surtout au ministre de la guerre : on ne lui pardonne pas son
noble dévouement ; on lui pardonne encore moins d'avoir formé une gendarmerie excellente
et une armée qui brûle du désir de verser son sang pour son roi : il faut, à tout prix, détruire
cet ouvrage, qui rendrait vains les efforts des conspirateurs. Si l'on ne peut d'abord renverser
le ministre, il faut essayer de le dépopulariser dans le parti royaliste ; il faut l'obliger à donner
des gages, le forcer à quelques destitutions fâcheuses, à quelque choix malheureux. On
cherche en même temps à faire revivre l'armée de la Loire : estimons son courage, mais
donnons-nous garde de lui rendre un pouvoir dont elle a trop abusé. L'armée de Charles VII
se retira aussi sur les bords de la Loire ; mais La Hire et Dunois combattaient pour les fleurs
de lis et Jeanne d'Arc sauva Orléans pour le roi comme pour la France.
Chapitre XLI La faction poursuit les royalistes
La faction s'empare ainsi de tous les postes, recule lentement quand elle y est forcée,
avance avec célérité quand elle voit le moindre jour, et profite de nos fautes autant que de
ses victoires. Pateline et audacieuse, son langage ne prêche que modération, oubli du
passé, pardon des injures ; ses actions annoncent la haine et la violence. En même temps
qu'elle soutient ses amis, qu'elle les porte au pouvoir, qu'elle les établit dans les places, afin
de s'en servir an moment critique, elle décourage, insulte, persécute les royalistes pour ne
pas les trouver sur son chemin dans ce même moment.
Elle a inventé un nouveau jargon pour arriver à son but. Comme elle disait au
commencement de la révolution les aristocrates , elle dit aujourd'hui les ultra-royalistes . Les
journaux étrangers à sa solde ou dans ses intérêts écrivent tout simplement les ultra . Nous
sommes donc des ultra , nous, tristes héritiers de ces aristocrates dont les cendres reposent
à Picpus et au cimetière de La Madeleine ! Par le moyen de la police, la faction domine les
papiers publics, et se moque en sûreté de ceux à qui la fense n'est pas permise. La
grande phrase reçue, c'est qu' il ne faut pas être plus royaliste que le roi . Cette phrase n'est
pas du moment ; elle fut inventée sous Louis XVI : elle enchaîna les mains des fidèles, pour
ne laisser de libre que le bras du bourreau.
Si les royalistes essayent de se réunir pour se reconnaître, pour se prémunir contre les
coalitions des méchants, on s'empresse de les disperser. Des autorités avancent cette
abominable maxime : qu'il faut proscrire un bon principe qui a de mauvais résultats, comme
on proscrirait un principe pervers : frappez donc la vertu, car presque toujours dans ce
monde ce qu'elle entreprend tourne à sa ruine. Un royaliste est assimilé à un jacobin, et, par
une équité bien digne du siècle, la justice consiste à tenir la balance égale entre le crime et
l'innocence, entre l'infamie et l'honneur, entre la trahison et la fidélité.
Chapitre XLII Suite du précédent
Le dévouement est l'objet éternel des plaisanteries de ces hommes qui ne craindraient pas le
supplice inventé par les anciens peuples de la Germanie pour les infâmes : on les
ensevelirait dans la boue, qu'ils y vivraient comme dans leur élément. Le voyage de Gand est
appelé par eux le voyage sentimental . Ce bon mot est sorti du cerveau de quelques commis,
qui, toujours fidèles à leur place, ont servi avant, pendant et après les Cent Jours ; de ces
honnêtes employés, bien payés aujourd'hui par le roi, qui ont applaudi de tout leur coeur au
voyageur sentimental de l'île d'Elbe, et qui attendent son retour de Sainte-Hélène.
Allez proposer un soldat de l'armée de Condé à ces loyaux administrateurs : " Nous ne
voulons, répondent-ils, que des hommes qui ont envoyé des balles au nez des alliés. "
J'aimerais autant ceux qui ont envoyé des balles au nez des Buonapartistes.
On met sur la même ligne La Rochejaquelein, tombant en criant vive le roi ! dans les mêmes
champs arrosés du sang de son illustre frère, et l'officier mort à Waterloo en blasphémant le
nom des Bourbons. On donne la croix d'Honneur au soldat qui combattit à cette journée ; et
le volontaire royal qui quitta tout pour suivre son roi n'a pas même le petit ruban qu'on promit
à Alost à sa touchante fidélité. Ainsi, tandis qu'on exécute les décrets de Buonaparte, datés
des Tuileries au mois de mai 1815, on ne reconnaît point les ordonnances du roi signées à
Gand dans le même mois. On paye l'officier à demi-solde, chevalier de la Légion d'Honneur,
et l'on fait fort bien ; mais le chevalier de Saint-Louis, courbé par les ans, est à l'aumône :
trop heureux ce dernier quand on lui achète une méchante redingote pour couvrir sa nudité,
ou quand on lui donne un billet avec lequel il pourra du moins faire panser par les filles de la
Charité de vieilles blessures méprisées comme la vieille monarchie. Enfin, c'est une sottise,
une faute, un crime, de n'avoir pas servi Buonaparte. N'allez pas dire, si vous voulez placer
ce jeune homme, qu'il s'est racheté de la conscription au prix d'une partie de sa fortune ; qu'il
a été errant, persécuté, emprisonné, pour ne pas prêter son bras à l'usurpateur ; qu'il n'a
jamais fait un serment, accepté une place ; qu'il s'est conservé pur et sans tache pour son roi
; qu'il l'a accompagné dans sa dernière retraite, au risque de s'exposer avec lui à un exil
éternel : ce sont autant de motifs d'exclusion. " Il n'a pas servi, nous répondra-t-on
froidement ; il ne sait rien. " Mais il sait l'honneur. Pauvre principe ! le siècle est plus avancé
que cela.
Mais venez : proposez, pour vous dédommager de ce refus, un homme qui aura tout
accepté, depuis la haute dignité de portemanteau jusqu'à la place de marmiton impérial
parlez ; que voulez-vous ? Choisissez dans la magistrature, l'administration, l'armée : cent
témoins vont déposer en faveur de votre client ; ils attesteront qu'ils l'ont vu veiller dans les
antichambres avec un courage extraordinaire. Il ne veut qu'une décoration ; c'est trop juste.
Vite un chevalier pour lui donner l'accolade ; attachez à sa boutonnière la croix de Saint-
Louis : c'est un homme prudent, il la mettra dans sa poche en temps et lieu.
Celui-là était facile à placer, j'en conviens : il était sans tache. Mais vous hésitez à présenter
celui-ci. Il a foulé sa croix de Saint-Louis aux pieds pendant les Cent Jours. Bagatelle, excès
d'énergie : ce caractère bouillant est un vin généreux que le temps adoucira.
Un homme pendant les Cent Jours a été l'écrivain des charniers de la police ; faites-lui une
pension : il faut encourager les talents. Un autre est venu à Gand, au ril de sa vie,
proposer au roi de l'argent et des soldats ; il sollicite une petite place dans son village :
donnez cette place au douanier qui tira sur cet ultra -royaliste lorsqu'il passait à la frontière.
Vous n'avez pas obtenu la nomination de ce juge ? Mais ne saviez-vous pas qu'elle était
promise à un prêtre marié ? Un ci-devant préfet avait prévariqué : un rapport était prêt ; on
arrête ce rapport, et pourquoi ? " Ne voyez-vous pas, répond-on, que le rapport vous
empêcherait de placer cet l'homme ? "
sont vos certificats ? dit-on au meilleur royaliste qui sollicite humblement la plus petite
place. Il y a vingt-cinq ans qu'il souffre pour le roi ; il a tout perdu, sa famille et sa fortune. Il a
des recommandations des princes, de cette princesse, peut-être, dont la moindre parole est
un oracle pour quiconque reconnaît la puissance de la vertu, de l'héroïsme et du malheur.
Ces titres ne sont pas jugés suffisants. Arrive un Buonapartiste ; les fronts se dérident ; ses
papiers étaient à la police ; il les a perdus lors du renvoi de M. Fouché. C'est un malheur ; on
le croit sur sa parole : " Entrez, mon ami, voilà votre brevet. " Dans le système des intérêts
révolutionnaires on ne saurait trop tôt employer un homme des Cent Jours : qu'il aille encore,
tout chaud de sa trahison nouvelle, souiller le palais de nos rois, comme Messaline rapportait
dans celui des césars la honte de ses prostitutions impériales.
Chapitre XLIII Ce que l'on se propose en persécutant les royalistes
Cette tactique a pour but de fatiguer les amis du trône, d'enlever à la couronne ses derniers
partisans : on espère les jeter dans le désespoir, les pousser à des imprudences dont on
profiterait contre eux et contre la monarchie légitime ; on se flatte du moins qu'ils feront ce
qu'ils ont toujours fait et ce qui les a toujours perdus, qu'ils se retireront.
Depuis le commencement de la révolution, tel a été le sort des royalistes : dépouillés d'abord,
on n'a cessé depuis de triompher de leur malheur. On prend à tâche de leur répéter qu'ils
n'ont rien, qu'ils n'auront rien, qu'ils ne doivent compter sur rien. On leur a rouvert la France ;
mais on a écrit pour eux sur la porte, comme sur celle des enfers : " Entre, qui que tu sois, et
laisse l'espérance. " On reprend la loi qui les a frappés ; on l'aiguise, on la retourne dans le
sein comme un poignard. Offrent-ils ce qui leur reste, leurs bras et leurs services, on les
repousse. Le nom de royaliste semble être un brevet d'incapacité, une condamnation aux
souffrances et à la misère. Aux partisans du système des intérêts révolutionnaires se joignent
les prédicateurs de l'ingratitude. Les royalistes, disent-ils, ne sont pas dangereux ; il est
inutile de s'occuper de leur sort. S'il survient un orage, nous les retrouverons. Et vous ne
craignez pas de flétrir par des propos inconsidérés, de laisser languir dans l'oppression et la
pauvreté ceux dont vous avez une si haute idée ! Quels hommes que ceux-là que vous
repoussez dans la fortune et dont vous vous réservez la vertu, pour le temps de vos
malheurs ! Vous avez raison ! ils ne se lasseront pas ; ils consommeront leur sacrifice : leur
patience est inépuisable comme leur amour pour leur roi.
Chapitre XLIV La faction poursuit la religion
Les royalistes défendraient leur roi, il faut les écarter ; l'autel soutiendrait le trône, il faut
l'empêcher de se rétablir. Le système des intérêts révolutionnaires est surtout incompatible
avec la religion ; les plus grands efforts du parti se dirigent contre elle, parce qu'elle est la
pierre angulaire de la légitimité.
On a tâché d'abord d'exciter une guerre civile dans le midi, avec le dessein d'en rejeter
l'odieux sur les catholiques. On a rendu vains les projets des chambres : aucune des
propositions religieuses adoptées par elles n'est sortie du portefeuille des ministres : double
avantage pour les intérêts révolutionnaires, le prêtre marié continue à toucher sa pension et
le curé meurt de faim.
Ainsi, l'on n'a encore presque rien fait depuis le retour du fils aîné de l'Eglise, pour guérir les
plaies ou mettre fin au scandale de l'Eglise ; et pourtant que ne doit point ce royaume à la
religion catholique ! Le premier apôtre des Français dit au premier roi des Français montant
sur le trône : " Sicambre, adore ce que tu as méprisé ; brûle ce que tu as adoré. " Le dernier
apôtre des Français dit au dernier roi des Français descendant du trône : " Fils de saint
Louis, montez au ciel. " C'est entre ces deux mots qu'il faut placer l'histoire des rois très
chrétiens, et chercher le génie de la monarchie de saint Louis.
On n'a point adopté les propositions favorables au clergé, mais on a regretté vivement la loi
du 23 septembre. On sait très bien que cette loi est une mauvaise loi de finances, mais c'est
une bonne mesure révolutionnaire. On sait très bien que 10 millions de rentes restitués aux
églises ne feraient pas la fortune du clergé, mais ce serait un acte de justice et de religion, et
il ne faut ni justice ni religion, parce qu'elles contrarient le système des intérêts
révolutionnaires.
Toutes choses allant comme elles vont, dans vingt-cinq ans d'ici il n'y aura de prêtres en
France que pour attester qu'il y avait jadis des autels. Le parti connaît le calcul ; et pour
empêcher la race sacerdotale de renaître, il s'oppose à ce qu'on lui fournisse les moyens
d'une existence honorables. Il n'ignore pas que des pensions insuffisantes, précaires,
soumises à toutes les détresses du fisc et à tous les événements politiques, ne présentent
pas assez d'avantages aux familles pour qu'elles consacrent leurs enfants à l'état
ecclésiastique. Les mères ne vouent pas facilement leurs fils au mépris et à la pauvreté : la
partie est donc sûre, si elle est jouée avec persévérance. Je ne sais si la patience appartient
à l'enfer comme au ciel, à cause de son éternité ; mais je sais que dans ce monde elle est
donnée au méchant. La destruction physique et matérielle du culte est certaine en France,
pourvu que les ennemis secrets de la légitimité, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre,
parviennent à tenir le clergé dans l'état d'abjection où il est maintenant plongé.
Au milieu de ses enfants massacrés, sur le champ de bataille elle est tombée, en
défendant le trône de saint Louis, la religion blessée étend encore ses mains défaillantes
pour parer les coups qu'on porte au roi ; mais ceux qui l'ont renversée sont attentifs, et toutes
les fois qu'elle fait un effort pour se relever, ils frappent un coup pour l'abattre. Un prélat
vénérable avait obtenu la direction des affaires religieuses ; la distribution du pain des
martyrs n'était plus confiée à ceux qui l'ont pétri avec l'ivraie, et qui ne vendent pas même à
bon poids ce pain amer. On a forcé un ministre honorable de remettre les choses telles et
pires qu'elles étaient sous Buonaparte : le prêtre est rentré sous l'autorité du laïque, et la
religion est venue se replacer sous la surveillance du siècle.
Lorsqu'un vicaire veut toucher le mois échu de sa pension, il faut qu'il présente un certificat
de vie au maire du lieu ; celui-ci en écrit au sous-préfet, qui s'adresse à son tour au préfet,
dont la prudence en peut référer au chef de division de l'intérieur chargé de la direction des
cultes : le chef peut en parler au ministre. Enfin, cette grande affaire mûrement examinée, on
compte 12 liv. 10 s. sur quittance à l'homme qui console les affligés, partage son denier avec
les pauvres, soulage les infirmes, exhorte les mourants, donne la sépulture aux morts, prie
pour ses ennemis, pour la France et pour le roi.
Quelques biens ecclésiastiques étaient aliénés sans contrat légal ; on les a découverts : on a
craint que leurs détenteurs ne trouvassent le moyen de les rendre aux églises ; vite, on s'est
bâté de rappeler les biens aux domaines.
Ce n'est pas assez d'empêcher le prêtre de vivre, il faut encore lui ôter, s'il est possible, toute
considération aux yeux des peuples. Ce qu'on n'avait pas vu sous le règne des athées, on a
trouvé piquant de le montrer sous le règne du roi très chrétien : un prêtre a été cité, comme
un criminel, à comparaître au tribunal de la police correctionnelle ; il y est venu, en soutane et
en rabat, s'asseoir sur les bancs des prostituées et des filous. Le peuple a été étonné, et la
cause a cessé d'être publique.
Cette haine de la religion est le caractère distinctif de ceux qui ont fait notre perte, qui
méditent encore notre ruine. Ils détestent cette religion parce qu'ils l'ont persécutée, parce
que sa sagesse éternelle et sa morale divine sont en opposition avec leur vaine sagesse et la
corruption de leur coeur. Jamais ils ne se réconcilieront avec elle. Si quelques-uns d'entre
eux montraient seulement quelque pitié pour un prêtre, tout le parti se croirait dégénéré de
ses vertus et menacé d'un grand malheur. Rome au temps de ses moeurs fut consternée de
voir une femme plaider devant les tribunaux : ce manque de pudeur parut à la république
annoncer quelque calamité, et le sénat envoya consulter l'oracle.
Mais comment comprendre que ceux qui peuvent quelque chose sur nos destinées, qui
prétendent vouloir la monarchie légitime, rejettent la religion ? L'impiété ne nous a-t-elle pas
fait assez de mal ? Le sang et les larmes n'ont-ils pas assez coulé ? N'y a-t-il pas eu assez
de proscriptions, de spoliations, de crimes ? Non : on remet encore en question les injustices
révolutionnaires ; on entend encore débiter les mêmes sophismes qu'en 1789. Les prêtres,
après le massacre des Carmes, les portations à la Guiane, les mitraillades de Lyon, les
noyades de Nantes, après le meurtre du roi, de la reine, de Mme Elisabeth, du jeune roi
Louis XVII, les prêtres, dépouillés de tout, sans pain, sans asile, sont encore pour des
hommes d'Etat des Calotins. Eh bien ! si nous en sommes là, je ne crains pas d'annoncer
que le souhait du philosophe Diderot s'accomplira.
Chapitre XLV Haine du parti contre la chambre des députés
Quelque chose dans l'ordre politique, comme dans l'ordre religieux, contrarie-t-il le système
des intérêts révolutionnaires, et conséquemment s'oppose-t-il au renversement de la famille
légitime, le parti frémit, se soulève, tonne, éclate : de sa fureur contre la chambre des
députés. Quelle pitié d'entendre aujourd'hui les constitutionnels nier l'existence des
gouvernements représentatifs, soutenir qu'une chambre de députés doit se réduire à la
passive obéissance, combattre la liberté de la presse, préconiser la police, enfin changer
entièrement de rôle et de langage ! Ils traitaient d'esprits bornés, d'esclaves, d'ennemis des
lumières, ceux qui professaient les principes qu'ils adoptent aujourd'hui. Sont-ils convertis ?
Non, c'est toujours le même libéralisme. Mais les doctrines constitutionnelles ont enfin armé
la chambre actuelle des députés ; mais cette chambre veut à la fois la liberté et la religion, la
constitution et le roi légitime : furieux contre ce résultat de vingt-cinq ans de rébellion, ils ne
veulent plus de la chambre. Alors il faut déclamer contre le gouvernement représentatif,
parce qu'ils sont arrêtés par sa vigilance ; contre la liberté de la presse, qui ne serait plus à
leur profit, quittes à reprendre les principes libéraux lorsque la dynastie sera changée et
qu'on n'aura plus à craindre le rétablissement des autels.
Il faut convenir que la chambre des députés a fait deux choses qui ont la faire prendre en
horreur aux partisans du système des intérêts révolutionnaires. En bannissant les régicides,
en arrêtant la vente des domaines nationaux, elle a arrêté la révolution : comment jamais lui
pardonner ?
Aussi que n'a-t-on point tenté pour la détruire après l'avoir tant calomniée ! Elue par les
collèges électoraux, choisie parmi les plus grands propriétaires de la France, dans tous les
rangs de la société, n'a-t-on pas voulu persuader aux étrangers qu'il n'y avait personne aux
collèges électoraux qui l'ont élue, et qu'elle n'est composée que d'émigrés sans propriétés ?
Quel bonheur si au lieu de ces députés fanatiques, qui n'entendent qu'au nom de Dieu et du
roi, on avait pu avoir des révolutionnaires éclairés, souples, qui, rampant sous l'autorité,
n'auraient opposé aucune résistance aux volontés des ministres : jusqu'au jour où, tout étant
arrangé, ils auraient déclaré, au nom du peuple souverain, que le peuple voulait changer son
maître !
Mille projets ont été formés pour se débarrasser de la chambre : tantôt on voulait la
dissoudre : mais il n'y a pas de loi d'élections ; tantôt on prétendait en renvoyer un cinquième
: mais comment régler les séries ? Et d'ailleurs gagnerait-on quelque chose à cette faible
réélection ? Enfin, la passion a été poussée si loin, qu'on a rêvé l'ajournement indéfini des
chambres, la suspension de la Charte et la continuation de l'impôt par des ordonnances.
Nous avons vu dans le journal officiel de la police l'éloge d'un ministère étranger qui a remis
à un autre temps la constitution promise, qui gouverne seul avec une modération parfaite,
paye scrupuleusement les dettes de l'Etat, et se fait adorer du peuple. Entendez-vous,
peuple français, peuple grossier,
. . . . .Quoi ! toujours les plus grandes merveilles
Sans ébranler ton coeur frapperont tes oreilles !
Une chambre de bons jacobins, qu'on appellerait des modérés , ou point de chambres, voilà
le système du parti. Dans l'une ou l'autre chance, il y a tout à gagner pour lui : avec des
modérés de cette nature, on peut tout détruire ; avec un ministère à soi, on arrive également
à tout. Bientôt ces libéraux , qui poussent à l'arbitraire, feraient un crime à la couronne de cet
arbitraire qu'ils conseillent.
Je frémis en déroulant un plan si bien ordonné, et dont le résultat est infaillible, à moins qu'on
ne se hâte d'y apporter remède. Qui ne serait inquiet en voyant une armée qui manoeuvre si
bien, qui mine, attaque, envahit, fait usage de toutes les armes, enrôle les ambitieux et séduit
les faibles, qui se donne les honneurs d'une opinion indépendante, en prêchant l'autorité
absolue ; faction pourtant sans talents réels, mais douce d'astuce ; faction lâche, poltronne,
facile à écraser, que l'on peut faire rentrer en terre d'un seul mot, mais qui, lorsqu'elle aura
tout gangrené, tout corrompu, lorsqu'il n'y aura plus de danger pour elle, lèvera subitement la
tête, arrachera sa couronne de lis, et prenant le bonnet rouge pour diadème, offrira cette
pourpre à l'illégitimité ?
Mais comment pouvez-vous croire, me dira-t-on, que tels et tels hommes, si connus par leurs
sentiments royalistes, par leurs actions me, par leur caractère moral et religieux, parce
qu'ils sont dans un système politique contraire au votre, entrent dans une conjuration contre
les Bourbons ?
Cette objection est grande pour ceux qui n'y regardent pas de près et qui jugent sur les
dehors ; la réponse est facile.
Celui-ci donc a servi le roi toute sa vie ; mais il est ambitieux, il n'a point de fortune, il a
besoin de places, il a vu la faveur aller à une certaine opinion, et il s'est jeté de ce côté.
Celui-là avait été irréprochable jusqu'aux Cent Jours ; mais pendant les Cent Jours il a été
faible, et dès lors il est devenu irréconciliable ; on punit les autres de la faute qu'on a faite,
surtout quand cette faute décèle autant le manque de jugement que la faiblesse du caractère
; les grands intérêts sont moins ennemis des Bourbons que les petites vanités.
Tel pendant les Cent Jours a é héroïque, mais depuis les Cent Jours son orgueil a été
blessé, une querelle particulière l'a fait passer sous les drapeaux qu'il a combattus. Tel est
religieux, mais on lui a persuadé qu'en parlant à présent des intérêts de l'Eglise on manquait
de prudence, et qu'on nuisait à ces intérêts par trop de précipitation. Tel chérit la monarchie
légitime, mais abhorre la noblesse et n'aime pas les prêtres, Tel est attaché aux Bourbons,
les a servis, les servirait encore : mais il veut aussi la liberté, les résultats politiques de la
révolution, et il s'est mis ridiculement, en tête que les royalistes veulent détruire la liberté et
revenir sur tout ce qui a été fait. Tel pourrait croire à quelques dangers, s'il n'était convaincu
que ceux qui les signalent ne crient que parce qu'ils sont mécontents, que parce qu'ils ont été
déjoués dans leurs intrigues et leurs ambitions particulières. Tels enfin, et c'est le plus grand
nombre, sont frivoles ou pusillanimes, ne veulent que la tranquillité et les plaisirs, craignent
jusqu'à la pensée de ce qui pourrait les troubler, et se rangent du côté de la puissance,
croyant embrasser le parti du repos.
Toutes ces personnes ne trahissent pas la monarchie gitime, mais elles servent
d'instruments à la faction qui la trahit : en les voyant soutenir des hommes pervers et des
opinions révolutionnaires, la foule, qui ne raisonne pas, croit que la raison est du côté de ces
opinions et de ces hommes pervers. Ils entraînent ainsi par l'autorité de leur exemple et
affaiblissent le bataillon des fidèles. Quand l'événement viendra les réveiller ; quand, surpris
par la catastrophe, ils s'apercevront qu'ils ont été les dupes des misérables qu'ils protègent,
qu'ils ont servi de marchepied à l'usurpation, alors ils se feront loyalement tuer aux pieds du
monarque, mais la monarchie sera perdue.
Chapitre XLVI Politique extérieure du système des intérêts révolutionnaires
Comment parlerai-je du dernier appui que cherchent les intérêts révolutionnaires ? Qui aurait
jamais imaginé que des Français, pour conserver de misérables places, pour faire triompher
les principes de la révolution, pour amener la destruction de la légitimité, iraient jusqu'à
s'appuyer sur des autorités autres que celles de la patrie, jusqu'à menacer ceux qui ne
pensent pas comme eux de forces qui, grâce au ciel ! ne sont pas entre leurs mains ?
Mais vous qui nous assurez, les yeux brillants de joie, que les étrangers veulent vos
systèmes (ce que je ne crois pas du tout), vous qui semblez mettre vos nobles opinions sous
la protection des baïonnettes européennes, ne reprochiez-vous pas aux royalistes de revenir
dans les bagages des alliés ? Ne faisiez-vous pas éclater une haine furieuse contre les
princes généreux qui voulaient délivrer la France de la plus infâme oppression ? Que sont
donc devenus ces sentiments héroïques ? Français si fiers, si sensibles à l'honneur, c'est
vous-mêmes qui cherchez aujourd'hui à me persuader qu'on vous permet tels sentiments, ou
qu'on vous commande telle opinion. Vous ne mouriez pas de honte lorsque vous proclamiez
pendant la session qu'un ambassadeur voulait absolument que le projet du ministère passât,
que la proposition des chambres fût rejetée. Vous voulez que je vous croie, quand vous
venez me dire aujourd'hui (ce qui n'est sûrement qu'une odieuse calomnie) qu'un ministre
français a passé trois heures avec un ministre étranger pour aviser au moyen de dissoudre la
chambre des députés ! Vous racontez confidemment qu'on a communiqué une ordonnance à
un agent diplomatique, et qu'il l'a fort approuvée : et ce sont des sujets d'exaltation et de
triomphe pour vous ! Quel est le plus Français de nous deux, de vous qui m'entretenez des
étrangers quand vous me parlez des lois de ma patrie, de moi qui ai dit à la chambre des
pairs les paroles que je répète ici : " Je dois sans doute au sang français qui coule dans mes
veines cette impatience que j'éprouve quand pour déterminer mon suffrage on me parle
d'opinions placées hors de ma patrie ; et si l'Europe civilisée voulait m'imposer la Charte,
j'irais vivre à Constantinople. "
Ainsi la faction a mis les royalistes dans cette position critique : s'ils veulent combattre le
système des intérêts révolutionnaires, on les menace de l'Europe pour les forcer au silence ;
si cette menace leur ferme la bouche, on fait marcher en paix le système destructeur, et avec
lui la conspiration contre la légitimité.
Eh bien ! ce sera moi qui, à mes risques et périls, élèverai la voix ; moi qui signalerai cette
abominable intrigue du parti qui veut notre perte. Et comment les mauvais Français qui
soutiennent leurs sentiments par une si lâche ressource ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils vont
directement contre leur but ? Ils connaissent bien peu l'esprit de la nation. S'il était vrai qu'il y
eût du danger dans les opinions royalistes, vous verriez par cette raison même toute la
France s'y précipiter : un Français passe toujours du côté du péril, parce qu'il est sûr d'y
trouver la gloire.
Au reste, faut-il s'étonner que des hommes qui ont été offrir la couronne des Bourbons à
quiconque voulait la prendre, qui demandaient, selon leur expression, une pique et un
bonnet de cosaque plutôt qu'un descendant de Henri IV, faut-il s'étonner que leur politique
ressemble à leurs affections ? Comprendraient-ils que ce n'est pas en se mettant sous les
pieds d'un maître qu'on se fait respecter ; qu'une conduite noble est sans danger ? Tenez
fidèlement vos traités ; payez ce que vous devez ; donnez, s'il le faut, votre dernier écu ;
vendez votre dernier morceau de terre, la dernière dépouille de vos enfants, pour payer les
dettes de l'Etat ; le reste est à vous ; vous êtes nus, mais vous êtes libres.
Eloignons de vaines terreurs : les princes de l'Europe sont trop magnanimes pour intervenir
dans les affaires particulières de la France. Ils ont adopté cette haute politique de Burke : "
La France, dit ce grand homme d'Etat, doit être conquise et rétablie par elle-même, en la
laissant à sa propre dignité. Il serait peu honorable, il serait peu décent, il serait encore moins
politique pour les puissances étrangères, de se mêler des petits détails de son administration
intérieure, dans lesquels elles ne pourraient se montrer qu'ignorantes, incapables et
oppressives [ Remarks on the Policy of the Allies with respect to France , p. 146. Octobre 1793. (N.d.A.)] . " Les alliés ont eux-
mêmes délivré leur propre pays du joug des Français ; ils savent que les nations doivent jouir
de cette indépendance qu'on peut leur arracher un moment, mais qu'elles finissent toujours
par reconquérir : spoliatis arma supersunt . Si, lors me que notre roi n'était pas encore
rentré dans sa patrie, les monarques de l'Europe ont eu la générosité de déclarer qu'ils ne
s'immisceraient en rien dans le gouvernement intérieur de la France, nous persuadera-t-on
aujourd'hui qu'ils veulent s'en mêler ? Nous persuadera-t-on qu'ils s'alarment de ces débats,
qui sont de la nature même du gouvernement représentatif ? qu'ils ont trouvé mauvais que
nous ayons discuté l'existence de la cour des comptes et l'inamovibilité des juges ? qu'ils
vont s'armer parce que nos députés veulent rendre quelque splendeur à des autels arrosés
du sang de tant de martyrs, ou parce qu'ils ont cru devoir éloigner les assassins de Louis XVI
? N'est-ce pas insulter ces grands monarques que de nous les représenter accourant au
secours d'un spoliateur ou d'un régicide, faisant marcher leurs soldats pour soutenir un
receveur d'impôts qui chancelle ou un ministre qui tombe ?
L'Europe n'a pas moins d'intérêt que les vrais Français à défendre la cause de la religion et
de la légitimité : elle doit voir avec plaisir le zèle de nos députés à repousser les doctrines
funestes qui l'ont mise à deux doigts de sa perte. Quand nos tribunes retentissaient de
blasphèmes contre Dieu et contre les rois, les rois, justement épouvantés, ont pris les
armes : vont-ils aujourd'hui marcher contre ceux qui font des efforts pour ramener les
peuples à la crainte de Dieu et à l'amour des rois ? Qui a fait la guerre à l'Europe ? qui l'a
ravagée ? qui a insulté tous les princes ? qui a ébranlé tous les trônes ? Ne sont-ce pas les
hommes que les royalistes combattent ? Certes, si, par la permission de la divine providence,
on voyait aujourd'hui les princes de la terre soutenir les auteurs de tous leurs maux ; s'ils
prêtaient la main à la destruction des autels, au renversement de la morale et de la justice,
de la véritable liberté et de la royauté légitime, il faudrait reconnaître que la révolution
française n'est que le commencement d'une révolution plus terrible ; il faudrait reconnaître
que le christianisme, prêt à disparaître de l'Europe, la menace, en se retirant, d'un
bouleversement général. Les grandes catastrophes dans l'ordre politique accompagnent
toujours les grandes altérations dans l'ordre religieux : tant il est vrai que la religion est le vrai
fondement des empires !
Hommes de bonne foi, qui ne suivez que par une sorte de fatalité le système des intérêts
révolutionnaires, j'ai rempli ma tâche ; vous êtes avertis ; vous voyez maintenant où ce
système vous mène : me croirez-vous ? Je ne le pense pas. Vous prendrez pour les
passions d'un ennemi ce qui est la franche et sincère conviction d'un honnête homme. Un
jour peut-être il n'en sera plus temps ; vous regretterez de ne m'avoir pas écouté : vous
reconnaîtrez alors quels étaient et quels n'étaient pas vos amis. Vous vous confiez
aujourd'hui à des hommes qui flattent vos passions, caressent votre humeur, chatouillent vos
faiblesses ; à des hommes qui vous égarent, qui tiennent derrière vous sur votre compte les
propos les plusprisants, et sont les premiers à rire de ce qu'ils appellent votre incapacité.
Ils vous poussent à des fautes dont ils profitent. Vous croyez qu'ils vous servent avec zèle :
les uns ne veulent que votre place, les autres que la ruine du trône que vous soutenez. Je
vous le prédis, et j'en suis certain, vous n'arriverez point au but en suivant le système des
intérêts révolutionnaires : vous pouvez y toucher ; une fatale illusion vous trompe. Athamas,
jouet d'une puissance ennemie, croyait déjà reconnaître le port d'Ithaque, le temple de
Minerve, la forteresse et la maison d'Ulysse ; il croyait déjà voir au milieu de ses sujets
tranquilles, dans l'antique palais de Laerte, ce roi si fameux par sa sagesse, qui revenu de
l'exil, éprouvé par le malheur, avait appris à connaître les hommes : mais quand le nuage vint
à se dissiper, Athamas ne vit plus qu'une terre inconnue, vivait un peuple en butte aux
factions, en guerre avec ses voisins, et que gouvernait un roi étranger, poursuivi par la colère
des dieux.
Chapitre XLVII Est-il un moyen de rendre le repos à la France ?
Je laisserais trop d'amertume dans le coeur des bons Français en terminant ainsi mon travail.
L'ouvrage, d'ailleurs, ne serait pas complet. Si j'ai exposé sans déguisement les périls dont
nous sommes menacés, parce que j'ai pensé qu'il étaitcessaire de nous réveiller au bord
de l'abîme ; si j'ai des craintes vives et fondées, j'ai aussi des espérances qui balancent ces
craintes : le mal est grand, le remède est infaillible.
Dans aucun de mes écrits, je n'ai jamais rien avancé qu'avec défiance. Pour la première fois
de ma vie, j'oserai prendre le langage affirmatif ; j'oserai proposer un moyen que je crois
propre à rendre le repos à la France. Ce moyen s'est sans doute présenté à beaucoup
d'autres esprits : il est si simple ! mais il n'a jusque ici, du moins que je sache, été suivi ni
développé par personne. Les préjugés, les passions, les intérêts, empêcheront peut-être de
l'employer aujourd'hui ; mais je n'hésite point à prononcer qu'il faudra ou que l'administration
l'adopte ou que la France périsse.
Je vais dérouler mon plan ; ce n'est point une utopie : en fait de gouvernement, il ne faut que
des choses pratiques.
Chapitre XLVIII Principes généraux dont on s'est écarté
Les premières sociétés ont pu être formées par une agrégation d'hommes que réunissaient
des intérêts et des passions ; mais elles ne se sont conservées qu'autant qu'elles ont établi
dans leur sein la religion, la morale et la justice.
Aucune révolution n'a fini que l'on ne soit revenu à ces trois principes fondamentaux de toute
humaine société.
Aucun changement politique chez un peuple n'a pu se consolider qu'il n'ait eu pour base
l'ancien ordre politique auquel il a succédé.
Quand les rois disparurent de Rome, il n'y eut presque rien de changé dans Rome ; les dieux
surtout restèrent au Capitole.
Quand Charles II remonta sur le trône de ses pères, la religion recouvra sa force, ses
richesses et sa splendeur. On punit quelques criminels ; on écarta quelques hommes faibles.
Le parlement conserva les droits politiques qu'il avait acquis ; le reste reprit son cours et
marcha avec les anciennes moeurs.
Voilà ce que nous n'avons pas voulu faire ; et voilà pourquoi la monarchie légitime est
menacée de nouveaux malheurs.
Chapitre XLIX Système d'administration à substituer à celui des intérêts révolutionnaires
D'après les principes que je viens de rappeler, voici le système à suivre pour sauver la
France. Il faut conserver l'ouvrage politique, résultat de la révolution, consacré par la Charte,
mais extirper la révolution de son propre ouvrage, au lieu de l'y renfermer, comme on l'a fait
jusqu'à ce jour.
Il faut, autant que possible, mêler les intérêts et les souvenirs de l'ancienne France dans la
nouvelle, au lieu de les en séparer ou de les immoler aux intérêts révolutionnaires.
Il faut bâtir le gouvernement représentatif sur la religion, au lieu de laisser celle-ci comme
une colonne isolée au milieu de l'Etat.
Ainsi je veux toute la Charte, toutes les libertés, toutes les institutions amenées par le temps,
le changement des moeurs et le progrès des lumières, mais avec tout ce qui n'a pas péri de
l'ancienne monarchie, avec la religion, avec les principes éternels de la justice et de la
morale, et surtout sans les hommes trop connus qui ont causé nos malheurs.
Quelle singulière chose de prétendre donner à un peuple des institutions généreuses,
nobles, patriotiques, indépendantes, et d'imaginer qu'on ne peut établir ces institutions qu'en
les confiant à des mains qui n'ont été ni généreuses, ni nobles, ni patriotiques, ni
indépendantes ! de croire qu'on peut former un présent sans un passé, planter un arbre sans
racines, une société sans religion ! C'est faire le procès à tous les peuples libres ; c'est renier
le consentement unanime des nations, c'est mépriser l'opinion des plus beaux génies de
l'antiquité et des temps modernes.
Mon projet a du moins l'avantage d'être conforme aux règles du sens commun et d'accord
avec l'expérience des siècles. L'exécution en est facile ; il vaut la peine d'être essayé.
Qu'avons-nous gagné à suivre l'ornière nous nous traînons depuis trois ans ? Tâchons
d'en sortir. Nous avons déjà brisé le char une fois ; si nous nous obstinons de nouveau, nous
n'arriverons pas au terme du voyage.
Chapitre L Développement du système : comment le clergé doit être employé dans la
restauration
Lorsque Dagobert fit rebâtir Saint-Denis, il jeta dans les fondations de l'édifice ses joyaux et
ce qu'il avait de plus précieux : jetez ainsi la religion et la justice dans les fondations de notre
nouveau temple.
Toutes les propositions de la chambre des députés relativement au clergé non seulement
étaient justes autant que morales, mais encore éminemment politiques. Les esprits
superficiels n'ont point vu cela : mais que voient-ils ?
Voulez-vous faire aimer et respecter les institutions nouvelles ? Que le clergé aime et prêche
de coeur les institutions. Conduisez-les à l'antique autel de Clovis avec le roi ; qu'elles y
soient marquées de l'huile sainte ; que le peuple assiste à leur sacre, si j'ose m'exprimer
ainsi, et leur règne commencera. Jusqu'à ce moment la Charte manquera de sanction aux
yeux de la foule : la liberté qui ne nous viendra pas du ciel nous semblera toujours l'ouvrage
de la révolution, et nous ne nous attacherons point à la fille de nos crimes et de nos
malheurs. Que serait-ce en effet qu'une Charte que l'on croirait en péril toutes les fois que
l'on parlerait de Dieu et de ses prêtres ? une liberté dont les alliés naturels seraient l'impiété,
l'immoralité et l'injustice ?
Mais pour que le clergé s'attache à votre gouvernement, levez donc l'espèce de proscription
dont il est encore frappé, et qui semble tenir à ce gouvernement même ; faites que celui qui
distribue le pain de vie puisse donner la charité au lieu de la recevoir, et que, prenant part lui-
même à l'ordre politique, le ministre de Dieu ne soit plus étranger aux hommes.
Ainsi, permettez aux Eglises d'acquérir ; rendez-leur le reste des domaines sacrés non
encore vendus. Il est prouvé, par l'exemple de la Grande-Bretagne, que l'existence d'un
clergé propriétaire n'est point incompatible avec celle d'un gouvernement constitutionnel. Dire
que parce que l'Eglise possédera quelques terres le clergé redeviendra un corps politique en
France, c'est une chimère que les ennemis de la religion mettent en avant sans y croire. Ils
savent parfaitement combien nos moeurs et nos idées s'opposent aujourd'hui à tout
envahissement du clergé. Ne voyons-nous pas des gens tout aussi sincères craindre à
présent la puissance de la cour de Rome ? Ceux qui crient aujourd'hui aux papistes , disait le
docteur Johnson, auraient crié au feu pendant le déluge.
On fait valoir la générosité, la patience, la résignation du clergé, qui ne demande rien, qui
souffre en silence pendant que tout le monde murmure et réclame quelque chose. Il est
curieux d'argumenter de ses vertus pour le laisser mourir de faim ; c'est pour ces vertus
mêmes qu'il faut lui donner.
Qui recevra les biens dont je veux qu'on remette la jouissance au clergé ? Les biens
n'appartenaient pas aux églises en général : ils étaient le patrimoine particulier d'ordres
monastiques, d'abbayes, d'évêchés même qui n'existent plus.
Que j'aime à voir ces tendres sollicitudes et ces soucis vraiment paternels ! Mais rendez
toujours, et laissez faire ceux à qui vous aurez rendu. Il est probable que l'Eglise, qui ne
s'entend pas trop mal en administration, trouvera moyen, aussi bien que vous, de gérer et de
répartir quelques chétives propriétés.
Le clergé sera donc organisé ; il aura donc un conseil administratif. Quel mal cela vous fera-t-
il ? Les villes, les communes, les fabriques, les hôpitaux, ne possèdent-ils pas, n'ont-ils pas
aussi des assemblées pour diriger leurs affaires ?
Par cette opération salutaire, le peuple se trouvera d'abord soulagé d'une partie de l'impôt
qu'il paye pour le culte. A mesure que les églises acquerront, on diminuera les secours que
l'Etat est obligé de leur fournir.
Le clergé reprendra en même temps cette dignité qui naît de l'indépendance. Devenu
propriétaire, ou du moins trouvant une existence honorable dans les propriétés de l'Eglise, il
s'intéressera à la propriété commune. Cet acte de justice l'attachera au gouvernement ;
engagé par la reconnaissance, vous aurez bientôt dans vos rangs un auxiliaire dont la force
égalera le zèle.
Augmentez ensuite son penchant pour la monarchie nouvelle, en lui rendant, partout cela
sera possible, la tenue des registres de l'état civil.
Quand le législateur peut choisir entre deux institutions, il doit préférer la plus morale à celle
qui l'est moins. Le chrétien reçu par un prêtre en venant au monde, inscrit sous le nom et la
protection d'un saint à l'autel du Dieu vivant, semble, pour ainsi dire, protester, en naissant,
contre la mort, et prendre acte de son immortalité. L'Eglise, qui l'accueille à son premier
soupir, paraît lui apprendre encore que les premiers devoirs de l'homme sont les devoirs de
la religion, et ceux-là renferment tous les autres. Ces idées si nobles et si utiles ne
s'attachent point aux registres purement civils : c'est un catalogue d'esclaves pour la loi et de
conscrits pour la mort.
Il n'y a aucun doute que l'éducation publique ne doive être remise entre les mains des
ecclésiastiques et des congrégations religieuses aussitôt qu'on le pourra : c'est le voeu de la
France.
Que la pairie appartienne au siège de tous les archevêchés de France ; qu'il y ait dans la
chambre des pairs le banc des évêques, comme il existe dans la chambre des lords en
Angleterre. Je ne vois rien qui puisse empêcher encore qu'un ecclésiastique soit élu membre
de la chambre des députés ; la Charte ne s'y oppose pas, s'il est propriétaire ; cela ne
blesserait ni nos moeurs ni nos souvenirs, puisque le clergé formait autrefois le premier ordre
de nos états généraux, et que nous sommes également accoutumés à l'entendre parler dans
la chaire et dans les assemblées politiques.
Je ne doute point que le clergé, tenant au sol de la France par la propriété des églises,
prenant une part active à nos institutions civiles et politiques, ne fournit en même temps une
classe de citoyens aussi dévoués que nous-mêmes à la Charte. Depuis le commencement
de la monarchie jusqu'à nos jours, il est incontestable que les talents supérieurs se sont
trouvés placés dans l'Eglise ; elle a fourni nos plus grands ministres, comme elle nous a
donné nos plus éloquents orateurs et nos premiers écrivains. Répandus dans le corps social,
les prêtres y porteraient une influence salutaire ; ils guériraient les plaies faites par la
révolution, apaiseraient le bouillonnement des esprits, corrigeraient les moeurs, rétabliraient
peu à peu les idées d'ordre et de justice, déracineraient les fausses doctrines, introduiraient
de toutes parts la religion, qui est le ciment des institutions humaines, et la morale, qui donne
la perpétuité à la politique.
Mais l'esprit du clergé ne sera-t-il pas en opposition avec l'esprit du gouvernement
constitutionnel ? Et depuis quand la religion chrétienne est-elle ennemie d'une liberté réglée
par les lois ? L'Evangile n'a-t-il pas été prêché à toute la terre ? N'est-ce pas un de ses
caractères divins que de pouvoir s'appliquer à toutes les formes de la société ?
Dans le moyen âge, l'Italie était couverte de républiques, et l'Italie était catholique comme
aujourd'hui. Les trois cantons d'Uri, de Schwitz et d'Underwald ne professent-ils pas
également la religion catholique ? Et n'y a-t-il pas déjà quatre siècles qu'ils ont don à
l'Europe barbare l'exemple de la liberté ? En Angleterre, un clergé riche et puissant est le
plus ferme appui du trône, comme de la constitution britannique ; et le temps n'est pas
éloigné sans doute le clergé catholique irlandais jouira des bienfaits de cette belle
constitution.
Enfin, si vous laissez, comme on l'a fait jusque ici, le clergé en dehors de tout, vous le
rendrez nécessairement ennemi, ou du moins indifférent ; une grande partie de l'opinion le
suivra, et se détachera de vous. Ce clergé, tout pauvre, tout misérable que vous l'aurez
laissé, créera malgré vous un empire dans un empire. Il se rappellera bien plus le rang qu'il
occupait jadis en France quand vous le tiendrez à l'écart que lorsque vous l'aurez admis à
tout ce qu'il peut être. S'il se plaignait alors, ce serait sans justice, car il faut bien qu'il
supporte les modifications éprouvées par les ordres de l'Etat.
Au reste, lorsque j'insiste, comme premier moyen de salut, sur la nécessité de faire rentrer la
religion dans la monarchie, je ne prétends aller ni au delà ni en deçà du siècle : la raison est
mon guide, et je sais très bien ce qui se peut et ce qui ne se peut pas. Sur ce point, j'ai
exposé ma doctrine à la chambre des pairs ; qu'il me soit permis de la rappeler.
" Plus le haut rang de la pairie, disais-je en parlant sur la loi des élections, semble nous
éloigner de la foule, plus nous devons nous montrer les zélés défenseurs des privilèges du
peuple. Attachons-nous fortement à nos nouvelles institutions, empressons-nous d'y ajouter
ce qui leur manque. Pour relever l'autel avec des applaudissements unanimes, pour justifier
la rigueur que nous avons déployée dans la poursuite des criminels, soyons généreux en
sentiments politiques ; réclamons sans cesse tout ce qui appartient à l'indépendance et à la
dignité de l'homme. Quand on saura que notre sévérité religieuse n'est point de la bigoterie ;
que la justice que nous demandons pour les prêtres n'est point une inimitié secrète contre les
philosophes ; que nous ne voulons point faire rétrograder l'esprit humain ; que nous désirons
seulement une alliance utile entre la morale et les lumières, entre la religion et les sciences,
entre les bonnes moeurs et les beaux arts, alors rien ne nous sera impossible, alors tous les
obstacles s'évanouiront, alors nous pourrons espérer le bonheur et la restauration de la
France. Trois choses, messieurs, feront notre salut : le roi, la religion et la liberté. C'est
comme cela que nous marcherons avec le siècle et avec les siècles, et que nous mettrons
dans nos institutions la convenance et la durée. "
Chapitre LI Comment la noblesse doit entrer dans les éléments de la restauration
La noblesse, comme le clergé, doit se mêler à nos institutions, pour apporter dans la société
nouvelle la tradition de l'ancien honneur, la délicatesse des sentiments, le pris de la
fortune, le désintéressement personnel, la foi des serments, cette fidélité dont nous avons un
si grand besoin, et qui est la vertu distinctive d'un gentilhomme ; mais sur ce point j'ai peu de
choses à désirer, et la noblesse est venue tout naturellement, en vertu de la Charte, prendre
place dans le nouveau gouvernement.
Je me suis fort étendu dans les Réflexions politiques sur l'ancienne noblesse de France et
sur les avantages qu'elle trouverait dans la monarchie représentative. Je lui avais prédit que
ceux de ses membres qui n'entreraient pas d'abord dans la chambre des pairs trouveraient la
plus belle carrière ouverte dans la chambre des putés. Je lui avais prédit encore qu'elle
prendrait goût à l'ordre politique actuel. Avais-je tort ? il y a tel gentilhomme aujourd'hui
député qui certes n'aurait jamais cru arriver aux opinions où il est parvenu dans le cours de la
session dernière. C'est le résultat naturel des choses : on s'attache à ce que l'on fait, on aime
ce qui nous procure des succès. Je le demande à ceux qui ont brillé dans cette assemblée, à
ceux dont on a retenu les discours, à ceux dont la France et l'Europe répètent les noms, si le
gouvernement représentatif leur paraît aujourd'hui contraire à leurs intérêts véritables ?
Combien ils doivent être heureux de se voir environnés d'hommages, reçus en triomphe,
pour avoir défendu à la fois le roi et le peuple, pour avoir fait entendre le langage de la
religion, de la justice, de la loyauté et de l'honneur, depuis si longtemps oublié !
Les jalousies entre les ordres de l'Etat, premier principe de notre révolution, disparaîtront
nécessairement un jour, par la composition naturelle de la chambre des putés : ce qu'on
appelait autrefois le noble et le bourgeois, réunis pour le bien de la patrie, apprendront à
s'estimer les uns les autres. Fiers de porter ensemble le beau nom de députés du peuple
français, ils n'admettront plus entre eux que cette inégalité qui vient de la différence des
talents et de la diversité des vertus.
Je suis donc persua que l'ancienne noblesse de France, qui a déjà rejoint à l'armée tous
ses nouveaux compagnons d'armes, faits nobles par le courage et par l'honneur, cette
noblesse qui vient de prendre une part si brillante à l'ordre politique, aura bientôt fait taire
tous les regrets, et qu'elle deviendra un aussi ferme soutien de la monarchie représentative
qu'elle le fut de l'ancienne monarchie. La libern'est point étrangère à la noblesse française,
et jamais elle ne reconnut dans nos rois de puissance absolue que sur son coeur et sur son
épée.
Chapitre LII Continuation du précédent. Qu'il faut attacher les hommes d'autrefois à la
monarchie nouvelle. Eloge de cette monarchie. Conclusion
Depuis la restauration, quelques hommes de bonne foi, dupes des intérêts révolutionnaires,
se sont efforcés de convertir les hommes d'aujourd'hui à l'ancienne royauté : c'est le contre-
pied du vrai système. Ce sont les hommes d'autrefois qu'il faut réconcilier avec les nouvelles
institutions.
Je conviens que nos malheurs ont pu faire naître contre le gouvernement représentatif des
préjugés fort légitimes. Mais si l'ancien régime ne peut se rétablir, comme je crois l'avoir
rigoureusement démontré dans les Réflexions politiques , que voudrait-on mettre à sa
place ? Et d'ailleurs cet ancien régime, tout admirable qu'il pouvait être, n'avait-il pas eu,
comme l'ordre des choses actuel, ses temps de crise et de détresse ? Nos vieillards, se
rappelant les jours sereins qui ont précédé nos tempêtes, peuvent croire qu'un calme aussi
parfait était uniquement à la bonne constitution de l'ancien gouvernement ; mais si nous
pouvions interroger nos pères qui vivaient du temps de la Ligue, nous les entendrions peut-
être accuser ce gouvernement aujourd'hui l'objet de nos regrets. Tout peut devenir cause de
crimes, les principes les meilleurs, les plus saints établissements ; les hommes
conserveraient peu de chose s'ils rejetaient toutes les institutions qui ont été le prétexte ou le
résultat de leurs malheurs.
La monarchie représentative peut n'être pas parfaite, mais elle a des avantages
incontestables. Y a-t-il guerre au dehors, agitation au dedans, elle se change en une espèce
de dictature par la suspension de certaines lois. Une chambre est-elle factieuse, elle est
arrêtée par l'autre, ou dissoute par le roi. Le temps fait-il monter sur le trône un prince
ennemi de la liberté publique, les chambres préviennent l'invasion de la tyrannie. Quel
gouvernement peut imposer des taxes plus pesantes, lever un plus grand nombre de
soldats ? Les lettres et les arts fleurissent particulièrement sous cette monarchie : qu'un roi
meure dans un empire despotique, les travaux qu'il a commencés sont interrompus. Avec
des chambres toujours vivantes, sans cesse renouvelées, rien n'est jamais abandonné. Elles
ressemblent sous ce rapport à ces grands corps religieux et littéraires qui ne mouraient point,
et qui amenaient à terme les immenses ouvrages que des particuliers n'auraient jamais pu
entreprendre, encore moins perfectionner et finir.
Chaque homme trouve sa place naturelle dans cette sorte de gouvernement, qui emploie
nécessairement les talents et les lumières, qui sait se servir de tous les rangs comme de tous
les âges.
En France, autrefois, que devenaient la plupart des hommes lorsqu'ils avaient atteint l'âge
destiné à recueillir les fruits que la jeunesse a promis [Cic., de Senect . (N.d.A.)] ? Que leur restait-il à
faire dans la plénitude de leurs ans, alors qu'ils jouissaient de toutes les facultés de leur
esprit ? A charge aux autres et à eux-mêmes, dépouillés de ces passions qui animent la
jeunesse, ou de ces avantages qui la font rechercher, ils vieillissaient dans une garnison,
dans un tribunal, dans les antichambres de la cour, dans les sociétés de Paris, dans le coin
d'un vieux château, oisifs par état, soufferts plutôt que désirés, n'ayant pour toute occupation
que l'historiette de la ville, la séance académique, le succès de la pièce nouvelle, et pour les
grands jours la chute d'un ministre. Tout cela était bien peu digne d'un homme. N'était-il pas
assez dur de ne servir à rien dans l'âge l'on est propre à tout ? Aujourd'hui les mâles
occupations qui remplissaient l'existence d'un Romain, et qui rendent la carrière d'un Anglais
si belle, s'offriront à nous de toutes parts. Nous ne perdrons plus le milieu et la fin de notre
vie ; nous serons des hommes quand nous aurons cessé d'être jeunes gens. Nous nous
consolerons de n'avoir plus les illusions du premier âge, en cherchant à devenir des citoyens
illustres : on n'a rien à craindre du temps quand on peut être rajeuni par la gloire.
Telles sont les considérations qu'il est à propos de présenter aux hommes de probité et de
vertu, qui, déjà repoussés par votre ingratitude et vos faux systèmes, n'auraient encore pour
nos institutions nouvelles que de l'éloignement et du dégoût. Hâtons-nous de les appeler à
notre secours. On a fait tant d'avances pour gagner des gens suspects ! faisons quelques
efforts pour environner le trône de serviteurs fidèles. C'est à ceux-ci qu'il appartient de diriger
les affaires : ils rendront meilleur tout ce qui leur sera confié ; les autres gâtent tout ce qu'ils
touchent. Qu'on ne mette plus les honnêtes gens dans la dépendance des hommes qui les
ont opprimés, mais qu'on donne les bons pour guides aux méchants : c'est l'ordre de la
morale et de la justice. Confiez donc les premières places de l'Etat aux véritables amis de la
monarchie légitime. Vous en faut-il un si grand nombre pour sauver la France ? Je n'en
demande que sept par département : un évêque, un commandant, un préfet, un procureur du
roi, un président de la cour prévôtale, un commandant de gendarmerie, et un commandant
de gardes nationales. Que ces sept hommes-là soient à Dieu et au roi, je réponds du reste.
Mais il ne faut pas qu'un ministère entrave, retienne, paralyse, tracasse, tourmente,
persécute et destitue ces sept hommes ; qu'il leur donne tort en toute occasion contre les
malveillants et les conspirateurs. Aussi, point de ministres et de chefs de direction suspects,
ou dans le système des intérêts moraux révolutionnaires. Que les premiers administrateurs
ne persécutent personne ; qu'ils soient doux, indulgents, tolérants, humains ; qu'ils ne
souffrent aucune réaction ; qu'ils embrassent franchement la Charte, et respectent toutes nos
libertés. Mais qu'en même temps ils aient l'horreur des méchants ; qu'ils donnent la
préférence à la vertu sur le vice ; qu'ils ne fassent pas consister l'impartialité à placer ici un
honnête homme et un homme pervers ; qu'ils favorisent toutes les lois justes ; qu'ils
appuient hautement et ouvertement la religion ; qu'ils soient dévoués au roi et à la famille
royale, jusqu'à la mort, s'il le faut, et la France sortira de ses ruines.
Quant à ces hommes capables, mais dont l'esprit est faussé par la révolution, à ces hommes
qui ne peuvent comprendre que le trône de saint Louis a besoin d'être soutenu par l'autel et
environné des vieilles moeurs, comme des vieilles traditions de la monarchie, qu'ils aillent
cultiver leur champ. La France pourra les rappeler, quand leurs talents, lassés d'être inutiles,
seront sincèrement convertis à la religion et à la légitimité.
Pour ce qui est du troupeau des administrateurs subalternes, il serait insensé de les juger
avec rigueur : donnez-leur des chefs fidèles, des gardiens sûrs et vigilants, et vous n'aurez
rien à craindre ; d'ailleurs le temps des épurations est passé.
Dans le mouvement à donner aux affaires, consultez le génie des Français ; que
l'administration soit économe sans être mesquine qu'elle soit surtout ferme, surveillante et
animée.
" Sire, disais-je au roi dans mon Rapport fait à Gand , éviter les excès de Buonaparte, ne pas
trop multiplier, à son exemple, les actes administratifs, était une pensée sage et utile.
Cependant, depuis vingt-cinq ans les Français s'étaient accoutumés au gouvernement le plus
actif que l'on ait jamais vu chez un peuple : les ministres écrivaient sans cesse ; des ordres
partaient de toutes parts ; chacun attendait toujours quelque chose ; le spectacle, l'acteur, le
spectateur, changeaient à tous les moments. Quelques personnes semblent donc croire
qu'après un pareil mouvement, tendre trop subitement les ressorts serait dangereux. C'est,
disent-elles, laisser des loisirs à la malveillance, nourrir les dégoûts, exciter des
comparaisons inutiles. L'administrateur secondaire, accoutumé à être conduit dans les
choses même les plus communes, ne sait plus ce qu'il doit faire, quel parti prendre. Peut-être
serait-il bon, dans un pays comme la France, si longtemps enchan par les triomphes
militaires, d'administrer vivement dans le sens des institutions civiles et politiques, de
s'occuper ostensiblement des manufactures, du commerce, de l'agriculture, des lettres et des
arts. De grands travaux commandés, de grandes récompenses promises, des prix, des
distinctions éclatantes accordées aux talents, des concours publics, donneraient une autre
tendance aux moeurs, une autre direction aux esprits. Le génie du prince, particulièrement
formé par le règne des arts, répandrait sur eux un éclat immortel. Certains de trouver dans
leur roi le meilleur juge, le politique le plus habile, l'homme d'Etat le plus instruit, les Français
ne craindraient plus d'embrasser une nouvelle carrière. Les triomphes de la paix leur feraient
oublier les succès de la guerre ; ils croiraient n'avoir rien perdu en changeant laurier pour
laurier, gloire pour gloire. "
Les sessions des chambres doivent être courtes, mais rapprochées. Que les projets de loi
soient préparés d'avance avec soin. On apprendra un jour à les resserrer comme en
Angleterre. C'est un vice capital de notre législation que les articles innombrables de nos
projets de loi : ils amènent de force des discussions interminables et des amendements sans
fin. Quand les chambres ne seront plus contrariées, loin d'entraver, elles accroîtront la force
et l'action du gouvernement.
Je ne poursuivrai pas plus loin les développements de mon système. J'ai déjà signalé les
principes les plus utiles dans les premiers chapitres de cet écrit. Il me resterait encore
beaucoup de choses à indiquer touchant l'éducation, les lettres et les arts ; mais il faut finir,
et me borner aux grandes lignes politiques.
Je me résume en quelques mots.
La religion, base du nouvel édifice, la Charte et les honnêtes gens, les choses politiques de
la révolution, et non les hommes politiques de la révolution : voilà tout mon système.
Le contraire de ce système est précisément ce que l'on a adopté. On a toujours voulu les
hommes beaucoup plus que les choses. On a gouverné pour les intérêts, nullement pour les
principes. On a cru que l'oeuvre et le chef-d'oeuvre de la restauration consistait à conserver
chacun à la place qu'il occupait. Cette stérile et timide idée a tout perdu : car les principaux
auteurs de nos troubles ayant des intérêts opposés aux intérêts de la monarchie légitime, ne
pouvant d'ailleurs que détruire, et étant inhabiles à fonder, la restauration n'a point marché, et
la France a été replongée dans l'abîme.
On se rassure vainement sur l'excellent esprit de la garde et de l'armée, sur la bonne
composition de la gendarmerie : ce sont deux grandes choses sans doute, mais elles ne
suffisent pas. Le système des intérêts révolutionnaires aurait bientôt détruit ce bel ouvrage.
Partout il s'insinue, il empoisonne, gâte et corrompt tout. Il détériore le bien, arrête les
choses le plus heureusement commencées, persécute les hommes fidèles, les force à se
retirer, décourage le zèle, favorise les malveillants ; et il triompherait tôt ou tard de la
monarchie légitime.
Dans mon plan, le succès de cette monarchie est assuré ; mais je sais qu'il faut du courage
pour le suivre. Il est plus facile d'attaquer les choses qui se taisent que les hommes qui
crient. Il est plus aisé de renverser une Charte qui ne se défend pas que des intérêts
personnels qui font une vive résistance. Je n'en suis pas moins persuadé qu'il n'y a de salut
que dans la vérité politique que j'expose ici. Si les uns croyaient que l'on peut revenir à toutes
les anciennes institutions ; si les autres pensaient qu'on ne doit gouverner la France qu'avec
les mains qui l'ont déchirée, ce serait de part et d'autre la méprise la plus funeste. La France
veut les intérêts politiques et matériels créés par le temps et consacrés désormais par la
Charte ; mais elle ne veut plus ni les principes ni les hommes qui ont causé nos malheurs.
Hors de là tout est illusion, et l'administration qui ne sentira pas cette vérité tombera dans des
fautes irréparables.
Ma tâche est remplie. Je n'ai jamais écrit un ouvrage qui m'ait tant coûté. Souvent la plume
m'est tombée des mains ; et dans des moments de découragement et de faiblesse, j'ai
quelquefois été tenté de jeter le manuscrit au feu. Quel que soit le succès de cet ouvrage, je
le compterai au moins au nombre des bonnes actions de ma vie. Fais ce que tu dois, arrive
ce que pourra . Pour avertir la France, qui me paraît en péril, pour la réveiller au bord de
l'abîme, il m'a fallu ne rien calculer. J'ai été obligé de tout dire, de heurter de front bien des
hommes, de froisser une multitude d'intérêts. J'ai cru voir le salut de la patrie, comme je le
disais à la chambre des pairs, dans l'union des anciennes moeurs et des formes politiques
actuelles, du bon sens de nos pères et des lumières du siècle, de la vieille gloire de Du
Guesclin et de la nouvelle gloire de Moreau ; enfin dans l'alliance de la religion et de la liberté
fondée sur les lois : si c'est là une chimère, les coeurs nobles ne me la reprocheront pas.
Post-scriptum
La chambre des députés est dissoute. Cela ne m'étonne point ; c'est le système des intérêts
révolutionnaires qui marche : je n'ai donc rien à changer à cet écrit. J'avais prévu le
dénouement, et je l'ai plusieurs fois annoncé. Cette mesure ministérielle sauvera, dit-on, la
monarchie légitime. Dissoudre la seule assemblée qui depuis 1789 ait manifesté des
sentiments purement royalistes, c'est, à mon avis, une étrange manière de sauver la
monarchie !
On a vu, aux chap. IV, V et VI de la Ière partie la doctrine constitutionnelle sur les
ordonnances dans la monarchie représentative. Sous l'ancien régime une ordonnance du roi
était une loi, et personne n'avait le droit de la discuter. Dans notre nouvelle constitution, une
ordonnance n'est forcément qu'une mesure des ministres : tout citoyen a donc le droit de
l'examiner ; et ce qui est un droit pour chaque citoyen est un devoir pour les pairs et pour les
députés. Si une ordonnance mettait la France en péril, les chambres pourraient en accuser
les ministres. Ceux-ci sont donc les véritables auteurs de ces ordonnances, puisqu'ils
peuvent être poursuivis pour ces ordonnances.
Je vais donc, conformément à la raison et aux principes constitutionnels, examiner sans
scrupule l'ordonnance du 5 septembre.
D'abord il eût été mieux de ne faire précéder cette ordonnance par aucun considérant. Le roi
dissout la chambre, parce qu'il en a le droit , parce qu'il le veut. Souverain maître et seigneur,
il ne doit compte de ses raisons à personne : quand il parle seul, tout doit obéir avec joie
dans un profond et respectueux silence. On court aux élections parce qu'il l'ordonne ; et
quand il dit à ses sujets : Je veux , la loi même a parlé. Mais les ministres ayant donné des
motifs dans le considérant ; la chose change de nature. Il faut toujours respecter, adorer la
volonté royale ; hésiter un moment à s'y soumettre serait un crime. Le roi ne peut vouloir que
notre bien, ne peut ordonner que notre bien ; mais les motifs ministériels sont livrés à nos
disputes.
Les ministres rappellent ces sages paroles de l'admirable discours du roi à l'ouverture de la
dernière session : " Aucun de nous ne doit oublier qu'auprès de l'avantage d'améliorer est le
danger d'innover. "
Il peut paraître d'abord un peu singulier que les ministres aient cité cette phrase, car sur qui
le reproche d'innovation tombe-t-il ? Ce n'est pas sur la chambre, qui n'a rien innové : c'est
donc sur l'ordonnance du 13 juillet 1815, qui avait changé quelques articles de la Charte.
C'est donc une querelle d'ordonnance à ordonnance, de ministère à ministère.
Les ministres, qui ont lu le discours du roi (puisqu'ils en citent une phrase dans l'ordonnance
du 5 septembre), n'ont-ils point lu dans ce même discours ce passage, si remarquable : "
Messieurs, c'est pour donner plus de poids à vos délibérations, c'est pour en recueillir moi-
même plus de lumières que j'ai créé de nouveaux pairs, et que le nombre des députés des
départements a été augmenté ? "
Puisqu'ils ont également oublié le considérant de l'ordonnance du 13 juillet 1815, je vais le
leur remettre sous les yeux.
" Nous avions annoncé que notre intention était de proposer aux chambres une loi qui réglât
les élections des députés des départements. Notre projet était de modifier, conformément à
la leçon de l'expérience et au voeu bien connu de la nation, plusieurs articles de la Charte
touchant les conditions d'éligibilité, le nombre des députés et quelques autres dispositions
relatives à la formation de la chambre, à l'initiative des lois et au mode de ses délibérations.
" Le malheur des temps ayant interrompu la session des deux chambres, nous avons pensé
que maintenant le nombre des dépus des départements se trouvait, par diverses causes,
beaucoup trop réduit pour que la nation fût suffisamment représentée ; qu'il importait surtout
dans de telles circonstances que la représentation nationale fût nombreuse, que ses pouvoirs
fussent renouvelés, qu'ils émanassent plus directement des collèges électoraux ; qu'enfin les
élections servissent comme d'expression à l'opinion actuelle de nos peuples.
" Nous nous sommes donc déterminé à dissoudre la chambre des députés et à en convoquer
sans délai une nouvelle ; mais le mode des élections n'ayant pu être réglé par une loi, non
plus que les modifications à faire à la Charte, nous avons pensé qu'il était de notre justice de
faire jouir dès à présent la nation des avantages qu'elle doit recueillir d'une représentation
plus nombreuse et moins restreinte dans les conditions d'éligibilité ; mais voulant cependant
que dans aucun cas aucune modification à la Charte ne puisse devenir définitive que d'après
les formes constitutionnelles, les dispositions de la présente ordonnance seront le premier
objet des délibérations des chambres. Le pouvoir législatif, dans son ensemble, statuera sur
la loi des élections, sur les changements à faire à la Charte dans cette partie, changements
dont nous ne prenons ici l'initiative que dans les points les plus indispensables et les plus
urgents, en nous imposant même l'obligation de nous rapprocher, autant que possible, de la
Charte et des formes précédemment en usage. "
Que de choses dans les motifs de cette ordonnance ! Les ministres qui l'ont faite disent :
Qu'il faut modifier plusieurs articles de la Charte conformément à la leçon de l'expérience et
au voeu bien connu de la nation ; ils assurent que le nombre des députés des départements
se trouve, par diverses causes, beaucoup trop réduit pour que la nation soit suffisamment
représentée ; ils, prétendent qu'il est important que la représentation nationale soit
nombreuse ; que les élections servent comme d'expression à l'opinion de la France . Enfin,
insistant sur le même principe, ils déclarent que bien que le mode des élections n'eut pu
encore être réglé par une loi, il était de la justice de faire jouir dès à présent la nation des
avantages qu'elle doit recueillir d'une représentation plus nombreuse et moins restreinte dans
les conditions de l'éligibilité.
Tout cela était vrai il y a à peine un an : ce n'est donc plus vrai aujourd'hui ? Le voeu bien
connu de la nation a donc changé ? La leçon de l'expérience et le voeu bien connu de la
nation demandaient alors la révision de quelques articles de la Charte ; et à présent les
ministres nous disent que les voeux et les besoins des Français sont pour conserver intacte
la Charte constitutionnelle ! Il fallait au moins changer les mots. Que penser lorsqu'on voit
des hommes qui avaient applaudi avec transport à la première ordonnance, applaudir avec
fureur à la seconde ? On s'est donc trompé, lorsqu'on a cru que le nombre des députés des
départements était beaucoup trop réduit ?
La nation, composée de vingt-quatre millions d'habitants, sera donc suffisamment
représentée par deux cent soixante députés ? Les départements de la Lozère, des Hautes et
Basses-Alpes, par exemple, qui n'auront qu'un seul député à la chambre, seront-ils
pleinement satisfaits ? Si nous changeons de ministres tous les ans, aurons-nous d'année en
année un nouveau mode d'élections ? Qui m'assure que les ministres de l'année prochaine
ne trouveront pas encore la représentation de cette année trop nombreuse ? Une centaine
de leurs commis (toujours légalement assemblés) ne leur paraîtront-ils pas former une
chambre plus convenable et plus dans les intérêts de la France ? On s'en tiendra désormais
à la Charte, me dira-t-on : Dieu le veuille ! c'est tout ce que je demande. Mais je ne suis pas
du tout tranquille. En vertu de l'article 14 de la Charte, qui donne au roi le pouvoir de faire les
règlements et ordonnances nécessaires pour l'exécution des lois et la sûreté de l'Etat , les
ministres ne pourront-ils pas voir la sûreté de l'Etat partout ils verront le triomphe de leurs
systèmes ? Il y a tant de constitutionnels qui veulent gouverner aujourd'hui avec des
ordonnances, qu'il est possible qu'un beau matin toute la Charte soit confisquée au profit de
l'article 14.
Il est dur de voir toujours remettre en question le sort de notre malheureuse patrie : on joue
encore notre destinée sur une carte ; on frappe le crédit public, que toute secousse alarme et
resserre. On donne à nos institutions une instabilité effrayante, et par la contradiction des
ordonnances on compromettrait la majesté du trône, si le sceptre n'était aux mains d'un de
ces rois qui d'un seul regard rétablissent l'ordre autour d'eux, et dont le caractère est la
sagesse, le calme et la dignité même.
Que sortira-t-il de ces élections les passions peuvent être émues, les partis vont se
trouver en présence ? Fatale prévoyance ! Je disais à la chambre des pairs, au sujet de la loi
des élections, dans la séance du 3 avril : " Une ordonnance, messieurs, a pu suffire au
commencement de la présente session, parce qu'il y avait force majeure , parce que les
événements commandaient ces mesures extraordinaires que l'article 14 de la Charte autorise
dans les temps de dangers. Mais aujourd'hui, quelle nécessité si violente justifierait un pareil
coup d'Etat ?... Vous sentez-vous assez de courage, messieurs, pour prendre sur votre
responsabilité tout ce qui peut arriver dans l'intervalle d'une session à l'autre, dans le cas
vous repousseriez la loi d'élection ? Ah ! si, par une fatalité inexplicable, les collèges, de
nouveau convoqués, allaient nommer des putés dangereux pour la France, quels
reproches ne vous feriez-vous point ? Pourriez-vous entendre le cri de douleur de votre patrie
? Pourriez-vous ne pas craindre le jugement de la postérité ? "
Ce discours, que je tenais aux pairs de France, je l'adresse aujourd'hui aux ministres ; qu'ils
voient la consternation des honnêtes gens, le triomphe des révolutionnaires, et je les fais
juges eux-mêmes de ce qu'ils ont fait. Si une fille sanglante de la Convention allait sortir des
collèges électoraux, ne regretteraient-ils point cette chambre, qui a pu contrarier leurs
systèmes, mais se rencontrait l'élite des vrais Français, se trouvaient des hommes qui,
en partageant jadis l'exil du roi, avaient retenu quelque chose des vertus de leur maître ? Les
ministres apprendraient alors à leurs dépens, et malheureusement à ceux de la France, que
leurs prétendus amis sont moins faciles à conduire que leurs prétendus ennemis : ils
verraient s'il est plus commode d'avoir affaire à une assemblée d'ambitieux révolutionnaires
qu'à une chambre dont le roi regardait les députés comme introuvables , comme un bienfait
de la Providence.
Et si les révolutionnaires ne dominent pas tout à fait dans la nouvelle chambre, les ministres
n'ont-ils point à craindre qu'une assemblée divisée en deux partis violents ne présente à
l'Europe le spectacle et ne promette les résultats d'une diète de Pologne ?
Vous la dissoudrez encore : quoi ! tous les mois de nouvelles élections !
Enfin, si la nouvelle chambre n'est composée que d'hommes nuls et passifs, incapables, si
l'on veut, de faire le mal, mais incapables aussi de l'arrêter ; si cette chambre devenait
l'instrument aveugle de la faction qui pousse à l'illégitimité, je demande encore ce que
deviendrait notre malheureuse patrie.
Quels motifs impérieux ont donc pu porter les ministres à avoir recours à la prérogative
royale ? Quel avantage peut balancer les inconvénients de toutes les sortes que présente
dans ce moment la convocation des collèges électoraux ? Voici la grande raison pour
laquelle ont met encore la France en loterie : le parti qui entraîne la France à sa perte veut,
par-dessus tout, la vente des bois du clergé : il la veut, non comme un bon système de
finance, mais comme une bonne mesure révolutionnaire ; non pour payer les alliés, mais
pour consacrer la révolution : et comme il savait bien que la chambre des députés n'eût
jamais consenti à cette vente, il a profité de l'humeur et des fausses terreurs du ministère
pour lui persuader, très mal à propos, que son existence était incompatible avec celle de la
chambre. On a craint encore que cette chambre n'éclairât le roi sur la véritable opinion de la
France. Enfin, je l'ai déjà dit, le parti n'a jamais pu pardonner aux députés d'avoir démêlé ses
projets et frappé dans les régicides les princes de la révolution.
Cependant, que les bons Français ne perdent point courage ; qu'ils ne se retirent point ; qu'ils
se présentent en foule aux élections. Ils auront sans doute à vaincre bien des obstacles ; il
leur faudra lutter contre la puissance d'un parti qui, ne daignant même pas prendre la peine
de dissimuler ses intentions, les manifeste par des choix d'hommes, des actes publics et des
coups d'autorité. Mais, encore une fois, que les bons Français se soutiennent les uns les
autres, qu'ils ne soient point abattus, si l'on crée autour d'eux une faveur momentanée,
une opinion factice. S'ils lisent dans les journaux de grands articles à la louange de la
dissolution de la chambre, qu'ils se rappellent que la presse n'est pas libre, qu'elle est entre
les mains des ministres, que ce sont les ministres qui ont fait dissoudre la chambre et qui font
les journaux. S'ils remarquent la hausse des fonds, qu'ils sachent que le jourl'ordonnance
du 5 fut publiée, on fit faire un mouvement à la Bourse. Un agioteur osa s'écrier : " Les
brigands ne reviendront plus ! " Il parlait des députés. Ce n'est pas à des Français que je
prêcherai le désintéressement. Je ne leur dirai rien des places que l'on pourra leur promettre.
Mais qu'ils se mettent en garde contre une séduction à laquelle il nous est si difficile
d'échapper ! On leur parlera du roi, de sa volonté, comme on en parlait aux chambres. Les
entrailles françaises seront émues, les larmes viendront aux yeux ; au nom du roi on ôtera
son chapeau, on prendra le billet présenté par une main ennemie, et on le mettra dans l'urne.
Défiez-vous du piège. N'écoutez point ces hommes qui dans leur langage seront plus
royalistes que vous : sauvez le roi ! quand même .
Et que veut d'ailleurs le roi ? S'il était permis de pénétrer dans les secrets de sa haute
sagesse, ne pourrait-on pas présumer qu'en laissant constitutionnellement toute liberté
d'action et d'opinion à ses ministres responsables , il a porté ses regards plus loin qu'eux ?
On a souvent admiré, dans les affaires les plus difficiles, la perspicacité de sa vue et la
profondeur de ses pensées. Il a peut-être jugé que la France satisfaite lui renverrait ces
mêmes députés dont il était si satisfait ; que l'on aurait une chambre nouvelle aussi royaliste
que la dernière, bien que convoquée sur d'autres principes, et qu'alors il n'y aurait plus
moyen de nier la véritable opinion de la France.
Voilà ce que j'avais à dire à mes concitoyens, à ceux qui pourraient ignorer ce qui se passe
et laisser surprendre leur foi. Je ne fais point porter cet écrit par des messagers secrets ; je le
publie à la face du soleil. Je n'ai aucune puissance pour favoriser mes intrigues , hors celle
que je tire de ma conscience et de mon amour pour mon roi. Grâce à Dieu, je n'ai encore
manqué aucune occasion quand il s'est agi du sang ou des intérêts de mes maîtres.
Français, si ma voix ne vous est point étrangère, si je vous fis quelquefois entendre les
accents de la religion et de l'honneur, écoutez-moi : présentez-vous aux élections. Le salut
ou la perte de votre pays sont peut-être attachés aux choix que vous allez faire. Ne nommez
que des hommes dont la vertu, la fidélité et les sentiments français vous soient connus.
Qu'ils viennent alors, ces députés chers à la patrie ; qu'ils viennent mettre au pied du trône
leur respect, leur dévouement et leur amour, et que, donnant à la fois tous les exemples, ils
disent aux ministres, dans un esprit de paix, de modération et de concorde : " Nous n'avons
point été, nous ne sommes point, nous ne serons point vos ennemis ; mais renoncez à des
systèmes qui perdront le roi et la France ! "
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